(1883) Essais sur la littérature anglaise pp. 1-364
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(1883) Essais sur la littérature anglaise pp. 1-364

[Dédicace.]

À LA MÉMOIRE

DE

THOMAS CARLYLE


ces essais sont dédiés

EN SOUVENIR D’UNE FERVENTE ADMIRATION

Du caractère anglais

Un des faits que les philosophes sont unanimes à reconnaître, c’est l’existence d’un certain être métaphysique qui s’appelle caractère national. Chaque nation possède une âme générale qui se dégage des individus composant cette nation, qui circule et plane invisible, intangible, et qui cependant dénote sa présence par des actes matériels. Est-ce une abstraction ou une réalité ? L’une et l’autre à la fois, serait-on tenté de dire. Vous pourriez passer en revue la moitié des habitants d’un pays sans rencontrer en eux les signes caractéristiques de l’âme nationale, et tout à coup elle se révèle à vous à l’improviste par quelque signe fugitif : un mot, un geste, l’expression d’une répugnance, la vibration d’un accent passionné, la démarche d’un passant ; mais, à peine l’avez-vous aperçue, que déjà elle s’est enfuie. Le caractère d’une nation est une chose que l’on sent plutôt qu’on ne la voit, une chose qui tient le milieu entre une conception de l’esprit et une réalité matérielle, qui est impersonnelle et qui agit cependant par les individus, qui n’existerait pas sans la nation et qui en est pour ainsi dire indépendante. Quand on réfléchit sur ce qu’on appelle caractère national, on n’est plus tenté de railler les querelles des nominalistes et des réalistes, et l’on se pose involontairement leur vieille question : est-ce un mot, un simple flatus vocis ? est-ce une réalité existant par elle-même ? Cette question en entraîne une autre plus importante : ce caractère national est-il une pure généralisation, un résumé collectif, une synthèse embrassant à posteriori toute une série de faits, ou bien existe-t-il dès l’origine et se trouve-t-il à priori chez les nations ? Est-ce une force simple, une monade active qui, féconde par elle-même, crée un ordre particulier de faits, ou bien se forme-t-il par agrégation et affinité lente et successive d’actes accomplis dans un milieu déterminé pendant un certain laps de temps ? Chacun peut répondre à cette question, selon qu’il penche vers la croyance à un plan divin d’après lequel une tâche particulière aurait été assignée à chaque peuple, ou selon qu’il considère l’histoire comme un enchaînement de faits empiriques se poussant les uns les autres par le simple effet de rapports de succession dus à un hasard fatal. Les deux opinions sont peut-être également vraies, car le caractère des nations se présente à la fois comme force créatrice et comme forme ou revêtement des actes créés ; mais la plus digne d’attention est celle qui considère le caractère national comme existant à priori.

S’il est difficile de déterminer l’essence de cette âme nationale, demi-abstraction, demi-réalité, il est bien plus difficile encore de décrire ses traits. La vie a une logique qui n’est pas celle de nos pédantesques méthodes ; elle aime la simplicité, mais une simplicité féconde et non mathématique ; elle aime les contrastes, ses combinaisons sont infinies, d’un même principe elle sait faire jaillir des conséquences contradictoires. Aussi est-il à peu près impossible de déterminer rigoureusement quels sont les traits principaux d’un caractère national, sans s’exposer à recevoir un démenti formel de quelque fait inattendu ou ignoré. Les exceptions sont même quelquefois tellement nombreuses, qu’elles dépassent la règle générale. « Parlez tant que vous voudrez de peuples et de siècles auxquels le don de la poésie a été refusé, disait naguère un des plus subtils analystes de ce temps-ci, et un jour il plaira à la nature de faire naître Pindare en Béotie et André Chénier au xviiie  siècle. » Il en est de même de tout caractère national. Déclarez, par exemple, que l’esprit anglais est pratique avant tout, prosaïque par conséquent et amoureux de l’utile : on vous répondra qu’il serait presque aussi vrai de dire que l’esprit anglais est essentiellement poétique, car les plus grands hommes de l’Angleterre ne sont pas James Watt et Arkwright. Le peuple anglais est doué d’une grande force de volonté, c’est là un fait généralement reconnu ; mais un observateur qui n’est pas préoccupé de se conformer aux opinions reçues remarque bien vite que la force d’imagination est pour le moins aussi grande chez ce peuple que la force de la volonté. Les Anglais ont le goût pratique de l’agriculture, et ils poussent ce goût jusqu’à ses dernières limites ; mais ils ont aussi un naïf et sauvage amour de la nature, qui ne se trouve au même degré chez aucune autre nation. Ils sont très durs, très froids, et cependant ils ont une timidité d’enfant, une tendresse de femme qui se révèlent parfois de la manière la plus charmante et la plus inattendue. Ils sont grands voyageurs, cosmopolites d’habitude, et en même temps essentiellement sédentaires, faits pour la vie domestique ; leur corps est partout, si nous pouvons parler ainsi ; leur âme reste toujours anglaise. Ils ont des préjugés cruels, un pharisaïsme inique, et pourtant aucun peuple ne possède un tel amour de la justice, et dans aucun pays il ne se commet moins d’iniquités. Ce sont de véritables hommes libres, d’une indépendance farouche, et néanmoins ils sont plus soumis, plus obéissants que s’ils avaient été élevés toute leur vie sous un absolutisme paternel ou selon le code des jésuites du Paraguay. Leur égoïsme est devenu proverbial ; ils sont avides, rapaces, absorbants, oui, mais ils sont capables aussi des affections les plus passionnées et de dévouements à outrance. Leur gouvernement, leurs lois, leurs mœurs sont enveloppés de formes surannées et offrent encore à l’univers comme un musée vivant du moyen âge ; ils n’en sont pas moins le peuple moderne par excellence. Arrangez comme il vous plaira toutes ces contradictions. L’embarras est grand quand on essaie de ramener à l’unité tant de phénomènes opposés ; on risque de se laisser égarer par les détails, d’observer trop minutieusement, de se laisser séduire par trop de faits passagers et sans importance fondamentale. Le sagace et subtil Emerson n’a pas échappé lui-même à ces dangers ; son livre sur le caractère anglais abonde en pensées fines et en détails presque tous vrais, qu’il est allé chercher jusque dans les profondeurs de l’âme anglaise, mais qui ne sont que des détails. La question principale : pourquoi l’Angleterre est-elle ce qu’elle est, et en vertu de quelle qualité ? que représente-t-elle dans le monde ? question qui seule pouvait ramener à l’unité tous ces détails ingénieux, se sent partout, mais n’est formulée nulle part. Le livre d’Emerson a une logique secrète qui suppose que le lecteur est d’avance d’accord avec lui sur les points fondamentaux, et que la controverse ne peut rouler que sur des détails : il n’a pas de logique visible et méthodique. Il semble s’adresser spécialement à un public d’Anglo-Saxons qui n’ont pas besoin qu’on leur apprenne le rôle qu’ils jouent dans le monde et qui connaissent, par l’instinct du sang, les qualités propres à leur race ; aussi est-il plus capable de faire rêver que d’instruire réellement1.

Nous essaierons, à l’aide de ce guide subtil et à la lumière de ces milliers de pensées rapides comme l’éclair, de trouver notre route dans ce dédale du caractère anglais. Si nombreuses que soient les voûtes, les cavernes, les passages secrets, un plan cependant a présidé à cette architecture morale compliquée, un plan simple à l’origine, et que les événements, le cours du temps, les caprices et les passions des hommes ont surchargé, augmenté, embelli ou faussé. C’est ce plan primitif qu’il s’agit de découvrir.

Ici se présente de nouveau cette question : le caractère d’un peuple est-il préexistant à sa civilisation, ou se forme-t-il à mesure que cette civilisation se déroule ? En d’autres termes, l’histoire d’un peuple est-elle le développement constant, logique de cet esprit rudimentaire si profondément caché dans les mystères de l’organisme humain, du sang et de la race, et plus profondément caché encore dans les secrets desseins de la Providence divine, par laquelle toutes les destinées des peuples furent à l’avance réglées ? Voyons si nous pourrons retrouver cette semence de l’âme anglaise ; Emerson va nous aider dans cette recherche.

« Le Heimskringla ou les sagas des rois de Norvège recueillies par Snorro Sturleson sont l’Iliade et l’Odyssée de l’histoire anglaise. Les portraits des rois norvégiens, comme ceux d’Homère, sont vigoureusement tranchés et empreints d’une forte individualité. Les sagas nous décrivent une république monarchique comme celle de Sparte. Le gouvernement disparaît devant l’importance des citoyens. Il n’y a pas en Norvège des masses asiatiques et persanes qui combattent et périssent pour agrandir un roi. Les acteurs sont des possesseurs de terres, des fermiers, dont chacun est nommé et décrit personnellement comme étant l’ami et le compagnon du roi. Une population très limitée confère à chaque individu cette haute importance. Les individus sont souvent décrits comme étant des personnes extrêmement belles, trait qui rapproche encore davantage cette vieille histoire de la moderne race anglaise. Chez eux prédomine le solide intérêt matériel, si cher à l’intelligence anglaise, et qui est pour elle comme le lien logique qui associe l’idée de mérite au fait de la possession territoriale. Les héros des sagas ne sont pas les chevaliers de l’Europe méridionale. Aucune vapeur de la France ou de l’Espagne ne les a corrompus. Ce sont de substantiels fermiers que la rigueur des temps force à défendre leurs propriétés. Ils ont des armes dont ils se servent non pour accomplir des actes chevaleresques, mais pour défendre leurs champs. Ce sont des hommes très avancés dans les arts de l’agriculture, vivant d’une manière amphibie sur une rude côte, et tirant leur nourriture à demi de la terre, à demi de la mer. Ils ont des troupeaux de vaches, de l’orge, du blé, du lard, du beurre et des fromages. Ils pêchent dans le fiord, ils chassent le daim. Le roi, parmi ces fermiers, a un pouvoir très variable et qui quelquefois n’excède pas l’autorité d’un shérif. Le roi y est maintenu beaucoup à la façon dont les paysans de nos districts de campagne maintiennent chez eux le maître d’école ; pendant l’hiver, il vit ici une semaine, là une autre, passe dans la ferme voisine la quinzaine suivante, et ainsi de suite chez tous les fermiers tour à tour. C’est ce que le roi appelle aller en quartier chez ses hôtes, et c’était là l’unique manière dont un pauvre roi d’une pauvre terre pouvait vivre, lui et les compagnons qui formaient sa suite, lorsqu’il était obligé de quitter sa propre ferme pour aller, à travers son royaume, rassembler les redevances de ses sujets.

« Ces gens du Nord sont d’excellentes personnes après tout, pleines de bon sens et de fermeté, d’un sage conseil et d’une grande promptitude d’action. Ils ont une singulière propension à l’homicide. La principale fin de l’homme pour eux est de tuer et d’être tué : rames, faux, harpons, leviers, pioches, fourches, sont des instruments qu’ils apprécient principalement à cause de l’aimable facilité qu’ils offrent pour l’assassinat. Deux rois, après leur dîner, vont se divertir en se passant leur épée à travers le corps, comme firent Yngve et Alf. Deux autres rois, sortant un matin à cheval pour une promenade d’agrément et ne trouvant aucune arme à leur portée, vont saisir, faute de mieux, les mors de leurs chevaux et s’en serviront pour se casser mutuellement la tête, comme firent Alric et Eric. La vue d’une corde, d’une courroie, d’un cordon leur met immédiatement en tête la pensée de pendre quelqu’un, un mari, une femme, surtout un roi. Un fermier, s’il n’a qu’une fourche, s’en servira pour embrocher le roi Dag. Le roi Ingiald trouve extrêmement plaisant de brûler dans une salle une demi-douzaine de rois après les avoir enivrés. Jamais pauvre gentilhomme obéré ne fut plus las de la vie, n’eut désir plus furieux d’en être débarrassé que l’homme du Nord. Si sa mauvaise étoile lui refuse la chance d’une querelle, le hasard le servira d’une autre manière ; il sera confortablement transpercé des cornes d’un taureau, comme Egil, ou bien il se tuera en glissant sur un sillon comme l’agricole roi Onund. Odin mourut dans son lit, en Suède ; mais c’était un proverbe traditionnel, qu’il était déplorable de mourir de vieillesse. Le roi Hake de Suède frappe d’estoc et de taille dans un combat aussi longtemps qu’il peut tenir, puis ordonne que son vaisseau de guerre, chargé des cadavres de ses hommes et de leurs armes, soit mis en mer, toutes voiles déployées. Resté seul, il met le feu à du bois goudronné, et se couche heureux sur le pont. Le vent souffla de la terre, chassant le vaisseau qui fuyait, en répandant des jets de flammes, entre les îles, au milieu de l’Océan, et ce fut là la digne fin du roi Hake. »

Vous ne reconnaissez point là, n’est-il pas vrai, l’Angleterre moderne, avec sa légalité, ses libertés constitutionnelles, ses universités, son Église épiscopale, ses hommes d’État et ses poètes ? Et cependant elle est là tout entière pour qui sait bien voir ; pas un seul trait n’y manque. Seulement, grâce aux leçons du temps et à une culture continue, cette férocité anarchique est devenue indépendance indomptable, cette violence a été tempérée par le respect des droits d’autrui, cette nature active et libre a appris à s’exprimer par des moyens plus nobles que des combats à coups de fourche. L’analyse des sagas nous révèle le rudiment de l’âme anglaise, et, cet élément une fois reconnu, il est facile d’en suivre à travers l’histoire les lents et successifs développements. Dans cette sauvage population de pirates et de fermiers, nous avons l’origine de la constitution et de la liberté anglaise, si vainement cherchée dans des chartes et des parchemins qui eux-mêmes étaient un effet et non une cause ; nous avons l’origine de son gigantesque commerce, de ses colonies, de sa merveilleuse agriculture. Elle dormait tout entière chez ces barbares, cette Angleterre moderne, objet d’étonnement pour toutes les nations. Conquête de l’Inde, esprit pratique, vif sentiment de la réalité, génie de Shakespeare, furieux et homicides poèmes de Byron, rudes yeomen, impérieux gentilshommes, tout cela se retrouve au fond des descriptions des vieilles sagas norvégiennes, tout jusqu’à cette beauté physique, à cette fleur de carnation, célèbre dès le viie  siècle, dont nous admirons aujourd’hui l’éblouissant épanouissement, et qui dénote une race vierge, chaste et rustique.

L’Angleterre représente essentiellement la civilisation barbare, la civilisation dont le germe était enfoui au fond de l’âme germanique. Partout ailleurs, les barbares ont plutôt châtié le monde qu’ils ne l’ont refait à leur image, mais là ils ont mis leur empreinte. Cette île n’a été peuplée que de barbares, et, par une sorte de dessein providentiel, des pires de tous les barbares. Lorsque les Saxons abordèrent dans l’île, ils y trouvèrent une population de Celtes, non pas de Celtes romanisés, façonnés à la servitude, instruits aux arts de la civilisation, dont les ancêtres avaient rempli les rangs de la fameuse légion de l’Alouette, et dont les frères avaient occupé les charges de patrices et de consuls, mais de Celtes absolument sauvages, sur lesquels Rome n’avait jamais pu mordre, parmi lesquels elle n’avait laissé aucune marque de sa puissance. La barbarie autochtone fut vaincue par la barbarie envahissante, et quelle barbarie ! Les Germains qui avaient envahi l’empire, Goths, Franks et Bourguignons, ces Germains, si aisément vaincus par le spectacle de Rome agonisante, si aisément convertis et baptisés, si vite circonvenus par les évêques et les moines, étaient des prodiges d’humanité et avaient une aptitude merveilleuse à la civilisation, si on les compare à ces hommes sortis des bruyères du Holstein et des sables du Jutland. Ils continuèrent dans leur nouvelle patrie les exercices homicides qui leur étaient familiers et fondèrent une sauvage heptarchie. Une mer de barbarie était destinée providentiellement à recouvrir l’Angleterre, et, le flot chassant le flot, l’invasion dura six siècles. À peine une faible lueur de civilisation commençait-elle à poindre, à peine quelques monastères étaient-ils fondés, que le vent du nord souffla cette flamme et que la nuit recommença. La Scandinavie épuisa libéralement ses veines pour couvrir l’île privilégiée de pirates et de meurtriers2. On eût dit que la Providence, mécontente du mélange de civilisation et de barbarie qui s’était si rapidement accompli sur le continent, voulût cette fois préserver la barbarie de tout contact avec la civilisation. Dans l’étroite arène de l’Angleterre, ces races sœurs et ennemies se combattirent jusqu’à extinction, se mêlèrent enfin et se fondirent l’une dans l’autre, non par des actes de sympathie et de bienveillance réciproque, mais à force de violences et d’exactions, d’impôts du danegeld et de massacres de la Saint-Brice. Lorsque le combat eut duré assez longtemps, les survivants se relevèrent et consentirent enfin à vivre à peu près en paix. L’abondante effusion du sang, en épuisant la vigueur virile, avait aussi épuisé les haines. C’est ainsi que, depuis le jour où ces deux frères à demi fabuleux, Hengist et Horsa, abordèrent sur les côtes de la Grande-Bretagne, jusqu’au jour où le duc Guillaume mit fin à cette anarchie et confisqua au profit de ses compagnons cette exubérance de forces viriles, la barbarie régna sans contrôle, son niveau restant presque toujours le même et ne baissant que par degrés insensibles. Elle se modifiait cependant, non sous l’influence, il est vrai, de forces civilisatrices, mais en s’épuisant elle-même, en se saignant à blanc ; mais ce dépouillement du tempérament barbare se faisait néanmoins avec tant de lenteur, qu’il y en avait pour plusieurs siècles, si la conquête normande n’était survenue.

Le résultat de cette persistance de la barbarie a été une civilisation entièrement originale. Privés des secours que les Germains trouvèrent dans les débris de la société romaine, les Saxons durent tout tirer d’eux-mêmes. Sur le continent existait un dualisme bizarre qui n’exista jamais en Angleterre : la civilisation d’une part, la nature barbare de l’autre. La civilisation était extérieure à l’homme et se trouvait pour ainsi dire opposée à la nature. L’homme faisait effort pour se l’assimiler, la transporter en lui ; il ne la tirait pas de lui-même. De là la complication ou plutôt le gâchis confus des premiers siècles qui suivirent la conquête, ces imitations maladroites de Rome, ces puériles singeries de grandes choses imparfaitement comprises, et cette corruption réciproque de la civilisation romaine par la barbarie, des instincts barbares par la civilisation. Plus heureux que les Germains du continent, les Saxons, ne trouvant rien à imiter, organisèrent leurs institutions d’après celles de leur pays natal et leurs instincts d’indépendance. Magistratures locales, division de l’Angleterre en comtés, jugement par jury, ont leur origine dans cette époque lointaine, et toutes ces institutions purent s’établir sans voir se dresser devant elles des souvenirs de droit romain et des traditions ennemies ; mais ce que les Saxons conservèrent surtout pur de tout mélange, ce furent leurs instincts barbares, leur amour du combat, leur dédain de la vie.

Emerson s’emporte contre les Normands, il les appelle voleurs et pirates. Qu’étaient donc les Danois et les Saxons qu’ils vinrent soumettre ? Nous croyons au contraire que la conquête accéléra la marche de cette civilisation qui avait tant de peine à percer l’épaisse couche de barbarie dont restait couvert son germe vigoureux. Il y en avait encore, sans Guillaume et ses compagnons, pour des siècles d’anarchie sanglante. La conquête fut très dure, mais elle se fit dans les meilleures conditions et amena les meilleurs résultats. Elle se fit par des hommes de même origine que les vaincus et doués des mêmes instincts. Au fond, les Normands n’apportaient pas avec eux une nouvelle civilisation ; ils n’apportaient qu’un degré supérieur de culture. Le self-government leur était cher aussi bien qu’aux Saxons ; seulement, placés dans des conditions plus favorables, ils en faisaient une meilleure application. L’indépendance personnelle, au lieu de se traduire chez eux par de violents assassinats, se traduisait par des actes chevaleresques et par des conquêtes de royaumes. On a beaucoup parlé d’un élément latin qui aurait été introduit en Angleterre par les Normands ; mais le seul élément latin qu’ils y aient réellement importé, c’est leur langage. Pour tout le reste, mœurs et institutions, ils ne firent que modifier la forme sans altérer en rien la substance première. Ils n’abolirent pas ces instincts de combat que nous avons signalés, mais ils leur donnèrent un but ; ils régularisèrent l’esprit d’anarchie et tracèrent des limites à l’indépendance personnelle. Ce fut toujours le self-government, mais mieux interprété. Ce sont les Normands qui ont fait cesser la stérilité des instincts saxons et les ont rendus fertiles ; leur épée, en s’enfonçant comme une charrue bienfaisante dans ce sol vigoureux, l’a débarrassé des ronces et des bruyères sauvages qu’il avait produites jusqu’alors, et en a fait jaillir les riches moissons qu’il recelait. Ce que l’Anglais moderne a fait pour sa terre natale, la conquête normande le fit pour la nature morale saxonne : Emerson remarque très bien qu’en Angleterre rien n’est tel qu’il fut d’abord ; on a transporté la terre fertile, on a utilisé le roc, on a sondé les gués de toutes les rivières. Les lois sur la chasse et le couvre-feu, les dures lois protectrices de la vie des Normands, la tyrannie féodale, furent en quelque sorte les instruments d’agriculture qui façonnèrent le peuple farouche des vaincus.

Ainsi en Angleterre nulle contradiction dans les faits. Saxons, Danois, Normands, toutes ces populations successives suivent un même courant historique. Les Saxons et les scandinaves représentent les instincts et les institutions barbares, les Normands représentent le perfectionnement de ces mêmes instincts et de ces mêmes institutions ; tous personnifient à des degrés divers le même esprit, l’esprit germanique, et le même principe, la liberté individuelle. Les races n’ont pas été croisées ; les alliances accomplies n’ont jamais dépassé un certain degré de parenté ; mariages et querelles ont été des mariages et des querelles de famille : c’est dans ce fait physiologique d’un sang pur de tout mélange violent, et dans ce fait moral d’une âme pure de toute éducation antipathique à ses goûts et à ses habitudes, qu’il faut chercher l’origine de la civilisation anglaise.

Ces instincts n’ont pas disparu, ils se sont transformés : de pirates et de guerriers, les Anglais sont devenus colonisateurs et commerçants ; mais aujourd’hui comme autrefois la même exubérante activité, la même absorbante énergie, se font remarquer chez eux. Le voyageur qui descend Cheapside ou le Strand, au spectacle de ces milliers de voitures pressées les unes contre les autres et guidées par des cochers en haillons plus habiles que ne le furent jamais les coureurs des jeux olympiques, au spectacle de cette foule qui se rue plutôt qu’elle ne marche, de ces passants au pas précipité et à l’air affairé, ce voyageur, s’il a quelque imagination, ne peut s’empêcher de penser aux mêlées meurtrières et aux annales sanglantes du passé. Pour l’Anglais moderne comme pour le vieux scandinave, la vie est toujours un combat ; les champs de bataille seuls ont changé. Dans les hautes classes de la société, ainsi que le remarque fort bien Emerson, le raffinement de la civilisation ne fait que donner à cette énergie native une force de plus ; le charme des manières rend la victoire plus sûre encore, la résistance plus inutile, et les personnes plus formidables. Du haut en bas de l’échelle sociale, ils sont physiquement vigoureux et ont un goût prononcé pour les exercices physiques. « Les Anglais ont une énergie constitutionnelle plus grande que celle d’aucun autre peuple, dit Emerson. Ils pensent, avec Henri IV, que les exercices virils sont le fondement de cette élévation d’esprit qui donne à un homme son ascendant sur un autre homme, ou avec les Arabes que les jours passés à la chasse ne comptent pas dans le cours de la vie. Ils boxent, courent, chassent, montent à cheval, nagent, rament et naviguent d’un pôle à l’autre. Ils boivent et mangent à outrance, vivent librement au grand air, et mettent un intervalle de solide sommeil entre leurs journées. Ils marchent et vont à cheval le plus vite qu’ils peuvent, la tête penchée en avant, comme s’ils étaient pressés par quelque affaire urgente. Les Français disent que les Anglais marchent toujours droit devant eux dans les rues, comme des chiens atteints de folie. Hommes et femmes marchent avec un empressement frénétique. Aussitôt qu’ils ont la force de tenir un fusil, la chasse est l’art d’agrément de tout Anglais de condition. C’est le plus vorace peuple de proie qui ait jamais existé. Chaque saison ramène l’aristocratie à la campagne pour chasser et pêcher. Les plus vigoureux sortent de l’île et s’en vont en Europe, en Amérique, en Asie, en Afrique, en Australie, pour se livrer avec fureur à toutes les variétés de la chasse, chasse au fusil, chasse au piège, au harpon, au lasso, chasses au moyen du chien, du cheval, de l’éléphant, du dromadaire. Ils ont écrit les livres de chasse de toutes les contrées, ainsi qu’en témoignent les écrits de Hawker, de Scroop, de Murray, de Herbert, de Maxwell, de Cumming et d’une infinité de voyageurs. » Cette fureur d’action, qui survit souvent à l’âge de l’action, se traduit par des luttes d’une variété de formes infinie. Tout tourne à la lutte en Angleterre, même les occupations paisibles. Les Anglais forgent le fer, construisent des manufactures, défrichent, émigrent, comme ils chassent et voyagent.

Emerson, qui a si excellemment jugé cette faculté d’activité, aurait pu pousser beaucoup plus loin son analyse. Toute la vie intellectuelle de l’Angleterre se ressent de cet instinct dominant. Ce n’est pas un peuple contemplateur ni même méditatif, dans le vrai sens du mot : c’est un peuple imaginatif. Tout ce qui peut imprimer une secousse à ses nerfs, tout ce qui lui procure une sensation nouvelle, il le recherche avec avidité. Il aime la nature comme il aime une longue course et un bain rafraîchissant au bout de cette course. Son intelligence est peu spéculative, et il sent tout corporellement. Son tempérament est, pour ainsi dire, plus intellectuel que son âme. De là la magie propre à ses poètes et qui n’appartient à aucun autre peuple. Les poètes anglais ne décrivent pas la nature comme de didactiques académiciens, ils ne la célèbrent pas comme des admirateurs et des dilettanti ; encore moins la contemplent-ils pieusement, comme de mystiques brahmanes, d’un œil religieux. Elle ne leur inspire ni piété ni amour désintéressé, elle ne leur inspire que des désirs de possession. Amants violents et hardis, ils portent la main sur elle, s’enivrent de sa lumière, se roulent dans ses fleurs et se relèvent le corps imprégné de ses parfums. De cet amour actif, excessif, de cette prise de possession réelle de la nature, dérivent toutes les qualités propres aux poètes anglais : le luxe des images, l’impression vive, acre, pénétrante du plaisir ressenti, les frissons nerveux, les spasmes du cœur, les cris d’enthousiasme et de douleur, en un mot toutes les émotions vivantes et toutes les chastes voluptés que peut faire éprouver la nature à un homme énergiquement doué. Cette ardeur active, entreprenante, cet amour passionné, sincère, absorbant de la nature, qui repoussent toute idée de méditation, d’état passif, sont le grand caractère des poètes anglais, depuis Shakespeare et les contemporains d’Élisabeth jusqu’à Byron et à Shelley. Les plus doux et les plus pieux, tels que Cowper et Wordsworth, sont eux-mêmes bien loin d’en être exempts.

Les anciens croyaient que le cerveau était un animal ; mais cette hypothèse est une réalité pour le peuple anglais. On peut dire sans métaphore que son cerveau a des pieds et des mains. Oubliez toutes les expressions figuratives ou métaphysiques, les ailes de l’âme, le vol de la pensée, l’ubiquité de l’esprit : l’âme des Anglais ne vole pas, elle marche ; elle n’est pas supérieure à l’espace, elle habite un lieu. « Les Anglais, dit Emerson, sont terrestres et de la terre, they are of the earth, earthy. » Rien n’est plus juste. Leur intelligence se meut comme un être animé ; elle ne comprend que ce qu’elle a saisi, elle ne voit que ce qui est devant elle ; mais ce que cette intelligence a vu ainsi, elle en garde le souvenir fidèle, et ce qu’elle a saisi, sa main vigoureuse ne le laisse plus échapper. Les Anglais, au lieu de se laisser dominer par les idées, les dominent ou les évitent : ils en font des objets de propriété et les travaillent comme ils travaillent le fer et les métaux, corrigeant un détail, perfectionnant un rouage, ajoutant un ressort avec une opiniâtreté infatigable. Leurs spéculations métaphysiques sont toutes spéciales et sont vigoureuses plus qu’élevées ; elles s’appliquent exclusivement au monde physique comme celles de Bacon, ou au gouvernement politique comme celles de Hobbes, ou à un point fermement circonscrit de la science comme celles de Locke ; mais ce n’est pas dans la métaphysique que leur intelligence triomphe. Là où elle se plaît, c’est dans le domaine des faits. Son élément, c’est la lutte. Donnez-lui une correspondance de journal à rédiger, un pamphlet à écrire, une discussion parlementaire à soutenir, une institution à défendre, un cabinet à attaquer, alors vous la verrez déployer une ardeur extraordinaire. La véritable vie intellectuelle des Anglais, c’est la politique et la controverse, et encore la politique et la controverse sous une forme pratique, personnelle, sur laquelle leurs dents puissent mordre et contre laquelle leurs poings puissent frapper. Ils sont d’assez médiocres théoriciens politiques et de mauvais généralisateurs : ils n’ont pas inventé le système des droits de l’homme, et ce sont des étrangers, Montesquieu et Delolme, qui ont écrit la théorie de leur constitution ; mais qu’il s’agisse de savoir si le ship money a été illégalement imposé, quelles sont les limites du pouvoir de dispense, ou si le principe de l’échelle mobile est préférable au principe de la liberté absolue dans le commerce des céréales, et ils vont se battre pendant des années. Ils n’ont pas dans la théologie et la critique religieuse l’esprit généralisateur des Allemands ; mais qu’on vienne à rechercher si le baptême doit être ou non conféré avec le signe de la croix, ou quelle est l’attitude la plus convenable pour recevoir l’eucharistie, et en voilà pour des siècles de controverse. Toujours le combat, la lutte active.

Ainsi, dans les mœurs et dans les habitudes de l’Anglais, dans sa vie intellectuelle, et même dans les manifestations les plus élevées de son génie national, se retrouvent les qualités natives propres aux races barbares. La civilisation les a transformées et les a appliquées à des objets dignes d’être conquis, à un but digne d’être poursuivi. Nous ne les reconnaissons plus aujourd’hui sous cette forme que leur ont donnée le christianisme et la richesse ; mais, lorsque par hasard le voile de la civilisation se déchire, nous apercevons leurs traits terribles. Dans les classes supérieures de la société, parmi les hommes d’un âge mûr et d’un esprit cultivé, ce n’est qu’à force de gratter l’Anglais qu’on retrouve le Saxon, pour employer l’expression énergique que Napoléon appliquait aux Russes ; mais dans les classes populaires, chez les hommes dont l’âge n’a pas encore amorti le tempérament, dans les manifestations des mauvais penchants de notre nature, cette vigueur barbare se découvre absolument à nu, sans souci de se dissimuler.

« Cette nation, dit Emerson, a une nature épaisse, âcre, animale, que n’ont pu adoucir des siècles de christianisme et de civilisation. Alfieri disait que les crimes de l’Italie étaient une preuve de la supériorité de la race. On pourrait dire de l’Angleterre que c’est une montre qui se meut sur un pivot de diamant. Les Anglais non cultivés sont un peuple brutal. Les crimes mémorables inscrits dans leurs registres judiciaires ne laissent rien à désirer pour la froide méchanceté. Cher au cœur anglais est un beau combat, bien soutenu. La brutalité des mœurs dans les classes inférieures se révèle par la boxe, les combats d’ours et de coqs, l’amour des exécutions publiques, et par cette prompte disposition au pugilat dans les rues qui est un spectacle si délicieux pour les Anglais de toute condition. Les gens du marché ont la lâcheté en horreur. — Nous devons d’abord faire un peu manœuvrer nos poings, disent-ils ; nous sommes tous habiles avec nos poings. — Les écoles publiques sont accusées d’être des tanières de brutalité et sont chéries du peuple à cause de cela. Les tortures infligées au souffre-douleur des écoles publiques sont une confirmation de ce fait. Medwin, dans la biographie de Shelley, rapporte qu’à l’école militaire ils roulèrent un jeune homme dans la neige et, l’ayant laissé ainsi dans sa chambre tandis qu’ils allaient à l’église, l’estropièrent pour toute sa vie. Ils ont gardé la coutume de la presse maritime, la punition du fouet pour la marine, l’armée et les écoles publiques. Telle est la férocité de la discipline militaire, qu’un soldat condamné au fouet demande souvent que sa sentence soit changée en une sentence de mort. La peine du fouet, bannie de toutes les armées de l’Europe occidentale, est conservée en Angleterre de par l’autorité du duc de Wellington. Le droit du mari à vendre sa femme s’est perpétué jusqu’à nos jours. Sir Samuel Romilly disait des statuts criminels de l’Angleterre : “J’ai examiné les codes criminels de toutes les nations, le nôtre est le pire ; il est digne d’anthropophages.” Dans la dernière session, la chambre des communes a dû écouter des histoires de flagellations et de tortures pratiquées dans les prisons. »

Emerson aurait pu ajouter que cette férocité se révèle encore dans l’aspect général de la société anglaise, qui a quelque chose de sombre et de sinistre. Les curiosités de l’Angleterre ne sont pas les spectacles, les lieux publics, les offices religieux, le parlement, ni même ces courses et ces chasses à outrance, principaux divertissements de la société anglaise : non, les curiosités véritables de ce pays singulier sont beaucoup moins gaies et beaucoup plus repoussantes. Les Anglais sont riches en institutions et en établissements sinistres. Les prisons, le tread mill, les workhouses, les ragged schools, sont au nombre des principales originalités du pays. La portion la plus riche et la plus intéressante de leur littérature contemporaine est celle qui concerne les populations malfaisantes et les classes d’habitudes abandonnées. Combien y a-t-il de mendiants et de voleurs dans la métropole ? Combien y a-t-il de filles qui foulent chaque soir les pavés de Londres ? Les mendiants anglais qui couchent sur le seuil des portes sont-ils plus malheureux que les Irlandais qui logent dans les étables à cochons ? Telles sont quelques-unes des aimables questions auxquelles répond cette littérature. Les lieux de plaisir de l’Angleterre partagent cet aspect hideux et sont faits pour inspirer tout autre chose que le plaisir. Quelle différence entre les lieux publics ou s’assemblent les gaies populations méridionales et ces palais du gin où s’enivrent quotidiennement les pauvres de l’Angleterre, ces tavernes étouffantes, infectes, où les petites classes moyennes vont s’entasser le soir, sous prétexte de divertissement, comme des harengs dans une caque ! Lord Wellington disait avec dédain des populations méridionales : « Ces gens-là n’ont pas de maison. » Rien n’est plus vrai ; en revanche, elles savent vivre au grand air. L’Anglais, animal domestique, possède une maison ; mais lorsque, pour une raison ou pour une autre, le home lui est refusé, nulle bête fauve n’a d’habitudes plus farouches. Ces aspects sinistres de la société anglaise, ces particularités du crime et du vice, ont été omis par Emerson, qui, avec sa dignité de gentleman, s’est dispensé de marcher dans cette boue ; mais ils doivent être signalés, car, mieux que la boxe et les combats d’ours, ils portent témoignage de cette nature épaisse et animale que la civilisation n’a pu encore réduire.

C’est trop insister cependant sur ce côté sombre de la société anglaise. Nous aimons mieux chercher ailleurs des preuves plus humaines de la thèse que nous avons adoptée. Emerson, avec sa pénétration habituelle, en indique deux sur lesquelles il est regrettable qu’il n’ait pas insisté davantage, la beauté physique et l’amour de la campagne. La grande beauté des Anglais doit tout au sang et à la race, et rien à la civilisation. Dès les premiers âges, ils étaient renommés pour ce don. Le pape saint Grégoire, au commencement du viie  siècle, rencontra dans les rues de Rome de jeunes captifs angles d’une beauté si merveilleuse, qu’il les bénit avec cette jolie parole : Non Angli, sed angeli. Après la conquête, cette beauté saxonne émerveillait les Normands eux-mêmes. Au xiiie  siècle, le vif et spirituel empereur Frédéric II de Hohenstaufena, énumérant dans de charmants vers provençaux les belles choses terrestres qui avaient enchanté ses sens, citait les mains et la chair des Anglais : La man e cara de Anglés. Certains peuples développent leur beauté en même temps que leur civilisation ; la race anglaise au contraire a été belle de tout temps. Ainsi, au xve et même au xvie  siècle, les portraits des personnages français, hommes et femmes, nous frappent décidément par leur laideur relative, un certain tâtonnement maladroit de la nature, un dégrossissement laborieux. L’impression qui reste est celle d’une chrysalide qui a brisé à demi sa coque et qui se dépouille de sa robe grossière. La beauté française dut attendre encore cent ans avant d’arriver à l’expression parfaite d’elle-même3 ; mais la beauté anglaise ne tient pas à cette influence spiritualiste, c’est une beauté qui tient à la race, au sang. Son caractère est essentiellement barbare. Emerson dit, à propos de la culture intellectuelle des Anglais et de leur penchant à rapporter les choses les plus idéales aux objets les plus familiers, qu’ils ressemblent à des fermiers qui viendraient d’apprendre à lire. Il en est de leur beauté comme de leur culture morale : on dirait des fermiers et des forestiers qui sont tout récemment sortis de leurs cabanes, que l’air des villes n’a pas encore eu le temps de flétrir et dont le sang et les chairs sont encore empreints des salutaires influences des bois, des montagnes et de la mer. Cette beauté rustique et sauvage a tout le charme et toute la fraîcheur des objets naturels. C’est un fait proverbial qu’en Italie les pêcheurs et les paysans ont tous un air de princes dépossédés, et ce fait est cité comme une preuve de l’antiquité de la civilisation dans ce pays. De même qu’en Italie l’aspect aristocratique est commun à toutes les classes, en Angleterre cette beauté rustique et populaire se rencontre du haut en bas de l’échelle sociale. La force musculaire des Anglais, leur vigoureux profil, l’éclat de leur teint, le calme impénétrable de leurs regards, la gaucherie de leurs mouvements, ne reportent pas l’esprit vers les temps écoulés et ne racontent aucune histoire : la société n’a pas laissé son empreinte sur ces visages. Cette beauté intéresse par elle-même et n’éveille presque jamais la curiosité. Les accidents de la vie ne participent, dirait-on, en rien à sa formation, et il arrive rarement qu’on ait l’idée d’y chercher leurs traces.

De telles personnes semblent faites pour la vie calme et saine des forêts et des champs, et c’est là aussi la vie qu’elles préfèrent. Rustique est leur beauté, rustiques sont leurs habitudes. Aussitôt qu’il le peut, l’Anglais s’enfuit loin de la ville. L’opposition qui existe en Italie et en France entre la population et la vie des villes et la population et la vie des campagnes, opposition malheureuse et qui a eu tant de tristes résultats historiques, n’existe pas en Angleterre. Le vrai séjour de l’Anglais, c’est la campagne. L’aristocratie y séjourne toute l’année ; les riches commerçants de la Cité, leurs affaires finies, vont retrouver chaque soir leurs familles, qui habitent souvent à plusieurs lieues de Londres. Malgré l’extension du commerce et des manufactures, la vie rustique et les populations agricoles sont encore les fondements des mœurs et de l’édifice social de l’Angleterre.

Le caractère de leur patriotisme est sous le même rapport extrêmement remarquable. Les Anglais n’ont aucune idée de la patrie dans l’acception latine de ce mot. Pour le Français, la patrie, c’est le sol même, le sol, qu’on n’emporte pas à la semelle de ses souliers. L’amour du paysan français pour la terre est plus qu’un amour, c’est une religion. Tous les habitants d’un village français se trouveraient, par miracle, transportés loin de leur pays, qu’ils sécheraient d’ennui, quoique réunis ensemble et parlant la même langue. Entre la terre et l’homme, il existe chez nous des relations morales ; la terre n’est pas un objet d’exploitation, c’est un être animé. Nos codes, en faisant consister la propriété dans un lien moral qui unit le possesseur à la chose possédée, ont fait plus que définir un droit, ils ont exprimé un des sentiments les plus profonds du cœur français. La patrie pour le Français, c’est donc le sol natal ; en dehors de ce sentiment, il ne conçoit rien qu’un certain cosmopolitisme vague et qu’une certaine idée universelle d’humanité. Tout autre est le patriotisme anglais. L’Anglais n’a d’amour pour sa terre qu’en proportion de ce qu’elle lui rend ; elle n’est rien pour lui qu’un moyen de richesse et d’activité, il l’occupe féodalement et comme par droit de conquête. Quant au sol natal, il n’a pour lui aucune superstition. Le patriotisme anglais consiste dans le fanatisme du sang. Ce qui réunit les Anglais, ce n’est pas la terre, c’est la race. Leur patrie n’est pas circonscrite par conséquent ; elle est partout où se parle la langue anglaise, où se trouvent des hommes de race anglaise. C’est là ce qui explique la facilité avec laquelle voyagent et émigrent les Anglais de toute condition. Un tel peuple n’aurait jamais adopté pour symbole de sa domination l’immobile Capitole. Il semblerait au premier abord que ce sentiment de la race dût être moins fort que celui qui provient de l’attachement au sol, et cependant il n’en est rien. L’orgueil du sang établit entre les Anglais des diverses classes une franc-maçonnerie occulte qui se traduit par une solidarité étroite et forte. Ils se soutiennent mutuellement dans les grandes et petites choses avec une âpreté qui quelquefois frise l’injustice et l’abus de la force. C’est surtout dans leurs relations avec l’étranger que cette solidarité apparaît sous son aspect révoltant ; ils n’ont aucune pitié pour son ignorance des usages nationaux, aucune justice pour ses réclamations ; l’étranger est, dirait-on, en dehors de la loi anglaise. C’est une opinion reçue sur le continent qu’un procès engagé en Angleterre se terminera toujours au détriment de l’étranger. « Ils se soutiennent tous comme larrons en foire », disait un artisan qui revenait d’Angleterre avec la naïveté d’un homme qui ne sait pas raffiner sur ses impressions. Or ce patriotisme à la fois très matériel et très moral est précisément propre à toutes les races germaniques. Cette patrie qui coule dans le sang est la seule qu’elles possèdent. Seulement l’orgueil de la race a été poussé par les Anglais plus loin que par aucun peuple, à l’exception des Juifs. Les autres peuples, à mesure qu’ils se civilisent, perdent rapidement le souvenir de leur origine et sont réunis par des liens plus souples et moins matériels ; un Français ignore parfaitement qu’il est d’origine celtique, mais le dernier mendiant anglais sait qu’il est Anglo-Saxon, et il s’en vante. Dans ce patriotisme, nous retrouvons encore l’esprit barbare, exclusif de leurs ancêtres, cet esprit de race qui jadis poussa les Saxons à refouler et à massacrer les Celtes plutôt qu’à se fondre avec eux, qui a depuis si bien réussi à dépeupler et à subjuguer l’Irlande sans conquérir autre chose que ses haines, qui tient les populations de l’Inde si bien séparées des colons anglais, qu’il n’est pas à craindre que leur commerce ait pour résultat de créer un nouveau peuple, qui a diminué enfin d’une manière si sensible le nombre des indigènes d’Amérique et d’Australie.

À propos de ce patriotisme, disons, en manière de parenthèse, que l’orgueil national anglais n’est guère moins insupportable pour un esprit bien fait que la vanité nationale des Français. Si le patriotisme français a pour effet inévitable d’agacer les nerfs, le patriotisme anglais vous étourdit comme une solide migraine. Il entre une forte dose de pédantisme dans la manière dont ce peuple exprime sa satisfaction nationale. La vanité du Français ne s’applique presque jamais qu’à son histoire passée ; avec lui, on a du moins cette ressource qu’il dira sans se gêner tout le mal possible de l’état présent de son pays ; il va calomnier sans se faire prier ses concitoyens et son gouvernement. Avec l’Anglais, cette compensation vous est refusée ; il vous faut avaler l’éloge de notre gigantesque commerce, de notre puissante marine, de notre immense crédit public ! Chaque jour, l’Angleterre se chante un dithyrambe à elle-même. « Nous sommes un grand peuple » est le refrain obligé de ses journalistes et de ses orateurs. Ce patriotisme pourrait à bon droit s’appeler parfois de l’insolence, s’il n’était exprimé avec une naïveté qui désarme. Emerson raconte à ce sujet qu’une dame anglaise sur le Rhin, entendant un Allemand désigner comme étrangers les voyageurs avec lesquels il se trouvait, s’écria : « Non nous ne sommes pas étrangers, nous sommes Anglais ; c’est vous qui êtes des étrangers. » Décidément, tous les peuples se valent en fait de sottise nationale.

« Nous ne sommes pas des étrangers, nous sommes des Anglais. » Le mot de cette dame anglaise peut faire rire, cependant, tout ridicule qu’il est, il exprime un fait : les Anglais sont des citoyens du monde. Grâce au caractère particulier de leur patriotisme tel que nous l’avons expliqué, ils n’ont d’autre patrie que leur communauté d’origine. Swedenborg prétendait que l’homme était composé de petits hommes ; chaque Anglais est une petite Angleterre. Il emporte l’île tout entière en lui, avec ses préjugés, ses mœurs et ses institutions ; le missionnaire vend des culottes et du calicot aux sauvages ; le commerçant distribue des bibles et enseigne la parole de vérité. Le Français, en dehors de son pays, ne représente rien que lui-même, son caractère et ses goûts individuels ; l’Anglais représente toute une race ; il ne s’assimile pas aux autres peuples, il s’impose. Quand vous vous demanderez pourquoi l’Angleterre a échappé à ces révolutions subversives qui arment les classes les unes contre les autres, pensez à cette franc-maçonnerie du sang qui relie les plus pauvres mendiants aux plus grands lords ; elle établit une unité de sentiments et une unité d’action autrement fortes que toutes les centralisations et toutes les machines administratives. L’orgueil de race efface toutes les distinctions et crée une fraternité indissoluble, pareille à celle de ces guerriers germains qui se faisaient lier les uns aux autres pour vaincre ou pour mourir ensemble.

S’ils sont envahisseurs par nature et despotiques pour tout ce qui est en dehors d’eux, au moins ils ne le cachent pas, et ils l’avouent à visage découvert. Leur grande vertu est la véracité, cette qualité admirable des populations barbares de la Germanie. À cet amour même de la vérité est uni un sentiment pratique qui ressemble beaucoup à la véracité, le sentiment de la réalité. L’Anglais ne sait mentir d’aucune manière, ni par égoïsme, ni par imagination, ni par politique. Les peuples du Midi se sont fait une habitude poétique du mensonge ; ils mentent par plaisanterie, par besoin d’imagination, par excès de sociabilité, et s’enivrent de leur propre mensonge. Le Français ment aussi, beaucoup par politesse, quelquefois par bonté naturelle, le plus souvent par esprit de résistance. Le mensonge est chez nous une arme de défense personnelle qui nous sert à écarter notre voisin et à l’éconduire dans les formes, de manière à ne lui laisser aucun prétexte de nous nuire. Certaines nations du Nord, qui semblent avoir compris instinctivement tout le parti qu’on pouvait tirer des vices humains en leur donnant une forme aimable, mentent par intérêt et calcul, non plus d’une manière passive, comme le Français, mais agressivement et dans une intention despotique. L’Anglais ne ment ni pour attaquer ni pour se défendre, et le silence est son unique méthode de taire la vérité. Quand il essaie de mentir, il le fait avec une gaucherie qui indique que le mensonge est une arme dont il ne sait pas se servir. Il peut être cruel, injuste, égoïste, mais dans ses vices il n’entre pas la moindre ombre de déloyauté. L’Anglais, dit fort bien Emerson, n’est pas du bois dont on fait l’assassin politique, l’inquisiteur, le conspirateur, l’affilié de sociétés secrètes, aimables emplois de l’activité humaine qui impliquent tous des habitudes de dissimulation ténébreuse et le mépris de la vérité. S’il lui faut choisir entre l’impolitesse et le mensonge, il choisit franchement l’impolitesse. Sa franchise va si loin, qu’elle est quelquefois agressive : il vous jette à la face de grosses vérités même quand il n’y a aucune raison de les énoncer. Cet amour de la vérité est le fond du génie de beaucoup de leurs grands hommes. Ils sont très nombreux, les hommes célèbres de l’Angleterre qui nous enseignent cette leçon morale, qu’on peut être grand sans avoir beaucoup de génie. Le docteur Johnson et le duc de Wellington sont de beaux types de ces hommes qui, sans avoir reçu de grands dons de la nature et avec des facultés ordinaires, ont conquis la gloire, cette déesse qui aime les privilégiés, à force de rectitude, et de franchise. L’histoire anglaise est pleine de traits de franchise qui dépassent ceux qu’on peut trouver dans les annales des autres peuples. Il y a peu d’exemples de courage moral plus beaux que celui de l’évêque Latimer, qui, un jour de réception officielle du haut clergé anglican par le roi, présenta à Henri VIII une copie de la Bible, avec une marque à ce passage : « Dieu jugera les adultères et les souteneurs de courtisanes. » C’est cette invariable véracité et cette solide franchise qui ont établi la renommée du commerce anglais et la sûreté de son crédit public. L’Angleterre est assise sur la véracité et la bonne foi, et cette véracité est pour elle une nécessité autant qu’un instinct, car, du jour où elle prendrait des habitudes de mensonge l’imposant édifice s’écroulerait de lui-même.

En toutes choses, les Anglais aiment la réalité, qui est la forme extérieure de la vérité, et ne se payent pas d’apparences et de chimères. Ils ont été accusés d’être matérialistes ; mais leur matérialisme n’est, à tout prendre, que la protestation d’hommes qui n’aiment pas à être dupes et à se nourrir de fumée. Ils ne veulent pas, selon l’énergique parole de l’Apôtre, boire de la cymbale et manger du tambour. Ils croient plus aux faits qu’aux paroles, non seulement pour les autres, mais pour eux-mêmes. Ils n’ont aucune bonne opinion d’eux-mêmes tant qu’ils n’ont pas fait quelque chose, et ils ne deviennent invincibles que dès qu’ils sont sûrs d’eux-mêmes. C’est un proverbe saxon qui se retrouve au fond de toute leur histoire, qu’un homme ne connaît jamais sa force véritable que lorsqu’il l’a essayée. Ils n’ont aucun des critériums délicats du tact, de l’esprit de finesse, de l’intuition, pour pénétrer le mérite latent d’un homme avant qu’il se soit révélé. Ces facultés d’appréciation féminine ne conviennent pas à cette race virile ; ils n’ont d’autre moyen d’appréciation que les actes et les œuvres accomplis ; mais alors la supériorité de leur jugement se révèle, ainsi que leur grand esprit de justice. Chaque chose est estimée pour ce qu’elle vaut, depuis le talent d’un boxeur jusqu’à la correspondance d’un journal. Ils savent exactement proportionner la récompense au mérite intrinsèque de chaque œuvre produite ; telle chose doit se payer par de l’argent, telle autre par de l’estime, celle-ci par de la popularité, celle-là par une pairie. Ils ne surenchérissent ni ne marchandent sur rien. Il est difficile de tromper et d’abuser longtemps des hommes d’un pareil bon sens, car ils veulent voir partout un exact équilibre entre les paroles et les actes, une exacte appropriation des moyens à la fin. Ils ne sacrifient pas à l’apparence, à la vanité ; ils ne cèdent qu’à la nécessité. Leur architecture n’est pas établie sur des principes esthétiques : elle est déterminée par les nécessités de la vie. La maison est construite pour son habitant et conformément à sa manière de vivre. Il en est de même de tous les détails de la vie. Le costume tire son élégance de la juste application du vêtement à l’usage auquel il est destiné ; il est toujours élégant, selon eux, s’il remplit les conditions d’aisance, de commodité, de chaleur, en vue desquelles il a été confectionné. Cet attachement passionné à la réalité a été très bien saisi et très vivement rendu par Emerson : « Ils aiment la réalité dans la richesse, le pouvoir, l’hospitalité, et apprennent difficilement à se contenter de l’apparence… Ils n’ont pas un grand goût pour les ornements ; mais s’ils portent des bijoux il faut que ce soient des bijoux. On lit dans le vieux Fuller qu’une dame au temps d’Élisabeth aurait autant aimé avaler un mensonge que de porter de fausses pierres précieuses et des pendants de fausses perles. Ils ont une préférence et comme une sorte d’appétit terrestre pour la propriété territoriale, préférence qui est, dit-on, caractéristique de toutes les races germaniques. Ils construisent leurs maisons en pierres ; leurs édifices publics et privés sont également massifs et durables. Ceux qui comparent leurs vaisseaux, leurs maisons, leurs édifices publics avec nos vaisseaux, nos édifices publics d’Amérique, disent communément qu’ils dépensent une livre sterling là où nous dépensons un dollar. Les simples et riches vêtements, les simples et riches équipages, l’extrême simplicité et l’extrême richesse de leurs demeures et de leurs ameublements portent témoignage de la véracité anglaise. »

Comme toutes les choses de ce monde, cet amour de la réalité a son revers, et c’est à une altération de ce vigoureux sentiment qu’il faut rapporter le grand péché moral de l’Angleterre : l’importance exagérée donnée à la richesse. La richesse est en effet, à prendre les choses d’un point de vue étroit et matériel, la plus solide réalité de ce monde ; c’est en outre un moyen commode d’apprécier la valeur d’un homme et de mesurer sa situation sociale. Le sentiment de la dépendance à laquelle la pauvreté soumet l’homme augmente encore chez cette indépendante nation l’admiration de la richesse. Les Anglais semblent penser avec les anciens que la pauvreté fait perdre à l’homme la moitié de sa valeur, ils chantent avec Aristophane les mérites du dieu Plutus, et avec Pindare les vertus du vainqueur du turf, possesseur des splendides équipages et des riches coupes d’or. Ils sont, sous ce rapport, aussi païens et aussi antichrétiens que possible. Ils semblent n’avoir jamais eu même le sentiment lointain de cette indépendance dans la pauvreté qui a été le partage de races plus délicates. Emerson cite un mot de Nelson qui fait frémir : « Le manque de fortune est un crime que je ne peux pas pardonner. » — « La pauvreté est infâme en Angleterre », disait Sidney Smith. N’en déplaise à Nelson et à Sidney Smith, ce n’est pas la pauvreté qui est infâme, c’est cet abominable culte de Mammon. Ce respect de la richesse est plus qu’un défaut, c’est un crime ; c’est la grande corruption que les Anglais ont jetée dans le monde ; ils ont infecté de cette fausse idée, inconnue avant eux, toutes les autres nations. Dieu seul sait quel châtiment il tient en réserve pour punir cet attentat contre l’humanité ; ce qui est certain, c’est que les Anglais payeront leur coupable idolâtrie, comme les autres peuples ont payé toutes les corruptions dont ils ont donné l’exemple aux nations et qu’ils ont rendues enviables.

L’esprit conservateur de l’Angleterre tient de très près à ce sentiment de la réalité. L’intelligence de l’Anglais est mal à l’aise dans les théories et ne conçoit bien une idée que lorsqu’elle est revêtue d’un corps. Le fait et l’idée sont pour lui identiques ; aussitôt que la substance matérielle disparaît, il n’existe plus rien que le vague. De là l’attachement qu’il a pour ses institutions, de là aussi la timidité avec laquelle il dirige ses attaques contre les préjugés dont il reconnaît l’influence malfaisante. Il peut ne pas aimer l’aristocratie ; mais comment gouvernera-t-on, lorsqu’une fois l’aristocratie aura disparu ? Il peut ne pas aimer l’Église ; mais comment le peuple priera-t-il si l’Église est une fois renversée ? Voilà la crainte qui arrête la main de tout ardent Anglais et qui tempère ses passions politiques. En outre, les institutions établies ont pour un peuple pratique comme le peuple anglais un avantage inappréciable ; elles donnent à l’homme la mesure du devoir qu’il doit accomplir et les instruments nécessaires pour l’accomplir. Prenons un exemple, l’Église anglicane si l’on veut. Emerson met finement le doigt sur toutes les plaies religieuses de l’Angleterre ; il montre bien le caractère illogique de l’institution anglicane, la dépeint abandonnée par tous les esprits pensants et minée par le germanisme. Sans se laisser abuser par la phraséologie religieuse, il déclare tout net que la religion des Anglais dans la haute société n’est que le complément d’une bonne éducation. Cela est vrai, et cependant combien d’hommes excellents en dehors de l’Église et dans l’Église même qui, connaissant ces défauts aussi bien qu’Emerson lui-même, s’attachent obstinément au credo anglican ! La raison en est simple ; l’édifice a beau être défectueux, il offre un abri. L’homme le plus pieux, le plus animé de dispositions chrétiennes, verra son ardeur se répandre en fumée, s’il n’appartient pas à une institution fixe. Laissé seul avec la conscience de son devoir, il se trouvera fort embarrassé ; à force d’être général, ce devoir n’aura rien de direct ni de pratique, et les instruments lui feront défaut pour l’accomplir. Comment commencer et par quoi finir ? C’est là le grand vice de tous les esprits solitaires ; les outils leur manquent, et sinon le but élevé et lointain, au moins le but direct et quotidien. De telles choses ne sont pas à craindre avec un épiscopat et un credo établi, les moyens et les buts d’activité abondent alors : missions, prédications, culte, enseignement, l’individu n’a que l’embarras du choix. Les Anglais ne résistent pas aux faits, et, comme ils ne se font jamais prier pour reconnaître le mérite d’une œuvre quelconque, il s’ensuit que les institutions, quelles qu’elles soient, sont presque inébranlables dans ce pays, car il est rare qu’il y ait une institution qui n’ait pas en elle une parcelle de bien unie à beaucoup de mal. Comment remplacerons-nous le bien qui est partie de cet alliage ? Tel est le raisonnement invariable de l’intelligence anglaise. Le radical le plus obstiné, le plus ardent pour les intérêts des classes moyennes, ne songe pas à détrôner l’aristocratie, au moins de ses postes officiels de représentation extérieure. Il voudrait avoir le pouvoir réel, celui de l’argent ; et laisser à l’aristocratie le pouvoir du rang et des manières, qu’il ne songe pas à lui contester. Le charme personnel, l’attrait des manières, privilège incontestable des classes élevées, sont un des grands ascendants de l’aristocratie sur le peuple. Emerson fait, au sujet des relations entre les différentes classes en Angleterre, une remarque excellente. « Un Anglais, dit-il, ne montre aucune pitié pour ceux qui sont au-dessous de lui dans l’échelle sociale ; en revanche, toute tolérance de la part de son supérieur le surprend et lui fait perdre de la bonne opinion qu’il avait de lui. » Ce trait admirable a été saisi sur le vif dans le coin le plus caché du cœur anglais. Ainsi l’esprit conservateur de l’Angleterre s’explique par ce sentiment de la réalité ; les institutions n’y sont pas estimées pour leur valeur philosophique, mais comme mesure, méthode et moyen d’activité.

Le sentiment de la réalité fait le fond de toute la littérature anglaise, et dans ses conceptions les plus fantasques elle ne s’en écarte jamais. Les génies et les lutins de Shakespeare n’ont qu’une idéalité relative. Ils ont des goûts, des préférences, des aptitudes spéciales ; ce ne sont pas des êtres surnaturels, ce sont les habitants invisibles du monde naturel. Les personnages allégoriques de John Bunyan ne sont pas des abstractions, ce sont des êtres en chair et en os, qui dorment, mangent et boivent. Dans le récit de ses voyages, le capitaine Gulliver n’oublie jamais de nous dire combien son navire filait de nœuds à l’heure, quelles étaient les directions de l’aiguille aimantée, quelles plantes fleurissaient à Lilliput ou à Brobdingnac. Le génie de Defoeb, de Richardson, de Fielding, de Goldsmith, pour prendre toutes les variétés possibles du talent anglais, consiste dans la précision avec laquelle chaque trait est gravé, dans l’art d’accuser chaque individualité, et de présenter chaque fait particulier à son tour avec toute son importance. La force poétique anglaise consiste, non dans une rêverie calme et sereine de l’âme, mais dans l’expression vive, crue, vibrante de l’impression reçue ; l’émotion remplace la contemplation. Emerson est bien sévère en général pour la littérature anglaise ; il lui reproche de n’être pas assez générale, en un mot, de n’être pas platonicienne : singulier reproche, qui n’est pas d’ailleurs absolument juste. L’élément spiritualiste existe dans la littérature anglaise, et il sort précisément de cet esprit amoureux de réalité. Les Anglais s’attachent au particulier, cela est vrai, mais ils ne se contentent pas de le décrire didactiquement, ils le pénètrent et le fouillent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé ce qui est intrinsèquement son être. Ils s’attachent avec ardeur à chaque objet jusqu’à ce qu’ils aient saisi et surpris son âme, l’idée sur laquelle il repose. Aussi l’âme des faits et des choses vit-elle dans leurs écrits ; elle en sort comme le brillant génie du conte arabe du grossier coffret dans lequel il était enfermé. C’est là certainement un spiritualisme d’un genre particulier ; il ne dépasse pas le cercle de la nature, je le veux, mais il ne doit pas être confondu avec un attachement étroit à la matière. Les écrivains et les poètes anglais ne sont pas des hiérophantes et des brahmanes perdus dans la contemplation de l’immuable et de l’inaccessible : ce sont des magiciens merveilleux, et leur baguette, depuis Shakespeare jusqu’à Scott et Byron, a su évoquer des milliers de figures passionnées, mobiles, que le rayon de la vie a frappées, et dont la mémoire humaine a conservé un souvenir distinct, comme de personnes connues et aimées.

Les meilleures qualités ont leur point faible par où le mal peut s’introduire. Si ce solide sentiment de la réalité existait sans contrepoids dans l’âme anglaise, l’esprit matérialiste l’envahirait bientôt, et, la timidité égoïste et conservatrice qu’il engendre aidant, un statu quo chinois deviendrait la loi de l’Angleterre. Heureusement, pour maintenir l’équilibre entre les deux tendances opposées qui tirent à elles le monde physique comme le monde moral, — le mouvement et le repos, — Dieu a donné aux Anglais, en même temps que le respect des faits extérieurs, une force qui réagit incessamment contre eux, c’est-à-dire un extrême esprit d’indépendance. L’individu isolé se place en dehors de la civilisation tout entière et s’attribue le droit de la juger. Malgré son apparente soumission, il interroge toutes les institutions, lève le masque de toutes les doctrines, et prononce un verdict, raisonnable ou non, dont il fait sa loi personnelle et dont il ne se départ plus. Quiconque analyse avec soin cette faculté morale que l’on nomme indépendance s’aperçoit bien vite qu’elle n’est que la négation, plutôt instinctive que raisonnée, de tout ce qui est contraire à notre nature, tandis que la soumission peut être à la fois une adhésion instinctive aux choses conformes à notre nature et une adhésion forcée aux choses qui lui sont contraires. L’Anglais, si soumis envers les faits, quand ils répondent à quelque chose qui résonne en lui, ferme impitoyablement ses yeux et ses oreilles devant tout ce qui lui est étranger. Par un singulier bonheur, ses institutions, ses lois, sa religion, se sont trouvées en conformité exacte avec ses instincts. Voilà pourquoi il est si peu enclin aux révolutions ; mais si, par un hasard fatal qui a été la malédiction de presque tous les autres peuples, on avait essayé d’exiger son obéissance à des lois qui fussent étrangères à sa nature, des luttes sans fin auraient éclaté, d’autant plus violentes et difficiles qu’il aurait fallu engager le combat, non avec une armée qu’on peut disperser en quelques heures, mais avec chaque individu pris isolément. C’est pourquoi je pense que certains partis s’abusent étrangement quand ils croient qu’on pourrait imposer aux Anglais certaines institutions aussi facilement qu’on les a imposées à d’autres peuples. Le roi ou le ministre qui voudrait forcer l’obéissance de cette nation en dépit de ses instincts serait obligé de faire ce qu’on fit au siège de Saragosse, où, la ville une fois enlevée, il fallut faire le siège de chaque rue, de chaque maison, de chaque étage.

Le fond de la langue anglaise n’est point celui que supposait Beaumarchais ; il se compose de deux monosyllabes, oui et non ; le oui ne se fait jamais attendre, et le non ne recule jamais. Une fois que l’un ou l’autre de ces monosyllabes est prononcé, les Anglais agissent avec une outrance désormais invariable. Si le mot prononcé est oui, alors vous voyez se produire une obéissance de tous les instants, un amour sans caprices, un dévouement excessif ; si c’est non, ce sont des haines opiniâtres et irrévocables. Il y a un mot biblique qui revient souvent dans leurs livres et dans leurs discours et qui exprime bien le fond de leur caractère : « Son amour et sa haine étaient tenaces comme le sépulcre et forts comme la mort. »

L’Anglais ne se soumet donc aux faits que proportionnellement pour ainsi dire, selon qu’ils répondent plus ou moins à ses instincts ; mais, comme tous les faits qui se produisent dans le milieu ambiant où il respire n’ont rien qui lui soit essentiellement contraire, la soumission se trouve plus forte que la résistance, et l’indépendance anglaise, au lieu d’avoir à s’attaquer à des ennemis véritables, n’a plus qu’à s’attaquer à des détails. De là les délicates nuances de la vie politique et religieuse anglaise, qui sont si difficiles à saisir pour des yeux étrangers habitués aux couleurs tranchées. Les Anglais discutent sur d’imperceptibles détails, et les questions sur lesquelles ils se divisent sont quelquefois tellement subtiles, qu’on peut dire sans paradoxe que chez d’autres peuples elles formeraient au contraire des points de contact. Cas de conscience, querelles de ménage, légers dissentiments domestiques, voilà les ressources qui restent à cet esprit d’indépendance absolue. Ce que l’on appelle sur le continent excentricité anglaise ne provient pas d’autre chose que de cette indépendance qui, n’ayant jamais trouvé autour d’elle un motif puissant de protestation, a pris l’habitude de s’attaquer aux détails. L’Anglais se conforme aux mœurs générales et ne s’en sépare que sur un point presque imperceptible. Plus imperceptible est cette dissidence, plus l’excentricité paraît étrange. Il faut qu’ils soient dissidents sur quelque point ; il faut qu’ils aient un soupirail, quelque étroit qu’il soit, par où leur âme puisse respirer. Ô bienfaisante nature, voilà donc à quels exercices modestes tu as amené par le cours du temps l’anarchique indépendance et la farouche liberté des anciens pirates scandinaves et des guerriers barbares !

Cette concordance des institutions nationales avec les instincts populaires, en gênant l’indépendance sans la détruire, produit donc ce qu’on appelle excentricité. Empêchée et comme emmaillotée par des habitudes chéries, et presque malheureuse par trop de bonheur, l’individualité se révèle en Angleterre de la façon la plus bizarre. C’est le pays des idées fixes, des dadas, des hobbies. Un homme passe sa vie à demander l’abolition des bourgs pourris, ou une réforme postale, ou l’abolition de certains droits de douane, et il trouve que c’est un emploi suffisant de l’existence. Il ne suit qu’une idée unique, idée qui n’a presque jamais rapport qu’à un fait unique ; mais il la suit jusqu’à la mort. L’Angleterre moderne est néanmoins le pays de l’individualité par excellence, le pays où le bienfait de l’individualité s’est étendu au plus grand nombre d’hommes. Certes, l’individualité y est plus vigoureuse que grande, et des expressions dédaigneuses et étourdies viennent aux lèvres, quand on compare les Anglais contemporains aux anciens Italiens, par exemple, chez lesquels une vie infinie s’enfermait dans le plus étroit espace possible. Sienne, Lucques, Pise et Florence ont possédé des individualités telles que n’en possède point l’immense empire britannique ; mais en revanche, si les individualités sont moins hautes de taille, elles sont plus nombreuses. On trouverait difficilement un Anglais qui n’ait pas en tête une idée particulière à faire triompher, une invention à produire, un détail à révéler. Si leur personnalité n’est pas plus grande, n’en accusez pas, comme on l’a fait souvent avec injustice et comme Emerson l’a fait lui-même, leur génie et leur caractère ; n’en accusez que l’impuissance heureuse où ils sont de s’attaquer à quelque chose de général par suite de l’harmonie extraordinaire qui existe entre les hommes et l’état social. Leur personnalité intime est au contraire tellement forte, qu’elle se fouille sans relâche, se creuse et se tourmente jusqu’à ce qu’elle se soit trouvé une issue pour s’échapper extérieurement et se faire reconnaître.

J’arrive au dernier trait du caractère national, à la véritable pierre de touche qui donne la qualité de l’âme, — le courage. Le courage anglais m’a toujours frappé par ses allures étranges et ses préférences excentriques. Il est absolument barbare et septentrional : on dirait le courage d’hommes qui ont toujours lutté non contre des hommes, mais contre des forces naturelles. On raconte que les Gaulois, dans leurs excursions guerrières, levaient leurs épées en l’air toutes les fois qu’il tonnait. « Si le ciel s’écroule, disaient-ils, nous le soutiendrons avec nos épées. » Voilà le courage français dès l’origine ; c’est celui d’hommes qui ne se sont jamais mesuré qu’avec des hommes et qui traitent les forces de la nature comme un ennemi humain. J’imagine au contraire que les anciens scandinaves, lorsqu’il tonnait, essayaient non de braver le tonnerre, mais de se faire un abri solide, qu’ils ne se fiaient pas à leurs épées pour combattre l’orage et que, s’ils avaient pu dérober au dieu Thor quelques-uns de ses marteaux pour le combattre à armes égales, ils l’auraient fait volontiers. Les Anglais traitent les hommes comme ils traiteraient des forces naturelles dont ils ne connaîtraient pas la puissance exacte. Ni le tigre ni le lion ne sont lâches, et cependant ils reculent devant un ennemi inconnu : l’Anglais recule aussi avec la timidité de la bête fauve, jusqu’à ce qu’il ait reconnu son adversaire, rassemblé ses forces et surtout pris son parti. Ce n’est pas par calcul qu’il recule, c’est par un sentiment beaucoup plus honorable : c’est par défiance de lui-même. Il ne se bat que lorsque la fatalité le veut ; alors il marche intrépidement à son sort. Aussi ce n’est pas dans ses luttes avec l’homme qu’il est le plus remarquable, c’est dans la lutte avec ce qu’il y a de plus tyrannique et de plus fatal, les forces naturelles. L’héroïsme, très réel pourtant, de l’Anglais sur le champ de bataille, est bien dépassé par l’héroïsme du pionnier isolé au sein des forêts et du marin sur l’Océan. Ils se battent bravement avec des ennemis muets, avec des bancs de glace, avec des crocodiles et des alligators, avec des serpents et des tigres. Les annales de leur marine et de leurs colonies contiennent des milliers d’exemples de cet héroïsme presque inconcevable. On dirait d’hommes qui n’ont fait toute leur vie que chasser l’ours blanc du pôle et se battre avec les monstres de la mer. Ce dédain des dangers naturels est leur vrai courage : il avait fait de leurs ancêtres d’étonnants pirates ; il a fait d’eux d’étonnants colons et d’extraordinaires marins.

L’Angleterre représente donc la civilisation barbare. Partout ailleurs contrarié, impuissant à s’exprimer sous une forme précise, mal pondéré et trop obéissant à ses instincts pour avoir appris à les gouverner, le génie germanique a trouvé en Angleterre son expression pratique et a montré ce dont il est capable, non pas dans la vie spéculative, mais dans la vie politique et active. Traditions, institutions, langue, habitudes, caractère, vertus et vices, tout est là profondément germanique. Il est entré de l’alliage latin dans cette civilisation, je le sais ; mais cet alliage y est entré dans une proportion très mince, dans la même proportion que le cuivre entre dans nos monnaies d’argent et pour le même but. Il n’a servi qu’à donner à ce génie plus de sonorité et de solidité ; il a été la soudure qui a servi à attacher ensemble toutes les pièces de cette civilisation. Un peu de discipline était nécessaire pour que cette indépendance excessive ne devînt pas de l’anarchie ; un peu de culture romaine était nécessaire pour que cet esprit sauvage eût honte de lui-même et ne persistât pas dans son ignorant orgueil : la civilisation latine a fourni cette parcelle de discipline et de culture, et, sous l’influence de ce léger levain, la pâte barbare a fermenté avec une vigueur extrême. Les Anglais n’en sont pas moins restés ce qu’étaient leurs pères, et ils n’ont fait que développer de mieux en mieux leurs qualités et leurs instincts. Leurs pères étaient anarchiques, ils sont libres et indépendants ; leurs pères étaient marins et pirates, ils sont marins et commerçants ; leurs pères étaient fermiers, pêcheurs, chasseurs, ils sont encore fermiers, pêcheurs et chasseurs ; leurs pères voyaient le monde animé par des légions de travailleurs invisibles nommés trolls ou nains, ils ont réalisé ce rêve et ont fait de l’Angleterre un royaume de trolls étonnamment actifs. Ces barbares scandinaves, si féroces et si sanguinaires, avaient sous cette dureté extérieure un cœur accessible aux sentiments les plus chastes et les plus purs ; ils avaient l’amour du foyer domestique, le respect de la famille. Les Anglais modernes ont conservé ces sentiments et y ont ajouté tout ce que la civilisation peut y mettre de délicatesse. La tendresse du cœur anglais étonne par sa douce violence. Le rude Nelson, frappé à mort à Trafalgar, trouve des accents de douceur familière qui ne semblent pas devoir appartenir à cet implacable haïsseur. Il se retourne vers lord Collingwood. « Embrasse-moi, Hardy, dit-il avec la douceur d’un écolier. Et puis, comme un enfant qui va au lit, dit Emerson, il s’endort du sommeil éternel. » Dans les plus grands traits comme dans les nuances les plus délicates, ils restent essentiellement germaniques.

Voilà le vrai caractère de la nation, l’unité qui réunit en un faisceau toutes ses contradictions. Ce caractère mérite bien qu’on le décrive et le médite, car il représente une civilisation définitive, désormais arrêtée et précise. Il n’a rien de vague, rien qui soit en train de formation et d’élaboration. Le temps pourra y ajouter encore quelques ornements, mais désormais il existera tel qu’il est. Le nombre de nations qui sont arrivées à être en possession parfaite d’elles-mêmes, à présenter au monde une expression définitive de leur être intime, n’est pas grand. Jusqu’à présent, les âges modernes n’en comptent que deux, l’Angleterre et la France. Chez ces deux peuples seulement se rencontrent nettement dessinés les deux caractères contraires qui se trouvent répandus partout en Europe à l’état de vagues instincts : en Angleterre, l’esprit germanique ; en France, l’esprit celtique et latin. Et telle est la raison pour laquelle, malgré tout ce qu’elles ont de contraire et d’ennemi, les deux nations sont invinciblement attirées l’une vers l’autre, car elles sont les deux pôles d’un même aimant dont le nom est civilisation. Elles ne servent pas seules la civilisation, mais seules elles la représentent nettement, et sous une forme définitive et précise.

Caractères généraux de la littérature anglaise4

I

Voici le plus vaste et le plus complet travail qui ait encore paru parmi nous sur ce fertile et amusant sujet de la littérature anglaise. Il semble que la matière devrait être épuisée, et cependant la riche mine a été encore à peine explorée. Tout compte fait, que reste-t-il de tout ce qui a été écrit sur la littérature anglaise ? Quelques leçons éloquentes de M. Villemain, les nombreuses esquisses si brillantes et si vivantes écrites au hasard du caprice et de l’occasion, cette souveraine maîtresse des reviewers et des journalistes, par M. Philarète Chasles, et çà et là quelques essais dus à des talents divers que leurs études ont exceptionnellement conduits à fouiller telle ou telle province de cette littérature5. L’histoire politique et sociale de l’Angleterre a été plus heureuse, et les remarquables travaux qu’elle a inspirés sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les rappeler.

Le lecteur trouvera pour la première fois, dans le livre de M. Taine, un tableau général exact et complet de cette littérature. Pour la première fois, il fera connaissance avec des œuvres et des hommes qui jusqu’à présent n’avaient représenté pour lui que des noms et des titres, ou dont on lui avait incomplètement expliqué la valeur. Jusqu’à une époque très rapprochée de nous, en effet, la littérature anglaise s’est composée, pour le public, de six ou sept noms dont trois au moins étaient contemporains. Quand on avait associé à la grande renommée de Shakespearec les auteurs du Paradis perdu et de Childe-Harold, de Clarisse Harlowe et de Tom Jones, de Robinson Crusoé et du Vicaire de Wakefield, de Tristram Shandy et de Rob Roy, il semblait qu’on eût épuisé toutes les œuvres du génie anglais, et ce qu’il y a d’étonnant, c’est que les maîtres de la critique et de la science, à l’exception toutefois du seul M. Philarète Chasles, ne semblaient pas comprendre que le public pût désirer d’en apprendre davantage et eût intérêt à en apprendre davantage. Nous savons aujourd’hui parfaitement que Shakespeare n’est pas une apparition isolée et qu’il occupe simplement le centre d’une grande littérature poétique, une des plus abondantes et des plus originales que le monde ait vues. C’est le chêne qui s’élève au-dessus de tous les autres arbres de la forêt ; mais la forêt est admirable, et elle prodigue à profusion l’ombre, la verdure et les fleurs, à ceux qui ont l’heureuse idée de la visiter et de la parcourir. Cependant cette ancienne littérature anglaise a été longtemps représentée comme une littérature riche, sans doute, mais confuse et désormais hors d’usage, faite seulement pour piquer la curiosité des antiquaires et des érudits. Je me rappelle encore la sensation de joyeux étonnement que j’éprouvai lorsque, il y a bien des années, guidé par les incomparables notices et par les habiles extraits de Charles Lamb, je fis connaissance avec les œuvres de ces vieux poètes, et spécialement avec le grand poème de Spenser. J’avais compté faire une simple exploration géologique dans le monde de l’ancienne poésie ; je croyais reconnaître un terrain où la vie avait été, où elle n’était plus, relever des fleurs fanées, contempler des pétrifications et des cristallisations poétiques. Mais, ô miracle ! à peine avais-je commencé cette exploration que je me trouvais enveloppé dans le monde de la beauté éternellement vivante, et que la froide curiosité critique qu’inspire le passé avait fait place à cet heureux enthousiasme que les émotions de la vie ont seules le privilège d’inspirer. On m’avait donc trompé lorsqu’on m’avait présenté cette vieille littérature anglaise comme dormant et méritant de dormir dans la poudre des bibliothèques, puisque je découvrais qu’elle possédait ce don auquel on reconnaît toutes les grandes littératures, à quelque époque qu’elles appartiennent, celui d’intéresser non seulement notre intelligence, mais cette faculté insondable qui constitue en nous le fond de l’être, celui de nous communiquer, toutes vieilles qu’elles soient, les sensations actuelles de la vie présente.

Cette ignorance du public s’étendait à bien d’autres époques qu’à celle d’Élisabeth et de Jacques Ier, et à bien d’autres poètes ou écrivains qu’aux devanciers ou aux compagnons de Shakespeare. Combien y avait-il de personnes en France, jusqu’à une époque très récente, qui eussent une idée exacte de la valeur de John Dryden ? Combien y en a-t-il, aujourd’hui même, qui soient fixées sur ce point ? Pour un nombre infini de personnes même éclairées, John Dryden est un simple nom qui représente la littérature classique, l’influence française, l’imitation de Boileau ; mais bien peu savent que Dryden est dans son genre un homme de premier ordre ; bien peu connaissent la vigueur d’élan dont cette inspiration, toute garrottée qu’elle fût, s’est montrée plusieurs fois capable, et la force de précision de cette main qui crayonna, selon le mot de lord Byron, la satire d’Absalon et Achitophel. Et, pour prendre un dernier exemple, combien y a-t-il encore de lecteurs qui soient instruits de l’importance particulière du chaudronnier Bunyan dans l’histoire de la littérature protestante, et qui aient la plus légère idée de ce livre qui a été pour le calvinisme à la fois une Imitation de Jésus-Christ dramatique et une Divine Comédie prosaïque : le Voyage du pèlerin.

Le livre de M. Taine va, nous l’espérons, contribuer à dissiper cette ignorance et fixer l’opinion du public lettré sur toutes ces matières encore confuses et mal élucidées. Le lecteur entendra prononcer cette fois avec la sympathie, le respect et l’admiration qu’ils méritent, une foule de noms qui probablement ne s’alliaient dans son imagination à aucun sentiment poétique nettement défini, et qui ne réveillaient en lui d’autres souvenirs que celui des nomenclatures arides contenues dans les abrégés d’histoire littéraire. Désormais il saura qu’il doit associer au nom de Marlowe le sentiment de la férocité, que les plus âpres peintures qu’on ait tracées de l’avarice et de la convoitise appartiennent à un rival de Shakespeare qui se nommait Ben Jonson, que Spenser signifie noblesse, chevalerie, élévation d’âme, et il devra soupçonner, pour peu qu’il ait l’imagination vive, sur les extraits et les analyses du jeune et habile historien, que le nom de Massinger est synonyme de pathétique, et que John Webster est l’auteur des deux plus beaux mélodrames qui aient été écrits. Il apprendra les noms de Robert Burton, de sir Thomas Browne, de Jeremy Taylor, et fera connaissance avec les formes d’esprit qu’ils représentent, ou, pour mieux dire, avec les combinaisons de chimie morale d’où leur talent est sorti, et dont M. Taine leur donnera les formules scientifiques. Il sera fixé sur la valeur réelle d’hommes, tels que Bunyan et Dryden, et les inscrira dans sa mémoire à la vraie place qu’ils doivent y occuper, bien au-dessus d’autres noms que le préjugé ou la sottise aura portés jusqu’à lui, tel que celui du lourd, pédantesque et grossier Butler, par exemple. Il devra savoir désormais que ce nom de Butler ne représente rien que l’esprit de parti et doit céder la place à celui de l’inconnu Bunyan, qui représente l’enthousiasme religieux et la poésie de la croyance sincère.

De tous les phares lumineux de cette riche littérature, M. Taine n’en a pas oublié un seul ; chacun s’allume à sa juste place, à son vrai moment, et brille avec la lumière qui lui est propre. L’auteur ne s’est pas trompé une seule fois sur la valeur des écrivains qu’il avait à juger, non plus que sur le rang qu’il devait leur assigner ; J’entends adresser de divers côtés à la critique de M. Taine des reproches plus ou moins fondés ; mais il en est un qu’on ne lui adressera certainement pas, celui de manquer de décision et de fermeté. Il semble que rien ne soit plus facile que de montrer de la décision dans les jugements qu’on porte sur les œuvres littéraires, et cependant ce mérite est tellement rare qu’on peut le donner comme la marque d’un esprit supérieur. La vieille méthode d’autorité gouverne encore beaucoup plus qu’on ne le croit l’histoire littéraire, et la plupart des historiens et des critiques conforment timidement leurs jugements aux arrêts du maître. Le maître, ici, c’est une tradition plus ou moins arbitrairement établie, ou un arrêt légèrement rendu par tel ou tel esprit qui fut l’oracle de toute une génération, ou l’écho de l’opinion toujours douteuse des contemporains qui est arrivé jusqu’à nous.

Je suppose — et ma supposition est trop fréquemment une réalité — un historien littéraire, manquant de décision d’esprit en présence de quelqu’une de ces œuvres qui, après avoir joui d’une grande popularité, sont tombées dans un injuste oubli, ou bien d’une œuvre sans mérite réel, mais qui a conservé on ne sait pourquoi auprès de la postérité l’auréole menteuse dont les contemporains l’avaient entourée. Que va-t-il faire ? Son sentiment intérieur lui dira peut-être qu’il est en présence d’un chef-d’œuvre méconnu ou d’une gloire usurpée ; mais l’opinion établie, l’injustice consacrée, se dresseront devant lui comme des fantômes menaçants et lui conseilleront une lâche prudence ou une modestie stupide. Comment donc prétend-il être plus sage que tout le troupeau de l’humanité jusqu’à lui ? Si quelqu’un se trompe en cette affaire, n’est-il pas raisonnable de supposer que c’est lui. Il allait écrire, s’il n’y avait pris garde, que la Reine des fées est une des œuvres poétiques les plus extraordinaires qui aient été composées ; mais, si cela est vrai, comment se fait-il que ce poème n’ait conservé sa réputation que parmi les dilettanti de l’érudition ? S’il en croyait son impression, il écrirait que la moitié du Paradis perdu est mortellement ennuyeuse ; mais il s’agit de porter la main sur la renommée si légitime et si bien établie de Milton, et il s’arrête hésitant, se demandant si cette hardiesse ne serait pas présomption ou fol orgueil. Le pauvre historien littéraire se trouve alors dans un de ces, pitoyables états d’âme qui ont été si bien décrits par certains mystiques ; il doute de ses voix intérieures, il combat ses propres instincts, il se torture pour mettre d’accord son sentiment avec le jugement traditionnel ou le préjugé établi, et il se demande si ses naïves impressions de lecture ne seraient pas des suggestions malignes du démon du mauvais goût, qui cherche à l’égarer. Dans cette perplexité, il biaise, il équivoque, il insinue des « peut-être » ou des « il y aurait lieu » : « Peut-être ce jugement de Boileau ou de Johnson est-il trop sévère ? — Ce poème aujourd’hui peu lu n’est cependant pas sans beautés. — Il y aurait lieu de se demander si l’oubli dans lequel est tombé cet auteur n’est pas injuste. » Il marchande l’éloge à un chef-œuvre, ou bien il tempère l’éloge par un blâme inutile, ou bien il salue le chef-d’œuvre à la dérobée et s’esquive avec timidité, comme s’il craignait de compromettre la réputation de son bon goût. Mme de Staël, dans un de ses livres, raconte l’histoire d’un homme qui au spectacle commença par applaudir une actrice : « Il aperçut un sourire sur les lèvres des assistants, il modifia son éloge ; l’opiniâtre sourire ne cessa point, et la crainte de la moquerie finit par lui faire dire : Ma foi, la pauvre diablesse a fait ce qu’elle a pu. » Voilà l’image des indécisions dans lesquelles un chef-d’œuvre non encore classé ou une littérature encore inconnue jette les critiques et les historiens littéraires, lorsqu’ils ne sont, pas des esprits tout à fait supérieurs.

M. Taine n’a rien de cette indécision et de cette prudence critique qu’on devrait appeler d’autres noms si elle n’était d’ordinaire le résultat d’un manque de confiance de l’écrivain dans ses lumières. Avec une légitime assurance dans l’infaillibilité de ses sentiments, il juge hardiment et, sans ambages et circonlocutions, appelle Spenser un grand poète, les drames du Cœur brisé et de La duchesse de Malfi deux chefs-d’œuvre, Bunyan un fanatique de génie, et Butler un sycophante ennuyeux. Un des premiers parmi nous, il a osé faire soupçonner que la vieille littérature anglaise était la plus originale et la plus forte des littératures de l’Europe moderne. Il vous semble tout simple qu’on exprime cette opinion lorsqu’on la croit juste ; eh bien, sachez qu’il faut pour cela presque autant de courage viril que de décision d’esprit, que de pareilles conclusions courent grand risque de paraître aussi paradoxales qu’elles sont neuves, et qu’elles sont de celles dont personne ne vous sait gré, sauf les amis de la vérité, qui sont toujours en assez petit nombre.

La décision du jugement, tel est le premier mérite de cette œuvre remarquable. Le second est un sentiment exact et vrai de la littérature qu’elle expose. La sûreté du jugement ne s’allie pas toujours, autant qu’on pourrait le croire, à l’exactitude du sentiment, et les critiques ne sont pas rares, qui, tout en rendant justice à l’homme de génie qu’ils jugent, expriment imparfaitement ou faussement le sentiment que cet homme de génie représente. Ils se servent d’images trop faibles, ou mal appropriées, ou trop banales, et cette faiblesse, cette impropriété ou cette banalité des expressions équivalent à une représentation inexacte et mensongère, de sorte qu’ils donnent en même temps au lecteur une opinion vraie et un sentiment faux de l’auteur qu’ils jugent. M. Taine, au contraire, trouve pour chaque auteur la juste louange, et invente l’image qui peut le mieux le représenter aux yeux du lecteur. Pour quiconque a lu les écrivains dont parle M. Taine, il y a dans son livre des métaphores, des images et des comparaisons qui équivalent à des traits de génie. Certainement il sent Spenser, celui qui a trouvé pour représenter son génie la comparaison que voici : « Maintes fois en suivant la nuée inépuisable des apparitions de sa poésie, j’ai pensé à ces vapeurs qui sortent incessamment de la mer et montent, en chatoyant, entremêlant leurs volutes d’or et de neige, pendant qu’au-dessous d’elles de nouvelles brumes s’élèvent, et au-dessous de celles-là d’autres encore, sans que jamais la resplendissante procession puisse se ternir ou s’arrêter. » C’est bien là Spenser en effet : une succession de splendeurs et de blancheurs. Vous ne connaissez peut-être pas le vieux Robert Burton ; mais, si vous aviez eu la curiosité d’ouvrir son Anatomie de la mélancolie, vous trouveriez que vos impressions sont résumées de la manière la plus originale et la plus exacte par l’image suivante : « Parmi tous ces monstres antédiluviens (les vieux érudits de la renaissance et du moyen âge), Burton est à son aise, il se joue, il rit, il saute de l’un à l’autre, il les mène de front, il a l’air du vieux Protée, hardi coureur, qui, en une heure et sur son attelage d’hippopotames, fait le tour de l’Océan. » Bacon vous est sans doute plus familier ; lisez le chapitre (trop court cependant à mon gré) que M. Taine a consacré à ce grand esprit, et dites-moi si les traits essentiels de son génie, c’est-à-dire la sagesse imaginative et la science instinctive, ne sont pas nettement saisis et rendus. « Il pense par des symboles, non par des analyses ; au lieu d’expliquer son idée, il la transpose et la traduit, et il la traduit entière, jusque dans ses moindres parcelles, enfermant tout dans la majesté d’une période grandiose ou dans la brièveté d’une sentence frappante. Ce n’est point un dialecticien comme Hobbes ou Descartes, un homme habile à aligner les idées, à les tirer les unes des autres, à conduire son lecteur du simple au composé par toute la file des intermédiaires. C’est un producteur de conceptions et de sentences…… Quand il a fait sa provision de faits, la plus vaste qui se peut, sur quelque énorme sujet, sur quelque province entière de l’esprit, sur toute la philosophie antérieure, sur l’état général des sciences, sur la puissance et les limites de la raison humaine, il jette sur tout cela une vue d’ensemble comme un grand filet, rapporte une idée universelle, enclot son idée dans une maxime, et nous la livre en nous disant : “Vérifiez et profitez.” » Certes il est impossible de mieux exprimer que par ce grand filet la généralisation synthétique de lord Bacon. Milton est encore un de ces génies qui vous sont connus ; dites-moi s’il n’est pas vrai que ce qui le distingue particulièrement, c’est le sentiment de la grandeur, et si cet éloge que M. Taine donne à ses paysages n’est pas aussi neuf que vrai et aussi ingénieux que profond : « Les paysages de Milton sont une école de vertu. » Rien de mieux trouvé qu’un mot pareil et qui rende plus sensible le caractère propre des peintures de Milton et les sentiments qu’elles sont faites pour inspirer. On dit que la plus grande récompense de l’homme de bien est dans la conscience du devoir accompli ; de même, la plus grande récompense du critique est de sentir que le grand homme qu’il apprécie se serait reconnu dans ses paroles. Cette récompense, M. Taine l’a méritée souvent, mais jamais mieux peut-être que dans le présent exemple ; il peut se dire avec fierté que, si Milton lui-même eût rencontré une telle expression, son grand cœur eût été heureux un instant d’avoir été si bien compris.

Le livre de M. Taine est le résultat d’une lune de miel littéraire ; j’insiste sur ce mot et sur l’idée qu’il exprime. C’est un livre d’amoureux qui n’a pas eu encore le temps d’être lassé de son amour, de critique heureux de la possession de son sujet. Le joyeux étonnement que l’auteur a éprouvé en se trouvant en face d’œuvres presque inconnues, son orgueil en voyant que ces œuvres muettes pour tant d’autres étaient pour lui éloquentes, ont passé dans son livre et en ont fait l’âme et l’esprit. Je ne sais pas si les lunes de miel les plus ardentes font plus tard les heureux mariages, mais j’inclinerais volontiers à penser qu’elles font les meilleurs livres d’histoire littéraire et de critique. Il y a dans les vivacités de la première admiration, dans les tressaillements de l’imagination devant une œuvre qu’elle aperçoit pour la première fois, dans les étonnements de la première rencontre, une certitude et une vérité que rien ne remplace. C’est une erreur de croire qu’une étude trop indéfiniment prolongée d’une littérature rende le jugement plus correct, et qu’on comprenne mieux les œuvres littéraires, parce qu’on a traîné sur elles plus longtemps. En général, je crois que les livres excellents de critique et d’histoire littéraire sont de deux sortes : ou bien ils sont le fruit d’une étude ardente et rapide, ou bien ils sont le fruit d’une intimité de toute la vie avec les œuvres qu’ils veulent expliquer. Dans les deux cas, le critique voit juste : dans le premier, parce qu’il voit avec enthousiasme, qu’il juge selon le sentiment de plaisir ou d’ennui qu’il éprouve, et que ses jugements ont toute la vérité d’une sympathie qui n’a pas eu le temps de douter d’elle-même ; dans le second, parce qu’il agit avec une sympathie minutieusement aimante, qui a surmonté le doute, la désaffection, les oscillations de l’admiration, et qui est à l’abri désormais du désenchantement. Le livre de M. Taine appartient à la première de ces catégories. La littérature anglaise compose un ensemble formidable, et M. Taine, qui a entrepris cette étude au début de sa carrière littéraire et qui l’a terminée en quelques années, n’aurait pas eu, l’eût-il voulu, le temps de refroidir son enthousiasme et de gâter ses jugements par une seconde lecture. Il est évident pour nous que chacun des morceaux qui composent son livre a été écrit sous le coup de l’émotion immédiate, ou à très courte distance de l’étude des sujets qu’ils traitent : on le sent au chaud jaillissement des images et à l’enthousiaste violence des paroles par lesquelles le jeune critique s’efforce de contraindre le jugement et d’enlever d’assaut l’admiration de ses lecteurs pour les poètes ou les moralistes qui viennent de l’enchanter.

Cet enthousiasme donne à l’auteur la faculté de voir juste et de sentir fortement ; cependant il a un défaut qui se communique à tout le livre : c’est qu’il ne laisse pas au lecteur le temps de respirer et qu’il agit sur lui plutôt par la force que par la persuasion. M. Taine ne vous permet pas de jouir à votre gré des beautés qu’il vous présente, il veut que vous en jouissiez d’une manière conforme de tous points à la sienne. Il ne vous introduit pas dans ses sujets, il vous y pousse par les épaules, et, au moment où vous commenciez à entrer en contemplation devant le spectacle qu’il vous montrait et où vous ne demandiez qu’à prolonger la rêverie, il vous tire par le bras avec une incroyable force de muscles et vous entraîne vers un autre spectacle tout différent du premier, qu’il vous force d’admirer séance tenante, tandis que vous êtes encore tout ému de votre précédente admiration et mal éveillé de votre précédente rêverie. C’est un ami qui vous tient sous le joug, un hôte qui vous écrase sous le poids de son hospitalité. Toute qualité a un défaut qui lui correspond, et par conséquent nous avons toujours presque fatalement les défauts qui correspondent à nos qualités. C’est le cas de M. Taine. Il paye sa décision et sa fermeté d’intelligence par l’excès de l’esprit systématique, la violence du trait, l’abus de la force et la monotonie du procédé. Une certaine dureté brillante distingue son talent, et il semble parfois, en tournant ses pages, qu’on remue de minces feuillets métalliques dont on voit le reflet et dont on entend le bruissement sonore. Une certaine prolixité concise le distingue aussi ; il torture sa pensée jusqu’à ce qu’il l’ait présentée sous vingt images différentes. Le lecteur sent pleuvoir sur lui, sans relâche, une telle grêle abondante de brillantes phrases qu’il en est d’abord comme accablé ; il lui faut un certain temps pour reconnaître qu’il n’a pas affaire à vingt idées, mais à vingt images différentes qui répètent la même idée. Cette profusion d’images a pour but de faire pénétrer plus profondément l’idée dans l’esprit du lecteur, de l’en convaincre pour ainsi dire, de le river à la vérité qui lui est présentée de manière qu’il ne puisse lui échapper ; mais elle atteint souvent le résultat contraire, car il arrive qu’elle déroute l’esprit au lieu de le guider, et l’aveugle au lieu de l’éclairer. Ce qui augmente encore la sensation d’accablement du lecteur, c’est que ces images ne sont rien moins que faites pour glisser légèrement sur l’attention ; ce sont des images du plus fort calibre qui font trou là où elles portent et qui blessent l’esprit en s’y enfonçant. M. Taine a une inclination marquée à la force ; quel que soit le sujet qu’il traite, son talent ne désarme pas, et il reste aussi énergique en parlant de Spenser qu’en parlant de Marlowe, et en parlant d’Addison qu’en parlant de Swift. L’art des nuances semble lui être inconnu, et le mot qu’il choisit est inévitablement le plus accentué. Il appellera, par exemple, Horace un esprit nerveux et polisson, sans songer que l’épithète trop forte écrase l’auteur qu’il veut qualifier, et qu’un adjectif qui serait resté un peu en deçà du second aurait peut-être donné une idée plus juste de l’épicurisme voluptueux d’Horace. Il parlera de l’immoralité d’esprit de Shakespeare sans se dire que cette expression sera prise en mauvaise part, que la plupart des lecteurs ne démêleront pas sa vraie portée, et qu’elle rend improprement cette grande liberté d’imagination, également sympathique à toutes les manifestations de la nature qui distingue Shakespeare. C’est comme par excès d’esprit systématique que M. Taine tombe dans ce défaut. Non seulement son talent aime les expressions fortes, mais l’esprit de système le contraint à ne choisir que celles-là. Il ne lui faut que des mots tranchés faisant formule, des mots qui emprisonnent un auteur dans une catégorie, marquent sa place avec une netteté qui ne laisse pas le doute, des mots définitifs et absolus comme une solution mathématique. Les nuances repoussent l’esprit absolu, et celui qui a l’habitude de les observer et d’en tenir compte évite d’ordinaire les systèmes, de crainte d’aller plus loin ou moins loin que la vérité. J’ai dit les qualités générales et les défauts de ce beau livre. Voyons les idées qu’il expose.

II

Les opinions de M. Taine ont eu à subir et subissent encore chaque jour l’accusation de matérialisme. Voilà une bien grosse accusation et qui ne laisse pas que de nous causer quelque embarras. Si nous approuvons les opinions du jeune auteur, nous allons partager cette accusation avec lui, ce dont nous ne nous soucions pas le moins du monde, n’étant et ne nous croyant en aucune façon matérialiste. Et, d’un autre côté, comment les rejetterions-nous ? À certaines différences près, dont quelques-unes, il est vrai, très tranchées, ces opinions sont les mêmes que nous avons soutenues depuis que nous avons l’honneur de tenir une plume. Comme M. Taine, je crois que toute histoire n’est au fond qu’un problème de psychologie ; comme lui, je crois que l’homme extérieur et visible n’est que la représentation imparfaite et laborieuse de l’homme intérieur et moral, et que les littératures et les arts ne sont que des traductions incorrectement belles et des commentaires infidèlement véridiques de cet homme invisible. Comme M. Taine encore, je crois que cet homme intérieur est différent, aussi bien que l’homme extérieur qui lui sert de masque, selon la race à laquelle il appartient, le milieu où son activité s’exerce, le moment où s’écoule sa vie, et cela me semble aussi simple que d’admettre que l’étendue a trois dimensions, hauteur, largeur et profondeur. Reste à s’entendre sur l’importance relative de ces différences de race, de milieu et de temps, sur les modifications qu’elles font subir à l’homme intérieur, et par suite au génie qui essaie de l’interpréter, et c’est ici que les difficultés commencent.

On peut faire sortir de telles opinions des applications et des conclusions matérialistes, je ne le nie pas ; mais, en principe, qu’ont-elles de matérialiste ? Bien loin de faire de l’homme extérieur et physique le point de départ de l’homme moral, elles n’admettent l’homme extérieur que comme la traduction de l’homme intérieur. Reconnaissons donc une fois pour toutes que les idées n’ont en elles-mêmes rien d’absolu et qu’elles sont ce que veut qu’elles soient l’esprit qui les adopte, qu’elles prennent ses formes et portent ses couleurs. Les mêmes idées peuvent vous conduire à votre choix, à des conclusions matérialistes ou idéalistes. Il est donc possible que les conclusions de M. Taine soient matérialistes ; mais ce que je nie formellement, c’est que les idées d’où il les a tirées aient en elles-mêmes quelque chose de commun avec le matérialisme. Qu’un esprit enclin au spiritualisme s’en empare, et il les trouvera aussi parfaitement dociles à ses instincts moraux que M. Taine les a trouvées dociles aux siens. Elles s’allient fort bien, il est vrai, avec la philosophie positive, mais elles supporteraient tout aussi bien l’idéalisme le plus absolu.

Le défaut des systèmes, pour le dire en passant et par manière de parenthèse, c’est qu’ils calomnient les idées et qu’ils donnent aux hommes prétexte à les calomnier. Les systèmes ne sont d’ordinaire que l’image même de celui qui les construit. Ils n’expriment rien que leur auteur ; par conséquent, ils n’engagent aussi que leur auteur, et les condamnations qu’ils peuvent encourir doivent épargner les idées qu’ils ont soit travesties, soit dénaturées, soit torturées, soit tout simplement incomplètement exposées. Prenons pour exemple l’idée qui fait le point de départ du livre de M. Taine : Toute histoire est un problème de psychologie. Rien n’est plus vrai que cette idée, d’une vérité plus morale et plus profonde. Maintenant il s’agit de construire cette psychologie ; or, comme cette construction dépend entièrement de l’esprit du philosophe ou de l’historien, elle sera, selon la nature de cet esprit, large ou étroite, complète ou incomplète, matérialiste ou spiritualiste. Elle aura toutes les qualités, mais aussi toutes les imperfections de son auteur. Vous pourrez alors lui adresser tel reproche qui vous semblera juste, mais ce reproche n’atteindra pas les idées sur lesquelles elle repose. Appelez donc matérialiste, si bon vous semble, la construction psychologique de M. Taine, mais gardez-vous de qualifier ainsi les idées qui lui servent de base.

Cela dit, abordons cette construction psychologique elle-même. Selon M. Taine, trois grandes forces primordiales concourent à la création de l’homme intérieur : la race, le milieu, le moment. Ces mêmes forces concourent à la création des littératures qui ne sont que l’expression de cet homme intérieur ; en sorte que, si l’on veut se rendre compte du génie de tel ou tel poète, il faut d’abord déterminer les caractères de la race à laquelle il appartient, puis les caractères de la société fondée par cette race et ceux de la nature extérieure dans laquelle elle est placée, enfin les caractères des circonstances au milieu desquelles il est apparu et l’esprit du temps où il a vécu. Par exemple, pour comprendre comment un Shakespeare a pu se produire et trouver l’explication de son génie, il faut décomposer son individualité et retrouver l’homme de la Renaissance sous le poète, l’Anglais sous l’homme de la Renaissance, et l’Anglo-Saxon sous l’Anglais. Shakespeare n’est donc que la combinaison de trois hommes différents, et quiconque connaît les éléments dont se compose chacun de ces trois hommes pris isolément n’aura aucune peine à comprendre comment cette combinaison a donné un tel résultat.

Tout grand homme est un produit d’une combinaison essentiellement variable d’éléments divers qui trouvent une unité passagère dans cette fleur humaine. Le génie est plus ou moins riche, plus ou moins grand, plus ou moins fort, selon les proportions dans lesquelles s’opère le mélange de ces éléments. Ainsi, pour prendre l’exemple déjà cité, Shakespeare n’est si grand que parce que ces trois éléments de la race, du milieu, du moment, se sont combinés en lui dans des proportions extraordinaires et se sont fondus dans une unité qu’il est impossible de concevoir plus parfaite. Vous retrouvez l’Anglo-Saxon chez un Marlowe, chez un Ben Jonson, mais partiellement, fragmentairement, par atomes et par parcelles : la férocité, batailleuse et l’orgueil du moi chez Marlowe, l’âpreté de la convoitise et l’appétit de la bête de proie chez Ben Jonson, l’humeur sombre et l’inclination à la mélancolie noire chez Webster. Cependant vous n’oseriez prendre aucun de ces poètes pour types du génie anglo-saxon, vous craindriez de faire injure à ce génie, dont ils ne manifestent chacun qu’un seul instinct. Au contraire, vous pouvez prendre Shakespeare et dire hardiment : Voilà l’Anglo-Saxon. Pas un trait de la race n’y manque, en bien ou en mal. Elle est là tout entière, avec son courage féroce, son humeur sombre, son âpre volonté, son orgueil solitaire, son indomptable liberté, sa lenteur à la civilisation, son caractère sérieux, sa conscience véridique, son cœur implacable et dévoué fait pour la haine et la fidélité. Pareillement, nous reconnaissons dans Spenser, dans Sidney, dans Fletcher et les autres contemporains de Shakespeare, certains fragments de cet homme appelé l’Anglais, tel qu’il a été formé par les conséquences de la conquête normande et la fusion de races longtemps ennemies, mais enfin broyées et amalgamées en une seule pâte humaine par des siècles de guerres civiles, de violences, de massacres et d’oppressions. Cependant chez tous ces poètes le mélange est imparfait. Ici le Normand domine, là le Celte, ailleurs le Saxon ; l’un est presque Français, l’autre est presque Gallois ou Irlandais, et tous à peu près sont exclusivement des gentilshommes de race comme d’imagination. Shakespeare, au contraire, c’est l’Anglais complet, avec les mille nuances de tempérament, d’âme, d’imagination qui naissent de la complexité du mélange et des innombrables transformations de la substance des divers éléments qui le composent. Quant à l’homme de la Renaissance, vous savez si personne a jamais exprimé aussi bien que Shakespeare ses ardeurs, ses passions, ses désirs, ses chimères et ses rêves. Il enferme si complètement cet homme en lui, qu’il en exprime jusqu’à ces futilités aimables et à ces caprices passagers qui sont comme les colifichets et les modes de l’âme.

Il est très rare que le mélange soit aussi complet que dans l’exemple que nous venons de citer ; mais, quelles que soient ses proportions, il est toujours extrêmement complexe, car des trois forces que nous venons de nommer : la race, le milieu, le moment, il n’y en a qu’une qui soit invariable et immuable, celle de la race, et encore est-elle à chaque instant altérée par les deux autres, qui la rongent de la même manière que la rouille ronge le fer. Ainsi la force du milieu se déplace et se modifie sans cesse, et, quant à la force du moment, c’est une force d’accumulation, pour ainsi dire, qui s’accroît de toute l’impulsion antérieurement acquise et qui agit à chaque minute du temps avec l’énergie du passé tout entier. Prenons Milton pour exemple. Nous pouvons très bien observer que la partie de lui-même qui appartient plus particulièrement à son temps, ce que nous pourrions nommer en lui l’homme du moment, est double ; il se compose d’un homme de la Renaissance et d’un puritain. Seulement l’homme de la Renaissance appartient déjà au passé, tandis que le puritain est l’homme de la minute présente du temps : ainsi, dans cette force du moment qui a suscité Milton, nous voyons très distinctement agir la force d’impulsion de l’âge immédiatement antérieur.

Enfin, il est très rare que les trois forces agissent toutes ensemble, simultanément et de concert ; les heureuses époques où elles se trouvent en parfaite concordance portent des noms glorieux : c’est la renaissance anglaise au temps d’Élisabeth, ou la renaissance italienne au temps des Médicis ; c’est l’âge classique français au temps de Louis XIV, c’est la floraison du génie allemand à la fin du xviiie et au commencement du xixe  siècle. Souvent ces forces se divisent, plus souvent encore elles se combattent ; tantôt l’une d’entre elles agit sur les autres comme force de contrainte et de résistance, ainsi qu’on pourrait le prouver par de nombreux exemples de l’âge classique anglais, et notamment par le plus illustre de tous, celui de Swift ; tantôt deux d’entre elles se liguent en révolte ouverte contre la troisième : c’est notamment le cas de lord Byron. Dans lord Byron, que voyons-nous, sinon la force de la race alliée à la force du moment contre la force du milieu, qui agit comme résistance et contrainte, c’est-à-dire le génie anglo-saxon allié à l’esprit révolutionnaire contre la société anglaise ?

Je viens de résumer à ma manière, c’est-à-dire telles que je les comprends et que je les adopte pour ma part, les idées qui sont répandues dans les trois volumes de M. Taine et exposées dans les quarante pages qui leur servent d’introduction. J’écarte volontairement tout ce qui ne se rapporte pas directement à la littérature en général et à la littérature anglaise en particulier, par exemple cette loi des dépendances mutuelles, par laquelle toutes les parties d’une civilisation morale, religion, politique, littérature, art, philosophie, sont enchaînées ensemble de manière à ne présenter que les membres divers d’un même organisme vivant, comme l’organisme humain. L’examen d’une telle théorie nous mènerait beaucoup trop loin. D’ailleurs, le lecteur comprendra sans peine la nature étroite des relations des diverses provinces de la civilisation morale, s’il admet que la littérature n’est autre chose que la traduction de l’homme intérieur. En effet, comme cet homme intérieur est composé de politique, de religion, de philosophie, il s’ensuit que sa traduction par la littérature se compose nécessairement de politique, de religion et de philosophie, et présente l’image abrégé de la dépendance dans laquelle ces choses morales sont les unes des autres, ainsi que de la proportion dans laquelle elles sont mélangées. C’est là ce qui fait des ouvrages littéraires les documents historiques les plus précieux de tous, car la littérature, outre son domaine propre, comprend tous les autres, en sorte, comme l’a dit fort bien M. Taine, qu’outre elle-même, elle a encore tout le bon d’autrui.

Voilà donc les trois forces qui sont perpétuellement agissantes sur l’homme moral. Une foule d’honnêtes personnes se révoltent contre de telles théories, crient au fatalisme et au matérialisme, et prétendent qu’on veut attenter à leur liberté morale. Cependant, parmi ces honnêtes personnes, j’imagine qu’il y en a quelques-unes qui ont reçu de leurs pères, avec la naissance, une prédisposition particulière à la gravelle ou aux rhumatismes, qui sont sensibles aux changements de température, qui grelottent lorsque la pluie les mouille et suent lorsque le soleil leur tombe d’aplomb sur la tête, qui avouent sans rougir la part que leur père et leur mère ont pris à la formation de leur être moral, qui ont eu des aventures, lesquelles à un moment donné ont décidé de leur existence ultérieure, et qui, le soir en rentrant chez eux, décachetteront une lettre qui peut-être changera une fois encore les dispositions de leur âme jalouse de liberté. Changez les noms de ces trois forces, et appliquez leur action, non plus à une civilisation tout entière, mais à un seul individu, et les mêmes personnes qui s’insurgent et crient au paradoxe vont prétendre que vous les accablez de truisms ou vérités trop vraies. Qui donc en effet s’est jamais étonné lorsqu’on lui a dit que l’individu était soumis à l’influence de l’hérédité, à l’influence de l’éducation, à celle de l’expérience ? Qui a jamais trouvé étonnant qu’un fils ressemblât à son père non seulement au physique, mais au moral ? Qui a jamais nié que l’éducation donnât à l’âme sa forme et sa direction, en bien et en mal ? Qui a jamais été assez aveugle pour ne pas reconnaître que les événements de la vie imposaient à l’âme tels ou tels modes de pensée et de sentiment, l’enflammaient ou l’alanguissaient, la corrompaient ou l’ennoblissaient, la rendaient active ou paresseuse ? Or qu’est-ce que ces trois forces qui agissent sur l’individu, sinon les mêmes qui agissent sur les sociétés ? Il n’y a de changé que les noms. L’hérédité, c’est la force de la race ; l’éducation, c’est la force du milieu ; l’expérience, c’est la force du moment.

Maintenant disons nettement en quoi nous nous séparons de M. Taine. Si nous ne nous trompons, il part de deux principes ; il admet : 1º que l’homme intérieur est créé successivement par voie de formation lente et d’agrégation, de sorte qu’il est le produit plutôt que le principe de ses propres actes ; 2º il admet que les dispositions morales générales de la race sont le dernier point que les recherches de l’analyse puissent atteindre. Or, comme ces dispositions générales sont différentes selon les races, ainsi qu’on peut aisément le constater, il faudrait en conclure qu’il y a autant de types d’homme moral qu’il y a de races, et transporter ainsi dans l’histoire de la civilisation la théorie de la multiplicité des types humains, admise par certains physiologistes et anthropologistes. Nous, au contraire, nous admettons : 1º que l’homme intérieur ou moral préexiste à toute action des forces de temps, de milieu et de race ; 2º qu’il n’y a qu’un seul et même type d’homme moral pour toutes les races, et que les différences que l’on constate entre les génies des divers peuples ne constituent pas des types originaux, mais seulement des modifications d’un même original unique.

L’homme moral préexiste à toute action des forces intérieures ou extérieures auxquelles il est soumis, et il n’y a qu’une seule et même âme pour les hommes de toutes les races et de toutes les conditions ; seulement cette âme est emmaillotée à l’origine dans les langes opaques de la chair et du sang, comme plus tard elle est contrainte et tyrannisée par les circonstances extérieures du milieu et du temps. Ces forces, dont nous avons constaté l’action, c’est cette âme universelle qui les crée en partie et qui, si elle ne les crée pas, les met au moins en mouvement. Muette, aveugle, paralysée, elle veut venir à la lumière, naître à l’action, s’affirmer par la parole ; cette impatience est identique chez le Saxon et chez le Celte, chez le Slave et chez l’Indou, et, si elle est commune à toutes les races, elle nous ramène à une loi plus générale encore que celle de la race. M. Taine, énumérant les causes qui ont fait du protestantisme la religion propre aux peuples germaniques, arrive enfin de déduction en déduction à certaines dispositions générales propres à la race et nous dit : « Là s’arrête la recherche ; on est tombé sur quelque disposition primitive, sur quelque trait propre à toutes les conceptions d’une race, sur quelque particularité inséparable de toutes les démarches de son esprit et de son cœur. » Mais non, il ne faut pas s’arrêter là, car par derrière cette disposition, qui a été la racine du protestantisme, il y en a une autre plus générale encore, qui est l’instinct religieux propre au genre humain. Pour trouver le fond de l’âme humaine, il faut donc non pas s’arrêter à la race, comme nous le conseille M. Taine, mais aller au-delà et saisir cet instinct universel dont l’instinct de race n’est qu’une première diminution et une première altération.

Ainsi l’homme intérieur est, au fond, identique dans toutes les races et préexiste à toute action des forces auxquelles il est soumis. Bien plus, c’est cet homme universel qui met ces forces en activité ; mais, comme le premier mouvement de l’homme moral coïncide forcément avec le premier mouvement de l’homme de chair et de sang, on les distingue difficilement l’un de l’autre, et cependant l’un est la cause, et l’autre n’est que l’effet. L’homme intérieur n’est donc pas créé, mais seulement dégagé et traduit par toutes ces forces de race, de milieu et de moment qui lui sont des auxiliaires en même temps que des obstacles. On pourrait en effet comparer l’homme moral à un prisonnier qui essaie d’échapper à sa prison et qui se sert, comme outils d’évasion, des matériaux de cette prison même, des barreaux de sa fenêtre et des moellons de sa muraille. L’évasion s’accomplit comme elle peut ; l’important c’est qu’elle s’accomplisse. Tantôt elle s’opère par une brèche pratiquée à la muraille, tantôt par un bond hardi, tantôt par une lente descente au milieu de dangers innombrables. La diversité de ces circonstances fait de chacune de ces évasions un poème particulier très caractérisé, mais la donnée est identique pour tous les poèmes.

Je cherche un exemple propre à préciser ma pensée et à la bien faire comprendre. Effacez un instant de votre esprit l’idée que les hommes appartiennent à des races différentes, évoquez par l’imagination quatre hommes dépouillés de tout caractère de nationalité, et regardez comment va s’accomplir en eux quelque grand phénomène psychologique, l’éveil de la conscience par exemple, ou l’éveil de l’amour. Prenons, si vous voulez, l’éveil de la conscience : le fait sera plus saisissant. La conscience apparaît, et immédiatement elle marque sa présence par les frémissements qu’elle impose à la chair, frémissements qui seront particuliers dans chacun de ces quatre individus et qui vont imposer au corps des attitudes très distinctes. Celui-ci, la tête basse, regarde à terre comme s’il évitait un regard invisible, celui-là s’affaisse sur lui-même et reste plongé dans une stupeur rêveuse qui se prolonge indéfiniment et dont il sort avec un soubresaut fébrile, pareil à un ressort comprimé qui se détend ; ce troisième se redresse menaçant, les yeux enflammés de colère, comme s’il regimbait sous un aiguillon intérieur ou qu’il cherchât à combattre un ennemi présent pour lui seul ; ce dernier enfin lève les yeux au ciel avec une expression suppliante, tombe à genoux avec une vivacité fébrile et pleure. Voilà bien quatre attitudes différentes, mais ces quatre attitudes correspondent-elles à quatre dispositions différentes ? Non, ce sont quatre expressions d’un même fait moral qui a agi diversement selon que la chair était plus lourde ou plus violente, plus légère de sang ou plus nerveuse. Maintenant, si vous éprouvez le besoin de les distinguer et de les nommer, comment vous y prendrez-vous ? Vous les distinguerez évidemment non par le fait psychologique qui est commun à tous, mais par la manifestation particulière de ce fait dans chacun d’eux. Appelez, si vous voulez, le premier, qui semble le plus grave et le plus simple, le Latin ; appelez le second, qui est le plus rêveur et le plus instinctif, le Slave ; appelez le troisième, qui semble le plus dur, le plus intraitable, le plus orgueilleux et le plus violent, le Saxon ; appelez le quatrième, qui est le plus fébrile, le plus sensible et le plus vif, le Celte, et vous aurez une image exacte des différents génies des races et des modifications qu’ils impriment à l’homme universel.

L’action des grandes influences n’explique donc pas l’homme moral. Par-delà les circonstances et les accidents du monde extérieur, par-delà la chair et la race se dérobe la mystérieuse monade humaine avec ses deux attributs, la simplicité et l’activité, toute pareille à ce point mathématique d’Ampère susceptible d’attraction et de répulsion auquel on arrive après l’expérience de la division indéfinie de la matière. Mais, si elles n’expliquent pas l’homme moral, ces influences expliquent admirablement ses manifestations extérieures, les attitudes de son âme, les atmosphères qu’il traverse, les formes qu’il est contraint de donner à ses pensées, les limites qu’il rencontre, les couleurs qui se répandent sur ses sentiments. Ce sont ces influences qui déterminent l’originalité des civilisations, et quiconque ne les admet pas ne comprendra jamais rien à la poésie de l’histoire, des littératures et des religions.

Ce que nous disons de l’homme moral, nous le disons aussi de l’homme de génie. L’action de ces influences explique bien la forme et la couleur, et tout ce qui est le corps du génie ; mais elle n’explique pas son essence ; bien plus, elle n’explique pas sa présence. L’apparition d’un homme de génie est toujours un véritable miracle ; seulement ce miracle vient d’ordinaire si bien à temps que nous le considérons comme un fait naturel. Pour expliquer son apparition, certains philosophes nous disent que l’homme de génie arrive infailliblement lorsque les circonstances l’exigent ; en d’autres termes, qu’il arrive parce qu’il était attendu. Vraiment ! Eh ! mais alors, s’il en était ainsi, la succession des hommes de génie devrait être plus régulière que celle des lamas du Thibet ; l’homme de génie devrait arriver toujours, perpétuellement, car il n’y a pas une minute de la durée qui ne réclame sa présence. L’homme de génie vient pour réformer, prêcher, instruire, corriger, consoler l’humanité, lorsque les circonstances l’exigent, nous dit-on ; mais les circonstances exigent toujours, à toute heure de la durée, que l’humanité soit réformée, prêchée, consolée, etc. Ce qui me frappe au contraire en étudiant l’histoire, c’est la quantité prodigieuse d’époques qui ont eu besoin d’un ou de plusieurs hommes de génie, et qui ne les ont pas trouvés. À mesure qu’on déroule les annales de ces époques, on éprouve comme un sentiment d’attente, et, lorsqu’à la fin on ne voit rien venir, on se sent tout désappointé. Pour ne pas sortir du domaine littéraire, qui me dira pourquoi la France du moyen âge n’a pas enfanté un grand poète épique ? Les circonstances étaient admirables, les matériaux riches et abondants, la société merveilleusement disposée pour recevoir un tel poète. Pourquoi n’est-il pas venu ? La force du moment, la force du milieu et la force de la race le réclamaient également. Oui, même la force de la race, car, en dépit de l’opinion consacrée, les Français, surtout à cette période de leur histoire, avaient très bien la tête épique. Il n’est pas venu, parce qu’il n’est pas venu, il n’y a pas d’autre réponse à donner. Je vais prendre encore un tout petit exemple. Si le jeu de ces forces suffisait pour produire le génie, Butler, le Butler si justement démoli par M. Taine, aurait été un grand homme, et son poème d’Hudibras, un chef-d’œuvre. Les instincts de la race ne manquent pas à Butler : c’est un lourdaud et un pédant, mais ce pédant est Anglais et très fortement Anglais. Le milieu et le moment étaient extrêmement favorables à la production d’une épopée burlesque comme Hudibras, si favorables, que la renommée de l’auteur a tenu précisément à cette disposition du public contemporain. M. Taine a-t-il remarqué que cet Hudibras, poème manqué, contient réellement le germe d’une grande œuvre poétique ? Il y a une idée très forte dans cette conception première d’un don Quichotte sans chevalerie, d’un don Quichotte théologique, ridicule et féroce, formaliste et visionnaire. Cette idée pouvait certes puiser une vie énergique dans les haines et les passions de cette société de cavaliers athées et de squires tories de la Restauration anglaise. Ce chef-d’œuvre était attendu par cette société, si bien attendu, qu’à son défaut elle se contenta d’une œuvre médiocre et qu’elle applaudit Hudibras, quand même. Ce n’est donc pas les circonstances qui ont fait défaut au poète, c’est le poète qui a fait défaut aux circonstances.

M. Taine n’a peut-être pas fait assez remarquer les différences qui séparent les trois forces par l’influence desquelles il explique toute l’histoire littéraire. Peu s’en faut qu’il ne considère ces trois forces comme fatales et qu’il ne les assimile à des lois naturelles et physiques. Cependant de ces trois forces il n’y en a qu’une seule, celle de la race, qui soit invariable et qu’on puisse dire fatale. Les deux autres, celle du milieu et celle du moment ou des circonstances environnantes, sont des forces morales qui ont leur origine dans l’homme, de sorte que nous avons cette consolation de nous dire qu’en fin de compte nous ne sommes contraints, dominés et tyrannisés que par nous-mêmes. C’est notre propre force qui réagit sur nous, notre ancienne liberté qui réagit sur notre liberté plus récente. Qu’est-ce en effet que cette force du moment ou des circonstances, sinon l’agrégation de millions de faits moraux tous émanés de l’homme ? Qu’est-ce que cette force du milieu ou de la société, sinon la création même de l’homme des temps passés ? À la vérité, on peut dire que cette force du milieu est hybride, faite de deux substances, l’une qui est toute morale, la société, l’autre qui est toute physique, la nature ambiante ; mais cette objection n’est encore que superficielle, car l’homme réagit incessamment contre la nature et crée pour ainsi dire son climat. Cela est vrai de tous les pays civilisés et particulièrement de l’Angleterre. L’influence de la nature ambiante n’est donc pas persistante, au moins dans ses effets, car, incessamment transformée, elle ne peut imposer, à tous les moments du temps, les mêmes pensées, les mêmes visions, les mêmes sentiments, les mêmes images à la race d’hommes qui habite au milieu d’elle. Le poète le plus énergique et le plus violent chercherait en vain aujourd’hui, dans la contemplation de la nature anglaise, la matière des images du vieux poète saxon qui composa le chant fameux sur la bataille de Brunanburgh. En effet, où est maintenant l’horreur des grandes forêts sombres, où est la solitude des grèves désolées, où sont l’aigle vorace, et le loup, la bête grise des bois ? Toute cette poésie sauvage a disparu, et le poète moderne aura beau être Saxon, il faudra bien qu’il éprouve d’autres sentiments et qu’il se serve d’autres images en face de cette nature renouvelée.

Reste la force de la race. Elle est fatale, il est vrai ; mais cette fatalité est-t-elle beaucoup plus puissante que celle de la nature ? n’est-elle pas altérée, rongée, à chaque instant par le milieu et les circonstances, de la même manière que le fer est mordu et à la fin détruit par la rouille ? La vérité est que la race ne se conserve réellement pure que dans l’état de barbarie ; bien plus, elle n’a son génie tout à fait distinct que dans l’état de barbarie. Ainsi, tous ces caractères particuliers du génie anglo-saxon que M. Taine a si judicieusement constatés et énumérés n’existent réellement que durant la période barbare et dans les produits poétiques qui correspondent à cette période. Le vrai poète anglo-saxon, c’est l’auteur de l’Edda, l’auteur du chant de mort de Ragnar Lodbrog, l’auteur du chant de la bataille de Brunanburgh, l’auteur du poème de Beowulf, des hymnes de Cædmon, du poème de Judith. Dans ces œuvres, le génie anglo-saxon se présente net et pur d’alliage, et les siècles ont beau se succéder, l’auteur du dernier de ces poèmes n’est pas moins saxon que l’auteur des premiers ; le génie de la race reste intact et vierge, parce que cette race persiste dans la barbarie. Maintenant, vienne la civilisation, et il faudra une peine infinie pour retrouver ce génie, et pour le reconnaître à travers ses transformations. Plus la civilisation ira se prolongeant, et plus ce génie ira en s’effaçant, jusqu’à ce qu’enfin il disparaisse et qu’il n’en reste plus de traces sensibles. Et nous ne voulons pas dire par là que la civilisation prête au génie de la race des masques de plus en plus habiles pour se dissimuler, nous voulons dire et nous disons qu’elle le détruit positivement par des altérations lentes et successives. Ainsi la fatalité de l’instinct de race, comme celle de la nature, n’est après tout qu’une fatalité relative.

Nous venons d’examiner les idées générales de M. Taine ; suivons maintenant l’application de ces idées à l’histoire littéraire de l’Angleterre.

III

Quoi qu’on puisse penser des opinions de M. Taine sur la force de la race, il faut reconnaître qu’elles sont parfaitement justifiées par le sujet qu’il a choisi. La vérité des théories historiques n’est jamais que relative en effet, et autant nous blâmerions l’historien si en tout autre sujet il donnait une importance prédominante à la notion de race, autant nous le louons de lui avoir donné la première place dans une étude sur l’Angleterre et la littérature anglaise. Vous demanderez peut-être s’il y a un critérium qui permette à l’historien de distinguer les sujets historiques où cette théorie de la race doit recevoir son entière application de ceux où elle ne doit jouer qu’un rôle secondaire. Oui, il y en a un, légèrement excentrique il est vrai, mais qui est moins trompeur qu’on ne pourrait le supposer : il consiste à attribuer à cette force de la race exactement la même importance que lui attribue le peuple qu’on veut étudier. Allez demander à un Français s’il lui importe beaucoup d’être de race celtique, il vous répondra qu’il lui importe surtout d’être Français, qu’il ne sait ce que vous voulez lui dire avec votre question de race, et que jusqu’alors il avait cru lorsqu’on lui demandait quelque chose de semblable, que cela équivalait à lui demander à quelle province il appartenait. Chez le Français, l’idée de nationalité est distincte de l’idée de race, ou, pour mieux dire, l’idée toute morale de la nationalité a effacé l’idée toute physique de la race. Maintenant, tournez-vous vers un Anglais et un Allemand, et demandez-leur à quelle race ils appartiennent, l’un vous répondra qu’il est de sang anglo-saxon, et l’autre de sang germanique, et, pour peu que vous les pressiez, vous découvrirez que le sentiment de la race est chez eux une religion qui touche presque à la superstition. La croyance au sang, c’est la manière de chauvinisme de ces peuples, chauvinisme qui, pour être moins extérieur que celui des peuples latins et pour moins s’étaler (il est cependant fort loquace et fort agressif à ses heures), n’en est peut-être que plus profond et plus dangereux. Chez eux, l’idée de nationalité n’est pas distincte de l’idée de race, ou plutôt l’idée de nationalité s’est identifiée avec l’idée même de la race. Ce n’est jamais un Anglais ou un Allemand qui aurait demandé si l’on emporte sa patrie à la semelle de ses souliers, car tout homme de ces deux nations la porte en lui avec le sang qui coule dans ses veines.

Le Français a-t-il raison d’oublier ses origines et de ne pas se soucier de savoir s’il est ou non de sang celtique ? L’Anglais a-t-il tort d’être fier de sa race et de se prévaloir à tout propos de son titre d’Anglo-Saxon ? L’un et l’autre sont dans le vrai, chacun relativement à la civilisation qui le concerne. Soyez certains que les peuples sont guidés par un instinct profond dans leurs opinions sur cette question de la race et qu’ils ont des raisons excellentes soit pour oublier soit pour se rappeler qu’ils sont de tel ou tel sang. Pourquoi donc en effet le Français se soucierait-il de savoir qu’il est de sang celtique, et pourquoi surtout attacherait-il un sentiment d’orgueil à cette origine ? Son histoire ne se rattache pas à cette origine, elle n’a pas en elle son point de départ, et elle s’est développée sans en tenir aucun compte. Cela veut-il dire que la race n’existe pas et que l’ancien génie gaulois ait été aboli ? Non certes ; le génie et le caractère gaulois existent toujours, et il est aussi facile de reconnaître dans les modernes zouaves les descendants de ces barbares vaillants qui levaient leurs épées pour soutenir le ciel les jours d’orage, qu’il est facile de reconnaître dans les modernes défenseurs de Saragosse les fils des anciens défenseurs de Numance ; seulement les choses du tempérament et de la race ne jouent malgré tout dans l’histoire de France qu’un rôle très secondaire. La civilisation française n’est pas sortie des instincts de la barbarie, comme une fleur naît de sa racine ; mais elle s’est allumée à une autre civilisation, comme un flambeau s’allume à un autre flambeau. Elle n’a pas tenu compte de l’homme instinctif, et elle a détruit le barbare celtique avant que ses instincts eussent pu engendrer la société qu’ils contenaient en puissance. L’âme gauloise a été tirée toute vive hors d’elle-même pour être initiée à la civilisation, et, sa sensibilité naturelle venant en aide à la noble violence qu’elle subissait, la transformation a été aussi complète que rapide. Lorsque la nation française prit naissance, la théorie des races n’était pas encore inventée, et ses éducateurs et gouvernants la formèrent, non d’après le génie qui lui était propre, mais d’après l’idéal moral auquel ils croyaient eux-mêmes, et c’est ainsi que son histoire, qui devait aboutir à la Révolution française, c’est-à-dire à la croyance à une société fondée sur des principes absolus, a déjà son point de départ dans l’absolu. Ni les administrateurs romains, ni le clergé n’eurent et ne pouvaient avoir l’idée de s’adresser à ses instincts ; ils ne parlèrent et ne pouvaient parler qu’à sa raison. Ce fut avec l’homme absolu, qui est identique dans toutes les races, qu’ils dialoguèrent dès le premier jour, et non avec l’homme instinctif, que personne ne songea jamais à interroger, et qui depuis cette époque est resté frappé de mutisme ou contraint d’exprimer ses impatiences dans un langage obscur et les trois quarts du temps inintelligible. La vieille légende de Caïn et d’Abel se réalisa ainsi à l’origine de l’histoire de la France et généralement de toutes les nations latines ; des deux hommes qui étaient dans chacun de nos ancêtres, il y en eut un qui fut le préféré de Dieu et de la civilisation, l’homme absolu et éternel ; il y en eut un autre qui fut le rejeté et le maudit, l’homme instinctif. Ce pauvre homme instinctif, nous le plaignons de toute notre âme, car quiconque lira notre histoire avec attention verra qu’il est resté à l’état de serf et de paria, et qu’il lui est arrivé la mésaventure qui arrive à tous les êtres négligés : il s’est vulgarisé, prosaïsé, et n’a jamais eu l’occasion de montrer de quelle poésie il était capable.

La race ne joue donc pour ainsi dire aucun rôle dans la longue histoire de la nation française ; bien plus, on peut dire que cette histoire est un démenti perpétuel donné à la théorie qui affirme la force du sang et la persistance des instincts physiques. Mais il en est tout autrement dans les pays germaniques et spécialement en Angleterre. Là, l’homme de chair et de sang n’a pas été brusquement séparé de l’homme intellectuel et moral ; la civilisation ne s’est pas superposée à la barbarie pour l’écraser et l’étouffer, mais elle est sortie de cette barbarie même dans laquelle elle a ses racines et sa semence. Le Saxon ne doit pas, comme le Gaulois, sa société et ses mœurs à une initiation toute-puissante ; il a dû tout tirer de sa propre substance, mœurs, institutions, lois et gouvernement ; son éducation est le fruit de son expérience propre ; sa poésie est le fruit de ses entrailles et de son cœur ; tout ce qui l’entoure est la chair de sa chair et le sang de son sang.

Nulle part la civilisation n’a été aussi lente à s’établir et n’a rencontré d’aussi énergiques résistances ; car la barbarie qui l’enfantait lui résistait en lui donnant la vie et la refoulait en même temps qu’elle la poussait en dehors. Pour raconter avec puissance et exactitude cette gestation laborieuse, obscure et lente qui a duré pendant les six siècles interminables qui s’étendent entre le débarquement d’Hengist et de Horsa et la conquête de Guillaume, il faudrait employer le merveilleux grandiose et farouche des vieux auteurs de l’Edda et recourir aux allégories sombres par lesquelles l’esprit scandinave s’efforça de se représenter les mystères du monde et se figura la naissance des dieux. L’historien pourrait raconter à la manière des vieux scaldes la légende d’une Walkyrie chaste autant qu’intrépide qui, surprise dans son sommeil par une visite divine, Balder le bienfaisant, par exemple, ou Thor l’invincible, conçut un enfant qu’elle s’étonna de porter dans son sein, et que, frémissante de colère, elle voulut y laisser emprisonné pour cacher sa honte et la victoire du dieu. Alors une lutte étonnante s’engagea entre l’enfant héroïque avant de naître, et la mère barbare, qui parvint à le tenir caché en elle-même bien au-delà du terme fixé par la nature, si bien que l’enfant grandit dans sa prison de chair, se nourrissant de la substance de sa mère, tandis que celle-ci s’épuisait chaque en se donnant en pâture à cet hôte dangereux. L’historien emploierait cette allégorie ne raconterait pas une fable, mais ne ferait que résumer sous une forme synthétique l’histoire de cette pénible et laborieuse naissance de la civilisation en Angleterre.

Rien n’est aussi lugubre que les origines de cette société. Pendant des siècles, on marche à travers les ténèbres et l’horreur, la tête dans le brouillard et les pieds dans le sang. Ce ne sont qu’invasions, massacres, combats ; la société se construit par des couches de barbarie superposées les unes aux autres, les Saxons sur les Celtes, les Angles sur les Saxons, les Danois sur les Saxons et les Angles. Toute civilisation disparaît ou meurt en germe, écrasée par l’anarchie guerrière. Pour en trouver quelques traces, il faut aller plus loin, au pays des Scots ou dans la verdoyante Hibernie. On entend bien, il est vrai, parler çà et là de monastères, mais c’est surtout pour apprendre qu’ils ont été pillés ou que tous les moines ont été massacrés, et, au milieu de ces peuplades féroces, ces retraites pieuses se présentent à l’imagination comme les cabanes isolées des premiers colons d’Amérique et d’Australie. La bête féroce domine dans tout son orgueil, et si longue est sa domination qu’il semble qu’elle ne finira jamais et que la civilisation ne parviendra pas à éclore. Est-ce à dire cependant que ce barbare n’ait rien à vous apprendre ? Interrogez-le sur ce qu’il pense et ce qu’il sent, sur ce qu’il aime et ce qu’il hait, et ses réponses vont singulièrement diminuer l’horreur que vous inspire sa barbarie. Il vous répondra que la vaillance est le premier devoir de l’homme, et la véracité le second ; que les seules différences qu’il y ait entre les hommes sont celles qu’établissent le courage et la lâcheté, la véracité et le mensonge ; que les lâches sont faits pour obéir et servir, et les vaillants pour commander ; qu’un homme véridique et vaillant est par excellence un homme libre, puisqu’il n’a peur d’aucun adversaire et qu’il ne dépend d’aucun secret ; qu’un vaisseau solide et pouvant affronter la tempête, une épée bien trempée et un robuste cheval de guerre sont des biens précieux, mais que plus inestimables encore sont un ami loyal et une épouse chaste et fidèle. Une destinée que rien ne peut fléchir ni apaiser gouverne impitoyablement le monde et atteint chaque homme à son tour ; ce qu’il y a de meilleur pour l’homme est de marcher hardiment au-devant d’elle, d’engager volontairement le combat dans lequel il sait d’avance qu’il sera vaincu et d’entrer dans la mort d’un pas libre et ferme par la porte des guerriers. Chaque danger que l’homme affronte est un défi au destin, chaque danger qu’il surmonte est une victoire qu’il remporte sur le destin ; l’homme peut donc se mesurer avec les dieux et les vaincre avant d’être vaincus par eux. Pour le reste, cette vie sans mollesse n’est pas sans plaisirs ; il y en a d’âpres et de forts dans les mêlées sanglantes, et il est doux après la bataille de s’enivrer de bière dans les festins abondants en compagnie des braves, de faire retentir la salle des banquets de chants de victoire et de se faire renvoyer ses louanges par toutes les voix de l’écho. Voilà les racines barbares de la civilisation anglaise ; avec le temps, elles produiront des fleurs magnifiques. Self-government, amour de l’action et de la lutte, sentiment pratique et sérieux de la vie, sentiment profond de la famille, religion protestante, haines implacables et inaltérables amitiés ; il nous semble que tout cela est bien contenu en germe dans la philosophie de ce barbare. Vous reconnaissez bien là la matière morale première qui, sous mille formes, fera la substance des œuvres de la littérature anglaise, et M. Taine a raison de répéter, après Carlyle, que toute cette littérature est dans l’Edda et les vieux poèmes scandinaves.

Au contraire de ce qui s’est passé en France, l’homme instinctif a donc triomphé en Angleterre. Vous voyez bien que l’historien ne peut suivre la même méthode pour apprécier les deux pays, et qu’autant il se tromperait s’il attribuait une trop grande importance à la race en parlant de la France, autant il se tromperait s’il ne lui en attribuait pas une énorme en parlant de l’Angleterre. Voulût-il nier cette importance d’ailleurs, qu’il ne le pourrait pas, tant les caractères de la race sont accusés et marqués. Les génies des autres peuples, en effet, ont des affinités, ils se touchent et se confondent par beaucoup de points ; il y a des ressemblances entre le Grec et le Latin, entre le Slave et le Celte. On passe assez facilement de l’un à l’autre sans se trouver trop dépaysé, mais il n’en est pas ainsi avec le génie germanique, qui est le plus tranché de tous les génies de l’Europe moderne, et qui se tient jusqu’à un certain point en opposition avec tous les autres. Les génies des autres races échappent et fuient sous le regard de l’observateur ; celui-là a vraiment cette franchise dont les peuples germaniques faisaient la première vertu de l’homme ; il se laisse voir tel qu’il est et ne dissimule rien de lui-même. Taciturne et libre, il se meut avec une lenteur réfléchie et se complaît dans un isolement sombre qui permettent d’observer tous ses traits aussi fortement et indestructiblement marqués que ces runes gravés dans la pierre par les prêtres scandinaves. Qualités et défauts, tout chez lui fait saillie et se détache avec un relief vigoureux qu’on ne retrouve pas ailleurs. Mais, dans la grande famille germanique, nulle tribu n’a un caractère plus accusé que celle d’où est sortie la population de l’Angleterre, la tribu saxonne et scandinave ; à côté de celle-là, les tribus gothiques et franques paraissent presque effacées. Il y a donc là un accent de plus dans l’expression, un degré de plus dans l’énergie d’un caractère déjà singulièrement tranché.

Cette importance de la race une fois constatée, une conclusion s’en déduit naturellement : c’est que la société et par suite la littérature anglaise doivent être essentiellement germaniques ; et, en effet, l’une et l’autre ont ce caractère. À la vérité, il y a dans l’histoire de la nation anglaise un très grand fait qui semble démentir notre opinion et donner raison à ceux qui trouvent que cette société et cette littérature sont aussi voisines de la France que de l’Allemagne, la conquête normande. Nous ne dirons pas pour justifier notre opinion que les Normands avaient la même origine que les peuples qu’ils ont conquis, et que les institutions et les mœurs qu’ils allaient porter en Angleterre n’étaient autres que les institutions germaniques transformées ; nous les tenons pour Français, et d’ailleurs l’armée de Guillaume était trop mélangée de Bretons, de Manceaux, d’Angevins et de Picards, pour nier que l’honneur de cette conquête ne revienne à notre nation. Certes, la conquête a joué un grand rôle dans l’histoire de la civilisation anglaise, mais non pas tout à fait celui qu’on veut quelquefois lui attribuer. Quiconque observe attentivement les faits reconnaîtra que la conquête normande a été (nous demandons pardon de la vulgarité de nos expressions) non pas la mère, mais la sage-femme de la civilisation anglaise. La mère véritable est la barbarie germanique. Lorsque la conquête eut lieu, l’enfant était formé ; Guillaume et ses Normands pratiquèrent l’accouchement par le forceps et coupèrent le cordon ombilical. Ils tuèrent la mère et sauvèrent l’enfant ; c’est là leur rôle, et il est certes très glorieux, mais cet enfant n’est pas de leur sang, et c’est autre chose d’aider un enfant à venir au monde ou d’en être le père. Le génie normand se mélangea avec le génie saxon, mais seulement dans les proportions de l’alliage de cuivre que l’on mêle aux monnaies d’or et d’argent pour les rendre solides et sonores. La société et la littérature anglaise sont donc une société et une littérature germaniques ; c’est la conclusion de M. Taine, et c’est aussi la nôtre.

Il y a quelque chose de profondément vrai dans cette opinion de M. Augustin Thierry, qui faisait poursuivre la lutte entre les Normands et les Saxons jusqu’à l’événement fameux que les Anglais appellent la grande rébellion, et qui considérait la révolution d’Angleterre comme la revanche de la conquête. Le fait est que les deux sociétés ne furent jamais mêlées aussi étroitement, et surtout qu’elles ne furent jamais mêlées d’aussi bonne heure qu’on le prétend. Moralement et intellectuellement, au moins, on aperçoit jusqu’à une époque très rapprochée de nous — Milton sera, si vous voulez, le point extrême auquel nous nous arrêterons — deux formes d’esprit bien distinctes qui se côtoient sans se confondre, qui n’ont en commun que le langage, et qui ne se font que des emprunts superficiels, d’un côté l’esprit normand, de l’autre l’esprit saxon. Aux Normands appartiennent Chaucer et les poètes qui lui succèdent jusqu’à la Renaissance ; aux Saxons, Shakespeare, Marlowe, Ben Jonson, John Webster, et toute la tribu des dramaturges, Milton. Un mélange se retrouve, il est vrai, chez quelques grands poètes, chez Surrey, chez Sidney, chez Spenser, chez Beaumont et Fletcher. Il est certain que chez eux il y a un élément étranger qui s’est allié à l’élément saxon ; mais faut-il faire toujours honneur de ce mélange au génie normand ? Chez Surrey et Sidney, cet élément est encore plus italien que normand ; chez Spenser, la matière poétique première est encore plus celtique que normande. De ces deux esprits, le seul vigoureux, le seul puissant, le seul fécond est donc l’esprit saxon ; le mélange n’existe que par exception, ou existe dans des proportions si peu considérables, que si l’on prend la littérature anglaise dans son ensemble jusqu’à Milton, et qu’on la soumette en bloc à l’analyse de la chimie critique, on ne trouvera pas que l’élément normand y entre pour plus d’un quart, et encore ce quart est réparti sur un si petit nombre de poètes et d’écrivains, qu’on n’est pas tenté de le compter dans le résultat général pour plus d’un dixième.

Il existe bien une période anglo-normande ; mais, pendant toute cette période, le génie saxon se cache ou se tait, et ce n’est qu’aux approches de l’époque moderne qu’on le voit poindre avec le poème qui porte pour titre : la Vision de Pierre Plowman. Cette période se réduit, à proprement parler, à un seul nom, Chaucer. Celui-là est bien un Français si l’on veut, et on reconnaît bien en lui un contemporain de Froissartd. Cependant, ne serait-il pas plus juste de dire que, comme Froissart, il représente non une race ou un peuple, mais un certain état de société qui est propre à une caste plutôt qu’à une nation. À le bien regarder, on s’aperçoit que c’est une espèce de cosmopolite, toujours comme Froissart, qui décrit les mœurs et les sentiments de cette société chevaleresque issue de la féodalité dont les trois centres étaient alors l’Angleterre normande, les États du duc de Bourgogne et la cour de France, et dont les divers membres unis par les mariages, les habitudes communes, les voyages et les plaisirs, avaient fini par former une franc-maçonnerie distincte des diverses nations que nous venons de nommer. Ainsi, pendant toute la période anglo-normande, il ne saurait être question de la combinaison du génie normand et du génie saxon, puisque ce dernier reste muet, et que le seul écrivain qu’on puisse citer, Chaucer, n’est qu’un Français qui s’exprime en langue anglaise.

Nous venons de voir ce qu’il faut penser de la Renaissance jusqu’à Milton inclusivement. Pendant cette période, la littérature anglaise tout entière est saxonne et par conséquent germanique. Les plus ardents défenseurs de l’opinion qui n’admet pas dans la littérature anglaise cette marque particulière de la race confessent eux-mêmes que Shakespeare et Milton constituent deux exceptions embarrassantes. Profitons de l’aveu, et voyons si les périodes suivantes nous donneront un démenti.

Quoi qu’on puisse penser de cet antagonisme de l’esprit normand et de l’esprit saxon, il ne saurait plus en être question à partir de la restauration. L’être moral que nous appelons l’Anglais apparaît alors avec tous les traits sous lesquels nous le connaissons aujourd’hui. Il n’y a plus dès lors qu’un seul génie, comme depuis longtemps il n’y a plus qu’un seul peuple. On tient le mélange pour bien accompli, et l’on n’a plus envie, lorsqu’on lit un écrivain, de chercher auquel des éléments qui ont constitué le génie anglais il se rapporte plus particulièrement. À cette époque, il est vrai, l’Angleterre subit une nouvelle invasion, celle-là purement morale et pacifique ; l’invasion des mœurs et de la littérature classique françaises, et ce fait, qui donne aux produits littéraires de cette époque une certaine physionomie continentale, peut faire croire, au premier abord, que les deux littératures sont voisines comme les deux peuples et marchent de compagnie. Mais cette ressemblance est trompeuse et s’arrête à la surface. La mode et l’imitation, quelque prolongées qu’elles soient, ne sont malgré tout que passagères et ne peuvent pénétrer profondément dans ce génie, dont l’esprit normand, malgré toutes les ressources de la conquête et de la domination, n’avait pu altérer la substance. Sous ces vêtements exotiques, le génie anglais reste comme devant saxon et germanique. Le lecteur français peut très facilement se donner le plaisir d’établir un fait des plus curieux : c’est que pendant une période de cent années environ, toutes les fois que sa curiosité s’adressera à un homme d’un talent secondaire et fait pour disparaître, il aura chance de rencontrer un demi-compatriote, tandis que, toutes les fois qu’il s’adressera à un homme de génie, il se trouvera en face d’un Saxon. Cette influence française a donc été bien légère, puisqu’elle a été impuissante à atteindre les hommes de génie, et qu’elle s’est arrêtée à des comparses.

Nous pouvons passer tous les grands noms en revue ; chez tous, nous retrouverons cette substance de la race. Qu’y a-t-il de plus saxon que John Bunyan ? Et Swift, à quelle race rapporterez-vous sa forme solide d’esprit, sa misanthropie sauvage, ses haines implacables et son sentiment profond de la réalité ? Daniel Defoe, qui écrit dans Robinson Crusoé l’autobiographie psychologique de la race saxonne, ne peut, j’imagine, faire l’ombre d’un doute. Et le docteur Samuel Johnson, le tory intolérant et l’intraitable anglican, avec sa grande honnêteté, sa fidélité à toute épreuve, sa véracité sans faiblesse, son pédantisme batailleur, qu’est-il, je vous prie, sinon le Saxon lui-même dans ce qu’il a de plus estimable et de plus désagréable ? La France du xviiie  siècle mit à la mode, sur un caprice enthousiaste de Diderot, les romans de Richardson ; mais j’imagine que son engouement ne venait pas de ce qu’elle y reconnaissait son image et de ce qu’elle trouvait quelque ressemblance entre le génie de Richardson et celui des beaux esprits qui l’enchantaient alors ? Et Fielding, à qui doit-il sa grossière tendresse, sa robuste humanité, sa bonne humeur populaire ? Vous donne-t-il bien envie de chercher en lui le Normand et le Français ? J’aperçois bien un élément étranger très marqué dans Goldsmith et dans Sterne, mais cet élément est irlandais et non français. Voici, à l’exception de trois, tous les grands noms littéraires de la seconde moitié du xviie et de la première moitié du xviiie  siècle. Ces trois noms sont ceux de John Dryden, d’Addison et de Pope. Ces derniers ont subi, il est vrai, très fortement l’influence française, et cependant, de ces trois hommes, il n’y en a qu’un seul qu’elle puisse réclamer comme lui appartenant tout entier, Pope. Les chefs-d’œuvre de Dryden, la Médaille et Absalon et Achitophel, n’ont rien de commun avec le génie de la France, et les meilleures pages du Spectator sont celles où Addison oublie ses lectures et ses voyages pour se rappeler seulement qu’il est Anglais, whig et protestant.

Cependant cette influence française, si superficielle qu’elle fût, finit par paraître pesante aux Anglais, et la réaction commença dès la fin du xviiie  siècle, innocemment, paisiblement d’abord avec le timide Cowper, plus tard avec éclat et agression chez les poètes de l’école des lacs. J’espère qu’on ne trouvera pas que la littérature anglaise moderne marche de compagnie avec la littérature française, car elle a précisément son point de départ dans un violent parti pris de rupture avec l’influence continentale. Nous venons de voir combien les Anglais du xviiie  siècle étaient restés Saxons en dépit de l’influence classique ; mais il vint un moment où ils trouvèrent qu’ils ne l’étaient pas assez et où ils rougirent de ne pas l’être davantage. Ressaisir le génie saxon sous sa forme première, le débarrasser de toutes les contraintes dont on l’avait emmailloté, lâcher la bride à son originalité native, tel fut le programme de l’école célèbre qui s’est appelée l’école des lacs, programme qui est devenu une vérité. À partir de ce moment, ce trompeur élément mixte, qui nous donne le change sur le vrai caractère des œuvres de l’Angleterre du xviiie  siècle, disparaît entièrement, et la littérature redevient, de parti pris et avec détermination, plus saxonne qu’elle ne l’avait jamais été. Poètes, critiques, romanciers, historiens littéraires marchent tous au même but. Il suffit de citer des noms : Wordsworth, Coleridge, Southey, Ch. Lamb, Godwin, Shelley, lord Byron, Thomas Carlyle. J’écarte, à cause de sa naissance écossaise, le nom de l’homme illustre qui a plus fait cependant qu’aucun autre par ses romans historiques pour rappeler l’Angleterre à son véritable génie.

Existe-t-il des œuvres qui soient plus éloignées du goût des nations latines que celles des hommes dont, nous venons de prononcer les noms. Charles Lamb et Hazlitt, les critiques et les dilettanti n’ont d’yeux et d’oreilles que pour la vieille littérature anglaise, celle où le génie saxon trouva son expression la plus forte Coleridge est plus qu’un Saxon, c’est un germanisant, le premier importateur des idées allemandes en Angleterre. Wordsworth est le plus grand nom poétique de l’Angleterre moderne, après lord Byron ; est-il une poésie plus incompréhensible pour celui qui ne réussit pas par l’imagination à vivre cette vie morale protestante, si sérieuse, si contraire à nos habitudes, d’où elle est sortie ? Godwin est une preuve quoi l’utopie n’échappe pas plus que les sentiments vrais du cœur à l’influence de la race : quelle différence entre nos utopistes et ce rêveur âpre et presque féroce, le puritain des idées chimériques. Il y a dans Shelley un élément étranger, au moins à l’état de désir et d’aspiration, mais c’est vers la Grèce et non vers l’Europe latine que s’élance sa belle âme ambitieuse qui subit, sous la forme la plus poétique, la déception de l’antique Ixion, car au moment même où elle poursuit son idéal platonicien, impuissante à se débarrasser de sa substance anglaise, elle embrasse sous forme de nuages les ombres de Shakespeare, de Spenser et de Milton. Nommons encore le doux poète John Keats, qui, pareil à cet Endymion qu’il a chanté, semble s’être endormi il y a deux siècles à la musique des vers de Shakespeare et de Fletcher et qui se réveille en bégayant leurs mélodies.

Reste le plus grand de tous les modernes Anglais, lord Byron. Certes celui-là ne fait pas de théories comme les poètes de l’école des lacs, et ce n’est pas à grand renfort de doctrines qu’il renoue les traditions du génie saxon. Bien mieux, s’il a des préférences littéraires, philosophiques ou politiques, ces préférences sont pour les doctrines les plus ennemies de la race et du génie purement saxons. Il fait tout ce qu’il peut pour être classique, et sa grande admiration littéraire est pour le poète Pope ; il fait tout ce qu’il peut pour être révolutionnaire à la manière continentale, et sa grande admiration philosophique est pour Voltaire et pour Rousseau. Sa culture est autant française et latine que saxonne et anglaise ; ce qu’il lit, ce sont les livres français, joignez-y quelques poètes italiens, Pulci, Arioste, le Tasse, et vous atteindrez les limites de cette culture. Ce poète, qui devait jouter avec Goethee et donner un rival à Faust dans Manfred, ne sait pas l’allemand et ne connaît le Faust, que par une traduction que Lewis, l’auteur du Moine, lui en a fait un jour à haute voix. S’il est un poète qui eût dû échapper à la fatalité de la race, c’est bien celui-là ; ses admirations, ses haines, ses préférences, ses engouements, tout chez lui est hostile au génie de son pays. Eh bien, il n’y en a pas chez qui les vieux sentiments germaniques se traduisent avec plus de puissance et se présentent avec plus de pureté. Il y a de l’alliage dans Shakespeare et dans Milton, il n’y en a aucun dans lord Byron, et sa culture intellectuelle française et moderne altère beaucoup moins sa nature, que la culture de la Renaissance celle de Shakespeare et de Milton. Des trois grands poètes de l’Angleterre, le plus Saxon est précisément celui qui devrait l’être le moins. Nous ne voulons pas dire que son génie soit plus grand que celui de ses deux rivaux ; il n’a ni la richesse de celui de Shakespeare, ni l’élévation morale de celui de Milton ; mais nous disons que c’est celui dans lequel on retrouve le plus facilement les instincts de race tels qu’ils furent à l’origine, avant toute complication et tout mélange. Lord Byron rejoint directement à travers les siècles les vieux poètes saxons et scandinaves primitifs. Quelques-unes de ses conceptions, les Ténèbres entre autres, ont l’air d’une traduction élégante de quelque passage de l’Edda. Les aventures de ses héros semblent des traductions de vieux sagas scandinaves légèrement modernisés par un scalde qui aurait voyagé et qui aurait été élevé dans les universités anglaises. En dépit de sa haine pour la société anglaise et de son amour pour la France révolutionnaire, lord Byron reste donc purement Saxon. Rien n’est plus éloigné que ses sentiments et ses conceptions de notre manière de sentir et de penser ; l’instinct de race est tellement fort en lui, qu’il triomphe, et de la culture intellectuelle, et de l’éducation, et des antipathies politiques.

La littérature anglaise n’est donc ni normande, ni française, ni latine, elle est saxonne et germanique, et aucun des mélanges que l’on peut y signaler n’a été assez puissant pour détruire ce caractère jusqu’à présent indélébile. C’est à cette conclusion générale que nous voulons nous arrêter. Bien d’autres considérations seraient à présenter, mais il faut se borner nécessairement en un sujet si vaste. Nous avons appuyé plus particulièrement sur la question de race, parce que cette question est la plus neuve de celles que soulève le livre de M. Taine. Il nous a paru utile de montrer que la vérité de cette théorie si controversée des races était essentiellement relative aux sujets auxquels on l’appliquait, et que le jeune écrivain avait été aussi judicieux en l’appliquant dans les termes les plus absolus à l’histoire littéraire de l’Angleterre qu’il l’aurait été peu s’il l’eût appliqué à l’histoire littéraire de telle autre nation, celle de la France par exemple. Nous ne répondons pas de toutes les applications que M. Taine a faites ou pu faire de sa théorie, mais nous répondons hardiment de celle qu’il en a faite dans cette belle histoire de la littérature anglaise, et c’est sur l’expression de notre mutuel accord sur cette question particulière que nous prendrons congé de lui.

Un don Quichotte historique.
Lord Herbert de Cherbury

I

Voici un des livres les mieux faits que je connaisse pour démentir l’une des plus anciennes et des moins respectables erreurs qui aient jamais pris logement dans l’opinion des hommes. Deux siècles se sont écoulés déjà depuis que Pascal écrivait : « Nous nous figurons toujours Platon et Aristote en robe longue et en bonnet carré, mais c’étaient d’honnêtes gens aimant à converser avec leurs amis… » ; la maussade illusion n’en continue pas moins, et le commun des mortels s’obstine toujours à voir Aristote et Platon, c’est-à-dire l’homme de génie, sous ce grotesque déguisement de docteur. L’imagination populaire s’est formé des peintures assez exactes des autres grands types humains, mais on peut dire hardiment que, sans le vouloir et le savoir, elle a calomnié celui de l’homme de génie. Lorsqu’elle fait effort pour se le représenter elle le conçoit comme l’idéal du pédant et le peint à peu près avec les mêmes couleurs enfantines que certain personnage de Goethe employait pour peindre l’industrie. Elle lui pose sur le visage un masque d’une morne gravité, le fait mouvoir avec une raideur inflexible, et lui inflige le supplice d’être plus souvent assis que debout, supplice cruel, s’il faut en croire le poète qui en a fait un des châtiments de son enfer. Séparé des hommes, exclu de la vie et de la nature, l’homme de génie, courbé sur des paperasses et des bouquins, partage dès ce monde le sort maussade dont l’antique Thésée paye ses courses inconstantes et aventureuses pour l’éternité :

…… Sedet æternumque sedebit
Infelix Theseus…………………

Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que l’imagination populaire tient absolument à son maussade idéal et ne veut pas être détrompée. C’est en vain que vous lui présenteriez les images les plus vivantes, celle qu’elle s’est formée lui semble, paraît-il, plus vénérable. Elle est toute déconcertée lorsqu’on lui apprend que ces graves personnages n’étaient pas des automates gourmés, mais des gens de caractère très divers, qui avaient, comme les autres hommes, leurs vivacités, leurs emportements, leurs folies et leurs caprices, qu’ils aimaient à se jouer au soleil et à respirer l’air frais des nuits, qu’un bon mot les faisait rire et qu’une douleur les faisait pleurer. Elle est choquée et presque scandalisée de découvrir que ceux qui lui révèlent les secrets de la nature sont eux-mêmes des enfants de la nature et aiment ses douces libertés. Tomber d’un automate sec et morne à un personnage tout brillant des flammes et des couleurs de la vie, se peut-il une plus grande déception ?

Qui croyez-vous, par exemple, que fut lord Herbert de Cherbury ? Don Quichotte ou Platon ? Voici son signalement, vous prononcerez ensuite. Lord Herbert fut un gentilhomme de l’époque du roi Jacques Ier d’Angleterre, qui passa la plus grande partie de sa vie à cheval et l’épée au poing, en quête d’un duel qu’il ne put jamais obtenir de la fortune. Il avait été créé chevalier de l’ordre du Bain, et il avait pris très au sérieux les engagements auxquels son serment l’obligeait : secourir les faibles et abattre les forts, protéger l’honneur des dames et vivre exempt de tout mensonge et de toute action déloyale. On dirait un fou charmant échappé de la bibliothèque de don Quichotte. Un ruban est-il enlevé frauduleusement à une fille d’honneur, son serment de chevalier lui monte à la tête comme le vin nouveau, et il court après le félon, pour lui faire rendre son larcin d’amour. Il est à la merci du premier spadassin venu qui viendra proposer un cartel que les plus braves refuseraient à juste titre, et le plus mince reître a, s’il le veut, le pouvoir de se faire provoquer par cet homme au cœur excellent. Il se fourre dans toutes sortes d’affaires qui ne le regardent pas et où il risque sa liberté, et commet à chaque instant des imprudences capables de perdre à jamais sa fortune. Rien ne l’arrête, ni le rang, ni la condition, ni la robe ; il se querelle avec des gens d’armes, des ambassadeurs, des aventuriers équivoques, des favoris de rois, des moines et des grands seigneurs, toujours et en tout lieu, au camp, dans la rue, à la cour, à Londres, à Rome, à Lyon, à Paris. À cette humeur batailleuse il joint un goût assez vif, mais très chaste, pour la grâce et la beauté, un goût que n’aurait désavoué aucun des chevaliers de la Reine des fées de Spenser. Il faillit être assassiné pour une femme dont il était vivement aimé et dont il soutint jusqu’au bout la réputation et l’honneur. Il est homme à s’arrêter dans une auberge de petite ville pour s’y faire présenter la fille de l’aubergiste, dont il a entendu vanter la beauté par les gentilshommes anglais. C’est don Quichotte, répondez-vous. Eh ! sans doute. S’il l’avait connu, lord Herbert aurait certainement aimé le bon chevalier, et ils auraient eu ensemble les conversations les plus intéressantes sur le métier des armes et le métier des lettres, deux nobles métiers qui étaient également familiers à l’un et à l’autre.

Mais lord Herbert est encore autre chose, et je vous vois d’ici vous écrier avec étonnement : « Où diantre la philosophie va-t-elle se nicher ? » Ce fou aimable, cet écervelé héroïque, fut le premier en date de ces philosophes pour lesquels fut créé le mot de free thinkers (penseurs en dehors de l’Église), mot dont le sens s’est singulièrement élargi, mais qui, à l’origine, avait exactement la même signification que le mot de libertin pour les philosophes chrétiens de la France de Louis XIV, ou celui d’esprit fort pour la foule des orthodoxes. On peut le considérer comme le fondateur de cette secte des déistes anglais dont l’époque la plus brillante fut la période de la reine Anne et du premier George, dont les coryphées les plus remarquables furent Toland et Bolingbroke, dont le poète fut Pope, auprès de laquelle Voltaire, déjà fort bien préparé par les leçons de Bayle, alla compléter ses études supérieures de philosophie irréligieuse, et qui, se continuant avec quelques altérations jusqu’à la fin du dernier siècle, aboutit à la logique brutale de Thomas Paine, le bourgeois anglais révolté de la guerre d’Amérique et de la Convention nationale française. Il est l’auteur d’un livre dont le titre, très franc et très explicite, dit tout le contenu : De veritate, prout distinguitur à revelatione, à verisimili, à possibili et à falso. Là se trouvent pour la première fois les principaux arguments que la polémique philosophique du dernier siècle a rendus familiers jusqu’à la satiété à l’esprit du moderne lecteur, à savoir, qu’une révélation, pour être divine, aurait dû être universelle et non partielle, permanente et non temporaire ; que la révélation par la conscience individuelle suffit pour expliquer que l’homme soit en possession des principales vérités morales, et dispense de recourir à l’hypothèse d’une communication directe de Dieu, etc., etc. Mais ce n’est pas notre dessin de discuter ni même d’exposer ces idées ; ce n’est pas le philosophe, c’est l’homme seul que nous voulons contempler. Seulement, nous avons été bien aise de montrer comment à l’occasion le philosophe le plus sérieux pouvait être en même temps le personnage le plus amusant.

Les jolis mémoires de lord Herbert ont failli ne pas venir jusqu’à nous, et c’eût été vraiment dommage. Sa descendance directe s’éteignit avec son petit-fils, et les précieux manuscrits, conservés religieusement dans la famille, furent sur le point de périr en même temps qu’elle. Enfin, après bien des recherches qui durèrent plus de vingt années, on retrouva à la fois et l’original de ces mémoires, mutilé, déchiré, jauni par le temps, et une copie en fort bon état de conservation. Un des héritiers indirects de lord Herbert, Arthur, comte de Powis, communiqua cette copie à Horace Walpole, un des membres les plus spirituels de cette secte d’incrédules qui pouvait considérer lord Herbert comme un ancêtre, et l’autorisa à en donner une édition, qui parut en 1764. Ces mémoires sont traduits aujourd’hui en français pour la première fois et édités avec un soin et une recherche qui ont dû réjouir les mânes de lord Herbert.

On peut dire, en effet, que jamais auteur n’a été traduit et édité avec plus de courtoisie et de politesse. C’est un gentilhomme qui est introduit auprès du public français par des gentilshommes. Cette traduction a été entreprise sons les auspices de M. le baron Sellière, le propriétaire actuel de ce château de Mello où lord Herbert passa quelques-uns des mois les plus heureux de sa vie et où son spectre doit aimer à revenir quelquefois. M. Sellière aura voulu sans doute se rendre propice ce revenant aimable et l’engager à élire domicile dans son château, comme le génie familier du lieu. L’esprit d’un lord Herbert, ce serait en effet le Trilby naturel de cette ancienne résidence des Montmorency. Et quel luxe charmant que la possession d’un pareil génie familier ! Voilà de ces services que les millionnaires devraient demander aux tables tournantes et aux esprits frappeurs. Le traducteur est M. le comte de Baillon, déjà connu par une élégante traduction des mémoires de cette vive, légère et sensée mistress Elliot, qui montra au milieu de la grande tourmente révolutionnaire tant d’esprit d’à-propos et de fermeté de cœur. L’éditeur enfin est M. Techener, dont le nom dispense de tout éloge. Des gravures représentant quelques-unes des demeures seigneuriales que lord Herbert a habitées ou traversées, Strawberry Hill, Chantilly, Mello, l’hôtel de Luynes, etc., ornent les têtes de chapitre du livre, et un frontispice charmant, qui fait honneur à l’artiste qui l’a trouvé, résume avec grâce et poésie l’esprit de ces mémoires et de leur auteur. On dirait une page très adroitement traduite de la Reine des fées de Spenser. Sous un arbre, à l’entrée d’une clairière, un chevalier repose dépouillé de son armure, dont il n’a conservé qu’une seule pièce, un des brassards, sur lequel on lit magica sympathia. Cependant, à quelque distance, un autre chevalier, armé de pied en cap et descendu de son coursier, observe amicalement ce nonchalant dont il voudrait bien s’approcher. La sympathie magique ! Tel est en effet le sentiment que nous inspire la personne de lord Herbert. C’est un de ces fous dont les folies sont si nobles qu’elles sont irrésistibles et qu’on n’a pour se défendre contre elles que la ressource d’un peu d’ironie, et un de ces sages dont le sérieux est si aimable qu’il amuse comme la folie.   Il était du meilleur sang d’Angleterre, ce nom d’Herbert étant le nom de famille de ces comtes de Pembroke qui figuraient parmi les plus puissants seigneurs du royaume, et son trisaïeul en ligne directe, sir Richard Herbert de Colebrook, étant le propre frère du comte de Pembroke, alors vivant. Par sa mère, Madeleine Newport, il descendait des Talbot, des Devereux, des Gray, et était ainsi allié aux plus anciennes familles de la noblesse anglo-normande. Il eut plusieurs frères, parmi lesquels il en est un qui mérite d’être remarqué, George Herbert membre de l’université de Cambridge, auteur de poésies religieuses restées célèbres et qui, malgré son caractère ecclésiastique, paraît avoir partagé le tempérament irascible de sa famille. « Sa vie fut sainte et exemplaire, nous dit lord Herbert, de telle sorte qu’aux environs de Salisbury, où il vécut dans son bénéfice pendant de longues années, il fut presque regardé comme un saint. Il n’était pourtant pas exempt d’emportements et de colère : c’est une infirmité commune à ceux de notre race ; mais, à cette exception près, sa vie fut irréprochable. »

Son enfance fut maladive et pensive, c’était un enfant muet auquel on ne pouvait arracher une parole ; mais, dès qu’il se mit à parler, ce fut pour manifester son étonnement de se trouver dans ce monde sans savoir comment il y était venu ; et ici se trouve sur la nature de l’âme et son immortalité une page ingénieuse et pénétrante que nous voulons citer tout d’abord, parce qu’elle introduira le lecteur au cœur même de l’être de lord Herbert et lui donnera pour ainsi dire le diapason de ce noble personnage :

« En prenant des années, je fis une réflexion qui me consola un peu : c’est que je m’étais trouvé en possession de cette vie sans savoir les transes et les angoisses que j’avais coûtées à ma mère, et qui auraient sans doute été aussi pénibles et affligeantes pour moi que pour elle ; aussi j’espère que mon âme passera à une meilleure vie sans qu’elle se ressente des peines et des souffrances qu’éprouvera mon corps au moment de la mort. J’ai en effet la confiance qu’avec la grâce de Dieu j’arriverai à un état plus heureux, sans plus savoir comment je sortirai de ce monde que comment j’y suis entré. J’ai fait depuis bien d’autres réflexions sur ce sujet, et j’ai pensé qu’elles pourraient trouver leur place ici.

« Le Créateur ne m’a pas donné les yeux, et les oreilles et les autres sens pour qu’ils puissent me servir dans le sein de ma mère, mais bien pour me faire comprendre et ressentir tous les événements de la vie ; il a de même créé dans mon âme certaines facultés qui nous sont presque aussi inutiles en ce monde que les sens avant de naître. Ces facultés sont l’espérance, la foi, l’amour et la joie, qui ne peuvent jamais se fixer sur les objets périssables de ce monde et qui n’aspirent qu’à ce qui est parfait et infini. Nous croyons parfois que ces facultés peuvent nous servir ici-bas, mais quelle est la félicité qui a pu satisfaire nos espérances ? Quel est l’homme qui a pu avoir assez de foi dans sa propre sagesse pour ne pas recourir, dans les nécessités de la vie, à un pouvoir supérieur et divin ? Quelle est la beauté terrestre qui n’a pas trompé notre amour en se flétrissant et en se jouant de nous ? Quelle est la joie assez complète pour que nous ne soyons pas toujours contraints de rechercher quelque chose de mieux que le monde ne peut nous donner ? Aussi, quoique l’influence de ces facultés se laisse parfois ressentir ici-bas, elles ne peuvent avoir pour but et pour objet que Dieu seul, en qui la foi, l’espérance et l’amour n’ont jamais été placés en vain, et qui peut les récompenser ici-bas et dans une vie meilleure. »

Lord Herbert glisse légèrement sur son éducation. Au lieu de nous raconter comment il a été élevé, il s’est plu à nous tracer l’idéal d’éducation qui convient selon lui à un jeune gentilhomme, dans le second chapitre de ses mémoires. Profitons de cette pause pour nous bien rendre compte de ce qu’il représente et pour le bien voir d’ensemble.

Il y a en lui plusieurs personnages, aussi différents que les diverses époques au milieu desquelles s’écoula sa vie. Il vint au monde sous la reine Élisabeth (vers 1580), vécut sa vie pratique et active sous le roi Jacques Ier, vieillit sous le roi Charles Ier et mourut à la veille du triomphe de ce parlement dont il avait embrassé la cause. Sa vie morale est aussi fort contradictoire ; il vit de plusieurs manières, et on pourrait dire en plusieurs fois. Ainsi son imagination est du temps de la reine Élisabeth, ses mœurs et ses habitudes sont du temps du roi Jacques, et par son intelligence il vit déjà en plein xviiie  siècle. Tout cela fait un mélange des plus complexes et des plus singuliers, où il entre de la puérilité et de la grandeur, de la crédulité et de la liberté d’esprit, de la superstition et de la philosophie. Il ne croit pas à la révélation, mais il croit à toutes sortes de remèdes de bonne femme et recommande l’usage d’une thérapeutique légendaire. Il en est à peu près de lui comme de lord Bacon, qui, tout en renversant les fausses méthodes philosophiques, est plein de secrets merveilleux. Il y a du magicien, de l’alchimiste, du sectateur de sciences occultes dans l’auteur de l’Instauratio magna ; il y a du mystique, du chrétien pieux et fervent dans le déiste lord Herbert, et par parenthèse il est intéressant de voir une fois de plus par son exemple combien les commencements de toute doctrine, même la plus sèche et la plus nue, sont toujours mystiques. Cet homme qui rejette les miracles demande un miracle pour savoir s’il doit publier son livre De veritate ; cet homme qui rejette la révélation a besoin d’une révélation pour être rassuré sur sa propre pensée. Que dites-vous de la petite scène que voici, et à quelle époque de l’histoire votre imagination la placerait-elle de préférence ?

« Un jour d’été où je restai plongé dans ces incertitudes (la question de savoir s’il devait, oui ou non, publier son livre De veritate), pendant que la fenêtre de ma chambre était ouverte au midi, avec un soleil brillant et sans un souffle d’air, je pris mon livre De veritate, et, tombant à genoux, je fis cette prière : “Ô toi, Dieu éternel ! auteur de la lumière qui brille en ce moment sur moi ; toi qui illumines le fond de nos âmes, j’adjure ta bonté infinie de pardonner à la plus audacieuse requête que puisse t’adresser un pécheur. Je ne suis pas assez éclairé pour savoir si je dois publier ce livre De veritate ; s’il peut contribuer à ta gloire, je te conjure de m’accorder un signe venant du ciel ; si tu me le refuses, je suis résolu à le supprimer.”

« J’avais à peine achevé ces mots, qu’il descendit des cieux un bruit éclatant, mais harmonieux et qui n’avait rien de terrestre : ma prière était exaucée, et j’eus une telle joie d’avoir obtenu ce signe d’en haut que je me décidai à faire imprimer mon livre. Bien que ce récit puisse paraître étrange, je proteste devant le Dieu éternel que c’est la pure vérité. La superstition, dans cette circonstance, n’a pu égarer mon jugement, puisque j’ai entendu distinctement ce bruit, et que dans le plus beau ciel sans nuages que j’aie jamais vu, je suis certain d’avoir reconnu la place d’où il venait, Je fis donc imprimer mon livre à Paris, à mes frais et dépens, etc., etc. »

Certes voilà un miracle d’une simplicité toute déiste ; mais enfin c’est un miracle, et cela pour obtenir l’autorisation de publier un livre qui révoque en doute les miracles. Ô philosophes ! ô esprits forts ! n’est-il pas vrai que l’habitude est plus puissante que la liberté, et que l’enfant que nous avons été vit toujours dans l’homme que nous sommes ?

Il y a cependant quelque chose qui domine toutes les contradictions. Lord Herbert représente avant tout la décadence du grand esprit chevaleresque qui était tout-puissant encore à l’époque où il naquit. L’époque d’Élisabeth fut, pour ainsi dire, la floraison suprême de la vieille Angleterre. Le temps, qui lentement polit toute chose, avait amené à leur dernier degré de perfection les mœurs et les manières féodales. Il avait promulgué enfin et publié le code d’honneur et de politesse qu’il avait élaboré pendant tout le moyen âge. Les races qu’il avait broyées et amalgamées en les brisant l’une contre l’autre s’étaient pénétrées les unes les autres de leur esprit réciproque et ne présentaient plus qu’une même masse nationale en qui mille courants de sève de provenance diverse faisaient abonder la fertilité et la vie. Les antiques discordes s’étaient éteintes, et leur souvenir même avait péri ; les nouvelles discordes, quoique déjà sanglantes, n’avaient pas encore menacé d’emporter le vieil édifice politique et laissaient à cette fleur superbe du passé, qui allait sitôt se flétrir, le loisir de s’épanouir au soleil et d’étaler aux yeux les magnificences de sa parure. En outre, le trône était occupé par une femme illustre, et cette circonstance stimulait encore cet esprit de chevalerie et de noblesse générales. Les règnes de femmes ont presque toujours bien réussi aux Anglais, parce que de tels règnes les obligent, dirait-on, à mettre en saillie les meilleures qualités de leur caractère et à comprimer les plus mauvaises. Leur loyauté naturelle se dépouille alors de toute rudesse, et leur véracité s’embellit de politesse. Ce que nous voyons aujourd’hui sous la reine Victoria se vit sous la reine Élisabeth, mais dans des proportions colossales qui sentaient leur moyen âge. L’âge d’or du génie poétique de l’Angleterre fut aussi l’âge d’or de son génie social. Les gentilshommes anglais de cette époque sont restés des modèles de perfection sur lesquels toutes les générations suivantes ont eu les yeux, des modèles classiques de courtoisie qu’elles ont étudiés et admirés comme on admire et comme on étudie les chefs-d’œuvre de la littérature et de l’art. Mais, dès la mort d’Élisabeth, ce type superbe de gentilhomme s’amoindrit, l’âme poétique et héroïque s’envole, et l’on se trouve en présence d’un type nouveau qui va prendre possession de la scène, jusqu’à ce qu’il en soit chassé d’une manière terrible, le cavalier des rois Jacques Ier et Charles Ier.

Lord Herbert n’est pas un cavalier, c’est un gentil homme de l’époque précédente. Mais, hélas ! en lui le type se présente singulièrement amoindri et altéré. Il le continue et le fait revivre, il est vrai, mais en le galvanisant par une imitation vigoureuse. « Ses actes, dit Horace Walpole, furent calqués sur le modèle de ceux des chevaliers de la Reine des fées, de Spenser. » Oui, sans doute, et c’est là leur mérite et leur défaut à la fois, mais les chevaliers de la Reine des fées avaient été calqués eux sur les modèles vivants des gentilshommes de l’époque de Spenser. Il s’est incarné un type qu’il s’est incomplètement assimilé et qui le travaille et le torture intérieurement. L’imagination agit seule chez lord Herbert, tandis que la nature agissait tout entière chez les gentilshommes de l’époque précédente ; aussi ses actes ont-ils quelque chose d’aventureux et de désordonné. Cependant, tel qu’il est, il se rattache encore étroitement à l’époque d’Élisabeth. Mieux qu’aucun de ses contemporains il représente donc la décadence du grand esprit poétique et chevaleresque de la génération antérieure, à laquelle il appartient par l’imagination, à laquelle il était digne d’appartenir par les meilleures qualités de sa nature.

Il y a bien des lacunes dans son caractère. Il manque de calme, de sang-froid, de tranquillité d’âme ; il a, comme on dit, la tête trop près du bonnet ; mais sa loyauté et sa véracité sont admirables. Il ne mentit jamais et ne recula jamais devant personne, même à l’époque où ses fonctions diplomatiques auraient pu lui servir d’excuse et lui faire parfois un devoir de la dissimulation et de la prudence. Le cœur était aussi doux et aussi clément que la tête était vive et emportée. Dans le chapitre où il trace son idéal d’éducation pour un jeune gentilhomme, il a écrit de belles pages sur les vertus morales qu’il convient d’imprimer dans l’âme qu’on veut rendre noble ; mais il n’y en a pas de plus belle, de plus judicieuse et de plus sensée que celle qu’il a consacrée à la clémence. Voici quelques extraits de ces conseils qu’on peut recommander comme étant d’une application nécessaire et constante dans la vie :

« Il n’y a pas lieu d’employer votre courage contre les injures venant des femmes, des ignorants et des enfants ; je ne dirai rien de ceux qui sont de beaucoup vos supérieurs, comme les magistrats, etc., puisque, avec de la discrétion et de la sagesse, vous pourrez éviter une injure ; ou bien, s’il est trop tard pour le faire, le mieux sera de la supporter tranquillement, par suite soit de votre supériorité d’un côté, soit de votre infériorité de l’autre. Assurément, le pardon est le propre des forts vis-à-vis des faibles, et à cet égard j’estime que personne de notre temps ne m’a surpassé… Trois considérations surtout m’ont toujours porté à pardonner ; les voici :

« 1º Celui qui ne sait pas pardonner aux autres brise le pont sur lequel il doit passer, puisqu’il n’est personne qui n’ait besoin de pardon ;

« 2º Un homme qui ne possède pas ou qui ne possède qu’imparfaitement une vertu entière et accomplie peut suppléer à ce qui lui manque par le pardon des injures, puisqu’il arrive en nous à la hauteur de la vertu. C’est ce qu’on peut appeler, avec raison, le paiement de nos dettes avec l’argent des autres.

« 3º L’usage du pardon est nécessaire à tous les hommes, car si je n’agis pas avec justice, charité ou sagesse, un autre peut me rendre la pareille, tandis que moi seul je puis pardonner à mes ennemis ; ce sont là les principaux motifs qui m’ont toujours porté à le faire. Quoique je n’en aie jamais tiré d’autres bénéfices que de voir mes serviteurs, mes tenanciers ou mes voisins en abuser pour m’offenser plus souvent, j’y ai du moins trouvé, pour moi, la paix intérieure et une consolation intime, puisqu’à vrai dire mon âme n’a jamais été plus sereine qu’après avoir pardonné à mes ennemis : j’ai été délivré par là d’une foule de troubles et de soucis qui, sans cela, m’auraient cruellement tourmenté. »

Certes, on a maintes fois recommandé la clémence d’une manière plus royale, mais on n’a jamais mieux compris l’utilité pratique de cette vertu. Ces conseils spirituels autant que sensés nous éloignent aussi peu que possible du terrain solide de la réalité. L’Anglais pratique se retrouve ici sous le don Quichotte.

Lord Herbert fut marié très jeune, et un peu légèrement. Sa femme, qui appartenait à une branche éloignée de sa famille, les Herbert de Saint-Gilian, paraît avoir été d’humeur aussi sédentaire qu’il était lui d’humeur aventureuse. Ce qui est certain, c’est qu’elle le laissa tranquillement courir le monde et vivre à sa guise ; quant à elle, elle resta dans ses terres à faire rentrer ses fermages et à surveiller l’éducation de ses enfants. Peu de temps après ce mariage, lord Herbert, âgé d’environ vingt ans, vint à Londres et se présenta à la cour (1600), où il fut remarqué par la reine Élisabeth, qui avait encore trois années à vivre. Détachons en passant ce croquis de l’illustre vieille femme :

« Comme c’était l’usage, pour tous les hommes de s’agenouiller devant la grande reine Élisabeth qui régnait alors, je m’étais mis à genoux dans sa chambre, quand elle la traversa pour se rendre à la chapelle de Whitehall. Dès qu’elle me vit, elle jura comme à son ordinaire, en demandant qui j’étais. Tous les assistants me regardèrent, mais personne ne me connaissait ; alors, sir James Croft, pensionnaire de la reine, s’aperçut qu’elle s’arrêtait, et, revenant sur ses pas, lui dit qui j’étais et que j’avais épousé la fille de sir William Herbert de Saint-Gilian. La reine me regarda alors attentivement et dit, avec son juron habituel, que c’était pitié de m’avoir marié si jeune ; puis elle me donna sa main à baiser deux fois, et deux fois elle me frappa gracieusement sur la joue. »

Certes, ce n’est pas là un croquis académique mais comme il est bien pris sur la réalité vivante, et comme on saisit la ressemblance sous ces quelques traits et ces quelques hachures de la plume ! Ce n’est plus la belle vestale assise sur le trône d’Occident , mais c’est encore l’altière fille d’Anne Boleyn et de Henri VIII, une vieille femme impérieuse, imposante, à laquelle le long exercice du pouvoir a fait contracter les tics du commandement, le ton brusque, le geste familier, le juron habituel.

Mais ce fut sous le roi Jacques Ier que lord Herbert fit son début sérieux dans la vie. Peu de temps après l’avènement de ce prince, il fut créé chevalier de l’ordre du Bain avec tout le cérémonial en usage. Ce fut un des plus grands seigneurs du royaume, lord Shrewsbury, qui voulut lui chausser l’éperon. Lord Herbert fit donc le serment solennel de poursuivre toute injustice qui pourrait être commise contre l’honneur des dames et des demoiselles, et certes jamais chevalier n’a mieux tenu son serment et n’a pris plus de plaisir à le tenir. Ce serment, qui n’était plus depuis longtemps qu’une formule surannée et qu’une formalité hors d’usage, au dire même de lord Herbert, il lui convint de le prendre au sérieux et de le ressusciter. Il ne veut pas qu’il l’engage à rien, et il le tiendra à tort et à travers. Il était d’usage que les nouveaux chevaliers portassent à la manche gauche un nœud de cordons de soie blanche et or jusqu’à ce que quelque noble dame le leur eût enlevé en disant : « Je me porte garant qu’il sera bon chevalier. » Cette bonne fortune ne tarda pas à advenir à lord Herbert. « Il y avait peu de temps, dit-il, que je portais ce nœud, lorsqu’une des premières dames de la cour et la plus belle assurément me l’enleva et dit qu’elle engageait son honneur pour le mien. » Voilà donc lord Herbert émancipé pour la gloire, la folie et la vertu ; il peut commencer maintenant son odyssée à la recherche de ce fameux duel qu’il poursuivra toute sa vie et rencontrera en tout lieu sans pouvoir jamais le faire aboutir même à un simple engagement.

II

Les contemporains de Jacques Ier ont fait à ce pauvre prince une réputation de poltronnerie et de pédantisme que l’histoire a impitoyablement confirmée. Protestants et catholiques, royalistes et têtes rondes se sont trouvés d’accord pour le condamner, et la postérité n’a pas été plus indulgente que les contemporains. De nos jours même, où il s’est trouvé tant d’érudits de bonne volonté pour réviser les arrêts de l’histoire et réhabiliter les mémoires les plus suspectes, pas une voix ne s’est encore élevée en sa faveur. Henri VIII, Marie Tudor (pour ne pas sortir de l’histoire d’Angleterre) ont trouvé leurs avocats ; le pauvre maître Jacques, comme disait notre Henri IV, est resté sans défenseur. C’est donc avec une certaine hésitation que je me hasarde à déclarer que ce prince m’inspire un véritable intérêt et que la sévérité déployée contre lui me semble un peu trop de même nature que ces quolibets dont les athlètes musculeux et bien portants poursuivent les êtres faibles et sans défense. Oui, cela est vrai, il tremblait devant une épée nue, il aimait à s’entourer de théologiens chimériques et d’abstracteurs de quintessence ; oui, son horreur pour la guerre était pleine de pusillanimité, sa monarchie patriarcale était une pure utopie, et son docteur Filmer un des rêveurs les plus malencontreux qu’on puisse imaginer ; — j’accorde tout cela, et cependant je crains bien qu’il n’y ait lieu, malgré tout, d’appliquer, à l’égard du jugement sévère qui pèse sur Jacques Ier, cette célèbre parole du poète latin :

Dat veniam corvis, vexat consura columbas.

Le pauvre roi se contenta de professer la théorie du gouvernement despotique, tandis que la famille altière des Tudors, à laquelle il succédait, avait exercé le pouvoir absolu avec une résolution et une vigueur sans pareilles. Henri VIII, Marie la Sanglante, Élisabeth avaient beaucoup moins parlé de droit divin et de monarchie patriarcale ; mais, sous leurs règnes, le gouvernement de la libre Angleterre était devenu un gouvernement oriental, selon le mot de Hume qui, de sa nature, est peu porté à l’hyperbole. La génuflexion avait été l’attitude habituelle de leurs sujets, et l’échafaud avait fait justice de toutes les têtes qui ne se courbaient pas ou qui, s’étant courbées, avaient essayé de se redresser. Le pauvre roi Jacques ne faisait pas autre chose que tirer la conclusion philosophique des faits existants et formuler la théorie du pouvoir que l’Angleterre avait subi. Et puis qu’avaient donc de si extraordinaire ces doctrines pour lesquelles on le condamne ? N’étaient-elles pas les doctrines politiques même de l’Église anglicane ? L’Église anglicane ne les avait-elle pas exprimées avant lui et ne devait-elle pas les soutenir après lui pendant plus d’un siècle ? Les doctrines de Jacques Ier ont duré, à tout prendre, autant que sa race, et ne se sont éteintes qu’avec la dernière conspiration jacobite. Mais les hommes sont ainsi faits qu’ils subissent les choses et qu’ils se révoltent devant les mots : aussi les fiers Anglais se soulevèrent-ils devant la théorie du gouvernement qu’ils avaient supporté en fait. Ils avaient été obéissants au despotisme, ils furent rebelles au nom qu’il portait.

L’humeur pacifique de Jacques Ier doit être attribuée, je le crois, à une sorte de disposition native, à une idiosyncrasie de nature. Conçu dans des heures troubles et terribles, comme aurait dit M. Michelet, il devait avoir eu, dès le ventre de sa mère, l’horreur des épées nues. Les tableaux qui s’étaient déroulés sous ses yeux durant son enfance n’étaient pas faits pour lui donner le goût des armes et de la guerre. . Quelle enfance et quelle jeunesse ! On conçoit vraiment, sans beaucoup d’imagination, qu’elle lui fit mal la vue de cet acier qui avait été si cruel à sa famille. Cette épée nue devant laquelle il tremblait, n’avait-elle pas l’éclair de ces sabres qui entouraient sa mère lorsqu’elle fut traînée dans les rues d’Édimbourg par le peuple en révolte, n’avait-elle pas le reflet de la hache qui fit tomber la tête charmante de la reine de France et d’Écosse ? Depuis qu’il existait, il assistait au spectacle douloureux de tragédies d’où son sort dépendait ; et lorsque, pour échapper au présent, il remontait en imagination dans le passé de sa race, il n’y rencontrait que meurtres et révoltes, rois emprisonnés ou tués sur le champ de bataille. Toutes ses impressions d’enfance se résumaient dans cette antipathie nerveuse que lui inspirait la vue des armes ; on pouvait y lire l’horreur de la guerre civile et le souvenir de l’échafaud de Fotheringay. Je ne vois guère dans l’histoire moderne que la duchesse d’Angoulême qui ait été soumise à des épreuves plus cruelles, et l’on sait que l’injustice des partis lui reprochait des défauts de caractère qui étaient aussi explicables que les antipathies nerveuses de Jacques Ier.

Pour comble de mauvaise chance, ce prince pacifique dut régner sur la génération la plus indisciplinée, la plus capricieusement anarchique, la plus batailleuse qu’il y ait eu. L’époque de Jacques Ier, de Henri IV et de Louis XIII est, comme on sait, l’époque héroïque du duel et des duellistes. L’Angleterre, que nous nous figurons si sage, était sous ce rapport, à cette époque, au niveau de la France et de l’Espagne. Les gentilshommes anglais, tenus en bride sous les règnes précédents, ne sentant plus la forte main qui pesait sur eux, s’abandonnent à toutes les boutades de leur tempérament ; aussi les duels, déjà fort nombreux sous Élisabeth, redoublent-ils sous Jacques. Plusieurs de ces duels sont restés célèbres, entre autres celui de deux officiers supérieurs de l’armée anglaise des Pays-Bas, sir Thomas Dutton et sir Hatton Cheek, qui est le plus surprenant dont l’histoire, je crois, fasse mention. Les deux adversaires s’étaient donné rendez-vous sur la plage de Calais, et là ils s’abordèrent à arme double, l’épée dans une main, le poignard dans l’autre. Telle fut la vigueur de l’attaque, que les quatre coups portèrent à la fois, et que les deux adversaires tombèrent au même moment frappés chacun de deux blessures mortelles. À cette indiscipline batailleuse des gentilshommes anglais venait encore s’ajouter un autre élément de désordre. Les Écossais abondaient à la cour du premier Stuart, et les grands seigneurs anglais n’avaient que dédain et mépris pour ces hobereaux affamés descendus de leurs montagnes, pour ces aventuriers alertes et intrigants qui se jetaient sur l’Angleterre comme sur une proie. De là des airs hautains suivis de provocations, des paroles blessantes suivies de voies de fait. Notez en outre que, dans toutes les affaires où ils étaient engagés, les Écossais, par l’effet de l’irritabilité du sang celtique, trouvaient moyen de doubler et de tripler le scandale. Ils ne se contentaient pas de la simple provocation qui doit suffire entre gens d’honneur ; ils aimaient à y joindre les voies de fait outrageantes, oreilles tirées, chiquenaudes humiliantes, coups de cravaches appliqués en plein visage, gifles de diverses dénominations. Comprenez-vous maintenant que de pareils sujets aient fait au pacifique roi Jacques une mauvaise réputation ? Vraiment, il y a des moments où, par esprit de réaction, on a envie de trouver que ce prince représente la sagesse et l’humanité. La moitié des séances de son conseil privé est consacrée à arranger des affaires d’honneur entre gentilshommes, et à expédier des ordres pour que tel ou tel duel n’ait pas lieu. Lord Herbert, à lui seul, eut l’honneur d’occuper quinze à vingt fois les lords du conseil de Sa Majesté, et lord Herbert n’était pas un duelliste par caractère. Qu’était-ce donc des autres ?

Voilà ce qui se passait en Angleterre ; quant à ce qui se passait en France à la même époque, lord Herbert va nous fournir deux petites anecdotes qui vous rafraîchiront la mémoire dans le cas où vous l’auriez oublié. Un gentilhomme nommé M. de Memmon, attaché à la maison du duc de Montmorency, avait demandé en mariage la nièce du comte d’Isancourt. « Mon ami, lui répondit ce dernier, il n’est pas encore temps de vous marier, et je vais vous dire ce que vous avez à faire : Si voulez devenir honnête homme, il vous faut d’abord tuer en combat singulier deux ou trois hommes, puis vous vous marierez et vous aurez deux ou trois enfants ; c’est ainsi que par vous le monde n’aura rien perdu ni gagné. »

L’autre anecdote est encore plus significative. Pendant son premier séjour en France, lord Herbert allait fréquemment à la cour de la reine Marguerite, la première femme de Henri IV, et voici ce qu’il y vit un certain soir.

« Tout étant prêt pour le ballet et chacun à sa place, j’étais moi-même à côté de la reine dans l’attente des danseurs, lorsqu’on frappa à la porte plus brusquement que, selon moi, la politesse ne le permettait ; un homme entra alors, et j’entendis parmi les dames murmurer à l’instant : “C’est M. de Balagny !” Je vis aussitôt les dames et les demoiselles lui faire fête à l’envi et l’inviter à s’asseoir auprès d’elles, et qui plus est, quand l’une l’avait eu un instant à ses côtés, l’autre s’écriait aussitôt : “Vous l’avez eu assez longtemps ! à présent, c’est à mon tour.” Quoique étonné de la hardiesse de ces démonstrations, je le fus encore davantage en voyant que ce personnage n’était que d’une beauté fort ordinaire ; ses cheveux coupés très court grisonnaient déjà, son pourpoint était de haire, taillé sur sa chemise, et son haut-de-chausses d’un simple drap gris. Je demandai aux assistants qui il était ; on me répondit que c’était un des plus braves hommes du monde, puisqu’il avait tué en duel huit ou neuf gentilshommes, et que c’était pour cela que les dames le tenaient en si grande estime, les femmes françaises affectionnant par-dessus tout les braves et pensant qu’elles ne peuvent en aimer d’autres sans compromettre leur réputation… »

M. de Balagny était le propre neveu de Bussy d’Amboise ; on voit qu’il chassait de race.

Avec de pareils contemporains, les occasions de querelles ne pouvaient manquer à lord Herbert. Voyez un peu cependant le respect qu’inspirent la force morale et la noblesse de caractère ! On peut compter dans la vie de lord Herbert de vingt-cinq à trente affaires d’honneur, et pourtant il n’y en a pas une seule qui ait abouti à un duel sérieux. Ceux qu’il provoque haussent les épaules et refusent tout net de se battre avec lui ; ceux qui le provoquent sont toujours contraints de lui faire des excuses et se voient arrêtés dans l’exécution de leurs desseins par l’autorité des lords du conseil ou l’intervention d’un tiers. Les moins scrupuleux de ses adversaires comprennent instinctivement que cet écervelé n’est pas une proie pour leur épée et qu’il n’est pas de ceux qu’il est indifférent de tuer ou de laisser vivre ; les plus nobles sentent qu’il est un de ces hommes devant lesquels on peut sans aucune humiliation reconnaître ses torts. Les moulins à vent eux-mêmes s’arrêteraient respectueusement devant le don Quichotte anglais, plus heureux que son confrère d’Espagne, et les marteaux à foulons se déclareraient coupables de brutalité. Que lord Herbert, avec son caractère emporté, ait pu vivre jusqu’à un âge assez avancé et mourir paisiblement dans son lit, cela peut compter comme un des miracles de la force morale.

Il eut une demi-douzaine d’affaires rien que pour tenir cette partie de son serment qui l’obligeait à défendre l’honneur des dames et des demoiselles. Une fois c’est pour une de ses cousines, fille de sir Francis Newport : envoi immédiat d’un cartel qui reste sans réponse. Une autre fois, c’est une de ses sœurs, lady Jones d’Albemarles, qu’il croit avoir été offensée par un certain capitaine Vaughan ; cartel envoyé et accepté. Les deux adversaires se rendent à Greenwich et se trouvent en présence d’une garde de cent hommes envoyée par les lords du conseil privé. Deux fois un ruban volé fut l’occasion pour lord Herbert de déployer toute son énergie chevaleresque. La plus curieuse de ces deux aventures se passa en France, au château de Mello, résidence du duc Henri de Montmorency, lequel avait lord Herbert en grande estime. L’héroïne est Mlle de Ventadour, la petite-fille même du duc.

Cette jeune fille portait sur la tête un nœud de rubans, qu’un gentilhomme français lui enleva tout à coup et attacha à son chapeau ; la jeune fille offensée lui redemanda son ruban qu’il refusa de rendre. « Mlle de Ventadour s’adressant à moi : “Monsieur me dit-elle, reprenez, je vous prie, mon ruban à ce gentilhomme.” J’allai aussitôt à lui, et, avec toute la politesse possible, mon chapeau à la main, je lui demandai de me faire l’honneur de rendre à la jeune duchesse son nœud de rubans. “Croyez-vous, me répondit-il brusquement, que je vous le donnerai lorsque je le lui ai refusé ? — Soit, monsieur, répliquai-je, je vous le ferai rendre de force”, et alors remettant mon chapeau sur ma tête, je tâchai de prendre le sien ; mais il s’échappa en courant, puis après une longue poursuite dans le pré, voyant que je le gagnais de vitesse, il tourna court et s’élança vers la jeune dame pour lui présenter le ruban ; mais je le saisis par le bras et dis à Mlle de Ventadour que c’était moi qui le lui rendais. “Pardonnez-moi, me répondit-elle, c’est lui qui me le donne. — Madame lui dis-je, je ne vous contredirai pas ; mais, s’il ose dire que ce n’est pas moi qui l’ai forcé à le rendre, je me battrai avec lui.” Le gentilhomme français ne répondit rien dans le moment et reconduisit la jeune fille au château. Le lendemain, je priai M. Townsend d’aller dire à ce cavalier qu’il avouât que je l’avais forcé à rendre le ruban, et, s’il s’y refusait, de le provoquer de ma part. Mais mon ami, ne le trouvant pas disposé à accepter le cartel, le quitta, et, comme je le suivais, quelques gentilshommes du connétable lui donnèrent avis de ce qui se passait ; il fit venir le cavalier, le tança vertement sur son impertinence d’avoir pris le ruban de sa petite-fille, et lui ordonna de quitter sa maison. »

Cependant l’année 1610 était arrivée au milieu de toutes ces folies chevaleresques, et l’affreuse guerre de Trente Ans commençait avec les affaires de Clèves et de Juliers. Jacques, qui subissait à ce moment l’influence de Henri IV, envoya quatre mille hommes comme auxiliaires à l’armée des Pays-Bas, que commandait Maurice de Nassau, le fils du grand Taciturne. Lord Herbert se joignit à cette petite armée, placée sous les ordres de sir Edward Cecil, le fils de lord Burleigh, et où figuraient plusieurs des noms les plus brillants de l’aristocratie anglaise, entre autres deux officiers supérieurs du nom de de Vere, avant-derniers représentants d’une illustre famille anglo-normande destinée à s’éteindre deux générations après. Parmi les officiers de l’armée française auxiliaire se trouvait ce M. de Balagny que nous avons vu si bien accueilli des dames chez la reine Marguerite. Lord Herbert et lui s’amusèrent à lutter d’héroïsme absurde. « Monsieur, on dit que vous êtes un des plus braves de votre nation ; je suis Balagny, allons voir qui fera le mieux. » Lord Herbert accepte le défi, et voilà ces deux fous qui courent l’épée à la main devant les remparts de Juliers, où ils sont salués par une effroyable décharge de mousqueterie. « Pardieu, il fait bien chaud ici ! me dit M. de Balagny. — Vous vous en irez le premier, lui répondis-je, autrement je ne m’en irai jamais. » Le Français, tout aussi fou, mais moins entêté que l’Anglais, prit le parti de retourner au camp, où lord Herbert le suivit.

Ce fut dans le camp anglais, devant Juliers, que se passa l’épisode le plus bouffon peut-être de la vie de lord Herbert : un imbroglio de querelles issues d’une première dispute qui s’embrouillent les unes dans les autres de telle façon qu’on a une peine infinie à s’y reconnaître. Un soir, après un souper dans le quartier du général en chef, sir Horace de Vere, un gentilhomme anglais, légèrement échauffé par le vin, lord de Walden, prend de travers quelques plaisanteries de lord Herbert et veut se précipiter sur lui pour le frapper. « Voyant cela, dit lord Herbert, je lui épargnai plus de la moitié du chemin ; mais les assistants avaient tellement les yeux sur nous, que nous fûmes séparés avant d’avoir échangé un seul coup. » Il fut convenu que l’on se battrait à l’épée seule et à cheval ; or le hasard voulait que lord Herbert n’eût pas en ce moment de cheval présentable. Il s’arrange avec un jeune lieutenant d’une compagnie écossaise qui cousent, un peu légèrement, à lui fournir le cheval de son propre capitaine, sir James Areskin. Lord Herbert, monté selon ses souhaits, se rend au lieu du rendez-vous ; pas de lord de Walden. Ordre avait été donné d’empêcher la rencontre des deux adversaires. Furieux d’avoir manqué une si belle affaire, lord Herbert se dirige en maugréant vers le quartier des Français, rencontre M. de Balagny, lui soutient que sa maîtresse est bien supérieure à la sienne, et qu’il est disposé à faire en son honneur autant et plus que tout autre n’oserait pour sa dame. M. de Balagny lui répondit fort spirituellement et tout à fait à la française, par une plaisanterie que nous ne pouvons malheureusement pas reproduire. Désappointé de nouveau, lord Herbert s’offre pour servir de second à un gentilhomme français qui avait une querelle. Mais, voyez quelle mauvaise chance ! ce dernier était déjà pourvu. Sur ces entrefaites passe sir Thomas Somerset, qui profère quelques paroles malsonnantes à propos de la querelle de lord Herbert avec lord de Walden. Enfin voilà donc le duel désiré qui s’offre de lui-même et comme par un effet de la bonté divine ! Les deux gentilshommes dégainent, et lord Herbert, assailli à la fois par son adversaire et les gens de sa suite, se tire de cette affaire avec un léger coup d’épée près des côtes et quelques déchirures à son pourpoint. Il semblerait qu’il y en eût assez ; mais voilà que, quelques jours après, arrive une lettre de sir James Areskin, le propriétaire du cheval que lord Herbert avait emprunté. « Mon lieutenant prétend que vous lui avez dit que je vous autorisais à emprunter mon cheval. Désavouez ce propos, ou coupons-nous la gorge. » Pour toute réponse, lord Herbert envoie la mesure de son épée. Heureusement le lieutenant, coupable d’avoir prêté le cheval sans l’agrément de son maître, vient expliquer que son mensonge avait pour but de lui épargner une punition et fait cesser ainsi le malentendu.

Don Quichotte n’est pas un personnage sorti entièrement de l’imagination de Cervantes. De nouvelles mœurs, qu’on pourrait appeler les mœurs monarchiques, commençaient à s’établir par toute l’Europe, mais les anciennes mœurs féodales et chevaleresques n’étaient pas encore oubliées, et on les voyait subitement reparaître ; à la manière des spectres et des revenants. Les personnages de cette première partie du xviie  siècle ont donc des mœurs de deux sortes : lorsqu’ils sont calmes et qu’ils obéissent à la raison, ils ont les mœurs monarchiques ; mais dès que leur imagination se pique au jeu, dès que leur sang entre en ébullition, les vieilles habitudes chevaleresques reprennent leur empire. Il n’y a guère de personnage de cette époque qui n’ait été don Quichotte au moins deux ou trois fois dans sa vie. Cette chevalerie, intermittente comme la fièvre, est d’autant plus vive lorsqu’elle éclate, qu’elle est une boutade de l’imagination surexcitée et qu’elle a tout l’imprévu du caprice. Le corps du roman d’Amadis n’existe plus, mais on en rencontre encore les membres épars çà et là, les épisodes détachés, les feuillets dépareillés. En 1614, lord Herbert fit une seconde campagne sous Maurice de Nassau, le moins chevaleresque à coup sûr des grands hommes de guerre. Un matin, on voit arriver au camp un trompette de l’armée ennemie, porteur d’un défi envoyé par un cavalier espagnol qui proposait à qui voudrait l’accepter un combat en l’honneur de sa maîtresse. Le bouillant lord Herbert accepte immédiatement le défi, malgré le déplaisir de Maurice de Nassau, peu sympathique par nature à ces sortes de prouesses. Heureusement le général en chef de l’armée ennemie était ce célèbre Génois Spinola, qui, au dire des meilleurs juges, n’eut d’égal dans ce siècle, pour la rapidité des conceptions militaires, que Gustave-Adolphe et le prince de Condé. Spinola, qui avait de son côté interdit ce combat, reçut lord Herbert avec une bonne grâce tout italienne, en lui proposant un dîner à la place du duel qu’il était venu chercher. Pendant ce dîner, il lui échappa un mot plus vraiment héroïque que la fanfaronnade du cavalier espagnol, un mot qui résume bien sa nature active et militaire. « De quoi est mort sir Francis Vere ? demanda-t-il à lord Herbert. — De ce qu’il n’avait plus rien à faire. — C’est assez pour tuer un général (E basta per un generale). »

Cette bravoure et cette loyauté qui faisaient de lord Herbert le modèle du parfait chevalier, sans peur comme sans reproche, lui avaient valu de nombreuses amitiés féminines. L’une de ces amitiés, qui paraît avoir été des plus vives, faillit lui être funeste. Une certaine lady Ayres, s’étant procuré le portrait de lord Herbert, en avait fait faire une copie en miniature, qu’elle portait au cou en guise de médaillon. Ce fait arriva à la connaissance du mari, sir John Ayres, qui jura d’avoir la vie de lord Herbert, lequel n’était cependant coupable que d’être aimé trop violemment. Il protesta de son innocence, mais ses protestations furent vaines, et, tout en gardant la conduite chaste de Galaad ou de son compatriote Percevalf le Gallois, il fut sur le point d’être traité comme l’heureux coupable du poème de Dante. Un certain jour, comme il passait à cheval sur la place de Whitehall, sir John Ayres, accompagné de quatre hommes bien armés, se précipita sur lui pour l’assassiner. Ce qui peut donner une idée des mœurs de l’époque, c’est que ce guet-apens eut lieu, non la nuit, ou dans un endroit écarté, mais en plein jour et dans l’une des places les plus fréquentées de Londres. Les passants s’attroupent, les voisins sortent de leur demeure pour être témoins du combat et même pour y prendre part. Dès la première attaque, le cheval de lord Herbert fut blessé et son épée brisée ; et alors s’engagea un combat homérique que nous laisserons raconter en partie au héros lui-même.

« À ce moment des passants qui me connaissaient, voyant que mon cheval était couvert de sang et qu’il ne me restait plus qu’un tronçon d’épée pour me défendre contre tant d’assaillants, me crièrent à plusieurs reprises : “Sauvez-vous ! sauvez-vous !” Au lieu de cela, méprisant ce moyen de salut, je voulus descendre de cheval ; mais à peine avais-je posé un pied par terre, que sir John Ayres, qui me poursuivait, revint à mon cheval, et celui-ci fit un si furieux écart du côté où je descendais, qu’il me renversa ; de sorte que je restai étendu sur le sol avec un pied pris dans l’étrier et mon arme brisée à la main. Sir John Ayres tourna autour du cheval, et il allait me passer sa rapière au travers du corps, lorsque, me voyant en si grand péril, je saisis ses jambes avec mes deux bras et je l’attirai vers moi d’une telle force qu’il tomba à la renverse sur la tête. Un de mes laquais, garçon du comté de Shrewsbury, débarrassa alors mon pied de l’étrier ; l’autre, un grand gaillard, s’était enfui dès le premier choc. Je pus alors me relever et me mettre en garde le moins mal possible avec ce tronçon d’épée… Sir John Ayres s’était relevé pour la deuxième fois ; alors, ne voyant pas d’autre moyen de salut, je marchai sur lui, et, parant de la main gauche un coup de son épée, je me trouvai si près de lui, que je reçus dans le côté droit la pointe de sa dague, qui glissa sur les côtes jusqu’à la hanche. En sentant cette blessure, je serrai du coude droit sa main et la poignée de sa dague contre moi avec tant de force, que je lui fis lâcher prise, laissant son arme enfoncée dans mon flanc ; ce fut sir Henry Cary, plus tard milord Falkland et lord député d’Irlande, qui l’en arracha. Pendant ce temps, me trouvant encore tout près de sir John Ayres, je l’atteignis à la tête, et il tomba pour la troisième fois ; aussitôt je posai le genou sur lui et je le frappai tant que je pus avec le tronçon de mon arme, si bien que je lui fis quatre blessures et que je lui coupai presque la main gauche. Ses deux compagnons, pendant ce temps, s’acharnaient sur moi ; mais il plut à Dieu de me préserver miraculeusement, car, tandis que je levais mon épée sur sir John Ayres, je reçus au moins une demi-douzaine de leurs coups. Les amis de ce gentilhomme, le voyant enfin en si grand danger, le prirent par la tête et par les épaules, le tirèrent d’entre mes jambes, et le portèrent au travers de Whitehall jusqu’aux degrés, où il prit un bateau. Sir Herbert Croft me dit plus tard qu’il l’avait rencontré sur la rivière, vomissant à tout moment, ce qui venait, je crois, de la violence du premier coup que je lui avais porté. Ses serviteurs, son frère et ses amis s’étant retirés, je restai maître du champ de bataille et de ses armes, puisque je lui avais arraché des mains d’abord sa dague et ensuite son épée. »

De l’armée de Maurice de Nassau, lord Herbert se dirigea sur l’Italie, dont il visita les principales villes. Il resta peu de temps à Rome, jugeant avec sagesse que son protestantisme trop loquace et trop irrévérencieux ne manquerait pas de le mettre mal avec les autorités ecclésiastiques, contre lesquelles son épée ne lui serait cette fois d’aucun secours. Il se rendit à Turin, où régnait un prince selon son goût, ce Charles-Emmanuel, si célèbre pendant nos guerres du temps de Henri III et d’Henri IV, et par le mal qu’il nous fit et par le mal qu’il avait l’intention de nous faire. Le duc prit tout de suite lord Herbert en grande estime, ou, pour mieux dire, il reconnut du premier coup d’œil qu’il avait affaire à un de ces étourdis héroïques et irréfléchis qu’on peut engager plus utilement dans les entreprises périlleuses que de plus sages et de mieux avisés. Il le chargea d’aller lui recruter quatre mille hommes de la religion réformée en Languedoc. C’était un jeu à perdre la tête, un édit royal très sévère ordonnant l’arrestation de tout agent de recrutement. Lord Herbert, avec son imprudence ordinaire, accepta cette mission et partit accompagné du comte Scarnafigi. Ce dernier était chargé de mettre en gage à Lyon quelques bijoux pour payer les troupes qu’on recruterait, car le duc de Savoie n’était point riche, et il avait fait rendre à ses pauvres montagnards tout ce qu’ils pouvaient donner, et au-delà. « Nous en voulons moins au duc pour ce qu’il nous prend que nous ne lui sommes reconnaissants pour ce qu’il nous laisse », disait l’un d’entre eux. La misère profonde où ces populations de Savoie avaient été réduites par la guerre nous est révélée de la manière la plus saisissante et la plus touchante par une aventure de ce voyage de lord Herbert.

« Nous partîmes donc, le comte Scarnafigi et moi, et nous courûmes la poste toute la journée sans boire ni manger, le comte m’assurant que nous trouverions un bon gîte pour la nuit ; le crépuscule était venu quand nous arrivâmes enfin à une auberge isolée sur le haut d’une montagne. L’hôtesse, entendant le bruit des chevaux, sortit avec un enfant nouveau-né sur les bras et une mauvaise chandelle à la main. Elle reconnut le comte Scarnafigi et lui dit : “Ah ! monseigneur, vous venez dans un bien mauvais moment ; les soldats du duc ont passé la journée ici et ne m’ont rien laissé.” Je regardai tristement le comte, qui, se penchant vers moi, me dit à l’oreille : “Elle craint peut-être que nous n’agissions envers elle comme ont fait les soldats ; entrez dans la maison, et voyez si vous ne pourriez pas y trouver quelque chose ; moi je vais en faire le tour, et peut-être rencontrerai-je un canard, une poule ou un poulet.” Entrant donc dans la maison, je n’y vis pour tout meuble qu’un débris de vieux banc sur lequel je m’assis, et bientôt l’hôtesse, venant à moi sa chandelle à la main, s’écria : “Je jure devant Dieu que j’ai dit la vérité au comte ; il n’y a rien à manger ici ; mais vous êtes un gentilhomme, et c’est pitié de vous laisser dans le besoin ; si vous voulez, je vous donnerai de mon propre lait dans une écuelle de bois que j’ai ici.” Cette marque de bonté si inattendue m’émut plus profondément que je ne puis le dire. “Dieu me préserve, répondis-je, de priver de son lait l’enfant que tu portes dans tes bras, mais je conserverai ce souvenir toute ma vie comme la plus grande preuve de charité qu’on puisse donner.” Alors je lui offris une pistole de la valeur de quatorze shillings, et remontant à cheval, Scarnafigi et moi, nous courûmes encore une poste, et nous arrivâmes à une auberge qui ne nous offrit qu’une triste chère, mais notre appétit nous la fit savourer de bon cœur. »

Lord Herbert fut arrêté dès ses premiers pas dans l’exécution de l’imprudente mission dont il s’était chargé pour le compte du duc de Savoie. Arrivé à Lyon il fut immédiatement saisi et conduit devant le gouverneur de la ville, le marquis de Saint-Chaumont, qui pour lors était aux vêpres. Lord Herbert, ne pouvant imaginer que l’homme simplement vêtu de noir et sans aucune escorte qui l’interrogeait fût le gouverneur de la ville, répondit brusquement aux questions que M. de Saint-Chaumont lui adressa. On le mit en prison, où il fut traité de la manière la plus civile. Demi-heure après, un gentilhomme anglais, Edward Sackville, fils du comte de Dorset, alla le réclamer. Lord Herbert n’était donc resté en prison que juste le temps nécessaire pour connaître la première émotion de la captivité, qui est, paraît-il, une volupté comme toute émotion à son début. Après sa mise en liberté, il dut présenter des excuses au gouverneur pour la manière inconvenante dont il avait répondu à ses questions : tâche délicate, car les raisons qu’il pouvait donner de sa conduite équivalaient à dire qu’il n’avait pu le reconnaître pour le gouverneur, parce qu’il ne lui avait pas trouvé l’air assez comme il faut. M. de Saint-Chaumont n’ayant pas paru goûter beaucoup de telles excuses, lord Herbert, pour lui donner plus entière satisfaction, imagina de lui envoyer un cartel. Le duc Henri de Montmorency, son ancien hôte de Mello, qui se trouvait par hasard de passage à Lyon, ayant appris ce qui se passait, mit fin à cette burlesque querelle, et lord Herbert, jugeant qu’il était quitte envers le duc de Savoie, alla rendre visite au prince d’Orange et de là retourna en Angleterre.

Ces imprudences, qui suffiraient aujourd’hui pour éloigner celui qui s’en rendrait coupable de toute fonction publique sérieuse, n’avaient nui en aucune façon à lord Herbert. Elles avaient accru au contraire la bonne opinion qu’on avait de son caractère et de sa loyauté. Il était depuis peu de temps à Londres lorsqu’il reçut l’ordre de se présenter devant les lords du conseil. D’abord cette sommation lui causa quelques craintes. Lord Herbert n’était, on peut dire, jamais net de querelles ; n’en avait-il pas eu tout récemment une des plus violentes avec un certain M. Emerson, qu’il avait secoué par sa longue barbe pour le punir des propos désobligeants qu’il avait tenus sur un de ses amis intimes ? Au lieu des réprimandes qu’il redoutait, lord Herbert reçut la nouvelle que Sa Majesté le nommait ambassadeur auprès de la cour de France, marque signalée de faveur qu’il devait selon toute apparence, bien qu’il ne le dise pas ouvertement, à l’influence déjà toute-puissante de sir George Villiers, ce fat aimable et néfaste qui va tout à l’heure devenir si tristement célèbre sous le nom de duc de Buckingham. Ce changement de fortune mit fin à ses querelles. Toutefois, de même que les jeunes gens qui vont quitter le célibat pour le mariage aiment à dire adieu à la vie libre de leur jeunesse dans un dernier festin, lord Herbert, avant de revêtir ses graves fonctions, voulut avoir une dernière affaire. Il envoya un cartel, qui fut accepté, à un capitaine Vaughan ; mais le comte de Worcester, lord du sceau privé, intima de la part du roi à son adversaire l’ordre de rester tranquille et lui fit sentir à lui-même qu’étant maintenant ambassadeur, et par conséquent personnage public, il ne devait plus avoir de querelles particulières. « On put croire que cela me ferait perdre ma place, que je devais entièrement à la bonté du roi, nous dit-il, mais sir George Villiers m’assura qu’il m’en tirerait pour cette fois, tout en m’engageant à ne pas recommencer. »

Les duels cessèrent ; mais le caractère indompté et indomptable de lord Herbert ne subit aucune transformation. Du reste, cette humeur emportée le servit peut-être mieux dans ses fonctions diplomatiques qu’une humeur plus réservée et plus prudente. Les temps d’effacement et d’uniformité, n’étaient pas encore venus, et il était nécessaire de quelque vigueur et de quelque décision pour traiter avec des hommes qui, malgré la politesse de leurs manières, étaient eux-mêmes fort loin d’être souples et patients. Son premier acte fut de reprendre le pas sur l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de Mirabel. La préséance avait de tout temps appartenu à l’Angleterre, et ce n’était que du temps de Henri IV que l’ambassadeur d’Espagne avait réussi à l’usurper. Lord Herbert, connaissant l’importance que les Espagnols attachaient à l’étiquette, se mit donc en tête de rendre à son pays son ancienne prérogative. Un jour, les deux voitures des deux ambassadeurs se croisent sur une route. Ils descendent l’un et l’autre pour se saluer ; mais, au moment où le marquis de Mirabel remontait en voiture, lord Herbert saute sur un cheval de selle et prend ainsi le pas sur l’ambassadeur espagnol. Grave humiliation pour le représentant d’un pays où un diplomate avait pu répondre à l’altier Philippe II lui-même, qui lui reprochait d’avoir négligé une affaire importante pour une cérémonie d’étiquette : « Comment pour une cérémonie ; mais Votre Majesté elle-même n’est qu’une cérémonie. »

Les fonctions diplomatiques de lord Herbert à la cour de France se rapportent à ces années intermédiaires entre Concini et Richelieu, où le roi Louis XIII, sous l’influence de d’Albert de Luynes, sembla vouloir prendre possession de lui-même, et présenta une vague et trompeuse apparence de personnalité. C’est une justice à rendre au duc de Luynes qu’il fut ambitieux pour celui auquel il devait sa haute fortune, qu’il voulut faire son ami maître de fait comme il l’était de droit, et, en un mot, qu’il fit tous ses efforts pour faire roi celui qui l’avait fait duc. En réalité, pendant tout le temps de son pouvoir, il fut le souverain véritable, comme Concini l’avait été, comme Richelieu devait l’être. Il poussa Louis XIII à reprendre les hostilités contre les protestants, et malgré les avis de conseillers plus sages, tels que le président Jeannin et autres vieux routiers de négociations, son opinion l’emporta. Le roi mit le siège devant Saint-Jean-d’Angély. L’Angleterre essaya de s’interposer entre le roi et ses sujets de la religion réformée, et lord Herbert employa tout son zèle et tout son esprit à plaider en faveur des protestants et du protestantisme. Aux grands, comme le duc de Guise, il démontrait que les protestants étaient un rempart contre l’autorité royale, et prophétisait que, eux une fois abattus, viendrait le tour des grands seigneurs et des gouverneurs de provinces. Au roi et au duc de Luynes, il démontrait que les protestants étaient des sujets plus soumis, à tout prendre, que les catholiques, car ils reconnaissaient en tout point l’autorité royale, tandis que les catholiques regardaient le pouvoir royal comme subordonné à celui du pape.

Tous ses efforts furent vains et n’aboutirent qu’à une altercation des plus vives avec le duc de Luynes, où reparut tout entier le lord Herbert que nous connaissons. Les protestants comptaient sur le secours de l’Angleterre ; M. de Luynes voulut les désabuser, et fit cacher derrière une tapisserie un huguenot à demi gagné à la cour, pour qu’il rapportât à ses coreligionnaires la conversation qu’il se proposait d’avoir avec l’ambassadeur d’Angleterre, et qu’il leur fît comprendre ainsi qu’ils ne pouvaient faire fond sur l’appui de la Grande-Bretagne. Dès les premiers mots de l’entretien, M. de Luynes le prit de très haut : « De quoi se mêle le roi, votre maître ? En quoi nos actions peuvent-elles le regarder ? Nous n’avons pas besoin de vos conseils. » Mais lord Herbert n’était point facile à intimider, et tout son sang de gentilhomme lui monta subitement au visage.

« Je protestai que, s’il le prenait ainsi, je regrettais qu’il ne comprît pas mieux toute l’affection et le bon vouloir du roi mon maître ; mais que, puisqu’il rejetait la médiation, j’étais chargé de lui dire que nous savions bien ce qui nous restait à faire. Luynes parut choqué de ces paroles. “Nous ne vous craignons pas, dit-il. — Si vous aviez dit que vous ne nous aimez pas, m’écriai-je, je vous aurais répondu en d’autres termes.” J’ajoutai que je n’avais plus qu’à lui répéter ce que j’avais déjà dit, c’est-à-dire que nous savions bien ce que nous avions à faire. Ces paroles bien qu’un peu moins vives que ne le comportaient mes instructions, l’exaspérèrent au point qu’il s’écria : “Par Dieu ! monsieur, si vous n’étiez ambassadeur, je vous traiterais d’autre sorte.” Je répliquai que si j’étais ambassadeur, j’étais aussi gentilhomme, et mettant la main sur la garde de mon épée : “Voici de quoi vous répondre”, lui dis-je, et je me levai aussitôt. M. de Luynes en fit autant sans ajouter un mot et offrit poliment de me reconduire jusqu’à la porte ; mais je lui déclarai que les cérémonies n’étaient pas de saison après un si rude entretien et je sortis à l’instant. »

Lorsque Don Juan eut trompé des femmes de toute condition, il songea qu’il lui restait encore à faire la conquête d’une religieuse. De même lord Herbert s’étant querellé avec des hommes de toute condition pensa qu’un moine terminerait bien là liste de ses disputes. L’occasion lui présenta bientôt un pareil adversaire, et lord Herbert n’avait garde de la laisser échapper. Le Père Séguirand, confesseur du roi, prêcha un sermon devant Sa Majesté, dont le texte était qu’il faut pardonner à ses ennemis ; mais, en expliquant son texte, il excepta de ce pardon les hérétiques en général et les protestants en particulier. Lord Herbert irrité court se plaindre auprès de la reine mère, dont la puissance commençait à se relever de l’éclipse qu’elle avait subie et allait bientôt porter Richelieu au pouvoir. Le Père Séguirand eut connaissance de ces plaintes et de leur auteur. « Furieux, il m’envoya un Provençal de ses compatriotes pour me dire qu’il connaissait bien son accusateur près de Sa Majesté et que, afin de me prouver son ressentiment, il s’arrangerait en tous lieux pour traverser mes projets d’ambition. Je lui fis répondre par M. Gaellac qu’il n’y avait dans toute la France qu’un moine ou une femme qui pussent oser me faire tenir un pareil message. »

Cette querelle fut la dernière. Lord Herbert fut rappelé en Angleterre pendant qu’on négociait le mariage du prince de Galles (Charles Ier) avec Henriette de France, et remplacé par lord Carlisle. Avec le récit de son ambassade s’arrêtent ces jolis mémoires qui nous ont fait voir, comme dans les fragments d’un miroir brisé, la vie de ces générations intermédiaires entre les anciennes et les nouvelles mœurs, de ces générations insubordonnées, anarchiques, batailleuses, qui firent les guerres civiles de la régence de Marie de Médicis, la guerre de Trente Ans, la guerre des cavaliers contre le long Parlement et qui rendirent leur dernier soupir dans les folies sanglantes de la Fronde. Lord Herbert pourrait être regardé comme le meilleur d’entre ces contemporains indisciplinés, si, comme je l’ai dit, par son caractère et par son intelligence, il n’appartenait à d’autres époques. Lord Herbert n’eut rien de leurs vices de cœur ; il ne fut ni factieux ni courtisan. Il servit fidèlement son roi ; mais, quand les vieilles libertés de son pays furent menacées, il prit le parti du Parlement. Il mourut en 1648, à la veille du procès du roi Charles, juste à temps pour que sa conscience ne fût pas mise à de nouvelles épreuves. Qu’aurait-il fait s’il eût vécu plus longtemps et s’il eût vu le protectorat de Cromwell ? Nous ne savons ; mais nous pouvons affirmer que, s’il eût appartenu à la génération suivante, il eût été de ceux qui hâtèrent et saluèrent avec enthousiasme le retour des Stuarts, et qui, vingt-huit ans plus tard, appelèrent Guillaume d’Orange pour leur signifier leur déchéance définitive.

Un dernier mot. Les duellistes sont rarement des scholars accomplis, et les querelleurs se piquent peu de philosophie. Eh bien, ce don Quichotte, cet écervelé, ce gentilhomme emporté et batailleur, était le correspondant du savant Grotius et du théologien Tieleners, l’ami de Ben Jonson, et pouvait soutenir une conversation avec Isaac Casaubon. Ces amis et ces correspondants répondent de lui et sont le meilleur éloge qu’on puisse faire de sa vie. Un pareil homme serait rare en tout temps ; mais, étant données les mœurs, et les habitudes du milieu dans lequel il vécut, il peut passer pour une manière de prodige. Il lui était si naturel et si facile, avec une vie aussi agitée, de ne pas trouver de temps pour l’étude et la méditation !

Une hypothèse sur la « Tempête » de Shakespeare

En relisant dernièrement la Tempête de Shakespeare, j’ai tout à coup été frappé très vivement de quelques particularités encore inaperçues ou mal observées qui m’ont semblé éclaircir certains doutes et résoudre certaines questions sur l’origine, la date et le caractère de cette pièce admirable. Je n’aurai point la fatuité de donner l’explication qui m’est apparue au milieu des émotions de la lecture comme l’absolue vérité. Les grands poètes, nous le savons, possèdent tous le privilège merveilleux de Prospero, et sont habiles à faire passer sous les yeux de notre imagination mille illusions colorées, mille fantasmagories charmantes ou terribles, qui se dissipent en vapeurs, — avec quels regrets souvent ! — dès que la froide attention vient fixer sur elles son regard inexorable. Un de leurs bienfaits est de nous rendre passagèrement poètes nous-mêmes, car, tandis qu’ils élèvent devant nous la solide architecture de leurs réels édifices, notre imagination, comme possédée d’une fièvre d’émulation, se bâtit des palais de nuages, dont nous pouvons dire, après qu’ils nous ont un instant charmés, ce que dit Prospero des acteurs de la mascarade qu’il donne en divertissement de noces à Ferdinand et à Miranda : « Ces êtres, nos acteurs, étaient tous des esprits et se sont fondus en air, en air subtil. » Ces illusions sont un des pièges dont le critique doit le plus se méfier, lorsque, sortant de cette condition momentanée de poète, il essaie de déterminer le caractère réel des œuvres qui les ont fait naître. Il doit être assez modeste pour se rappeler que ces fantaisies de son imagination sont un don du poète lui-même et pour ne pas croire enrichir son bienfaiteur en lui prêtant les propres bienfaits qu’il en a reçus, Shakespeare en particulier, qui est le plus suggestif des poètes, octroie à l’imagination de son lecteur avec une libéralité inépuisable les illusions, les fantasmagories et les caprices. Cependant, si nous nous avisions de confondre les rêveries qu’il nous suggère avec les réalités poétiques qu’il exprime, si, non contents de lui rapporter l’honneur des fantaisies de notre imagination, nous donnions ces fantaisies comme ses conceptions propres, nous l’appauvririons et le diminuerions certainement au lieu de l’enrichir et de le grandir. L’opinion que nous allons exprimer n’est donc peut-être, elle aussi, qu’une de ces illusions nées des vapeurs d’un cerveau échauffé par la lecture, et cependant nous ne le croyons pas. Sachant combien est facile la substitution de la pensée du lecteur à la pensée du poète, nous avons voulu soumettre notre hypothèse à l’épreuve redoutable d’une lecture trois et quatre fois répétée, à intervalles assez éloignés pour laisser à notre imagination le temps de se refroidir et de reconnaître qu’elle a rêvé ; or comme, loin de l’affaiblir, chaque lecture n’a fait que donner à notre hypothèse une force nouvelle, nous avons conclu de cette persistance à un fonds de réalité, et nous n’hésitons pas à croire que, si elle n’est pas la vérité absolue, elle s’en rapproche cependant beaucoup.

Cette hypothèse, la voici exprimée en deux mots : la Tempête est très évidemment la dernière pièce de Shakespeare, et n’est autre chose, sous une forme allégorique, que le testament dramatique du grand poète, ses adieux à ce public fidèle par lequel il avait fait applaudir, dans le court espace de vingt-cinq ans, vingt-cinq chefs-d’œuvre bien comptés, plus onze pièces spirituelles et charmantes qui formeraient pour tout autre que lui la plus enviable des couronnes, enfin la synthèse poétique, ou, comme s’exprimerait Prospero dans son langage de magicien, le microcosme du monde dramatique qu’il a tiré de son imagination. Id est demonstrandum, tel est le sujet des pages présentes.

Nous ignorons la date exacte de la Tempête ; mais cette date, quelle qu’elle soit, ne peut être placée qu’entre les années 1610 et 1613 ; par conséquent, si l’on ne peut affirmer qu’elle est la dernière pièce de Shakespeare, on sait de science certaine qu’elle est une des dernières. Cela étant, on peut d’abord éprouver quelque étonnement de la singulière fantaisie qui a fait placer par la plupart des éditeurs anglais cette production en tête des œuvres qu’elle devrait clore au contraire ; mais un examen plus attentif dissipe cet étonnement et révèle que ces éditeurs ont agi avec plus de sagacité qu’ils ne le croyaient sans doute eux-mêmes, car cette pièce inaugure encore mieux le glorieux volume qu’elle ne le termine, et forme plus naturellement encore le prologue que l’épilogue de l’œuvre de Shakespeare.

Vous vous rappelez cette mode aussi élégante que judicieuse des frontispices emblématiques dont nos pères avaient l’habitude d’orner les éditions de leurs livres ? Nous l’avons à peu près supprimée, comme tant d’autres choses. Réforme regrettable ! ces frontispices bien exécutés étaient pour l’imagination du lecteur la meilleure des préparations ; c’était comme un avertissement, comme une information par signes de l’âme que vous deviez prendre si vous vouliez goûter le livre, comme une invitation à entrer ou à vous retirer selon la tournure de votre esprit ou vos dispositions du moment, et, de même que l’ouverture d’un opéra exprime d’abord sous forme générale et quasi abstraite les passions que le drame lyrique va diviser entre un certain nombre d’individus déterminés, les figures éloquentes du frontispice vous résumaient sous une forme abrégée et comme en quelques mesures la musique mystique éparse dans telle histoire et tel poème. N’est-il pas vrai que vous étiez mieux préparé, quelque intelligent que je vous suppose, à comprendre le caractère vrai de l’histoire romaine lorsqu’un ingénieux frontispice vous résumait en emblèmes sensibles les traits divers de la force organisée : buffles farouches domptés pour le travail, lions attelés à un char de fête, trophées de victoires surmontés des aigles aux ailes éployées, statue de la louve instruite à la maternité par l’ordre tout-puissant des dieux, colonnes brisées à l’ombre desquelles rêve un esclave au front bas en serrant dans sa main impuissante la poignée d’un glaive séparée de sa lame, et enfin, au-dessus des temples et des arcs de triomphe, volant dans un ciel sombre et sillonné d’éclairs, les deux vautours qui suivaient toujours l’armée de Marius, avec les colliers de fer que leur avaient attachés au cou les soldats des légions ? N’est-il pas vrai encore que vous pénétriez mieux dans l’âme de la poésie virgilienne lorsque vos yeux avaient contemplé quelque frontispice aux paysages pieusement héroïques : d’un côté, la vaste plaine lumineuse, où la charrue du laboureur fait surgir du sillon les casques enfouis des guerriers antiques ; de l’autre, la vaste mer bleue poussant doucement ou brisant sur ses rivages les navires, jouets ou favoris de ses flots ; puis, au premier plan, un tombeau d’ancêtre servant en même temps d’autel, sur lequel un prêtre rustique consacre les épis et les fruits par un sacrifice innocent, souvenir des bienfaits et des jours heureux du roi Saturne, devant quelques jeunes pâtres fidèles aux divinités traditionnelles des campagnes latines ? Eh bien, si vous cherchiez à résumer ainsi par quelques emblèmes à la fois saisissants et clairs l’âme des œuvres de Shakespeare, si vous aviez à composer un frontispice pour ses œuvres, vous n’auriez même pas besoin de vous livrer au petit effort d’imagination que nous venons de faire pour exprimer par quelques figures précises le caractère des destinées romaines et celui de la poésie virgilienne. Ce frontispice est tout trouvé : c’est le sujet et les personnages de la Tempête.

Essayez d’en trouver un autre qui réunisse autant d’exactitude poétique, d’énergique simplicité, et à la fois autant de sobriété et d’ampleur, je vous défie d’y réussir, car il est plus que probable qu’en présence de l’œuvre immense de Shakespeare votre imagination atterrée et incertaine s’arrêtera au plan de quelque composition à la fois enfantine et confuse, par exemple quelque interminable procession de personnages sans parenté se succédant dans l’ordre le plus divers : Roméo au balcon de Juliette, Macbeth reculant devant la vision du poignard, le roi Lear sur la bruyère, Hamlet philosophant le crâne d’Yorick à la main, Desdemona plongée dans les rêveries de la chanson de Saule, Ophélie égrenant les fleurs de sa couronne de folle, des seigneurs en habits de bergers, des valets en habits de bouffons, une mascarade sans unité en un mot et qui n’exprimera rien, précisément parce qu’elle présentera des contrastes si tranchés qu’on n’en comprendra pas le lien et l’âme commune. Cette unité que votre imagination sera impuissante à créer, Shakespeare s’est chargé de vous la fournir lui-même dans son admirable synthèse de la Tempête. Avec quelle simplicité et quelle sobriété est ici résumée cette œuvre aux aspects multiples et aux innombrables acteurs ! Nulle confusion et nul encombrement. Trois ou quatre personnages ont suffi au poète pour concentrer en eux l’essence de centaines de caractères ; un plan si peu compliqué qu’il en est presque naïf lui a suffi pour exposer le but et la portée des conceptions les plus touffues qui furent jamais. Plus les observateurs du monde extérieur ont été profonds, plus ils ont été frappés de voir avec quelle sobriété ennemie de tout faste et quelle majestueuse économie de moyens la nature savait ramener à l’unité les contrastes les plus hardis de ses créations et ranger sous quelques lois nettes et précises la variété infinie de ses œuvres. Il en est ainsi de la Tempête, et, de même que trois ou quatre plantes bien choisies représentent aux yeux du botaniste expérimenté la flore d’un hémisphère entier, tout le monde shakespearien est représenté à l’imagination du lecteur de Shakespeare par les personnages de Prospero et d’Ariel, de Caliban et de Miranda. C’est la généralisation poétique la plus discrète et la plus claire qui ait jamais été exécutée.

« Quoi ! faut-il tant d’efforts pour résumer le monde ? semble avoir voulu dire le grand poète. Quelques lignes tracées avec précision en figurent les contours au complet, quelques ondes sonores en expriment toute la musique, et quant à la vie humaine, avec ses joies, ses passions, ses naufrages et ses miracles, une action dramatique qui n’aura pas une plus longue durée que celle d’un de nos rêves, et d’où nous sortirons comme on sort de cette terre, incertains si nous avons rêvé ou veillé, la résumera tout entière. Nature et matière, passion et humanité, esprit et génie, oh ! que tout cela tient peu de place ! La vie humaine nous semble beaucoup, parce qu’elle nous abuse par son fracas et son tumulte ; mais dépouillez-la de ce bruit qui la décuple, faites le calme dans les lieux qu’elle occupe, et voyez le peu qu’elle est. Tenez, voici dans l’île de Prospero toutes les péripéties de l’existence, toutes les passions qui sont l’intérêt de l’histoire, qui créent et renversent les empires : amour, ambition, révolte, conspiration, adversité, désespoir, folie, rien n’y manque de ce qui fait le trouble ou le charme de notre société, et cependant que tout cela fait peu de bruit ! Quelle tranquillité, et comme toutes ces clameurs sourdes et violentes s’éteignent vite dans ce silence si profond qu’il nous permet d’entendre le plus léger battement des ailes d’Ariel ! Le vaisseau royal a sombré au milieu des cris de désespoir ; voyez, déjà la mer a oublié et sourit. La conspiration a élevé sa voix rauque ; un bourdonnement d’abeille l’a contrainte à se taire. Un vacarme infernal s’est fait entendre, il est vrai ; or savez-vous quels en étaient les auteurs ? Un pauvre sauvage, aussi impuissant que féroce, enivré par deux matelots stupides. À eux trois, ils font plus de tapage que tous les autres acteurs du drame, et cependant ce qu’ils hurlent d’une voix si retentissante, ce ne sont que des calembours absurdes ; ils envoient des sottises traverser et déchirer les nuées, et émettent avec un fracas de tonnerre des aphorismes saugrenus, en sorte que, si l’on devait juger de l’importance des personnages par le bruit qu’ils font, on risquerait de prendre ces trois pauvres diables pour les acteurs principaux du drame, que dis-je ? pour les rois du monde. Voilà donc à quoi se réduit cette existence humaine, si tumultueuse, si fiévreuse dont depuis vingt-cinq ans je vous ai fait entendre le fracas ! voilà quel petit espace peut l’enserrer tout entière, et dans quelle tranquille et sereine unité se fondent et s’harmonisent ces passions éparses et débordantes que l’univers semblait trop étroit pour contenir. Oui, tous ces acteurs qui ébranlent la terre ne sont, comme les esprits de mon Prospero, que de l’air subtil, et le monde lui-même n’est pas plus solide que l’édifice de ma vision fantasque, car un jour viendra “où il se dissoudra comme cette insubstantielle fantaisie sans laisser même derrière lui un flocon de vapeur”.

« Ici donc, en ce drame de la Tempête, moi, William Shakespeare, votre amuseur favori, je vous offre pour dernier divertissement, sous une forme abrégée et concise, le tableau allégorique de ce que j’ai entrepris et exécuté dans la solitude poétique de ma vie avec le seul secours de mon esprit, Ariel, souffle inspiré auquel je vous demande aujourd’hui la permission de rendre la liberté. Voici les traits sous lesquels je vous ai montré cette âme humaine si noble et si basse, si démoniaque et si angélique. Vingt fois je vous ai fait voir la brute instinctive, indisciplinée, rebelle, incorrigible, et néanmoins possédant je ne sais quelle grandeur immonde qui fait réfléchir et quelle sauvage poésie qui trouble et fait songer. L’audace de ses rêves et l’immoralité de ses actes font peur, mais non pitié ; son origine est infâme, mais non vulgaire. Reconnaissez cette bête humaine sous les traits de Caliban, le fils difforme de la sorcière Sycorax, premier maître de l’île, et auquel Prospero, qui l’a réduit en esclavage, porte en raison de son origine démoniaque une sorte de considération. Voilà, figurée par la personne de cet esclave, l’âme telle que la font les passions mauvaises, l’ignorance et la tyrannie de la fange charnelle. À côté de l’âme humaine qu’il faut haïr, je vous ai montré celle qu’il faut admirer, Miranda, une créature pure, virginale, immaculée, angélique, dont le souffle est bonté, dont le regard est pitié, riche de trésors que sa naïveté ignore, forte d’énergies d’amour et de dévouement que sa noblesse saura découvrir, et dont émanent naturellement les belles paroles et les touchantes actions, comme la lumière émane des astres et le parfum des fleurs. Père et protecteur de l’âme qu’il faut admirer, maître et juge de l’âme qu’il faut haïr, voici, sous les traits du magicien Prospero, qui unit la puissance à la science, la figure du génie humain ; à la fois poète et roi, il crée l’ordre et l’harmonie par la musique des enchantements, il dompte les anarchies et les conspirations par la baguette du commandement, toutes les choses lui obéissent par la seule vertu d’un air subtil qui s’appelle inspiration et par le seul attrait d’une effluve magique qui s’appelle sympathie. Je n’ai rien dit de plus en toute ma carrière, et dans ces quelques personnages vous pouvez reconnaître les expressions les plus générales de mon inspiration, expressions auxquelles il m’a plu de donner des figures vivantes en vrai poète que je suis, afin d’épargner à ceux qui seront assez sages pour me comprendre l’ennui d’une allégorie trop transparente et de donner au moins un divertissement à ceux qui ne me comprendront pas ; car ma muse n’est pas une pédante ni une logicienne d’école, c’est un enfant de la vie et de la nature, et ce n’est point par des abstractions qu’elle instruit, mais par des inflexions de voix, par des sourires, par la musique légère ou grave de ses paroles, par le rythme vif ou lent de sa démarche. »

N’est-il pas vrai que la Tempête, ainsi interprétée, forme le plus beau des frontispices pour les œuvres de Shakespeare, frontispice d’autant plus précieux que l’artiste qui l’a gravé est le poète lui-même ? Mais cette interprétation n’est peut-être pas exacte ? Exacte ou non, elle sort si naturellement de la lecture de la Tempête, elle s’en échappe si spontanément et avec si peu d’efforts, elle est si bien d’accord avec le caractère particulier de cette pièce et le caractère général de l’œuvre de Shakespeare, qu’elle conserve dans l’un ou l’autre cas la valeur allégorique que nous lui avons assignée. Ainsi peu importe à la rigueur que Shakespeare n’ait pas eu les pensées que nous lui prêtons, que cette synthèse si nette et si claire de son génie qui ressort de la Tempête, soit un pur effet du hasard, ou qu’il l’ait exprimée d’une manière inconsciente, sans bien savoir ce qu’il faisait, puisqu’elle y est si apparente qu’il ne faut même pas d’esprit pour l’y découvrir.

Mais cette allégorie synthétique, Shakespeare a voulu réellement la faire, et il n’a pas voulu faire autre chose. Pour première preuve de ce que j’avance, je ferai remarquer que la Tempête est une conception purement personnelle, dont la donnée et les éléments principaux ont été pris par le poète en lui-même, rien qu’en lui-même, et qu’elle est, après le Songe d’une nuit d’été, la plus entièrement subjective des œuvres du poète. Nous connaissons les matériaux d’où Shakespeare a tiré ses autres drames ; mais jusqu’à présent les éléments de la Tempête sont restés introuvables, à moins qu’on ne veuille appeler de ce nom les innombrables détails poétiques de mœurs sauvages, de phénomènes naturels exotiques, tirés de ses lectures des voyageurs contemporains. Le roman italien dont le poète Collins, déjà fou, mentionna l’existence sans en pouvoir indiquer le nom à l’historien de la poésie anglaise, Warton, reste encore il découvrir. La supposition que Shakespeare aurait eu connaissance d’une vieille pièce allemande de son temps exhumée de nos jours a été abandonnée aussitôt qu’émise. Faut-il enfin chercher l’origine de la Tempête dans quelque solennité officielle de l’époque, et la faire rentrer dans cette catégorie de brillants divertissements poétiques appelés masques qui étaient à la mode sous les règnes d’Élisabeth et du roi Jacques Ier ? A-t-elle été composée à l’occasion de quelque mariage, par exemple celui du comte d’Essex, célébré en 1611, ainsi que l’ont pensé quelques critiques ingénieux, qui ont tenu peut-être un trop grand compte de la mascarade du quatrième acte, et qui ont étendu à la pièce entière un caractère qui appartient à une seule de ses scènes ? Cette supposition est la plus sérieuse de toutes celles qui ont été émises et mérite un examen attentif.

On ne saurait nier en effet qu’il n’y ait quelques traits de ressemblance entre la Tempête et les pièces appelées masques, par exemple la simplicité du plan, une action plus brillante que dramatique, combinée en vue du spectacle, l’emploi évident de l’allégorie féerique et des pompes qu’elle autorise naturellement. Il est donc très possible qu’elle ait été pour la première fois représentée à quelque mariage ; ce qui est plus inadmissible, c’est qu’elle ait été composée expressément pour cette occasion, car l’étendue de ce drame, qui dépasse de beaucoup la longueur ordinaire des masques, ne permet pas une telle supposition. Tout indique au contraire que nous sommes en présence d’une œuvre rêvée à loisir, lentement combinée, patiemment exécutée, et non d’une improvisation brillante qui a dû être livrée à courte échéance, à heure fixe, pour une solennité qui n’admettait pas de retard. Si le fait opposé était vrai cependant, il nous fournirait une preuve nouvelle de l’incomparable génie de Shakespeare, impuissant à se contenir, qui fait le plus alors qu’on lui demande le moins, et qui livre une pièce complète là où un beau divertissement à la manière des masques de Ben Jonson aurait suffi ; mais n’est-il pas permis de s’arrêter à une conjecture qui résout cette difficulté d’une manière très satisfaisante ? La vie amène chaque jour mille complications auxquelles nous ne songions pas, et il arrive souvent qu’une chose conçue en vue d’un but déterminé nous sert à une autre fin, nous sert même quelquefois à une double fin. Pourquoi Shakespeare, pressé par les circonstances, n’aurait-il pas fait d’une pierre deux coups, comme on dit vulgairement ? Nous pouvons nous figurer aisément le poète en l’année 1611. Sa retraite à Stratford-sur-Avong est arrêtée déjà dans son esprit, car il est prudent autant qu’inspiré, et, pas plus que Prospero, il ne veut attendre que le pouvoir des enchantements lui échappe. D’ailleurs ces enchantements n’ont plus rien à lui donner en fait de renommée et même de fortune, et enfin, quoiqu’il soit jeune encore, trop de rêves ont fatigué son âme pour qu’il n’éprouve pas le désir d’un repos qui lui permettra, comme à son duc magicien, « sur trois de ses pensées, d’en consacrer une à la tombe ». Le voilà donc tout occupé de prendre congé de son cher public et de lui écrire ses adieux dans cette pièce de la Tempête. Tout à coup, on vient lui demander un divertissement poétique pour un mariage ou toute autre solennité. Un divertissement poétique ! ce n’est point son affaire ; que ne s’adresse-t-on à Ben Jonson, qui est admirable dans ce genre de composition ? Cependant le solliciteur est puissant, et refuser est difficile ; comment se tirer d’embarras ? Alors Shakespeare réfléchit que la pièce qu’il destine à la clôture de sa carrière, à laquelle il met la dernière main, répond par quelques-uns de ses caractères à la pièce qu’on lui demande. Une scène intercalée, la mascarade du quatrième acte, et le tour sera joué. Remarquez en effet que cette scène semble avoir été introduite quelque peu artificiellement dans le drame et qu’on peut l’en retirer sans que l’action générale soit dérangée par cette suppression. Que la Tempête ait rencontré sur son chemin une circonstance qu’elle n’attendait pas, c’est possible ; mais qu’elle soit née de cette circonstance, voilà qui est difficile à croire. Ce n’est pas encore dans cette explication qu’il faut chercher l’origine et les éléments de la Tempête.

Puisque les éléments de cette pièce sont introuvables, Shakespeare les a donc pris purement en lui-même, il a obéi à une pensée purement personnelle, et alors qu’a-t-il voulu dire, s’il a dit autre chose que ce que nous lui faisons dire ? car la plus inadmissible des hypothèses est celle qui probablement réunira le plus grand nombre de partisans : c’est que le poète n’a voulu rien dire du tout, qu’il a tout simplement obéi, comme cela était son droit de poète, aux inspirations de sa fantaisie, et qu’il s’est donné le futile plaisir de créer un monde chimérique. Ces prétendus droits de la fantaisie poétique sont une des plus grandes impertinences de notre époque et n’ont, je crois, jamais été invoqués que pour masquer les défaillances d’imaginations stériles qui, faute d’avoir quelque chose à exprimer, ont jugé bon d’établir comme article de foi que le premier droit du poète était de n’exprimer aucune pensée. Les inventions fantasques des grands poètes, et celles de Shakespeare en particulier, bien loin d’être le résultat d’une imagination qui ne sait où elle va, sont le résultat de combinaisons singulièrement patientes et profondes, qu’ils ont appelées à leur aide afin de traduire extérieurement des conceptions morales pour lesquelles ils ne trouvaient pas d’expressions dans les formes du monde connu. En outre, une étude attentive nous fait apercevoir que ce nom de fantaisie ne sert ici qu’à désigner d’une façon nouvelle une très vieille chose ; et que les caprices les plus hardis de Shakespeare par exemple n’ont pas d’autre but que de créer des personnages et des événements allégoriques. Or qui ne sait que l’allégorie a été inventée pour donner un corps aux conceptions abstraites qui n’en pourraient trouver dans le monde concret ? Et qui ne voit tout de suite que la Tempête, comme le Songe d’une nuit d’été, n’est qu’une allégorie dramatique dont il s’agit de déterminer le véritable sens ?

Cette non-existence d’éléments extérieurs d’où la Tempête aurait été tirée, en réduisant cette œuvre à être une œuvre purement subjective, crée donc en faveur de notre hypothèse, sinon une certitude absolue, au moins une probabilité très acceptable, surtout lorsqu’on rapproche cette circonstance de cet autre fait, que l’œuvre en question est à peu près contemporaine de la retraite du grand poète. Une preuve plus matérielle cependant, et qui équivaut à une quasi-évidence, c’est l’insistance particulière avec laquelle le personnage principal fait tout le temps ses adieux à son île, à sa magie, à son génie, à sa vie elle-même. On peut dire en langage familier que dès le commencement de la pièce Prospero fait ses malles pour le départ définitif. Rien n’est significatif comme le ton de ses conversations avec son Ariel, c’est-à-dire son génie, qui boude et s’impatiente en voyant que son maître retarde encore l’heure de sa liberté. « Encore ce service, et ce sera le dernier, et puis tu seras libre comme l’air des montagnes », dit-il pour faire prendre patience à l’enfant mutin. Cette assurance, il la répète à satiété à chaque nouvelle ruse ingénieuse de son esprit. « Bien joué, mon excellent Ariel ! Pour ce service, je t’affranchirai dans deux jours. » Lorsque l’heure de la délivrance approche, il répète sa promesse avec une sorte de complaisance joyeuse, comme s’il ressentait lui-même le bonheur prochain de son serviteur, et comme s’il respirait déjà pour son compte l’air des collines où jouera désormais Ariel. Et cependant une pensée mélancolique se mêle à cette ivresse joyeuse, et le magicien se tourne avec tendresse vers les habitudes chéries du passé, les plaisirs des enchantements scéniques auxquels il dit adieu, les voluptés de l’enfantement dramatique, l’agitation du théâtre qu’il regrettera peut-être dans sa retraite. « C’est bien là mon délicat Ariel ! je te regretterai, et cependant tu auras ta liberté, oui, oui, oui. » Autre détail : Prospero semble faire plusieurs fois allusion à l’âge où il est arrivé, et insinue que cet âge est celui où il est prudent de faire retraite.

« Prospero. — Quel moment du jour est-il ?

« Ariel. — Passé l’époque du milieu…

« Prospero. — Au moins de deux sabliers. Il faut bien employer le temps qui nous reste entre ce moment et la sixième heure. »

Il est assez difficile de déterminer ce que Shakespeare entend par la sixième heure, car il écrivit cette pièce entre sa quarante-septième et sa quarante-huitième année, et Prospero semble désigner par le mot heures les périodes décennales de la vie humaine ; mais pour tout le reste ses paroles se rapportent exactement à l’âge qu’il avait alors. Comme Prospero, Shakespeare avait passé l’été de la vie, et, comme lui, il semble juger que cette époque est l’heure véritable de la retraite. C’est encore ce qu’on peut induire de la petite chanson où Ariel célèbre sa prochaine liberté. « Sur le dos de la chauve-souris, je m’envole, après l’été joyeusement. Joyeusement, joyeusement vivrai-je maintenant sous les grappes de fleurs qui pendent à la branche. » Cette petite chanson a fort préoccupé les commentateurs, qui ont fait observer que les chauves-souris ne volaient pas après l’été, ce qui est parfaitement juste ; mais cette légère obscurité se dissipe d’elle-même, si Ariel entend parler, non de l’été de l’année, mais de l’été de la vie, s’il veut dire que l’heure propice de la retraite pour le génie est la fin de cette chaude saison où il peut prendre son vol en pleine lumière, et que l’inspiration fuit après l’âge mûr pour ne plus revenir.

Cette préoccupation de faire retraite en pleine force d’inspiration, avant que l’âge ait glacé le génie, est sensible durant tout le cours de la pièce. Maintes fois Prospero s’interrompt dans ses opérations magiques comme un homme qui, engagé dans une tâche, sonde ses forces pour savoir s’il ira jusqu’au bout et s’il donnera quelque marque de faiblesse. Il reconnaît avec joie que ses forces sont encore tout entières et qu’elles mèneront l’œuvre à bonne fin. « Maintenant, dit-il au début du cinquième acte, mon projet commence à prendre forme ; mes charmes ne se rompent pas, mes esprits obéissent, et le temps avance en droite ligne avec le dénouement qu’il apporte. » Mais en même temps il sent qu’il doit profiter de cette dernière heure pour exécuter son projet de retraite, car, cette heure propice qui marque le zénith de sa carrière une fois passée, sa fortune ira toujours en décroissant, et c’est à peu près en ces termes qu’il l’annonce à Miranda au début de la pièce. Une question curieuse à résoudre serait celle de savoir si cette préoccupation était fondée et si Shakespeare, encore dans la fleur de l’âge, sentait les approches de la décadence. Comme le seul témoignage de l’état de son esprit à cette époque est précisément cette pièce de la Tempête, c’est à cette œuvre qu’il faut s’adresser pour obtenir une réponse. Eh bien ! l’œuvre répond à la fois oui et non ; elle dit que Shakespeare n’a jamais été magicien plus consommé ; elle accuse un commencement de déclin. Son style n’a jamais présenté des couleurs plus riches et plus harmonieuses, mais il y a dans cette richesse quelque chose qui rappelle celle des dernières soirées de septembre : il y a plus de pompe, parce qu’il y a moins d’ardeur ; la lumière s’épand mieux, parce qu’elle est moins intense. Il y a plus de sûreté et en même temps moins de souffle que dans les pièces précédentes. On y surprend des répétitions fréquentes, et çà et là même on sent qu’il faudrait peu de chose pour que l’haleine fît défaut au poète. La Tempête est comparable à un de ces fruits arrivés à une maturité parfaite, qui sont d’autant plus savoureux qu’ils sont plus près de l’instant où ils vont se corrompre, car la maturité n’est que le commencement de la corruption. C’est donc un fruit exquis, mais qui fait demander ce que serait celui qui aurait un degré de maturité de plus. Shakespeare s’était donc bien jugé, et la mort, qui approchait rapidement, ne lui donna que trop raison.

Parmi les très nombreux passages où Shakespeare semble annoncer sa résolution de retraite, il en est deux qui ne souffrent aucune objection et qui ont la clarté de l’évidence même. Au moment où la pièce touche à sa fin, lorsque Ariel a accompli son dernier office, Prospero adresse aux esprits qui l’ont servi des adieux solennels. Voici ce passage tout à fait remarquable :

« Ô vous, elfes des collines, des ruisseaux, des lacs dormants et des bosquets, et vous qui de vos pieds qui ne font pas d’empreintes courez après Neptune lorsqu’il se retire et fuyez devant lui lorsqu’il remonte, et vous, petits êtres nains qui au clair de la lune tracez en dansant ces cercles qui laissent l’herbe amère et que la brebis ne broute pas, et vous dont le passe-temps est de faire naître à minuit les champignons et qui vous plaisez à entendre le solennel couvre-feu, vous êtes des maîtres bien faibles, et cependant, grâce à votre aide, j’ai pu dans tout l’éclat de son midi obscurcir le soleil, évoquer les vents à la rage séditieuse et déchaîner la guerre rugissante entre la verte mer et la voûte azurée, allumer le tonnerre aux grondements redoutables et décapiter avec la propre foudre de Jupiter l’arbre orgueilleux qui lui est cher, faire trembler les promontoires sur leurs bases massives et retourner par leurs racines le cèdre et le pin, ordonner aux tombeaux de réveiller leurs dormeurs, d’ouvrir leurs portes et de les laisser sortir. Oui, voilà jusqu’où mon art avec votre aide a pu porter sa puissance ! Mais j’abjure ici cette impérieuse magie, et, lorsque je vous aurai demandé — ce que je fais en ce moment — un peu de musique céleste pour opérer sur les sens de ces hommes l’effet que je poursuis et que ce charme aérien est destiné à me faire atteindre, je briserai ma baguette de commandement, je l’enfouirai à plusieurs toises sous la terre, et plus avant que n’est encore descendue la sonde je plongerai mon livre sous les eaux. »

Je demande s’il est au monde quelque chose de plus clair que ce passage, et dont la traduction en langue vulgaire soit plus facile. Qu’est-ce que cela veut dire sinon : « Ô vous, puissances de l’âme et du cœur humain, amour de la nature, vibrante sensibilité, passion, tendresse, sympathie, esprit, vous êtes des maîtres bien faibles, car qu’est-ce que vous êtes sinon des souffles et des effluves, et cependant, grâce à votre aide, j’ai pu mettre en mouvement les passions noires qui font reculer la lumière du jour, mettre aux prises la volonté humaine et la fatalité, les pouvoirs de l’abîme et les pouvoirs du ciel, évoquer les morts de l’histoire et faire revivre les temps passés. » C’est aussi clair, aussi limpide que les adieux de Cid Hamet Ben-Engeli à l’excellente plume qui écrivit le Don Quichotte.

Une particularité touchante de cette pièce, qui est une preuve de plus à l’appui de notre thèse que Prospero est bien Shakespeare, se fait jour dans ce passage. Cette particularité, c’est la modestie extrême avec laquelle le grand poète parle des dons qu’il a reçus. Jamais magicien ne s’est aussi peu surfait que Prospero et n’a été moins orgueilleux de son pouvoir. Dieu sait cependant si d’ordinaire les magiciens sont des maîtres impérieux. Prospero parle exactement, non comme un personnage de drame qui n’a aucune critique à redouter, mais comme quelqu’un qui veut éviter les reproches de fatuité et d’outrecuidance. Ses esprits, dit-il, sont des maîtres bien faibles, ils ne sont rien que de l’air, de l’air subtil ; ils n’ont aucune réalité extérieure, ils ne comptent pas parmi les puissances de ce monde. Ils n’ont pu sauver Prospero de l’adversité, ils ne lui ont été utiles et bons que dans l’île magique, et en la quittant il n’essaiera pas de les garder à son service pour gouverner le monde par leur aide. — Voilà des esprits qui ressemblent fort aux dons des poètes. Lisez donc poète au lieu de magicien, et Shakespeare au lieu de Prospero, car un personnage de drame n’a jamais tenu un langage aussi modeste que lorsqu’il parlait pour le compte de son auteur ; mais n’admirez-vous pas une fois de plus avec quelle fierté discrète les grands hommes parlent de leurs dons et avec quelle tendre humilité ils en rapportent tout l’honneur à la nature ? Shakespeare baptisant son génie un souffle d’air, cela est beau comme un Rubens s’intitulant un « ouvrier peintre » et mesurant les toises de toile qu’il doit couvrir des couleurs de sa palette.

Le second passage est plus frappant encore, s’il est possible : c’est l’épilogue prononcé par Prospero lui-même. « Maintenant tous mes charmes sont détruits, et j’en suis réduit à ma propre force, qui est bien faible. Vous pouvez à votre volonté ou me retenir ici, ou me renvoyer à Naples… Maintenant je n’ai plus d’esprit pour faire exécuter mes ordres, d’art pour enchanter, et ma fin sera le désespoir, à moins que je ne sois délivré par la prière… » Est-il possible, je le demande, de voir simplement dans ce passage cette supplique ordinaire par laquelle les auteurs dramatiques sollicitent les applaudissements des spectateurs ? Ce ne sont pas des applaudissements que sollicite Shakespeare, c’est un congé, et ce sont des adieux bien définitifs qu’il fait. Cela ne veut-il pas dire : « Cher public, bientôt je serai vieux, et avec l’âge je perdrai mon pouvoir magique ? Ne me retenez pas plus longtemps prisonnier sur ces planches, vous que j’enchante depuis tant d’années, car ma fin sera la sénilité et le radotage, si votre bonté ne me délivre pas. Dans cette île enchantée, c’est-à-dire sur ce théâtre, j’ai par mes sortilèges reconquis mon duché, d’où je fus chassé par l’adversité, c’est-à-dire mon Stratford-sur-Avon, d’où je suis parti jeune et pauvre, et où je rentrerai, grâce aux travaux de mon génie, riche et célèbre. Prenez d’autres enchanteurs, et souhaitez-moi le repos, comme je vous souhaite le bonheur. »

Remarquez encore la simplicité du plan qui donne à cette pièce une physionomie si particulière, une physionomie de dénouement, si j’ose m’exprimer ainsi, et qui la fait ressembler à un long cinquième acte. Le sentiment de l’incertitude, qui est la première et la plus forte de ces chaînes sympathiques par lesquelles le poète dramatique s’efforce de conquérir ses spectateurs, n’y existe à aucun degré. Toutes les difficultés sont réglées d’avance dès le début et ne laissent aucun doute sur l’issue finale. Le mariage de Ferdinand et de Miranda, qui est le nœud de cette action peu compliquée, est arrêté dès la fin du premier acte. Il y a bien quelques tentatives d’action, la conspiration d’Antonio et de Sébastien, la conspiration de Caliban et de Stephano ; mais ce sont des tentatives avortées, dont l’impuissance semble proclamer que l’histoire de l’île enchantée est close, et que désormais aucun drame ne s’y déroulera. Ces épisodes sont comme des représentations de choses lointaines ou passées qu’on vous montrerait dans un miroir magique. Ce sont des reflets et des images plutôt que des faits actuels, et ils semblent dire : Voilà comment les choses se passèrent autrefois, plutôt que : Voilà comment elles vont se passer. Avez-vous remarqué la différence de caractère qui sépare l’activité des journées qui précèdent un départ de l’activité de la plus misérable de nos journées ordinaires ? L’activité qui précède un départ est quelquefois bien fiévreuse, bien agitée, et cependant elle n’a aucun caractère dramatique, parce qu’elle n’engage pas l’avenir, parce que son but est trop immédiat et prochain ; au contraire, l’activité la plus insignifiante de nos journées ordinaires est dramatique, car elle nous laisse incertains sur ses conséquences, et ne nous permet pas d’apercevoir la limite où elle s’arrêtera. L’action de la Tempête, j’ai à peine besoin de l’ajouter, a précisément ce caractère de l’activité des journées de départ, elle clôt un drame qui est joué, le drame que Prospero nous montre au début de la pièce dans le lointain du passé, « par-delà l’abîme du temps. »

Et l’histoire de l’île enchantée telle que Prospero l’expose dans ses conversations du premier acte avec Miranda, Ariel et Caliban, est-ce qu’elle ne raconte pas trait pour trait l’histoire du théâtre anglais et de la transformation que Shakespeare lui fit subir ? Le parallélisme est si évident qu’il s’établit comme de lui-même, sans demander aucun effort au commentateur. Prospero, chassé par l’adversité de son duché de Milan, aborde avec sa fille Miranda dans une île sauvage que les loups et les ours remplissaient de leurs hurlements, et dont l’unique habitant, la vieille sorcière Sycorax, venait justement de mourir en laissant pour lui succéder un petit monstre tout rousseau, Caliban, difforme de corps, difforme d’âme, qu’il s’efforce d’instruire et d’élever ; mais Prospero était un magicien, et il découvrit bientôt que Caliban n’était pas le seul habitant de l’île : il y en avait un autre, un beau génie du nom d’Ariel, enfermé dans un pin par la sorcière Sycorax, et hurlant de douleur entre les étroites cloisons de son cachot. Prospero délivra le captif, et bientôt avec son aide il eut rempli cette île si sauvage, mais d’une fécondité si puissante, de belles visions et de belles mélodies qui en firent un séjour enchanté. Voici l’histoire de Prospero ; voyons l’histoire de Shakespeare.

Un jeune homme déclassé et comme chassé de sa condition de bourgeois anglais par des revers de famille, poursuivi par la pauvreté, et peut-être aussi par les persécutions de sir Thomas Lucy (que son nom soit immortel !) ou de quelque autre de ses pareils, aborde un jour sur les planches du théâtre anglais. Il arrive, ne possédant rien au monde, rien, si ce n’est une âme ravissante et peut-être quelques volumes dépareillés qui contiennent les formules de ses enchantements futurs, ballades populaires, contes italiens, vieilles chroniques anglaises ou écossaises, les fameux livres magiques du bon courtisan Gonzalo. Oh ! quel lieu sauvage, inhospitalier, que ce théâtre anglais primitif, où la sorcière Sycorax, c’est-à-dire la barbarie, exerçait tout à l’heure ses sortilèges abominables ! Abominables, mais non stériles et vulgaires, car il y a une force réelle dans ces fantaisies monstrueuses, et cette sorcière Sycorax était si puissante qu’au dire de Prospero, qui lui rend pleine justice, elle pouvait arracher à la lune le gouvernement de sa propre sphère et faire à son gré le flux et le reflux. La Sycorax barbare venait à peine de mourir lorsque Shakespeare arriva dans cette île du théâtre qu’il trouva livrée au pouvoir du génie obscur et équivoque de son digne rejeton, Caliban, — nommez hardiment Marlowe, — un être infernal, à l’imagination criminelle, à l’âme de damné, que l’éducation corrompt au lieu de l’ennoblir, et chez qui la barbarie semble s’accroître de toutes les ressources que lui prête la civilisation. Dans les convoitises audacieuses, dans les pensées difformes de Caliban, vous retrouvez sans peine ce génie de révolte et d’impiété qui éclate dans le théâtre de Marlowe, la sensualité désordonnée d’Édouard II, le machiavélisme immoral du Riche juif de Malte, les blasphèmes et l’incrédulité du Faust ; mais, tout difforme qu’il est, ce Caliban du théâtre anglais est un vrai fils de la nature, ce démon esclave du vice est un inspiré, et il exprime avec une puissance réelle les poésies de la fange et du crime. Aussi Shakespeare, qui s’y connaît, n’a-t-il garde de nier sa valeur et de le désavouer. « Quant à cette créature, je la reconnais pour mienne », dit-il par la bouche de Prospero à la fin de la Tempête. Cependant, comme il prenait possession de ce théâtre aux inventions sanglantes et perverses, il entendit la voix douloureuse d’un esprit emprisonné qui suppliait qu’on le délivrât, celle du beau génie anglais, pleine d’une tendresse, d’une mélancolie et d’une passion qui demandaient à s’exprimer en pleine liberté. Shakespeare tira le beau génie de la prison où le retenait la barbarie, et avec son aide il humanisa ce théâtre sauvage. Alors les ronces se mirent à fleurir, les fourrés de broussailles se transformèrent en bosquets luxuriants de verdure où les esprits aimèrent à se réunir, l’horrible obscurité des forêts primitives fut tout à coup dissipée par la lumière d’apparitions étincelantes, l’air épais et méphitique devint sonore et fut traversé par des mélodies auxquelles Caliban même et ses grossiers compagnons ne purent rester insensibles, et qui conserveront leur puissance tant qu’il y aura ici-bas des âmes accessibles à la musique et à la poésie. Voilà l’Éden que Shakespeare fit de cette terre sauvage, Éden digne d’être le berceau d’une nouvelle poésie, rachetée de la tache originelle du mauvais goût barbare. Et cependant cette île ainsi transfigurée par Prospero avait été l’objet de bien des calomnies : sa fécondité avait été niée, les enchantements de son souverain révoqués en doute. Shakespeare, dans cette histoire allégorique de sa vie, n’oublie même pas les critiques dont il a été l’objet, les méchants ou les envieux qui le harcelèrent de leurs dénigrements et de leurs rancunes. Rappelez-vous la conversation qui ouvre le second acte et les acerbes railleries dont l’île enchantée est l’objet de la part de Sébastien et d’Antonio, quelque George Chapman et quelque John Marston poussés par la jalousie et la haine, peut-être aussi par les instigations de ce dogue de Ben Jonson, grand poète et caractère antipathique, dont les relations avec Shakespeare, pour le dire à sa honte, ne furent jamais pures d’hypocrisie. C’est en vain que l’honnête Gonzalo, prenant son malheur en patience, s’extasie sur les beautés de l’île ; Antonio et Sébastien en critiquent tout, jusqu’à la couleur du sol. « Il est couleur d’herbe brûlée, avec une pointe de vert… Tout abonde dans cette île, tout, sauf les moyens d’y vivre… L’air y souffle doucement, comme s’il avait des poumons pourris ou s’il avait pris ses parfums dans un marais. » Patience, sceptiques malveillants ! Tout à l’heure la fantasmagorie des tables fuyantes et d’Ariel transformé en harpie va dompter votre incrédulité, vous éblouir jusqu’à vous rendre fous, et vous forcer repentants à confesser la puissance de Prospero-Shakespeare.

Nous avons maintenant donné aussi complètement que possible toutes les raisons qui combattent en faveur de notre hypothèse. Si cette explication de la Tempête n’est pas vraie, nous n’en voyons qu’une seule qui soit acceptable : c’est que Shakespeare a voulu donner un corps à un sentiment que ses contemporains connurent dans toute la fraîcheur de sa nouveauté : l’enthousiasme des voyages de découverte, l’ivresse de la surprise en présence de spectacles contemplés pour la première fois, le jaillissement d’admiration et de naïf étonnement qui résulta si souvent du choc de la civilisation européenne et de la sauvagerie. En effet, il y a dans cette pièce un tel luxe de détails exotiques qu’on pourrait croire que Shakespeare s’est proposé d’y résumer toutes les particularités poétiques qu’il avait rencontrées dans ses lectures des voyageurs contemporains ou qu’il avait recueillies de leur bouche. Ici c’est la mention des Bermudes aux incessantes tourmentes, là le phénomène météorologique du feu Saint-Elme, plus loin les chimères dont s’est épouvanté l’œil encore novice des voyageurs, les bruits surnaturels que leur oreille encore inexpérimentée a cru surprendre, les monstres dont leur imagination superstitieuse a recueilli avidement la description. Après les étonnements du civilisé, voici ceux du sauvage résumés dans l’étrange admiration qu’inspirent à Caliban les deux matelots échappés du naufrage, — le sentiment de respect religieux de l’Indien d’Amérique en présence du blanc qu’il croit descendu du ciel, la bestiale servilité du nègre de Guinée adorant qui l’enivre, l’action rapide des pièges de la sensualité sur le sauvage ignorant. Enfin, pour que la peinture de cet enchantement soit complète, voici, après les étonnements de la convoitise et de l’ignorance, l’extase de l’âme humaine désintéressée, qui laisse échapper son admiration pour tant de merveilles dans le cri si poétiquement naïf de Miranda : « Que de nobles créatures sont ici rassemblées ! Comme le genre humain est beau ! oh ! le brave nouveau monde qui contient un tel peuple ! » On peut donc à la rigueur soutenir que la Tempête n’est que la traduction poétique de ce sentiment de surprise et d’ivresse admirative alors si répandu ; mais les lecteurs de Shakespeare savent qu’il y a bien peu de ses productions qui n’expriment qu’une seule pensée, et un examen attentif démontre que le sentiment que nous venons d’indiquer n’occupe dans la Tempête qu’une place secondaire et accessoire, si large qu’elle soit. La description de la nature vierge et de la vie sauvage est ici le cadre et non le tableau, le décor et non le drame. Shakespeare ayant à représenter allégoriquement les tribulations et le triomphe final d’une âme solitaire, réduite aux seules ressources de ses facultés, l’île sauvage et déserte, inhabitable en apparence, mais bientôt peuplée par les fantasmagories et embellie par les sortilèges de la magie, s’est présentée à son esprit comme le symbole naturel de la vie du poète, et, aussitôt cette idée première adoptée, toutes les idées accessoires qui s’y rapportent sont accourues en foule à l’appel de son imagination, comme les abeilles se suspendent en grappes autour du cuivre sonore qui les rassemble.

Je n’ai point épuisé le sujet de la Tempête ; on épuise difficilement un monde, et chaque pièce de Shakespeare est un petit univers. Bien des observations resteraient encore à faire, notamment sur les caractères des personnages ; mais ces observations ne se rapporteraient qu’indirectement au but de cet essai, qui est simplement de proposer une solution des difficultés que soulève l’interprétation de la Tempête, Je serais heureux que cette solution fût la vraie, et la plus grande récompense du petit labeur qu’elle m’a donné serait certes la joie de pouvoir répéter avec assurance aux glorieux mânes du poète le mot de l’obéissant Ariel à Prospero : « Thy thoughts I cleave to, — me voici tout proche de tes pensées. »

Les drames de Shakespeare sont-ils faits pour être représentés ?

I. À propos du « Macbeth »

La fonction de critique est difficile et pénible ; cependant elle a ses douceurs et ses compensations, et, avec un peu d’ingéniosité d’esprit jointe à beaucoup de passion pour l’étude, on peut s’arranger de manière à transformer en plaisir ce qui d’abord était un véritable ennui. C’est ainsi que depuis longtemps nous nous sommes habitués à doubler le plaisir qu’on va chercher au théâtre par l’observation du spectateur. Nous essayons de jouir de deux spectacles à la fois, celui de la scène et celui de la salle, et le plus instructif des deux n’est pas toujours celui de la scène. Nos yeux aiment à se détourner parfois des acteurs pour surprendre les émotions de l’âme sur les visages des spectateurs, pour découvrir dans le jeu expressif et muet de leurs regards et de leurs sourires les inquiétudes de leur conscience ou les arrêts de leurs jugements. Nos oreilles recueillent avec avidité les paroles que nos voisins échangent entre eux, les exclamations de surprise, d’admiration ou de mécontentement que leur arrachent les tableaux qui leur sont présentés. Il arrive très souvent que ces émotions naïves sont en complet désaccord avec les théories de la poétique la plus saine, et alors nous sommes amenés à nous demander lequel a tort du spectateur ou de la poétique et à contrôler les règles de l’art par les émotions de la vie. D’autres fois, nous surprenons sur le vif l’origine d’une de ces traditions que nous avons repoussées, la raison d’être et même la légitimité d’une de ces opinions que nous considérions comme erronées, et la réflexion nous contraint de nous avouer que tel système que nous condamnions n’était qu’une application fausse, étroite ou maladroite de principes d’une incontestable vérité. D’autres fois encore, les émotions et les observations des spectateurs nous instruisent par contraste et par antithèse ; rien ne fait mieux apprécier que la représentation des pièces classiques la vie et le mouvement du théâtre que nous appelons romantique, et rien ne fait mieux comprendre qu’une pièce romantique la vérité de quelques-uns des principes sur lesquels s’appuie le théâtre classique. Cette observation des impressions spontanées et naïves du public est comme un cours d’esthétique appliquée et, toute comparaison gardée, quelque chose de semblable pour l’étude de la littérature à ce que la pratique des affaires litigieuses est pour l’étude du droit. En esthétique comme en morale et en politique, rien ne vaut l’observation directe, attentive, patiente de la vie et de la réalité.

La dernière occasion qui nous ait permis de nous livrer à cette étude d’esthétique appliquée est la représentation de la très remarquable et très énergique traduction du Macbeth, de Shakespeare, par M. Jules Lacroix. Nous avons enfin durant le cours de cette représentation saisi la raison d’être d’une certaine résistance du public français aux pièces de Shakespeare et la vérité de cette affirmation d’un très fin critique et humoriste anglais, Charles Lamb, « que les pièces de Shakespeare étaient faites pour être lues et non pour être jouées ». Comme notre admiration pour Shakespeare, que nous avons toujours regardé comme le plus grand des poètes qui aient vécu, ne saurait être suspecte, nous nous sentons très à l’aise pour déclarer que cette résistance du public français nous semble, à tout prendre, avoir quelque chose de fondé, et pour expliquer les motifs secrets sur lesquels elle s’appuie à son insu.

Cette résistance nous a d’autant plus frappé qu’elle était moins passionnée et qu’elle venait d’un public moins prévenu contre le génie du grand poète anglais. Le public de nos jours en effet n’a plus la vigueur des préjugés classiques du public de la Restauration, ni ce parti pris systématique d’hostilité qui le portait à défendre la tragédie française comme les patriotes de 1815 avaient défendu le sol national, et qui lui faisait voir dans les tentatives du romantisme quelque chose comme un troisième envahissement de l’étranger. Nous sommes bien loin des jours orageux de la Restauration et des premières années du gouvernement de Juillet ; les préjugés classiques ont disparu, ou peu s’en faut ; notre public actuel a vu tant de tentatives littéraires de tout genre, subi tant de hardiesses, qu’il est peu disposé à s’étonner de quoi que ce soit et qu’il est, au contraire, franchement et toujours décidé à tout comprendre et à tout entendre. Shakespeare n’est plus pour lui un sauvage ivre, un barbare envahisseur qu’il faut repousser à tout prix ; c’est par milliers que se comptent aujourd’hui les admirateurs éclairés et les lecteurs assidus du grand poète.

Je dis donc qu’il faudra tenir grand compte des résistances, des réserves et des hésitations d’un tel public lorsqu’on les verra se prononcer, car elles auront nécessairement quelque chose de fondé. Il faudra bien qu’elles s’expliquent par une infraction à quelqu’une des lois constitutives du genre dramatique, puisqu’elles ne peuvent plus s’expliquer ni par le préjugé, ni par l’ignorance, ni par la passion. Or il y avait une certaine réserve dans l’enthousiasme avec lequel le public a salué le Macbeth de M. Jules Lacroix, et la pièce, qui était certainement très connue de la plupart des spectateurs depuis longtemps, n’a pas laissé que de leur causer par moments une sorte d’étonnement et de gêne. Notez cependant que le traducteur a pratiqué dans son œuvre primitive de très habiles et de très intelligentes coupures. Il a élagué les passages qu’il a jugés par trop contraires au goût français : un des dialogues des sorcières au premier acte, la conversation de Macduff et du portier après le meurtre de Duncan, etc. ; il a retranché comme faisant double emploi les scènes qui sont racontées dans le drame après y avoir été jouées : la scène de l’assassinat de Banquo, celle de l’assassinat de lady Macduff ; il a supprimé l’action physique, la réalité matérielle partout où quelqu’un des personnages pouvait remplir utilement l’office d’un Théramène. Notez encore que, de tous les grands drames de Shakespeare Macbeth est le plus classique, le moins fait pour dérouter les habitudes de l’imagination française, et, pour dire toute ma pensée, le moins original. Eh bien, malgré ces coupures, malgré ces précautions, il y avait encore, dans ce public sans passion et sans préjugés, une certaine hésitation ; d’où cela vient-il ?

Osons dire enfin toute la vérité ; le génie de Shakespeare n’a rien à en redouter. La vérité, c’est que ses drames sont infidèles, non pas aux lois de l’art et de la poésie, — nul poète ne les a mieux connues, mieux appliquées et plus respectées que Shakespeare, — mais infidèles aux lois particulièrement constitutives du théâtre et du genre dramatique. Le génie du poète pour se déployer à son aise a fait violence à la forme et aux conditions nécessaires du genre qu’il avait choisi pour exprimer ses grandes conceptions. Cette violation ne porte que sur des objets secondaires après tout, et il nous importe peu que Shakespeare ait bouleversé les lois naturelles du drame, puisqu’il a réussi par là à produire des œuvres plus grandes et plus belles qu’il n’aurait pu faire s’il eût observé ces mêmes lois. Le lecteur ne s’aperçoit pas de cette violation, qui prend au contraire une importance capitale pour le spectateur. Le génie poétique de Shakespeare est trop vaste et trop puissant pour le théâtre, il le dépasse, le déborde et s’affranchit des contraintes qu’il impose en les écrasant. Shakespeare s’inquiète moins de faire un drame que de rendre sa conception par tous les moyens possibles et avec toute la puissance vitale qu’il sent remuer en lui. Il faut que cette conception apparaisse dans toute sa lumière, dans toute sa beauté et toute sa poésie, suivie comme une reine de tout son cortège d’accessoires, d’incidents secondaires, de détails curieux, entourée de tout son luxe d’images et placée sous le dais de son langage métaphorique et brillant. Qu’on nous pardonne la bizarrerie de nos paroles, mais c’est à peu près ainsi que Shakespeare se serait exprimé s’il avait voulu décrire la forme de son génie ; c’est à peu près ainsi qu’il s’exprime lui-même, et nous ne saurions mieux rendre les impressions qu’il nous donne qu’en imitant son propre langage.

Le goût du temps, le hasard des circonstances, les fatalités du métier et la nécessité de vivre, ont voulu que Shakespeare exprimât ses conceptions sous la forme du drame ; mais, si les circonstances eussent été différentes, il n’y a aucune raison pour qu’il n’eût pu les exprimer sous une autre forme. Nous connaissons Shakespeare auteur de sonnets et de petits poèmes, nous pourrions aussi bien connaître Shakespeare auteur de grands poèmes épiques et lyriques, si la destinée l’avait voulu. Quel merveilleux romancier il aurait été s’il fût venu au monde deux siècles plus tard ! Il y a des auteurs dramatiques soumis aux mêmes nécessités matérielles et aux mêmes devoirs professionnels que Shakespeare, qui n’ont jamais senti la contrainte de ces nécessités et de ces devoirs, tant la forme du drame est adéquate à la nature de leur génie : Molière, par exemple. Il est absolument impossible de comprendre Molière exprimant ses pensées autrement que sous la forme dramatique ; la nature particulière du génie a été en rapport tout à fait exact avec la profession, et les fatalités de la vie n’ont en rien contraint la liberté de l’esprit. Mais cet accord absolu n’existe pas pour Shakespeare. Si le hasard n’avait pas voulu qu’il fût directeur de théâtre et l’avait laissé libre de toute préoccupation matérielle, Shakespeare aurait-il choisi le drame de préférence à tout autre genre ? Peut-être que oui ; mais il nous suffit de concevoir qu’il aurait pu en choisir un autre pour avoir le droit de déclarer que le drame n’était pas le moule nécessaire de son génie, et pour comprendre dès lors comment il a dû violer plus d’une fois les lois d’un genre dans lequel il se sentait trop à l’étroit. On peut même regarder comme la plus grande preuve de ce génie, qu’étant données sa puissance, sa fougue, son étendue et son universalité de compréhension, il se soit assez maîtrisé pour respecter ces lois autant qu’il l’a fait.

Et d’abord on peut dire en règle générale que Shakespeare est trop vaste pour la scène. Il oblige le spectateur à comprendre trop de choses en trop peu de temps. Shakespeare traite le spectateur comme s’il était un lecteur ; or le spectateur et le lecteur sont deux hommes très différents. Le lecteur ne s’étonne de rien ; son imagination se prête avec bonheur à toutes les hardiesses du poète ; la mémoire, doucement sollicitée, lui fournit les équivalents des caractères et des passions qu’il contemple ; la réflexion double le plaisir qu’il éprouve en enfonçant plus profondément dans son esprit la beauté des images du poète et la vérité de ses pensées. Il est disposé à tout comprendre, et, s’il a l’intelligence libre et ouverte, il comprend tout en effet, même les choses sur lesquelles son esprit ne s’était jamais arrêté auparavant. Le spectateur, au contraire, s’étonne facilement de tout, parce que toutes ses facultés sont en quelque sorte paralysées par l’action extérieure de la représentation dramatique. Il doit comprendre immédiatement, car sa mémoire n’a pas le temps de lui présenter les exemples qui pourraient utilement contredire son impression trop hâtive. Son âme marche du même train que le drame et ne peut s’arrêter non plus que lui. L’action qui le choque, les paroles qui le scandalisent lui ont échappé avant que la réflexion ait eu le loisir de lui démontrer qu’il a tort d’être choqué et scandalisé. Et c’est à ce jugement incertain et troublé que Shakespeare livre l’appréciation de ses caractères aux significations multiples ! C’est cette intelligence obsédée et distraite par la précipitation du jeu et du débit des acteurs qu’il convie à s’ouvrir au déluge de ses images toujours renaissantes et de ses pensées toujours si nouvelles qu’elles nous étonnent même lorsqu’elles nous sont connues depuis longtemps. L’accumulation des beautés est trop grande ; le tiers de telles richesses aurait suffi et au-delà. C’est plus d’émotions que l’âme n’en peut porter en un si court espace de temps.

En second lieu, la contrainte que le théâtre impose à l’imagination du spectateur crée pour le poète de véritables dangers auxquels Shakespeare n’a jamais songé à se soustraire : ainsi, par exemple, si cette contrainte est trop violente, elle devient une véritable douleur. La plupart des observations et des critiques que j’entendais faire autour de moi auraient pu se résumer ainsi : Shakespeare rapproche trop l’imagination de la réalité et réduit ainsi le spectateur à chercher son plaisir dans l’angoisse. La critique peut paraître étrange, car elle équivaut à dire que Shakespeare est trop dramatique, ce qui est un défaut que les poètes dramatiques encourent bien rarement. Cependant elle n’est pas sans fondement et vaut la peine d’être expliquée. C’est, selon nous, une des erreurs littéraires de notre temps de croire que le théâtre doit donner à l’imagination l’illusion complète, absolue de la réalité : comédiens et auteurs dramatiques tombent à l’envi dans cette erreur. Il faudrait cependant se dire que le spectateur est avant tout une manière d’épicurien qui est venu au théâtre pour chercher un plaisir et non une douleur. L’illusion morale de la réalité lui suffit ; il n’a pas besoin de l’illusion matérielle et sensible. Il faut que pendant tout le cours de la représentation son imagination se trouve dans un état mixte qui lui permette de s’abandonner à l’illusion du spectacle et de rassurer en même temps par la pensée que tout qu’elle voit n’est qu’un jeu. Si cette ressource manque au spectateur, s’il est tellement tyrannisé par l’illusion qu’il ne peut se rassurer à volonté, le spectacle cesse d’être un plaisir et devient une souffrance. Nos théories modernes sur la réalité de l’illusion dramatique, sans être fausses, vont cependant au-delà de la vérité. Oui ou non, le théâtre est-il un plaisir ? Si c’est un plaisir, n’est-il pas singulier qu’on veuille nous contraindre à accepter comme divertissements les mêmes spectacles que nous fuirions dans la vie privée et auxquels nous n’assisterions que par devoir. Lequel d’entre nous, je le demande, irait par plaisir assister pendant toute une soirée à une catastrophe de famille ? L’illusion dramatique ne doit donc jamais être assez forte pour faire oublier au spectateur qu’il est au spectacle. Elle doit participer de la nature de l’illusion que créent les rêveries de la veille, et non de la nature de l’illusion que créent les rêves du sommeil. Le spectateur doit et veut pouvoir se donner et se reprendre à son gré.

Shakespeare est trop grand poète pour ne pas beaucoup perdre à la scène. Le fait est singulier, mais il est vrai. On croit communément que la représentation de ses incomparables tragédies est un moyen de le grandir ; c’est, au contraire, le moyen le plus infaillible de le diminuer. Charles Lamb prétendait qu’à la scène toute la poésie et toute la profonde psychologie de Shakespeare disparaissaient, qu’on ne voyait plus que l’action vulgaire, matérielle, la terre et l’argile du drame dont l’âme poétique et philosophique s’était envolée. Dans Othello, le Maure passionné, imaginatif, sensible aux blessures de l’honneur, s’évanouissait, et à sa place il ne restait qu’un vilain homme, noir comme du charbon, qui assassinait méchamment une gentille petite femme blanche. La représentation faisait de Richard III un Barbe-Bleue boiteux et bossu, qui assassinait des femmes et des petits enfants, un Croquemitaine à la fois fantastique et vulgaire ; où était cependant le spirituel, l’éloquent, le persuasif, le séduisant, le profond Richard du drame ? Rien n’est plus vrai que cette observation, que l’humoriste étendait successivement à toutes les pièces de Shakespeare. Tant que vous lisez Shakespeare, il est le plus grand des poètes ; vous le voyez jouer, il n’est que le premier des mélodramaturges. L’effet produit est certes très puissant ; il est si puissant que vous en oubliez la beauté du langage et la profondeur des caractères, et que vous ne voyez plus que les événements terribles et sanglants de l’action, Vous croyez avoir vu le drame, et, en réalité, vous n’en avez aperçu que l’apparence extérieure et le fantôme ; vous voyez les effets, mais les causes vous échappent. La réalité de l’action vous a étreint violemment à la gorge, vous a glacé ou comprimé le cœur, enfiévré ou hébété le cerveau. Le bruit précipité des pas, le cliquetis des armes, le glas des cloches ont éteint la beauté des paroles et flétri la couleur des images.

Imaginez de ressusciter les émotions que vous avez éprouvées pendant la représentation de Macbeth, par exemple, et dites si ces émotions ne sont pas mélodramatiques de leur nature, c’est-à-dire douloureusement physiques ? Dites si vous avez eu le temps de réfléchir à la signification morale des sorcières, de distinguer les différences de caractère des deux monstres ; si votre curiosité, violemment excitée par l’appât matériel du spectacle extérieur, a conservé assez de calme philosophique pour suivre les progressions et l’enchaînement des phénomènes de conscience que déroule cette pièce admirable ? Pourquoi Macbeth, soldat brutal et énergique, hésite-t-il avant de commettre le crime, et pourquoi lady Macbeth, au contraire, n’a-t-elle pas un instant d’hésitation ? Pourquoi Macbeth, une fois le premier crime commis, s’excite-t-il au meurtre ? Est-ce par fatalité, parce que le crime appelle le crime, et n’y aurait-il pas encore cette raison singulière que le crime est désormais sa seule voie de réhabilitation, sa seule manière de faire encore acte de bravoure et de virilité ? Vous n’avez pas eu le temps de réfléchir à tout cela, n’est, il pas vrai ? Votre attention était tout entière fixée sur la brutale succession d’événements qui se déroulait devant vous. Vous vous sentiez oppressé, agité, inquiet, mal à l’aise, comme lorsqu’un orage est suspendu sur l’atmosphère. Vous souffriez physiquement, à coup sûr, car vous étiez assez près de la réalité pour souffrir de la sorte. Ne vous a-t-il pas semblé que vous étiez les témoins d’un crime, lorsque vous avez entendu le coup de cloche de lady Macbeth, et que vous avez vu l’assassin entrer dans la chambre de Duncan, et auriez-vous été fort étonné d’être appelé à déposer devant le juge d’instruction ? Comparez à ces émotions celles que vous avez éprouvées à la lecture du drame.

Combien ces dernières étaient plus nobles, plus morales et plus complètes ! Toutes les facultés de l’esprit — il ne faut pas moins pour jouir pleinement d’une œuvre de Shakespeare — étaient éveillées en vous et remplissaient chacune leur office. Vous ne trouviez pas que la réalité était trop rapprochée de vous, car cette réalité vigoureuse réchauffait le plaisir abstrait de la lecture. Macbeth, vu par les yeux de l’imagination, ne vous présentait plus l’image d’un monomane en proie au délire, il vous présentait l’image d’une âme forte et obscure, faible de son énergie barbare, facilement accessible au mal par sa virilité même, qui descend progressivement tous les degrés de la damnation. Vous comptiez les marches de cet enfer, vous constatiez la progression de ces ténèbres de plus en plus épaisses : à la fois émue et rassurée, votre imagination ne perdait aucun détail de ces beautés lugubres. Vous assistiez à un spectacle psychologique et moral de l’ordre le plus élevé, tandis que le théâtre vous a réduit au spectacle physiologique de l’hallucination et du délire.

On a raison de vouloir jouer les pièces de Shakespeare, mais à la condition qu’on sache bien d’avance qu’on le diminue et qu’on l’abaisse de moitié. Lorsqu’on connaît le grand poète et qu’on a épuisé par la lecture toutes les émotions poétiques et philosophiques de l’imagination, il est intéressant et après tout légitime de vouloir ressentir toute la somme d’émotions physiques que la représentation peut donner. Mais ceux qui ne connaîtraient le poète que par la représentation emporteraient de lui l’idée la plus fausse et la plus étroite, car encore une fois, au lieu de connaître le plus grand des poètes, ils ne connaîtraient que le plus grand des mélodramaturges.

II. « Roméo et Juliette »

I

Lorsque le Macbeth de M. Jules Lacroix fut représenté à l’Odéon, nous essayâmes de démontrer que la scène était pour Shakespeare non un agrandissement, mais une diminution. De toutes les pièces de Shakespeare, celle que nous examinions alors était la plus classique, la plus conforme à la fois aux exigences du goût français et aux lois nécessaires de l’art dramatique, et cependant l’habile et énergique interprète n’avait pas cru pouvoir lui faire subir l’épreuve d’une traduction intégrale. S’il en était ainsi de la plus classique des pièces du grand poète anglais, que serait-ce des autres ? Un des vétérans les plus honorés et les plus aimés de l’école romantique, M. Émile Deschamps, donna peu de temps après une édition de sa traduction de Roméo et Juliette telle qu’il la comprenait pour la scène, revue, corrigée et considérablement diminuée. Nous lûmes cette traduction avec un plaisir d’autant plus vif que nous y trouvions la confirmation des pensées que nous avions déjà émises. La meilleure preuve que nous ne nous étions pas trompé, c’est l’embarras dans lequel ces œuvres gigantesques jettent tous ceux qui entreprennent de les faire goûter au public, le trouble dont elles les remplissent, les scrupules qu’elles leur suggèrent. Quelque familiers qu’ils soient avec les œuvres de Shakespeare, les difficultés véritables de l’entreprise ne leur apparaissent que lorsqu’ils s’y sont engagés. Ils se trouvent alors dans la situation d’un homme qui, raffolant d’une forêt vierge jusqu’alors réservée aux contemplateurs solitaires et aux promeneurs méditatifs, aurait pris la résolution d’y percer une route pour faire participer tous ses semblables aux beautés secrètes qui l’enchantent. Il est arrêté dès ses premiers pas dans cette entreprise de philanthropie esthétique par les sacrifices pénibles qu’elle demande à son cœur. Il ne sait plus de quel côté faire passer sa route. Si c’est à droite, il lui faudra combler cette fontaine limpide, rendez-vous favori des fées, sur les bords de laquelle il a surpris si souvent les traces légères de leur ronde nocturne ; si c’est à gauche, il lui faudra renverser ce chêne superbe, orgueil de la forêt, au pied duquel les fleurs poussent si vigoureuses, et qui porte gravés sur son écorce des chiffres si amoureusement entrelacés. Après bien des luttes intérieures, il se décide enfin ; la hache brille, les arbres qui faisaient obstacle tombent, les ronces fleuries et les lianes parasites sont arrachées et liées en fagots ; la route est ouverte maintenant et chacun y peut passer. Mais quoi ! le sanctuaire profané n’a plus de mystère ; l’éclat brutal du soleil a dissipé comme une brume cette poésie qui résultait du mélange harmonieux de la lumière et des ombres, et la forêt ressemble à ces maisons éventrées qui laissent voir l’intérieur de leurs appartements à tout promeneur banal.

Je me suis souvent demandé ce que Shakespeare penserait de ces entreprises faites pour propager sa gloire, si, par un artifice magique, on pouvait le réveiller un instant du sommeil de l’éternité. Je crois sincèrement qu’il y verrait une sorte d’atteinte à sa dignité et qu’il jugerait que, au lieu de la grandir, on le fait descendre du rang glorieux où la mort l’a placé. « Pourquoi, dirait-il, maintenant que je ne suis plus parmi vous, continuez-vous gratuitement à m’infliger le supplice que m’imposa la fatalité de la vie ? L’histrion, le comédien, le directeur de théâtre a fini sa tâche, voilà bientôt deux siècles et demi ; plus rien de lui ne subsiste : pourquoi donc essayez-vous de faire croire qu’il existe encore ? Je refuse d’échanger le rang auquel la mort m’a élevé pour la condition infime à laquelle la vie me condamna. Je suis roi, et ne veux pas déroger ; ma place est désormais au-dessus de tous les poètes, parmi l’élite des grands esprits qui ont consolé et instruit l’humanité. C’est l’œuvre de l’histrion que vous continuez à montrer au public, et non celle du poète et du sage. Je ne donne plus mes leçons dans vos spectacles forains, quelque brillants qu’ils soient ; je les donne dans la solitude et le silence à toute âme digne de les comprendre et à tout cœur digne d’en profiter. C’est un triste usage à faire de mes œuvres que de les employer à amuser des oisifs et à distraire des ennuyés. Et si encore vous étiez sûr d’atteindre ce but secondaire ! Mais ne comprenez-vous pas, par les obstacles même qu’elle vous oppose, que ma pensée se refuse à jouer ce rôle ? La meilleure preuve qu’elle ne se prête pas à servir de passe-temps vulgaire, ce sont les mutilations que vous êtes obligé de lui faire subir. Cette pensée ainsi mutilée est-elle encore la mienne, et dois-je tenir pour un hommage des violations qui ont l’air de demander grâce pour mon génie ? Si vous voulez m’honorer, que ce soit par les lectures assidues, par les méditations fréquentes, par les longues rêveries, par les extases de l’imagination. Voilà le culte qui me plaît et non vos spectacles de chair et de sang, avec, leurs pompes de carton peint et de papier doré. »

M. Émile Deschamps était un admirateur passionné de Shakespeare. Ce n’est donc pas à la timidité de son goût et à la tiédeur de son enthousiasme qu’il faut attribuer les modifications qu’il a fait subir au texte de Shakespeare. Certainement le cœur lui saignait en pratiquant les amputations auxquelles il a été contraint, car on peut assurer en toute confiance qu’il admirait tout ce qu’il a retranché et qu’il en comprenait l’importance et la valeur. Ainsi voilà un interprète rempli pour Shakespeare de la ferveur la plus ardente, désireux autant qu’on peut l’être de propager sa gloire, de faire goûter et comprendre son génie au public français, et cet interprète hésite et se trouble dès qu’il s’agit de présenter l’œuvre du maître dans toute sa hardiesse et dans toute sa vérité. Il découvre que cette œuvre si dramatique ne se prête pas aux lois étroites du théâtre, et qu’elle brise pour ainsi dire les limites de la scène comme un cactus qui, grandissant tout à coup d’une manière démesurée, briserait les vitres de la serre chaude dans laquelle on l’aurait enfermé, ou comme un de ces arbres qui naissent dans l’intérieur des châteaux ruinés ou des monastères abandonnés, et qui percent de leurs rameaux vigoureux les murailles de leur prison. Voyons un peu ce qu’est devenu le drame de Shakespeare dans la traduction de M. Émile Deschamps ; c’est une étude instructive.

M. Émile Deschamps, pour rendre la pièce possible à la représentation, a été obligé de la réduire d’un bon tiers. Des scènes complètes ont disparu, entre autres la scène admirable et si importante pour l’intelligence du caractère de Juliette, où la fille de Capulet apprend de la nourrice la mort de Tybalt et l’exil de Roméo. Je ne saurais blâmer M. Émile Deschamps de l’avoir supprimée, car sa crudité et sa hardiesse ne seraient pas supportées par le spectateur, toujours un peu prude de sa nature ; et cependant sans cette scène il ne peut savoir de quoi Juliette est capable et quelle âme énergique habite en elle ; il n’est pas préparé à comprendre la résolution désespérée de l’acte qui va suivre.

Au début de la scène, Juliette, déjà mariée et ignorante du drame qui s’est passé dans les rues de Vérone, attend la nuit qui doit lui ramener Roméo. Il faut voir avec quelle ardeur elle l’appelle :’

…… Come civil night,
Thou sober suited matron, all in black,
And learn me how to lose a winning match,
Played for a pair of stainless maidenhoods :
Hood my unmanned blood bating in my cheeks
With thy black mantle ; till strange love, grown bold,
Think true love acted, simple modesty…

Je vous défie de traduire ces vers avec toute l’énergie qu’ils exigent sans forcer toutes les femmes à se réfugier derrière leurs éventails. Au milieu de ces impatiences fiévreuses, la nourrice entre et apprend à Juliette la double nouvelle de la mort de Tybalt et du bannissement de Roméo. Un flot de fureur mêlé de tendresse s’échappe de cette âme bouleversée, mais l’équilibre se rétablit presque aussitôt en faveur du plus fort des deux sentiments qui la partagent. On sent alors que Juliette a dit vrai lorsque, au second acte, elle affirmait que son amour était immense et profond comme la mer, on sent qu’elle sera capable de toutes les violences pour rester fidèle à Roméo. L’originalité véritable de sa nature apparaît, et l’on voit jusqu’au fond de son âme. Eh bien, cette scène, qui est absolument indispensable dans l’économie morale du drame, non seulement est à peu près impossible au théâtre, mais n’importe que fort peu à la marche de l’action, et peut être remplacée avec avantage par le message de la nourrice à Roméo dans la cellule du frère Laurent. L’action, dis-je, ne perd rien à la suppression de cette scène, mais elle dit moins, et le spectateur ne lit plus aussi clairement dans le caractère de Juliette. Le corps du drame reste intact ; pourrions-nous en dire autant de son âme, et la pensée de Shakespeare a-t-elle toujours la même profondeur et la même vérité ?

M. Deschamps a fait subir au personnage de Mercutio de nombreuses modifications. Il a retranché la gentille scène du second acte, où le gai gentilhomme, placé derrière le mur du jardin des Capulets, évoque avec de poétiques railleries le jeune Roméo, qui vient de disparaître à leurs yeux comme un esprit follet ; il a autant qu’il a pu émondé sa conversation touffue de la végétation pétulante de ses saillies capricieuses et extravagantes. Nous n’oserions dire qu’il ait eu tort au point de vue de la scène. La verve de Mercutio est pleine de hasards malencontreux et de fâcheuses rencontres de mots et d’images. Il est certain que le spectateur trouvera souvent ses plaisanteries froides, intempestives et impatientantes, et cependant on ne peut y toucher sans détruire l’essence de son caractère. Si Mercutio n’est plus le brillant et intarissable causeur que nous connaissons, il n’est plus qu’un comparse et, comme on dit au théâtre, qu’un rôle de grande utilité. Il y a mieux : diminuer Mercutio, c’est diminuer indirectement Roméo ; l’amant de Juliette n’est pas complet sans son gai compagnon. Mercutio fait partie intégrante de ce cortège d’amis et de camarades que tout jeune homme entraîne nécessairement après lui. Dans la première jeunesse les amis ont une importance qu’ils n’ont plus aux autres époques de la vie ; le jeune homme n’existe pas sans eux ; ils composent une partie de son caractère, ils servent de commentaire à ses actions. Ce chœur d’amis et de camarades se divise infailliblement en deux bandes : la bande des amis sages et studieux, compagnons des heures graves et confidents des peines et des joies sérieuses ; la bande des amis gais et pétulants, compagnons des heures de folie, et complices des joies bruyantes. Cette division entre les amis du jeune homme est invariable comme une loi de la nature ; celui qui appartient à une bande ne peut jamais passer dans l’autre ; on ne le voit pas aux mêmes heures, on ne le consulte pas dans les mêmes occasions, on ne lui dévoile pas les mêmes sentiments. Shakespeare était trop grand connaisseur du cœur humain pour ignorer cette loi de la vie morale des jeunes gens ; aussi a-t-il placé aux côtés de Roméo deux personnages qui représentent les deux genres d’amis que nous avons décrits. Benvolio est l’ami sage, modéré et prudent, le conseiller, le mentor ; Mercutio est l’ami fou, brillant, amusant, le camarade et le complice. Aucun des deux ne pourrait remplir la place de l’autre ; chacun d’eux doit donc avoir un caractère aussi tranché que possible. Mercutio doit être ce qu’il est, sous peine de n’être qu’un Benvolio un peu plus pétulant. Ses plaisanteries sont intraduisibles, la plupart du temps, je vous accorde, mais qu’y faire ? Comme toutes les choses frivoles ou simplement brillantes, elles portent la marque du temps et sont essentiellement transitoires ; cependant, si vous les abrégez ou si seulement vous les affaiblissez, comment voulez-vous que le spectateur comprenne de quelle étoffe légère est faite l’âme de Mercutio ? M. Émile Deschamps a traduit avec un parfait bonheur plusieurs passages des conversations de Mercutio, entre autres ses adieux à la vie, si gais et si fantasques ; mais ces passages font l’effet des brusques détonations de quelques pétards solitaires lancés par une verve intermittente. Il n’y a plus de Mercutio si l’on ne sait pas que sa verve ne débride jamais et qu’il est un feu d’artifice perpétuel.

Autre observation sur ce personnage : si vous éteignez la verve de Mercutio, si vous le rendez moins fou et moins capricieux qu’il n’est, le duel dans lequel Roméo tue Tybalt pour venger sa mort ne se comprend plus. Pourquoi donc Shakespeare a-t-il choisi Mercutio, plutôt que Benvolio ? Mercutio, après tout, n’est qu’un étranger pour Roméo, tandis que Benvolio est son propre cousin. Mais Shakespeare savait bien que, pour arracher Roméo au souvenir de Juliette, il fallait que l’épée de Tybalt atteignît l’ami qui lui était le plus cher, et que, des amis de tout jeune homme, le préféré, celui qui est le plus près du cœur, c’est toujours le plus fou et le plus brillant. L’homme qui est là étendu mort, c’est Mercutio, l’ami de ses journées heureuses, l’amusant compagnon qui l’a tant de fois égayé de ses saillies, qui a si souvent soufflé sur sa mélancolie, le camarade qui a si souvent le soir battu avec lui les rues de Vérone. Tous les souvenirs de sa jeunesse, veuve de son compagnon préféré, s’éveillent en un instant et lui montent au cerveau en fumées de colère. Si Mercutio est amoindri, nous n’aurons plus aucun moyen de sentir qu’il est le camarade préféré, et comment comprendrons-nous alors que pour le venger Roméo oublie un instant Juliette et la parenté récente qui l’unit à Tybalt Ainsi voilà un personnage qu’il est à peu près impossible de mettre en scène tel qu’il est, et cependant l’événement qui fait le nœud du drame ne se comprend plus si l’on atténue son caractère. Tirez-vous de là comme vous pourrez.

M. Émile Deschamps a très judicieusement, je le crois, adopté le dénouement que Garrick, au dernier siècle, substitua au dénouement de l’œuvre originale. Il est certain que ce dénouement est, au point de vue de la scène, d’un plus heureux effet que celui de Shakespeare ; aussi a-t-il été généralement accepté. Garrick, comme on sait, a permis aux deux amants les douceurs d’un dernier embrassement ; Juliette a le temps de se réveiller avant que Roméo ait rendu l’âme, et le spectateur est heureux que, dans leur infortune, ils aient au moins cette consolation de pouvoir mourir ensemble. Le dénouement inexorable du grand poète est donc moins bien conçu, au point de vue de la scène, que l’ingénieux et sentimental dénouement de Garrick, car il glace et comprime le cœur au lieu d’ouvrir une issue aux larmes et de permettre au spectateur de se soulager du poids de ses émotions. Mais comme il est autrement pathétique et tragique ! comme il est mieux d’accord avec la poésie et le bon sens ! Changer le dénouement de Shakespeare, c’est changer le caractère de la pièce entière, n’en déplaise à l’ombre de Garrick. Roméo et Juliette doivent mourir l’un après l’autre et non en même temps ; je m’étonne qu’on n’ait pas encore fait à cet égard deux observations qui se présentent cependant tout naturellement à la pensée.

La dernière scène de Roméo et de Juliette répète exactement l’histoire de Pyrame et Thisbé, la seule légende de l’amour qui par son terrible dénouement ait quelque rapport avec la légende des amants de Vérone. Or, je le demande, qu’est-ce qui fait l’horreur tragique de l’histoire de Pyrame et Thisbé, sinon la méprise et la mort successive des deux amants ? Thisbé se rend la première auprès du grand tombeau royal ; effrayée par une lionne, elle s’enfuit en laissant derrière elle son voile que la bête furieuse ensanglante et déchire. Pyrame arrive, aperçoit le voile ensanglanté, et se tue dans la précipitation de son désespoir. Thisbé revient lorsqu’elle est remise de sa frayeur, se heurte contre le cadavre de son amant et se perce du même poignard que lui. Supposez cependant que les deux amants soient morts ensemble ; par exemple, qu’ils aient été surpris par la lionne et déchirés en même temps : croyez-vous que leur légende serait venue jusqu’à nous ? Il est plus que probable qu’ils seraient restés confondus dans la foule innombrable et anonyme des amants qui ont eu une fin tragique, et que les poètes anciens n’auraient pas pris la peine de nous la conserver. Il en est ainsi de l’histoire de Roméo et de Juliette ; ce n’est pas tant le coup qui les frappe qui importe que la manière dont il est frappé. S’ils ont le temps de se revoir, s’il leur est donné de mourir ensemble, leur histoire sera celle d’une foule d’autres amants tragiques, mais ce ne sera plus la légende à laquelle ils ont donné leur nom ; le pathétique propre à leur triste aventure disparaîtra, la tragédie de leur amour ne sera plus ni aussi intense ni aussi poignante.

La seconde observation est encore plus importante. La mort de Roméo et de Juliette résume de la manière la plus navrante leur vie et leur amour. Ils meurent comme ils ont vécu, séparés par une cloison mince comme une toile d’araignée, à la fois très près et très loin l’un de l’autre. Tout à l’heure, ils vivaient côte à côte, ils étaient enfants de la même ville, leurs maisons se touchaient, et cependant les haines de leurs deux familles les séparaient l’un de l’autre plus que l’inégalité des conditions et les longues distances n’ont jamais séparé d’autres amants malheureux. Ils se voient, ils se parlent, leurs mains se touchent, et cependant un mur invisible se dresse entre eux ; ils s’épousent, et ce mur s’épaissit et résiste plus fortement que jamais. Enfin Juliette, pour détruire cette cloison importune, prend la résolution étonnante de rejoindre Roméo par la porte du trépas. Morte pour tout le monde, elle sera vivante pour lui seul. Tout a été sagement combiné, fixé, prévu ; vaine sagesse et vaine prudence ! l’invisible cloison se dresse encore dans le caveau funèbre des Capulets entre les deux amants. Les voilà maintenant couchés l’un contre l’autre. Ah ! qu’ils sont près et qu’ils sont loin ! Avant de mourir, ils se sont tour à tour regardés, comme on regarde par-dessus un mur qu’on ne pourrait franchir qu’en se tuant. Roméo est venu, il a vu Juliette endormie et il a plongé dans la mort. À son tour, Juliette s’est soulevée de son cercueil, et, regardant du haut de ce balcon funèbre, elle a vu le corps inanimé de Roméo. Ainsi il était là tout près d’elle, et elle n’en savait rien, elle n’en pouvait rien savoir. Elle étend la main et emprunte, pour le rejoindre, son poignard à Roméo. Voilà le dénouement vrai et logique de l’histoire de Roméo et Juliette. Leur mort est conforme à leur vie ; ils meurent comme ils ont vécu, à la fois unis et séparés. Vous voyez combien il est délicat de toucher aux conceptions de Shakespeare. La scène, j’en conviens, ne s’accommode pas de ce dénouement. Que voulez-vous ? Tant pis pour la scène.

Je n’insisterai pas davantage. Si des caractères et des événements du drame nous passions à l’examen du dialogue, nous trouverions bien autre chose. À chaque instant il a fallu émonder, éclaircir, sarcler, supprimer dans les violences et les familiarités de cet énergique langage. Il a fallu par exemple substituer des à-peu-près décents aux plaisanteries populaires de la nourrice, et adoucir les expressions que la colère met dans la bouche du vieux Capulet lorsque Juliette refuse nettement d’épouser le comte Pâris. Je n’ai rien à dire à cela ; mais que devient cependant, avec ces substitutions et ces adoucissements, cette peinture si vivante des vieilles mœurs que nous présente le drame de Shakespeare ? Que deviennent ces deux types si marqués de l’ancienne vie patriarcale et féodale : le père de famille avec son autorité sans contrôle, le vieux serviteur avec son audacieuse bonhomie ?

II

Ceux qui ont fait une étude particulière de la Somme de saint Thomas d’Aquin prétendent que le grand docteur a réfuté par avance non seulement toutes les objections que l’incrédulité a formulées contre les mystères de la religion jusqu’à nos jours, mais celles même qui n’ont pas été exprimées encore, de telle sorte que les hérésiarques, qui attendent dans les limbes le moment de leur naissance, ont déjà reçu la réponse aux impertinentes questions qu’ils doivent poser. Je ne sais trop jusqu’à quel point cette opinion est fondée ; mais elle est bien en harmonie avec la tranquille assurance de cette Église qui s’est toujours considérée comme en possession de l’éternité. Peut-être le monde finira-t-il avant que les hérésiarques, réfutés par le Docteur angélique, aient eu le temps de naître ; mais il importe, s’ils se présentent, qu’ils sachent qu’ils étaient attendus. Oserai-je dire qu’il en est un peu du génie de Shakespeare par rapport à la critique comme de la théologie de saint Thomas par rapport à l’incrédulité. Ses drames ont réponse à toutes les objections, à toutes les critiques, et il n’est observation si mince et si subtile qu’ils ne semblent avoir prévue. Lorsqu’on a terminé la lecture de quelqu’une de ces œuvres étonnantes, c’est en vain qu’on essaie de la soumettre au scalpel de l’analyse pour en découvrir les infirmités et les faiblesses ; il est impossible de trouver en défaut le génie du poète. On peut donc affirmer avec assurance que ces drames, non seulement ont répondu victorieusement aux critiques qui leur ont été faites déjà, mais réfutent par avance celles qui n’ont pas encore été et qui ne seront peut-être jamais formulées.

Roméo et Juliette nous fournit une preuve remarquable de cette infaillibilité du poète. Le genre d’amour des deux amants est décrit à merveille par Juliette elle-même dans cette immortelle conversation qui suit le bal masqué des Capulets :

It is too rash, too unadvised, too sudden :
Too like the lightning, which doth cease to be,
Ere one can say : it lightens……

C’est un amour impétueux, soudain, spontané, électrique, quelque chose comme le coup de foudre, qui suit l’éclair avant qu’on ait pu dire : Il brille, comme un hôte qui arrive en même temps que le message qui l’annonce. Leurs yeux se sont rencontrés et leurs regards se sont mutuellement envoyé l’étincelle à laquelle s’est allumée cette flamme implacable qui ne s’éteindra pas avant que leur être entier soit consumé. Au même instant, ils ont senti l’impossibilité d’être heureux désormais autrement que l’un par l’autre. C’est l’amour frère de la mort, celui qui se charge d’enlever aux résistances de la nature et de la jeunesse ceux qui sont aimés des dieux, celui qui accomplit les violences et les rapts pour lesquels les voies ordinaires de la mort seraient trop faibles. Les deux victimes de cet amour soudain sont deux enfants : Roméo a vingt ans ; Juliette, brûlante déjà de toutes les précoces ardeurs du Midi, vient à peine d’atteindre sa quatorzième année. Or un observateur attentif de la nature humaine, un moraliste qui serait quelque peu mêlé d’un physiologiste, pourrait objecter à Shakespeare que ce coup de foudre de la passion, beaucoup plus rare chez les hommes que chez les femmes, ne se rencontre jamais chez les jeunes hommes qui n’ont pas encore connu l’amour. La femme peut débuter dans la vie de la passion par ce sentiment orageux, mais le jeune homme qui n’a pas encore essuyé le feu de l’amour est à l’abri de tels coups de foudre. L’homme semble avoir besoin d’apprentissage pour connaître la passion : la tendresse doit avoir amolli son cœur ; la jalousie, le dédain, le regret doivent avoir eu le temps d’amasser en son âme la provision d’électricité nécessaire pour que l’orage puisse faire explosion. L’amour qui a pris racine dans les douceurs de l’habitude ou dans les souvenirs de l’enfance, l’amour qui naît du trouble des sens et de l’éclosion de la puberté, la sensualité frémissante du jeune animal humain qui sent courir en lui une sève inconnue, voilà les formes vraies de la passion chez les adolescents. Juliette peut donc n’avoir jamais aimé ; mais il est impossible d’admettre qu’elle soit le premier amour de Roméo.

Vous croyez peut-être que Shakespeare n’a pas connu cette particularité de la nature, et qu’il est tombé dans l’erreur où tout autre poète se serait laissé choir lourdement, ne fût-ce que par crainte de faire injure à la candeur de son héros. Détrompez-vous. Si Roméo est capable de ressentir les effets du coup de foudre, c’est que Juliette n’est pas son premier amour. Une première aventure l’a délivré des contraintes de cette timidité et de cette sauvagerie qui sont naturelles aux jeunes garçons. Mercutio vous dirait qu’il connaît déjà toute la grammaire de l’amour. Au début du drame, avant qu’il ait encore rencontré Juliette, nous le voyons triste, rêveur, morose, cherchant la solitude, évitant ses amis ou s’enfermant dans sa chambre, dont il tire soigneusement les rideaux. Roméo est donc amoureux, et ses amis et ses conseillers, Mercutio, Benvolio, le frère Laurent nous révèlent même le nom de la dame dont il est épris. Elle s’appelle Rosaline ; c’est une coquette qui l’irrite et le désole, mais qui, sans le savoir, le prépare à l’amour qui va l’enflammer tout à l’heure. Ainsi son cœur est fait déjà aux soupirs et aux transports, les larmes connaissent le chemin de ses paupières, ses désirs lui ont révélé le prix de la beauté, et ses jalousies le prix de l’amour partagé. Le sentiment méconnu de Roméo pour Rosaline nous fait comprendre que le noviciat de son adolescence est achevé, et qu’il est mûr pour la passion. Shakespeare a donc prévu, réfuté et écarté par avance la seule objection que la critique pût élever contre la spontanéité de l’amour de Roméo et de Juliette.

Les scènes épisodiques dans lesquelles Shakespeare nous explique l’état d’âme de Roméo avant le coup de foudre sont d’autant plus remarquables, qu’elles sont les seules de leur genre qu’il y ait dans l’œuvre entière. D’ordinaire, Shakespeare ne craint pas de multiplier les détails, les incidents, les scènes secondaires ; mais dans Roméo et Juliette il se contente de poser ses personnages et d’expliquer sommairement leurs dispositions d’âme et de caractère, puis il les livre au vertige de la passion et à la furie de l’action. Vous ne trouverez pas dans Roméo et Juliette cette psychologie rêveuse à laquelle se complaît le grand poète, et qui abonde dans Hamlet, dans Macbeth, dans le Roi Lear. Shakespeare sait bien que la passion est exclusive de sa nature, et qu’elle ne s’accommoderait pas plus dans le drame des lenteurs de l’analyse qu’elle ne s’accommode dans la vie de la prudence et du bon sens. Dès que la passion mutuelle de Roméo et de Juliette s’est déclarée, l’action se déroule avec une précipitation effrayante et court vers son dénouement avec l’impétuosité d’un torrent ou la vélocité d’une pierre lancée par la fronde. Les deux amants sont pour ainsi dire jetés en dehors d’eux par le choc de cette passion soudaine, ils ne s’appartiennent plus, et ils vont en avant, poussés par la force du sentiment qui les maîtrise jusqu’à ce qu’ils tombent à bout d’haleine. Leurs âmes n’ont plus de mystères, plus de vie intime, cachée et personnelle ; elles pensent tout haut et parlent tout haut, sans frein, sans retenue et sans pudeur ; leurs actions sont accomplies aussitôt qu’annoncées, leurs cœurs sont aussi près de leurs lèvres que les épées de deux combattants sont près de leurs mains. La distance qui sépare la pensée de l’acte, le désir du sentiment, est supprimée, et, chacun des deux amants sortant de son être intime pour se rapprocher de l’autre, ils apparaissent sur le seuil d’eux-mêmes, pareils à deux voisins qui se sont arrêtés pour converser à l’air libre avant de rentrer dans leurs demeures, ou à deux écoliers qui, le corps penché en dehors, regardent avant de s’échapper si personne ne les aperçoit.

Roméo et Juliette sont deux enfants, et cette circonstance, en simplifiant leur caractère, fait porter tout l’intérêt du drame sur leur amour et en augmente ainsi dans une mesure extraordinaire l’intensité. Ils aiment, et voilà tout. Toute leur vie se concentre dans ce sentiment unique qui est le premier qu’ils éprouvent. Ils n’ont pas de passé qui les gêne et les modère, pas de souvenirs qui les importunent, pas de regrets et de remords qui se lèvent pour leur dire : Souviens-toi. Hamlet aime froidement Ophélia ; mais comment pourrait-il en être autrement, harcelé comme il l’est par mille sentiments contraires, poursuivi par le fantôme d’un père qui demande vengeance et retenu par le respect dû à une mère qui réclame protection et pitié, inquiet pour les destinées de sa race et l’avenir de son pays ? Son cœur est trop plein pour que l’amour puisse y trouver une grande place. Aussi la passion d’Ophélia, jetée sur un terrain forcément ingrat, se dessèche et meurt après s’être nourrie quelque temps des espérances menteuses de cette avare affection. Lorsque Othello se croit trompé par Desdémone, le sentiment de l’honneur outragé n’est pas moins fort en lui que la jalousie qui le déchire. Il ne pleure pas seulement le rêve de son amour évanoui, il pleure aussi sa gloire détruite et ses triomphes découronnés. Les tumultes des anciennes batailles retentissent à ses oreilles, et il dit adieu avec des larmes cruelles à ces plaisirs farouches qui l’avaient enivré avant que Desdémone lui eût fait connaître des voluptés plus humaines. Rien de pareil n’existe pour Roméo et pour Juliette. Ils sont tout à l’amour, parce qu’ils n’ont encore connu que lui ; ils sont tout au présent, parce qu’ils n’ont aucun passé derrière eux. Il n’y a dans leur vie qu’une seule circonstance qui soit étrangère au sentiment qui les anime : la rivalité de leurs deux familles ; mais cette circonstance, qui ne leur est révélée que lorsque l’amour s’est déjà déclaré en eux, ne peut partager leur âme. Cette simplicité de caractère, cette ignorance de tout sentiment étranger à celui qui les possède font de Roméo et de Juliette les deux représentants les plus poétiques de la passion. Ils sont les amants par excellence, non seulement parce qu’ils sont tout à l’amour, mais parce qu’ils n’ont jamais été qu’à lui.

Les autres amants poétiques ne représentent que les diverses formes de l’amour ; Roméo et Juliette seuls représentent l’amour vrai et complet. Shakespeare a exprimé par eux tout ce que contient ce sentiment et tout ce qu’il est capable de faire rendre à la nature humaine lorsqu’il s’empare d’elle. On peut dire que dans ce drame il a épuisé son attrayant sujet, et qu’il n’y a rien à ajouter après lui sur les caractères essentiels de cette passion. Comme le poète voulait peindre l’amour et rien que l’amour, il l’a séparé de toutes les affections et de toutes les passions qui l’avoisinent et se confondent avec lui, et l’a présenté sous sa forme la plus rare, mais aussi la plus vraie, parce qu’on ne peut la soupçonner d’emprunter quelque chose à des sentiments étrangers. Qui pourrait dire en effet quelle part revient à l’habitude, à l’amitié, au dépit, au dédain dans les autres formes de l’amour ? Mais l’amour spontané et soudain ne peut être accusé de pareils emprunts, puisqu’il ne naît que de lui-même ; c’est donc l’amour ramené à son essence la plus irréductible, et, comme dirait un métaphysicien, le véritable amour en soi. Voulant montrer à quel degré de force peut atteindre l’amour et quel peu de compte il tient des intérêts humains, il l’a fait naître entre deux enfants de familles rivales qui, s’ils écoutaient la voix des préjugés sociaux, auraient plus de raisons pour se haïr que pour s’aimer et pour se fuir que pour se chercher. Voulant exprimer tout ce que cette passion contient d’enivrement et de poésie, il a choisi l’âge de la vie où tout est lumière, force et beauté, où la volupté apparaît comme un droit de la nature, où le plaisir n’a rien d’offensant, où les ardeurs d’une affection mutuelle ne réveillent, aucune idée choquante, ni aucun injurieux soupçon, l’âge enfin où l’amour est absolu, et où rien n’a la puissance de prévaloir contre lui. Cela fait, le poète a levé toutes les contraintes que les timidités du caractère, les malentendus de l’éducation, l’inégalité des conditions opposent ordinairement au développement de l’amour, et il a choisi pour le représenter deux jeunes méridionaux, résolus, énergiques, d’âge et de conditions égales. Il n’a pas fait de distinction entre l’amour physique et l’amour moral, entre la sensualité et la tendresse ; l’amour de Roméo et de Juliette a l’exigence de l’absolu, il prend l’être humain tout entier, corps et âme, idéal et réalité. L’âme emprunte aux sens leur énergie de révolte et leur fougue audacieuse, les sens empruntent le langage de l’âme pour exprimer leurs plaisirs. Shakespeare a donc réuni en un seul faisceau les divers éléments qui constituent l’amour parfait. Roméo et Juliette est plus qu’un admirable drame : c’est la métaphysique vivante de l’amour.

Supposez par une fantaisie d’imagination que vous ayez à subir un examen devant une cour d’amour, renouvelée de l’ancienne civilisation provençale, ou que vous ayez à dresser un catéchisme de cette passion ; à toutes les questions vous n’auriez qu’à donner les réponses de Roméo et Juliette. Exemples :

Q. Qu’est-ce que l’amour ?

R. L’amour est une passion dont le propre est de triompher de toutes les autres et d’anéantir même son contraire, qui est la haine ; une passion qu’on peut vaincre, mais non soumettre, et qui échappe par la mort même à l’empire de la fatalité, ainsi qu’en témoigne l’histoire des amants de Vérone.

Q. Quel est le véritable amour et comment peut-on le distinguer des autres affections qui portent le même nom ?

R. L’amour de Roméo et de Juliette est le véritable, parce qu’on ne peut le soupçonner d’emprunter quelque chose à l’amitié, à l’habitude, au respect, à la reconnaissance, comme tant d’autres affections qui ne sont que l’exagération charmante ou violente de sentiments dans lesquels l’amour n’avait à l’origine rien à voir.

Q. Quel est l’âge propre avant tout autre à l’amour ?

R. L’âge de Roméo et de Juliette, parce qu’alors l’amour n’est obscurci par aucune ombre, qu’il rayonne de son propre éclat, qu’il ne redoute la rivalité d’aucune autre passion et qu’il peut user toutes ses forces à ses propres luttes.

Q. Quels sont les peuples les mieux faits pour l’amour ?

R. Les peuples méridionaux, et spécialement les Italiens, parce qu’ils donnent à cette passion un franc et libre jeu que les autres peuples lui refusent, etc., etc.

Cette dernière réponse me servira de transition pour arriver à ce qui me reste à dire de l’incomparable drame de Shakespeare. Roméo et Juliette sont deux amants italiens, et ici nous avons une preuve nouvelle de l’aptitude merveilleuse de Shakespeare à comprendre les caractères des diverses nations. Rien de saisissant comme le contraste qui existe entre Roméo et Juliette ou Othello et les autres grandes pièces de l’auteur, Hamlet, Macbeth, le Roi Lear ; le passage d’un pays du nord à un pays du midi n’offre pas plus de différences à l’admiration. Tout a changé subitement : mœurs, langage, caractères et passions. Dans les autres pièces de Shakespeare, les personnages dévoilent leur caractère avec une lenteur extrême ; ce n’est que lorsque les scènes se sont entassées les unes sur les autres jusqu’à la dernière qu’ils sont expliqués. Nous ne comprenons Hamlet qu’à la fin du drame ; Macbeth et le roi Lear ne sont complets que lorsque la dernière scène de leur vie est consommée, et, lorsque nous voyons agir Richard III pendant les premiers actes du drame qui porte son nom, nous sommes troublés comme si nous étions en présence d’une énigme terrible, et nous nous efforçons d’en trouver le sens. Les passions de ces personnages sont tout intérieures, et on dirait que ce n’est que contre leur gré qu’ils nous les révèlent ; ils les cachent et les refoulent en eux autant qu’ils peuvent, mais la violence de ces passions force la résistance de la volonté, leur ouvre un passage et les rejette en dehors sous la forme d’hallucinations et de visions. Ils se racontent indiscrètement peu à peu, comme un somnambule ou un homme qui parle en rêvant ; leur passion a été plus forte que leur volonté. Rien de pareil n’existe dans Othello, et surtout dans Roméo et Juliette. Là, les passions sont tout extérieures et ne font aucun effort pour se cacher. Dès la première scène où ils apparaissent, les personnages nous disent tout ce qu’ils sont. La première conversation entre Roméo et Juliette dans le jardin de la maison Capulet ne nous laisse plus rien à apprendre sur le caractère des deux amants. Ils se sont livrés au lecteur aussi complètement dès leurs premiers mots qu’ils se sont livrés l’un à l’autre. Il est impossible d’imaginer deux caractères plus simples et qui aient moins de détours et de profondeur mystérieuse ; ce sont deux enfants du pays où tout est lumière, netteté, précision de lignes et de contours, où la vie n’a pas plus de secrets que la nature, où la nuit elle-même n’a pas d’ombre et où l’obscurité appartient à la seule mort. Les à parte de l’âme eux-mêmes ne sont pas muets comme les soliloques des caractères septentrionaux. C’est par un de ces à parte que Roméo a surpris le secret de Juliette ; mais elle aurait pu tout aussi bien pénétrer la première celui de Roméo ; car, au moment où elle parlait au silence, lui faisait ses confidences à la nuit. Puis, le secret une fois découvert, les deux amants n’ont pas l’ombre d’une réticence et d’une réserve ; parole prononcée, cœur engagé, amour avoué, existence livrée.

Les autres personnages du drame sont à l’avenant de Roméo et de Juliette ; la réflexion n’a pas plus de part dans leurs diverses passions qu’elle n’en a dans l’amour des deux enfants. À peine ils ont pensé une chose qu’ils l’ont exécutée ; on dirait qu’ils n’ont aucun contrôle sur eux-mêmes. Mercutio semble comme enivré de sa verve ; il est le possédé, et non le possesseur de son esprit. Les violences de Tybalt sont soudaines comme les bonds du tigre ; les brutalités du vieux Capulet sont immodérées et instinctives, et il n’est pas jusqu’au pacifique Benvolio qui n’ait la tête assez près du bonnet pour chercher querelle à un homme, parce qu’en éternuant il a réveillé son chien qui dormait au soleil. Tous ces personnages sont bien les compatriotes et les parents des deux amants, car ils parlent, plaisantent, s’indignent et se vengent exactement de la même manière que Roméo et Juliette aiment. J’engage les lecteurs qui croient que beaucoup des qualités de Shakespeare, et particulièrement cette aptitude unique à saisir les génies nationaux, sont autant d’inventions de la critique moderne, à réfléchir sur cette conformité de caractère entre les personnages secondaires de Roméo et Juliette et les personnages principaux. La meilleure preuve que Shakespeare a su qu’il peignait des Italiens, c’est qu’il a donné le même caractère de spontanéité et d’irréflexion aux diverses passions de ses personnages. Tous agissent comme des enfants à la fois volontaires et irréfléchis, depuis la nourrice jusqu’à Juliette, et depuis le père Capulet jusqu’au frère Laurent ; lequel, par parenthèse, n’a pas plus d’empire sur sa bonté que Tybalt sur ses colères et Mercutio sur ses saillies.

Nous arrêterons là nos réflexions. Bien des remarques seraient encore à faire, principalement sur le caractère italien de ce drame, sur cette couleur locale si vraie, si conforme à l’histoire qui est répandue sur l’œuvre entière ; mais les drames de Shakespeare sont infinis comme la nature, et, lorsqu’on s’engage dans l’étude de l’un d’eux, on s’aperçoit qu’il faut faire un choix dans la multitude de richesses qu’ils présentent, et par suite dans la multitude de pensées qu’ils suggèrent. Si un jour l’occasion se rencontre de parler d’Othello, le foyer du père de Desdémone nous ramènera tout naturellement au foyer du père de Juliette, et alors nous essayerons de faire sentir combien Shakespeare a profondément compris la vie des municipalités italiennes et la noblesse particulière à ce patriciat italien, aussi différente de la noblesse qui fut propre à l’aristocratie issue de la féodalité, que les populations urbaines sont différentes des populations rurales.

Le dernier livre de la littérature galloise

George Borrow a été un des produits les plus excentriques de l’excentrique Angleterre, et en même temps une des individualités les plus accentuées et les plus curieuses de notre époque. Quels étranges accouplements de mots sont nécessaires pour définir son originalité : anglican picaresque, bohémien austère, tory populaire ! Protestant zélé, il s’était constitué de son propre chef commis voyageur en bibles et en prosélytisme anglican, et il a passé la meilleure partie de sa vie à prêcher l’Évangile aux zingari d’Espagne et à leurs frères les gypsies d’Angleterre. Tory et conservateur, il semblait chérir de préférence la société des pauvres diables et même des gens de métiers interlopes, tondeurs de chiens, étameurs forains, chanteuses de carrefours, coupeurs de bourses, gentilshommes bohémiens, aventuriers aux mains agiles et habiles dans l’art de biseauter les cartes. Voilà un conservateur, un chrétien, un érudit comme il ne s’en rencontre guère, un écrivain bien fait pour scandaliser, malgré ses opinions, cette classe de cockneys, de plus en plus nombreuse, qui, ne comprenant pas la nature de l’homme de génie, ses voies solitaires et mystérieuses, son besoin d’être incessamment en relations avec le vrai, son dédain du convenu, s’étonnent de ses moindres combinaisons, qu’ils prennent pour des sortilèges, et de ses curiosités les plus légitimes, qu’ils prennent pour des dépravations ! Mais la vie buissonnière qu’il a menée a récompensé amplement l’honnête Borrow de tous les déboires qu’elle avait pu lui causer. Que de secrets il découvrit dans les misérables auberges d’Espagne durant les nuits sans repos où les tribus d’insectes indiscrets lui défendaient de fermer l’œil ! Que de jolies chansons il entendit durant les nuits passées à la belle étoile dans quelque hallier d’Angleterre, ou au bord d’une fondrière de grand chemin du pays de Galles ! Quelles curieuses conversations il surprit dans les tavernes populaires ! Que de singulières observations morales il put faire, couché sous la tente d’une troupe de vagabonds, en suivant de l’œil les mouvements coquets d’une jolie bohémienne essayant devant un miroir acheté à la boutique d’un quincaillier forain quelque châle volé ou quelque bijou bien luisant, prix de messages équivoques fidèlement transmis ou de renseignements finement enveloppés dans les paraboles de la bonne aventure !

Et cette vie de grands chemins ne lui avait pas seulement livré quelques-uns des secrets les plus curieux du monde social, elle lui avait révélé encore quelques-uns des secrets les plus précieux de l’art et de la poésie. Elle lui avait donné le goût de toutes les langues perdues ou en train de se perdre, depuis l’arménien jusqu’à la langue erse, de tous les idiomes excentriques, depuis l’idiome des zingari jusqu’à l’argot des voleurs, — des poésies et des légendes populaires de tout âge et de tout pays. Sa curiosité d’esprit était d’un tour tout particulier et n’a eu d’analogue dans la littérature européenne de notre temps que la curiosité de Prosper Mérimée, avec qui d’ailleurs Borrow a plus d’un rapport. Comme ce dernier, il n’aimait guère que la poésie populaire ; il estimait presque que la littérature se corrompt dès qu’elle est arrachée de ce sol vigoureux, grossier et fertile, richement alimenté par la prodigue et indifférente nature de sucs salubres ou empoisonnés. Cet anglican convaincu était en même temps un vrai connaisseur en littérature ; aussi les questions de religion et de morale ne lui faisaient-elles commettre aucun solécisme contre la nature et les lois de la poésie. Il savait de science certaine que, dans les littératures primitives, toutes nos questions alambiquées de moralité ou d’immoralité sont parfaitement inconnues, et que la poésie populaire — la plus vraie de toutes, à l’en croire — se présente simplement comme l’expression musicale des instincts de l’homme, quels qu’ils soient, nobles ou vils, vertueux ou bas. Il vous aurait dit par exemple, avec cette franchise cynique qui donnait tant de verdeur et d’accent à son honnête langage, que les meilleures chansons écossaises qu’il connut roulaient presque infailliblement sur un de ces deux sujets peu relevés et peu moraux, un vol de bestiaux à main armée ou une fille qui se laisse imprudemment glisser sur le gazon. Cet amour des littératures primitives l’entraînait vers toute sorte de recherches piquantes et intéressantes ; sa curiosité battait tous les buissons et tous les halliers de l’histoire et de la légende. Quant à son talent littéraire, à proprement parler, il était de substance très vigoureuse et très anglaise. Son humour a la saveur substantielle des solides roastbeefs anglais et la force âpre et lourde du porter aux flots épais. Il ignorait les mièvreries sentimentales, les subtilités métaphysiques, le libéralisme religieux et l’idéalisme politique. La philosophie allemande, les poèmes de Wordsworth, le papisme et la religion éclairée et épurée de ses contemporains lui faisaient également horreur. C’était un esprit de vieille roche comme il ne s’en voit plus guère dans nos jours de lumières et de dilettantisme, pratique et poétique à la fois, conservateur et populaire, hargneux et cordial, plein de respect pour l’Église et l’État et d’affection pour les petits, qui lui permettaient mieux que les grands de vivre à sa guise. Et voilà en miniature la physionomie très originale et très intéressante de celui des modernes écrivains de la Grande-Bretagne qui a été peut-être le plus foncièrement anglais.

Le petit volume qui est l’objet de ces pages n’est pas un de ses écrits originaux ; c’est une traduction que l’auteur avait en portefeuille depuis longues années et qu’il ne se décida à publier qu’à la fin de 1860. Le livre traduit est une vision écrite en langage cambrien au commencement du xviiie  siècle par un ministre gallois nommé Elis Wynh, qui jouit d’une grande réputation parmi les populations du pays de Galles. L’histoire de cette traduction est assez amusante. « J’avais entrepris ce travail, dit George Borrow dans une préface courte et concise, à la requête d’un petit libraire gallois de ma connaissance, qui pensait qu’une traduction de l’œuvre d’Elis Wyn obtiendrait un grand débit en Angleterre et dans le pays de Galles ; mais, la veille du jour où il devait confier le manuscrit à l’impression, le Breton cambrien sentit son petit cœur l’abandonner. “Si je l’imprimais, me dit-il, je serais ruiné ; ces terribles descriptions du vice et de la damnation feraient perdre l’esprit à la partie la plus fashionable du public anglais, et je serais certainement poursuivi en justice par sir James Scarlett. Je vous suis très reconnaissant de la peine que vous vous êtes donnée pour moi, mais myn diawl ! je n’avais aucune idée, avant de l’avoir lu en anglais, qu’Elis Wyn eût été un si terrible compère.” »

Le livre se nomme le Barde endormi (The sleeping Bard). Ce titre est, paraît-il, une sorte de plagiat fait à un des vieux poètes gallois, plagiat avoué par Elis Wyn, et qu’il se fait reprocher à lui-même avec une acrimonie facétieuse dans une de ses visions par le poète qu’il a dépouillé ; mais, dérobé ou non, le titre est en rapport exact avec le sujet choisi par l’auteur, puisque son livre se compose de visions qui lui sont venues pendant le sommeil. Ces visions sont au nombre de trois : la première fait passer sous nos yeux le spectacle de la vie du monde, la seconde nous ouvre les régions souterraines de la mort, et la troisième nous fait promener à travers les demeures des damnés. Quant à l’auteur de ces visions, on n’en sait à peu près rien sinon qu’il était natif du Denbighshire, qu’il se nommait Elis Wyn, et qu’il passa, en qualité de ministre anglican, la plus grande partie de sa vie dans une paroisse de son pays natal appelée Y-Las-Ynis. Outre le Barde endormi, il a laissé un livre de conseils aux professeurs chrétiens, écrit également en langue galloise.

Quel était le caractère de l’auteur ? quel était son degré de culture ? quelles étaient ses mœurs et ses préoccupations favorites ? De tout cela, dis-je, nous ne savons rien avec une certitude historique ; mais il est très facile, d’après la lecture du Barde endormi, de se représenter et sa personne et ses opinions. Elis Wyn fut très évidemment un ecclésiastique zélé, ardent, et même un peu fanatique ; d’un esprit étroit et borné, mais non sans force et sans finesse ; d’une âme dure, sèche, sans onction et sans vraie charité, mais visiblement morale et honnête. Il dut prendre ses fonctions avec un sérieux terrible et se montrer peu endurant à l’endroit des privilèges de son ordre et du respect dû à son titre de prêtre, car son livre trahit des préoccupations singulièrement ecclésiastiques. Ses opinions sont celles du tory et de l’anglican le plus entêté qui ait jamais vécu sous la reine Anne. Les papistes, les dissidents, les quakers, les Juifs et les Turcs, sont également damnés par lui, comme représentant également la fraude, la révolte et l’anarchie. Il hait le pape et Louis XIV avec la même force de haine que le plus ignorant des squires de son comté et le plus patriote des yeomen de sa paroisse. Il prête à l’Église romaine des crimes sans nom et raconte sans la moindre hésitation les fables les plus absurdes. À prendre ce petit écrit au point de vue historique, on y trouve un écho très vibrant encore aujourd’hui des passions anglaises au commencement du xviiie  siècle, après les victoires de Marlborough et le traité d’Utrecht. Rien n’indique que sa culture d’esprit ait été très étendue. Elis Wyn possède les vieilles légendes de la littérature nationale, et, chose curieuse, il semble avoir eu quelques notions de la littérature espagnole. George Borrow, qui était versé dans la connaissance de toutes les œuvres excentriques, a noté les nombreux emprunts faits par le ministre gallois aux visions de Quevedo. Comment les œuvres du fantasque Espagnol sont-elles tombées entre ses mains ? Borrow pensait, et cette hypothèse est la plus probable, qu’il a eu connaissance de ces écrits par quelque traduction anglaise de la fin du xviie  siècle. Quoi qu’il en soit, cette imitation de Quevedo par un ministre gallois du xviiie  siècle est un curieux exemple de la manière mystérieuse dont voyagent les idées et dont les œuvres de l’intelligence font leur chemin en ce monde. Il serait intéressant de savoir quelle route ont pris les fantaisies de l’auteur espagnol pour arriver jusqu’en ce comté reculé du Denbighshire, et de compter les relais qu’elles ont dû faire avant de tomber sous les yeux d’Elis Wyn. C’est ainsi qu’on voit naître parfois une fleur sur le flanc d’un rocher stérile, ou une herbe d’espèce inconnue pousser subitement à travers les fentes d’un vieux mur. Comment le germe en a-t-il été apporté, et surtout comment ce germe est-il parvenu à pénétrer dans cet asile et à y trouver la chaleur et les sucs nécessaires à son éclosion ? Imaginez, pour avoir une idée de la singularité de ce tout petit fait, le Pilgrim’s progress de Bunyan par exemple arrivant entre les mains d’un pauvre curé d’une de nos paroisses des provinces du centre au xviiie  siècle, et devenant un élément d’inspiration catholique.

Tel on peut imaginer à peu près ce personnage inconnu, et assez peu sympathique en résumé, d’Elis Wyn : un ministre anglican du parti de la haute Église, à inclinations jacobites, sectaire accompli, d’humeur cassante et rogue, d’opinions intolérantes, intraitable à l’endroit des privilèges de son ordre. Il n’a aucune grandeur d’esprit, et le lecteur qui ouvrirait son livre dans l’espoir d’y trouver quelque révélation nouvelle sur le monde invisible et d’y compléter l’instruction mystique qu’il a acquise dans les œuvres des voyants véritables, depuis Dante jusqu’à Swedenborg, courrait [le] risque d’être déçu. On pourrait recommander ce livre à ceux qui ne savent pas faire la différence entre le génie et le talent et qui croient que l’un suppose nécessairement l’autre. Elis Wyn n’a pas un atome de génie, mais il a un talent véritable et possède certaines parties de l’artiste. Ses descriptions sont d’une précision, d’une netteté et d’une fermeté rares. On a rappelé à son sujet le nom d’Hogarth, et ce rapprochement n’a rien d’exagéré. Tous deux regardent l’univers avec les mêmes lunettes, des lunettes de sectaire protestant, qui décolorent les objets, les séparent de l’atmosphère de la nature et éteignent autour d’eux toute lumière. L’humanité leur apparaît à tous deux sous le même aspect, un aspect noir, sec, grimaçant, bizarre et compliqué. Pour tous deux, le monde social est une immense taverne coupée en compartiments infinis qui ne diffèrent entre eux que par la plus ou moins grande abondance des dorures et des lustres, une taverne présidée par le policeman et le bourreau. Pour tous deux, le monde moral se divise en trois régions : la salle d’un lord-maire céleste où sont appelées à un banquet éternel les personnes de vie respectable et d’honnêtes mœurs, un Bedlam divisé en étroits cabanons noirs et infects, et un immense Newgate dont aucun charitable John Howard ne viendra visiter et assainir les cellules. Tous deux sont également pharisaïques, pleins de cant sincère, de sécheresse morale, d’honnête hypocrisie, de dureté légale. La grande idée de la mort et du jugement préside également à leurs conceptions ; mais elle a perdu chez eux toute noblesse et toute grande poésie, et s’est rapetissée à une préoccupation mesquine qui produit la désagréable impression d’une manie lugubre. Vous vous rappelez cette planche bizarre et de difficile interprétation du Mariage à la mode, où l’on voit une personne du monde le plus élégant, parée comme pour un bal ou un jour de réception, ouvrir l’armoire d’un appartement somptueusement meublé et reculer en apercevant un squelette humain collé contre le mur ? Telle est à peu près l’impression que laisse le tableau du monde tracé par le ministre gallois. Tous deux enfin, Elis Wyn et Hogarth, ont le même cynisme vertueux ; ils disent et montrent tout sans égards et sans ménagements, non, comme les hommes de génie, par liberté et franchise de pensée, mais comme d’honnêtes bourgeois chez lesquels la préoccupation de la respectability a tué tout instinct de charité. Elis Wyn, pas plus qu’Hogarth, ne recule devant un tableau repoussant dès qu’il s’agit d’inspirer l’horreur du vice : il montre le fard qui s’écaille sur le visage d’une coquette et qui tombe comme le plâtre d’un vieux mur ; il décrit les buveurs dont la tête fume des vapeurs brûlantes de l’alcool, tandis que leurs pieds sous la table sont transis par le froid ; il fait rendre gorge aux ivrognes et découvre d’une main indignée et rapide le sein des prostituées. Comme tous les pharisiens sincères et probes, il ne respecte rien à force de vertu. Chaque race d’hommes, quelque médiocre qu’elle soit, a produit son expression en littérature et possède ses représentants légitimes et consacrés dans le monde de l’art. Elis Wyn est vraiment le visionnaire et le mystique de cette race d’hommes à l’intelligence étroite et au cœur moral et dur dont Hogarth est le peintre.

La Vision du monde est des trois visions celle qui fait le plus penser à Hogarth. L’auteur raconte que dans un rêve il se vit entraîné par une troupe de personnages mystérieux et qu’il était en danger de mort, lorsqu’il fut sauvé par un ange qui l’enleva dans les hauteurs de l’air et lui découvrit le monde, à peu près comme Asmodée découvrit les maisons de Madrid à l’étudiant don Cléophas. À l’aide d’un télescope, il put contempler une immense cité, composée de trois grandes rues principales, la rue de l’Orgueil, la rue du Lucre, la rue du Plaisir, et d’une petite rue, la rue de la Vraie-Religion. Cette immense cité s’appelle la ville de la Perdition ; elle est dominée par le château de Bélial, qui en est le souverain légitime. Le visionnaire contemple les magnifiques édifices qui ornent les différentes rues : on y distingue des synagogues, des églises catholiques, le palais de Louis XIV et le palais du sultan ; mais enfin son attention se porte sur la rue du Plaisir, et ici se présente un tableau qui justifie le rapprochement qu’on a établi entre le nom de l’écrivain et le nom d’Hogarth :

« C’était une rue prodigieusement peuplée, surtout de jeunes gens, et la princesse était soigneuse de plaire à chacun et de choisir une flèche bien adaptée à chaque but. Avez-vous soif, vous pouvez boire à 254 votre plaisir. Aimez-vous la danse et le chant, vous pouvez vous en donner à cœur joie. Si la grâce de la princesse vous fait passer par le cerveau des idées de luxure, elle n’a qu’à lever le doigt vers un des officiers de son père (lesquels, quoique invisibles, l’entourent toujours), et en moins d’une minute ils vous auront apporté une femme, ou, à son défaut, le corps d’une prostituée nouvellement enterrée, dans lequel ils entreront pour y tenir lieu d’âme, plutôt que de vous laisser abandonner une si bonne intention.

« Là se trouvent de belles maisons avec de charmants jardins, de riches vergers et des bosquets pleins d’ombres, propres à toute sorte de rendez-vous secrets, et où l’on peut faire la chasse aux oiseaux et à une certaine espèce de jolis lapins ; là se trouvent de délicieuses rivières pour la pêche, et tout autour de vastes champs où il est très agréable de poursuivre le lièvre et le renard. Tout le long de l’avenue, on pouvait s’amuser à voir représenter des farces, à contempler des jongleurs et toute sorte d’escamoteurs et de fourbes divertissants ; de partout s’échappait une musique licencieuse, et la rue retentissait de bruits de voix, d’instruments, de rires et de cris joyeux de tout genre. Les beaux visages d’hommes et de femmes s’y montraient en profusion, et nous vîmes mêlés à la foule un grand nombre d’habitants du quartier de l’Orgueil, qui étaient venus pour s’y faire complimenter et adorer. Dans l’intérieur des maisons, je pus voir des gens sur des lits de soie et de duvet qui se vautraient dans les voluptés ; quelques-uns jouaient au billard et de temps à autre s’interrompaient pour jurer et invectiver l’homme qui marquait les points ; d’autres encore faisaient rouler les dés ou battaient les cartes. Mon guide me montra quelques habitants du quartier du Lucre qui avaient des chambres dans cette rue ; ils y étaient venus pour compter leur argent, mais il ne fallut pas longtemps pour que quelques-unes des séductions qui s’y rencontraient ne les eussent dépouillés de tous leurs biens, et cela sans le secours des usuriers. Je vis des foules innombrables d’individus qui festoyaient avec toute sorte de bonnes choses entassées devant eux. Chacun d’eux se gorgeait avidement, chacun avalait bon morceau sur bon morceau en quantité suffisante pour nourrir un homme sobre pendant trois semaines ; puis, lorsqu’ils ne pouvaient plus manger, ils vomissaient des actions de grâces en reconnaissance des victuailles qu’ils avaient englouties et portaient les santés du roi et de leurs joyeux compagnons de table, ce qui leur était un prétexte pour noyer dans un océan de vin les viandes dont ils étaient repus et leurs soucis par-dessus le marché. Alors ils demandaient du tabac et commençaient à raconter des histoires sur leurs voisins, les quelles histoires étaient toujours bien reçues, vraies ou fausses, pourvu qu’elles fussent amusantes et de date récente, et surtout pourvu qu’elles continssent une bonne dose de scandale. Ainsi ils étaient attablés, chacun armé de son pistolet d’argile et dirigeant sur son voisin le feu, la fumée et les paroles de mensonge. Enfin je priai mon guide de me permettre de m’éloigner, car le plancher était tout impur de salive et de boissons répandues, et je redoutais que certains pesants hoquets que j’entendais ne fussent un prélude à quelque chose de plus désagréable.

« De là nous nous rendîmes à un endroit où nous entendîmes un tapage terrible, un brouhaha composé de coups de poing frappés contre les tables, de baragouinages, de cris, d’éclats de rire, d’applaudissements et de chants. “Nous voilà sans doute à Bedlam ?” dis-je. Au moment où nous pénétrâmes dans l’antre d’où partaient ces bruits, le braillement avait cessé. De cette joyeuse compagnie, l’un était étendu par terre sans connaissance, un autre était dans une condition encore plus déplorable ; un troisième, ne pouvant plus tenir sa tête en équilibre, donnait du nez contre un détritus de pots cassés, de pipes en morceaux et de mares d’ale répandue. Après enquête, nous apprîmes que tout ce tapage provenait d’une partie de débauche de sept voisins trop altérés, à savoir un orfèvre, un pilote, un forgeron, un mineur, un ramoneur, un poète et un curé, lequel était venu dans l’intention de prêcher la sobriété et de montrer par son exemple quelle chose repoussante était l’ivrognerie. L’origine de la dernière bagarre était une dispute qui s’était élevée entre eux sur l’importante question de savoir lequel était le meilleur fumeur et le buveur le plus solide. Le poète l’eût emporté sur tous les autres, n’eût été le curé, qui, ayant, à la honte de son habit, obtenu la majorité des voix, fut mis à la tête de la joyeuse compagnie, pendant que le poète célébrait cette cérémonie en chantant : “Oh ! où donc sous le ciel sont les sept hommes qui pourraient se comparer pour la soif à ces sept compagnons ? Mais, de ces sept, les plus résistants à la bonne ale sont le joyeux curé et le fils d’Apollon.” »

J’ai dit que ce livre traduisait à chaque page des préoccupations ecclésiastiques, et c’est là son grand défaut ; mais de ce défaut même naît un genre particulier d’intérêt. Tous les préjugés, toutes les petitesses, tous les faux jugements d’une certaine classe d’hommes s’y rencontrent, si bien que ce petit livre pourrait être pris comme manuel des erreurs d’esprit qui sont inhérentes à la profession ecclésiastique. Il y a là des péchés véniels exagérés jusqu’au péché mortel, des omissions et des négligences de conduite transformées en fautes préméditées et indignes de pardon, par exemple avoir dansé le dimanche ou s’être absenté du service religieux. Les ménétriers y sont maudits comme des rivaux et des concurrents. L’auteur nous montre quatre de ces malheureux dans le royaume de la Mort, qui demandent grâces à la terrible souveraine et qui s’excusent de leurs fautes par d’assez bonnes raisons vraiment : « Nous n’avons jamais fait de mal à personne, mais nous avons rendu souvent les gens joyeux, et nous avons pris tranquillement et sans rien exiger ce qu’ils voulaient bien nous donner pour nos peines. — Mais, dit la Mort, n’avez-vous jamais distrait personne de ses travaux ? n’avez-vous jamais fait perdre leur temps aux gens, et ne les avez-vous pas éloignés de l’église ? Ah ! ah ! — Oh ! non ! répondit un second. Peut-être de temps à autre, le dimanche après le service, en avons-nous retenu quelques-uns au cabaret jusqu’au lendemain, et en été peut-être bien nous est-il arrivé de les faire danser sur la pelouse toute la nuit ; mais nous étions très aimés, et il nous était plus facile qu’au curé de réunir une congrégation. — En route, en route pour la contrée du désespoir, avec ces drôles ! dit la terrible reine ; qu’on les attache tous quatre dos à dos, et qu’on les jette à leurs pratiques pour danser pieds nus sur un plancher brûlant et pour battre l’amble sans musique pendant l’éternité ! »

Les pauvres gypsies ne sont pas mieux traités que les ménétriers. Le ministre ne peut pardonner à ces protégés de Borrow leur métier de diseurs de bonne aventure et leur vie errante. « Oh ! oh ! dit Lucifer, comment donc, vous qui disiez si bien aux autres leur bonne fortune, n’avez-vous pas prévu que votre propre destinée vous mènerait à cette prison ? Mais les gypsies ne trouvèrent pas un mot à répondre, tant ils étaient stupéfaits de contempler des visages encore plus laids que les leurs. — Jetez-les dans le plus profond cachot, dit Lucifer à ses acolytes ; ayez bien soin de ne pas les affamer : nous n’avons à leur donner, il est vrai, ni chats ni paquets de chandelles ; mais donnez-leur un crapaud à manger, entre eux tous, tous les dix mille ans, à la condition qu’ils se tiendront tranquilles et qu’ils ne nous étourdiront pas de leur baragouin. » Ces sévérités grotesques peuvent nous faire sourire et nous sembler puériles, mais elles ont leur importance historique. Dans ce petit livre, nous surprenons sur le vif le genre de fanatisme et d’intolérance particulier à un ministre anglican vers l’an 1720, c’est-à-dire à une époque de tiédeur relative. S’il en était ainsi à l’avènement de George de Hanovre et dans la plus modérée des églises protestantes, quelle compression avait dû peser sur l’âme à l’apogée de la grande ferveur et sous le régime des terribles tribunaux puritains ? De tels petits faits insignifiants en apparence, de tels éclats inattendus de passion dans les matières indifférentes sont comme des jets de flamme qui illuminent d’un éclair la vie des générations disparues.

Le ministre gallois d’ailleurs ne sait guère du monde que ce qu’il en a pu voir dans sa paroisse. Les vices et les fraudes qu’il dénonce sont les vices et les fraudes de ses paroissiens, les habitudes qu’il condamne sont des habitudes populaires, les métiers qu’il voue à l’exécration sont les métiers nuisibles au petit peuple et qui sont établis pour donner satisfaction à ses mauvais instincts. Il invente par exemple un nouveau démon qui s’appelle le démon du tabac, lequel vient de faire son apparition en Angleterre comme député de Lucifer. Il maudit les vieilles superstitions populaires par lesquelles Satan a prise sur les âmes. Il prononce l’ostracisme contre les gypsies et les ménétriers. Il voue les taverniers à l’exécration. Il décrit la mauvaise tenue des fidèles pendant l’office divin, leurs signes de tête, leurs distractions, leurs préoccupations charnelles. Dans ce rôle de surveillant fanatique des mœurs populaires, il porte un zèle sincère, quoique sans charité, et s’élève parfois jusqu’à l’éloquence la plus forte, témoin cette scène où il décrit la réception qui est faite par Satan aux blasphémateurs et aux taverniers :

« En ce moment, j’entendis les voix de quelques gens qui s’approchaient, jurant et blasphémant d’une effroyable manière. “Oh ! nom du diable ! sang du diable ! mille millions de diables m’emportent si je vais plus loin !” Mais néanmoins ceux qui parlaient si bien furent jetés aux pieds du juge : “Voici, dit celui qui les portait, d’aussi bon bois à brûler qu’il y en ait en enfer. — Qui sont-ils ? dit Lucifer. — Maîtres dans les arts aimables de jurer et de blasphémer, répondit le diable, gens qui comprennent le langage de l’enfer aussi bien que nous le comprenons nous-mêmes. — Vous en avez menti par la gorge, nom du diable ! dit l’un d’eux. — Drôle, est-ce que vous prenez mon nom en vain ? dit l’archidémon. Vite, qu’on les pende par leurs langues au-dessus du précipice brûlant qui est là-bas, et, s’ils appellent le diable, qu’il soit prêt à leur répondre, et, s’ils appellent un million de diables, qu’ils soient servis selon leurs souhaits !” Lorsque ces malheureux furent partis, un démon gigantesque s’avança en vociférant pour qu’on lui fît place, et jeta à terre un homme qu’il portait. “Que m’apportez-vous là ? dit Lucifer. — Un tavernier, répondit le diable. — Quoi ! dit le roi, un seul tavernier ? Ils avaient autrefois l’habitude de venir par bandes de cinq ou six mille à la fois. Eh quoi ! drôle, vous aurez été dix ans absent pour m’en amener un seul, et un qui m’a rendu plus de services dans le monde que vous ne m’en avez rendu vous-même, chien paresseux et infect ! — Vous êtes trop prompt à me condamner, répliqua le diable ; attendez que vous m’ayez entendu. On avait confié à ma charge cet unique coquin, et maintenant m’en voilà débarrassé ; mais je vous ai envoyé, venant directement de sa maison, bien des drôles qui y avaient englouti les moyens d’existence de leur famille, bien des joueurs de dés et de cartes, bien d’agréables blasphémateurs, bien d’aimables bons vivants qui avaient leur ventre pour dieu, bien des serviteurs négligents. — Parfait, dit l’archidémon ; quoique ce tavernier ait mérité d’être compté parmi nos courtisans et nos serviteurs dévoués, menez-le parmi ses confrères dans la prison des meurtriers par les breuvages, parmi les milliers d’apothicaires et d’empoisonneurs qui sont ici pour avoir préparé des breuvages à la fin de tuer leurs clients ; faites-le bien bouillir pour n’avoir pas brassé de bonne ale. — Avec votre permission, dit le tavernier en frissonnant, je n’ai pas mérité un tel traitement ; ne faut-il pas que chacun vive de son métier ? — Et ne pouviez-vous vivre, dit l’archidémon, sans encourager la dissipation et le jeu, la malpropreté, l’ivrognerie, les blasphèmes, les querelles, la calomnie et le mensonge ? Et auriez-vous, chien d’enfer, la prétention de vivre maintenant mieux que nous ne vivons nous-mêmes ? Dites-moi, je vous en prie, quel est le mal que nous ayons ici, le châtiment excepté, que vous n’eussiez aussi à demeure dans votre maison ? Et, après vous avoir dit cette cruelle vérité, j’ajouterai que le froid et le chaud de l’enfer ne vous étaient pas non plus inconnus. N’avez-vous pas vu des étincelles de notre feu jaillir des langues des blasphémateurs et des langues des femmes furieuses, lorsqu’elles cherchaient à ramener leurs maris à la maison ? N’y avait-il pas des flots inépuisables de feu dans les bouches des ivrognes et dans les yeux des querelleurs ? Et ne vous était-il pas possible d’apercevoir quelque chose de la glace infernale dans l’insouciance étourdie du prodigue, dans les plaisanteries des bouffons, dans les flatteries des envieux et des médisants, dans les promesses des capricieux, dans les culbutes des joyeux drôles qui roulaient sous vos tables et dans votre propre politesse envers vos clients, tant qu’il leur restait quelque chose à dissiper ? Es-tu donc si ignorant de l’enfer, toi dont la maison était un enfer ? Va, chien maudit, à ton châtiment !” »

Telle est l’éloquence familière au ministre gallois ; c’est l’éloquence d’un Bridaine protestant. Elle est forte, énergique, nomme les choses par leur nom, et possède toutes les qualités qui plaisent au peuple et qui doivent faire impression sur lui. Aussi s’explique-t-on aisément que ce petit livre soit resté un livre de dévotion populaire dans le pays de Galles. On dit qu’il a fait souvent des fous parmi les lecteurs naïfs qui y cherchaient la crainte de l’enfer et l’affermissement de leur volonté dans la voie du salut, et ce fait est également très explicable. Les terreurs qu’il décrit sont toutes matérielles, et par cela même tout à fait propres à exercer une action puissante sur des imaginations soumises à toutes les crédulités de la chair. Elis Wyn appartient à la race des pasteurs qui ne savent moraliser que par l’effroi. Son livre est le modèle des livres de dévotion assez rares qui se proposent d’agir uniquement par la terreur. Il existe parmi les livres de dévotion catholique un petit écrit intitulé le Pensez-y bien, écrit fort habilement conçu et combiné, qui s’adresse aux mêmes sombres sentiments que le Barde endormi, et qui se plaît à faire résonner la même corde lugubre, la préoccupation de la mort et du jugement. Contrairement aux autres livres de dévotion, qui aiment à encourager la piété et la vertu par les exemples des saints et les légendes des morts heureuses, des fidèles serviteurs de Dieu, celui-là se plaît à décourager et à terrifier le vice par les légendes des pécheurs et les morts maudites des pervers. Je ne sais quelle serait l’impression qu’il pourrait faire dans la chaleur de la jeunesse ou dans l’âge mûr, surtout chez un lecteur de certaines conditions ; mais je sais bien que l’impression de ce petit livre sur l’enfance est vraiment terrible et laisse l’âme novice comme paralysée. Si la pensée d’un tel ouvrage fût tombée dans le cerveau d’un homme de génie d’une tournure d’imagination lugubre, il serait très facilement devenu un chef-d’œuvre. Point n’était besoin de trouver des matériaux de meilleur aloi ; ceux qui existent suffisaient, il n’y avait qu’à les mettre en œuvre. Quoi qu’il en soit de la valeur littéraire de ce livre, je donne hardiment le nom d’habile homme à l’auteur anonyme qui en a conçu la pensée ; il connaissait vraiment certaines susceptibilités de la nature humaine. Le livre d’Elis Wyn repose sur les mêmes éléments de terreur et s’adresse aux mêmes sentiments de crainte.

Aussi l’appellerions-nous volontiers le Pensez-y bien des protestants, s’il n’y avait pas dans ses conceptions je ne sais quoi d’exclusif, d’étroit, et dans son accent quelque chose de tout à fait local qui le condamne, bien qu’il soit supérieur comme art à la plupart des livres de dévotion populaire, à ne pas sortir du lieu où il est né. Il ne peut exprimer d’une manière générale les sensations d’effroi dont nous avons parlé, et il lui est interdit de terrifier d’autres pécheurs que les pécheurs du pays de Galles.

Elis Wyn se préoccupe beaucoup de la médisance et du scandale, et il en fait volontiers les agents de discorde les plus puissants et les pourvoyeurs les plus actifs de la mort et de l’enfer. Dans la Vision de l’Enfer, il décrit une grande rixe qui s’élève entre les damnés, et, après enquête sur l’origine de la querelle, on s’aperçoit qu’elle a été suscitée par divers personnages qui représentent les vices bien connus de la médisance, de la hâblerie et de l’amour de la mystification. Ils sont assez puissants pour inquiéter Satan lui-même, qui échange une correspondance avec la mort pour la prier de ne pas les lui envoyer, car il craint les séditions qu’ils peuvent semer dans son empire ; mais nul ne se plaint davantage de ces malfaisants trameurs de crimes qu’un certain personnage, vraiment original, que le ministre rencontre dans l’empire de la Mort, mais dont il avait fait antérieurement la connaissance dans les fantaisies de Quevedo. Les plaintes de ce personnage, qui s’appelle M. Somebody (M. Quelqu’un), nous paraissent si légitimes, si bien fondées, et sont exprimées d’une façon si amusante, que nous ne voulons pas en priver notre lecteur.

« À ce moment, un petit spectre à tête grise qui avait entendu dire qu’un homme vivant était arrivé dans le sombre royaume se jeta à mes pieds en pleurant avec abondance. Cher ami, qui êtes-vous ? dis-je. — Un homme qui est grièvement outragé chaque jour dans le monde. Puisse Dieu émouvoir votre âme en ma faveur et lui conseiller de m’aider à obtenir justice ! — Quel est votre nom ? demandai-je. — Je m’appelle Quelqu’un, répondit-il, et il n’est pour ainsi dire pas une lâcheté, un mensonge, une calomnie, une bourde, capables de pousser les gens à s’entre-dévorer, qu’on ne mette sur mon compte. Vraiment, dit l’un, c’est une très belle fille, elle faisait dernièrement votre éloge devant Quelqu’un malgré la cour assidue que lui fait un certain grand personnage. J’ai entendu Quelqu’un, dit un autre, calculer que cette propriété devait être grevée d’une hypothèque de neuf cents livres. J’ai vu Quelqu’un, dit un mendiant, en costume de marin ; il est entré dans le port voisin avec un vaisseau chargé de blé. Et c’est ainsi que chacun de ces méchants drôles m’assassine pour le compte de ses propres mauvais desseins. Il y en a qui m’appellent un ami : “J’ai été informé par un ami qu’un tel a l’intention de ne pas laisser un seul liard à sa femme, et qu’il n’y a entre eux aucune affection.” D’autres me rapetissent encore davantage et m’appellent oiseau : “Un oiseau m’a dit à l’oreille qu’il y a ici de mauvaises menées qui vont leur train, disent-ils.” Il est vrai que plusieurs me donnent le nom plus respectable de vieille personne ; cependant il n’y a pas la moitié des prédictions, des présages et des conseils attribués à la vieille personne qui m’appartiennent en réalité. Je n’ai jamais ordonné aux gens de suivre la vieille route, quand bien même la nouvelle serait meilleure, et autres sottises semblables. Mais, de tous ces noms-là, Quelqu’un est celui que je porte le plus ordinairement, et vous l’entendrez associé à toute sorte de choses criminelles. Demandez, toutes les fois qu’une fausseté calomnieuse a été proférée, d’où elle sort, et on vous répondra : Je ne sais pas très bien, mais Quelqu’un dans la société l’a dit. Et puis questionnez successivement chaque personne de ladite société, et chacune l’aura entendu dire à Quelqu’un, mais personne ne sait qui. N’est-ce pas une honteuse condition ? Soyez donc assez bon pour croire, lorsque vous m’entendrez nommer, que je n’ai jamais dit aucune de ces choses, que je n’ai jamais inventé et propagé de mensonges pour calomnier qui que ce soit, et que je n’ai jamais arrangé d’histoire pour mettre les parents aux mains ; dites-leur que je ne me mêle pas d’eux, que je ne sais rien de leur vie, de leurs affaires et de leurs maudits secrets, et qu’ils feront bien à l’avenir d’attribuer leurs mauvaises actions à leurs esprits pervers et de ne plus les mettre sur mon compte. »

L’humour d’Elis Wyn, on le voit, est de même trempe que son éloquence. Il est net, austère, honnêtement facétieux, sans caprice et sans fantaisie. Le ministre gallois est presque entièrement dénué de poésie, rarement il rencontre un rayon de grâce, et il n’arrive à l’imagination que par la véhémence morale. Cependant il y a dans la seconde de ses visions, celle du pays de la Mort, plusieurs traits vraiment beaux, poétiques et pittoresques, que tout artiste serait fier d’avoir trouvés, et qui nous ont fait accidentellement penser à Goya. Il est possible que l’honneur de ces quelques notes de sombre rêverie revienne à l’auteur espagnol qui lui a servi de modèle, car elles ont ce puissant mauvais goût semblable à la force des rêves malfaisants qui caractérise l’imagination des Espagnols lorsqu’elle s’empare d’un sujet lugubre. Quelques-unes de ces pages sont pour ainsi dire humides des vapeurs pestilentielles du tombeau. Par derrière les faubourgs de la ville de la Perdition s’étendent les États de la Mort, marais fétide éternellement enveloppé d’un fog épais, percé par accident d’une lumière sale qui montre des ombres grisâtres courant en apparence les unes après les autres sur un sol de boue. C’est la terre de l’Oubli, et on y entre par mille petites portes étroites et basses. Ces portes sont gardées par une multitude de petites morts, nains malfaisants, grooms sinistres qui servent sous les ordres de la grande souveraine, et dont chacune porte un nom propre, une livrée et des armes particulières. Elis Wyn décrit l’arrivée des trépassés à ces portes, et sa description, brève, concise, laisse le frisson que donnerait l’entrée dans un cachot qu’on sentirait fermer par derrière soi. Là se rencontre une ligne d’horrible poésie qui vaut la peine d’être détachée : « J’eus à peine le temps de m’informer ; quelques-unes de ces personnes criaient, d’autres pleuraient, d’autres grognaient ; plusieurs prononçaient des paroles de délire ou proféraient des blasphèmes d’une voix faible et qui s’évanouissait pour ainsi dire ; d’autres paraissaient en proie à une laborieuse souffrance, comme si elles étaient travaillées de l’effort de vomir leur âme. » Au-delà de ce vestibule s’élève le palais de la Mort, palais sans toiture, toujours en ruine et toujours en voie de construction, composé avec toute sorte de débris humains et gardé par de petites morts dont chacune porte un cœur fumant fiché au bout d’une pique. La Mort tient ses assises dans ce palais et examine les candidats qui peuvent aspirer à la cour de l’un ou de l’autre des deux souverains qui se partagent le monde invisible. Cette vision, où l’auteur remue la boue sépulcrale et toutes les ordures du trépas avec une religieuse gravité, se termine, comme les deux autres, par une pièce de vers où il exprime avec une grande force l’importante vérité de ce lieu commun, toujours si vieux et si nouveau : la nécessité de bien vivre et de bien mourir.

La Vision de l’enfer contient une idée très neuve, très hardie et très profonde, dont un homme de génie aurait tiré un parti admirable, mais qui n’a donné chez Elis Wyn que des résultats à demi satisfaisants. L’enfer du ministre gallois est, à proprement parler, la cour du roi Pétaud. Lucifer n’y est pas le souverain despotique que vous croyez, et il a une peine infinie à faire régner l’ordre dans le vaste empire qu’il gouverne. À chaque instant, des conspirations s’organisent contre son pouvoir, et des courriers couverts d’une poussière de suie et d’une sueur infernale viennent annoncer au vieux roi qu’une sédition a éclaté dans telle ou telle province de l’empire. Elis Wyn vit deux de ces révoltes pendant le temps de son séjour, lesquelles étaient d’une force respectable et pouvaient aisément compter pour dix : une révolte religieuse et une révolte sociale. Les fidèles de toutes les Églises qui ne sont pas l’Église anglicane en étaient venus aux mains pour savoir laquelle de leurs religions avait donné le plus d’adhérents à l’enfer ; les papistes, les têtes-rondes et les musulmans se disputent à main armée ce triste honneur et renouvellent dans l’enfer les scènes de violence et de fanatisme dont ils ont donné le spectacle sur terre. Elis Wyn décrit cette lutte avec la joie triomphante d’un bon anglican qui ne sait lequel de ses adversaires il aime mieux voir écraser. À peine cette révolte est-elle apaisée qu’une guerre sociale fomentée par certains gredins artificieux du nom de Coxcomb, de Contriver et de Pettifogger s’élève entre les damnés de toute condition. Les pères avares s’arment contre les fils prodigues, les usuriers contre les gens de loi, les soldats contre les médecins, les femmes de mauvaise vie contre leurs séducteurs. L’empire est cette fois réellement en danger. Lucifer assemble ses troupes en toute hâte et s’avance à marches forcées contre les rebelles. Et pendant tout ce temps il lui faut encore s’occuper des affaires courantes de ses États, convoquer ses conseils, édicter ses jugements. Jamais souverain n’a eu vie plus laborieuse. — L’idée, je le répète, est neuve, hardie et profonde, et elle se présente si naturellement à la pensée que je m’étonne qu’aucun écrivain ne s’en soit encore emparé. Philosophiquement, elle est vraie : l’enfer n’est-il pas en effet le séjour de toute la partie anarchique de l’humanité ? Comment l’ordre y régnerait-il lorsqu’il n’est composé que d’habitants dont la révolte avouée ou secrète contre les lois morales-a été l’unique ambition : conspirateurs contre la vérité, affiliés aux sociétés secrètes du vice et de la corruption, rebelles au bien et à l’ordre moral ? L’enfer semblerait devoir combler tous leurs souhaits, puisqu’ils ont obtenu la forme de gouvernement qu’ils convoitaient pour leurs âmes ; mais le châtiment qui pèse sur eux est encore une puissance morale ; ils le sentent, et leurs anciens instincts se réveillent en eux et y allument leurs vieilles passions anarchiques. Littérairement, cette idée est très féconde et pourrait donner lieu, selon la nature du génie de l’écrivain, à des scènes du comique le plus bouffon ou à des tableaux d’une horreur lugubre à la façon de Milton. Un seul écrivain moderne, Chateaubriand, a entrevu vaguement le parti qu’on pouvait en tirer. Plein des souvenirs de la Révolution et des scènes tumultueuses de la Convention, il a esquissé dans quelques pages des Martyrs la description d’une révolte de damnés qui se précipitent dans la salle où Satan tient son conseil comme les sans-culottes dans la Convention au 31 mai ou au 1er prairial. La scène est bizarre et assez belle ; mais l’idée que nous signalons a été à peine effleurée, et elle reste entièrement vierge pour le rêveur qui saura s’en emparer.

Il y a des détails ingénieux dans les descriptions qu’Elis Wyn trace de l’enfer : par exemple ce marais, espèce de Léthé boueux où les démons plongent les âmes avant de les jeter dans le lieu de perdition, afin de les nettoyer et de les purifier de tous les atomes de bien qui auraient pu rester adhérents à leurs substances ; mais en général ces peintures brillent moins par leur nouveauté que par leur véhémence, qui est incroyable. Je recommanderais volontiers la lecture du Barde endormi à ceux qui doutent de la persistance des instincts de race et qui croient que l’on prononce de vains mots lorsqu’on parle de l’esprit de telle ou telle province, ou même de l’esprit de telle ou telle localité. Pour peu qu’il soit familier avec le caractère celtique, le lecteur retrouvera sans trop de peine dans ce livre, sous le masque anglican et sectaire qui les recouvre, tous les traits de ce caractère, principalement cette véhémence fébrile et cette violence quasi féminine, ce lyrisme tout moral, si moral qu’il en est incolore et presque abstrait, cette indigence de fleurs et d’images qui distinguent les vieux poèmes bardiques des Bretons Gallois. Les formes sont changées, la substance est la même, et le ministre gallois du xviiie  siècle flagelle les damnés avec la même rage fébrile qui pousse le barde du ve  siècle à piétiner les cadavres de ses ennemis. L’invective est son triomphe, comme elle est aussi celui du barde. Il aime à menacer, à maudire, et rien n’apaise son âme lorsqu’une fois elle est mise en mouvement, si ce n’est l’épuisement de sa propre colère. Lorsqu’il s’arrête, c’est faute de souffle, non de bonne volonté. Un seul exemple suffira. Voici le premier aspect que l’enfer découvre à ses regards lorsqu’il a franchi la rivière où les âmes damnées sont purifiées de leurs dernières parcelles de bien :

« Quelques-uns des damnés se seraient volontiers cachés au fond de la rivière, et auraient volontiers consenti à y demeurer toute l’éternité dans l’état d’étouffement, par crainte de trouver un lit pire que celui-là ; mais je vis alors se vérifier le proverbe qui dit : “Celui-là que le diable poursuit doit nécessairement courir”, car, ayant les diables à leurs trousses, les damnés étaient obligés d’aller de l’avant sur le rivage vers leur éternelle damnation. Alors, dès le premier regard, je vis plus de souffrances et plus de tourments que le cœur de l’homme n’en peut imaginer, et sa langue en rapporter, des tourments dont un seul suffirait pour faire hérisser les cheveux, pour glacer le sang, dissoudre la chair, et enfin faire évanouir l’âme elle-même. Qu’est-ce qu’être empalé ou scié vivant, qu’est-ce qu’avoir la chair arrachée morceau à morceau par des pinces de fer ou être brûlé lentement avec des chandelles, à la manière des grillades, ou avoir la tête écrasée dans une presse à vis, en comparaison d’un seul des tourments que je vis ? un pur divertissement. On entendait une symphonie composée de plus de cent mille hurlements, grognements profonds, rauques soupirs, à laquelle répondaient plus loin de tumultueux gémissements et d’horribles clameurs, et l’aboiement d’un chien est une musique douce et délicieuse comparé à ces bruits. Lorsque nous nous fûmes éloignés un peu plus du rivage maudit, j’aperçus à la propre lumière qui les environnait des hommes et des femmes en quantité innombrable, et des multitudes de diables sans repos employaient incessamment toutes leurs forces pour les faire souffrir. Oui, ils étaient là pêle-mêle, les diables et les damnés, les diables rugissant sous la douleur de leurs propres tourments et faisant rugir les damnés par les souffrances qu’ils leur infligeaient. Je fis plus particulièrement attention au coin qui était le plus près de moi. Là, je vis les diables avec des fourches qui lançaient les damnés en l’air de manière qu’ils retombassent à plat sur des flèches empoisonnées ou des piques barbelées, et qu’ils s’y déchirassent les entrailles. Puis les misérables rampaient comme des vers mutilés les uns sur les autres et s’avançaient ainsi vers le sommet d’un des rochers brûlants pour s’y faire rôtir comme de la chair de mouton ; ensuite ils étaient retirés du feu et déposés sur le sommet d’une montagne couverte de glaces et de neiges éternelles, où on leur permettait de se rafraîchir en gelant pendant quelque temps ; de là ils étaient précipités dans un étang infect de soufre bouillant, où ils étaient roulés dans le liquide brûlant et suffoqués par son horrible vapeur. De l’étang de soufre ils étaient conduits au marais de l’enfer, afin d’y embrasser des reptiles mille fois pires que les serpents et les vipères, et d’y être embrassés par eux, et, après qu’on leur avait permis une heure de récréation avec ces créatures, les diables saisissaient des paquets de verges de fer rougies à blanc dans la fournaise et les fouettaient jusqu’à ce que les hurlements que leur arrachaient leurs horribles souffrances eussent rempli le vaste séjour des ténèbres, et, lorsque les diables pensaient que la flagellation avait duré assez longtemps, ils prenaient des fers rouges, et ils cicatrisaient leurs blessures saignantes. »

Cette verve furieuse se soutient pendant quarante pages avec un sérieux imperturbable. Elis Wyn ne plaisante pas et, si, parfois ses tableaux provoquent le rire, ce n’est point parce que l’auteur a cherché à être bouffon et y a réussi, c’est par la même raison qui rend comiques les emportements d’un homme en colère aux yeux de celui qui garde son sang-froid. Le ministre gallois pouvait sans scrupule dérober le titre de son livre aux vieux poètes de son pays ; il est bien leur descendant légitime, et le vieux barde Taliesin a vraiment tort de lui chercher querelle lorsqu’il le rencontre dans les États de la Mort. L’air de famille se retrouve dans ce livre à la distance de douze siècles. Le vieux génie celtique est resté reconnaissable, cependant on doit avouer qu’il n’est reconnaissable que pour le lecteur qui sait découvrir l’âme sous le corps et séparer la substance de la forme. En effet, ce dernier monument de la littérature galloise, celtique encore par certains traits qui révèlent l’origine et trahissent la force du sang, est tout anglais par les idées, les sentiments et les haines. Il marque bien l’assimilation morale définitive de l’esprit gallois à l’esprit anglais ; il enterre, selon le rite anglican de la haute Église, cette vieille littérature bardique et chevaleresque qui s’était continuée presque sans interruption jusqu’à la fin du xviie  siècle. Une ou deux voix de poètes s’élèveront encore, mais c’en est fait pour jamais de la vieille originalité galloise.

Le Barde endormi est surtout une curiosité historique et littéraire, car c’est un de ces livres qui, malgré l’incontestable talent de l’auteur, n’ont pas le pouvoir de vous emporter avec eux hors du temps où ils sont nés, mais qui possèdent au contraire le privilège singulier d’y ramener obstinément votre imagination. C’est en vain qu’avec de tels livres vous voudriez respirer dans l’atmosphère de la grande humanité ; ils vous refusent toute autre société que celle de la secte pour laquelle ils ont été écrits, ou des générations depuis longtemps éteintes dont ils firent les délices. Plus leur force littéraire est grande, plus violemment ils vous ramènent à ce cercle étroit où ils furent engendrés. Le livre d’Elis Wyn est anticatholique dans tous les sens, non seulement parce qu’il est violemment hostile à l’Église de Rome, mais parce qu’il ne fournit à l’âme de celui qui le lit aucun moyen de participer à cette vaste communion de l’humanité à laquelle vous convie toute œuvre, quelle qu’elle soit, dès que l’écrivain, fût-il le plus fanatique des sectaires, est doué d’une parcelle de génie. John Bunyan était aussi un sectaire, et un sectaire fanatique à un point où ne le fut jamais l’honnête Elis Wyn, et cependant le chrétien le plus hostile à son Église, pour peu qu’il ait le sentiment vrai de la religion, lira toujours le Pilgrim’s progress avec édification, et le philosophe le moins chrétien, pour peu qu’il ait cherché la vérité avec amour, y reconnaîtra ses doutes, ses désespoirs et ses tressaillements de joie. Merveilleux privilège du génie, qui ne peut jamais réussir à être aussi exclusif, aussi étroit, aussi intolérant qu’il le voudrait ! John Bunyan, le pauvre sectaire anabaptiste, vous aborde dans son costume de tête-ronde et sa bible à la main, et vous engage à le suivre, croyant qu’il va vous mener dans un conventicule de dissidents ; mais il se trompe et vous trompe, et il vous conduit à son insu dans cette région heureuse et bénie où aiment à respirer les âmes éprises du vrai et du bien moral. Voilà la puissance qui manque au livre d’Elis Wyn ; écrit avec un talent vrai et une singulière force descriptive, il n’est cependant qu’un livre de secte. Pour être autre chose, il lui a manqué ce que possèdent les œuvres d’autres sectaires, un atome de génie.

Laurence Sterne6

On a souvent agité la question de savoir quel était dans l’ordre littéraire et poétique le plus grand des hommes de génie, mais personne jusqu’à ce jour ne s’est encore avisé de retourner cette même question et de demander quel était le plus petit. C’est peut-être qu’en toute chose il est aussi facile de déterminer le point extrême de la grandeur que difficile de déterminer le point extrême de la petitesse. Quelques noms, trois ou quatre au plus, suffisent pour épuiser la liste de ceux qui se disputent le sommet de la montagne sacrée ; mais combien serait nombreuse la liste de ceux qui auraient le droit de s’en disputer la base ! Par cela même que la liste est trop nombreuse, il est très délicat de choisir dans cette foule et de décider quel est l’infiniment petit, l’homme qui a été tout près de n’avoir pas de génie, celui après lequel le simple talent commence immédiatement, l’humble hysope qui, tout séparé qu’il soit du cèdre par une incommensurable distance, n’en appartient pas moins à la même famille, et qui, dans les fentes du mur où sa faiblesse se cramponne, célèbre dans le même langage la beauté de la création divine. On peut nommer un Goldsmith, un Bernardin de Saint-Pierre, d’autres encore ; mais pour nous, si nous avions à citer un nom, c’est celui de Laurence Sterne que nous choisirions. Nous ne croyons pas que le microscope critique puisse découvrir au-delà de Sterne quelque chose qui ressemble encore à du génie. L’auteur de Tristram Shandy marque vraiment la ligne imperceptible, la frontière idéale qui sépare deux ordres d’intelligences et de vie morale : après lui, le génie n’est plus ; avant lui, il n’est pas encore.

C’est si bien le plus petit des hommes de génie, qu’un de ses caractères, le plus prononcé peut-être et le plus original, est précisément cette gracieuse indécision par laquelle la nature, qui hait les transitions brusques, marque les frontières de ses différents royaumes et ses passages d’un état à un autre. Cette matière pierreuse s’épanouit comme une fleur, cette plante respire comme un animal ; elle a des racines qui se meuvent comme des pieds, des feuilles qui se replient sous le toucher avec une sensibilité nerveuse. Avez-vous vu parfois les bizarres et charmantes méduses nager à la surface des flots ? Qui pourrait dire à quelle province de la vie elles appartiennent ? Vous hésitez à les nommer des fleurs et des plantes, vous hésitez à les nommer des animaux, et si, pour mettre un terme à cette indécision, vous les tirez de l’élément humide où elles fleurissent et se meuvent, vous ne trouvez plus qu’une gelée incolore qui se résout bien vite en quelques pâles gouttes d’eau. Rien n’indique qu’un être quelconque ait vécu la minute précédente, si ce n’est une douleur cuisante à la main qui a touché ce rêve évanoui. Ces charmantes méduses à la vie indécise sont l’emblème le plus vrai qu’on puisse trouver du génie de Sterne. Ce génie existe-t-il ? n’existe-t-il pas ? Tout à l’heure, on l’apercevait très distinctement, étalant sous une belle lumière ses formes capricieuses, ses tendres couleurs, et maintenant l’heureuse illusion a disparu et a comme plongé sous l’eau profonde. Mais non, le voilà bien encore plus loin qui perce subitement les obscurités d’un texte prolixe, ou se dégage triomphant d’un amas de citations prétentieuses et d’équivoques plaisanteries. L’indécision se poursuit ainsi de page en page jusqu’à épuisement complet de l’œuvre du fantasque écrivain, et resterait aussi entière à la fin de la lecture qu’au commencement, n’était une certaine démangeaison à la fois cuisante et légère, tout à fait semblable à celle que laissent les méduses lorsqu’elles se sont résolues en eau, démangeaison qui vous avertit que le génie a passé près de vous et vous a effleuré. Si votre intelligence ne sait que penser, votre sensibilité est mieux instruite ; consultez-la, et elle dissipera vos doutes. Oui, vous dira-t-elle, c’était bien un vrai fils de la vie et de la nature qui m’a touché, car la nature et la vie se sont réveillées en moi à son contact. Le simple talent n’opère pas sur moi de tels miracles, et c’est à d’autres facultés qu’il s’adresse pour obtenir cette approbation froidement judicieuse suivie d’un si rapide oubli que ses œuvres inspirent. À la vérité, ce génie doit être bien petit et bien faible pour m’avoir laissé dans une telle indécision, car d’ordinaire l’émotion qu’apporte le génie révèle sa présence avec la clarté de l’évidence même ; mais qu’il y ait là un atome, une molécule, une étincelle du grand soleil où s’allume l’inspiration véritable, voilà qui n’est point douteux. Que ce soit le dernier des hommes de la race inspirée, c’est possible ; mais certainement c’est un homme appartenant à cette grande race.

Un atome, une étincelle, voilà en effet le génie de Sterne. Tout chez lui est à l’état microscopique, petits personnages, petits caractères, petite philosophie, petites méthodes. Et les émotions qu’il fait naître sont du même ordre que ses peintures et ses récits ; son petit monde de figurines réveille en nous tout un petit peuple de sentiments atomistiques. Mon Dieu ! comme ses acteurs sont exigus ! Serait-ce cependant parce qu’il leur faut peu de place qu’ils se logent si bien dans la mémoire ? Ce qui est certain c’est qu’une fois qu’ils y ont pénétré, ils n’en sortent plus, et que l’oncle Toby, M. Shandy, le caporal Trim, le docteur Slop, l’âne de Lyon et celui de Nampont restent dans le souvenir aussi obstinément que les héros les plus renommés du drame et du roman. Il n’est pas en son pouvoir d’ouvrir en vous le réservoir des larmes et de les faire couler à flots : tout ce qu’il peut faire, c’est d’en amener au bord de vos paupières une ou deux qu’il va chercher, on ne sait comment, dans de petits lacs intérieurs que lui seul connaît ; mais ces quelques larmes sont de vraies larmes, telles que le génie seul sait en attirer dans les yeux nobles, et non cette rosée banale que les productions de la sentimentalité font jaillir des yeux du vulgaire. Il n’a pas davantage la force de frapper de grands coups : il se contente de vous pincer finement comme pourrait le faire une main d’enfant ; mais, chose curieuse, la douleur de cette meurtrissure persiste avec une obstination singulière qui rappelle ces blessures imperceptibles et tenaces que font, au dire des savants en démonologie, les fées et les lutins à ceux dont ils veulent tirer vengeance. Sa plaisanterie non plus ne vous atteint point par un de ces chocs vigoureux et immédiats, par une de ces secousses d’hilarité, où se reconnaît la force des grands auteurs comiques ; non, il se contente de vous effleurer lentement comme avec une barbe de plume, et cependant il y a un moment où le rire ainsi sollicité devient vraiment irrésistible… Mais n’anticipons pas davantage sur la description de ce génie, et venons immédiatement au livre qui fait le sujet des pages présentes.

M. Percy Fitzgerald s’est imposé la tâche aimable d’élever un monument littéraire à la mémoire de Sterne, et il a écrit deux très longs volumes remplis des détails les plus minutieux. Aucun genre de recherche ne lui a coûté ; il a suivi fidèlement Sterne à travers toutes les étapes de sa vie à la fois si paisible et si agitée ; il a mis ses pieds dans toutes les traces qu’avaient laissées les pas de son auteur favori ; il a consulté tous les registres de paroisse pour connaître les dates exactes de tels petits faits, les livres de ménage pour connaître la valeur exacte, de telles dépenses domestiques, les souvenirs locaux pour mettre d’accord la tradition orale et les documents écrits ; il a interrogé les lieux où s’écoula sa vie pour savoir si ces témoins muets pourraient lui révéler quelques-unes des particularités du génie de son auteur. Quiconque a pu lui livrer un autographe, un dessin, une lettre inédite de Sterne, a été le bienvenu. Il est résulté de ces recherches, entreprises avec une patience amoureuse, un livre des plus intéressants, auquel nous reprocherons cependant deux petits défauts. Le premier s’adresse à la forme adoptée par l’auteur, qui s’est trop scrupuleusement appliqué, selon nous, à imiter le genre de narration pittoresque mis à la mode par Thomas Carlyle. Ce genre convient merveilleusement à certains sujets d’histoire ou de grande littérature, mais il s’adapte mal à un sujet où se succèdent les petits tableaux de l’idylle, du vaudeville, de l’anecdote de la vie mondaine. Le second porte sur l’étendue de l’œuvre. Deux volumes de près de cinq cents pages chacun sur l’auteur de Tristram Shandy et du Voyage sentimental, c’est beaucoup, c’est trop, et il nous semble qu’un seul aurait suffi pour condenser tout ce que la vie de Sterne offre de réellement curieux. La personne de Sterne remplit mal deux gros volumes, et l’on pourrait dire que le gentil ecclésiastique est là-dedans comme dans une soutane trop large. Sterne, ne l’oublions pas, n’est après tout que l’auteur de deux livres ingénieux ; aucun des grands intérêts humains ne l’a préoccupé ; il n’a été mêlé à aucune grande querelle religieuse, philosophique ou littéraire ; il n’a été acteur dans aucun événement important pour notre race, il n’a même imposé au goût de son pays aucune direction nouvelle ; en un mot, il n’a pas eu de rôle extérieur, public, historique. Reste donc l’individu, l’homme Sterne, the man Sterne, comme disait brutalement le docteur Samuel Johnson ; mais ici encore l’étoffe est mince et de médiocre largeur. La plus grande partie de cette existence s’est écoulée assez obscurément dans quelques paroisses du Yorkshire. Sterne était déjà avancé en âge lorsque la fantaisie lui prit de devenir auteur. Ce n’est guère qu’à partir de la publication de Tristram Shandy qu’il se mêla beaucoup aux hommes et aux choses, et cette publication, qui date de 1760, fut suivie d’assez près par la mort de l’auteur, arrivée en 1768. Il n’y a donc dans cette existence que huit années de pleine lumière, encore l’intérêt de ces huit années est-il comme tari et desséché par la maladie et la perspective de la mort prochaine. Le meilleur de l’activité de Sterne pendant ces années de célébrité est employé aux soins et aux préoccupations d’une santé toujours chancelante ; M. Fitzgerald aurait donc pu, sans que son livre y perdît rien, abréger sa tâche de moitié ; mais, cela une fois dit pour l’acquit de notre conscience de critique, il ne nous reste plus qu’à remercier l’auteur pour l’instruction réelle qu’il nous a donnée et pour les matériaux rassemblés avec tant de soin dont il a mis notre curiosité et celle de tout ami des lettres en mesure de profiter. Essayons avec son aide de présenter au lecteur le portrait fidèle d’un des plus beaux esprits du dernier siècle et du plus étrange ecclésiastique qui fut jamais dans aucun pays chrétien.

Ce bel esprit incontestable et ce très contestable ecclésiastique portait un nom très répandu à la fois en Angleterre et en Irlande, et ici, appliquant les méthodes capricieuses de l’auteur du Voyage sentimental, nous demanderons la permission de faire, en manière de préface, une réflexion qui, n’étant pas sans analogie avec la théorie de M. Shandy père sur l’influence des noms de baptême, ne paraîtra pas déplacée en pareil sujet. Si jamais mortel fut affublé par le hasard de la naissance du nom qui semblait le moins lui convenir, à coup sûr c’est le gentil Laurence. Ouvrez en effet le premier dictionnaire anglais venu, et vous y verrez que le mot stern signifie sévère, austère, rigoureux. Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans ce nom une ironique et bouffonne antiphrase, et qu’il désigne l’auteur de Tristram Shandy à peu près avec autant d’exactitude que le nom d’Euménides désignait les furies antiques. C’est une des jolies malices du hasard. Voilà un nom qui aurait convenu à merveille au plus opiniâtre des yeomen saxons ou au plus morose des puritains de Cromwell ; eh bien, la fortune va s’amuser à l’appliquer comme étiquette sur le bel esprit le plus vif, le plus capricieux, le plus volage et pour tout dire le plus polisson qui soit jamais né dans les trois royaumes. Quel présage, ô monsieur Shandy ! Est-ce que votre théorie si ingénieuse sur les noms de baptême va se vérifier encore sur les noms propres, et cet enfant ainsi nommé à rebours est-il donc destiné à tout faire à rebours ? Alas ! poor Yorick !

Il sortait d’une famille appartenant à cette classe si nombreuse de la gentry qui a formé de tout temps la grande force de résistance, le lest politique de la solide Angleterre. Cette famille des Sterne était si nombreuse et avait poussé des branches dans tant de directions opposées, qu’on a quelque peine à s’y reconnaître, même avec son arbre généalogique sous les yeux et les explications minutieusement précises du nouvel historien de son plus remarquable rejeton. Nous ne remonterons pas plus haut, si vous le permettez, que le docteur Richard Sterne, célèbre, pendant les guerres de la révolution, par son attachement au parti du roi, et qui mourut en 1683 archevêque d’York. Richard Sterne semble avoir porté vaillamment le poids d’une vie pleine de troubles. Il appartenait à l’université de Cambridge, lorsqu’éclata la querelle entre le roi et le parlement, et il se rangea hardiment et ostensiblement du côté des cavaliers. Il assista son patron, l’archevêque Laud, sur l’échafaud, envoya l’argenterie de l’université au camp de Charles Ier, et en fit tant enfin qu’il s’attira l’animosité de Cromwell, fut empilé à bord d’un navire avec d’autres théologiens de son parti, et courut un moment le risque d’être vendu comme esclave aux pirates algériens. Relâché après dix jours de souffrances sans nom, le docteur Sterne fut laissé libre de gagner sa vie comme maître d’école en attendant des jours meilleurs : ils arrivèrent avec la restauration, qui le fit d’abord évêque de Carlisle et enfin archevêque d’York. Il a été jugé avec sévérité par les théologiens du parti opposé au sien. L’oracle des presbytériens à cette époque, Richard Baxter, celui-là même qui soutint avec une si tranquille dignité les insultes de Jeffreysi dans les scènes de réaction qui signalèrent l’inauguration du règne de Jacques II, a parlé de lui en ces termes, où se réfléchit son caractère bien connu, à la fois doux et morose : « Parmi les évêques, il n’y en avait pas dont le visage promît davantage ; mais il n’avait pas la moitié de la charité qui convenait à un si grave prélat et d’un aspect aussi ascétique. » Plus amer que le jugement du docteur non conformiste est celui de l’évêque Burnet, le plus whig des anglicans de l’époque. « Sterne mourut, dit-il, dans sa quatre-vingt-sixième année. C’était un ecclésiastique d’âcre et mauvais caractère, qui ne pensait qu’à l’enrichissement de sa famille. » Quoi qu’il en soit de ces jugements, dictés en partie par l’animosité politique, les faits plaident en faveur de l’archevêque Sterne et montrent en lui, sinon un grand zèle mystique, au moins une bienfaisance pratique qui s’accorde parfaitement |avec ce que nous savons de son rôle public. Jeune, lorsqu’il n’était encore que master du collège de Jésus l’université de Cambridge l’usage des orgues commençant à s’introduire dans le service religieux, il avait fait don à son collège d’un de ces instruments. Longtemps après, devenu archevêque, il se souvint de sa vieille université et la gratifia d’une rente annuelle de 40 livres pour l’éducation de quatre étudiants. On le voit encore contribuer à la réédification de la cathédrale de Saint-Paul, travailler à la révision du Common prayer book, et on l’a soupçonné d’être l’auteur de ce livre célèbre de morale religieuse qui porte pour titre le Devoir complet de l’homme (the whole Duty of Man). Cet archevêque, qui fut béni d’une nombreuse postérité, — il eut treize enfants dont cinq seulement survécurent ou sont connus, — est l’aïeul du lieutenant Roger Sterne, prototype du fameux oncle Toby et père de Tristram-Laurence-Yorick, le voyageur sentimental, regardé par ses compatriotes comme le digne successeur de Swift en scandale et en talent, et baptisé par les Français du xviiie  siècle du nom de Rabelais de l’Angleterre.

Afin de ne pas fatiguer le lecteur de détails pour lesquels sa mémoire n’aurait pas de place, je me bornerai à ce seul nom de l’archevêque Sterne, en rappelant toutefois qu’une bonne moitié au moins du Tristram Shandy ne peut se comprendre qu’à la condition d’être considérée comme une chronique domestique d’une ancienne famille de bourgeoisie anglaise mêlée depuis plusieurs générations aux querelles politiques du pays, et ayant assez vécu pour avoir connu plusieurs fois les vicissitudes de la fortune. Vieilles anecdotes de famille transmises de père en fils, reliques touchantes et comiques, vieilles recettes de remèdes conservées précieusement sur des chiffons de papiers jaunis par le temps, opinions biscornues et originales fondées sur quelque aventure immémoriale ou quelque lointaine expérience, toutes ces excentricités remplissent le Tristram Shandy et font un des charmes principaux du livre. Il y a là des ustensiles de ménage qui sont centenaires, des plaisanteries qui sont octogénaires et des douleurs qui ont plus que l’âge déjà respectable de M. Shandy et de l’oncle Toby. Le lillibullero que sifflote entre ses dents le vieux vétéran des guerres de Marlborough, c’est le même chant satirique que Thomas, comte de Wharton, fit courir contre Tyrconnel, nommé lord-lieutenant d’Irlande. Cette opinion prédestinatienne : « Chaque balle a son billet », que le caporal Trim rappelait à l’aurore du règne de George III, remonte jusqu’à Guillaume d’Orange, à qui elle appartient. Ces bottes à genouillères dans lesquelles le même caporal Trim taille innocemment deux simulacres de canons pour le simulacre de forteresse de l’oncle Toby ont une histoire, et une longue histoire. « Par le ciel ! s’écria mon père en se levant de sa chaise et en jurant, il n’y avait pas d’objet en ma possession auquel j’attachasse un aussi grand prix que ces bottes à genouillères. C’étaient les bottes de notre arrière-grand-père, frère Toby ! elles étaient héréditaires. — En ce cas, répondit mon oncle Toby, je crains fort que Trim n’ait coupé court à toute transmission ultérieure. — Je n’ai coupé que les tiges, plaise à Votre Honneur ! dit Trim. — Je hais les perpétuités autant qu’homme au monde, s’écria mon père ; mais ces bottes à genouillères, s’écria-t-il, souriant au milieu de sa colère, étaient dans la famille depuis les guerres civiles, frère ; sir Roger Shandy les portait à la bataille de Marston Moor. Je déclare que je ne les aurais pas données pour dix livres. » Il est difficile que M. William Shandy et l’oncle Toby eussent jamais connu leur tante Dinah, qui, quelque soixante ans auparavant, avait épousé son cocher, et cependant cette anecdote hantait comme un souvenir importun la cervelle de l’excellent vieux soldat, et M. Shandy ne pouvait s’empêcher de bondir toutes les fois qu’il entendait son frère mentionner ce nom. Ainsi c’est à son origine que Sterne doit ces lumières mêlées d’ombre qui enveloppent ses personnages, c’est au passé de sa famille qu’il doit ce clair-obscur qui illumine ses intérieurs bourgeois et qui permet à ses petits tableaux de genre de soutenir la comparaison avec les meilleures toiles de l’école hollandaise.

Soit que la fortune laissée par l’archevêque Richard, divisée, puis subdivisée encore, ait fini par se réduire en atomes chez quelques-uns des membres de sa famille, soit que, selon l’ancienne coutume, on ait chargé la Providence de veiller à la fortune des cadets, nous trouvons en 1711 son petit-fils Roger Sterne simple enseigne dans l’armée des Flandres, au régiment de Chudleigh, n’ayant pour vivre que sa mince paye de 3 shillings et 2 pence 1/2 par jour (4 francs de notre monnaie), et fortement endetté envers une manière de fournisseur ou de cantinier de l’armée, d’origine irlandaise, du nom de Nuttle. Ce Nuttle avait une belle-fille, Agnès, veuve d’un ancien capitaine Hebert ou Herbert. L’enseigne Roger vit peut-être dans cette veuve un moyen de se délivrer des importunités du beau-père, et dans l’automne de 1711 il l’épousa à Bouchain en Belgique, où son régiment tenait garnison. La précédente union avait sans doute à peine entamé chez la veuve sa puissance de parturition, et Roger Sterne avait sans doute aussi hérité de la fécondité de son grand-père, car à partir de ce mariage sa vie fut celle des pauvres officiers de toute nation que nous voyons traîner après eux une femme toujours en travail d’enfant ou en travail de nourrice. Dans toutes les garnisons où son devoir l’arrête, sa femme lui donne un nouveau-né : en 1712, à Lille en Flandre, la petite Marie, sœur aînée de Sterne ; en 1713, à Clonmel en Irlande, notre célèbre Laurence, et ainsi de suite jusqu’au jour où le hasard du service militaire mit entre les époux l’étendue de l’Océan, et où l’enseigne, alors lieutenant, trouva son dernier et éternel casernement à Port-Antonio, dans la partie nord du la Jamaïque.

Le petit Laurence Sterne était né au carillon de la paix d’Utrecht, sous des auspices à la fois joyeux et tristes, et sans doute le sourire avec lequel son père accueillit sa venue au monde était mouillé d’une larme, ni plus ni moins que le sourire d’Andromaque. Ici encore se vérifie la justesse des opinions de M. Shandy sur la fatalité des circonstances dans lesquelles les enfants viennent au monde. Ce sourire paternel, ce sourire doux et triste que Sterne rencontra à sa naissance, fut la lumière qui éclaira sa vie et son talent, et dont il ressentit toujours l’influence. C’était alors la coutume de licencier après la guerre les régiments dont on n’avait plus un besoin absolu, et le régiment de Chudleigh fut au nombre de ceux que la paix d’Utrecht fit juger temporairement inutiles. Roger Sterne se trouvait donc, pour prix de ses fatigues, jeté sur le pavé avec une femme et deux enfants ! Que faire ? Le Nuttle n’était pas tendre et ne semblait pas disposé à renouveler la dette que Roger avait échangée contre la personne de sa belle-fille. Après quelques hésitations, l’enseigne se décida à aller frapper à la porte de son riche parent, Richard Sterne d’Elvington, dans le Yorkshire, qui généreusement reçut sous son toit les époux errants. Là, d’heureuses nouvelles vinrent les trouver : le régiment de Chudleigh était rétabli, et la petite barque du pauvre ménage se trouvait ainsi remise à flot ; mais, à partir de ce moment, que de marches et de déplacements ! Mistress Agnès doit passer à faire et à défaire les malles de la famille tout le temps qu’elle ne donne pas à la tâche conjugale et à l’œuvre importante de la perpétuation de la race des Sterne. Nous ne les suivrons pas dans leurs diverses garnisons de Dublin à Exeter, d’Exeter à Dublin, de Dublin à Wicklow, non plus que dans la petite expédition du Vigo. Un pareil travail serait presque aussi fatigant pour nous que ce vagabondage obligé le fut pour les deux époux, et nous n’avons pas comme eux, pour nous l’imposer, l’obligation du devoir.

Tous ces détails de garnison et de vie militaire sont aujourd’hui pour nous sans intérêt, et cependant il en faut tenir grand compte, car ils ont exercé une influence considérable sur le développement du génie de Sterne. Ses yeux se sont ouverts sur des scènes de caserne, et les premiers récits qui ont frappé ses oreilles, ce sont des histoires de régiment, des aventures d’officiers à demi-solde, des facéties de vétérans. Voilà les éléments qui furent offerts par la fatalité de la fortune à sa jeune curiosité, et tous les lecteurs de Tristram Shandy savent si son génie en a su bien profiter. Les meilleures pages de son roman, ses plus ingénieux épisodes, ses plus sympathiques personnages sont dus à ces souvenirs et à ces émotions de l’enfance. C’est dans cette vie de caserne qu’il a pu connaître et surprendre ces végétations singulières et touchantes d’honneur et d’humanité que le métier militaire fait plus que tout autre germer dans les cœurs bien nés. Cet oncle Tobie, si bon, si inoffensif, si candide, c’est le lieutenant Sterne lui-même, que vous auriez pu impunément tromper dix fois de suite, au dire de son fils, si neuf n’avaient pas suffi à votre dessein. Ce caporal Trim, qui a trouvé ses invalides auprès de son vieux capitaine, exista en réalité. Il se nommait James Butler ; il était, comme Trim, d’origine irlandaise, et plus d’une fois il avait porté dans ses bras le petit Laurey. Ce lieutenant Lefebvre à l’agonie si touchante, Sterne en avait entendu raconter l’histoire à son père. Ce fameux bonnet espagnol, ce montero cap que Trim conserve avec tant de soin comme une de ses plus précieuses richesses, vient en droite ligne de l’expédition du Vigo. L’histoire du frère de Trim, détenu en Espagne dans les cachots de l’Inquisition, a aussi son origine dans une de ces expéditions auxquelles l’ambition d’Élisabeth Farnèse obligea l’Angleterre. Puis, comme les parents les plus prudents sont enclins à oublier souvent combien l’intelligence de certains enfants est précoce, et comme les serviteurs dans le laisser-aller de leur conversation populaire ne font pas toujours attention à qui les écoute, les oreilles du jeune Laurence avaient retenu plus d’une scabreuse histoire de garnison racontée aux heures où sa présence était mise en oubli ou n’était pas soupçonnée. L’histoire de la béguine des Flandres et bien d’autres de l’espèce la plus équivoque n’ont sans doute pas d’autre origine que quelques-unes de ces conversations de caserne écoutées avec une indiscrète avidité par un enfant à l’esprit trop éveillé. De cette éducation d’enfance, il resta chez Sterne une extrême sympathie pour le caractère moral du soldat, sympathie qui subsista jusqu’à la fin de ses jours et qui trouva pour s’exprimer la délicatesse la plus ingénieuse et la plus pathétique sensibilité. Cette sympathie se fait jour jusque dans le Voyage sentimental, dont deux des plus jolis épisodes sont à coup sûr l’anecdote de ce chevalier de Saint-Louis qui vend des petits pâtés pour vivre à la porte du château de Versailles et celle de l’épée du marquis d’E… On a accusé Laurence d’avoir été envers sa mère un fils ingrat, et tout à l’heure nous verrons ce qu’il faut penser de cette accusation ; mais ce qu’on peut affirmer en toute assurance, c’est qu’il fut singulièrement fidèle au souvenir de son père, car le Tristram Shandy n’est en un sens qu’un monument élevé à la mémoire du lieutenant Roger, et certes jamais la tendresse filiale ne trouva une expression plus touchante et plus affectueuse.

Le lieutenant Roger Sterne eut une fin triste et singulière, tout à fait shandyenne et qui ressemble à un des caprices de l’imagination de son fils. Il était, ainsi que nous l’avons dit, d’humeur douce et inoffensive ; toutefois il était soldat, et il avait en conséquence ses susceptibilités et ses éclats de colère. Pendant le siège de Gibraltar, en 1727, il se prend un jour de querelle avec un certain capitaine Philips à propos d’une oie. Cette oie est un des beaux exemples qu’on puisse citer des particularités grotesques qui ont été l’origine première d’un nombre infini de disputes. De combien de duels, et des plus acharnés, s’il vous plaît, cette oie, sous une forme ou sous une autre, n’a-t-elle pas été le prétexte ! On ne sait pas au juste comment ce fatal volatile détermina le duel qui, s’il en faut croire la légende, fut excentrique jusqu’au bout. La rencontre des deux adversaires eut lieu, dit-on, dans une chambre, et le capitaine Philips poussa le lieutenant Sterne avec tant de vigueur que la pointe de son épée, dont il le perça de part en part, vint s’enfoncer dans le mur. Ainsi fixé à la manière des papillons dans un carton d’entomologiste, le lieutenant Sterne conserva assez de force et de présence d’esprit pour prier poliment son adversaire d’essuyer soigneusement le plâtre qui s’était attaché à l’extrémité de son épée avant de la lui retirer du corps. Le lieutenant survécut cependant à cette perforation, mais avec une constitution altérée, et ce ne fut qu’en 1731 qu’il rendit le dernier soupir à Port-Antonio, dans la Jamaïque, où son régiment fut envoyé après le siège de Gibraltar.

Pendant ce temps, le petit Laurence Sterne avait grandi, sans autre aventure qu’un accident qui faillit priver le xviiie  siècle d’une de ses plus vives figures. À l’époque où son père tenait garnison à Wicklow, en Irlande, il visitait fréquemment le presbytère d’un certain M. Fetherston, parent de sa mère et vicaire d’Annamoej. Un jour, l’enfant, jouant près d’un moulin, tomba dans le canal au moment même où la roue était en mouvement, laquelle roue, au lieu de l’écraser ou de l’envoyer faire une promenade dans les airs, se contenta de le pousser affectueusement par-dessus l’écluse. Grâce à ce salut miraculeux, M. Laurence fut pendant quelques jours un personnage, et tous les paysans des environs vinrent voir par curiosité le bambin qu’avait épargné ce moulin, qu’on montre encore, paraît-il, à Annamoe.

Avant de partir pour le siège de Gibraltar, en 1727, son père l’avait placé à l’école d’Halifax, dans le Yorkshire, école dont son oncle Richard Sterne était un des gouverneurs. Ce qu’était à cette époque le jeune écolier, nous pouvons nous le figurer aisément par les portraits de l’homme fait qui nous restent de lui et qui nous représentent une physionomie si conforme au caractère de son génie, car les traits de Sterne changèrent peu, et il semble avoir conservé toute sa vie le visage de son enfance. Cette physionomie est un des plus gracieux caprices qui nous soient connus de cette artiste inépuisable en inspirations, la nature. Qui donc n’a présente au souvenir la mine espiègle de Sterne avec ses grands yeux éveillés, ses traits irréguliers et mobiles admirablement disposés pour la mimique, son nez railleur, ses lèvres faites pour le sourire et la moue, — l’ensemble le plus gentiment grimacier qui se puisse concevoir ? Il est à peu près inutile de demander si un pareil enfant présenta le type accompli de l’écolier appliqué et laborieux, de ce qu’on appelle au collège le bon sujet. La régularité pesante du travail convenait peu à un esprit composé d’éléments aussi subtils et mercuriels que le sien ; cependant il n’était point un paresseux, il lisait beaucoup, mais il n’aimait à travailler que lorsqu’il lui plaisait, et, dit la légende universitaire, une fois tous les quinze jours. Une anecdote qu’il nous a lui-même conservée mérite d’être mentionnée comme la preuve qu’en dépit de son peu d’application des yeux clairvoyants pouvaient apercevoir en lui dès cette époque les talents de l’homme futur. Un jour qu’on avait reblanchi à la chaux les murs de la salle d’étude, le jeune Laurence s’avisa de grimper à une des échelles oubliées par les ouvriers et d’inscrire son nom en grandes capitales sur cette surface remise à neuf. Irrité de ce méfait, un des ushers, ce que nous appellerions un des maîtres d’étude, se mit en devoir de faire subir au coupable la peine du fouet ; mais le directeur de l’école, au grand étonnement de tous, blâma ce traitement et déclara que ce nom de Laurence Sterne resterait sur la muraille pour rappeler qu’un futur homme de génie avait été élevé dans le collège. Il est douteux que le professeur au nom inconnu qui augurait si bien de l’avenir de Laurence ait vécu assez longtemps pour voir se réaliser son pronostic, car ce n’est qu’aux approches de la cinquantaine qu’il plut au capricieux Yorick de déchirer sa robe de prêtre et de montrer qu’elle recouvrait un des arlequins les plus lestes, les plus ingénieux, les plus fertiles en espiègleries qui aient jamais effleuré les épaules de l’humanité de leur batte légère, et par-dessous leur masque noir fait la grimace à l’hypocrisie et à la sottise.

Son père mourut pendant qu’il était encore à Halifax, laissant sa famille sans ressources ; mais l’avenir de Laurence ne souffrit en rien de cet événement. Son riche cousin, Richard Sterne, qui s’était si généreusement conduit envers l’enseigne, déclara qu’il servirait de père à l’enfant, et il tint parole. Un de ses oncles, Jacques Sterne, archidiacre d’York, whig aussi âpre que son grand-père l’archevêque avait été tory ardent, ecclésiastique aux allures violentes et aux poursuites mondaines, pluraliste célèbre, qui s’entendait comme pas un à pratiquer le cumul, se chargea aussi de pousser sa fortune. Enfin Cambridge ne pouvait refuser au descendant de l’archevêque qui avait été maître du collège de Jésus une partie de la rente dont l’aïeul de Sterne avait doté l’université pour l’éducation des écoliers pauvres. La vie de l’université fut à peu de chose près la répétition de celle du collège : beaucoup de lectures, un travail peu régulier, et quelque dissipation. C’est là qu’il forma cette intimité qui a tenu dans sa vie une grande place, et qui a exercé peut-être sur sa destinée une influence fatale, avec le jeune Hall Stevenson, celui-là même que l’on voit, sous le nom d’Eugenius, traverser le Tristram Shandy comme conseiller du vicaire Yorick. Un autre de ses camarades fut le poète Gray, l’auteur si fameux autrefois de l’élégie le Cimetière de village, petit chef-d’œuvre qui lui conserve encore l’ombre d’un nom, ombre rêveuse et mélancolique comme son talent même : mais Gray, qui était tout à fait pauvre et d’humeur studieuse, se mêlait peu à ces gais compagnons, et le nom de Laurence s’était si complètement effacé de sa mémoire, que lorsque, bien des années après, ce nom fut devenu célèbre, il ne se rappelait pas l’avoir jamais connu.

Pauvre Gray ! puisque je rencontre ici ton doux souvenir, je ne puis m’empêcher de me détourner un instant de mon sujet et de m’autoriser de la méthode shandyenne des digressions pour te saluer en passant. L’oncle Toby, qui pour prix de sa bravoure avait recueilli une retraite obscure et une blessure à l’aine, ne prêche pas plus éloquemment la vanité de la gloire militaire que toi la vanité de la gloire littéraire. Que reste-t-il de toi, si studieux, si érudit, si curieux de toute bonne et originale littérature ? Longtemps avant que nos critiques et chercheurs modernes eussent cru découvrir les premiers les beautés des poèmes barbares, tu étais un connaisseur en littérature scandinave et en littérature galloise, et ta muse à l’éducation classique, mais pieusement fidèle à son origine septentrionale, aimait à mêler à sa couronne de fleurs latines les glaïeuls et les nénuphars du Nord. Tu avais cependant demandé bien peu à la postérité, et tu avais fait ton bagage bien mince : cinq ou six petits poèmes, parmi lesquels étaient deux chefs-d’œuvre ! mais cette modestie même n’a pu te sauver de l’oubli. Un instant tu fus célèbre, et tes mânes durent tressaillir d’orgueil le jour où un grand enchanteur qui savait à peine le nom de Spenser, Chateaubriand, te fit une si large place dans l’histoire de la littérature de ton pays. Et aujourd’hui voilà qu’on pourrait presque t’appliquer les fameux vers de ton élégie sur les Miltons inconnus et les Cromwells sans gloire qui dorment dans la paix du néant ! Combien ton sort est fréquent ! Les souvenirs évoquent les souvenirs, et ton nom prononcé rappelle à la mémoire celui d’un de tes frères en rêverie, ton contemporain et ton compatriote, le poète Collins, auteur comme toi d’un chef-d’œuvre, une Ode au soir, où toute la musique du crépuscule a été exprimée. Qui donc connaît aujourd’hui l’Ode au soir, de Collins ? Aussi peu de personnes qu’il y en aura dans quelque, cent ans qui connaîtront l’oncle Toby et le caporal Trim eux-mêmes !

Quam multa in sylvis autumni frigore primo
Lapsa cadunt folia…

Nous venons de voir Laurence généreusement adopté par sa famille, et ici nous poserons la question si controversée : Sterne fut-il un fils ingrat ? car la véritable réponse se trouve, croyons-nous, dans cette adoption. Un fait est certain, c’est qu’à partir de la mort du lieutenant Roger mistress Sterne se trouve complètement séparée de son fils et qu’on n’entend plus parler d’elle. Tout ce qu’on en sait, c’est qu’elle tenait une petite école en Irlande. Plus de vingt ans après l’ordination de Sterne et à la veille de sa grande célébrité, en 1758, on la voit reparaître un instant, dans des circonstances fort malheureuses, pour implorer le secours de son fils, qui lui est très affectueusement accordé ; puis, après cette rapide apparition, elle rentre de nouveau dans la nuit. Que s’était-il passé pendant ces vingt années entre la mère et le fils ? Nous l’ignorons absolument. Nous ferons remarquer que l’obscurité qui recouvre ces relations s’étend à tous les autres épisodes de la vie de Sterne pendant ces vingt années. À l’exception de quatre lettres écrites à l’époque qui précéda immédiatement son mariage et adressées à cette miss Élisabeth Lumley qui devait devenir sa femme, la correspondance de Sterne depuis sa jeunesse jusqu’à sa célébrité a été perdue tout entière. Si nous possédions cette correspondance, nous pourrions nous prononcer en connaissance de cause, car nous y lirions la justification ou la condamnation de Sterne ; mais en l’absence de tout document, comment oser soutenir une accusation aussi cruelle, laquelle ne repose sur aucun autre témoignage que celui d’Horace Walpole, bel esprit peu porté à l’indulgence, et qui aurait pu garder pour lui-même une bonne partie du reproche de sécheresse qu’il adressait à Sterne ? L’accusation de Walpole repose sur un fait malheureusement vrai, mais qu’il est facile d’expliquer. « Je tiens d’une autorité irrécusable, dit-il, que sa mère, qui avait ouvert une école, s’étant endettée par suite des extravagances d’une de ses filles, aurait pourri en prison, si les parents des écoliers n’avaient ouvert une souscription en sa faveur. Son fils était trop sentimental pour avoir aucune sensibilité. Un âne mort était pour lui plus important qu’une mère vivante. » L’épigramme finale est mordante, mais porte à faux, car il est douteux que, lorsque Sterne écrivit l’épisode de l’âne mort, sa mère vécût encore. Quant au fait de la souscription, il n’a rien de déshonorant pour Sterne, car il est antérieur à sa célébrité d’écrivain, et ce n’est qu’à la suite du succès obtenu par Tristram Shandy que sa vie cessa d’être aussi étroite qu’elle l’avait été jusqu’alors. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pu à lui tout seul, chargé pour son propre compte des soins d’une famille, suffire à solder la dette dont parle Walpole. Ce qui serait tout à fait coupable, c’est qu’il n’eût pas fait tout ce qu’il pouvait en pareille circonstance, mais cela est peu probable, car, quelque temps après, nous voyons la mère venir dans le Yorkshire pour consulter son fils, qui écrit cette phrase, extraite par M. Fitzgerald d’une des lettres par lui retrouvées : « J’espère que l’affaire de ma pauvre mère est cette fois finie à notre satisfaction, et, j’en ai la confiance, à la sienne propre. » Reste le fait de la longue séparation de la mère et du fils, mais l’adoption du jeune Laurence par les Sterne suffit pour l’expliquer, et l’on n’a qu’à regarder ce qui se passe dans les familles bourgeoises en pareil cas pour tout comprendre. Il est évident que la veuve de l’enseigne Roger ne fut jamais qu’une étrangère pour les Sterne. Son fils faisait partie de leur famille, non pas elle ; en se chargeant de son éducation et de sa carrière, ils le séparaient d’elle et disaient ostensiblement : L’enfant est à nous, non à vous. Ainsi qu’il arrive en de telles circonstances, la pauvre veuve rendit, comme un dépôt qui ne lui appartenait pas, l’enfant à la famille de son père, et il est même permis de croire qu’elle le fit avec joie, heureuse dans son malheur de cette séparation qui préservait son fils de l’indigence ; puis elle s’éloigna de cette famille, qui l’aurait toujours vue avec froideur, et elle se retira en Irlande, là où elle avait encore conservé quelques-uns des siens. L’orgueil des Sterne d’une part, le bon cœur et le bon sens de la mère de l’autre, opérèrent sans doute cette séparation, dans laquelle Laurence ne fut pour rien à l’origine. L’éloignement et le temps firent le reste. Telle est probablement la vérité sur cette disparition de mistress Sterne. M. Fitzgerald, dans son ingénieux plaidoyer en faveur de Laurence, n’a pas assez aperçu que la justification de son auteur favori est dans cette adoption qui ne permettait de suivre leur cours normal ni aux sentiments de la mère, ni aux sentiments du fils.

Sterne se trouvait tout naturellement désigné pour l’Église ; sa pauvreté ne lui laissait guère le choix d’une autre carrière, et c’était en outre dans l’Église qu’il avait ses appuis les plus solides. En conséquence, à sa sortie de l’université, il fut ordonné prêtre (août 1738), et aussitôt après, par les soins de son oncle, l’âpre archidiacre whig, muni du vicariat de Sutton et du titre de prébendier d’York. Trois ans plus tard, en 1741, il s’attachait au pied le boulet qu’il devait traîner toute sa vie, c’est-à-dire sa femme, l’insignifiante et quelque peu maussade Élisabeth Lumley. Ce mariage était pourtant du genre de ceux qui sont dits d’inclination, et Laurence l’avait désiré avec autant de constance et d’ardeur que lui en permettait sa capricieuse nature. C’est dans la société de ses riches cousins du Yorkshire qu’il avait rencontré cette Élisabeth Lumley, fille d’un clergyman, personne assez médiocre et d’esprit et de visage, s’il faut en croire le témoignage de M. Fitzgerald et celui de Nathaniel Hawthorne, qui, en fouillant la boutique d’un bouquiniste, avait rencontré un portrait de mistress Sterne frappant de vulgarité ; mais elle était jeune alors, et elle avait cette gentillesse du diable que la nature, comme une tendre mère, accorde dans leur printemps à presque tous ses enfants, afin qu’il n’en soit aucun qui reste sans attraits sur les cœurs. C’est par cette gentillesse qu’elle plut à Sterne, qui de sa vie ne semble avoir compris la vraie beauté et se laissa toujours prendre aux visages intéressants. En outre, elle avait une jolie voix et passait pour bonne musicienne ; or Sterne adorait la musique et jouait lui-même du violoncelle. Bref, pour une cause ou pour une autre, Sterne s’en éprit, et cette passion dura plusieurs années. Nous avons quelques-unes de ses lettres d’amour : ce sont de jolies lettres, fort bien écrites, toutes dans le ton de cette sentimentalité qui commençait à être dans l’air à cette époque et que lui-même devait tant contribuer à mettre à la mode, parsemées de quelques exagérations puériles qui font sourire. On a là sous une forme tout à fait gentille l’éternelle histoire des illusions de l’amour. Sterne, le capricieux Sterne, se promet une éternité de bonheur avec cette inoffensive et banale personne ! Vous plairait-il d’entendre Sterne se duper lui-même ? En ce moment de fraîcheur de la première jeunesse, il possède une sincérité de tendresse qui est destinée à passer bien vite, car, si sa femme n’eut jamais que la beauté du diable, on peut dire que lui n’eut jamais que la candeur du diable, une candeur qui fut tout à fait comme ce genre de beauté, un simple déjeuner de soleil. Regardons-le pendant que la rosée de la jeunesse n’est pas encore desséchée.

« Oui, je me déroberai au monde, et pas une langue babillarde ne dira où je suis, et Écho même ne chuchotera pas le nom de ma retraite. Laisse ton imagination se peindre cette retraite comme un petit cottage doré du soleil, sur le flanc d’une colline romantique. — Et penses-tu que je laisserai derrière moi l’amour et l’amitié ? Non ; ils seront mes compagnons dans la solitude, s’asseyant quand je m’assiérai, se levant quand je me lèverai, sous la forme de mon aimable Lumley. Nous serons aussi heureux et aussi innocents que nos premiers parents dans le paradis avant que l’archi-démon pénétrât dans cette scène indescriptible. Dans notre solitude, les plus tendres affections auront de l’espace pour s’épanouir, s’étendre, et produire ces fruits que l’envie, l’ambition et la malice ont toujours tués en germe. Que les tempêtes et les ouragans du monde déchaînent leur rage à distance, cette désolation est par-delà notre horizon de paix. Ma Lumley a vu un polyanthus fleurir en décembre : c’est qu’un mur ami l’avait protégé contre le froid piquant. Aucune influence planétaire ne viendra nous atteindre, excepté celle qui gouverne et chérit les plus douces fleurs. Dieu nous protège ! Combien cette perspective est délicieuse en pensée ! Nous bâtirons et nous planterons comme nous l’entendrons ; nous ne torturerons pas la simplicité par l’art : la nature nous enseignera à vivre, elle sera l’alchimiste qui mêlera pour nous toutes les bonnes choses de la vie en un même breuvage salubre. La sombre famille du souci et de la méfiance sera bannie de notre habitation par ta tendre et tutélaire divinité, et nous chanterons en chœur nos chants de gratitude, et nous nous réjouirons jusqu’à la fin de notre pèlerinage. »

Pendant qu’il baptise de noms romanesques fort baroques les retraites où il va causer avec sa bien-aimée et qu’il se livre à tous les enfantillages de l’amour7, miss Lumley doit quitter le Yorkshire pour le comté de Stafford, résidence de sa famille. Ce sont alors des plaintes, des lamentations, des désespoirs à demi touchants, à demi risibles, où, sous l’amant sincère, le futur comédien de sentiment apparaît le plus naïvement du monde.

« La bonne miss S… (une amie commune des deux amants dont le nom est resté inconnu), avec les appréhensions du meilleur des cœurs, pensant que j’étais malade, insista pour que j’allasse la trouver. Comment se fait-il, ma chère Lumley, que je n’aie jamais pu voir le visage de cette mutuelle amie sans me sentir déchiré ? Elle me fit rester une heure avec elle, et dans ce court espace de temps j’éclatai en larmes une douzaine de fois successivement et avec de tels transports de passion qu’elle fut obligée de quitter l’appartement et de s’en aller sympathiser avec moi dans sa chambre de toilette (c’est-à-dire de s’en aller pleurer pour son compte et à part). J’ai pleuré pour vous, me dit-elle sur le ton de la plus douce pitié, car je connais depuis longtemps le cœur de la pauvre Lumley, et il est aussi tendre que le vôtre, et son chagrin est aussi cuisant, sa constance aussi grande, ses vertus aussi héroïques. Le ciel ne vous a pas rapprochés l’un de l’autre pour vous rendre malheureux. Je ne pus lui répondre que par un regard de sympathie reconnaissante et un profond soupir, et je retournai à votre logement, que j’ai loué jusqu’à votre retour, pour me résigner à mon malheur. Fanny m’avait préparé à souper, — elle est tout attention pour moi, — mais je me mis à table avec des larmes, une sauce bien amère, ma Lumley ; c’est pourtant la seule dont je puisse assaisonner mon repas, car, au moment où elle commença à servir ma petite table, mon cœur m’abandonna. Une assiette solitaire, un seul couteau, une seule fourchette, un seul verre ! je donnai mille regards pensifs et pénétrants à cette chaise que tu as si souvent honorée de tes charmes dans ces repas tranquilles et sentimentaux, puis je posai ma fourchette et mon couteau, et je pris mon mouchoir, et j’en couvris mon visage, et je pleurai comme un enfant. C’est ce que je fais à ce moment même, ma Lumley, car, en prenant la plume, mon pouls bat plus vite, ma figure pâle brille de fièvre, et les larmes tombent sur le papier pendant que je trace le nom de Lumley. »

Nous venons de voir une des averses de sensibilité de ce cœur aux ondées rapides et fréquentes qui fut un avril perpétuel ; voici maintenant une de ses matinées de soleil. C’est une invitation au retour dans le ton du meilleur Sterne. Le style un peu vieillot en est encore charmant :

« Les villes populeuses et les sociétés affairées peuvent plaire à ceux qui sont gais et insouciants, mais la solitude est la meilleure nourrice de la sagesse. Il me semble que je vois en ce moment ma contemplative jeune amie occupée dans son jardin à épier les approches graduelles du printemps. Le perce-neige et la primevère, ces premiers et bienvenus visiteurs, jaillissent sous tes pieds. Flore et Pomone te considèrent déjà comme leur suivante, et dans peu de temps te chargeront de leurs plus doux fruits. La race emplumée t’appartient tout entière, et avec elle une musique qui ne doit rien à l’art commencera bientôt à saluer joyeusement tes promenades du matin et du soir. Cependant, aussi doux que tout cela puisse être, reviens, reviens, les oiseaux du Yorkshire accorderont aussi bien leurs instruments et chanteront aussi mélodieusement que ceux du Staffordshire. Adieu, ma bien-aimée, trop à toi pour mon repos. »

Miss Lumley revint, mais dans un état de santé qui fit craindre un instant à Laurence qu’elle ne lui fût enlevée pour toujours. Dans la courte esquisse qu’il traça de sa vie pour l’instruction de sa fille Lydia quelques jours avant sa mort, il nous a conservé sur cette maladie une touchante anecdote. « Un soir que j’étais assis près de son lit, le cœur presque brisé de la voir si malade, elle me dit : Mon cher Laurey, je ne serai jamais à vous, car je crois en vérité que je n’ai pas longtemps à vivre ! Mais je vous ai laissé jusqu’à un shilling de ma fortune. Puis elle me montra son testament. » Cette petite fortune dont elle voulait faire Sterne héritier servit vingt ans plus tard à payer en grande partie les dettes laissées par lui. Outre cette fortune, elle apportait encore à Sterne le bénéfice du vicariat de Stillington, qu’un ami de sa famille lui avait promis comme cadeau de noces, en sorte que ce mariage d’inclination fut en même temps pour l’heureux Yorick une excellente affaire pratique.

Ce qu’il advint de ce mariage, une pièce écrite vingt-six ans plus tard vous le dira, si vous la lisez avec soin. C’est une lettre en latin macaronique adressée à son ami Stevenson en 1767, par conséquent un peu moins d’un an avant sa mort8. La pièce est amusante, mais il y a là une légèreté qui fait mal. On y reconnaît par trop celui à propos de qui l’évêque Warburton, qui l’aimait pourtant beaucoup, écrivait un jour : « Je crains bien qu’il ne soit un incorrigible polisson. » Fi, monsieur Yorick ! Une pareille lettre serait coupable pour tout homme ; mais, de la part d’un ecclésiastique, marié, père de famille, qui a déjà senti sur lui s’appesantir la main de la mort et qui touche à l’éternité, elle est presque criminelle.

En dépit des ingénieux plaidoyers de M. Fitzgerald, on peut dire sans crainte d’altérer la vérité que Sterne fut un mari détestable. Cependant la calomnie ne s’est pas contentée de la prise énorme que lui donnait la conduite de Sterne, et elle a trouvé moyen d’exagérer encore ses torts. Il ne lui a pas suffi qu’il ait été infidèle à tort et à travers, elle a encore voulu qu’il ait laissé sa femme et sa fille dans le dénuement pendant qu’il courait les aventures en France et en Italie, ou qu’il faisait la roue dans les salons de Londres. Rien n’est moins vrai. Si mistress Sterne n’eut jamais une grande part du cœur de son mari, elle eut toujours en revanche une très grande part de sa bourse, et si l’on examinait de près les livres du ménage, en tenant compte de la différence de valeur de l’argent entre cette époque et la nôtre, on trouverait peut-être qu’elle ne vécut pas non plus avec une grande économie. Cette calomnie était réfutée presque dès le lendemain de la mort de Sterne par la publication que sa veuve et sa fille, un peu à court d’argent, firent de sa correspondance en 1775, et cependant telle est la force du mensonge une fois répandu, que ladite calomnie subsiste encore comme si l’on n’avait pas les lettres adressées à sa famille et surtout celles adressées aux banquiers Foley et Panchaud. Ces lettres se rapportent exclusivement, il est vrai, aux dernières années de la vie de Sterne ; mais on peut en induire sans aucune témérité que sa conduite envers sa femme, au moins en ce qui touchait aux soins matériels, fut en tout temps irréprochable. Cette correspondance commence à l’époque où Sterne fut appelé en France pour la première fois par les soins de sa santé. Obligé d’y séjourner plus longtemps qu’il ne pensait, il écrit à sa fille et à sa femme de venir le rejoindre. Il n’est pas de précautions qu’il ne leur recommande tendrement de prendre ; il n’est pas de petit objet d’utilité domestique dont il ne les invite soigneusement à se munir. « J’espère que cette terrible chaleur sera tombée au moment où vous vous mettrez en route. Toutefois je vous prie de prendre bien garde de vous échauffer le sang en voyageant ; marchez tout doucement lorsque vous trouverez que la chaleur est trop forte… Je suis impatient de vous voir toutes les deux après une si longue séparation, ma chère femme et mon cher enfant ; écrivez-moi une ligne tout directement afin que je puisse faire ce que vous me recommanderez et que je vous tienne des logements prêts. » — « J’espère que vous êtes convaincue de la nécessité d’emporter avec vous 300 livres, surtout si vous considérez que Lydia doit avoir deux légers négligés, que vous aurez besoin d’une robe ou deux ; quant aux toiles peintes, achetez-les en ville, parce qu’elles sont beaucoup plus admirées lorsqu’elles sont anglaises que lorsqu’elles sont françaises. Mrs. H… m’écrit pour me dire que vous vous trompez, si vous croyez acheter la soie meilleur marché à Toulouse qu’à Paris… Dans ce pays, sachez-le, il ne faut pas faire d’économie sur la garde-robe (il a la vue perçante et nous juge bien), et, si vous dînez d’un oignon et que vous demeuriez dans un grenier au septième étage, il n’en doit rien paraître à vos vêtements, car c’est d’après eux que vous êtes bien ou mal vu. » Les recommandations recommencent avec chaque lettre nouvelle ; ce n’est point là le fait d’un bien méchant homme, on en conviendra. Les époux se fixent à Toulouse, puis à Montpellier, et nous voyons Sterne prendre tous les soins imaginables pour que son ménage ne manque de rien pendant deux longues années. Enfin il dut quitter sa femme et sa fille pour le voyage en Italie en 1764, et il les laissa dans le midi de la France, où elles séjournèrent jusqu’à la fin de 1767 ; pendant cette longue absence, il ne cessa un seul instant de veiller sur elles. Chacune de ses lettres est un bon pour 20 livres, pour 50 livres, pour 100 livres ; l’une contient ce détail curieux : « Mistress Sterne ne compte pas dépenser plus de 5 000 livres françaises par an ; mais, entre nous, 20 livres sterling de plus ou de moins ne font pas une différence. » On conviendra qu’une femme à qui son mari permettait de dépasser pour ses dépenses annuelles et celles de sa fille la somme énorme pour l’époque de 5 000 francs n’a jamais pu se plaindre qu’il la laissât mourir de faim.

N’a-t-on pas dit aussi qu’il était mauvais père, et cela tout simplement parce qu’on avait appris qu’il employait sa petite Lydia à recopier les pages de la seconde partie du Tristram Shandy ? Là-dessus, violents murmures de tous les pharisiens d’Angleterre. Comprend-on un père assez dépourvu de sens moral pour insulter à ce point à la pudeur de sa fille ! Faire copier à un enfant les pages du livre le plus immoral qu’on ait écrit ! — Eh bien, à considérer la chose froidement, ce crime n’est pas même une faute. Tristram Shandy est rempli d’indécences, cela est certain ; mais ces indécences sont enveloppées et entortillées de telle sorte que c’est à peine si les yeux de l’homme le plus expérimenté peuvent les surprendre ; miss Lydia pouvait donc en copier les pages sans que son innocence en souffrît plus que si elle avait copié son prayer book. Il est vrai de dire que c’est une de ces choses qu’on ne fait pas, même quand on est sûr, comme dans le cas présent, qu’elles ne peuvent avoir aucun résultat mauvais. C’est pour soi qu’on ne les fait pas, pour éviter d’insulter, non pas à une pudeur qui ne court aucun risque, mais à sa propre pudeur. Or peu d’hommes sont capables de cet excès de délicatesse morale, et Sterne en était moins capable que tout autre, car il n’eut jamais aucune candeur ni aucun sens de cette bienséance qu’on peut appeler la politesse du parfait honnête homme envers son âme. Croirait-on par exemple que dans les lettres à sa Lydia, devenue une grande jeune fille, il pousse l’oubli de toute convenance jusqu’à l’entretenir avec une complaisance extrême des charmes d’âme et de visage de la fameuse Elisa Draper ? Mais, cette réserve faite, il faut reconnaître que Sterne se montre dans ses lettres un très tendre père. Il aime sa Lydia, comme sa nature le rendait capable de l’aimer, c’est-à-dire avec trop d’indulgence et de familiarité. Ce n’est pas là, on s’en doute bien, l’amour paternel des âmes nobles et fortes, ce n’est qu’un grand enfant qui en aime un autre plus petit ; mais pouvait-on demander davantage à ce cœur étourdi ? Il y a un vrai plaisir à rendre cette justice au pauvre Laurence ; on a tant de raisons d’être sévère pour lui !

Cependant le mariage a d’autres devoirs que ceux qui regardent les soins matériels du ménage, et ces autres devoirs, Sterne les éluda toujours ou les viola ouvertement. Nous ne savons pas quelle fut sa conduite pendant les vingt premières années de son mariage ; mais au moment où les ténèbres se dissipent, à l’époque de la publication de Tristram Shandy, nous trouvons Sterne en coquetterie réglée avec une jeune dame d’origine française, appartenant à une famille huguenote dont les biens avaient été confisqués pour cause de religion. Cette personne, qui habitait York avec sa mère, se nommait miss Catherine Béranger de Fourmantelle. M. Fitzgerald prétend que ces relations se bornèrent à une passion platonique du genre enjoué, à ce qu’on appelle aujourd’hui en Angleterre une flirtation. Sterne, dit-il, fut fidèle dans cette affaire à son tempérament de sentimentaliste, à cette constitution de dilettante de l’amour qui lui faisait écrire : « Il faut que j’aie toujours quelque Dulcinée en tête. » Je ne demande pas mieux que de le croire ; je me permettrai seulement de faire remarquer que cette passion platonique a un singulier ton et parle un singulier langage. Ce n’est pas parce qu’il tutoie la chère, chère Kitty, comme il appelle miss Catherine ; une des manies de Sterne était invariablement de tutoyer les objets de ses passions : il tutoie Elisa Draper, il tutoie même lady Percy, grande dame pour laquelle il eut un de ces caprices de tête qui le prenaient si souvent, et à qui il écrit la plus insensée et la plus rusée des lettres, lettre qui commence par ces mots incroyables : « Chère belle dame, quel torchon tu as fait de mon âme ! » Mais que penser d’une passion platonique qui s’exprime dans des termes pareils à ceux-ci : « Si ce billet vous trouve encore au lit, vous êtes une petite paresseuse, une petite coquine de dormeuse 9 ? Qu’est-ce que la douceur du miel comparée à toi, qui es plus douce que toutes les fleurs d’où il se tire ? » — « Je vous aime à la folie, Kitty, et je vous aimerai pour l’éternité. » Qu’est-ce qu’une passion platonique qui s’exprime par les cadeaux les plus bizarrement choisis, pots de miel, vin de Calcavalla, etc., cadeaux qui sont suivis d’invitations pressantes d’inventer quelque excuse plausible de rester chez elle tel ou tel jour dans la soirée ? Voici qui est plus significatif encore. Sterne écrivait le Tristram Shandy pendant qu’il était amoureux de miss Kitty, et c’est à elle qu’il fait allusion dans le dix-huitième chapitre de son second livre et dans d’autres encore sous le nom de Jenny. J’ouvre ce dix-huitième chapitre, et j’y trouve ce détail, qui indique des relations d’une nature si étroite que j’avais toujours cru qu’il était une manière de compliment payé par le sentimental Sterne, dans un jour de regain de tendresse conjugale, à l’économie bien entendue de sa femme. « Il ne s’est pas écoulé plus d’une semaine jusqu’à ce jour où j’écris le présent livre pour l’édification de la postérité, — jour qui est le 9 mars 1759, — depuis que ma chère, chère Jenny, observant que je prenais un air quelque peu grave pendant qu’elle marchandait une étoffe de soie de 25 shillings l’aune, dit au marchand qu’elle était fâchée de lui avoir donné tant de tracas, et immédiatement quitta la place et s’acheta une étoffe de 10 pence l’aune. » M. Fitzgerald, qui cite le même passage, en tire la conclusion qu’il témoigne de relations graves et paternelles d’un côté et presque respectueuses de l’autre, tant il y a de manières différentes de lire une même chose ! Ces relations en effet ont, en un sens, un caractère grave, car elles font dire à Sterne mille incongruités ; elles vont jusqu’à lui faire espérer la mort de sa femme. « Je n’ai qu’un obstacle à mon bonheur, et celui-là, vous le connaissez aussi bien que moi… Dieu ouvrira une porte qui nous permettra un jour d’être beaucoup plus près l’un de l’autre. » En tout cas, cette gravité n’était ni pédantesque ni morose et s’accommodait assez bien du badinage, ainsi qu’en témoigne le petit billet suivant :

« Ma chère Kitty, je vous ai envoyé un pot de confitures et un pot de miel ; aucun des deux n’est de moitié aussi doux que vous-même. Cependant n’en tirez pas vanité, et ne vous avisez pas, sur ce caractère de douceur que je vous assigne, de devenir aigre, car, si cela arrive, je vous enverrai un pot de cornichons pour vous adoucir (par voie de contraste) et vous rappeler à vous-même. Mais, quels que soient les changements que vous subissiez, croyez que je suis inaltérablement à vous, et pour parler comme votre devise, ma chère Kitty, un ami qui ne changera pas que en mourant (sic)10. »

Ce serment d’amour éternel, nous l’avons déjà vu faire à miss Lumley ; il était au nombre des manies de Sterne. Toutes les fois qu’il était amoureux, ce devait être pour l’éternité.

J’ai dit il y a un instant que nous ne savions presque rien de la vie de Sterne pendant les vingt premières années de son mariage. Hélas ! nous voudrions en savoir moins encore. Pour un esprit aussi éveillé que le sien, la vie sédentaire dans une paroisse de campagne, en compagnie d’une femme tant soit peu maussade, devait être un pénible supplice ; aussi le voyons-nous s’échapper le plus souvent qu’il peut, et courir à York, à Scarborough, la ville d’eaux alors à la mode, où il aimait à se promener en voiture sur la plage en ayant soin, pour plus de dandysme, qu’une des roues baignât dans la mer, à Crazy-Castle, le bien nommé, Castellum infirmorum, comme il traduit ingénieusement dans l’épître macaronique que nous avons citée, un vrai logis de fous et de toqués. Le propriétaire de ce château était ce Hall Stevenson, camarade de Sterne à l’université de Cambridge, qui sous le nom d’Eugenius donne de si bons conseils à Yorick dans le Tristram Shandy. C’était un gentilhomme d’humeur excentrique, convulsivement gai, brusquement mélancolique, si amusant que mistress Sterne, qui ne le voyait jamais sans un froncement de sourcils, ne pouvait s’empêcher de l’aimer, si morose qu’il en oubliait parfois les devoirs de la plus simple politesse, et qu’il s’enfermait des matinées entières dans sa chambre pendant que son château était plein de ses amis. Il prétendait qu’il était malade lorsque le vent soufflait de l’est, et tous les matins il consultait sa girouette pour savoir s’il aurait le droit de se bien porter ce jour-là. Une fois que le vent soufflait très fortement de cet est maudit, Sterne chargea un polisson des environs de fixer la girouette pendant la nuit dans la direction opposée ; le lendemain, Stevenson se portait à merveille et se montrait le plus gai des compagnons, bénissant le vent du sud ou du nord qui lui faisait cette belle humeur. Dans ce château se trouvait une bibliothèque riche en livres des vieilles et excentriques littératures anglaise et française, et Sterne aimait à y passer de longues heures, amassant sans le savoir de nombreux matériaux pour son Tristram Shandy à la si amusante érudition. Malheureusement tous les plaisirs de Crazy-Castle n’étaient pas aussi innocents. Hall Stevenson était l’auteur d’un volume de poésies licencieuses qu’il semble avoir imitées de nos vieux poètes, intitulé Crazy tales (Contes du château de Crazy ou contes fous ; ce titre contient une manière de calembour), et ses mœurs, dit-on, valaient ses écrits. Il passait pour avoir fait partie d’une sorte de société d’excentriques connue sous le nom de l’ordre des douze moines de Medmenham ; ce qui est certain, c’est qu’il avait établi dans son château une succursale de cet ordre bizarre, qui s’était intitulée la société des démoniaques, et dont les membres, tous hommes d’esprit et, à part leurs excentricités, tous hommes de bonne compagnie, célébraient des festins aux appellations saugrenues et s’affublaient de sobriquets facétieux. Ainsi Hall Stevenson, supérieur de l’ordre, se nommait le cousin Antoine ; Sterne était connu sous le nom de l’Oiseau noir (Blackbird), un certain révérend Lascelles sous celui de Panty, diminutif de Pantagruel, etc. Un homme d’esprit était peut-être à sa place dans de telles réunions, mais à coup sûr un ecclésiastique n’y était pas à la sienne, et Sterne eut toute sa vie le tort irréparable et qui pèse sur son aimable mémoire d’oublier qu’il était ecclésiastique avant d’être homme d’esprit.

C’est sans doute à Crazy-Castle, près de son ami Hall Stevenson, qu’il apprit les principes sur lesquels repose ce genre de plaisanterie équivoque et obscure qui éclata dans le Tristram Shandy avec une effronterie spirituelle dont le monde des lettres n’avait pas eu d’exemple jusqu’alors. Arrêtons-nous un instant devant cette forme de plaisanterie ; elle est curieuse à définir et à décrire. Nous avons prononcé tout à l’heure le mot de principes, et en effet le badinage de Sterne pourrait s’enseigner comme une science ou comme un art, en un nombre déterminé de leçons, et il est facile d’en établir la théorie mécanique. On a parlé beaucoup de l’humour de Sterne, et le caractère de ses écrits a même contribué à fixer parmi nous le sens qu’on doit attacher à ce mot. Sterne en effet mérite le nom d’humoriste pour sa sensibilité, qui est très vraie, très fine, très riche en beaux caprices, mais non pour son esprit, qui est plus ingénieux que naïf et plus artificiel que spontané. Qui dit humour dit esprit de tempérament, — traduction exacte de ce mot, si controversé et si souvent appliqué à tort et à travers, — par conséquent spontanéité, candeur, naïveté, bonhomie, génialité. Or Sterne ne possède au plus petit degré aucune de ces qualités. Il aimait à se recommander de Rabelais et de Cervantes, qu’il avait pris pour patrons, mais qu’il est loin de la courageuse franchise du premier et du rire loyal du second ! Avec les hommes qui possèdent le véritable humour ou la véritable force comique, nous savons toujours exactement pourquoi nous rions ; avec Sterne, nous ne le savons jamais avec précision, et nous rions plutôt de ce que nous devinons que de ce qu’il nous raconte et nous fait voir. Le rire chez lui ne sort pas des choses qui le font naître en apparence ; il sort de la confusion dans laquelle notre esprit se trouve jeté par l’abondance de non-sens drolatiques qui tombe sur lui comme une averse, et ce rire arrive lentement, sollicité qu’il est par une sorte de titillation à la fois amusante et insupportable. Sterne peut parler très longtemps avant que nous soupçonnions que nous avons une raison de rire, et, lorsqu’à la fin nous nous décidons à éclater, nous serions souvent fort embarrassés d’expliquer la chose autrement, sinon que l’auteur paraît prendre tant de plaisir aux folies qu’il débite, qu’il nous a communiqué la contagion de cette gaieté qui le possède. Cependant, lorsqu’on examine attentivement cette magie drolatique, on trouve qu’elle repose sur deux procédés qui la réduisent à un simple escamotage. Le premier, qui est très connu, consiste à accoler deux histoires de sens différents de manière que l’une des deux apparaisse ou disparaisse sous l’autre selon la lumière sous laquelle vous regarderez la narration. C’est comme un récit qui changerait de sens selon la manière dont vous tiendriez le livre. Vous le posez à plat, et vous y lisez une certaine histoire fort jolie d’ordinaire, et qui se suffit parfaitement à elle-même ; mais, si vous levez la page, vous en apercevez une seconde mystérieusement cachée derrière les caractères d’imprimerie, qui prennent alors la transparence d’un rideau de fine gaze. Ce procédé, qui constitue un badinage parfaitement innocent ou un acte parfaitement coupable, est bien connu des honorables industriels qui font servir les arts du dessin à des fins que la loi ne voit pas d’un bon œil. Le second procédé est d’une application plus délicate et demande un esprit plus délié : il consiste à imprimer à l’esprit du lecteur par une secousse légère une direction telle qu’il soit amené à regarder forcément d’un certain côté et à s’arrêter sur un ordre de pensées qui n’est pas l’ordre de pensées que vous déroulez devant lui. Ainsi vous lui parlez du soleil et de la lune, et pendant tout le temps qu’il vous écoutera il pensera forcément au royaume du Congo. Sterne renouvelle auprès de chacun de ses lecteurs, avec une adresse sans égale, la plaisanterie qu’il se permit à l’égard de son ami Hall Stevenson : il change la girouette de leur esprit et les fait regarder au côté sud, tandis que le vent souffle du nord.

Pendant mes dernières lectures de Sterne, je ne pouvais m’empêcher de trouver que, parmi les jugements si sévères que Thackeray avait portés sur l’ingénieux Yorick, il en était un qui était la vérité même, au moins quant à son mode de plaisanterie, et correspondait exactement aux deux sentiments qu’il fait naître à la fois. « Voyez-vous là-bas ce grand garçon maigre, poitrinaire ? Quel polisson dissolu ! mais quel génie il a ! Donnez-lui solidement le fouet, et puis donnez-lui une médaille d’or, il mérite l’un et l’autre. » Tel est à peu près le sens de ce jugement, que nous citons de mémoire ; c’est celui d’un maître. On injurierait volontiers Sterne au moment même où l’on ne peut s’empêcher d’admirer l’art extraordinaire avec lequel sont filées ses histoires et ses dissertations scabreuses. À chaque instant, on le surprend disant ou insinuant de telles choses qu’on a envie de lui appliquer certaine plaisante aventure du Voyage sentimental et de lui crier comme les spectateurs du parterre de l’Opéra-Comique : « Haut les mains, monsieur l’abbé ! » Mais quelle finesse incomparable ! Jamais Mignon n’exécuta sa danse des œufs avec une adresse pareille à celle de Sterne exécutant ses cabrioles au milieu de toute sorte de sujets défendus. Un rideau qu’un vent léger ouvre et referme, une libellule rasant la surface de l’eau, un écureuil parcourant une forêt sur les cimes qu’il effleure à peine de ses bonds, un chat se promenant sans rien casser au milieu d’un encombrement de porcelaines, fournissent des comparaisons à peine suffisantes pour rendre l’incroyable légèreté du talent de Sterne. Vous rappelez-vous le conte de Slawkenbergius, l’histoire de la béguine des Flandres, le conciliabule de Phutatorius, Gastripheres et compagnie, l’anecdote de la fille de chambre aux égarements de l’esprit et du cœur dans le Voyage sentimental, et tant d’autres épisodes qu’on pourrait appeler les chefs-d’œuvre de l’équivoque ? Sterne est roi dans cet art du double entendu et du sous-entendu. Les dons de Dieu sont là, employés, il est vrai, à une tâche que le diable n’aurait garde de désavouer, mais ils sont bien là.

Ce mérite reconnu, nous nous permettrons de dire, en dépit de M. Fitzgerald, que cette forme de plaisanterie accuse chez celui qui l’employa une dépravation réelle. Il n’y a pas de génie qui tienne, on ne badine pas ainsi. Le cynisme au moins a la franchise du courage ; mais la plaisanterie de Sterne est comme honteuse d’elle-même et recule devant les conséquences du but qu’elle poursuit : il y entre de la duplicité autant que de la malice. On peut dire qu’une certaine pusillanimité malfaisante est l’âme d’un pareil badinage, car ce qu’il veut, c’est vous scandaliser sans vous donner le droit de vous plaindre. Il nous semble aussi à certains moments porter je ne sais quel caractère sinistre qui nous rappelle les joueurs d’orgue de l’attentat Fualdès ; on croit entendre sous cette musique fantasque les cris d’une victime qu’on égorge, et en effet il y a une victime égorgée, la décence.

Ceux qui accusent Sterne à outrance et ceux qui l’excusent tout à fait se trompent également. Les juges trop sévères, comme Thackeray, oublient que celui qu’ils condamnent fut, non un homme, mais un enfant, et les juges trop indulgents oublient que cet enfant n’eut jamais les attributs de l’enfance, l’innocence et la candeur. Il y a en anglais une expression intraduisible qui seule peut bien peindre Sterne : knowing. It is a knowing imp : c’est un petit nain qui en sait trop long. Il se flattait le jour où, pour justifier ses écrits du reproche d’indécence, il montrait un enfant nu qui se roulait sur un tapis en disant : « Voici l’image de mon livre. » Son génie ne fut jamais un enfant nu ; un enfant en chemise, à la bonne heure !

C’est en l’année 1760 que Tristram Shandy vint au monde, ou, pour parler plus exactement, c’est en cette année que mistress Shandy, prise des douleurs de l’enfantement, se mit au lit en attendant que le fidèle Obadiah eût amené l’accoucheur Slop, car il ne parut d’abord que deux petits volumes, et à la fin du deuxième Tristram n’était pas encore né. Les autres volumes se succédèrent par couples, d’année en année, jusqu’à la mort de l’auteur, qui laissa ce livre à l’état de fragment, aussi bien que le Voyage sentimental, dont la première partie seule a été achevée. Nous ne savons rien des raisons qui poussèrent Sterne à sortir d’un repos qu’il avait gardé jusqu’à l’âge de cinquante ans. Jamais on n’avait aperçu en lui aucune vanité d’auteur, ni aucune démangeaison d’écrire ; seulement, aux approches du Tristram, il s’était révélé subitement comme écrivain satirique, non pas, il est vrai, à l’Angleterre et au monde, mais à son comté, par un pamphlet assez vif dirigé contre un certain docteur Topham à propos d’une querelle de sacristie. Peut-être éprouva-t-il tout simplement le besoin de verser sur le papier les impressions de ses lectures, les rêveries de ses solitudes, les observations morales de tout genre qu’un esprit aussi bien doué n’avait pas manqué d’amasser pendant ces vingt longues années. Le Tristram Shandy en effet porte bien ce caractère de fouillis qui résulte d’un encombrement de richesses diverses, et on peut vraiment dire qu’il ressemble à une chambre mal faite et dans laquelle on ne peut mettre de l’ordre à cause du grand nombre d’objets qui s’y sont accumulés. Peut-être cependant la vraie raison qui le porta à écrire n’a-t-elle jamais été dite ni même aperçue de personne. Il est très probable que, au moment où il entreprit Tristram Shandy, la célébrité lui était devenue nécessaire, et qu’il sentait le besoin d’avoir des ailes pour échapper à son comté d’York et s’envoler dans le vaste monde. Si personne ne soupçonnait encore que Sterne contenait un écrivain, chacun savait depuis longtemps qu’il contenait un bel esprit, et un bel esprit des plus railleurs, des plus mordants et des plus imprudents. Il est évident que pendant ces vingt années Sterne avait travaillé, sans trop en avoir conscience, à se créer une armée considérable d’ennemis par ses malices et ses bons mots, et qu’un matin en se réveillant il se vit cerné et traqué par leurs bandes furieuses. On n’a peut-être jamais assez remarqué l’importance du célèbre avertissement d’Eugenius à Yorick, qui se trouve justement au début du Tristram Shandy, et qui trahit une préoccupation singulièrement vive. Un auteur américain a fait un joli conte sur un homme qui monte en ballon pour échapper à ses créanciers : Tristram Shandy fut le ballon dans lequel Sterne monta pour échapper aux docteurs Topham et aux docteurs Burton, aux Phutatorius et aux Slop de tout genre qu’il ne pouvait manquer d’avoir soulevés contre lui.

S’il en fut ainsi, on peut dire que Sterne triompha ; il triompha, non sans beaucoup de horions et sans présenter quelque peu le spectacle du docteur Slop au début du Tristram. Le public rit et battit des mains, malgré les froncements de sourcil du sévère Johnson, malgré les critiques acerbes du doux Goldsmith, malgré les pamphlets de Grub street et les invectives assez bien justifiées des fanatiques. Le succès fut immense, et, en dépit des critiques, l’Angleterre, par ses acclamations réitérées, s’obstina à reconnaître dans Sterne l’un de ses plus vrais enfants. Son jugement fut celui de ce vieux lord Bathurst, qui quelques années plus tard chatouilla si agréablement la vanité de Sterne, et Londres lui dit comme l’ancien ami des beaux esprits du temps de la reine Anne : « C’est moi dont vos Pope et vos Swift ont tant parlé en vers et en prose. J’ai vécu toute ma vie avec des génies de cet ordre, mais je leur ai survécu, et, désespérant de rencontrer jamais leurs pareils, j’avais réglé mes comptes et fermé mes livres déjà depuis quelque temps ; mais vous avez allumé en moi le désir de les rouvrir une fois encore avant de mourir ; venez dîner avec moi. »

Sterne se rendit à l’invitation de Londres ; il y fut le lion du monde fashionable, et son succès ne se ralentit pas un instant jusqu’à sa mort. David Garrick, le grand comédien, se fit son introducteur dans la société, lui ouvrit la porte de ces plaisirs qui lui étaient si chers et le protégea contre ses ennemis. On ne peut rencontrer le nom de Garrick sans dire l’estime singulière qu’inspire cet homme remarquable, qui doit avoir été aussi éminent par le caractère que par les talents, pour avoir occupé dans une société comme la société anglaise du xviiie  siècle une place aussi haute. Il vécut familièrement avec tout ce que l’Angleterre comptait de personnes nobles ou illustres, renommées par la vertu et le talent, et jamais il ne se trouva inférieur à ses amitiés. Le fait d’avoir été l’ami non seulement de je ne sais combien de lords et de membres de l’Église, mais d’hommes de caractères aussi divers que Fielding, Hogarth, Samuel Johnson, Goldsmith, Joshua Reynolds, Sterne, Warburton, témoigne hautement qu’il y avait en lui un homme moral plus grand encore que le comédien. Ses relations avec Sterne, qu’il aimait beaucoup, révèlent un caractère à la fois ferme et bon. Après la publication de la première partie du Tristram, les ennemis d’Yorick firent courir le bruit qu’il se proposait, dans la seconde, de ridiculiser le docteur Warburton, qui venait justement d’être promu au siège épiscopal de Glocester. Le caractère altier de l’évêque était bien connu, et Sterne, craignant que cette rumeur calomnieuse ne le rendît son ennemi, pria Garrick de la démentir auprès de lui. Garrick se chargea avec empressement de la commission et gagna à Yorick l’amitié de l’évêque, qui, à partir de cette époque, n’épargna ni les marques de faveur à son concitoyen dans la république des lettres, ni les remontrances doucement paternelles à son inférieur ecclésiastique. Nous possédons deux des lettres de Warburton à Sterne ; elles sont très belles, très dignes, et l’une d’elles contient en termes d’une grande élévation la confirmation du jugement que nous portions tout à l’heure sur le caractère de Garrick. Lorsqu’il dut partir pour la France, Sterne, après avoir établi son budget, eut envie d’emporter avec lui vingt livres de plus, et pria Garrick de les lui prêter. Trois ans après, il était toujours en France, et les vingt livres n’étaient pas encore rendues à Garrick, qui s’apprêtait à venir à son tour visiter notre pays. Pressé d’argent, il écrivit à un ami commun de les faire réclamer, mais avec quels ménagements : « Je vous en prie, recommandez-lui bien d’éviter d’être dur avec Sterne. » Un bon sens mâle se mêlait à cette bonté, et un jour que Sterne, oubliant le péché dont il se rendait si souvent coupable, disait étourdiment, en parlant d’un homme accusé de se mal conduire envers sa femme, qu’on devrait le pendre à la porte de sa maison, Garrick, le regardant sévèrement, lui imposa le silence par ces quelques mots : « Sterne, vous vivez en garni (Sterne, you live in lodgings). »

Cette réplique de Garrick nous fournit l’occasion de placer ici une petite remarque qui plaide en faveur du caractère de Sterne. Oublieux comme il l’était et de ses devoirs d’homme et de ses devoirs d’ecclésiastique, il n’entrait dans son inconduite aucun endurcissement de cœur. Il était singulièrement sensible au reproche, et une riposte qui portait coup réduisait immédiatement au silence cet homme de tant d’esprit. Un jour, dans un salon, il se vantait trop bruyamment d’une malice peu convenable commise à l’égard d’une pauvre vieille femme du peuple qui, trouvant sans doute que son vicaire prêchait bien et prenant plaisir à l’entendre, s’était approchée plusieurs fois de lui à l’issue du service divin pour lui demander dans laquelle de ses deux paroisses il prêcherait son prochain sermon. À la fin, dit Sterne impatienté, je préparai un sermon tout exprès pour ma vieille femme sur ce texte : « J’acquiescerai à la demande de cette pauvre veuve, de peur que par ses perpétuelles visites elle ne finisse par m’importuner. — Mais comment donc, Sterne ! dit un des assistants, vous avez oublié le membre de phrase qui avait la meilleure application : Je ferai cela, quoique je ne craigne pas Dieu et que je n’aie pas égard à l’homme. » Sterne ne répondit pas et resta silencieux tout le reste de la soirée. Quelques semaines avant sa mort, il dînait chez les époux James, ses amis et ceux d’Elisa Draper. Une vieille dame lui reprocha sévèrement la licence coupable de ses écrits ; il écouta les reproches tête basse, et la douleur qu’il en ressentit contribua, dit-on, à hâter sa mort.

À partir de la publication de Tristram Shandy, la vie de Londres devint indispensable à Sterne. Aussi le voyons-nous retourner le plus souvent qu’il peut dans la capitale, et nous l’y rencontrons dans toute sorte de lieux où un ecclésiastique ne devrait pas se trouver, au théâtre de son ami Garrick, aux soirées du Ranelagh. Les invitations à dîner pieu vent sur lui. « L’homme Sterne, m’a-t-on dit, a pour quinze jours d’invitations d’avance », écrit Samuel Johnson. « On vous retient à dîner une quinzaine d’avance dans les maisons où il dîne », écrit de son côté son ancien condisciple Gray. Il obtient de Hogarth un frontispice pour la seconde édition de Tristram Shandy. Joshua Reynolds fait son portrait, ce portrait parlant que nous connaissons. On baptise une nouvelle salade du nom de shandy salad, et aux steeple-chases on remarque que quelques-uns des chevaux sont appelés Tristram Shandy ; mais le plus singulier succès du livre, c’est qu’il valut à l’auteur un troisième bénéfice ecclésiastique. Si justice véritable avait été faite à Sterne, son œuvre aurait dû lui mériter la plus forte des pensions dont pouvait disposer la couronne en même temps que la privation de ses bénéfices ecclésiastiques. Il avait déjà deux paroisses qu’il desservait avec un zèle religieux médiocre ; que fait-on ? On lui en donne une troisième, celle de Coxwould, qu’il fera administrer par un suppléant et dans laquelle il ne résidera pas six mois pendant tout le reste de sa vie.

Nous connaissons déjà la plupart des caractères du livre qui valut à Sterne une telle ovation ; cependant il nous reste à expliquer le plus important, celui qui vraiment lui a donné de survivre aux caprices de la mode, qui lui maintient et lui maintiendra la durée. Tristram Shandy contient toute une philosophie, philosophie dont la théorie inflexible du libre arbitre s’accommode assez mal, mais que l’expérience pratique de la vie reconnaît comme trop fondée. Cette philosophie peut se résumer dans cette courte formule : l’infiniment petit gouverne le monde. Il y a bien des années, dans un essai que nous avions placé sous le patronage de Sterne, devinant sans doute que ses destinées seraient semblables aux histoires interrompues du caporal Trim et de l’oncle Toby, — car il devait être le premier d’une longue série et il n’a pas eu de suite11 — nous avions déjà mis en lumière l’originalité de la philosophie shandyenne. « Sterne, disions-nous après quelques critiques assez vives, a un mérite qui rachète amplement ses défauts ; on peut dire qu’il a découvert d’instinct une branche très importante des sciences morales, encore peu cultivée, mais qui le deviendra toujours davantage à mesure que la société deviendra plus raffinée et plus compliquée, l’entomologie morale. Nul mieux que Sterne n’a vu l’invisible et saisi l’insaisissable, nul n’a mieux compris les mobiles bizarres et occultes des actions humaines et les mystérieux secrets du cœur humain. » M. Shandy est fataliste à la manière de Pascal, lorsqu’il dit : Si le nez de Cléopâtre eût été plus long, l’histoire du monde eût été changée. Le fond de sa doctrine n’est donc pas absolument nouveau ; mais ce qui est nouveau et original, ce sont les applications qu’il en fait et la manière dont il l’expose.

Nous teignons tous de nos couleurs les doctrines que nous adoptons, et ainsi fait M. Shandy de cette vieille doctrine du scepticisme fataliste à laquelle il communique l’excentricité de son caractère. Nous n’avons pas affaire ici à un grand esprit simple et noble comme Pascal, mais à un squire campagnard à demi dégrossi par une culture qui est d’un autre siècle, et dont les opinions, bizarrement contournées et déformées par une expérience étroite, ont acquis dans sa solitude rustique une tournure paradoxale. Avec lui, la théorie des grands effets produits par les petites causes prend un air de science occulte et devient une sorte d’astrologie judiciaire qui place les influences bonnes ou mauvaises de nos destinées non dans les astres, mais dans des circonstances en apparence fortuites qui sont déterminées par des mobiles qu’il est presque impossible d’apercevoir, ou qui se rattachent à des lois secrètes que la nature nous dérobera toujours. Par exemple, c’est une fatalité de premier ordre que de naître avec un nez camus. Faites tout ce que vous voudrez : si vous naissez avec un nez camus ou écrasé, vous ne serez jamais un homme remarquable. Consultons l’histoire, et nous verrons que tous les grands hommes ont eu le nez aquilin. Pourquoi cette injustice de la nature ? Nous ne le saurons jamais ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de prendre nos précautions pour conjurer cette fatalité lorsqu’elle n’est pas absolue. Voici un enfant qui est formé avec un nez droit ; l’accoucheur, par maladresse ou ignorance, le lui écrase à sa venue au monde : il fait à cet enfant un tort irréparable, car il crée une fatalité qui n’existait pas pour lui. Autre exemple, pris non plus dans la nature, mais dans les circonstances qui dépendent de notre volonté. On ne saurait être assez prudent, assez attentif, dans le choix des noms de baptême, car les noms ont une influence favorable, funeste ou neutre. Vous vous appelez César ou Pompée : ce nom va soutenir votre fortune ; vous vous appelez Jacques ou Thomas : il ne vous arrivera pas d’accident, mais vous n’irez jamais loin ; vous vous appelez Nicodème ou Tristram, et vous voilà désignés pour l’insignifiance ou le malheur. La tante Dinah avait épousé son cocher. — C’est la faute de son nom, ce n’est pas la sienne, disait M. Shandy ; comment avec un pareil nom ne lui serait-il pas arrivé quelque énorme accident ? Voilà qui est bien bizarre ! dites-vous ; prenez garde que dans tout cela il n’y a de bizarre que la forme. Regardez bien autour de vous, et vous trouverez que les opinions de M. Shandy sont fondées sur l’observation la plus fine du cœur humain et la plus judicieuse du train du monde. L’ordre moral connaît, aussi bien que la nature, cette tyrannie des circonstances parasites et cette force d’attraction et d’agrégation des molécules infinitésimales que décrivent les physiologistes.

Voici qui est plus profond encore. Si nous sommes étonnés des excentricités du hasard, c’est faute d’être assez savants dans la vraie constitution de la nature humaine. La raison et la liberté sont les reines du monde, disent les philosophes. Oui, en apparence ; mais en réalité ? L’âme humaine a une belle façade, bien ordonnée, il en faut convenir : ses actions sont déterminées par des causes avouables, les institutions qui les condamnent ou les sanctionnent sont l’œuvre de la raison même ; mais franchissez ce vestibule, que l’homme ne dépasse presque jamais, — car il ne connaît pas son propre logis, — et vous trouverez que cette raison si fière, qui prétend ne relever que d’elle-même, a été mise en mouvement par l’imagination, qui traîtreusement, pour justifier ses caprices ou ses passions, a fait choix d’un certain nombre de circonstances acceptables et déterminé sournoisement l’heure de son action. Marchez toujours, et par derrière l’imagination vous découvrirez tout au fond de vous-même une faculté qui n’a pas encore de nom. Faut-il l’appeler folie, ou faut-il croire que c’est l’âme de l’enfance qui s’est réfugiée dans cette retraite inaccessible, lorsqu’elle a été refoulée par les années, et qui continue à jouer avec les hochets du premier âge. Cette faculté, Sterne l’appelle dada ou hobby-horse. Nous avons tous notre dada, et, si nous pouvions voir clair dans le fond de nous-mêmes, nous serions étonnés de découvrir que l’enfance a persisté sous l’âge mûr ou la vieillesse. N’est-ce pas un véritable enfant que l’oncle Toby avec ses forteresses en miniature, garnies de canons coupés dans de vieilles bottes à genouillères, ses travaux de siège et ses simulacres d’attaque et de défense ? Il ne diffère pas d’un enfant même par les jouets. Et ce caporal Trim qui partage les innocentes folies de son maître avec plus de candeur et de sérieux que Sancho ne partagea jamais celles de don Quichotte, n’est-il pas aussi un vieil enfant ? Ainsi le pouvoir de notre raison et de notre liberté n’est qu’un pouvoir officiel ; les titres sont à elle, mais la réalité du pouvoir appartient à cette faculté enfantine du hobby-horse ou du dada, et il en est du gouvernement de notre âme comme du gouvernement de ces ménages où le père, roi apparent, est gouverné par la mère, qui à son four est gouvernée par l’enfant. Le dada est le mobile déterminant de nos actions, et la lubie est reine du monde.

Au point de vue de l’art, le Tristram Shandy offre de grands défauts, dont les deux principaux sont une intermittence d’inspiration sans égale et ce que j’appellerai, faute d’un autre mot, une sorte de lazzaronisme qui est le plus déplaisant du monde. On dit que la pantomime irlandaise est la plus vive après la pantomime napolitaine, et que rien ne rappelle le lazzarone comme le mendiant des rues de Dublin ou de Cork. Or on sait que Sterne avait par sa mère du sang irlandais dans les veines, et on ne le saurait pas qu’on devinerait à sa gesticulation effrénée qu’il est de race mêlée. Il n’a rien, à aucun degré, de cette grave tenue anglaise qui repousse la pantomime ; il n’a rien non plus de cette forte jovialité anglaise qui distingue le talent de Fielding, par exemple, de ce rire semblable à celui d’un homme robuste, qui soulève le ventre en laissant les membres immobiles, de cette gaieté qui se sauve par sa masse de ses propres exagérations et trouve dans sa pesanteur son centre de gravité et son aplomb. Sterne manque entièrement de ce lest, et la trop grande facilité qu’il éprouve à se mouvoir lui fait multiplier à l’excès les gambades et les gestes. Un lazzarone ne se livre pas à une plus vive pantomime pour obtenir une aumône que Sterne pour gagner l’affection de son lecteur, affection qu’il lui paye, dès qu’il l’a conquise, par une grimace irrévérencieuse que ne désavouerait pas le plus endurci des polissons parisiens. L’autre défaut, l’intermittence d’inspiration, est encore plus accusé et fait de la lecture de ces pages amusantes un travail des plus pénibles. L’esprit de Sterne disparaît tout à coup et sombre comme un homme qui se noie ou comme un mur qui s’écroule. Une sortie éloquente est subitement écrasée par une avalanche de non-sens, et ses plus beaux épisodes sont trop souvent comme des oasis entourées d’un désert de chapitres stériles ; mais au milieu de ces sables même il se rencontre des richesses enfouies et recouvertes, il y a des pages où Sterne a du génie pendant dix lignes, pendant cinq lignes, pendant une seule ligne, et où il est médiocre, même nul, tout le reste du temps.

Il est vrai que cette intermittence d’inspiration trouve une excuse dans la nature même des dons de Sterne. Sterne n’a pas, à proprement parler, d’imagination ni de puissance de réflexion ; il n’invente pas, il se souvient. Lisez avez attention le Tristram Shandy, et vous vous convaincrez que, toutes les fois que Sterne est médiocre, c’est qu’il essaie de raconter autre chose que ce qu’il a vu ou senti. Si nous connaissions jour par jour sa vie, nous trouverions non seulement que tous ses originaux ont été peints d’après nature, mais que toutes ses pages excellentes ont été d’abord écrites pour ainsi dire dans la réalité extérieure. Chose curieuse à dire, le grand mérite de ce talent, si artificiel dans ses digressions, si tourmenté, si compliqué, si peu naïf dans son allure générale, c’est la vérité. Ses petits tableaux sont fidèles à la réalité jusqu’au scrupule et ont le même genre de poétique exactitude que nous rencontrons dans les tableaux hollandais. Comme chez les Hollandais, nous admirons l’art avec lequel l’auteur sait peindre également toutes les parties de ses tableaux et l’équilibre qu’il sait garder entre la partie purement matérielle de ses petits drames, c’est-à-dire la scène, les décors, les accessoires, et la partie vivante, c’est-à-dire les personnages. Une tasse, un tapis, une cage, un pot de fleurs, Sterne n’oublie rien, pas plus que Mierisk, Metsul, Terburg ou Van Ostade ; tous ces petits objets se détachent sur sa toile avec un relief étonnant. Je le demande, aujourd’hui que les peintures hollandaises sont si fort à la mode, et que les Hobbema se payent des sommes si énormes, à quel prix ne monteraient pas les petits tableaux de Sterne si par un coup de baguette magique on pouvait transformer ces pages écrites en toiles peintes !

Nous avons été sévère pour les défauts de Sterne, mais il est juste de dire que ces défauts tenaient surtout à une cause qui tendait à disparaître avec les années. Sterne, comme nous l’avons vu, avait commencé à écrire très tard ; on a beau avoir de l’esprit, le métier d’écrivain demande un long apprentissage, et Sterne n’en avait jamais fait. N’oublions pas aussi que sept rapides années composent toute la carrière littéraire de Sterne, une des plus courtes que l’on connaisse. Qu’aurait-il fait s’il avait vécu ? Quoique ce soit un âge bien avancé que cinquante ans pour jeter sa gourme d’écrivain, Sterne l’avait jetée pourtant dans les premières parties du Tristram, car déjà dans les dernières le progrès est très sensible, et dans le Voyage sentimental, qui fut écrit durant les mois qui précédèrent la mort de l’auteur, la transformation est complète.

Avec le Voyage sentimental, nous avons affaire à un véritable chef-d’œuvre. Je viens de le relire deux fois de suite ; c’est dans son genre la perfection même. Le livre n’a pas la portée du Tristram Shandy peut-être, quoique sous son apparente futilité il cache une réelle profondeur ; mais la composition et la forme en sont autrement irréprochables, et la donnée première, quoique moins forte que celle de son aîné, est plus originale en ce sens qu’elle sort plus directement de la nature de l’auteur. Le Voyage sentimental, c’est du plus pur Sterne, du Sterne filtré, clarifié, réduit à l’état d’essence. Le Tristram Shandy a une tradition, il se rattache en partie à toute une vieille littérature oubliée. Le Burton de l’Anatomie de la mélancolie, sir Thomas Browne, Rabelais, Béroalde de Vervillem, et je ne sais combien de vieux médecins et de vieux théologiens y ont collaboré avec Sterne ; mais le Voyage sentimental se rapporte directement à Sterne et n’appartient qu’à lui seul. L’idée de ce livre est une de ces trouvailles heureuses qui classent immédiatement un auteur parmi les hommes originaux. Non, s’est dit Sterne, je ne voyagerai pas comme ces singuliers touristes qui, avant de s’embarquer, semblent déposer leur cœur dans leur maison, arrêter jusqu’à leur retour la circulation de leur sang, pour qui le voyage équivaut à une suspension des fonctions de la vie, et que les pays étrangers voient transformés en automates contemplatifs. Non, pendant que le bateau, la diligence ou la chaise de poste m’emporteront, mon pouls continuera de battre, mon cœur malade de soupirer et de désirer, mon âme de rêver. Vous savez s’il a gentiment tenu sa résolution, vous tous qui avez lu le Voyage sentimental. Il n’y a dans toute la littérature de voyages qu’un autre livre qui soit sorti d’une idée aussi originale ; j’ai nommé les Reisebilder de Henri Heine.

Je ne connais pas de livre qui porte plus vivement l’empreinte du xviiie  siècle que le Voyage sentimental, et qui fasse revivre à ce point devant nous la France de l’ancien régime. Nos propres compatriotes, romanciers et faiseurs de mémoires de l’époque eux-mêmes, nous en disent moins long. Toute la France coquette, frivole, élégante de Louis XV passe sous nos yeux dans ces esquisses légères. Vous vous rappelez — car comment les oublier quand on les a vues une fois ? — toute cette succession de vives et aimables petites figures : le moine franciscain de Calais, la belle dame de la Désobligeante, le valet Lafleur, la fille de chambre des Égarements de l’esprit et du cœur, Marie de Moulins, le chevalier de Saint-Louis marchand de petits pâtés, le mendiant si poli qui salue toutes les dames qu’il rencontre, la gantière qui indique à Yorick le chemin de l’Opéra-Comique, le postillon, le coiffeur parisien, et, pour clore noblement la liste, le marquis d’E…, qui, avant de se résoudre à réparer sa fortune par le négoce, dépose son épée au parlement de Rennes ? Comme tout ce petit monde nous transporte loin du docteur Slop et de M. Shandy, et comme la réalité du brumeux Yorkshire paraît brutale à côté de la réalité de ce xviiie  siècle français ! Je parlais tout à l’heure des talents d’artiste de Sterne ; ils sont bien plus étendus et bien plus flexibles qu’on ne le dit communément. Tandis que dans le Tristram Shandy il rivalise avec l’art hollandais pour la précision et le fini des peintures, dans le Voyage sentimental il rivalise avec l’art français du xviiie  siècle. Les porcelaines de vieux Sèvres n’ont pas une pâte plus légère et plus tendre que la matière de ses récits, les pastels de La Tour plus de délicatesse que ses portraits, les peintures de Watteau une couleur plus fantasque, et les peintures de Chardin une plus aimable vérité que ses petits tableaux. Mais, si vous voulez mieux comprendre combien le talent de Sterne comme peintre est étendu, relisez, dans la dernière partie de Tristram Shandy, le récit du voyage dans le midi de la France, et dans ce voyage l’épisode des jeunes paysannes languedociennes qui dansent au son du tambourin d’un petit paysan boiteux. Personnes, paysage, tout est nouveau pour l’imagination de l’auteur ; mais sa vive sensibilité aspire à l’instant même l’âme de cette scène, lui révèle le caractère des pays du midi, et il trace sans effort une description qui, épurée d’une ou deux petites taches, égalerait une idylle antique. Lorsqu’il en vient à citer ce passage, Thackeray, qui a été pour Sterne un juge si dur, ne peut s’empêcher de saluer un maître dans l’art de peindre et de sentir.

Un maître dans l’art de sentir ! On a contesté la sensibilité de Sterne ; elle est pourtant très réelle : seulement elle demande à être bien définie et expliquée. Quand on dit que Sterne est sensible, cela ne veut pas dire qu’il éprouve des émotions profondes, sérieuses et durables ; cela veut dire qu’il possède des sens très fins, susceptibles de prendre la fleur et le parfum de toutes les émotions qu’il rencontre sur sa route. Cette sensibilité est mobile, passagère et oublieuse : elle change d’objet à chaque instant et n’est émue qu’un instant ; mais pendant cette minute elle a été aussi sincère que si son émotion avait duré des années. Son défaut, ce n’est pas le manque de sincérité, c’est plutôt une sorte de sécheresse qui se traduit par un facile oubli ; il se passe dans le tempérament de Sterne quelque chose de comparable à ces phénomènes des journées d’été sèches et chaudes chargées d’une électricité qui n’aboutit pas à l’orage, et qu’on appelle éclairs de chaleur. Ceux qui ont nié cette sensibilité s’appuyaient d’ordinaire sur la prétendue misère dans laquelle Sterne aurait laissé sa femme et sa fille ; mais, comme nous savons maintenant que cette misère est une fable, nous ne trouvons plus rien de blâmable dans les larmes qu’il a versées sur l’âne de Nampont, et nous ne voyons rien de mal à ce qu’il ait fait manger des macarons à l’âne de Lyon, les seuls probablement que le pauvre baudet ait mangés dans toute son existence. Cet acte nous semble même tout à fait conforme à cette règle du savoir-vivre qui nous ordonne de choisir nos dons de manière à offrir toujours à une personne la chose qu’elle peut se procurer le moins facilement. En bonne conscience, puisque Sterne voulait donner un plaisir à cet âne, il ne devait pas lui offrir une botte de foin ou de chardons, aliment qu’il pouvait se procurer sans lui, et ceux que ces fameux macarons ont scandalisés si fort ont tout simplement prouvé qu’ils connaissaient moins bien les lois de la bienveillance que le curé Yorick.

Quant au jugement qu’il a montré dans le Voyage sentimental, il est des plus perçants. Il a très bien vu et compris notre caractère national. Rappelez-vous ses anecdotes de salon, de théâtre, rappelez-vous surtout le fameux passage sur les trois âges de la coquette française, et placez hardiment les meilleurs de ces épisodes à côté des Lettres persanes ; ils peuvent tenir leur place à côté de ce dangereux voisinage, et certes c’est le plus grand éloge que nous puissions en faire.

En même temps que Sterne publiait les deuxième et troisième parties du Tristram Shandy, il publiait la collection des sermons qu’il avait prononcés pendant les vingt années de son ministère, pensant avec raison que le succès du premier de ces livres rejaillirait sur le second. Voilà un singulier passeport pour un volume de sermons que ce livre qui contient la célèbre malédiction d’Ernulphus, la non moins célèbre déclaration des docteurs français sur un cas difficile de baptême et le conciliabule des théologiens anglicans ! Il est vrai que par compensation Trim y lit un sermon sur la conscience, et que Sterne y figure assez honorablement sous le pseudonyme du vicaire Yorick. L’idée d’avoir accolé ensemble ses sermons et son Tristram peint Sterne au naturel ; cet acte d’étourderie est le symbole de toute sa vie.

Nous avons lu la plus grande partie de ces sermons, qui sont au nombre de quarante-cinq. Ils méritaient la publication, car ils ont un vrai mérite littéraire. Une de leurs qualités est d’être extrêmement courts, une autre est d’être parfaitement clairs et de porter en général sur des questions de morale accessibles à toutes les intelligences ; mais ces qualités ne les sauvent pas d’une certaine froideur qui provient de l’absence du zèle chrétien. N’y cherchez pas un atome d’onction religieuse, un souffle d’enthousiasme mystique, un élan de foi profonde. M. Fitzgerald les a fort bien nommés des sermons dramatiques ; ce sont en effet des exercices littéraires et philosophiques qui sentent leur futur romancier. D’ordinaire, Sterne évite de prendre des textes trop abstraits et trop purement moraux, il préfère choisir une anecdote, un personnage dans l’un ou l’autre des deux Testaments. Il ne pénètre pas d’emblée dans les questions morales, il y pénètre à la suite des caractères qu’il choisit pour guides, et il ne voit d’elles que les parties qui se rattachent à ces caractères. Ainsi, dans l’histoire de Joseph, il sera frappé par ce fait qu’après la mort de Jacob ses fils, depuis longtemps pardonnés par Joseph, eurent peur cependant qu’il ne voulût se venger d’eux ; alors il se mettra à réfléchir sur la difficulté que l’offenseur en général éprouve à croire au pardon et sur les raisons qui le portent à ce doute, et il écrira un sermon qui est la paraphrase de ce proverbe italien : chi offende non perdona . Une autre fois, il se prend à réfléchir que le patriarche Jacob a été sans contredit l’homme le plus malheureux de la terre, et il en fait un exemple d’édification pour les chrétiens qui se plaignent trop légèrement des maux de la vie, mais cela à la dernière extrémité et lorsqu’il a considéré tout à loisir la beauté dramatique de cette histoire. C’est ainsi encore que, ayant pris pour sujet l’histoire du lévite d’Éphraïm, il s’oubliera tout à fait à expliquer et à justifier la conduite du lévite. Ce sermon, un des plus étranges qu’on ait jamais prêchés dans une église chrétienne, est, comme on le voit, d’un caractère tout à fait shandyen. Si l’on me demandait de nommer le plus remarquable de ces sermons, où le plaisir littéraire et la curiosité psychologique trouvent mieux leur compte que la ferveur religieuse, j’indiquerais celui qu’il prêcha sur le caractère de Shimei, cet insulteur hébraïque que la Bible nous montre poursuivant le roi David en lui jetant de la poussière dans un de ses jours de détresse et accourant un des premiers à sa rencontre dès qu’Absalon est vaincu. À propos de ce caractère, qu’il connaissait si bien, Sterne s’élève à une véritable éloquence : « Il n’y a pas de caractère qui ait sur les affaires du monde une aussi détestable influence que celui de Shimei, … et, aussi longtemps que des âmes indignes seront aussi des âmes ambitieuses, c’est un caractère dont nous ne manquerons jamais. Oh ! il infeste la cour, les camps, le cabinet, il infeste l’Église ; allez où vous voudrez, dans chaque quartier, dans chaque profession, vous trouverez un Shimei suivant les roues du favori de la fortune à travers la boue épaisse et l’argile fangeuse. » Ce sont quelques pages très belles et qui valent la peine d’être lues.

Quand on examine attentivement le caractère de Sterne, on comprend avec quelle facilité la calomnie a trouvé prise sur lui. Ses qualités sont d’un ordre tout différent de ses défauts. Ses défauts, pleins d’expression et de vivacité, sont tout en dehors et se résument sous ce nom générique : étourderie ; ses qualités au contraire sont réservées, presque modestes, sans bruit ni fracas. En outre, sa nature était composée d’une foule de petits contrastes, trop subtils pour être saisis par la plupart des hommes, qui, n’ayant ni le temps ni la volonté de regarder un caractère à la loupe avant de le juger, absolvent ou condamnent en bloc sur ce qui est le plus apparent. Après tout ce que nous avons dit de la conduite et des mœurs de Sterne, de la tournure de son esprit et du caractère de ses écrits, vous ne feriez aucune difficulté, n’est-il pas vrai ? de conclure qu’il fut ce qu’on appelle un mauvais ecclésiastique. Eh bien, prenez garde ; je n’oserais dire que votre conclusion serait le contraire de la vérité, mais elle irait certainement au-delà de la vérité. Le mauvais prêtre par excellence, ce n’est pas le cynique, c’est l’hypocrite, et il n’entra jamais une parcelle d’hypocrisie dans la nature de Sterne. M. Fitzgerald nous rapporte un fait qui est tout à son honneur. Tandis que d’autres ministres de l’Église établie, Horne Tooke par exemple, cherchaient à cacher leur profession lorsqu’ils étaient à l’étranger, ce Sterne, qui avait des allures si légères, qui s’oubliait si volontiers à causer avec les gantières et les filles de chambre, se présenta toujours en France et en Italie dans son costume rigide de gentleman ecclésiastique. Il est très difficile de dire quelle était la mesure de la foi de Sterne ; mais rien n’autorise à le taxer d’incrédulité, car la liberté extrême de son esprit, qui seule pourrait justifier cette accusation, s’est toujours arrêtée devant les croyances qu’il était chargé de représenter. Je n’ai trouvé dans ses écrits aucune trace réelle d’incrédulité, si ce n’est, dans les dernières parties du Tristram Shandy, un mot fort singulier sur la durée probable du christianisme qui arrête court le lecteur ; mais après examen il se trouve que ce mot exprime la plus honorable des appréhensions, car il identifie la ruine de l’âme humaine avec la ruine du christianisme. Même dans ses badinages les plus mondains, comme dans sa conversation avec la belle coquette qui approche de l’âge du déisme, sa frivolité ne lui fait pas perdre une certaine réserve essentielle, et il sait sauvegarder habilement les droits de la religion révélée et son caractère ecclésiastique par une flatterie galante. Les sentiments religieux ne sont pas absents du Tristram Shandy, et dans ses lettres ils se font jour plus d’une fois. À la vérité, il n’a pas épargné les ridicules ecclésiastiques plus que les autres, et même, ainsi qu’il était assez naturel à un homme qui les avait vus de très près, il les a flagellés avec une prédilection toute particulière ; mais c’est là un fait d’irrévérence et non pas d’incrédulité. Je crois que ce qu’on peut dire de plus vrai sur ce chapitre des croyances de Sterne, c’est qu’il n’aimait ni les théologiens, comme le prouve le Tristram Shandy, ni la théologie, comme le prouvent ses Sermons. Aller plus loin serait imprudent et injuste, car il est irréprochablement orthodoxe dans les parties de la doctrine chrétienne qu’il expose, et, s’il était hérétique ou incrédule dans celles qu’il n’expose pas, nous n’en savons rien, puisqu’il ne l’a jamais dit.

Reste le chapitre des mœurs ; eh bien, ici encore on peut plaider les circonstances atténuantes, et M. Fitzgerald s’est acquitté de cette tâche délicate avec une habile insistance. D’abord Sterne exerçait une profession pour laquelle la nature ne l’avait pas fait, ensuite il n’était ni meilleur ni pire que la foule des ministres anglicans de cette époque, qui est une phase de tiédeur religieuse et de relâchement moral dans l’Église établie. Ministres joueurs, ministres duellistes, ministres mondains et coureurs d’aventures abondaient alors. C’était le temps où un ancien corsaire montait sur le trône épiscopal, où un Horne Tooke se faisait publiquement l’apologiste de Wilkes, où un docteur Dodd expiait sur la potence ses criminelles folies12. Ces excuses sont excellentes, cependant elles ne sont pas sans réplique. Sans doute Sterne portait un habit gênant pour son caractère, mais combien d’autres sont dans le même cas qui n’obtiendraient pas de nous la même indulgence ! C’est l’esprit de Sterne qui plaide auprès de nous en sa faveur ; mais essayez un instant de l’en dépouiller, et cherchez s’il sera encore intéressant. Quant à l’excuse tirée des mœurs du clergé du temps, M. Fitzgerald s’est chargé de l’atténuer lui-même en faisant remarquer que c’était cependant parmi ce clergé que Goldsmith avait trouvé le prototype du vicaire de Wakefield, et ce n’est pas sur une exception isolée qu’il a pu peindre un pareil caractère. Le mal fait toujours du bruit et le bien en fait rarement ; c’est pourquoi on a pu compter les ministres joueurs ou duellistes de l’époque, tandis que l’obscurité a recouvert les existences honorables et décentes de ceux qui observèrent fidèlement les mœurs de leur profession. Pour ne citer qu’un exemple, n’est-ce pas dans ces mêmes années où Sterne menait à grandes guides la vie mondaine qu’un jeune ministre qui se présente avec le nom modeste de Gilbert White devant une postérité aussi restreinte que fut limité pendant sa vie le cercle de ses connaissances, s’établissait obscurément dans une paroisse du Hampshire pour n’en plus sortir jamais, et y assemblait brin à brin, pendant trente ans, les matériaux de sa jolie petite Histoire naturelle de Selborne ?

Sterne avait toujours été de constitution phtisique ; lorsqu’il était jeune encore, un vaisseau s’était rompu dans sa poitrine, et sa santé, qui depuis avait toujours été compromise, se trouva tout à fait chancelante après qu’il eut écrit les premières parties du Tristram Shandy. Deux ans plus tard, le mal avait fait de tels progrès qu’il fallut aviser. Il se décida à partir pour ce voyage de France qui nous a valu le Voyage sentimental, et à dater de ce moment (1762) jusqu’à sa mort (1768) sa vie ne fut plus qu’un va-et-vient perpétuel. Il était parti pour chercher la santé ; c’est la mort qu’il rencontra sous la forme du plaisir. Les aventures du Voyage sentimental, à supposer qu’il n’y en ait que la moitié de vraies, nous renseignent sur la manière singulière dont il se soignait. La vie de Londres recommence à Paris, et pendant tout un hiver il fut un des lions de notre société élégante. Les dîners, les fêtes, les spectacles ne lui laissèrent pas une minute pour accomplir les prescriptions de la faculté. Chez le baron d’Holbach, il fit la connaissance de Diderot, qui, tout entier à l’anglomanie du moment, lui remit une liste, fort curieuse dans sa confusion, de livres anglais qu’il le chargea de lui procurer : « toutes les œuvres de Pope, les œuvres dramatiques de Cibber et la vie de Cibber, Chaucer, les sermons de Tillotson et toutes les œuvres de Locke ». Un singulier mélange, et qui prouve que l’anglomanie de Diderot était aussi ardente que peu éclairée : Chaucer en particulier y fait une étrange figure entre Cibber et Tillotson ; c’est à peu près comme si un Anglais, voulant s’instruire dans la littérature française, vous demandait de lui procurer le théâtre de Néricault Destouches, le Roman de la Rose et les sermons de Massillon. Une autre de ses connaissances parisiennes fut Crébillon fils, avec lequel il fit une convention des plus curieuses, qui ne fut pas tenue, — accident heureux pour la réputation de Sterne, malheureux pour le divertissement de la postérité. Crébillon devait lui écrire une lettre de critique sur les incongruités de son Tristram Shandy, et Sterne devait riposter par une récrimination contre la licence des romans de Crébillon. Enfin il se décida à partir pour le midi de la France, où il appela sa femme et sa fille. Le ménage s’établit d’abord à Toulouse, puis à Montpellier. En 1765, Sterne retourna en Angleterre, et de là fit route pour l’Italie, laissant sa famille dans le midi de la France, où elle séjourna jusqu’aux approches de sa mort, en 176713.

Au commencement de 1767, Sterne revint à Londres. Pendant qu’il était en Italie, la fortune lui apportait des Indes la dernière aventure amoureuse de sa vie sous la forme d’une jeune dame poitrinaire, la fameuse Elisa, femme de M. Draper, conseiller de Bombay, deux fois célébrée, et par Yorick et par notre insupportable Raynal. Elle était née dans les Indes de parents anglais, et elle tenait de sa naissance cette faiblesse de complexion qui distingue les enfants de sang européen condamnés à grandir sous ce climat meurtrier. Son mari, craignant pour sa santé, l’avait envoyée en Angleterre ; elle avait alors vingt-cinq ans. Sterne la rencontra chez des amis communs, les époux James ; or comme à ce moment il avait du loisir, ayant achevé et livré à l’impression la neuvième partie de son Tristram, et que de plus la dame possédait ce genre de beauté intéressante qui le captiva toute sa vie, il se décida à en devenir amoureux. Je dis qu’il se décida, parce qu’en effet cet amour ne vint que par degrés et qu’il ne ressentit d’abord qu’une sympathie compatissante pour son état maladif. Cette sympathie, avivée peut-être par un certain retour sur son propre état, — il se mourait lui-même de la même maladie qu’Elisa, la phtisie, — se changea bientôt en un sentiment plus tendre. Elisa partagea-t-elle ce sentiment et le paya-t-elle de retour ? Je le crois, et elle y eut d’autant moins de peine que cette fois ce fut bien purement et simplement de la part de Sterne une passion platonique.

Lisez attentivement les lettres si connues d’Yorick à Elisa, sans vous laisser éblouir par leur allure légèrement désordonnée, par leur sentimentalité qui ne hait pas l’emphase, et vous n’y trouverez pas une étincelle de passion. En revanche, vous y trouverez le témoignage d’une véritable affection. Le cœur est touché, cela est incontestable ; mais ce cœur est un cœur paternel, protecteur, qui, dans ses plus chaudes effusions, est impuissant à trouver d’autres accents que ceux de l’amitié. Prises comme expression d’un amour passionné, ces lettres sont ridicules, fausses et presque froides ; prises comme expression de cette sympathie affectueuse qui touche à l’amour, elles sont très vraies et très sincères. Cette affection fut réciproque, avons-nous dit ; Elisa fut flattée d’être l’objet de l’attention d’un homme aussi célèbre, et de son côté Sterne, qui touchait à sa cinquante-septième année, fut heureux de réveiller un écho dans un cœur jeune ; mais il est évident que tous les gages d’amour donnés et reçus se bornèrent à ce fameux portrait d’Elisa en simple mousseline que Sterne avait préféré aux autres portraits en costumes plus riches. Un fait à noter cependant, c’est que cette affection éveillait chez Sterne la jalousie et la rancune. Le bruit de leur intimité s’étant répandu, quelques personnes amies d’Elisa essayèrent de la mettre en garde contre le sentimental Yorick ; Sterne ne put leur pardonner cette démarche assez naturelle, et les poursuit dans ses lettres de ses invectives les plus acerbes. On le voit aussi très inquiet à propos d’un jeune officier qui, lors de son retour aux Indes, devait faire la traversée avec elle, et il n’augure rien de bon de la présence de « cet amoureux fils de Mars ». Ces détails toutefois n’altèrent en rien le caractère principal de cette liaison, qui est celui d’une vivacité affectueuse, désintéressée de toute autre ambition que celle de la pure amitié.

Ce fut le dernier éclair de la vie d’Yorick. Elisa, rappelée par son mari, dut bientôt partir pour les Indes, et presque aussitôt après son départ la maladie d’Yorick fit des progrès inquiétants. Alors il tomba dans un abattement moral qui alla toujours croissant, et il fit sur sa vie passée les plus tristes retours. Sa dernière lettre, écrite à mistress James, est un long sanglot qui attendrit comme l’adieu suprême d’un enfant.

« Votre pauvre ami est à peine capable d’écrire, la pleurésie l’a conduit aux portes de la mort cette semaine ; j’ai été saigné trois fois jeudi, et vendredi on m’a appliqué les vésicatoires. Le médecin dit que je suis mieux ; Dieu le sait ! pour moi, je me sens bien plus mal, et, si je me rétablis, il me faudra bien longtemps pour regagner mes forces. J’ai eu besoin de reposer ma tête une douzaine de fois avant d’arriver à moitié de cette lettre. M. James a été assez bon pour venir me voir hier. J’ai senti à sa vue des émotions que je ne puis décrire, et il me fit grand plaisir en me parlant beaucoup de vous. Chère mistress James, priez-le de venir demain ou le jour suivant, car peut-être je n’ai pas beaucoup de jours ni d’heures à vivre. J’ai besoin de lui demander une grâce si je me trouve plus mal, — ce que je demande de vous si je sors vainqueur de cette lutte, — ma tête s’en va, c’est un mauvais présage. — Ne pleurez pas, ma chère dame, vos larmes sont trop précieuses pour les répandre sur moi ; mettez-les en bouteille et puissiez-vous ne jamais la déboucher ! La plus chère, la plus tendre, la plus généreuse des femmes, puissent la santé, le bonheur et la joie vous accompagner toujours ! Si je meurs, gardez mon souvenir et oubliez les folies que vous avez si souvent condamnées et dans lesquelles mon cœur, et non ma tête, m’a jeté. Si mon enfant, ma Lydia, avait besoin d’une mère, puis-je espérer — si elle reste orpheline — que vous la prendrez sur votre sein ? Vous êtes la seule femme au monde sur laquelle je puisse compter pour une aussi bienfaisante action. Je lui ai écrit il y a une quinzaine, je lui ai dit ce qu’elle trouvera en vous, j’en ai confiance. M. James sera un père pour elle ; il la protégera contre toute insulte, car il porte une épée avec laquelle il a servi son pays et qu’il saurait tirer du fourreau pour la défense de l’innocence. Recommandez-moi à lui comme je vous recommande maintenant à l’être qui tient sous sa garde la bonne et sensible partie de l’humanité. »

Sa fin fut étrange et terrible, et fait un contraste singulier avec sa vie. On dirait un cinquième acte de mélodrame servant de conclusion à une gaie mascarade. Par une fatalité des plus bizarres, Yorick se trouvait seul au moment où la mort le surprit. Il avait renvoyé à Coxwould sa femme et sa fille, attendant, disait-il, qu’il fût rétabli pour aller les rejoindre. Deux jours après avoir écrit la lettre qu’on vient de lire, il se plaignit d’avoir froid aux pieds, et une garde-malade était en train de les frictionner lorsqu’elle fut interrompue par un laquais envoyé pour chercher de ses nouvelles de la part de plusieurs de ses amis qui dînaient dans une maison voisine. Il arriva juste à temps pour voir Yorick étendre convulsivement le bras, l’entendre dire d’une voix faible : elle est arrivée, et le dépouiller sans crainte de résistance des boutons d’or de ses manchettes. Ayant ainsi accompli son message, il alla rapporter à ses maîtres ce qu’il avait vu. « Nous pouvons presque entendre d’ici le panégyrique d’après le repas, dit M. Fitzgerald. Garrick et Hume doivent avoir raconté ses escapades parisiennes et avoir déploré avec le chagrin d’hommes qui sortent de table que le pire ennemi d’Yorick fut lui-même. M. James doit avoir dit quelque chose en faveur de son bon cœur. Puis le bordeaux passa à la ronde, et lord March recommença sans doute à chanter les louanges de la Rena et de Zamperini. » Deux seuls amis, son libraire Becket et probablement le commodore James, l’accompagnèrent à sa dernière demeure, dans un cimetière nouvellement ouvert près de Tyburn. À cette époque, les vols de cadavres étaient fréquents, et deux jours après l’enterrement le corps d’Yorick, enlevé par des larrons sinistres, était envoyé à Cambridge, vendu au professeur d’anatomie du collège de la Trinité et reconnu lorsque la dissection était presque complète. Ainsi, pendant que ses amis et sa famille le croyaient dormant à Londres, Yorick, voyageant après sa mort, rentrait par une porte bien étrange dans cette université d’où il était sorti près de trente ans auparavant. La destinée couronnait par une fantaisie macabre cette existence pleine de gais caprices et de lumineuses folies. Une fois encore la théorie de M. Shandy sur les noms et surnoms se vérifiait. Pourquoi Sterne était-il allé choisir ce surnom d’Yorick, le bouffon du roi de Danemark, dont les fossoyeurs font rouler le crâne avec leur bêche et sur lequel philosophise le mélancolique Hamlet ?

Et l’autre partie de lui-même, a-t-elle rencontré des aventures aussi étranges ? Il serait curieux de savoir ce qu’est devenue l’âme d’Yorick, et quelle réception a été faite à ce singulier ministre de Dieu dans le royaume de l’éternité. Trop léger et trop inoffensif pour être condamné, trop profane pour être excusé, que peuvent avoir décidé à son égard les ministres de la justice divine ? Voilà une âme faite pour embarrasser la jurisprudence céleste ! Mais sans doute l’ange qui effaça d’une de ses larmes le juron de l’oncle Tobie l’a couvert de sa protection et l’a conduit dans quelque place réservée où sont réunis les gens d’esprit de sa profession qui, comme lui, trouvèrent leur habit un fardeau trop pesant. C’est en telle compagnie que l’imagination aime à supposer qu’il habite pour l’éternité, s’entretenant avec le chanoine Francesco Berni, qui lui récite quelques-unes de ses histoires salées recouvertes de son beau langage florentin, écoutant le cardinal Paul de Gondi lui raconter les deux ou trois duels inutiles entrepris pour se délivrer de sa soutane, dissertant avec le curé Rabelais, son maître, qui lui parle de théologie mieux que Phutatorius, de médecine mieux que le docteur Slop, d’invention fantasque mieux qu’il n’en pourrait parler lui-même, et apprenant enfin de Swift, doyen de Saint-Patrick, qui lui refait sous une forme plus éloquente et plus mâle le discours d’Eugenius, que le malheur de sa vie a été de ne pas connaître assez profondément la nature des Yahos.