(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Horace, et les mauvais écrivains du siècle d’Auguste. » pp. 63-68
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Horace, et les mauvais écrivains du siècle d’Auguste. » pp. 63-68

Horace, et les mauvais écrivains du siècle d’Auguste.

Cet illustre contemporain de Virgile naquit d’un simple affranchi, à Venuse dans la Pouille. Ce père, que son fils a tant célébré, chéri, respecté, prit un soin extrême de son education. Les talens naturels d’Horace, ainsi secondés, percèrent de bonne heure. Il se fit connoître à Rome, dans cet âge heureux des plaisirs, de l’audace & de la fortune. Virgile l’introduisit à la cour d’Auguste. Il s’attira les regards, les bienfaits & l’amitié de Mécène. Ce protecteur déclaré des gens de lettres se faisoit honneur d’être leur ami. Et, quelle liaison en effet plus capable d’honorer un ministre, que celle des hommes qui donnent l’immortalité !

On ne peut rien imaginer de plus parfait qu’Horace, dans les genres qu’il a choisis. C’est le poëte de la raison, des graces & de la volupté ; fier & sublime, lorsqu’il célèbre les dieux & les héros ; intéressant & tendre, lorsqu’il soupire pour sa maîtresse. Si, dans les satyres & dans les épitres, il se dépouille de tout l’éclat & de toute la douceur de l’harmonie poëtique, s’il descend au ton humble de la prose, ce n’est que pour charmer davantage, par cette finesse d’expression, cette excellente plaisanterie Attique qu’ont imitée Marot & la Fontaine. S’il dicte des règles de poësie, on voit que personne n’est plus en droit que lui d’en donner, qu’il joint le précepte à l’exemple.

Ayant laissé si loin derrière lui ses rivaux, est-il étonnant qu’il ait encouru leur indignation ? Arrêtés par le poids continuel de leur foiblesse, incapables de s’élever, ils ne pouvaient atteindre jusqu’à lui que par leurs cris injurieux. Ce qui redoubloit la rage de ces Zoïles désespérés, ce sont les injures & les sarcasmes dont il les accabloit. Souvent, dans un seul vers, dans un seul mot, il les rendoit la risée publique. Sans cesse ils répétoient qu’on eût à se garer de lui* :

             Fuyez ce frénétique.
Dans ses brocards aucun n’est ménagé.
C’est un serpent, un diable, un enragé
Que rien n’appaise, & qui, dans ses blasphêmes,
Déchire tout, jusqu’à ses amis mêmes.
Rousseau.

Dans cette troupe irritée & grotesque de petits poëtes envieux qui sonnoient le tocsin au bas du Parnasse, on remarquoit Pantilius, surnommé la Punaisé à cause de la platitude de ses vers, Démétrius le médisant, Tannius le parasite, Tigellius l’insensé. Plus ils faisoient d’efforts pour repousser les traits de la satyre, plus elle les en accabloit. Ils ne présentoient leur bouclier qu’à faux. La terreur même faisoit tomber la plume de la main de quelques-uns. Mais d’où vient cette ardeur nouvelle ? Leur coryphée Crispin, saisi d’un transport belliqueux, vient publiquement défier leur ennemi commun. Qu’on nous donne, s’écrie-t-il, une chambre, des tablettes, une heure & des témoins ; & voyons qui de nous deux, d’Horace ou de moi, fera plus d’ouvrage. On sçait avec quel sel cette bravade est rendue dans l’auteur satyrique. Toutes les démarches, tous les libèles, toute les chansons de ses ennemis, tournoient contr’eux, & ne servaient qu’à fournir à sa causticité, à donner du ressort à son imagination. Il amusoit à leurs dépens la ville & la cour. Auguste, Mécène, Agrippa, ne désapprouvoient point ce genre d’escrime. Les grands poëtes, tels que Valgius, Pollion & Virgile, applaudissoient à la vengeance que leur ami tiroir de l’envie forcenée.

Et quels sont encore les crimes par lesquels il avoit excité contre lui tant de haine, soulevé tous les Crispins ? Que reprochoient-ils à Horace ? D’être né d’un affranchi, le meilleur des pères, le seul qu’il eût pris, s’il avoit pu s’en choisir un ; d’éviter la société de ses confrères les auteurs, se réduisant à celle de quelques amis intimes & choisis, placés à la tête du gouvernement & de la littérature ; d’avoir pris la suite à la bataille de Philippe, jetté son bouclier, & protesté qu’il ne remanieroit plus les armes ; d’avoir été tribun militaire sans en avoir le mérite ; de s’être emparé de la confiance de Mécène ; de comparer son devancier Lucile à un fleuve qui roule quelques grains précieux d’or parmi beaucoup de boue ; enfin de ne se refuser à aucune raillerie sanglante, & de nommer chacun par son nom. Horace mérite bien moins ce dernier reproche que Lucile regardé comme l’inventeur de la satyre chez les Romains, lui qui, dans les débordemens de sa bile, appelloit ceux qui l’irritoient, voleurs, adultères, assassins, & nommoit toujours les personnages. Quoique plus réservé, Horace n’est pas à l’abri de tout reproche à cet égard. Qu’importe à sa gloire le nom de quelques malheureux qu’il ridiculisoit & poignardoit ? Il eut mieux fait de s’en tenir toujours aux tableaux vrais & touchans qu’il trace de la vertu, de la justice, de la fidélité, de la modération. Combien ses épitres sont-elles supérieures à ses satyres !

Cet enfant chéri d’Apollon, cet écrivain à la fois misanthrope, courtisan, épicurien & philosophe, mourut à l’âge de cinquante-sept ans. La France lui doit autant que Rome. Sans lui, peut-être n’aurions-nous jamais eu Despréaux.