(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 133-139
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 133-139

1. Rousseau, [Jean-Baptiste] né à Paris en 1671*, mort à Bruxelles en 1741 ; celui de nos Poëtes le plus en droit de s'appliquer ce Vers qui caractérise si bien l'enthousiasme :

Est Deus in nobis, agitante calescimus illo.

On ne sait, après cela, quel nom donner à l'étrange Divinité qui a inspiré à un de nos plus célebres Poëtes le courage d'avancer, dans ses Ecrits, que le mérite de Rousseau se bornoit à deux ou trois Odes, qui ne sont , dit-il, que des déclamations de Rhétorique ; à autant de Pseaumes au dessous des Cantiques d'Esther & d'Athalie, & à quelques Epigrammes dont le fond n'est jamais de lui. Par qui M. de Voltaire a-t-il prétendu faire adopter un semblable paradoxe ? C'est méconnoître les grands talens, mépriser son Siecle, ôter à son jugement toute espece d'autorité, décrier ses propres sentimens, que de prétendre affoiblir une gloire qui ne déplaît peut-être à son détracteur, que parce qu'elle paroît plus solidement établie que la sienne.

Tant qu'on aura parmi nous l'idée de la belle Poésie, & le goût des véritables beautés, Rousseau sera regardé comme le Génie le plus étonnant que notre Nation ait produit. L'Ode, cette épreuve des grands talens, a été sur-tout le genre où il a déployé toutes les richesses de son imagination & de sa verve, en laissant derriere lui tous ceux qui l'ont précédé ou suivi dans la même carriere. Sans M. de Pompignan, qui s'est le mieux pénétré de ce grand modele, il n'y en auroit aucun, parmi ces derniers, qu'on pût même citer, tant ils en sont éloignés !

Rousseau avoit reçu du Ciel cette heureuse influence qui forme les vrais Poëtes. La force & la fécondité, l'élévation & la souplesse, le naturel & le sublime, un art supérieur d'exciter la surprise & d'entretenir l'admiration, sont, sous sa plume, des ressorts puissans qui élevent l'esprit du Lecteur, & le conduisent sans effort dans les routes sublimes que l'Auteur se fraye à lui-même. Son pinceau, tantôt noble, tantôt délicat, tantôt vigoureux, & toujours facile, sait retracer à propos le beau désordre de Pindare, les graces d'Anacréon, la saine raison d'Horace, & la pompe majestueuse de Malherbe. Quelle richesse de rimes ! quelle harmonie de sons ! quel choix de termes pittoresques & énergiques ! quelle hardiesse dans ces figures, dont notre Langue paroissoit peu susceptible avant lui !

Si l'on apperçoit quelques défauts dans ses Odes, pour peu qu'on se connoisse en Poésie, on est tenté d'en accuser plutôt l'impuissance de l'Art, que celle du Poëte. Une chose qui paroîtra inconcevable, c'est qu'on lui ait reproché de manquer d'onction & de sentiment. Peut-on lire la plupart de ses Cantiques, & particuliérement celui d'Ezéchias, sans être attendri par la douceur, le pathétique & la chaleur qui y regnent ? Jamais la Poésie fut-elle plus touchante, plus attendrissante, plus majestueuse, que lorsqu'elle anime les différens tableaux que le pinceau du Poëte y a tracés ?

On a reproché à Rousseau de s'être trop livré, dans ses Epîtres, à un ton de misanthropie qui les dépare quelquefois, d'y ramener trop souvent ses ennemis, d'y établir des principes qui portent moins sur la vérité que sur les ressentimens qui l'aigrissoient. Il est certain qu'on n'y retrouve pas cette noblesse, cette élégance soutenue, cette même force de génie qui caractérise ses Poésies lyriques ; mais on seroit injuste de ne pas y admirer une raison supérieure, une poésie nerveuse, une facilité de style, une sûreté de goût, qui décelent le grand Maître, sur-tout dans les matieres où il parle de son Art. Jamais ses décisions ne s'éloignent des regles que la Nature prescrit aux grands talens. Quel est le Poëte de nos jours qui ne voudroit pas avoir fait l'Epître aux Muses, l'Epître à Thalie, celle qui est adressée au P. Brumoi, Ouvrages dignes d'être regardés comme le Code de la législation poétique.

On sait qu'il est le créateur de l'Allégorie, genre de poésie que ni lui ni ses Imitateurs n'ont point encore porté au degré de perfection dont il est susceptible, mais qui n'en prouve pas moins la fécondité de son imagination.

Les Italiens, à la vérité, s'étoient exercés avant lui dans la Cantate ; mais en les imitant, il les a si fort surpassés par la justesse du plan, les graces du récit, le coloris des images, la richesse des descriptions, la vivacité d'une poésie toujours harmonieuse, qu'on peut l'en regarder comme le créateur, en oubliant ceux à qui il en doit la premiere idée.

Il seroit à souhaiter qu'on pût louer le sujet de toutes ses Epigrammes, comme on admire la maniere dont il l'a traité ; mais on ne doit pas oublier qu'il s'est reproché ces écarts ; & en ne considérant ces petites Pieces que du côté de la poésie, qui n'applaudira à la simplicité, à la briéveté, à la justesse & à l'énergie de l'expression, au sel piquant, au tour original, qui le rendent un Auteur presque unique en ce genre, sans excepter Martial, lequel, à beaucoup près, n'est ni aussi précis, ni aussi nerveux, ni aussi agréable que lui ?

Nous pourrions nous dispenser d'ajouter au mérite de Rousseau, l'idée des talens qu'il montra pour le Théatre. C'est assez d'assurer que dans ses Comédies on apperçoit des traces de génie capables de lui faire, en ce genre, une réputation plus méritée que celle de la plupart de nos Comiques modernes. Les Pieces de ces derniers ne vaudront jamais les Aïeux chimériques, ni n'offriront jamais aucun caractere mieux saisi, plus finement développé que celui du Flatteur dans la Piece de ce nom.

Ce seroit ici le lieu de venger la réputation de Rousseau, à qui des talens sublimes ont fait donner le surnom de Grand, & à qui des talens très-médiocres se sont efforcés de le ravir, des calomnies atroces qu'on a eu l'inhumanité de renouveler après sa mort. Le Public impartial sait, depuis long-temps, à quoi s'en tenir. M. de Voltaire a beau s'épuiser en raisonnemens, se consumer en recherches, pour prouver que celui dont il se glorifioit autrefois d'être l'Eleve & l'Ami, est véritablement l'Auteur des Couplets qui occasionnerent ses malheurs ; tous ses efforts seront inutiles, & ne produiront jamais que cette réflexion : Comment l'Auteur de tant d'Ouvrages, plus condamnables & plus odieux que ces mêmes Couplets, ose-t-il se déclarer si obstinément l'accusateur d'un homme plus malheureux que coupable, plutôt soupçonné que convaincu ? Ne seroit-il pas plus convenable à sa gloire, qu'il s'occupât à faire oublier ses Libelles injurieux contre tant d’Hommes de Lettres respectables, que de s’acharner à se faire un complice du plus grand de nos Poëtes, qui fut toujours très-éloigné des excès auxquels lui-même s’est porté ?