(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE. » pp. 444-471
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE. » pp. 444-471

DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE131.

De loin la littérature d’une époque se dessine aux yeux en masse comme une chose simple ; de près elle se déroule successivement en toutes sortes de diversités et de différences. Elle est en marche : rien n’est encore accompli. Elle a ses progrès, ses écarts, ses moments d’hésitation ou d’entraînement. Il y a lieu de les noter à l’instant, de signaler les fausses routes, les pentes ruineuses ; ce n’est pas toujours en vain. On fait partie d’ailleurs du gros de la caravane, on s’y intéresse forcément, on en cause autour de soi en toute liberté : il est bon quelquefois d’écrire comme on cause et comme on pense.

C’est un fait que la détresse et le désastre de la librairie en France depuis quelques années ; depuis quelques mois le mal a encore empiré : on y peut voir surtout un grave symptôme. La chose littéraire (à comprendre particulièrement sous ce nom l’ensemble des productions d’imagination et d’art) semble de plus en plus compromise, et par sa faute. Si l’on compte çà et là des exceptions, elles vont comme s’éloignant, s’évanouissant dans un vaste naufrage : rari nantes. La physionomie de l’ensemble domine, le niveau du mauvais gagne et monte. On ne rencontre que de bons esprits qui en sont préoccupés comme d’un débordement. Il semble qu’on n’ait pas affaire à un fâcheux accident, au simple coup de grêle d’une saison moins heureuse, mais à un résultat général tenant à des causes profondes et qui doit plutôt s’augmenter.

Lorsqu’il y a tout à l’heure dix ans une brusque révolution vint rompre la série d’études et d’idées qui étaient en plein développement, une première et longue anarchie s’ensuivit ; dans cette confusion inévitable, du moins de nouveaux talents se produisirent ; les anciens n’avaient pas péri ; on pouvait espérer dans un ordre renaissant une marche littéraire satisfaisante au cœur et glorieuse. Mais voilà qu’en littérature, comme en politique, à mesure que les causes extérieures de perturbation ont cessé, les symptômes intérieurs et de désorganisation profonde se sent mieux laissé voir. Je m’en tiendrai ici à la littérature.

Sous la Restauration on écrivait sans doute beaucoup et de toute manière. A côté de quelques vrais monuments, on produisait une foule d’ouvrages plus ou moins secondaires, surtout politiques, historiques. L’imagination n’était guère encore en éveil que chez les talents d’élite. A cette quantité d’autres écrits de circonstance et de combat, une idée morale, une apparence de patriotisme, un drapeau donnait une sorte de noblesse et recouvrait aux yeux du public, aux yeux des auteurs et compilateurs eux-mêmes, le mobile plus secret. Depuis la Restauration et au moment où elle a croulé, ces idées morales et politiques se sont, chez la plupart, subitement abattues ; le drapeau a cessé de flotter sur toute une cargaison d’ouvrages qu’il honorait et dont il couvrait, comme on dit, la marchandise. La grande masse de la littérature, tout ce fonds libre et flottant qu’on désigne un peu vaguement sous ce nom, n’a plus senti au dedans et n’a plus accusé au dehors que les mobiles réels, à savoir une émulation effrénée des amours-propres, et un besoin pressant de vivre : la littérature industrielle s’est de plus en plus démasquée.

Pour ne pas s’effrayer du mot, pour mieux combattre la chose, il s’agit d’abord de ne se rien exagérer. De tout temps la littérature industrielle a existé. Depuis qu’on imprime surtout, on a écrit pour vivre, et la majeure partie des livres imprimés est due sans doute à ce mobile si respectable. Combinée avec les passions et les croyances d’un chacun, avec le talent naturel, la pauvreté a engendré sa part, même des plus nobles œvres, et de celles qui ont l’air le plus désintéressées. Paupertas impulit audax, nous dit Horace, et Le Sage écrivait Gil Blas pour le libraire. En général pourtant, surtout en France, dans le cours du xviie et du xviiie  siècle, des idées de libéralité et de désintéressement s’étaient à bon droit attachées aux belles œuvres.

Je sais qu’un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime,

disait Boileau en faveur de Racine, et c’était une manière de concession. Lui-même, Boileau, faisait cadeau de ses vers à Barbin et ne les vendait pas. Dans tous ces monuments majestueux et diversement continus des Bossuet, des Fénelon, des La Bruyère, dans ceux de Montesquieu ou de Buffon, on n’aperçoit pas de porte qui mène à l’arrière-boutique du libraire. Voltaire s’enrichissait plutôt encore à l’aide de spéculations étrangères que par ses livres, qu’il ne négligeait pourtant pas. Diderot, nécessiteux, donnait son travail plus volontiers qu’il ne le vendait. Bernardin de Saint-Pierre offrit l’un des premiers le triste spectacle d’un talent élevé, idéal et poétique, en chicane avec les libraires. Beaumarchais, le grand corrupteur, commença à spéculer avec génie sur les éditions et à combiner du Law dans l’écrivain. Mais, en général, la dignité des lettres subsistait, recouvrait toute cette partie matérielle secondaire, et maintenait le préjugé honorable dans lequel. on nous secoue si violemment aujourd’hui. Sous l’Empire, relativement, on écrivit peu ; sous la Restauration, en écrivant beaucoup, on garda, je l’ai dit, de nobles enseignes. Il est donc arrivé qu’au sortir de nos habitudes généreuses ou spécieuses de la Restauration, et avec notre fonds de préjugés un peu délicats en cette matière, aujourd’hui que la littérature purement industrielle s’affiche crûment, la chose nous semble beaucoup plus nouvelle qu’elle ne l’est en effet : il est vrai que le manifeste des prétentions et la menace d’envahissement n’ont jamais été plus au comble.

Ce qui la caractérise en ce moment cette littérature, et la rend un phénomène tout à fait propre à ce temps-ci, c’est la naïveté et souvent l’audace de sa requête, d’être nécessiteuse et de passer en demande toutes les bornes du nécessaire, de se mêler avec une passion effrénée de la gloire ou plutôt de la célébrité, de s’amalgamer intimement avec l’orgueil littéraire, de se donner à lui pour mesure et de le prendre pour mesure lui-même dans l’émulation de leurs exigences accumulées ; c’est de se rencontrer là où on la supposerait et où on l’excuse le moins, dans les branches les plus fleuries de l’imagination, dans celles qui sembleraient tenir aux parties les plus délicates et les plus fines du talent.

Chaque époque a sa folie et son ridicule ; en littérature nous avons déjà assisté (et trop aidé peut-être) à bien des manies ; le démon de l’élégie, du désespoir, a eu son temps ; l’art pur a eu son culte, sa mysticité ; mais voici que le masque change ; l’industrie pénètre dans le rêve et le fait à son image, tout en se faisant fantastique comme lui ; le démon de la propriété littéraire monte les têtes, et paraît constituer chez quelques-uns une vraie maladie pindarique, une danse de saint Guy curieuse à décrire. Chacun s’exagérant son importance se met à évaluer son propre génie en sommes rondes ; le jet de chaque orgueil retombe en pluie d’or. Cela va aisément à des millions, l’on ne rougit pas de les étaler et de les mendier. Avec plus d’un illustre, le discours ne sort plus de là : c’est un cri de misère en style de haute banque et avec accompagnement d’espèces sonnantes. Marot, tendant la main au Roy pour avoir cent escus dans quelque joli dizain, y mettait moins de façon et plus de grâce132.

Sur ce point comme sur presque tous les autres qui touchent à la littérature, il ne s’élève pourtant aucun blâme, aucun rire haut et franc : la police extérieure ne se fait plus. La littérature industrielle est arrivée à supprimer la critique et à occuper la place à peu près sans contradiction et comme si elle existait seule. Sans doute pour qui considère les productions de l’époque d’un coup d’œil complet, il y a d’autres littératures coexistantes et qui ne cessent de pousser de sérieux et honorables travaux : par exemple la littérature qu’on peut appeler d’Académie des Inscriptions, et qui reste fidèle à sa mission de critique et de recherche en y portant un redoublement d’activité et en y introduisant quelque jeunesse ; il y a encore la littérature qu’on peut appeler d’Université, confinant à l’autre, et qui par des enseignements, par des thèses qui deviennent des ouvrages, est dès longtemps sortie de la routine sans perdre la tradition. Mais, il faut le dire, avec toute l’estime qu’inspirent de semblables travaux, l’entière gloire littéraire d’une nation n’est pas là ; une certaine vie même, libre et hardie, chercha toujours aventure hors de ces enceintes : c’est dans le grand champ du dehors que l’imagination a toutes chances de se déployer. Or, ce champ libre qui a formé jusqu’ici le principal honneur de la France, qu’en a-t-on fait ? Sa condition d’être commun et ouvert à tous l’a sans doute, à chaque époque, laissé en proie à tous les hasards des esprits. Les différentes formes du mauvais goût, les modes bigarrées, les bruyantes écoles, y ont passé ; les fausses couleurs y ont fait torrent. Ce champ, en un mot, a été de tout temps infesté par des bandes ; mais jamais il ne lui arriva d’être envahi, exploité, réclamé à titre de juste possession, par une bande si nombreuse, si disparate, et presque organisée comme nous le voyons aujourd’hui, et avec cette seule devise inscrite au drapeau : Vivre en écrivant ! Dédain ou intimidation, on se tait et cela gagne ; des esprits sérieux et qui honorent l’époque, renfermés dans leurs vocations spéciales, gardent le silence sur des excès qu’ils ne sauraient comment qualifier. Cependant de grands et hauts talents, obsédés ou aveuglés, cèdent au torrent et y poussent, imitent et encouragent les déportements dont ils croient pouvoir toujours se tirer eux-mêmes sans déshonneur. Quelques plumes sages protestent çà et là, à la sourdine ; mais la digue n’est nulle part. La connivence éteint tout cri d’alarme. On en est réduit (le croirait-on ?) sur certaines questions courantes et vives, à n’avoir plus pour sentinelle hardie que l’esprit et le caprice de M. Janin, qui dit ce matin-là, avec un bon sens pétulant et sonore, ce que chacun pense. Jamais on n’a mieux senti, au sein de la littérature usuelle et de la critique active, le manque de tant d’écrivains spirituels, instruits, consciencieux, qui avaient pris un si beau rôle dans les dernières années de la Restauration, et qui, au moment de la révolution de Juillet, en passant brusquement à la politique, ont fait véritablement défection à la littérature. Quelque hauts services que puissent penser avoir rendus à leur cause les anciens écrivains du Globe devenus députés, conseillers d’État et ministres, je suis persuadé qu’en y réfléchissant, quelques-uns au moins d’entre eux se représentent dans un regret tacite les autres services croissants qu’ils auraient pu rendre, avec non moins d’éclat, à une cause qui est celle de la société aussi : il leur suffisait d’oser durer sous leur première forme, de maintenir leur tribune philosophique et littéraire, en continuant, par quelques-unes de leurs plumes, d’y pratiquer leur mission de critique élevée et vigilante ; aux temps de calme, l’autorité se serait retrouvée. Leur brusque retraite a fait lacune, et, par cet entier déplacement de forces, il y a eu, on peut l’affirmer, solution de continuité en littérature plus qu’en politique entre le régime d’après Juillet et le régime d’auparavant. Les talents nouveaux et les jeunes espoirs n’ont plus trouvé de groupe déjà formé et expérimenté auquel ils se pussent vallier ; chacun a cherché fortune et a frayé sa voie au hasard ; plusieurs ont dérivé vers des systèmes tout à fait excentriques, les seuls pourtant qui offrissent quelque corps tant soit peu imposant de doctrine. Beaucoup, en restant dans le milieu commun, exposés à cette atmosphère cholérique et embrasée, sur ce sol peu sûr, en proie à toutes les causes d’excitation et de corruption, ont été plus ou moins gâtés, et n’ont plus su ce que c’était que de l’être. De là, une littérature à physionomie jusqu’à présent inouïe dans son ensemble, active, effervescente, ambitieuse, osant tout, menant les passions les plus raffinées de la civilisation avec le sans-façon effréné de l’état de nature ; perdant un premier enjeu de générosité et de talent dans des gouffres d’égoïsme et de cupidité qui s’élargissent en s’enorgueillissant ; et, au milieu de ses prétentions, de ses animosités intestines, n’ayant pu trouver jusqu’ici d’apparence d’unité que dans des ligues momentanées d’intérêts et d’amours-propres, dans de pures coalitions qui violent le premier mot de toute harmonie morale.

Je n’exagère pas. En province, à Paris même, si l’on n’y est pas plus ou moins mêlé, on ignore ce que c’est au fond que la presse, ce bruyant rendez-vous, ce poudreux boulevard de la littérature du jour, mais qui a, dans chaque allée, ses passages secrets. En parlant de la presse, je sais quelles exceptions il convient de faire ; politiquement j’en pourrais surtout noter ; mais littérairement, il y en a très-peu à reconnaître. La moindre importance qu’on attache probablement à une branche réputée accessoire a fait que sur ce point on a laissé aller les choses. Il en est résulté dans la plupart des journaux, chez quelques-uns même de ceux qui passeraient volontiers pour puritains, un ensemble d’abus et une organisation purement mercantile qui fomente la plaie littéraire d’alentour et qui en dépend.

Une première restriction est pourtant à poser dans le blâme. Il faut bien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie littéraire comme à l’avénement de toutes les autres démocraties. Peu importe que cela semble plus criant en littérature. Ce sera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur. De là à faire un feuilleton, il n’y a qu’un pas. Pourquoi pas moi aussi ? se dit chacun. Des aiguillons respectables s’en mêlent. On a une famille, on s’est marié par amour, la femme sous un pseudonyme écrira aussi. Quoi de plus honorable, de plus digne d’intérêt que le travail assidu (fût-il un peu hâtif et lâché) d’un écrivain pauvre, vivant par là et soutenant les siens ? Ces situations sont fréquentes : il y aurait scrupule à les déprécier.

De nos jours, d’ailleurs, qui donc peut se dire qu’il n’écrit pas un peu pour vivre (pro victu), depuis les plus illustres ? Ce mobile va de pair même avec la plus légitime gloire. Pascal, Montaigne, parlant des philosophes qui écrivent contre la gloire, les montrent en contradiction avec eux-mêmes et la désirant. Et moi qui écris ceci, ajoute Pascal… Et moi-même qui écris ceci, doit-on se dire lorsqu’on écrit sur ceux qui écrivent un peu pour vivre.

Mais, ces avertissements donnés, ces précautions prises, et profitant à notre tour de cette audace qu’appuie la nécessité aussi, et de cette inspiration âpre et libre d’une vie de plus en plus dégagée, on est en position et en droit de dire le vrai comme on l’entend sur un ensemble dont l’impression n’est pas douteuse, dont le résultat révolte et crie de plus en plus. L’état actuel de la presse quotidienne, en ce qui concerne la littérature, est, pour trancher le mot, désastreux. Aucune idée morale n’étant en balance, il est arrivé qu’une suite de circonstances matérielles a graduellement altéré la pensée et en a dénaturé l’expression. Et, par exemple, M. de Martignac a légué, sans s’en douter, un germe de mort aux journaux par sa loi de juillet 1828, loi relativement libérale, mais qui, en rendant à certains égards les publications quotidiennes ou périodiques plus accessibles à tous, les greva de certaines conditions pécuniaires comme contre-poids, et qui, en les allégeant à l’endroit de la police et de la politique, accrut en leur sein la charge industrielle. Pour subvenir aux frais nouveaux, que ferons-nous ? disaient les journaux. — Eh bien ! vous ferez des annonces, leur répondait-on. — Les journaux s’élargirent ; l’annonce naquit, modeste encore pendant quelque temps ; mais ce fut l’enfance de Gargantua, et elle passa vite aux prodiges. Les conséquences de l’annonce furent rapides et infinies. On eut beau vouloir séparer dans le journal ce qui restait consciencieux et libre, de ce qui devenait public et vénal : la limite du filet fut bientôt franchie. La réclame 133 servit de pont. Comment condamner à deux doigts de distance, qualifier détestable et funeste ce qui se proclamait et s’affichait deux doigts plus bas comme la merveille de l’époque ? L’attraction des majuscules croissantes de l’annonce l’emporta : ce fut une montagne d’aimant qui fit mentir la boussole. Afin d’avoir en caisse le profit de l’annonce, on eut de la complaisance pour les livres annoncés ; la critique y perdit son crédit. Qu’importe ! l’annonce n’était-elle pas la partie la plus productive et la plus nette de l’entreprise ? Des journaux parurent, uniquement fondés sur le produit présumé de l’annonce : alors surtout la complaisance fut forcée ; toute indépendance et toute réserve cessèrent.

Cette malheureuse annonce n’a pas eu une influence moins fatale sur la librairie ; pour sa bonne part, elle a contribué à la tuer. Comment ? L’annonce constitue, après l’impression, un redoublement de frais qu’il faut prélever sur la première vente, avant d’atteindre aucun profit ; mille francs d’annonces pour un ouvrage nouveau ; aussi, à partir de là, les libraires ont-ils impitoyablement exigé des auteurs deux volumes au lieu d’un, et des volumes in-8° au lieu d’un format moindre ; car cela ne coûte pas plus à annoncer, et, les frais d’annonce restant les mêmes, la vente du moins est double et répare. De cascades en cascades, je n’aurais pas de sitôt fini sur l’annonce, qui demanderait toute une histoire : Swift, d’une encre amère, l’aurait tracée.

La situation des journaux a notablement empiré depuis l’introduction de la presse dite à quarante francs : je ne m’attache à juger que du contre-coup moral. Le personnage trop célèbre et d’une capacité aussi incontestable que malheureusement dirigée, qui a eu cette idée hardie, prétendait tuer ce qu’on appelait le monopole de quelques grands journaux ; mais il n’a fait que mettre tout le monde et lui-même dans des conditions plus ou moins illusoires, et où il devient de plus en plus difficile, à ne parler même que de la littérature, de se tirer d’affaire avec vérité, avec franchise. Les journaux, par cette baisse de prix, par cet élargissement de format, sont devenus de plus en plus tributaires de l’annonce ; elle a perdu son reste de pudeur, si elle en avait. Maintenant, quand on lit dans un grand journal l’éloge d’un livre, et quand le nom du critique n’offre pas une garantie absolue, on n’est jamais très-sûr que le libraire ou même l’auteur (si par grand hasard l’auteur est riche) n’y trempe pas un peu. Il est très-fâcheux qu’à l’origine de cette espèce d’invasion de la presse dite à quarante francs, les conséquences morales et littéraires n’en aient pas été présentées avec vigueur et netteté par quelqu’une des plumes alors en crédit. Une voix pourtant, celle de Carrel, avait commencé à s’élever, quand elle s’est tue. Les autres journaux étaient trop intéressés sans doute dans la question, et le Vous êtes orfèvre eût diminué l’autorité de leur résistance. Malgré cette défaveur de position, certains faits auraient pu ressortir avec évidence et certitude. Je crois, par exemple, que ç’a été une faute au Journal des Débats, resté après tout à la tête de la littérature quotidienne, d’obéir en cette crise à son système de prudence, et de ne pas protester tout haut. Mais comment alors, dans le gouvernement, des hommes d’État sérieux et vertueux ont-ils pu prêter appui à la légère, et dans des vues toutes momentanées, à des opérations qui n’ont jamais présenté aucune chance de succès légitime et qui entraînaient visiblement à une corruption immédiate ? Ce qui est certain (et en réduisant toujours notre point de vue), c’est que la moralité littéraire de la presse en général a baissé depuis lors d’un cran. Si l’on peignait au complet le détail de ces mœurs, on ne le croirait pas. M. de Balzac a rassemblé, dernièrement, beaucoup de ces vilenies dans un roman qui a pour titre Un Grand Homme de Province, mais en les enveloppant de son fantastique ordinaire : comme dernier trait qu’il a omis, toutes ces révélations curieuses ne l’ont pas brouillé avec les gens en question, dès que leurs intérêts sont redevenus communs.

Au théâtre, les mêmes plaies se retrouveraient ; les mœurs ouvertement industrielles y tiennent une place plus évidente encore. Il en fut ainsi en tout temps : mais, dans une histoire du théâtre depuis dix ans, on suivrait le contre-coup croissant et désordonné de ce mauvais régime littéraire. L’exigence des auteurs en vogue augmente et souvent ne ressemble pas mal à de la voracité. Pour se les attacher on a, par exemple, l’appât des primes : aussitôt une pièce de l’un d’eux lue et reçue, une somme est donnée, cinq mille francs, je crois, si la pièce a cinq actes. Quand la pièce réussit, quand les engagements se tiennent avec quelque fidélité, tout va au mieux, mais l’ordinaire n’est pas là. Les théâtres s’en tirent parfois pourtant mieux que le reste. Leur plaie réelle a toujours été dans la rareté des bonnes pièces et dans celle des bons sujets, des bons acteurs. Une seule bonne fortune en ce genre répare bien des pertes. Passons.

C’est à la littérature imprimée, à celle d’imagination particulièrement, aux livres auparavant susceptibles de vogue, et de degré en degré à presque tous les ouvrages nouveaux, que le mal, dans la forme que nous dénonçons, s’est profondément attaqué. Depuis deux ans surtout, on ne vend plus : la librairie se meurt. On a tant abusé du public, tant mis de papier blanc sous des volumes enflés et surfaits, tant réimprimé du vieux pour du neuf, tant vanté sur tous les tons l’insipide et le plat, que le public est devenu à la lettre comme un cadavre. Les cabinets de lecture achètent à peine. On a vu dernièrement un auteur réclamer tout haut contre l’usage de quelques-uns de ces cabinets qui, pour ne pas se ruiner en doubles achats, découpent dans les journaux et font relier les romans qui paraissent en feuilletons ; l’auteur dénonçait avec indignation cette mesure économique : c’est heureux qu’il n’ait pas déféré le cas au procureur du roi. Mais qu’attendre aussi d’un livre quand il ne fait que ramasser des pages écrites pour fournir le plus de colonnes avec le moins d’idées ? Les journaux s’élargissant, les feuilletons seiment, l’élas indéfiniment, l’élasticité des phrases a dû prêter, et l’on a redoublé de vains mots, de descriptions oiseuses, d’épithètes redondantes : le style s’est étiré dans tous ses fils comme les étoffes trop tendues. Il y a des auteurs qui n’écrivent plus leurs romans de feuilletons qu’en dialogue, parce qu’à chaque phrase, et quelquefois à chaque mot, il y a du blanc, et que l’on gagne une ligne. Or, savez-vous ce que c’est qu’une ligne ? Une ligne de moins en idée, quand cela revient souvent, c’est une notable épargne de cerveau ; une ligne de plus en compte, c’est une somme parfois fort honnête. Il y a tel écrivain de renom qui exigera (quand il condescend aux journaux) qu’on lui paye deux francs la ligne ou le vers, et qui ajoutera peut-être encore que ce n’est pas autant payé qu’à lord Byron. Voilà qui est savoir au juste la dignité et le prix de la pensée. Il se rencontre des entrepreneurs charlatans qui consentent à ces excès de prétention pour avoir au moins un article et se parer d’un nom : cela se regagne sur l’actionnaire. Des hommes ignorants des lettres, envahissant la librairie et y rêvant des gains chimériques, ont fait taire les calculs sensés et ont favorisé les rêves cupides. Ainsi chacun est allé tout droit dans son égoïsme, coupant l’arbre par la racine. Chacun, en y passant, a effondré le terrain sous ses pas : qu’importent les survenants ? après nous le déluge ! L’écrivain ayant mis son cerveau en coupe réglée, il y a eu des mécomptes ; bon an, mal an, comme on dit : les livres vendus et payés d’avance n’ont pu toujours être faits. De scandaleux procès ont trop souvent éclairé ces misères. Quoi donc d’étonnant que la librairie, ainsi placée entre toutes les causes de ruine, entre son propre charlatanisme, les exigences des auteurs, les exactions des journaux, et enfin la contrefaçon étrangère, ait succombé ? Car il n’y a plus de librairie en ce moment que celle d’université, de droit, de médecine, de religion, précisément parce qu’en ces branches spéciales elle est restée à peu près soustraite aux diverses atteintes.

J’ai nommé la contrefaçon étrangère, et je l’ai nommée la dernière parce qu’en effet elle ne vient qu’en dernier lieu dans ma pensée, et qu’il y a bien d’autres causes mortelles avant celle-là. Tel ne paraît pas l’avis de beaucoup d’intéressés, et c’est à la contrefaçon étrangère presque uniquement qu’auteurs et éditeurs s’en sont pris dans la dernière crise. Je crois pourtant qu’eux-mêmes les premiers ont fait beau jeu à la contrefaçon belge, qui se fonde avant tout sur le débit de volumes gros de matière et à bon marché134. Mais sans prétendre diminuer l’idée du tort immense qu’apporte la contrefaçon extérieure, on n’y peut rien directement : il faudrait là une intervention du Gouvernement, une négociation internationale. On fait bien d’appeler et de provoquer l’attention du pouvoir sur ce point ; le pouvoir a fait semblant de s’en occuper, comme il fera toujours désormais de ce qui lui sera déféré avec bruit et grand concert d’intérêts en souffrance : mais tout s’est borné à des démonstrations. Qu’on le pousse toutefois, qu’on le prêche et qu’on l’édifie là-dessus, s’il y a moyen : rien de mieux, et, avec de la constance et quelque cinquante ans de lutte, nos Wilberforce, qui ont comparé la contrefaçon étrangère à la traite des nègres, pourront l’emporter. Mais, encore un coup, il n’y a rien là sur quoi l’on ait prise immédiate, et cela est si vrai que la société récemment fondée à l’occasion même du débat, la Société des Gens de Lettres, après avoir posé le principe général, a dé appliquer son activité vers des détails plus intérieurs.

L’idée première de cette Société est due à un écrivain d’esprit, M. Desnoyers, qui a su conserver dans la mêlée la plus active des intentions droites et des habitudes élevées de caractère. Dans ce que je me permettrai de dire de l’association naissante, je m’enquerrai moins de son objet positif et financier que des conséquences littéraires probables et de certains abus (il s’en glisse partout, et surtout dans les corps) qui pourraient s’entrevoir déjà. Rien de plus légitime assurément que des gens de lettres s’associant pour s’entendre sur leurs intérêts matériels et s’y éclairer. A défaut de la contrefaçon étrangère qu’on ne peut atteindre, il y a des manières de contrefaçon à l’intérieur, sinon pour les livres, du moins pour les feuilletons : il y a des journaux voleurs qui vous citent et vous copient. Quelques auteurs entichés pourraient s’en trouver purement et simplement flattés ; de plus aguerris et de plus stricts useraient du droit de répression, requérant en justice dommages et intérêts : le plus sûr et le plus fructueux est d’amener par transaction ces journaux à payer tribut pour leur reproduction, et à s’abonner, en quelque sorte, à vous. Régulariser en un mot ce genre de contrefaçon à l’intérieur, voilà un résultat. Comme l’homme de lettres isolé a peu de force, de loisir, et souvent peu d’entente de ces chicanes, un agent spécial, un comité permanent, veilleront pour lui et plaideront son intérêt. Rien de mieux jusque-là. Il y a toujours à prendre garde cependant de trop aliéner les droits de l’individu dans le pouvoir du comité. Si en traitant, par exemple, avec chaque membre de la Société, un éditeur se trouvait avoir affaire à une Société plus réellement propriétaire de ses œuvres à quelques égards que lui-même, ce serait un inconvénient, une entrave, une vraie servitude. Si une Revue (pour préciser encore mieux), qui paye un article à un auteur, se trouvait presque aussitôt dépossédée de cet article par quelque journal payant tribut régulier de reproduction à cet auteur, ce serait une piquante façon d’être leurré : on serait contrefait à bout pourtant, à l’aide de ce qui aurait été fondé précisément contre la contrefaçon. Mais je laisse là ces questions, qui appartiennent au plus subtil du Code de commerce ; je ne sais jusqu’à quel point la légalité s’en accommodera ; les tribunaux, mis en demeure de prononcer dans quelques cas, paraissent jusqu’ici peu y condescendre, et les vieux juges, ouvrant de grands yeux, n’y entendent rien du tout. On conçoit cependant, je le répète, une Société de gens de lettres s’entendant de leur mieux pour s’assurer le plus grand salaire possible de leurs veilles, si leur force unie se contient dans des termes d’équité et ne va jamais jusqu’à la coaction envers les éditeurs : car il ne faudrait ]pas tomber ici dans rien qui rappelât les coalitions d’ouvriers ; on a bien crié contre la camaraderie, ceci est déjà du compagnonnage.

Premier résultat moral pourtant. Quelle que soit la légitimité stricte du fond, n’est-il pas triste pour les lettres en général que leur condition matérielle et leur préoccupation besogneuse en viennent à ce degré d’organisation et de publicité ? Je m’étais figuré toujours, pour ce qu’on appelle la propriété littéraire, quelque chose de plus simple. On écrit, on achève un livre ; on traite de la vente avec un libraire ; on remplit ses conditions et lui les siennes ; après quoi l’on rentre dans sa propriété. Si l’on est contrefait en Belgique dans l’intervalle, malheur et honneur ! Le libraire n’est pas d’ailleurs tout à fait sans l’avoir prévu. Au lieu d’un livre, est-ce de simples articles qu’on écrit : on traite avec un journal, on remplit mutuellement ses conditions. Si l’on est contrefait, copié par une feuille voleuse, c’est l’affaire du journal de défendre son bien, et de poursuivre, s’il lui plaît. L’auteur reste dans l’ignorance de ce détail et se lave les mains du procès. C’est là sans doute une économie politique bien élémentaire et bien mesquine en fait de propriété littéraire ; elle doit faire pitié à bien des illustres ; il y a particulièrement de quoi faire hausser les épaules à plus d’un de nos douze maréchaux de France, comme les appelle le président actuel de la Société des Gens de Lettres dans une lettre récemment publiée135 ; car un maréchal de France en littérature, c’est un de ces hommes, sachez-le bien, qui offrent à l’exploitation une certaine surface commerciale. Notre chétive et frugale théorie de propriété littéraire n’a qu’un avantage : tant qu’elle a régné dans les lettres, on n’y jetait pas un éclat de financier aux yeux des passants, on ne les attroupait pas non plus autour de ses misères.

Mais la Société des Gens de Lettres nous paraît recéler d’autres inconvénients littéraires, si elle n’y prend garde. Dans de telles associations, la majorité décide ; et qu’est-ce que la majorité en littérature ? La Société s’engage (c’est tout simple) à aider ses membres, à procurer le placement de leurs travaux, à aplanir aux jeunes gens qui en font partie l’entrée dans la carrière. Mais où sont les conditions littéraires et les garanties de l’admission ? Tout le monde peut se dire homme de lettres : c’est le titre de qui n’en a point. Les plus empressés à se donner pour tels ne sont pas les plus dignes. La Société songera-t-elle au mérite réel dans l’admission ? peut-elle y songer ? où sera l’expertise ? Dans les compagnonnages des divers métiers, on ne reçoit que des ouvriers faits et sur preuves ; mais, en matière littéraire, qui décidera ? Voilà donc une Société qui recevra tous ceux qui s’offriront pour gens de lettres, et qui les aidera, et qui les organisera en force compacte ; et dans toutes les questions, les moindres, les moins éclairés, les moins intéressés à ce qui touche vraiment les lettres, crieront le plus haut, soyez-en sûr. Les bons esprits que renferme l’association ont dû y réfléchir déjà, et par expérience. Que serait-ce qu’une Société qui, comprenant la presque totalité des littérateurs du jour à tous les degrés de l’échelle, deviendrait pour eux une espèce d’assurance mutuelle contre la critique et pour la louange ? Je signale un écueil lointain, mais non pas toutefois sans qu’il y ait des signes avant-coureurs. Ne voit-on pas des journaux, coalisés sur ce point, s’entendre à merveille au milieu des injures qu’ils se lancent par d’autres endroits ? Le Siècle répétait l’autre jour la lettre du président de la Société, et l’empruntait courtoisement à la Presse, en ajoutant, sans rire, que cette lettre soulevait de graves questions. Je crains que le spirituel Charivari n’ait aussi, cette fois, oublié de rire. Les journaux politiquement s’attaquent, s’injurient, se font avanie et guerre : les feuilletons fraternisent. On correspond d’une place à l’autre par le bas, par le rez-de-chaussée, par les caves.

Mais que fais-je en ce moment ? Et n’est-ce pas courir de grands risques que de parler ainsi ? Car un des inconvénients d’une telle Société, si encore elle n’y prend garde, ce serait l’intimidation. Quand on se croit la force en main, on en abuse aisément. L’autre jour, il est arrivé à une personne de notre connaissance, à l’ancien gérant de cette Revue, d’être accusé d’un mot inouï : il se serait plaint, en plaisantant, d’avoir affaire à deux sortes de gens les plus indisciplinables du monde, les comédiens et les gens de lettres. Le propos eût été leste, et je ne puis croire que M. Buloz l’ait tenu136. Quoi qu’il en soit, une note se trouva insérée dans deux ou trois journaux, dans ceux-là mêmes qui s’attaquent tous les matins en politique, mais qui s’entendent si cordialement en littérature ; note qui avait une tournure vraiment officielle, et qui relatait qu’à la nouvelle du propos scandaleux le Comité de l’association s’était transporté chez le mauvais plaisant pour recevoir son désaveu formel. On a inséré tout cela sans rire. Il n’est donc peut-être plus permis de dire que les gens de lettres sont, non pas indisciplinables, mais trop disciplinés, et que la coalition en ce sens aurait d’étranges conséquences. Il y a peut-être, à l’heure qu’il est, des personnes qui se croient les représentants uniques et jurés de la littérature française, prêts à vous demander compte des bons ou méchants mots, et à vous citer par-devant eux pour la plus grande dignité de l’Ordre. Ce serait une liberté de plus que nous aurions conquise, et semblable à beaucoup d’autres en ce siècle de liberté : Boileau le satirique et le portraitiste La Bruyère auraient eu meilleure condition en leur temps. Au reste, nous parlons d’autant plus à l’aise de cette Société des Gens de Lettres, que, le grand nombre nous en étant parfaitement inconnu, une portion suffisante du moins nous semble offrir, par les noms, toute sorte de garanties. Nous sommes persuadé qu’une quantité de membres sont de notre avis au fond, et qu’ils sauront, au besoin, résister aux tentatives d’envahissement immodéré. S’il faut quelque audace pour cela, ils l’auront. Comment n’en serions-nous pas persuadé, quand, pour citer un illustre exemple, nous trouvons que le membre qui a le premier présidé la Société est M. Villemain ? Je ne puis m’ôter de la pensée que le spirituel académicien n’avait accepté cette charge que pour avoir occasion, avec ce bon goût qui ne l’abandonne jamais et avec ce courage d’esprit dont il a donné tant de preuves dans toutes les circonstances décisives, de rappeler et de maintenir devant cette démocratie littéraire les vrais principes de l’indépendance et du goût. Il est dommage que d’autres fonctions suprêmes l’aient enlevé avant qu’il ait pu exprimer ce qui dans sa bouche aurait eu une autorité charmante. Mais tant que cette espèce de courage ne manquera pas aux hommes de talent haut placés, il y aura de la ressource contre le mal137.

M. de Balzac, qui a été nommé président à l’unanimité en remplacement de M. Villemain, aidera peut-être au même résultat par des moyens contraires. Homme d’imagination et de fantaisie, il la porte trop aisément en des sujets qui en sont peu susceptibles, et il pousse, sans y songer, à des conséquences fabuleuses dont chaque œil peut redresser de lui-même l’illusion. Sa lettre sur la propriété littéraire, que nous avon déjà indiquée, est faite par ce genre d’excès pour remettre les choses au vrai point de vue : elle ne tend à rien moins qu’à proposer au Gouvernement d’acheter les œuvres des dix ou douze maréchaux de France, à commencer par celles de l’auteur lui-même qui s’évalue à deux millions, si j’ai bien compris. Vous imaginez-vous le Gouvernement désintéressant l’auteur de la Physiologie du Mariage, afin de la mieux répandre, et débitant les Contes drolatiques comme on vend du papier timbré ? Des conséquences si drolatiques sont très-propres à faire rentrer en lui-même le démon de la propriété littéraire, dont M. de Balzac n’a peut-être voulu, après tout, que se moquer agréablement.

Non ; quel que soit à chaque crise son redoublement d’espérance et d’audace, la littérature industrielle ne triomphera pas ; elle n’organisera rien de grand ni de fécond pour les lettres, parce que l’inspiration n’est pas là. Déjà en deux ou trois circonstances notables, depuis plusieurs années, elle a échoué fastueusement. Elle avait rallié des noms, des plumes célèbres, sans lien vrai ; elles les a compromises, décréditées plutôt en détail, sans en rien tirer de collectif ni de puissant. Déjà on l’a vue à l’œuvre dans cette entreprise gigantesque qui s’intitulait l’Europe littéraire, une autre fois dans la Chronique de Paris renouvelée, une autre fois et plus récemment dans la presse à quarante francs. Au théâtre, elle a eu à sa dévotion la scène de la Renaissance : qu’en a-t-elle fait ? Grâce aux promptes rivalités, aux défections, aux exigences, cet instrument dérouté se réfugie dans la musique et se sauve, comme il peut, par des traductions d’opéras italiens. Le drame industriel a eu, à d’autres moments, d’autres théâtres encore, la Porte-Saint-Martin, l’Odéon, les Français même, qui, pour n’en pas subir les conditions ruineuses, ont dû bientôt l’éloigner ou ne s’y ouvrir qu’avec précaution. Cette littérature en un mot, qu’on est fâché d’avoir tant de fois à nommer industrielle quand on sait quels noms s’y trouvent mêlés, a eu le vouloir et les instruments d’innovation, les capitaux et les talents, elle a toujours tout gaspillé : l’idée morale était absente, même la moindre ; la cupidité égoïste d’un chacun portait bientôt ruine à l’ensemble.

Pourtant, à chaque reprise de tentative, c’est pour tous ceux qui aiment encore profondément les lettres le moment de veiller. De nos jours le bas-fond remonte sans cesse et devient vite le niveau commun, le reste s’écoulant ou s’abaissant. Le mal sans doute ne date pas d’aujourd’hui ; mais tout est dans la mesure, et aujourd’hui on la comble. Les ressources sont grandes, mais elles tournent aisément en sens contraire si on ne les rallie. Entrez dans les bibliothèques : quelle émulation ardente ! que de jeunes gens étudient, et dans une bonne direction, ce semble ! Mais qu’il faut peu de chose à travers ces nobles efforts pour les faire dévier et avorter ! Il est donc urgent que tous les hommes honnêtes se tiennent, chacun d’abord dans sa propre dignité (on le peut toujours), et entre eux, autant qu’il se pourra et quel que soit le point de départ, par des convenances fidèles et une intelligence sympathique. C’est le cas surtout de retrouver le courage d’esprit et de savoir braver. Que cette littérature industrielle existe, mais qu’elle rentre dans son lit et ne le creuse qu’avec lenteur : il ne tend que trop naturellement à s’agrandir. Pour conclure : deux littératures coexistent dans une proportion bien inégale et coexisteront de plus en plus, mêlées entre elles comme le bien et le mal en ce monde, confondues jusqu’au jour du jugement : tâchons d’avancer et de mûrir ce jugement en dégageant la bonne et en limitant l’autre avec fermeté.