Chapitre troisième
§ I. De la philosophie chrétienne et comment Calvin en exprime pour la première fois les vérités dans la langue vulgaire. — § II. Détails biographiques. Calvin fonde l’Église et le gouvernement de Genève. — § III. Des caractères généraux du calvinisme. La prédestination. — § IV. Lutte entre Calvin et le parti des libertins. Mort de Calvin. — § V. L’Institution chrétienne. Beaux côtés du génie de Calvin. — § VI. Mauvais côtés et défauts, et comment l’esprit du calvinisme est un schisme dans la littérature française.
§ I. De la philosophie chrétienne, et comment Calvin en exprime pour la première fois les vérités dans la langue vulgaire.
Les vérités apportées au monde par la Renaissance appartiennent à l’ordre des vérités simples ou philosophiques, qui n’expriment que ce qui se fait. Encore l’antiquité païenne en a-t-elle ignoré un assez grand nombre. L’homme y étant à l’image de l’État, elle n’a parfaitement connu que l’homme dans ses relations avec l’État. Quant aux vérités morales ou de devoir, lesquelles expriment ce qui doit se faire, il serait téméraire de dire que l’antiquité ait ignoré les principales. Mais de même que, parmi les vérités simples et philosophiques, bon nombre lui ont été inconnues, dont la forme des sociétés ne lui fournissait même pas la matière ; de même, dans l’ordre des vérités de devoir, elle a été bornée à cette sagesse d’instinct qui dirige les actions de l’homme pour le pays et pour le temps où il vit, et qui satisfait, par la même conduite, à la justice des dieux et à celle des hommes.
Le paganisme, dans son plus haut point de perfection morale, a produit le stoïcisme, espèce d’innocence orgueilleuse et stérile. Le stoïcisme a pourtant entrevu les devoirs de l’homme envers son semblable, dans la douceur de ses doctrines sur l’esclavage, au principe duquel il ne songea pas d’ailleurs à toucher. Mais cette sorte de devoirs n’a tout son prix que là où la religion a égalé tous les hommes. Car où le stoïcisme faisait voir un maître et un esclave rapprochés par une sorte de condescendance volontaire du premier pour le second, le christianisme a montré deux êtres de la même valeur aux yeux de Dieu, dont le plus grand selon le monde doit effacer par la charité la distance qui le sépare du plus petit. Outre donc ce qui manquait à l’ordre des vérités philosophiques transmises par l’antiquité au monde moderne, tout un ordre nouveau de vérités morales devait venir du christianisme par la voix de la Réforme, c’est-à-dire de la renaissance de l’antiquité chrétienne.
L’homme, dans l’antiquité païenne, offre une double lacune il y a en lui, pour ainsi dire, des terres incultes et en friche, et il ne connaît pas tout son prix.
Le christianisme, par les deux dogmes sur lesquels il est fondé, la chute et la rédemption, lui donna la connaissance de sa nature tout entière. Par le dogme de la chute, il amena l’homme à se regarder hors de sa condition extérieure hors du temps et du lieu où il vit ; il lui découvrit tous les mystères de son intérieur, et tout ce fonds de malaise qui couve en lui, sous quelque forme de société qu’il vive, irréparable contre-coup d’une première chute. Le dogme de la rédemption le releva des misères de la chute par la considération du prix dont il en a été racheté. De là, une science nouvelle de l’homme, qui devait découvrir et mettre en culture toutes ces terres inconnues de l’antiquité païenne, quoique peut-être soupçonnées de ses sages agrandir notre nature ou plutôt lui restituer sa grandeur, en un mot, compléter l’ordre des vérités philosophiques, et fonder tout un ordre nouveau de vérités morales.
N’est-ce pas là cette science qu’Érasme a si admirablement définie la philosophie chrétienne, associant ainsi un mot païen à un mot chrétien, et confondant ensemble les deux Renaissances dont l’union seule a fait la beauté de l’esprit moderne ?
Au seizième siècle la philosophie chrétienne n’est encore que la science de la religion restaurée le christianisme en fournit le fond et la matière le paganisme en fournit la méthode. Plus tard et principalement au xviie siècle, il faudra l’entendre de cette profondeur particulière que l’esprit chrétien donne à tous les écrits supérieurs sans exception, même à ceux qu’on pourrait appeler profanes, et qui ont tant profité de ces lumières dont la philosophie chrétienne a éclairé l’intérieur de l’homme. La beauté suprême des lettres françaises, dans Molière comme dans Bossuet, qu’est-ce autre chose que l’expression parfaite des vérités de la philosophie chrétienne ? La Réforme ne fut donc pas moins utile à l’esprit français que la Renaissance, puisque la philosophie chrétienne en devait être le résultat ; résultat d’une si grande valeur, que je ne m’étonne point de voir les catholiques tâcher d’en enlever l’honneur à la Réforme. C’est un débat qui n’est pas de mon sujet ; mais s’il est vrai que les catholiques du seizième siècle, secoués par le mouvement général des esprits, et réveillés par cette renaissance des lettres et des arts qui rendit bientôt toute ignorance ignominieuse, se seraient enfin arrachés d’eux-mêmes aux puérilités de la scolastique et aux langueurs de l’autorité ; s’il est vrai qu’ils auraient enfin retrouvé par la science la philosophie chrétienne ; il ne l’est pas moins, et avec l’avantage d’un fait accompli sur un fait probable, que la Réforme seule a provoqué et consommé cette restauration.
Enfin, il est également vrai que le premier qui ait popularisé en France, non dans la langue des savants, comme Érasme, mais dans la langue de tous, les premières vérités de la philosophie chrétienne, c’est Calvin.
§ II. Détails biographiques. Calvin fonde l’église et le gouvernement de Genève.
Calvin naquit à Noyon en 1509 ; son père le fit élever avec soin. Il termina ses premières études à Paris, sous Mathurin Cordier, habile et savant professeur. Dès l’âge de dix-neuf ans, et n’étant que tonsuré, on le pourvut d’une cure. Il en voulut depuis à l’Église romaine d’un abus dont il avait profité ; et quand il revint à Noyon pour prêcher, il avait déjà le doute dans le cœur.
Le célèbre jurisconsulte André Alciat lui enseignât le droit à l’université de
Bourges, et n’eut pas d’élève plus ardent et plus capable. A Orléans, il apprit le
grec sous Wolmar, luthérien, qui forma des espérances sur ce qu’il appelait la courbure
64 de l’esprit de Calvin.
Courbure au sens propre, est-ce malice au sens figuré ? Je ne le pense pas. Quoique
Calvin pût laisser voir, dès ce temps-là, par quelques marques, la dureté qu’on devait
lui reprocher un jour, les éloges que firent tous ses maîtres successivement, de son
assiduité au travail et de sa docilité, ne permettent pas de douter que Wolmar ne
l’entendit d’une certaine souplesse d’esprit, qui ne regarde pas le moral. Le maître
décida son élève à se livrer tout entier à la théologie. Ces doutes qui l’avaient
touché à son retour à Noyon étaient devenus douloureux ; ils cessèrent, dit-il, dès
qu’il eut cessé d’appartenir au catholicisme. Son abjuration fut consommée en 1532. Il
était alors à Paris, où il travaillait au progrès des idées nouvelles. Il prêcha
ouvertement, tant qu’il le put, et toujours devant un nombreux auditoire secrètement,
quand les recherches rendirent périlleuse la prédication publique. Il écrivait des
lettres et des exhortations aux réformés qu’on emprisonnait. Pasquier parle de sa
nature remuante pour l’avancement de sa religion. Le prodigieux
travail de sa jeunesse lui avait donné la facilité de la parole et de la plume, une
conception nette et rapide à laquelle l’expression ne manquait jamais ; outre une
mémoire incroyable qui lui permettait de reprendre une dictée longtemps interrompue à
l’endroit même où il l’avait laissée, et une sobriété pour le sommeil, qui doublait la
longueur de sa vie. « C’est ainsi, dit Pasquier, qu’il gagna pied à pied une
partie de nostre France. »
Il se fit connaître des savants par un traité en latin sur la clémence, imité de celui de Sénèque, et dont la pensée secrète était de protester contre le brûlement de quelques réformés ; mais on n’y remarqua d’abord que le savoir de l’auteur et l’abondance de ses citations,
En 1534, Calvin avait engagé dans la Réforme Nicolas Cop, recteur de l’Université. Il
lui suggéra de prêcher ouvertement la justification par la seule foi au Christ.
C’était la grande nouveauté de Luther. Les propositions de Nicolas Cop furent
dénoncées ; il se défendit, et maintint sa doctrine ; mais la Sorbonne était la plus
forte, et Cop dut pourvoir à son salut par la fuite. Quant à Calvin, il s’échappa de
Paris sous l’habit d’un vigneron, et se réfugia auprès de la reine de Navarre. Il
parcourut la Saintonge et quelques provinces de l’ouest et du midi de la France,
prêchant secrètement, mais avec peu de résultat. Érasme, qui le vit quelque temps
après à Strasbourg, écrivit à son sujet ces paroles prophétiques : « Je vois
naître dans l’Église un grand fléau pour l’Église65. »
Calvin préparait alors les matériaux de l’Institution chrétienne. Les fragments qu’il
en avait lus à ses amis, transcrits et répandus à la cour de Marguerite de Navarre,
avaient excité une grande attente. C’est à Bâle qu’il publia ce livre, sans le signer
de son nom, « si peu, dit-il, je me proposois de me mettre en réputation par ce
moyen »
; L’Institution chrétienne égala ce qu’on en avait
attendu.
De retour d’un voyage à Ferrare auprès de Renée de France, la guerre lui fermant le chemin de Strasbourg, il passa par Genève. Là, les conseils du ministre Farel, une inspiration d’en haut, selon ses disciples, le décidèrent à s’arrêter, et à accepter les fonctions de professeur de théologie. Calvin avait alors vingt-sept ans. Il venait de trouver sa vraie patrie, car il avait trouvé où régner.
La confession qu’il dressa pour l’église de Genève, et la violence de ses attaques contre les mœurs de cette ville, si longtemps ville d’Église, la divisèrent en deux partis. Il y eut le parti de Calvin, lequel souscrivit à la confession qu’il dressa, et le parti des anciennes mœurs, ou des libertins, comme on les appelait, qui n’en voulut pas même entendre la lecture. Calvin eut d’abord le dessous. Ayant annoncé du haut de la chaire le refus de donner la cène, à moins que Genève ne se séparât du synode de Lausanne, qui avait retenu de l’ancienne discipline les cérémonies, comme indifférentes, il fut exilé avec Farel, par sentence de bannissement, le 23 avril 1538. Il se retira à Strasbourg, et s’y maria. Mais, l’œil toujours fixé sur Genève, il y surveillait tous les mouvements de l’opinion populaire. Le célèbre Sadolet, croyant le moment favorable pour ramener cette ville à l’orthodoxie, l’y avait exhortée par une lettre pleine d’onction chrétienne et d’imitations de l’antiquité classique. Calvin, par la réponse qu’il y fit, prouva que s’il avait dû céder, il n’avait pas abdiqué. De Strasbourg et de Ratisbonne, où sa réputation l’avait fait appeler par la diète, il épiait le moment de rentrer à Genève.
La chute de ses adversaires lui en rouvrit les portes avec éclat. Les libertins avaient abusé de leur succès. Ce parti s’appuyait sur Berne, où l’on n’avait adopté qu’une réforme très-mitigée.
Non content de faire reculer Genève jusqu’à la réforme de Berne, il avait sacrifié les intérêts de la république à ceux de son allié. C’est ce qui fit retourner au parti de Calvin le peuple de Genève. Le 1er mars 1541, la sentence de bannissement fut révoquée, et Calvin rentra, non sans avoir fait ses conditions, qui ne furent pas même discutées. Il y organisa et régla toutes choses ; le gouvernement, en concourant à la constitution politique de Genève ; la religion, par sa confession de foi et son enseignement ; la famille, les mœurs, par ses lois somptuaires qui déterminaient jusqu’à la forme des habits et fixaient les dépenses de table. En peu de temps, Genève fut faite à l’image de cet homme, dont la vie ne devait être désormais qu’un jeûne et une insomnie, dur aux autres comme il l’était à lui-même, et qui travailla plus qu’homme vivant, même dans ce siècle des travaux prodigieux et des vies consumées par la fièvre du savoir.
§ III. Caractères généraux du calvinisme. La prédestination.
Calvin a donné son nom à sa religion. Le calvinisme n’est pourtant pas une invention qui lui soit propre. Calvin n’imagina rien. Il se contenta de tirer les conséquences des principes posés par Luther. Le système de Luther était à beaucoup d’égards une transaction ; le système de Calvin fut un changement radical.
Tout l’esprit du protestantisme avait été dans son premier acte : la guerre contre les œuvres. Son cri de ralliement fut cette parole de saint Paul : La foi justifie sans les œwres. C’est par ce cri que Luther répondit au scandale des indulgences, qui n’étaient que l’extrême abus de la doctrine catholique sur le mérite des œuvres66. Le protestantisme, dans le principe, fut une simple substitution du christianisme de la foi au christianisme des pratiques. Tout ce qui suivit cette première déclaration de Luther n’en devait être que la conséquence. Les exagérations de la lutte religieuse, l’intervention des princes, les complications de la politique, y mêlèrent beaucoup de choses auxquelles Luther n’avait point pensé tout d’abord. Mais ce premier principe demeure comme le fond de la réforme religieuse ; et quand on y regarde de près, on reconnaît dans toutes les institutions de détail du protestantisme cette mise en suspicion des œuvres. On opposait aux œuvres une sorte de christianisme intérieur qui s’entretenait et se renouvelait par la déclaration souvent répétée, et du plus profond de l’âme : La foi justifie saris les œuvres.
Toutefois Luther, quoique placé le plus près des abus de la doctrine des bonnes œuvres, ne leur avait pas ôté toute part dans la justification. Selon lui, si le chrétien était immédiatement justifié par la foi, il ne l’était pas irrévocablement, et il pouvait perdre par sa faute son salut, quoiqu’il ne pût l’acquérir par ses seuls mérites. Admettant la chute, il fallait bien qu’il donnât un moyen de se relever. C’est pour cela qu’il avait conservé la pénitence pour les chutes possibles. Tout ce qu’il laissait en outre subsister de l’ancienne Église, soit comme n’étant pas contraire à l’esprit de la nouvelle, soit comme indifférent, marquait moins l’intention d’abolir les œuvres que d’en changer l’esprit. Volontairement ou à son insu, Luther transigeait ; et, quelque effort qu’il fît pour s’arracher à la doctrine des œuvres et remplacer dans l’homme la vertu par la grâce, il n’osa pas pousser sa logique jusqu’à l’excès, laissant à de plus hardis à en tirer la conséquence extrême, c’est-à-dire l’abolition des oeuvres.
Cet excès n’effraya pas Calvin. Dans le système de Luther, la justification pouvait se perdre par les fautes, et se recouvrer par la pénitence. Dans le système de Calvin, la justification une fois obtenue était inamissible, Dieu ne pouvant pas faire du même homme l’objet de son choix et de sa réprobation. Dès lors la pénitence devenait inutile. Calvin la supprima. Le chrétien justifié ne put cesser de l’être ; la justification fut une sanctification. Les bonnes œuvres n’étaient que des témoignages que Dieu habitait et régnait en nous ; les mauvaises, qu’il nous avait repoussés. Il y eut donc d’une part, les élus, qui faisaient nécessairement le bien, et les réprouvés, qui faisaient nécessairement le mal.
Telle est cette terrible doctrine de la prédestination, la grande nouveauté de Calvin, et qui a imprimé son cachet à ses écrits.
Il fit de prodigieux efforts d’esprit pour la faire prévaloir. Aucune objection ne le troubla, ni les promesses universelles de salut que Jésus-Christ fait aux hommes dans l’Évangile, ni les passages de l’Ancien Testament, où Dieu tend la main aux plus endurcis. Il trouvait à tout concilier avec la prédestination. A ceux qui objectaient qu’une fois élus, c’est à savoir croyant à la doctrine de Calvin, peu importait qu’ils vécussent dissolument : Le bien-faire, répondait-il, est le signe de l’élection ; ceux donc qui ne font pas bien ne sont pas élus. Quant à ceux qui, ne croyant pas à la doctrine tâchaient néanmoins de vivre innocemment, il le leur interdisait ; car leur innocence, remarquait-il, eût été l’effet de l’élection de Dieu et n’étaient-ils pas hors de l’élection de Dieu, puisqu’ils ne croyaient pas à la doctrine ? Il se déchargeait sur les conseils secrets de Dieu de cette diversité par laquelle on voyait les uns obéir à la prédication de la parole, et les autres la mépriser. Que restait-il donc à ceux qui avaient la mauvaise part ? Ou ils devaient s’opiniâtrer d’autant plus à mépriser la prédication de la parole, que Calvin les y déclarait prédestinés, ou ils pouvaient à leur tour se prétendre les élus et Calvin le réprouvé. A quoi bon alors les disputes ? Le plus fort était l’élu le plus faible le réprouvé. C’était au bourreau à trancher la contradiction. Ainsi Calvin fit taire Michel Servet par le feu. La prison ou l’exil le débarrassa de ses autres contradicteurs.
Avec les réprouvés, la conduite n’était pas difficile ; elle était délicate et pleine d’embarras avec les élus. Il fallait empêcher que ces saints ne faillissent, premièrement pour ne pas laisser voir de contradiction entre leur croyance et leur vie, et secondement, pour ne pas diminuer le troupeau en rejetant parmi les réprouvés ceux dont la conduite aurait démenti la doctrine. Calvin n’imagina rien de mieux que d’imposer la vertu par la loi. Les élus ne pouvant être absous, ne devaient pas pouvoir pécher. À défaut de cette présence continuelle et sans sommeil de la conscience, avertissant chacun et à chaque moment de la moralité de ses actions, et prévenant ainsi la chute, il institua une sorte de conscience extérieure et publique dans la personne de censeurs des mœurs, lesquels s’introduisaient dans les maisons à tous les instants du jour et principalement aux heures des repas, alors que les plus rigides se relâchent, et que la sainteté des élus courait quelque risque. Un décurion assisté d’un ministre, allait de maison en maison demander à chacun l’état de sa conscience par rapport à la religion, Calvin avait subordonné l’État à l’Église de telle sorte que l’Église fut la loi, et l’État la puissance matérielle chargée de la faire exécuter.
Il poussa jusqu’à l’excès cette réaction contre les pratiques, qui avait été la
pensée première du protestantisme. Il fit disparaître tout ce qui était acte
extérieur, et qui pouvait distraire les élus de ce spiritualisme sombre où sa main de
fer les voulait enchaîner. Il abolit l’épiscopat, l’ordre, c’est-à-dire la
transmission du ministère ; il fit nommer le pasteur par la société religieuse ; il
rendit le baptême facultatif, à la manière des anabaptistes qui pensaient que le
caractère s’en transmet des pères aux enfants ; il fit enlever des temples, les fonts
baptismaux, affaiblissant le dogme et abolissant la cérémonie. Il échangea, dans la
cène, le pain azyme contre du pain ordinaire, pour réduire le sacrement à une simple
commémoration. Il supprima les fêtes, et successivement toutes les cérémonies que
Luther avait tolérées comme indifférentes. « C’est ainsi, dit M. Mignet, que
Calvin fit une doctrine exagérée de logiciens un culte et une morale de puritains,
et un gouvernement de démocrates… Il prépara dans Genève une croyance et un
gouvernement à tous ceux en Europe qui rejetteraient la croyance et s’insurgeraient
contre le gouvernement de leur pays. C’est ce qui arriva en France, sous la minorité
de Charles IX ; en Ecosse sous le règne si troublé de Marie Stuart ; dans les
Pays-Bas, lors de la révolte des Provinces-Unies, et en Angleterre, sousCharles Ier. Le calvinisme, religion des insurgés, fut adopté par les
huguenots de France, les gueux des Pays-Bas, les presbytériens d’Ecosse les
puritains et les indépendants d’Angleterre67. »
Le caractère le plus frappant de la doctrine et du gouvernement de Calvin, c’est l’exagération de la logique ; par là surtout ses écrits ont exercé une influence marquée sur la littérature de notre pays. Je ne vois pas sans admiration, à l’entrée même des trois grands siècles de notre littérature, deux hommes si profondément divers, et toutefois si Français, Rabelais et Calvin. L’un, épicurien, exagérant trop souvent les excès du dernier du troupeau, au visage enjoué et fleuri, chargé sur la fin de sa vie de tout l’embonpoint qu’il reprochait aux moines, un Démocrite riant de son propre rire ; l’autre, une sorte de stoïcien chrétien, petit et maigre de corps, au visage pâle, exténué, où la vie ne se révélait que dans le regard, représentant l’esprit de discipline jusqu’au point où il devient tyrannie, de même que Rabelais représente l’esprit de liberté jusqu’au point où il devient licence. Ces contrastes si frappants, ces caractères et ces tours d’esprit si opposés, qui se produisent à la même époque et sous les mêmes influences, je n’imagine pas que ce soit pur hasard. N’y a-t-il pas là comme une double personnification et une double tradition des deux grands caractères de l’esprit français, la rigueur logique, et cette liberté aimable que la logique a réglée sans la gêner ? A ne regarder dans Calvin et Rabelais que les excès de leur tour d’esprit particulier, on ne comprendrait pas que la perfection de l’esprit français dût être le fruit d’une contradiction si étrange. C’est aux endroits où ils sont modérés, où leur humeur n’est pas plus forte que leur raison, qu’on reconnaît une première image complète de cet esprit français, le plus libre et le plus discipliné qui soit au monde. L’idéal de notre littérature apparaît dès cette première moitié du xvie siècle : c’est Rabelais quand il ne laisse pas sa raison au fond de la dive bouteille ; c’est Calvin, quand il n’allume pas le bûcher de Servet.
§ IV. Lutte entre Calvin et le parti des libertins. Mort de Calvin.
La dureté du gouvernement de Calvin rendit de la force et de l’audace au parti des libertins, et la lutte recommença entre eux et Calvin. Outre les amis que celui-ci avait dans le peuple, il était entouré d’émigrés de toutes les nations, qui lui servaient de garde particulière. Sa politique avait été de leur faire octroyer le droit de bourgeoisie, afin qu’ils pussent entrer dans les conseils de la république, où Calvin dominait par leurs votes. On fonda pour eux des chapelles particulières. Anglais, Italiens, Espagnols, Flamands, chaque nation avait la sienne. Les plus jeunes lui servaient de sténographes, corrigeaient les épreuves de ses nombreux écrits, lui apprenaient les bruits de la cité, les propos des libertins, tous les mouvements de l’opinion. Il en fit bourgeois de Genève jusqu’à trois cents en un seul jour.
Sa sévérité était devenue intolérable. La tyrannie n’a rien inventé de plus odieux que ces visites de censeurs à qui nulle porte, de jour ni de nuit, ne pouvait être fermée, et qui, à l’imitation du fisc poursuivant le payement de l’impôt, exerçaient la vie domestique. Quiconque ne se découvrait pas sur le passage de Calvin était cité devant le Consistoire, et condamné pour le moins à une amende. Il était défendu aux nouveaux mariés de danser et de chanter le jour de leurs noces, et de porter des souliers à la mode de Berne. Une femme était mise en prison pour avoir porté les cheveux plus rabattus que ne le prescrivait le règlement de Calvin. Un homme surpris un jeu de cartes dans les mains, était attaché au poteau infamant, ses cartes sur l’épaule. Des personnes dénoncées pour avoir, à un sermon de Calvin, ri d’un homme qui s’était laissé choir de sa chaise étaient condamnées à la prison, au pain et à l’eau. Ceux qui s’échappaient jusqu’à des propos de mort contre Calvin, étaient livrés au bourreau. Quant aux contradicteurs sur la doctrine, on sait de quelle façon Calvin s’en débarrassait. Malheureusement ces violences, étaient depuis longtemps une sorte de droit commun dans les querelles de religion.
On protestait secrètement dans les maisons contre la domination de Calvin ; on s’en moquait tout haut dans les tavernes. On appelait Faret, par dérision du nom de Farel, une sorte de poisson très-commun, dont on mangeait la chair coriace au milieu des rires. Le plus maigre des buveurs représentait Calvin. On demandait où le Saint-Esprit avait marqué dans l’Écriture la forme des coiffes de femme ; si la barbe rousse coupée à un bouc, et que portait Farel, ressemblait à celle d’Aaron ; si Lazare sortant du tombeau était plus blême que Calvin. Puis un ménétrier faisait danser tout le monde, malgré les inhibitions du Consistoire, et la danse était d’autant plus gaie qu’elle était plus défendue.
Il y eut entre les deux partis des alternatives de succès et de revers. Les libertins, qui s’étaient qualifiés de chiens de Calvin et qui l’avaient appelé lui-même Caïn, reprirent jusqu’à trois fois le dessus, mais sans pouvoir se maintenir. Les émigrés faisant la principale force, et comme l’armée de Calvin, ils leur ôtèrent le droit de bourgeoisie et les désarmèrent. Le pouvoir civil reprit le droit d’excommunication que Calvin avait fait attribuer au Consistoire. La vie même de Calvin fut menacée, et peu s’en fallut que, dans un jour de victoire des libertins, un de ses collègues du ministère ne fût précipité dans le lac.
Mais l’avantage devait à la fin lui rester. Il était le plus habile, le plus patient, et il avait affaire à un parti mal dirigé qui ne savait opposer à la force d’une croyance ardente et à la popularité d’une chose nouvelle que le souvenir de la licence des anciennes mœurs, ou le regret de prérogatives abolies. Ce parti fit d’ailleurs la faute de tous les partis qui se sentent les plus faibles : il voulut reprendre le pouvoir par un coup d’État. Un complot se forma pour assembler le conseil général de Genève, à l’insu des syndics amis de Calvin, et des conseils inférieurs, où abondaient les émigrés. Les conjurés s’étaient liés par un serment. Ils célébrèrent dans un repas leur victoire prochaine. Au sortir du festin, quelques-uns se prennent de querelle avec le guet, qui était du parti de Calvin. Deux frères sont arrêtés, et mis en prison. Le complot est révélé et rendu public ; le plus notable des conjurés, Daniel Berthelière, est condamné à mort et exécuté. Calvin fit bannir les femmes des autres, et confisquer leurs biens. Enfin, Berne, qui jusqu’alors avait ouvert ses murs à tous ses ennemis, se réconcilie avec lui, chasse Boisée, un de ses plus ardents contradicteurs, et scelle du sang d’un autre, Gentilis, un traité de confédération avec Genève.
Dans le temps même que Calvin remportait ce dernier triomphe, il était atteint du mal
dont il devait mourir. Il vécut encore six années retranchant tous les jours quelque
chose à la vie physique, ne dormant point, ne mangeant qu’une fois en trente-six
heures, d’un pain fabriqué tout exprès, que ses adversaires appelaient le
pain de M. Calvin, insinuant que c’était délicatesse, tandis que ce pain
n’était qu’un aliment approprié à sa débilité croissante. Il donnait d’autant plus
d’heures au travail qu’il en donnait moins au soin du corps, et que la destruction du
parti des libertins lui avait ôté tout souci du côté de son pouvoir, devenu absolu et
incontesté. Il mourut le 27 mai 1564, « ayant vécu dit Théodore de Bèze, quant
à cette vie mortelle, l’espace de cinquante-six ans moins un mois et treize jours,
desquels il en avoit passé justement la moitié au saint ministère ; parlant et
écrivant sans avoir rien changé, diminué ni ajouté à la doctrine qu’il avait
annoncée dès le premier jour de son ministère, avec telle force de l’esprit de Dieu,
que jamais méchant ne le put ouïr sans trembler, ni homme de bien sans l’aimer et
l’honorer68. »
§ V. L’Institution chrétienne. Beaux côtés du génie de Calvin.
Parmi tant d’écrits sortis de la plume de Calvin, un seul subsiste et le place au rang de nos plus grands écrivains : c’est l’Institution chrétienne. C’est aussi le livre qu’il a le plus profondément imprimé de son caractère, et qui porte le plus de marques de la suite de sa vie et des développements de son esprit ; c’est à la fois son système religieux, sa conduite et son portrait. Cet ouvrage, écrit d’abord en latin, puis traduit en français par Calvin lui-même, parut pour la première fois en manière de protestation modérée, à l’occasion des premières persécutions. Les éditions s’en renouvelèrent rapidement et sans interruption, jusqu’à la mort de Calvin. Un de ses admirateurs en porte le nombre à mille. Calvin y fit de nombreuses additions et ce qui n’avait été d’abord qu’un traité assez court, devint l’ouvrage le plus étendu qu’on eût publié sur les matières religieuses. La dernière édition est datée de l’année même de la destruction des libertins. Depuis lors, Calvin cessa d’y toucher. Les additions ne contredisent pas la louange que lui a donnée Théodore de Bèze, de n’avoir rien changé ni ajouté à sa doctrine, si ce n’est plutôt marque de médiocrité que titre de gloire pour un homme, d’avoir été immuable, en tout ce qui ne regarde pas la conduite morale. En effet, Calvin ne changea rien au fond de sa doctrine ; c’est par le nombre et le développement des preuves que son ouvrage s’accrut. Pendant les vingt années qui s’écoulèrent entre la première édition et la dernière, il l’augmenta de toutes les réponses qu’il eut à faire aux objections que suscitait incessamment sa doctrine, et qui s’autorisaient du nom de quelque contradicteur éclatant. Chaque réfutation particulière allait grossir comme annexe la partie de l’ouvrage à laquelle l’objection se rattachait. Ainsi se forma le corps de la doctrine calviniste, le Livre-Somme, qui, de 1536 jusqu’à la fin du xviie siècle, fut dans toutes les mains savantes, et qui, au xvie siècle, fut comme le formulaire de toute l’Europe théologique.
L’Institution chrétienne offrait trois grandes nouveautés : la matière même, la méthode, et la langue.
La matière, c’est bien moins le système de Calvin que ce qui lui a survécu ; à savoir, cette philosophie chrétienne, s’exprimant pour la première fois dans un langage ferme, précis, frappant, accessible à tous. Il faut comprendre dans ce mot la science des rapports de l’homme avec Dieu dans la religion, de l’homme avec son semblable dans la société chrétienne ; l’étude des sources mêmes de cette science, les livres saints, pénétrés par le plus subtil des docteurs, et interprétés par le plus clair des écrivains ; tant d’explications si hautes de la parole de Dieu, de ses prophètes, de la doctrine des Pères ; toute l’antiquité chrétienne rendue familière à tout le monde, dans son histoire que Calvin raconte avec un détail plein d’intérêt, dans sa morale dont il sonde la profondeur ; enfin, la suite de l’histoire de l’Église, d’après les autorités, toujours bien connues, lors même qu’elles sont interprétées faussement ; et toutes ces critiques, souvent éloquentes, toujours vives et précises, des abus de l’Église d’alors, que Calvin étale sans charité, mais qu’il sait exagérer sans déclamation.
Voilà ce qui était nouveau dans la langue française, et ce qui méritera toujours qu’on l’aille chercher parmi beaucoup de subtilités et de menue théologie qui rabaissent le débat à des questions de mots. Calvin traite en grand écrivain toutes les questions de la philosophie chrétienne, la conscience, la liberté chrétienne, la Providence divine, les traditions humaines, le renoncement à soi. Il égale les plus sublimes dans ses grandes pensées sur Dieu, dont l’expression a été soutenue, mais non surpassée, par Bossuet.
Que de vérités, que de rapports généraux, qui n’avaient point encore pris place dans l’esprit français ; et quelle nouveauté que cette forme sérieuse forte, proportionnée sous laquelle les présentait Calvin !
Qu’on se figure que, trente ans avant l’apparition du livre de Calvin, il n’y avait en France, pour toute Bible, qu’une sorte d’interprétation grossière, où la glose était mêlée au texte, et faisait accorder la parole sacrée avec tous les abus de l’Église romaine. Les prédicateurs de la cour de Louis XII faisaient aller Caïn à la messe, et payer les dîmes à Abel. La Vierge Marie lisait les heures de Notre-Dame ; Abraham et Isaac récitaient, avant de se mettre au lit, leur Pater noster et leur Ave, Maria. Un des plus habiles dans la chaire, à cette époque, Menot, représentait l’Enfant prodigue dépensant tout son argent à acheter des toques de Florence. La Femme de mauvaise vie était devenue, dans son imagination, une châtelaine de 15 à 16 ans, vermeille, ` jeune, de haute taille. Sa sœur Marthe, qui craignait Dieu, et tenait à l’honneur de sa lignée, la décidait à aller entendre prêcher un jeune homme, le plus beau de tous, disait Marthe. La jeune châtelaine allait au temple, précédée d’eunuques portant des carreaux de velours cramoisi, et là, à la vue de Jésus-Christ, elle détestait son luxe.
Au temps même de François Ier, on lisait, dans le Nouveau Testament, evertit domum pour everrit domum, il renverse la maison pour la balaye ; hereticum de vita au lieu de l’hereticum devita de saint Paul, ce qui substituait à mort l’hérétique à évite l’hérétique ; vraie glose de la Sorbonne d’alors. On faisait venir presbyter de prœbens iter 69 ; pourquoi pas, dit Henri Estienne, prae aliis bibens ter 70 ? Béda objectait à Budé, en présence de François Ier, qui le consultait sur la fondation de chaires de langues savantes, que ces langues enfanteraient des hérésies71. Voilà ce qui fit une si grande nouveauté de ce livre, où Calvin se montrait à la fois profond hébraïsant, latiniste consommé, également savant dans les deux antiquités, et rendant sensible toute cette science par le langage le plus approprié et le plus clair. C’était la première fois que ces saintes matières étaient dégagées des ténèbres dont les avait couvertes le moyen âge, et que la raison et la science rendaient compte des vérités de la foi. Chose inouïe pour toutes ces âmes qui n’avaient pas cessé d’être chrétiennes, mais qui ne n’étaient plus guère que par les sens et l’habitude, de connaître enfin, par l’intelligence et le raisonnement, la grandeur de leur croyance, et de retrouver leurs titres d’enfants de Dieu !
La méthode n’était pas moins nouvelle que la matière. J’ai loué Calvin d’avoir affranchi la théologie de la philosophie. Tel est en effet le caractère de ses écrits, quant à la méthode. On n’y trouve aucun mélange des vérités appartenant à ces deux sciences. Une manière simple et naturelle de raisonner y remplace les formes captieuses et monotones de la scolastique. Chaque ordre de vérités fait la matière d’un livre, lequel se subdivise en chapitres, où chaque vérité ou proposition particulière est traitée méthodiquement. Les principes, c’est à savoir les paroles mêmes des livres saints, sont d’abord exposés et interprétés ; puis viennent les témoignages tirés des Pères, dont la suite forme la tradition consacrée dans la matière ; la réfutation des objections suit en dernier lieu.
L’étude que Calvin avait faite des anciens et particulièrement de Cicéron, dont la méthode est si naturelle et si agréable, lui avait donné le secret de ce grand art d’approprier une matière à l’intelligence du lecteur, de la proportionner à son attention, de raisonner avec force, sans abuser de l’appareil du raisonnement. L’Institution chrétienne est le premier ouvrage de notre langue qui offre un plan suivi, une matière ordonnée, une composition exacte et parfaitement appropriée. Quatre livres embrassent toute la religion72.
L’admirable préface à François Ier, qui est en tête de l’ouvrage, est elle-même un modèle de composition. C’est un exposé de toute la doctrine, sous la forme d’une brève réponse aux reproches qu’on lui faisait, 1° d’être nouvelle ; 2° de n’avoir été confirmée par aucun miracle ; 3° de contredire l’opinion des Pères et la coutume ; 4° d’être ou un schisme dans l’ancienne Église, ou une Église paraissant au monde pour la première fois. La troisième objection en particulier inspire à Calvin une réponse pleine d’éloquence, où l’on voit une première application parfaite de la méthode antique aux idées qui ont le plus profondément remué la société moderne.
Mélanchthon avait senti l’excellence de cette méthode ; mais il ne l’appliqua pi un
corps de discours si serré et si plein, ni à des doctrines qui lui fussent propres.
Luther, quoique moins docte, ne l’avait pas ignorée mais il se fiait plus à cette
méthode d’instinct, qui est le don des hommes de génie, et sa fougue le rendait
incapable d’ordre et de proportion. Calvin seul sut manier cet instrument, et en
connut toute la puissance. Il sentait son avantage sur les écrivains scolastiques et
sur Luther lui-même, auquel il fait allusion quand il dit « que la matière a
été jusqu’ici démenée confusément, sans nul ordre de droit, et par une ardeur
impétueuse, plutost que par une modération et gravité judiciaire. »
Dans
cette phrase expressive, Calvin peint à la fois la manière de Luther et la sienne.
C’est d’ailleurs la seule allusion qu’il ait faite à Luther ; et encore ne le
nomme-t-il pas. Triste fruit d’une doctrine qui avait renié les traditions, et
institué chaque homme arbitre et auteur de sa croyance ! Luther encore vivant, Calvin
écrivait deux mille pages à la gloire de la Réforme, sans prononcer son nom !
La nouveauté de la langue dans Calvin résultait naturellement de la nouveauté de la matière et de la méthode. Le même art de composition qui, dans l’exposition de la doctrine, range les choses dans leur ordre et leur proportion, se fait voir dans le langage, par la suite, la gradation, l’exactitude des expressions, qui, pour le plus grand nombre, sont définitives. L’image de cet esprit pénétrant et audacieux par lequel Calvin s’éleva principalement en France, au-dessus de Luther, reluit dans la hardiesse et la subtilité de sa langue. Mais que pourrais-je dire de la langue de Calvin qui ne dût être froid, après le bel éloge qu’en a fait Bossuet, lequel lui donne, outre la gloire d’avoir aussi bien écrit en latin qu’homme de son siècle, celle d’avoir excellé à parler la langue de son pays73 ? Calvin ne perfectionna pas seulement en l’enrichissant, la langue générale ; il créa une langue particulière dont les formes très-diversement appliquées n’ont pas cessé d’être les meilleures parce qu’elles ont été tout d’abord les plus conformes au génie de notre pays, je veux dire, la langue de la polémique. C’est ce style de la discussion sérieuse plus habituellement nerveux que coloré, qui a plus de mouvements que d’images, son objet n’étant point de plaire, mais de convaincre ; instrument formidable par lequel la société française allait conquérir un à un tous ses progrès, et faire passer dans les faits tout ce qu’elle concevait par la raison. Calvin en donna le premier modèle, et l’on a pu voir à ses effets pendant plus de soixante ans, et depuis lors à l’empreinte dont il a marqué tous ceux qui ont étudié Calvin, combien cet instrument a eu de puissance et comment il l’a tirée de sa parfaite conformité avec l’esprit français. Par une autre conformité non moins marquée avec cet esprit, tandis que Rabelais se modelait sur les Grecs, Calvin se formait sur la langue latine, et en naturalisait parmi nous bon nombre de tours et d’expressions qui y sont demeurés. Outre la gloire d’être la langue du culte chrétien, la langue dans laquelle toute l’Europe du moyen âge avait prié et pensé, le latin, expression de la loi civile, des actes publics, et en général de tout ce qui règle, discipline et lie, s’adaptait mieux au génie de notre pays. Calvin l’avait compris aussi lorsque pouvant choisir entre le latin et le grec, cet homme, à qui Platon n’était pas moins familier que Cicéron, prit ses modèles dans la littérature latine, il prouva qu’il sentait mieux sa langue que Rabelais.
Voilà ce qui fait vivre Calvin, comme écrivain français ; voilà les beaux côtés de cet esprit, auxquels répondent, dans le caractère, cette fermeté, ce courage, ces vertus privées, ce sacrifice de la chair à la vie de l’esprit, qui l’ont rendu digne de gouverner les hommes. C’est là la part du bien, et ce bien a produit ses fruits ; il s’est incorporé en quelque façon à l’esprit français dont il fait partie. Il faut d’autant plus l’admirer que le mauvais côté de Calvin, la part du mal n’est plus qu’un fait inoffensif qui appartient depuis longtemps au passé.
Je m’étonne donc peu qu’une grande partie de la France ait été d’abord calviniste, et que le reste ait eu la tentation de le devenir tant ce génie sérieux, logique, cet esprit de discipline, cette gravité sont conformes à l’esprit de notre pays ! Mais je m’étonne encore moins qu’après plus de soixante années d’agitations, favorisées par de mauvais gouvernements, malgré l’avantage du talent du côté des calvinistes, malgré la popularité même des persécutions et la sainteté d’une sorte de martyre, dans l’effroyable extermination de la Saint-Barthélémy, malgré de grands caractères, Coligny, Sully et un grand homme dans la guerre et dans la politique, un moment chef de leur parti, Henri IV, la France ne soit pas devenue calviniste, que les qualités de Calvin n’aient pas fait accepter ses défauts, et que le philosophe chrétien n’ait pu rendre populaire le tyran de Genève. `
§ VI. Mauvais côtés et défauts, et comment l’esprit du calvinisme est un schisme dans la littérature française.
Les défauts de Calvin sont d’une autre nature que ceux de Rabelais. Dans Rabelais, c’est l’humeur qui trouble les lumières de l’intelligence : dans Calvin, la raison est dupe du raisonnement. Les illusions de la logique ont été la cause la plus innocente, et, par cela même, la plus ordinaire des excès de son livre et des excès de son gouvernement. Ce défaut, plus redoutable que l’humeur dans les hommes qui ont puissance sur les autres, est non moins propre à notre nation que cet esprit logique, dont il n’est que l’exagération. La clarté même de notre langue, cet enchaînement dans les idées, dont on nous loue comme d’un trait particulier qui nous distingue des autres nations modernes, sont trop souvent un piège pour notre modération. Nous sommes trop portés à nous persuader qu’une chose bien raisonnée est une chose raisonnable et que le contradicteur est nécessairement de mauvaise foi. Que de fois le bourreau n’a-t-il pas été chargé d’achever les raisonnements des partis ?
De là, dans notre histoire, des exemples de cruauté politique sans fureur et sans haine, et la passion persuadée que parce qu’elle raisonne, elle est la raison. L’esprit du radicalisme, dans les autres pays, paraît être l’effet du malaise de la société qui aigrit ceux qui en souffrent, et les emporte au-delà des bornes ; en France, ce n’est que l’esprit logique poussé jusqu’à l’absurde. Les radicaux, pour ne parler que des spéculatifs, ne sont le plus souvent que des esprits étroits qui raisonnent bien.
Là est le mauvais côté de l’esprit de Calvin. Cette force de logique lui donne des
fumées au cerveau ; il s’en enivre, il en triomphe. Westphale, luthérien l’avait
appelé déclamateur. « Il a beau faire, s’écrie-t-il, jamais il ne le persuadera
à personne ; et tout le monde sait combien je sais presser un argument, et combien
est précise la brièveté avec laquelle j’écris74. »
A la fin d’un chapitre de
l’Institution, il dit : « Or, je pense bien avoir fait ce que
je voulois, quant à ce point. »
Combien n’est-il pas redoutable, celui qui,
ayant dans les mains le pouvoir de vie et de mort, mesure la justice de sa cause à la
rigueur de ses raisonnements ! Je reconnais là le logicien de la prédestination, le
Caïn du parti de la vieille Genève, lequel, en se qualifiant de chiens de Calvin,
témoignait par là une haine si forte, qu’elle ne prenait aucun souci de s’ennoblir.
J’attribue surtout à cet excès de l’esprit de logique l’habitude de l’injure, qui
déshonore la polémique de Calvin. Dans un esprit médiocre, le penchant à l’injure
vient d’intempérance et de faiblesse, dans un esprit supérieur, c’est le plus souvent
la marque de l’excès de confiance dans sa logique. Je ne sache pas d’explication plus
équitable de ce que Calvin prodigue d’outrages à ses adversaires, outre ce que lui en
passait le ton habituel de la polémique théologique d’alors, et ce qu’il put donner
quelquefois à son ressentiment particulier. Car il est remarquable qu’il se querelle
avec toutes les opinions anciennes du même ton qu’avec les opinions de son temps, et
qu’il n’est pas moins amer envers les morts qu’envers les vivants. Dans ses
suppositions même il est injurieux, et il menace les contradictions possibles comme
les contradictions présentes. « Or, si quelqu’un, dit-il75,
escrivant, disputoit à savoir s’il y a eu un Platon ou un Aristote, ou un Cicéron,
je vous prie, ne l’estimeroit-on pas digne d’être souffleté où d’être châtié de
bonnes estrivières ? »
Que serait-ce, s’il s’agissait d’un contradicteur en
théologie ?
Pour ceux-là, quel ménagement leur devait-il ? N’étaient-ils pas condamnés d’avance
par la juste réprobation de Dieu ? N’était-ce pas des prédestinés ? Il faut voir avec
quelle dureté, dans ses réponses particulières, il traitait ses principaux
adversaires, Gentilis, Bolsec, Michel-Servet, et d’autres. L’un d’eux, Castalion,
poëte, orateur, théologien, linguiste, qui mourut, dit Montaigne, « en estat de
n’avoir pas son saoul à manger »
, avait contredit Calvin sur le sens du
Cantique des Cantiques. Celui-ci, entre mille injures, alla jusqu’à l’accuser de voler
le bois qui flottait sur le Rhin. Or, voici ce qu’était ce prétendu vol. Castalion,
n’ayant pas de feu au logis, allait, du droit de tous les pauvres, harponner les
débris de bois arrachés aux rives, le lendemain des jours d’orage. Toutes les fois,
dit un historien, qu’il voyait le Hauhenstein se couvrir de nuages, il remerciait le
ciel de la tempête qui allait joncher le Rhin des débris des forêts alpestres. Ce
jour-là le logis de Castalion s’égayait, et il ajoutait quelques pages à sa traduction
des livres saints. Calvin, en l’accusant de vol, calomniait sa vie et insultait à sa
pauvreté.
Pour Michel Servet, il n’est que trop vrai que Calvin l’avait, dans sa pensée,
condamné à mort, sept ans avant qu’on lui fît son procès. Vainement ses disciples
ont-ils voulu le laver du crime de préméditation dans ce meurtre d’un homme qui
n’avait fait qu’user du droit commun de la Réforme. Calvin s’était trahi dans une
lettre écrite dès 1546, à l’époque où Servet songeait à venir à Genève : « S’il
y vient, écrivait-il à son collègue Farel, pour peu que mon autorité puisse
prévaloir, je ne souffrirai pas qu’il en sorte vivant76. »
Le logicien de la prédestination
exécutait sept ans d’avance les prétendus jugements de Dieu, tant il croyait le
repentir impossible au prédestiné ! Si Calvin n’avait pas l’excuse de la bonne foi,
certes ce théologien bourreau qui allumait par le bras séculier le bûcher de Servet,
qui de sa logique injurieuse tuait Gentilis à Berne, serait au-dessous de la haine et
du mépris du genre humain ; Mais dans un homme de mœurs si austères, capable
d’affections domestiques et d’amitiés durables, courageux, d’une si grande édification
de son vivant et après sa mort, ce fut moins la cruauté que l’effet de cette superbe
de la raison, par laquelle nous croyons avoir conquis l’impartialité des purs esprits,
parce que nous avons dépouillé tout sentiment humain.
Là est la cause de cette tristesse que Bossuet a remarquée dans son style. Rien n’y est donné à l’imagination et au cœur. En face de ce beau lac de Genève, de ce paysage la joie des yeux, Calvin est insensible. Il ne tire pas une seule image de cette magnifique nature où éclate la bonté de Dieu pour ces mêmes hommes que Calvin traitait comme des damnés. Tout vient de sa raison souvent émue par la grandeur des vérités religieuses, souvent trompée par l’intérêt de ce moi qu’il croyait avoir dépouillé, parce qu’il avait réduit son corps aux seuls soins qui pussent empêcher la mort immédiate. Son style exact précis, vigoureux, manque de couleur et d’onction. C’est sans doute un des beaux côtés de l’esprit français et de la langue, mais ce n’est pas le plus beau.
Le calvinisme, schisme religieux., est, pour l’historien de la littérature française, un schisme littéraire. Son plus glorieux titre est d’avoir réveillé le catholicisme. Il lui a donné la méthode ; il l’a forcé d’apprendre ce qu’il avait oublié de retrouver ce qu’il avait perdu, de rentrer dans ces voies si connues des Pères, par lesquelles ils s’insinuaient si avant dans les cœurs. Le catholicisme raisonnera quelque jour comme Calvin et sentira comme saint Augustin. Dans ce même pays sur lequel Calvin avait comme imprimé le sombre cachet de son génie, un homme supérieur, saint François de Sales, moins de quarante ans après lui, devait, dans des écrits pleins d’onction, attirer aux enseignements de la foi l’imagination et le cœur, et rendre Dieu aimable où Calvin l’avait rendu si terrible. Plus tard, d’autres grands esprits réuniront la logique de Calvin et l’onction de François de Sales, et, dans cette stérilité littéraire du calvinisme créé et épuisé par Calvin, le catholicisme produira, après François de Sales Bossuet ; après Bossuet Bourdaloue ; après Bourdaloue, Fénelon et Massillon.