(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 2-5
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 2-5

Rabelais, [François] Cordelier, puis Bénédictin, puis Chanoine, ensuite Médecin, & enfin Curé de Meudon, né à Chinon en 1483, mort en 1553.

On seroit d’abord tenté de croire que sa réputation est plutôt l’effet du caprice de l’esprit humain, que celui d’un mérite réel. Il est cependant peu d’Auteurs qui aient conservé une célébrité plus marquée que la sienne. Lafontaine, J.B. Rousseau, plusieurs bons Esprits, ont eu pour lui un goût particulier. Mais comment avec une maniere de s’exprimer presque toujours insipide, grossiere, dégoûtante, inintelligible, Rabelais a-t-il pu passer pour un Ecrivain ingénieux, plaisant, agréable, & rempli d’allusions aussi fines que profondes ? La premiere raison qui se présente, est que son Ouvrage dut la plus grande partie de son succès aux anathêmes de la Sorbonne & du Parlement qui le proscrivirent, à cause des obscénités qui y sont répandues ; on peut dire ensuite, que les traits satiriques lancés contre les Moines, ne contribuerent pas peu à le mettre en vogue ; ajoutons que les Hérétiques de son temps s’empresserent de combler de louanges un Ecrivain qui sembloit s’accorder avec leurs sentimens, du côté de la phrénésie à tout blâmer & à se moquer de tout. On étoit alors si peu accoutumé à voir tourner en ridicule les objets les plus graves, à trouver dans les Livres des Satires si mordantes & si libres, des entretiens si licencieux & si orduriers, que la hardiesse qui enfanta cette singuliere & extravagante Production, en grossit le mérite aux yeux même de ceux qui l’eussent condamnée avec sévérité, en conservant leur sang froid.

Ce coup-d’œil suffit d’abord pour expliquer le principe de la célébrité de l’Histoire de Pantagruel & de Gargantua.

Nous n’ignorons pas que les Admirateurs de Rabelais ont prétendu excuser le défaut de plan, de méthode, de suite, de raison, qui choque dans tout son Livre, en croyant trouver dans ses peintures une censure allégorique des mœurs, des usages & des ridicules de son temps ; qu’ils ont vanté avec complaisance certains traits ingénieux qui y pétillent par intervalle ; qu’il n’est pas même jusqu’à son verbiage qui ne leur paroisse mystérieux, & tendre à des allusions, dont leur sagacité regrette de ne pouvoir expliquer l’objet.

Toutes ces raisons ne sont pas capables de justifier leur enthousiasme. Qu’on suppose que Rabelais ait voulu s’envelopper, pour ne point paroître attaquer si directement ce qui aiguisoit son humeur satirique : étoit-ce d’un tissu de pensées triviales, de propos obscènes, d’expressions basses, qu’il devoit former le voile destiné à cacher ses allégories ? Etoit-ce dans les transports d’une ivresse plus que cynique, qu’il lui convenoit de faire parler la raison ?

Il est donc à propos de chercher ailleurs que dans le mérite réel de ses Ouvrages, le principe du cours prodigieux qu’ils ont eu. Et pour cela, il faut en revenir à la nature du cœur humain : la gaieté le captive, la malignité a toujours su lui plaire, & la licence n’est pas toujours propre à le révolter, parce qu’elle flatte en quelque maniere un fond de corruption qui en est inséparable. D’ailleurs, une imagination vive, féconde, plaisante, quelque inconséquente & vagabonde qu’elle soit, amuse toujours pour le moment. Rabelais seroit actuellement plongé dans l’oubli, s’il n’eût pas passé toutes les bornes ; moyen assuré d’entraîner la multitude & de paroître merveilleux aux Esprits communs.