Chapitre VIII.
Des romans.
Je voudrois bien exclure de mon ouvrage cette partie de notre littérature ; j’en connois toute l’inutilité & même le danger. Mais la suite de mon plan m’y entraîne ; & les réfléxions dont j’accompagnerai les Romans, que je ferai connoître, ou plûtôt que tout le monde connoît, tiendront en garde les ames vertueuses, qui ne veulent faire que des lectures propres à leur former l’esprit sans corrompre le cœur.
J’indiquerai d’abord les Entretiens sur les Romans, par M. l’Abbé Jacquin, 1755. in-12. L’esprit ne pétille point dans ce livre ; mais il y a des réfléxions aussi importantes que solides sur les productions romanesques.
Ce genre d’ouvrages a souvent changé de forme. La mode influe autant sur les livres que sur les hommes. Les grands Romans furent en vogue vers le milieu du dernier siécle ; mais ils commencerent à tomber vers la fin. Ce qui leur fit le plus de tort, fut le nombre & la grosseur des volumes. Ils périrent, dit un bel esprit, comme ces vastes Empires, dont l’histoire nous raconte la chûte, accablés sous le poids de leur propre grandeur. Le Polexandre du verbeux Gomberville ; le Cassandre, la Cléopatre & le Faramond du gascon la Calprenede ; le grand Cyrus, l’Ibrahim de Scuderi, & la Clelie de sa sœur forment de volumes si gros, qu’on pourroit en composer une Bibliothèque. Il est vrai que ce ne seroit pas celle du goût. Il faut pourtant convenir que dans la Clelie de Mdlle. de Scuderi, il y a des portraits assez bien frappés, & quelques entretiens agréables. On prétend que ce Roman, ainsi que celui du grand Cyrus, renferme des histoires véritables sous des noms déguisés. C’est un tableau de ce qui se passoit alors dans les intrigues amoureuses de la Cour & de la ville. Ces peintures donnerent sans doute aux Romans de Scuderi, un degré d’intérêt qui s’est affoibli, à mesure que les personnages qu’il peignoit ont disparu de dessus la scène.
Quelques-uns de ces énormes Romans à dix ou douze volumes in-8°, ont été réduits de notre tems. Le Marquis de Surgere, homme d’un grand nom & d’un esprit cultivé, nous a donné des abrégés de Cassandre & de Faramond, qu’on a lus avec quelque plaisir.
Il y a un Roman plus ancien que ceux du prolixe la Calprenede ; & qui quoique plus négligé pour le style, fait encore les délices de plusieurs gens de goût. C’est l’Astrée d’Urfé. Cette pastorale est, dit-on, le tableau des intrigues de la Cour de Henri IV. Aussi ses bergers sont-ils plus polis que ceux des Eglogues de Virgile ; ils le sont même trop ; & l’Astrée, dit M. de Fontenelle, n’est pas moins fabuleuse par la politesse & les agrémens de ses bergers, que nos vieux romans le peuvent être par leurs enchanteurs, par leurs fées & par leurs aventures bizarres & extravagantes. Il y a pourtant des choses dans l’ouvrage d’Urfé qui sont dans la perfection du genre pastoral ; mais il y en a aussi qui demanderoient d’être dans Cyrus ou dans Cléopatre. D’ailleurs comment soutenir jusqu’au bout la lecture d’une pastorale en dix vol. in-12.
On sentit dans le dernier siécle que les énormes volumes n’étoient point faits pour des ouvrages de toilette. On se mit donc à imprimer de petits livres, de brochures légeres, écrites d’un style aussi léger que leur forme. Madame de Villedieu fut celle qui se signala le plus en ce genre. Ses Romans firent perdre le goût des ouvrages de galanterie volumineux ; mais ils n’inspirerent pas celui de la vertu. Consacrée dès sa jeunesse à tous les plaisirs de l’amour, son style se ressent de ses mœurs. Elle vêcut & elle écrivit en femme galante. Ses ouvrages sont peu lus aujourdhui, quoique recueillis à Paris en 1740. en douze vol. in-12. On trouve dans la plûpart plus de fadeur que de véritable tendresse ; les conversations de ses héros sont longues & ne roulent que sur de sujets frivoles. Ils se parlent sans se rien dire.
Madame de la Fayette donna un modèle des Romans, faits avec goût & écrits avec décence, dans Zaïde & la Princesse de Cleves. Ces deux ouvrages sont estimables par la délicatesse des sentimens, par le tour heureux de l’expression▶, par un mêlange agréable de vérité & de fiction, par l’art d’attacher l’esprit & d’intéresser le cœur.
Nous avons eu parmi les romanciers presque autant de femmes que d’hommes. Nous ne nommerons dans la foule que Madame d’Aulnoi, auteur d’Hypolite, Comte de Douglas ; Madame de Gomés dont les Journées amusantes & les Cent Nouvelles, sont encore lues, malgré l’uniformité des aventures & la monotonie du style ; Mdlle de Lussan qui nous a donné les Anecdotes de la Cour de Philippe Auguste, & d’autres Romans écrits avec plus de chaleur que de précision ; Madame de Tencin qui s’est faite une réputation par le Siége de Calais. Il y a peu d’écrits de ce genre aussi compliqués. Les surprises en sont bien ménagées ; les sentimens sont délicats ; les passions y parlent le langage qui leur est propre. Il y regne le ton du monde & d’un monde poli, ingénieux, tel que celui qui composoit la petite cour de Madame de Tencin. On y souhaiteroit peut-être une conduite plus judicieuse, & des réfléxions mieux amenées & moins fréquentes.
Le goût pour les Romans s’étoit ralenti pendant quelque tems ; mais vers l’an 1730. quelques écrivains, nés avec beaucoup de talent pour ce genre, le réveillerent. Ils firent même supporter les longs Romans, dont on étoit dégoûté depuis environ cinquante ans. On imagine bien que je veux parler de l’inépuisable Abbé Prévot, dont la vie fut remplie par beaucoup de ces incidens romanesques, qu’il sema dans ses écrits. Les Mémoires d’un homme de qualité, le Clevetand, l’histoire du Chevalier des Grieux, l’histoire d’une Grecque moderne, le Monde moral, sont remplis de ces situations attendrissantes ou terribles qui frappent & qui attachent le lecteur dans les livres à aventures. L’auteur du Nouveau Dictionnaire historique lui a assigné dans le genre romanesque la même place que Crebillon a obtenu dans le tragique. Ses situations heureusement ménagées, amenent de ces momens où la nature frémit d’horreur. Son imagination féconde invente une foule d’événemens qui ne s’accordent pas toujours avec la vrai-semblance. Ses réfléxions exprimées avec noblesse, sont rarement amenées par le sujet ; elles paroissent quelquefois d’autant plus déplacées que l’auteur les fait à la suite de quelque intrigue, qui a non-seulement attendri, mais amolli les lecteurs. Les mœurs du monde lui étoient moins connues que les passions du cœur humain ; & il réussit aussi mal à plaisanter ou à peindre des choses ridicules, qu’il excelle à exprimer le sentiment.
Le Sage, auteur de plusieurs Romans estimables, connoissoit mieux le monde que l’Abbé Prévot, & ses ouvrages en sont le portrait ou la satyre. Son Gilblas est un tableau de tous les états de la vie ; chacune de ses situations est une leçon pour les hommes. La variété des caractères, la critique plaisante des mœurs en sont une lecture aussi instructive qu’amusante. Son style simple & élégant est relevé par des pensées vraies & naturelles, & par de tours heureux. Ses autres Romans, le Diable boiteux, le Bachelier de Salamanque, Don Gusman d’Alfarache, sont des imitations de l’Espagnol qui doivent plaire aux lecteurs françois par la morale sensée & libre, & par la critique badine qu’ils renferment. On peut lui reprocher seulement qu’il se répéte, & que les mêmes aventures & les mêmes plaisanteries qui se trouvent dans Gilblas, sont reproduites quelquefois dans ses autres ouvrages.
Au auteur vraiment original dans sa façon de traiter le roman, est l’ingénieux Marivaux. Son Paysan parvenu & sa Vie de Marianne, si lus & si critiqués, passeront à la postérité. Ce qu’il y a de singulier, c’est que le premier Roman est beaucoup plus plaisant que la plûpart des Comédies de Marivaux. On n’a jamais mieux peint les ridicules & les vices des faux dévots. Marianne ne fait pas rire ; mais elle intéresse jusqu’aux larmes. L’auteur peint l’amour avec des couleurs si fines & si touchantes, qu’il est à craindre que la lecture de ses écrits ne réveille ou n’entretienne cette passion dans les jeunes cœurs. M. de V. lui fait un autre reproche dans ses Lettres secrettes ; c’est de trop détailler les passions, & de manquer quelquefois le chemin du cœur, en prenant des routes un peu trop détournées. Quant à son style, il est quelquefois précieux, recherché ; mais il est aussi très-souvent naturel, enjoué, agréable. Il peint d’un mot. Il a l’art de faire passer dans l’esprit de ses lecteurs les sentimens les plus déliés, les fils les plus imperceptibles de la trame du cœur. C’est à quoi n’ont pas fait assez d’attention les critiques de M. de Marivaux, homme infiniment aimable, homme estimable qui ne méritoit que des amis.
Il est malheureux que parmi ces censeurs il faille compter M. de Crebillon le fils ; il étoit digne par son esprit de goûter un écrivain qui en a beaucoup. Il parodia dans son Roman de Tanzai le langage de M. de Marivaux, qui fut très-sensible à cette critique. Mr. de Crebillon marchoit dans la même carriere que lui, & l’on sçait que la rivalité littéraire ne voit pas paisiblement les concurrens qui nous font ombrage. Quoi qu’il en soit, nous avons de fort jolis Romans du censeur de M. de Marivaux. Ses Egaremens du cœur & de l’esprit ne sont peut-être que trop agréables. La peinture trop peu voilée de certaines foiblesses est plus propre à inspirer le vice, qu’à le corriger. L’auteur a beaucoup de feu & d’esprit ; il connoît le cœur humain ; il sçait développer habilement un caractère. Mais ce n’est pas essez. Les gens de bien auroient désiré qu’il eût plus respecté la vertu dans son Sopha, dans son Tanzaï ; & les gens de goût voudroient plus d’action & de variété dans ses Romans.
Tout le monde connoît les Confessions du Comte de**. par M. Duclos : ouvrage écrit avec une légéreté, une précision & une délicatesse inimitables. Nous avons encore du même auteur la Baronne de Luz, Acajou & les Mémoires pour servir aux mœurs du XVIIIme. siécle. Ce Roman a un buc plus moral que les autres. L’auteur ne l’a même entrepris, que pour pouvoir y placer un grand nombre de réfléxions importantes, dont la plûpart sont très-fines & très-ingénieuses. La fable n’en est que l’accessoire, que le cadre, & cette fable n’a rien qui puisse déplaire aux personnes vertueuses. Quelqu’estimablès que soient les ouvrages de M. Duclos, on sait qu’il est encore au-dessus de ses livres. Il est le modèle des gens de lettres qui vivent dans le monde par son caractère de droiture & de franchise, par sa noble liberté avec les Grands, par sa douce familiarité avec les petits, par sa sensibilité pour ses amis, & par toutes les qualités du galant homme, de l’honnête homme.
La variété des incidens, une certaine gaieté d’imagination, la chaleur & la rapidité du récit, la simplicité, la noblesse & l’heureuse négligence du style, caractérisent les premiers Romans de M. de V. Zadig, Memnon, le Monde comme il va. Il vivoit alors à la Cour, & il en prenoit le ton. Il a depuis vêcu loin du grand monde, & il faut apparemment qu’il ait pris les plaisanteries de ses nouvelles sociétés. Car Candide est tout différent de Zadig. C’est suivant les critiques de M. de V., un policon de mauvaise compagnie, qui plaisante à tort & à travers, qui puise ses railleries dans l’ordure, & qui blesse à la fois la religion, les mœurs & le bon goût. Quelques autres écrivains y ont trouvé un tableau philosophique de ce qui se passe dans l’univers vraiment admirable ; mais tout le monde n’a pas pensé comme eux. Il y a plus d’enjouement, de facilité, de finesse & de graces dans l’Ingenu ; mais peut-on en conseiller la lecture à un homme qui respecte le Christianisme ? La Princesse de Babylone est une fiction insipide, où l’on fait entrer les mêmes tableaux qu’on avoit tracés dans Zadig, dans Candide, dans l’Ingenu ; car tous ces Romans sont jettés au même moule, & en critiquant les mœurs & les travers du siécle, l’auteur emploie non-seulement les mêmes idées, mais les mêmes ◀expressions▶. On a dit avec quelque raison que Mr. de Voltaire étoit le pere aux menechmes ; il n’enfante plus que des jumeaux. Il faut avouer pourtant que dans ses plus mauvaises productions & dans Candide même, il y a des morceaux qui brillent par le coloris du style & par les graces de l’◀expression▶.
Autrefois les Romans étoient trop chargés d’aventures. A présent il n’y en a pas assez. On ne nous donne plus des intrigues de serrail, des enlevemens extraordinaires, des rencontres imprévues, d’amans captifs en Barbarie ; on n’amuse plus notre imagination par tous ces événemens peu vraisemblables. Nos héros de roman ne sortent pas de chez eux ; mais il faut avouer que la plûpart y font très-peu de chose. Parmi les derniers ouvrages de ce genre, on vante avec raison les ouvrages suivans.
Julie, ou la Nouvelle Heloïse de J.J. Rousseau ; production où il y a tant de beautés & tant de défauts. Ce roman épistolaire est plein d’esprit, de feu, d’éloquence, d’ame, de sentiment & de raison, si l’on ne considére que le style. Mais la fiction, l’exposition, le nœud, le dénouement ne sont pas à l’abri d’une juste censure. L’héroïne Julie, mêlange étonnant d’agrémens & de solidité, pense comme un homme, & elle en a un peu le style. M. Rousseau en lui donnant le sien ne l’a point plié à cette urbanité, à cette négligence heureuse, à cette facilité singuliere qui distinguent la main des femmes. Les autres personnages écrivent presque tous comme elle, & l’on sent trop que c’est le même homme qui les fait parler. Au défaut d’uniformité de style qui caractérise ces lettres, il faut joindre celui de déclamer fort souvent & d’allonger par-là leur morale & leurs récits. Il y a aussi quelques détails qui ont paru minutieux ; mais ils peignent le sentiment & la nature, & ce n’est pas un petit mérite. En un mot, on s’est épuisé en critiques ; mais on ne fçauroit trop aussi donner des éloges au génie qui perce même dans les moins bonnes lettres de ce Roman unique en son genre.
Un autre Roman épistolaire justement estimé, est celui que Madame Elie de Beaumont a publié sous le titre de Lettres du Marquis de Roselle, deux vol. in-12.1764. Il ne respire que la plus pure morale & la vertu la mieux raisonnée. Le Marquis de Roselle est un jeune homme abandonné à lui-même, mais chéri d’une sœur vertueuse qui a les yeux ouverts sur sa conduite, & qui par ses sages conseils lui épargne des travers & les malheurs, suite de ces travers. Cet ouvrage unit à la vigueur singuliere des idées & des ◀expressions tous les agrémens, dont des leçons de vertu sont susceptibles.
Madame de Beaumont a une rivale dans Madame Riccoboni. Les Romans de celle-ci sont recommandables par la légéreté, le feu, le style de sentiment, & par l’invention qui est le premier mérite. Ses Lettres de Fanni Butler ; le Marquis de Cressy ; les Lettres de Miladi Catesbi ; Amelie ; Missjenni ; enfin, les Lettres d’Adelaide Dammartin, Comtesse de Sancerre, ont placé l’auteur au rang des femmes célébres du siécle ; il y a pourtant un but de morale moins marqué dans ses ouvrages que dans ceux de Madame de Beaumont, dont le style est au-dessus des éloges.
Presque tous les Romans de Madame Riccoboni sont anglois ; c’est-à-dire, que la scène est en Angleterre. Ce pays fournit de caractères plus décidés, plus profonds, plus fermes que la France. Aussi les Romans de Richardson, Pamela, Clarisse, Grandisson, ont été regardés chez nous comme un nouveau genre qui fournit beaucoup au touchant & au pathétique. On a reproché à ce célébre auteur de donner dans les longs détails, d’épuiser le sentiment à force de l’étendre ; mais on est dédommagé de ce défaut par des morceaux très-bien écrits. La nature y est peinte avec autant de vérité que de graces. Tous les traits de ses tableaux servent à faire connoître les hommes & à développer les replis du cœur humain.
C’est encore le mérite de Fielding, autre romancier anglois, dont nous avons presque tous les ouvrages traduits en françois ; mais il posséde ce talent à un degré bien inférieur à Richardson.
Cette sombre mélancolie qui domine dans certains morceaux de ce dernier écrivain, caractérise les Romans de M. d’Arnaud, bon prosateur, poëte touchant, qui sçait penser & écrire, & qui dans toutes ses productions a l’art de peindre à l’esprit & de remuer le cœur.
Il y a quelques années qu’on étoit rassasié de Romans ; ce goût semble reprendre le dessus depuis peu ; parce qu’il est aisé, suivant un homme d’esprit, de les faire. Ils trouvent beaucoup de lecteurs & ne coûtent guéres à leurs auteurs. Aussi tout a donné dans ce genre jusqu’aux Abbés : genre à la fois méprisable & dangereux, lorsqu’on n’a pas le talent qui fait pardonner la frivolité de ces productions.
Je pourrois citer un grand nombre d’auteurs modernes qui voyagent dans le pays de romancie ; mais je n’en ai peut-être que trop fait connoître ; & je désobligerois ceux dont je ne parlerois point, sans obliger ceux dont je parlerois. Il y a une Bibliothèque de campagne en 24. vol. in-12. 1768. qui est une collection de beaucoup de petits romans que j’ai passé sous silence. Je n’aurois pas dû oublier pourtant la Comtesse de Gondez : ouvrage intrigué avec art & écrit avec délicatesse.
Nous empruntions autrefois nos Romans des Espagnols. J’en ai indiqué quelques-uns, en citant le Sage ; mais celui de tous qui a eu le plus de réputation, chez tous les peuples qui se piquent d’esprit, est l’Histoire de l’invincible Don Quichote de la Manche. Je ne connois point de livre, où il y ait autant d’esprit, de gaieté, de bonne plaisanterie, de naïveté. C’est un Roman judicieux, moral, plein de sel & de ces agrémens qui égaient la vertu même. La plus piquante ironie y est soutenue d’un bout à l’autre. Les nœuds, les épisodes, l’intrigue, tout sent l’homme de génie. La traduction françoise que nous en avons pourroit être plus saillante, mais l’original a tant de mérite qu’on ne s’apperçoit pas de la langueur que le traducteur a quelquefois répandu sur son style. Les entretiens que Cervantes, l’auteur de ce Roman, suppose entre Sancho & Don Quichote, sont toujours vifs, fins, naïfs, & respirent toutes les graces du meilleur comique. Le but principal de l’écrivain fut de décrier ce tas d’imaginations extravagantes, de chimères romanesques, de fictions gigantesques & puériles, qui sous le nom de Romans, infectoient le goût & bouleversoient les cervelles en Espagne. Il réussit. Les folies de la chevalerie disparurent ; & un homme inconnu, qu’un ministre barbare détenoit dans un cachot, eut la gloire de corriger la nation qui méconnoissoit son génie.
Avant que de finir le chapitre des Romans, il faut dire un mot des contes en prose. Ce genre est fort à la mode depuis qu’un homme de beaucoup d’esprit, M. de Marmontel, donna les siens en 1761. en deux vol. in-12. Ils ont été réimprimés depuis en trois. L’auteur les intitula Moraux, non qu’ils enseignent la morale, mais parce qu’ils peignent nos mœurs, dont l’auteur a saisi les nuances les plus fines. Ils sont en général bien faits, bien écrits ; mais le style, dit M. de Querlon, en est quelquefois trop maniéré, & l’affectation d’esprit, ou l’art, en un mot, y laisse trop peu apercevoir la nature. Le dialogue est vif & agréable ; mais il est quelque-fois un peu roide, & il y regne dans certains endroits une précision trop étudiée. Quoique les contes de M. de Marmontel soient moraux dans le titre, il n’est pas toujours facile d’en apercevoir la morale dans la lecture. Leur mérite particulier est d’être propres à être accommodés au théâtre : aussi depuis qu’ils ont paru, il y a eu un débordement d’opéras comiques sur le Parnasse. Il auroit été à souhaiter que l’auteur qui a fourni des sujets à tant de petits drames, eût mieux observé le costume, en représentant les mœurs antiques ou étrangeres. Il est tellement violé dans Alcibiade, dans Soliman, dans les Mariages Samnites, &c. &c. qu’il en résulte pour le lecteur instruit, le mêlange le plus bizarre. M. de Marmontel vouloit se faire lire par les femmes, & il a pensé sans doute que ç’auroit été les dépaïser trop, que de peindre les Grecs en Grecs & les Romains en Romains. Il a voulu écrire pour son siécle & il a réussi. On a mis à la suite de ses contes moraux Belisaire, où l’auteur s’éleve jusqu’à la plus sublime politique. Si l’ingénieux écrivain à qui nous devons ce Roman moral est léger dans les Quatre Flacons, il est éloquent & profond raisonneur dans Belisaire. Mais la religion a paru blessée de certains entrètiens de ce Général avec Justinien, & dès-lors nous devons abréger les éloges que nous aurions pu donner à cet ouvrage.
Les Contes de feu Guillaume Vadé vinrent à la suite de ceux de M. Marmontel. Si ceux-ci sont moraux, les autres sont antimoraux. L’auteur a ressuscité un mort pour remplir les vivans de ses plaisanteries contre la religion. Cet ouvrage est un phénomène de la vieillesse de l’auteur ; il respire toute la gaieté du premier âge. Il y a dans ce recueil des contes en vers & d’autres en prose. Parmi ceux-ci, on lira avec plaisir & sans risque celui de Jeannot & Colin, dont les aventures sont revêtues de ce style enchanteur, & contées avec cette grace qui est propre à M. de Voltaire.
Les Contes philosophiques & moraux, par M. de la Dixmerie, 1765. trois volumes in-12. , sont les plus lus, après ceux de M. de Marmontel. Ils sont écrits agréablement & avec l’aménité que le sujet demande.
En voilà bien assez sur la partie romanesque. Si quelque lecteur étoit curieux de connoître toutes les pauvretés qu’on a écrites en ce genre, il pourra consulter le Catalogue des Romans que le cynique Abbé Lenglet publia à la suite de son traité de l’Usage des Romans en 1735. Un tel livre ne pouvoit que faire beaucoup de tort à un homme de son état. Il le désavoua, & pour qu’on ajoutât foi à ce désaveu, il réfuta son propre ouvrage dans une assez plate production intitulée : l’Histoire justifiée contre les Romans. Mais il ne résulta rien de cette belle réfutation, que le désagrément de n’être pas cru, & le déshonneur d’avoir soutenu le pour & le contre.