(1894) Propos de littérature « Chapitre IV » pp. 69-110
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(1894) Propos de littérature « Chapitre IV » pp. 69-110

Chapitre IV

Forme. Formes musiques. Technique. — Rythme et harmonie. Le rythme est en fonction directe du temps, l’harmonie en fonction indirecte. Leur degré de subjectivité. Correspondances de la musique à la plastique. M. de Régnier et M. Vielé-Griffin : harmonie. Éléments de la strophe : analyse logique, rythme et mesure. Techniques nouvelles ; leur application chez M. de Régnier, — chez M. Vielé-Griffin. Anarchie et règle. Hédonisme. Mélodie, accord de l’Harmonie et du Rythme.

Je n’ai parlé jusqu’ici que des formes plastiques. Les formes musiques ont une importance égale, mais M. de Régnier et même M. Griffin ne paraissent l’admettre qu’avec hésitation. À ce point de vue on ressent encore en eux le souvenir des écoles anciennes, avec la prédominance qu’elles accordaient à la peinture, à l’architecture, à la sculpture. M. de Régnier surtout se tient à l’écart des nouvelles recherches sur l’expression sonore de la pensée poétique ; M. Vielé-Griffin s’y intéresse davantage, mais encore d’assez loin et, comme pour M. de Régnier d’ailleurs, c’est en sa technique qu’on étudiera le mieux la musique qu’il apporte.

En analysant leurs livres au point de vue de la plastique, j’ai fait remarquer que l’auteur des Cygnes introduit dans son vers le geste, le mouvement, tout ce qui procède du Temps. M. de Régnier conserve l’attitude et la ligne arrêtée dans l’Espace ; il pratique aussi un art plus strictement objectif au regard de M. Vielé-Griffin, qui se livre davantage à l’instinct et même exprime parfois directement ce qu’il veut dire. Sous peine de se contredire absolument, il fallait que celui-ci se préoccupât avant tout du rythme de ses chants, M. de Régnier de l’harmonie des siens.

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La musique existe selon deux modes fondamentaux, non point harmonie et mélodie, mais Harmonie et Rythme-ces deux mots étant pris ici avec leur signification musicale la plus large. L’Harmonie, en ce sens, comprend les timbres aussi bien que les harmonies proprement dites, ou rapports organiques des tons sonores ; elle est tout ce qui est son, c’est à dire vibration et rayonnement. Le Rythme, en ce sens, comprend la mesure, comme les rythmes proprement dits ; il est le mouvement dans la durée. Pour plus de clarté, j’écrirai Harmonie et Rythme au sens général, rythme et harmonie dans le sens particulier.

Le Rythme est à l’Harmonie ce que la direction est à l’espace ; il s’effuse en elle, comme la Volonté dans la Représentation. On ne peut concevoir autrement qu’en théorie un ensemble d’harmonies absolument dépourvues de rythme, puisqu’elles ne procèdent que par succession15. Quant au Rythme, il peut exister sans nulle réalisation sonore, mais n’appartient plus alors à la musique ; n’eût-il qu’une seule note, il participe à l’Harmonie dès qu’il rompt le silence. Cependant on peut avoir la notion idéale d’un son indépendamment de la durée, comme d’un Rythme indépendamment de l’étendue.

La mesure des intervalles dont se compose une harmonie est un nombre se rapportant à une relation de longueur, de diamètre, de densité, (la corde ou le tuyau sonores) et désignant lui-même la vibration qui ne peut être conçue en dehors de l’espace. Pour les timbres aussi, cette mesure existe dans l’espace. Le Rythme, au contraire, est tout entier dans le temps ; il mesure le temps particulier d’une action, et, en art, ne peut être étudié dans l’espace qu’à travers l’orchestique où l’on en acquiert la notion comme d’un geste inscrit dans la durée. Dans la musique même, — art tout entier selon le temps, par sa nature, — c’est surtout par l’impulsion du Rythme que l’Harmonie participe de ce mode.

L’Harmonie ne peut être en mouvement que selon un rythme, et le Rythme est le mouvement lui-même ; il est inutile, je suppose, de développer ce pléonasme ! Il est évident aussi que, longuement tenus ou si quelque vif élan les emporte, les accords demeurent identiques et gardent les mêmes combinaisons.

Mais il n’est point mauvais de montrer qu’en dehors des impulsions combinées de la phrase musicale, les harmonies n’ont point de mouvement propre, — qu’elles sont donc en fonction indirecte de la durée, et le rythme en fonction directe de ce mode.

Il faut bien, pour éviter des méprises, revenir encore sur ce que j’ai dit : l’Harmonie, au sens musical le plus large, comprend deux éléments : les timbres, élément adventice, et les harmonies proprement dites, rapports organiques des tons sonores et de leurs intervalles. Les timbres et leurs combinaisons peuvent être variés comme on le veut, aucune forme ne les régit, sinon leur classement par familles, analogues aux familles des couleurs ; l’artiste les dispose à son gré, d’après son instinct : ils sont donc plus subjectifs ; mais, s’ils s’affirment aussi dans la durée, il est superflu de démontrer qu’ils n’ont point de mouvement propre. Il en est autrement des harmonies : elles paraissent, en effet, contenir une sorte de Rythme particulier, s’attirent réciproquement et changent de l’une à l’autre en un perpétuel roulement ; mais ces évolutions procèdent par des progressions régulières et bien assises et ne sont en réalité qu’un résultat de l’inertie.

Chaque groupe d’harmonies délimité par la tonalité forme, virtuellement au moins, dans notre système musical, un tout complet et stable, gouverné par des lois. Ces lois (celles de l’attraction des accords) sont, il est vrai, des espèces de Rythmes latents, mais, et seulement, à la manière de la pesanteur d’un objet lequel n’a d’autre force que son inertie même. Je vais essayer de l’expliquer.

Dans un groupe d’accords très simple, tel que celui-ci :

il n’y a nulle attraction du premier accord vers le deuxième ; quant à celle du deuxième accord vers le troisième, on sent qu’elle n’est rien autre chose que sa tendance au repos prolongé de la tonique ; ici, la comparaison de l’objet inerte qu’on soulève et que sa pesanteur fait retomber, est presque matériellement perçue. Elle est plus malaisée à saisir si le tissu sonore se complique, et pourtant elle me paraît demeurer parfaitement juste, car les suites d’accords les plus inextricables ne sont jamais formées que par la réunion et l’interpénétration de groupes harmoniques relativement simples.

Ce mouvement interne, (indépendant des rythmes marqués par la durée relative des sons et par la phrase musicale), cette sorte de courant qui glisse de note en note comme glissent en notre esprit les associations d’idées, est surtout perceptible lorsque des harmonies se suivent en série continue et dans plusieurs tons. Attiré en avant, toujours, par l’élision de l’accord qui conclut chaque groupe, il passe de son en son, cherchant en la tonique la cadence parfaite que longtemps on élude. Ce courant magnétique des harmonies progresse donc à travers elles de même qu’un objet entraîné par son poids, sur un plan incliné, roule et se meut selon presque l’horizontale, bien que ce poids même le pousse dans la direction verticale. Ainsi en est-il du mouvement des rivières, etc. On le voit, il n’y a là qu’une tendance à l’équilibre stable et chacun des groupes, pris en soi, est en somme immobile.

On comprendra mieux par un exemple. Analysons celui-ci, que je rends à dessein compliqué :

En ces quatre mesures, comme dans tout passage analogue, on sent indépendamment du rythme des blanches et des noires un secret mouvement de chacun des accords vers les accords qui suivent. Mais cet ensemble d’harmonies n’est au point de vue purement musical que la contraction des divers groupes transcrits ci-après sous leur plus simple expression :

On le remarquera, chacun d’eux est ici complet avec sa conclusion logique. Celle-ci, écartée de la première tonique par la modulation, trouve sa cadence naturelle dans la tonique de l’accord suivant. Il n’y a par conséquent, dans ces harmonies, qu’une tendance à la stabilité et c’est dans cette tendance seulement, rejetée d’accord en accord, que nous devons chercher le mouvement propre des harmonies soutenues. Ce mouvement supposé n’est que de l’inertie : il n’est donc qu’apparent en tant que Rythme et, dans la durée, n’existe pas plus, en soi, que l’attraction de l’aimant ou l’attraction moléculaire ; comme elles, il apparaît plutôt en fonction de l’espace.

Il est malaisé d’abstraire l’Harmonie du Rythme qui se développe en elle. Telle qu’elle se manifeste — harmonies proprement dites, ou timbres, — on ne peut la réaliser que dans la durée, mais, cela me paraît acquis, elle en dépend moins exclusivement que le Rythme et, à la différence de celui-ci, participe aussi de l’espace.

Or, remarquons-le, dans cet art subjectif qu’est la musique, l’harmonie s’illumine relativement objective, les Grecs l’avaient indiqué déjà ; timbres ou rapports organiques des sons (intervalles), nous en prenons la matière en dehors de nous. Mais les timbres, encore, sont variables au gré du caprice musicien ; au contraire les harmonies proprement dites évoluent avec régularité, normalement. Elles sont aux timbres, en quelque manière, comme la mesure est aux rythmes et, de même que dans le Rythme (au sens large) les rythmes sont l’élément le plus subjectif, de même les harmonies sont l’élément le plus objectif de l’Harmonie. — Forme virile de notre pur instinct, le rythme, léger tel qu’un souffle ou fort comme une volonté d’homme, naît de notre désir et s’identifie avec nous-même. Les harmonies, comme des Mères, sont les matrices où fructifie le verbe jaillissant du rythme ; elles nous apparaissent comme en dehors de nous : des lois spéciales les régissent sans notre œuvre, elles ne nous obéissent que dans la mesure de ces lois et, plus immobiles et plus stables que le rythme, la résistance qu’elles nous opposent nous les révèle étrangères.

Nous avons vu que l’attitude est l’élément objectif des « lignes », que le geste en est l’élément subjectif. Mais l’analogie ne peut s’établir directement entre l’attitude et l’harmonie, car à la Ligne c’est le Rythme qui répond ; cependant certains caractères communs les rapprochent.

Le rythme spontané et libre correspond au geste, c’est la mesure qui correspond à l’attitude. Bien que le mouvement ne puisse exprimer strictement le repos (et pourtant la musique ne peut-elle évoquer le silence ?) il est tel Rythme qui le suggère ; un Rythme lent, dont la mesure immuable est énergiquement perçue, désigne une attitude avec assez de force ; la périodicité de ses formes éveille l’idée d’une forme constante et de ce qu’il est soumis à un nombre invariable et dessine une ligne aux proportions fixes et rigoureuses, il devient plus objectif16. L’harmonie proprement dite me paraît correspondre à ce que sont les rapports des « valeurs » dans un dessin ou un tableau ; mais elle peut, par son objectivité, susciter aussi le reflet d’une pose arrêtée et permanente. Sans être une attitude dans la durée comme le geste est un rythme dans l’étendue, l’harmonie prête à cette ressemblance par sa stabilité.

Ces rapports de Rythme à geste (ou attitude) et d’attitude à harmonie, servent de transition entre la musique et la plastique : l’orchestique est leur trait d’union. Je l’ai indiqué déjà partiellement au chapitre II à propos du leit-motiv et au chapitre III en parlant du ballet : c’est grâce à la transcription du geste en un rythme, souvent aussi d’une attitude en des harmonies, que l’orchestre peut exprimer par des formes sensibles les mouvements humains et les statures humaines17.

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Pour M. de Régnier le vers ne va point sans une plastique modelée en sûrs contours : il développe avec style l’équilibre des proportions dans l’espace. Mais, outre l’ordonnance « harmonieuse » au sens général de ce mot, il atteint assez fréquemment l’harmonie musicale d’une strophe et son ordonnance sonore.

J’ai déjà dit que la logique le lui imposait ; peut-être sans qu’il le veuille, ses poèmes ont le plus souvent une continuité de son très réelle. Il use d’assonances multipliées, de voyelles logiquement unies et les déduit les unes des autres, au moins rudimentairement, par familles de sons. Il n’arrive pas, il s’en faut, à la radieuse perfection mélodique de M. Stéphane Mallarmé et, si je le compare à des poètes de sa génération, il me paraît certes dépassé par la richesse aux cent voix qui se répondent dans les Fastes de M. Stuart Merrill, par des détours chanteurs comme il s’en trouve en certains vers du Geste ingénu de M. Ghil18, ou l’harmonieux et bruissant nuage qui se meut sur tels poèmes de M. Achille Delaroche. Mais, s’il n’a pas à son service la merveilleuse gamme syllabique de M. Gustave Kahn, il ne blesse point non plus comme lui par des placages de sons plutôt brillants qu’expressifs et qui ne se fondent pas dans les vers. L’artiste, chez lui, n’a guère de défaillance.

Tout au plus peut-on noter, à de rares endroits, une certaine maladresse dans la reprise d’une même voyelle. Les vers que voici montrent ce défaut adventice ; ils sont en même temps un bon paradigme des quelques combinaisons d’harmonies auxquelles se prête ce poète :

Viens dans les calmes eaux laver tes mains coupables
Et ton manteau froissé de vents et d’orages
Et les yeux remplis du sable
Des routes d’ombre et des plages
Interminables à tes voyages
Des terres de folie au pays des sages
Où l’eau terne languit en âges de sommeil
Parmi les arbres grêles et sous de pâles ciels.

Il est d’ailleurs très difficile d’allitérer ainsi sur une dominante, et les poètes les plus musiciens, fût-ce M. Merrill, y montrent souvent de la gaucherie. Ici l’on sent l’effet malencontreux du mot « interminables » placé entre « plages » et « voyages », en revanche j’aime à faire observer l’heureuse disposition, aux derniers vers, des mots âges, arbres, pâles ; celui-ci, dernier écho du son prépondérant de toute la strophe, s’unit par une allitération à la rime, qu’une homophonie annonce elle-même et vient soutenir à la césure.

Voici un autre fragment exceptionnellement parfait ; sur une basse continue de syllabes sombres et nasales très habilement conduites, des notes longues et graves s’entrelacent, étoilées çà et là d’un point clair :

Des faces mortes sont au fond de nos silences…
De grandes ailes ont plané sur les eaux.
Le marbre et le basalte et l’ombre et le silence
Érigent, dans la Nuit, des tombeaux
Où la face sculptée au fronton du silence
Éternise sa vigilance
À revoir sa durée aux taciturnes eaux.

Il s’en faut que les vers de ce genre soient les plus nombreux chez M. de Régnier, et, je l’ai déjà dit, la musique ne paraît pas le préoccuper assez hautement. Souvent en ses poèmes la cohésion des sons n’est pas assez totale ; parfois même ils s’y développent, on le dirait, suivant un hasard propice plutôt que d’après un dessein réfléchi. Mais, étant donné le peu de soin que les poètes apportent d’ordinaire au plan sonore de leurs compositions, celles de M. de Régnier sont presque parmi les plus musicales à ce point de vue.

Dans les livres de M. Vielé-Griffin, l’harmonie se sacrifie au rythme qui gouverne tout. Et pourtant ce poète se révèle un subtil écouteur de sa pensée lorsqu’il écrit Eurythmie. En ce bel hymne, œuvre la plus parfaite je crois au point de vue de la forme, se trouvent des passages mélodieux comme celui-ci :

Je t’aimai d’un amour de musique
Au luth enguirlandé de jasmin,
D’un amour de fidèle et de prêtre
Qui s’éperd en cantique
Dès hier jusqu’en demain ;
Et tant je t’ai doucement nommée
Que d’un amour un autre vint à naître,
Que mon amour et toi n’étiez qu’un être
Et la chanson d’amour se fit l’aimée ;
J’ai péché pour t’avoir trop doucement nommée…

Il s’accumule en nos mémoires mornes
Trop de verbeuses, vaines chansons mortes :
Nous avons lu la route à trop de bornes,
Demandé le chemin à trop de portes ;
Je veux la rose, ô Reine dont tu t’ornes,
Je veux le lys, que dans ta main tu portes.

On y sent les inflexions de la voix suivre chaque mouvement de l’idée, en gardant une couleur sonore assez continue selon l’objet de cette idée.

Mais en général M. Vielé-Griffin oublie la puissance expressive de l’harmonie. Le plus souvent les sons de ses vers ne réunissent leurs voix que par la rime, laquelle est presque puérilement gardée ; car si sa position en évidence la doue d’une importance spéciale, la rime n’a pourtant pas, dans le vers moderne, un rôle indépendant du rôle des autres sons. Elle doit, pour acquérir toute sa valeur, s’allier avec les tons syllabiques voisins ou se fondre en leur rumeur qu’elle peut alors synthétiser par sa note vive. Séparée du réseau sonore de la strophe, elle n’est plus qu’un vain ornement et n’ajoute guère à l’harmonie. Mais M. Vielé-Griffin ne comprend pas ainsi la musique du vers. Il s’inquiète peu de coordonner des assonances ; chez lui l’allitération ne porte d’habitude que sur des consonnes : — elle n’influence donc que le rythme, — et en vérité tous les éléments du vers paraissent se subordonner, en tant que musique, à la création d’un rythme personnel, élégant et souple.

Un poème ainsi écrit manque de base tonale ; je l’ai déjà fait observer ailleurs, il contiendra des musiques plutôt que de la musique : car la musique suppose cette concordance des sons ininterrompue et comme organique, cette harmonie, que le rythme vivifie et dont il détermine la direction, mais qu’il ne peut entièrement remplacer sans enlever à l’œuvre son caractère de plénitude et de perfection.

Pour M. Griffin, le rythme est le lieu même de sa pensée. Mais la rythmique de ce poète ne peut se bien comprendre si on la disjoint de sa technique ; chez M. de Régnier les rythmes, intéressants aussi, bien qu’à un moindre degré, semblent presque découler de la technique au lieu qu’ils la régissent : voyons donc quelles règles ont suivies, consciemment ou inconsciemment, ceux qu’on a appelés symbolistes, et dans quelle mesure elles se trouvent appliquées au long des œuvres que nous achevons d’examiner.

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C’est l’analyse logique qui détermine les limites du vers moderne. Si l’on relit les divers exemples de « vers libres » que j’ai cité, on remarquera que les divisions de la strophe concordent avec les divisions naturelles de la phrase. La proposition grammaticale coïncide avec le vers, ou, plus souvent, les membres de chaque proposition sont présentés séparément ; parfois même il suffit d’un fragment de l’un d’eux pour remplir tout un vers lorsqu’il a une particulière importance descriptive, suggestive ou dramatique et, — chez M. Griffin, — oratoire. On voit que l’analyse est alors poussée plus loin mais reste le fondement de la strophe.

Cette sorte de règle n’est certes pas nouvelle. Tous les classiques, et avant eux les chantres épiques du Moyen-Âge, l’ont appliquée soigneusement et il semble qu’elle s’offre naturellement à l’instinct de qui veut écrire. Bien plus, le typographe qui dispose les lignes d’un titre ou d’une affiche s’y conforme jusqu’à un certain point, — quoique sans trop de délire poétique, on peut le supposer. Il semble qu’elle procède, chez lui comme chez nous, du désir de mettre en relief les divers membres d’une phrase et j’ajouterai, — pour le Poète, — qu’elle fournit en quelque sorte une matière à la mesure ou au rythme. L’art consiste à accorder ensuite le mètre avec l’analyse logique, soit qu’il y ait entre eux coïncidence, soit qu’un savant désordre les disjoigne d’abord pour les réunir bientôt.

La strophe des classiques est basée uniquement sur la conjonction précise de ces deux éléments du vers. Mais la rigide mesure forçait à ne penser que par six syllabes à la fois, — uniformément, — et, l’on s’en souvient, la monotonie de ces jeux produisit par réaction les coupes hardies des Romantiques. Si l’enjambement parut alors un si grave délit, c’est qu’il rompt cette simultanéité des impressions syntaxique et musicale qu’une habitude de plusieurs siècles avait érigée en charte constitutionnelle de la Poésie.

Cependant la monotonie était née non pas de l’union parfaite de chaque membre de la phrase avec chaque membre de la strophe, mais de cette mesure artificielle qui divisait les syllabes six par six et douze par douze en supposant à chacune d’elles une valeur rythmique égale. Les Romantiques, sans en discerner la vraie cause, à ce que je crois, tentèrent bellement de remédier au défaut du vers. S’ils gardèrent intacte sa charpente, ils voulurent au moins en renouveler l’intérieur décor et toute l’atmosphère ; le vers, conservé en ses strictes limites, put désormais faire mouvoir entre ces bornes solides les rythmes internes qui le varièrent, tandis que l’accent oratoire, issu de la logique même de la phrase, passait à travers la mesure en se combinant avec elle ou en s’y opposant à la manière de ce qu’on nomme en musique la Syncope. La grâce et la force des œuvres de ce temps fut de cacher souvent la mesure arbitraire révélée par la seule rime, de la voiler sous l’ondulant tissu de vers réels, de vers inégaux et libres ayant d’une et de deux jusqu’à seize syllabes ou davantage19. Ce fut une belle conquête ; et cependant ce n’était qu’une transition. Mais la divination de Hugo lui-même pouvait elle aller au-delà ? Les arts sont connexes, il est difficile que l’un d’eux ose dépasser les autres d’un demi-siècle, et la musique alors n’était pas allée plus loin que la poésie20. On avait eu, il est vrai, les mesures variées, parfois coupées par le récitatif, des dernières œuvres de Beethoven ; mais les cantilènes populaires n’avaient pas encore attiré l’attention, et les chants grégoriens, défigurés d’ailleurs par une incompréhension totale de leur vrai sens, n’apparaissaient que comme des restes glacés : car on assimilait au langage écrit de la liturgie son langage musical et la Préface, le Magnificat, parlaient une langue morte.

Il n’est pas inutile de faire remarquer à ce propos que l’harmonisation note par note des hymnes sacrées avait une analogie surprenante avec la conception de l’alexandrin, compté syllabe par syllabe. On plaquait, — et malheureusement on n’en a pas encore perdu par tout l’habitude, — un son d’orgue sur chaque son de la mélodie chantée, au lieu qu’un discant libre en certains : cas ou, plus souvent, des accords soutenus vinssent souligner et enrichir chaque groupe rythmique de la phrase. Il ne faut pas s’étonner qu’avec une si spéciale intelligence de son génie on ait fait longtemps de la monodie grégorienne une succession de notes sans accent et sans vie.

Mais aujourd’hui le folklore a remis dans toutes les mémoires les mélodies du peuple ; les chants grégoriens, depuis les savantes dissertations de dom Pothier, sont étudiés tels qu’ils doivent l’être et, (avec la nuance d’une interprétation qu’on ne peut ici discuter), la congrégation bénédictine de Maredzous s’est vouée à leur exécution intégrale. Enfin l’on a senti l’influence de Wagner qui, développant le récit beethovénien, supprime la carrure de la phrase au profit d’un rythme large et continu et, devancé en cela par les Romantiques, comme on l’a vu, juxtapose parfois des mesures aux nombres divers. Tout semble enfin s’unir pour favoriser le développement libre du rythme21.

Désormais, c’est le rythme qui va régir le vers ; mais non plus un rythme caché par l’artificielle et raide mesure comme la chevelure de Brunehilde sous le fer de son casque. À la dernière aurore Siegfried est venu réveiller l’endormie, et, le casque enlevé, les boucles enfin qui se dénouent ondulent toutes dans la clarté.

Si les Romantiques avaient dû, pour amoindrir la monotonie de la strophe, entrelacer souvent par des dispositions contrariées les mouvements de la phrase et l’armature fixe du vers, il n’est plus besoin d’un tel artifice dans les techniques d’aujourd’hui. L’enjambement, autrefois constamment nécessaire, est devenu un moyen d’expression nullement distinct des autres et ne sera plus employé que dans un but prévu, et par exception : l’analyse logique peut dorénavant coïncider avec le vers sans amener l’uniformité, car elle s’unit au rythme désinvolte et primesautier, et chaque ligne nouvelle (ou presque !) peut offrir un nombre de syllabes nouveau. Le vers est né à sa propre vie ; sa longueur comme sa force rythmique ne dépendent plus que du sens grammatical qu’il contient — du sens plus élevé qu’il apporte par sa plastique et par tout ce qu’il suggère — et de son importance comme élément musical : il est désormais logiquement conçu. Tout le travail de l’artiste sera donc celui-ci : faire concorder selon l’eurythmie l’analyse logique de la phrase, les plans des images et les formes musicales qui en sont le naturel support. Ces trois éléments doivent rester dans une dépendance réciproque et rigoureuse sans se nuire ; mais l’unité qui les assemble possède une élasticité plus grande qui permet au poète de les faire plus sûrement converger vers leur but de Beauté. La phrase, chargée des images qui l’éclairent, sera longtemps assouplie jusqu’à ce qu’elle se coordonne heureusement avec le rythme et l’harmonie ; et le rythme pourra s’étendre ici, là s’accourcir pour donner à chacun des fragments de la période sa totale valeur et en se juxtaposant au langage qu’il vivifie, faire naître en celui-ci, comme par merveille, — la Musique.

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La mesure traditionnelle ne pouvait plus régner seule sur la strophe. Comme les autres vers français anciens, l’alexandrin est fondé sur cette convention que toutes les syllabes ont une égale durée. Imagine-t-on une symphonie composée tout entière de noires ou de rondes, obligatoirement ? On l’a dit22, en réalité ce vers n’a pas une longueur, immuable ; certes, mais c’est au même titre qu’un « récit » : musical dont on peut presser ou ralentir telle partie : s’il varie, c’est dans des limites restreintes. Enfin il n’est pas plus logique d’exiger l’emploi continu des vers de 8, de 10 ou de 12 syllabes, — ou même du vers de 3, 4 ou 5 toniques, — que de forcer un musicien à écrire en 32 : ou en C tout un mouvement de son quatuor, toute une scène de son drame, On pourrait, il est vrai, alterner sans cesse les mesures comme s’y appliqua La Fontaine, ou comme c’est l’usage depuis un certain nombre d’années pour les musiciens. Mais dans ce cas précisément ces divisions de la durée ne sont utiles qu’en musique où l’on paraît en avoir gardé les signes pour faciliter la lecture et l’accentuation des rythmes qui les amènent, sans plus. Si, dans un poème, on les change sans repos selon les exigences du rythme, elles n’ont plus d’existence réelle puisqu’elles ne sont plus un nombre périodique, et leur nom, vainement conservé, ne peut servir qu’à faire confondre encore une fois les rythmes avec le chiffre des syllabes alignées.

La raison d’être du mètre fixe est d’objectiver le vers ; il le distingue dès l’abord du langage quotidien et donne à la parole l’aspect de la chose définitive et invariable. Mais ce résultat est accessible par d’autres règles, (chaque poète peut avoir les siennes, comme l’a dit M. Stéphane Mallarmé), et par l’harmonie des sons qui objective bien mieux encore. En outre on a montré souvent combien les mesures des vers anciens gênent l’épanouissement de la pensée : elles sont le lit de Procuste ; elles restent identiques, quels que soient les contours à délinéer, et ni les rythmes intérieurs ni les coupes du vers, malgré leur puissance expressive, n’ont assez d’élasticité pour envelopper toujours étroitement l’image et se fondre avec elle.

Mais si le vers nouveau n’est plus soumis à la seule férule de la mesure, ce n’est pas à dire qu’il faille renoncer absolument à celle-ci. Il est à souhaiter que le vers garde en bien des cas une certaine unité continue dans sa durée car la période y trouvera une force unanime que ne peut lui donner le caprice. Que le vers ne suive plus aveuglément la mesure, qu’il l’abandonne aussi souvent qu’il le faudra, mais non pas sans retour et non pas absolument au hasard ; et lorsqu’il s’en dégage sous la poussée victorieuse du rythme, que ce soit fréquemment pour un but immédiat où se glorifie l’exception. La mesure de quatre temps peut contenir des vers de sept à douze syllabes, selon que les rythmes sont binaires, ternaires ou alternants, et davantage si à chaque syllabe forte correspondent trois atones ; et quelle richesse de mélodie variée, par l’entrelacement des tonales et des semi-toniques, des longues et des brèves, des notes graves ou subtiles ! Ce n’est plus le lit de Procuste ! D’ailleurs la mesure naturelle basée sur les syllabes toniques s’impose presque à notre instinct car elle se fait sentir dès qu’une série de vers s’animent d’un même nombre d’accents rythmiques23.

Bien plus, les mesures anciennes elles-mêmes, encore que moins logiques, ont leur place marquée dans les strophes modernes si le Poète les y introduit savamment. Peu à peu amenées par les rythmes qui se confondent avec elles, elles se dresseront au-dessus d’eux pour imposer leur immobile structure et bientôt se résoudre en des rythmes nouveaux ; ailleurs encore, le poème d’abord exclusivement rythmique empruntera à leur stable puissance la ligne d’une grande attitude finale. Car l’artiste ne doit mépriser aucun des moyens d’expression usités jusqu’à lui ; il faut au contraire qu’il puisse les faire servir tous au glorieux mystère de la Beauté.

Les Parnassiens ont accusé ceux d’aujourd’hui (vraiment ce fut un réquisitoire complet) de souhaiter la mort du vieil alexandrin qui depuis Lambert le Tort s’obstinait à garder le pouvoir absolu. Mais il ne s’agit point de décapiter l’ancien monarque ; on s’est borné à lui adjoindre des ministres responsables, des chambres législatives, une presse bavarde, — et le voici devenu roi constitutionnel.

On n’applaudit plus s’il crie « l’État, c’est moi ! », mais il lui est permis de protéger les lettres, les arts et l’industrie, d’envoyer des ambassadeurs, de s’entourer d’une noblesse encore jalouse de pur renom, de dissoudre au besoin une chambre des députés turbulente ; et dans l’apparat glacé des cérémonies officielles, lorsque musiques et discours célèbrent les fastes de la nation, la séculaire mémoire de sa race et sa hautaine stature imposent encore par leur grandeur.

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Après les essais de MM. Verlaine et Moréas, qui suivaient eux-mêmes la tentative heureuse de Rimbaud, M. Gustave Kahn innova une strophe ondoyante et libre dont les vers appuyés sur des syllabes toniques créaient presqu’en sa perfection la réforme attendue ; — il ne leur manquait qu’un peu de force rythmique à telles places, et une harmonie sonore plus ferme et plus continue que remplaçait d’ailleurs une heureuse harmonie de tons lumineux24. La publication de ces vers fut immédiatement suivie, en Belgique et en France, de poèmes conçus selon des formes voisines. M. Vielé-Griffin, après avoir hésité semble-t-il, soudain s’élança joyeusement au plus fort de la bataille. M. de Régnier suivit peu après, mais de plus loin. Comme la plupart des littérateurs d’à présent, ces deux poètes ont rejeté la camisole de force de l’alexandrin, mais celui-là plus décisivement que celui-ci. On pourrait dire que le premier a rompu effectivement avec l’ancien vers, et que le second s’est borné à le rompre.

D’une longue fréquentation chez les Parnassiens, l’auteur des Épisodes a gardé des habitudes sévères de travail et le goût du définitif. L’étude stricte de l’alexandrin a peut-être contribué à lui donner le sens des toniques et des atones : car ce mètre demeure entre tous le plus propre à des combinaisons de coupes et, pour sauver sa monotonie, requiert avec instance des mouvements adroitement combinés. Lorsqu’il pratique l’alexandrin, M. de Régnier le vivifie par une riche variété de rythmes internes en lui laissant sa force roide et ses formes sculpturales, mais en usant fréquemment, à la césure, de syllabes muettes mal amenées, qui donnent un à-coup brusque vraiment pénible et surprennent chez un habile ouvrier.

Lorsqu’il renonce à user de cette mesure, il ne peut se résoudre à l’oublier. Ses vers polymorphes ne le sont pas assez ; on ne sent pas en eux cette impulsion ingénue que M. Griffin suit, je crois, à l’excès. Le vers libre ne procède pas de soi-même, chez M. de Régnier, mais dérive de l’alexandrin qu’il allonge ou réduit pour s’y égaler de nouveau. Comme l’a fait remarquer M. Mallarmé, le fondement de ce vers est le souvenir du mètre ancien qu’il fuit, revient effleurer, quitte encore pour se confondre enfin en sa plénitude. Telle est du moins la technique de la plupart des Poèmes anciens et romanesques et des poèmes principaux de Tel qu’en songe, — technique à laquelle plusieurs écrivains déjà loin de leurs débuts, M. Fontainas entre autres et surtout M. Ferdinand Hérold, paraissent s’être définitivement ralliés.

On peut regretter que chez eux, comme chez M. de Régnier, le vers ne semble pas avoir en lui-même sa raison d’être ; cependant ce n’est pas à proprement parler un défaut et, je l’ai déjà dit, il est plus que légitime d’user à la fois de rythmes et de mesures.

Bien plus, nulle technique n’est plus propre à développer les accents divers de la parole que celle qui fait alterner les mouvements naturels de la voix avec la fixe arcature d’un mètre logique — reposant sur les syllabes tonales — ou même, comme c’est ici le cas, avec les lignes infrangibles du vers héroïque conservées dans notre mémoire. Mais cette alternance est précisément très malaisée et M. de Régnier en a jusqu’à un certain point évité la difficulté en n’écrivant que très rarement des vers tout à fait « ingénus », basés entièrement sur le rythme et qui ne participent pas de vieux souvenirs.

Il faut y insister d’autant plus qu’il sait au besoin, — ou peut-être suivant le gré d’une heure inattendue, — tracer de tels vers aussi bien que personne, une souple musique délicieuse comme celle-ci :

Au bois des frênes nous avons pleuré.
Était-ce d’avoir quitté les bruyères
Où nous avions erré,
Et les collines et les prés,
Et les sentiers selon la courbe des rivières,
Était-ce à cause de vieux hivers
Et de tant d’hiers
Où nous avions pleuré ?

Mais des exemples de ce genre sont rares et l’on trouve aussi des strophes semblables aux suivantes, où le mètre nouveau s’essaie à peine à vivre de lui-même et bientôt, issu de l’alexandrin, vient s’y résoudre. On y sentira un certain manque de force propulsive, qui procède plutôt de quelque inertie dans le rythme que des syntaxes bistournées et embarrassées auxquelles M. de Régnier se complaît trop souvent. Je dois avertir que j’ai choisi à dessein un passage assez médiocre où l’éclat des images ne pût voiler le défaut de cette technique ; ( quandoque dormitat , dirait sans doute plus d’un normalien.)

Seigneur, voici parmi les arbres
Le vieux château que vous voulûtes
Revoir à cette heure de fièvre et de larmes
Où vos glorieuses blessures saignaient sur vos armes,
Alors qu’en votre âme de littérature.
Ainsi que les clairons se taisent à la flûte
D’un pâtre parmi son troupeau qui broute et bêle,
Des songes tressaillirent où se renouvelle,
Avec ses soirs mornes et ses aubes belles
Tout le passé muet que l’angoisse interpelle.

Cependant, qu’ils se rattachent à l’alexandrin ou s’en séparent, les vers de M. de Régnier sont d’ordinaire bien appuyés sur les syllabes toniques, leurs inflexions ont de la justesse, et un choix de mots d’une propriété parfaite dont la force n’a d’égale que la noblesse donne à ses poèmes une rectitude de forme, une certitude de trait qui apportent en chaque strophe l’impression de la chose définitive.

C’est à l’alexandrin qu’il doit, en partie du moins, cette fermeté. Il la doit surtout à son sûr jugement et à ce goût de l’ordonnance qui évoque en sa technique même la stabilité des attitudes qu’elle érige. Ses premiers livres, jusqu’aux Épisodes, ont une inflexibilité parnassienne. Mais il y a même parfois une solidité de pierre dans les alexandrins qu’il écrivit ensuite, et certes il objective le poème autant qu’on doit le souhaiter. À ce point de vue comme à beaucoup d’autres on ne peut qu’admirer M. de Régnier. Sa strophe n’est pas très riche en rythmes neufs et la souplesse lui fait défaut mais, ses imbrications serrées ne permettant point de découvrir le poète qui parle, elle surgit d’elle-même et résonne comme au verbe d’une invisible bouche.

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La technique de M. Vielé-Griffin est comme son incarnation. Il est homme avant d’être artiste ; pour lui, vivre c’est agir, regarder est une joie puissante, puisqu’en l’action, puisqu’en les images se développe et se précise le moi. Il ne pouvait tolérer longtemps une forme littéraire restrictive de l’action et du fol instinct, et qui, en régularisant avec rigueur l’expression de l’idée, arrête l’élan du cœur pour le discipliner à de traditionnels mouvements. Aussi, à voir la différence de ses premiers livres et de ceux qu’il a publiés récemment, on sent que les rythmes nouveaux — appelons-les provisoirement rythmes subjectifs — étaient nécessaires à l’épanouissement de sa personnalité et en contiennent la forme naturelle.

M. Vielé-Griffin s’épanche entièrement en ses dernières œuvres ; la personne du récitant s’y devine et moralement et presque au physique. Nous l’avons vu, il use assez souvent de la forme didactique ; il s’adresse au lecteur et l’interpelle, ce qui suppose la présence de l’interpellateur. Que le je de ses vers désigne le Porcher, l’amant d’Yeldis ou l’évocateur d’Hélène, l’auteur met en scène — sans le vouloir, je le crois bien, — un narrateur qui paraît se confondre avec lui, et l’on aperçoit ses gestes derrière la pensée qu’il déploie. Je me garde bien de l’en féliciter, mais je veux faire remarquer ceci : la rénovation du vers a permis le jaillissement ébloui de tout son être ; de livre en livre on a pu le voir se profiler plus nettement à mesure que se précisait sa technique. Si donc celle-ci a en soi des défauts, et je tâcherai de les montrer, on ne peut nier qu’elle ne soit pour ce poète la plus logique entre toutes, puisqu’elle s’identifie si étrangement avec lui-même.

Il publia d’abord des recueils d’alexandrins et un drame, œuvres régulières selon le mode ancien, malgré déjà quelques tentatives de liberté. Son vers alors cherchait à s’objectiver ; plus chargé d’images qu’il ne le fut ensuite, il érigeait aussi des attitudes plutôt que des gestes, et la musique le tentait moins que les formes dans l’espace. Le drame Ancæus est une étude d’harmonieuses plastiques motivées par une action simple, et non un réel conflit de sentiments humains. En ce livre qui parut peu de temps avant Joies, on discerne malaisément le poète instinctif et le trouveur de rythmes qui va naître bientôt ; cependant des compositions publiées avant ce drame (les premiers Cygnes) indiquaient déjà les vagues linéaments de la philosophie que j’ai exposée au premier chapitre de cette brochure, et, entre beaucoup de pièces agitées d’influences diverses, — celle de M. Paul Verlaine notamment, — quelques pages laissaient deviner l’auteur de la Chevauchée. Tel ce poème exquis, la Dame qui tissait, dont j’extrais un fragment ; l’attitude, appuyée sur de douces harmonies, domine encore le geste, mais déjà apparaissent maints rythmes comme des vers libres fondus dans l’alexandrin qui lui-même se désagrège et semble n’avoir plus de raison d’être. Les vers que je vais citer ne sont véritablement presque plus des vers, mais que de désirs ambiants ils annoncent !

Printanière, dans l’aube éternelle du rêve
Et dans l’aurore assise, Elle tisse en rêvant
Des choses qu’Elle sait, et sourit ; et, devant
Elle, au gré de sa main agile, court sans trêve
La navette laborieuse, et le doux vent
D’avril emmêle ses cheveux qu’Elle soulève
Et rejette sur son épaule ; et, relevant
La tête, Elle fredonne un air qu’Elle n’achève…

De l’ombre, Elle apparaît, comme en un cadre d’or :
Derrière Elle l’azur et des plaines qu’arrose
Un fleuve ; et, sur sa tête, un rameau de laurose
Étend ses fleurs contre l’azur clair ; — et l’effort
Du métier, comme un chant monotone et morose
Se plaint très doucement : — on envierait le sort
De celui qui baiserait la main qu’Elle pose
Négligemment, parfois, et lasse de l’effort…

Mais moi, la voyant rire en rappelant sans doute
Quelque doux jour mort de sa joie un soir de mai,
Je songeai que, peut-être, pour avoir aimé
Son rire, d’autres ont repris la lente route
Tristes d’un souvenir et le cœur affamé
D’un mets où nulle lèvre impunément ne goûte.
………………………………………………………

Ce qu’annonçaient ces vers, Joies nous l’apporte bientôt, au moins en grande partie. Avec Joies — l’un des plus beaux livres de M. Vielé-Griffin, ce qu’on ne dit pas assez — nous sommes à une ligne de faîte qui sépare deux versants, l’ancienne et la nouvelle manière du poète. L’expression directe n’y apparaît qu’à peine, le vers didactique est encore absent, mais les lèvres d’où résonne la musique des rimes ne sont plus toujours cachées par le rideau des images, le geste victorieux détrône l’attitude, et les rythmes ont déjà trouvé leur vie propre en dehors des mesures ; cependant une hésitation, ou un reste d’habitude peut-être, les unit fréquemment à celles-ci, sans qu’ils osent déployer au vent qui passe leurs voiles toutes neuves. Ils sont comme un enfant qui, s’il a quitté la main de sa mère, court un instant joyeux et libre, et déjà revient vers elle pour régler de nouveau son pas sur le sien. Dans Joies se trouve quasi réalisée la strophe souhaitée par M. de Régnier, — à cela près que le vers dégagé ne se résout pas en l’alexandrin, mais plutôt en des mètres variés de 7, de 8, de 10, de 12 syllabes. Il s’ensuit que, malgré le rythme réel de la plupart d’entre eux, les vers les plus spontanés paraissent eux aussi des mesures traditionnelles alternées et non les mouvements d’une voix libre combinés selon l’harmonie. L’exemple suivant indique assez nettement le mélange des mesures et des rythmes ; et il contient, ce qui importe davantage, une exquise vision printanière :

Des oiseaux sont venus te dire
Que je te guettais sous les lilas mauves,
Car tu rougis en un sourire
Et cachas tes yeux en tes boucles fauves
Et te pris à rire.

Des fleurs t’ont promis quelque chose,
Car tu leur parlais comme on admoneste,
Puis voici que tu devins rose
En les effeuillant d’un si joli geste
Qu’il en disait la cause.

La mer où s’en vont tes regards en nacelles
Te dit, elle aussi : « ton heur te coudoie »,
Que, te retournant, tu t’épeures et chancelles
À me voir, là, tout près, sous les lilas frêles,
— La mer, ou les fleurs, ou les hirondelles,
Ou ton âme à toi, subtile en sa joie ?

Déjà, à certaines places, il est vrai, le rythme se montrait seul maître de lui-même, avec l’accompagnement d’une mesure, non plus traditionnelle, mais logique ; encore peu divers, il était franc, ingénu et de primesaut :

« Vous, si claire et si blonde et si femme,
Vous tout le rêve des nuits printanières,
Vous gracieuse comme une flamme
Et svelte et frêle de corps et d’âme,
Gaie et légère comme les bannières ;
Et ton rire envolé comme une gamme
En écho, par les clairières — ».

« Vous ma fierté tout enorgueillie,
Vous seul but, seule voie et seule fin,
Vous de qui seul je me rêvais cueillie,
Vous mon poème et ma soif et ma faim, —
Quel soir est tombé, quelle heure est vieillie ? »
…………………………………………………

Que l’on compare ces vers avec la Dame qui tissait, citée un peu plus haut, on verra comme ils correspondent déjà à l’analyse de la phrase. Progrès inconscient peut-être, mais naturel : l’enjambement n’a sa raison d’être qu’avec la mesure syllabique dont il cherche à combattre la monotonie ; il ne peut que nuire aux rythmes, — hors des cas particuliers pour lesquels, encore une fois, la sensation ainsi exprimée justifie l’exception ; — car, au développement naturel des mouvements qu’elle contient doit s’allier le développement naturel de la période.

Dans les derniers livres de M. Griffin l’analyse, vers par vers, du discours et des images, est conduite encore plus loin. On en trouve des exemples typiques :

Voici ma pensée :
Si la flèche
Que mon arc lance aux étoiles
Retombe et blesse
Ma main qui l’a lancée
Vers les étoiles ;
Et si le cri d’opprobre
Que je jette à l’écho des bois
— Bavard ou de réponse sobre,
Selon ma voix-
Se retourne comme une insulte
Qui brûle mon cœur en moi ;
Ainsi tout vieux rêve vers toi,
Tout vieil émoi
(Qu’un nouveau rire, croit-il, achève)
Surgit encore comme un tumulte,
Hélène,
Et tout vieux rêve
Me pèse jour et nuit en honte vaine
Comme un remords :
Tel l’espoir d’une aube qui jamais ne se lève,
Tel que mon jour est las de porter mes jours morts.

Mais en une phrase ainsi déchiquetée, il est difficile de faire sentir un rythme de quelque force et d’une allure continue. L’auteur de ce poème y échoue assurément lui-même, — ou plutôt il réalise, en des vers qui sont près de la prose, une sorte de rythme nouveau basé sur le geste. J’entends bien qu’il y a de la surprise chez ceux qui déchiffrent cette phrase. Voici : Comme je l’écrivais tout à l’heure, la grande question, au point de vue des techniques récentes, est le rapport du rythme à l’analyse logique. Quelques littérateurs n’ont pas l’air, il est vrai, de s’en préoccuper beaucoup ; d’autres le cherchent dans un nombre plus ou moins constant de syllabes toniques et peuvent réaliser ainsi un art où l’élan fol de l’instinct n’exclut pas l’équilibre des proportions.

M. Vielé-Griffin procède tout autrement ; il me paraît concevoir son vers comme une parole déclamée, ou plutôt contée ; chacun de ses poèmes suppose un diseur et la strophe se règle à la fois sur les images que la voix isole et sur le geste léger d’une main qui semble découper la phrase en en soulignant les nuances25.

Aussi, la plupart de ses œuvres sont-elles des récits. M. Vielé-Griffin est de la race des conteurs, mais il ajoute à leurs talents connus d’élégance et de clarté un sens plus profond de la vie, de plus intimes paroles issues d’un être qui a vu et compris, et un souci nouveau de suggérer. Il a de leurs défauts une tendance à l’élocution trop facile, et, de-ci, de-là, au prosaïsme, — et la tendance aussi de ne se guère régler que sur son propre assentiment. Le rapport du rythme au geste et de ceux-ci à la mesure de la phrase n’est soumis qu’à la critique du poète lui-même, et cette critique ne cherchant sa raison que dans le tact-puisque l’artiste ne s’est véritablement imposé aucune règle — l’ouïe plus ou moins bonne et l’instinct de la beauté restent les seuls critères.

Ici, je sens la sympathie m’attirer vers lui tandis que m’en éloigne le raisonnement. Le goût du poète doit être toujours le premier juge de ce qu’il crée, cela est certain. Mais l’étude des proportions révélées par les traditions, l’entente progressive des manières d’art et des règles admises par autrui peuvent développer ce goût et faire du poète un artiste. N’est-il donc pas dangereux, (qu’on me trouve, si l’on veut, très prudhomme) ne pourrait-il être tout à fait néfaste de propager imprudemment un principe, en partie très vrai, mais en partie très contestable ? L’art est subjectif, mais il est objectif aussi, sans cela pourquoi ne point songer seulement, pourquoi écrire, peindre, sculpter ? Une œuvre trop exclusivement subjective n’acquerra jamais la suprême beauté, celle qui naît de l’harmonie, du parfait équilibre, celle qui fait d’une statue ou d’un poème un être distinct de son auteur, vivant d’une vie surnaturelle et qui se suffit à soi-même. M. Vielé-Griffin ne lira point cela sans protester ; il ne comprend pas qu’il soit besoin de règles, non pas imposées : apprises dans le travail et créées par lui ; mais ses écrits manquent précisément un peu des qualités objectives des justes bornes et de l’harmonie ; ils sont de belles paroles prononcées par une voix ; ils ne sont pas toujours la voix vivante.

M. Vielé-Griffin est, en art et ailleurs, un individualiste ; je ne l’aurais pas dit qu’on l’eût deviné. Il semble naturel que son caractère — car cela ne tient-il pas de l’instinct plutôt que de la raison ? — se reflète en son esthétique et fasse de celle-ci non pas la doctrine du self-government, qui est la plus féconde et suppose d’ailleurs des lois, mais celle d’une parfaite Anarchie.

L’Anarchie, en politique comme en littérature, est l’idéal, je le crois, mais comme tous les idéals il est à l’infini, et l’on doit tendre vers lui sans espérer encore l’atteindre. L’anarchie, prêchée immédiatement, est un anachronisme — ce qu’on appelle crime en politique — car elle ne peut exister dans notre société égoïste ; le procédé même, nullement angélique, employé de préférence par ses prophètes les plus actifs, suffirait à prouver que son jour n’est pas arrivé. Une société anarchique supposerait que l’altruisme est devenu la règle de tous les hommes, qu’ils appliquent cette règle même sans le vouloir, comme, pour les stoïciens, un homme vertueux pratique la vertu. Mais l’homme, jusqu’ici, pense à soi plus qu’aux autres hommes ; la Société est une collection d’égoïsmes, et la lutte pour l’existence s’y dénonce à première vue comme le seul principe un peu apparent : le socialisme, venu de l’autre pôle, doit donc précéder l’anarchie, — de quelques centaines, peut-être de quelques milliers d’années, — car il importe avant tout de protéger les faibles ; il faut d’abord paralyser les forces de l’égoïsme et le faire peu à peu céder au sentiment contraire, pour qu’enfin puisse grandir l’universel Amour. Le Socialisme est un mal nécessaire.

Il en est de même des règles. Après le pouvoir absolu et imposé des anciennes métriques, la Poésie doit s’imposer à elle-même, en chacun de ses créateurs, des lois qui sont pour elle le socialisme, le mal nécessaire. Certes, de même qu’il est bon de voir les individualistes catholiques et anarchistes combattre par les armes du raisonnement les autoritaires socialistes et jacobins, et tenter ainsi d’établir dans la société un progressif équilibre, il faut aussi que les individualistes des lettres, les poètes spécialement subjectifs, comme M. Griffin, luttent contre les autoritaires du Parnasse ; mais l’équilibre du moment se trouve encore entre eux, et un peu en avant de M. de Régnier, je pense. Des hommes au goût sûr et au clair regard peuvent, il est vrai, devancer l’heure présente ; ils ne le font jamais avec succès que dans des limites restreintes et Hugo, par exemple, n’avait point deviné le « vers libre » ; il est douteux qu’il y eût excellé, malgré son génie, s’il avait voulu le tenter : l’équilibre momentané des idées et des formes ne s’était pas encore arrêté sur ce point.

Il faudrait, pour qu’en art l’anarchie pût régner sans dommage, il faudrait que le sentiment de la consistance parfaite des formes, de l’Eurythmie, de l’élément objectif de l’art, se fût à ce point fortifié chez tous, que tous, sans le savoir, y obéissent par leur seule nature ; que, par exemple, sans avoir appris la musique, un artiste pût écrire des suites d’accords aux conclusions euphoniques. Je ne sais si pour les Grecs ce miraculeux instant ne fut pas entrevu ; mais n’y avait-il pas, chez Pindare lui-même, l’accord quasi régulier des rythmes parlés aux sons de la flûte et des tétracordes, et savons-nous quelles règles, de lui seul apprises, il avait prescrites à sa voix ? Il semble que pour les Grecs aussi, l’heure n’était pas venue ; elle aurait dû, une fois née à la vie, se prolonger éternellement, car l’idéal ne suppose point de décadence ; — au contraire leurs sculpteurs furent asservis au canon rigoureux, précis, despotique, comme leurs cités connurent l’orteil du roi de Macédoine.

Si nous appelons Art la collection des œuvres élevées par les hommes comme des prières à la Beauté, on peut dire qu’il évolue à l’égal de tous les organismes. L’instant de l’anarchie viendra ; attendons. Mais il est aussi atroce qu’inutile de chercher à avancer outre mesure l’aiguille de l’horloge en massacrant par la dynamite les amateurs d’opéra de Barcelone, et il n’est pas non plus nécessaire de déclarer que le goût seul du poète est la règle des vers. L’auteur des Cygnes sera peut-être surpris de se voir assimilé à Ravachol ; — comme il n’y a guère de propagande par le fait, disons plutôt Kropotkine. Je serais désolé si ma dénonciation devait mettre M. Griffin aux prises avec M. le préfet de police ; mais la querelle que je lui cherche ici n’est point nouvelle : il y a quelques années déjà, dans une étude sur Joies 26, je reprochais à la préface de ce livre de compter pour rien l’Harmonie.

M. Vielé-Griffin qui est un bel et pur artiste peut se livrer à son goût ; il choisira sans doute des choses pures et belles. Encore pourrait-il fréquemment se tromper. Mais que feront des poètes moindres, que fera l’adolescent littérateur qui jette sa pensée vierge dans le tumulte des images et des rythmes ? La théorie de l’œuvre d’art régie par le bon plaisir du trouveur est proche de celle-ci : la recherche du plaisir immédiat, qui déshonore encore presque toute la musique française27.

L’hédonisme est aussi méprisable en art qu’en philosophie ; il énerve, débilite, affadit ; il répugne aux grandes actions comme aux grandes pensées, change le beau en joli, l’héroïque en agréable, et doit susciter une indignation sévère chez tout homme qui veut agir ou créer. M. Vielé-Griffin que sollicite la Beauté la plus noble et dont l’œuvre est viril au moins autant que l’œuvre de M. de Régnier, devrait saisir ici la défaillance de son esthétique.

Elle apparaît visiblement dans les écrits d’autres poètes, et non des moins doués. Ceux-ci, après avoir libéré le rythme, l’ont ensuite laissé trop souvent dégénérer, s’amoindrir, se désagréger, au point qu’un grand nombre d’entre eux paraissent avoir oublié la force propulsive qu’il donne au vers, dont il demeure en somme le véritable fondement. Sans doute il s’agissait pour eux dans la réforme nouvelle, de supprimer la mesure, plutôt que de faire rejaillir sur le rythme le sang rouge de la vie. La confusion apparaît probable lorsque l’on songe à la confusion des termes eux-mêmes.

Quelques-uns remplacent le mouvement des toniques par un autre mouvement fondé sur l’accent oratoire, — j’en ai parlé plus haut, — ou par les modulations naturelles de la voix en chacune des parties de la phrase ; ils gardent ainsi à leurs poèmes une certaine base musicale, assez faible, il est vrai ; cependant d’autres affirment se trouver fort bien de n’avoir plus de base du tout. La plupart s’imaginent, je crois, écrire ainsi des mélodies. Mais il faudrait au moins savoir de quoi il s’agit. Car ce mot, la mélodie, je l’ai si souvent entendu prononcer, et par des bouches qui lui donnaient des significations si diverses, que je n’oserais permettre à mon meilleur ami de l’employer devant moi sans le définir. M. Saint-Saëns va jusqu’à opposer l’harmonie à la mélodie. Autant vaudrait opposer Algol à Persée.

Il ne serait pourtant pas si difficile d’arriver à se comprendre. Une mélodie c’est une série de sons qui se succèdent selon un rythme, tout le monde en est d’accord. Il semble dès l’abord que si l’on ne peut concevoir la mélodie sans un rythme, elle ne peut exister non plus en dehors de l’harmonie, — puisqu’elle est son autant que mouvement, — et qu’on ne peut donc lui opposer l’harmonie qu’en opposant une partie à un ensemble. Mais il y a plus ; dans la musique proprement dite si l’on considère telle mélodie qu’on voudra, on aperçoit ceci : elle indique son ton et sa modalité, elle désigne en général son harmonie complémentaire naturelle qui peut être ensuite altérée et compliquée, mais subsiste toujours quant à sa racine ; enfin, en laissant de côté les notes de passage et appogiatures, indépendamment de tout accompagnement ou contrepoint, la mélodie forme elle-même, par ses intervalles, un accord ou une suite d’accords, complets ou incomplets, et indique la racine des autres. Les deux caractères précédents ne sont que les résultats de celui-ci, que l’on comprendra mieux si l’on se rappelle qu’un accord n’est pas toujours « plaqué », mais peut être écrit par harpèges ou par batteries et se résoudre en un trait.

La mélodie, les notes successives gouvernées par un rythme, c’est précisément le lot du poète qui ne peut en ses vers donner simultanément plusieurs sons. Elle est bien une mélodie, cette musique que nous admirons dans l’Après-midi d’un Faune, mais les littérateurs dont je viens de parler l’entendent sans doute autrement ; car à ce mot ils paraissent attribuer la signification que lui donnent les femmes, d’une phrase qui émeut et chatouille les sens, ou celle d’une vague improvisation tzigane ; au moins leur mode de composition est-il d’accord avec une définition semblable.

Cette manière de versifier, quand elle ne conduit pas à une sensualité vaine permet évidemment à l’instinct de s’épanouir en claires fleurs ; elle peut s’accorder souvent avec le talent et ils l’ont prouvé ; mais si elle favorise la naissance de mille compositions légères et charmantes, elle ne recèle pas assez de force vive pour s’ordonner en une œuvre décisive et grande. Elle a le primesaut de l’instinct, mais il demeure en elle quelque chose de passager et d’inconsistant : fille de la fantaisie, elle en garde la faiblesse. On peut la supposer exquise avec une voix d’enfant comme elle incertaine et fragile, mais, sans compter qu’elle se confond bientôt avec la prose, un chant d’homme fier et grave exige pour son lyrisme un plus puissant soutien.

Je le dis encore, le défaut de ces vers c’est qu’ils négligent dans la forme l’élément objectif de l’Art, et telle est malheureusement la tendance caractéristique de la plupart d’entre nous. Cependant plusieurs poètes ont voulu réagir, — presque tous, comme M. de Régnier, et plus encore M. Verhaeren, en accordant aux formes plastiques une importance décisive qui galvanise le vers en une image ; mais il est un autre moyen :

Rendons à la parole toute son énergie de voix chantante pour établir une strophe musicale fermement équilibrée. Les deux éléments de Rythme et d’Harmonie que Pindare et Sapho juxtaposaient pour ainsi dire, lorsqu’ils ajoutaient au vers les gloses de la musique proprement dite, choisissant pour le premier surtout la parole, confiant plutôt l’autre à la cithare ou à la flûte, il faudrait les définitivement unir en une véritable mélodie parlée. Que le Rythme y demeure libre et souple, guidé par le désir du poète et prêt à se doucement courber ou à se raidir comme une barre de métal selon les inflexions de la voix ; mais jaillie des assonances et des allitérations, sans cesse mêlée au Rythme qu’elle absorbe et répercute en ses intérieurs échos, que l’Harmonie du verbe enrichisse la période. — Enfant de la durée, le Rythme au vol changeant s’élève à travers l’étendue qu’il conquiert ; il a tout l’espace pour domaine ; multiple et simple, geste dur et massif ou de lignes dégagées, il est pimpant et bref ou vastement élargi comme le sujet pensant, comme le vouloir, comme l’être mouvant qu’il désigne. L’Harmonie, plus lente en ses variations, se modèle aux formes des objets pensés, s’amoncelle en masse vigoureuse, ou s’atténue comme un lointain, dispose les plans, consolide les proportions, recueille la clarté monitoire des choses, et conduite par le Rythme qui se meut en son sein, passant avec lui de son en son et d’objet en objet, elle le suscite à lui-même par l’empreinte qu’il y marque, grande toujours et féconde, opulente et passive comme la Nature-Mère.

Ainsi réunis par la Parole qui les confond, le Rythme et l’Harmonie se vivifient en se pénétrant. Le Rythme dit tous les mouvements du sujet, il est la trouvaille, l’esprit libre, les mille gestes juvéniles… Mais l’Harmonie composée et concordante corrige dans le Rythme l’excès du caprice. Tranquille et puissante, elle appuie contre la durée son inébranlable stature en présentant au Rythme un mystérieux miroir. Si le rythme se développe dans les harmonies, l’âme devient et se révèle par ses images ; elle l’enseigne au songeur et lui aide à retrouver le But dont son génie ressent l’attirance divine. Car elle donne au Poème sa raison d’être en l’achevant : elle l’apparie aux lignes de la norme et fait de l’œuvre d’art un monde parfait et distinct qui trouve désormais sa vie au profond de lui-même et, fantôme éloquent du moi soudain communiant avec l’être, affirme son natal accord en l’Harmonie silencieuse des Lois