L’Esthétique considérée comme Science sacrée
« Au culte des dieux et des guerriers, il est utile de substituer le respect magnifique des sages. Parmi eux, les poètes me paraissent prodigieux. En effet, la beauté d’un hymne suppose un sublime entendement. Quiconque est susceptible d’écrire une noble églogue peut, d’une manière aussi aisée, entreprendre des conquêtes et bâtir des cités. Entre un poète et un savant, il ne convient pas de faire différence. L’un et l’autre ont une même mission, qui est de purifier les hommes et de contribuer à la grâce du monde. »
La Poésie Nationale.
« Le monde tout entier dépend des héros. Solides statuaires des blocs sanguins et intégraux, ils modèlent l’inflexion des hommes selon la leur. »
L’Hiver en Méditation.
Une des accusations le plus volontiers répétées par la critique, au sujet des écrivains de la jeune génération, c’est que ceux-ci ne s’occupent pas de leur patrie, qu’ils n’exécutent pas de travaux utiles et qu’ils ne pensent pas avec une force vraie1. Ces reproches n’ont rien de fondé. Il y a même dans ces attaques quelque chose d’assez risible. Car nous avons précisément restitué à l’idée ethnique toute sa puissance, nous nous appliquons d’une manière constante à saisir le sens des réalités, et nous avons constitué l’éthique la plus sûre qu’ait connue la France. Toutefois, ces différents essais n’empêchent pas certains critiques d’en méconnaître la valeur.
Soucieux d’accroître la beauté de la race dont nous nous sentons les gardiens, convaincus de l’importance de l’esthétique considérée comme science vivante, ayant pris conscience de nos droits qui sont ceux de tous les hommes, nous nous sommes imposé une grande et haute mission. Je ne cesse de le répéter et je le dirai de nouveau : Nous sommes les héritiers d’une race, il nous appartient de la fortifier, de lui donner une cohésion et de lui permettre de s’organiser. Nous ne sommes pas venus au monde pour faire entendre des chants stériles, riches et polis. De hautes destinées nous attendent. Notre époque est une grande date. Le monde ancien s’effondre et croule. Il nous est réservé de fonder le nouveau. Nous exerçons des fonctions dont l’utilité est incontestable. Il n’est pas un homme parmi nous qui laisse amoindrir son type en abandonnant ses droits ; il n’en est pas un seul non plus qui se diminue de lui-même en ne remplissant pas sa tâche. Le système social est à constituer.
L’esthétique n’a point d’assises. Les poètes, pour la plupart, ont perdu le sens du monde, c’est à nous de le leur rendre. Certainement, beaucoup d’entre nous en ont conscience. Il reste à faire pour la morale ce que Lavoisier, Cuvier, Claude Bernard, Darwin, Berthelot ont fait pour les sciences naturelles depuis cent ans. En esthétique, le même travail est nécessaire. Nous parviendrons, sans aucun doute, à l’accomplir. Nous appliquerons notre énergie à opérer la transformation intégrale qui doit être faite. L’avenir des races nous préoccupe. C’est pour le réaliser dans le sens de la vertu, de la justice, de la fraternité et de l’amour, que nous composerons des odes comme Pindare, des symphonies comme Beethoven, des théogonies comme Hésiode et comme le Dante. Nous voulons renouveler le monde, régénérer les doctrines, organiser les idées et fonder le système social sur des bases de réalité vive comme la chaux.
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Les indices de ces sentiments abondent partout. Les témoignages sont nombreux. Je ne les citerai pas tous. Mais il en est d’expressifs. Celui d’un noble esthéticien comme M. Maurice Le Blond, a quelque chose d’irréductible et de violent : « Nous voulons être des ancêtres, a-t-il écrit je ne sais où, que notre existence soit une date du monde. »
Cette pensée si grave, si brûlante, comment la méconnaît-on ? Et quand le bon et charmant Magre déclare, dans la préface de la Chanson des Hommes : « À vingt ans, j’ai voulu traduire mon rêve d’amour. J’ai mis dans mon livre ma foi en la vie. Trop heureux serai-je, si, une seule fois, dans une pauvre maison, mes vers portaient quelque douceur à un cœur simple »
, est-il possible de ne point sentir quelle passion anime ces phrases ?
Et ce n’est pas là un cri isolé. M. Eugène Montfort a prononcé des mots d’une force et d’une tendresse peut-être plus pures encore : « Puisqu’on ne se plaît plus à l’église, a-t-il écrit au cours de l’Essai sur l’amour, je voudrais qu’aujourd’hui la voix du poète — comme autrefois celle des cloches — sonnât dans toutes les âmes ; je voudrais qu’elle les réunît, elle aussi, dans un vol unanime ; je voudrais qu’elle les fît vivre ensemble dans ce temple incommensurable qu’est le monde. »
Voilà l’expression positive de nos pensées. Je n’en connais pas de plus stricte et de plus sûre. Comment se fait-il qu’on ne comprenne point ? Est-il possible de perdre de vue les indices partout renouvelés, partout visibles ? N’en mesure-t-on point la valeur et l’importance ? Car toutes les phrases que j’ai citées, ne supposent-elles pas une grande foi chez leurs auteurs ? Ne sont-elles pas fortes et ardentes comme certaines assertions de saints ? Ne révèlent-elles pas une constante exaltation ? Les hommes qui les ont prononcées ne sont-ils pas prêts à agir comme ils l’annoncent ? Ne serait-ce pas une injustice que de leur refuser l’amour, la force, l’ardeur et la patience indispensables ? Pour moi, je les crois susceptibles de ces vertus2.
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Aussi, notre intime ambition n’est pas seulement de modifier la rhétorique. Ce serait restreindre tout à fait nos tentatives que de les limiter là. Écrire des odes à l’aurore, faire des invocations aux races, consacrer les dons des prairies sont les moindres des devoirs que nous nous imposerons. Nous sentons qu’il y a, pour nous, quelque chose de bien plus sérieux à accomplir. Il nous faudra faire en France ce que des sculpteurs, des peintres, des poètes ont fait en Italie au xvie siècle. Et peut-être avons-nous encore une tâche plus grande. Car nous ne sommes pas seulement destinés à reproduire des sites humides, à cadencer l’élocution des strophes mobiles, à tirer hors des blocs de marbre des groupes héroïques et parfaits : il nous reste à donner un équilibre interne à un monde qui n’en possède plus. Pour réussir dans cette affaire, il faut le soutien et l’aide des artistes. La distribution des travaux, la classification des sciences, la mise en ordre des systèmes, et l’anéantissement des hiérarchies, toutes ces opérations fondamentales dépendent de l’esthétique seule. Nous les résoudrons par nos odes, par nos tableaux, par nos symphonies et par nos sculptures. Les harmonies du musicien, le pinceau du peintre, la lyre du poète et le ciseau du statuaire réalisent des types absolus dont l’imitation rend les races parfaites. En pétrissant des substances brutes, en trempant les toiles de teintes vives, en scandant des poèmes lyriques et en ordonnant des masses musicales, les artistes recomposent le monde comme Dieu lui-même. Quand nous aurons constitué un univers de héros, dans les poudroyantes et riches fresques, dans les groupes de marbre taillés pesamment, dans les strophes dialogiques et apologétiques, dans les molles et hautes harmonies, il n’y aura plus qu’à le rendre vivant. Les formes que nous aurons fondées exposeront d’immortels modèles. L’imitation de leur plastique deviendra bientôt la morale. S’attribuer leurs fortes inflexions, leurs courbes mouvementées et précises, leurs lignes empreintes des proportions les plus logiques, tel sera le devoir des hommes3. Ainsi nous aurons fait pour l’univers actuel ce que Phidias, Platon, Aristote et Sophocle ont fait pour Athènes dans l’antiquité, ce que Michel-Ange, Vinci, Raphaël ont fait pour l’Italie au moyen-âge.
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Car l’esthétique est toute la science. Avant de se réaliser dans les substances naturelles, la beauté s’incarne dans les blocs, se proportionne sur les toiles, flotte parmi les symphonies ou s’organise dans les livres. Ainsi, l’esthétique est la science sacrée. Si les créations artistiques sont belles, elles peuvent devenir des théogonies, des bibles et des tables de la loi.
Un poème noble et mesuré, une mélodie juste et mobile, une forte et magnifique statue, une exacte et brillante peinture, sont des preuves perpétuelles de l’existence de Dieu. En étudiant Dieu, l’art le prouve. La révélation d’un monde plus parfait s’effectue par l’esthétique. La métamorphose des choses en beauté s’accomplit dans les odes d’Hésiode, dans les blocs de Michel-Ange, dans les tableaux de Raphaël, dans les traités de Spinoza, de Goethe4, de Fichte et de Carlyle. Quand la terre devient noble et pure, elle se fait roman, odelette, drame▶, musique, symphonie et marbre. Mais où cela est visible, c’est spécialement dans les livres.
« La littérature, a dit Fichte, révèle Dieu perpétuellement. »
Et nous ne tenterons pas de nous exprimer mieux. Car il est impossible d’être plus juste et plus net. C’est par l’entremise des poètes que les hommes peuvent connaître Dieu. Les poètes ne sont-ils pas ceux qui nous font sentir la beauté des choses ? Ne nous découvrent-ils pas, sans cesse, des vertus qui, sans eux, nous resteraient inconnues ? Ne nous permettent-ils pas de voir Dieu face à face ? Grâce à leurs saintes révélations, tour à tour la belle lune et les étoiles dansantes, la substance des prairies et les bonds de la mer, la pluie sur les feuilles rauques et le concave azur, la tempête ébranlant la nue horrible et noire, les grandes aubes, les feux balancés, la terre pivotant sur les pôles, les brumes, les molles saisons, l’aurore, l’air, la lumière, tout nous apparaît dans un état pur, comme si Dieu pénétrait encore les formes du monde. Et pour nous ravir de cette sorte, ils n’ont pas besoin de créer : ils n’ont qu’à découvrir la grâce qui décore tout.
Lorsque des poètes chantent une chose quelconque, c’est d’une manière si juste et si belle en même temps, que nous croyons la voir soudain la première fois. Et ainsi s’accomplit la vraie révélation. Car nous ne sommes pas dupes d’une petite illusion. Avant qu’ils nous l’aient bien décrite, nous n’avions pas saisi la beauté des objets dont nous sommes entourés constamment et partout. Ils nous en font voir l’harmonie. Ils nous en démontrent la vertu. Ils nous en dévoilent le mystère. Ils n’ont qu’à les mettre à leur place auprès de Dieu. Ils les en rapprochent quelquefois si près qu’une pomme vernie et glauque, qu’un oiseau teint de rose, qu’une marguerite brillante épanouie et limpide, qu’une tasse, qu’un ustensile ou qu’un homme qui médite, s’embellit tout à coup dans sa lumière candide. Et il nous arrive d’être ravis en leur présence.
C’est ainsi, nous le répétons, que les poètes sont réellement de vrais prophètes. Dieu semble leur inspirer les cantiques qu’ils écrivent. Quelques-unes de leurs stances ne sont-elles pas un peu comme des actions de grâce ? Serait-il excessif ou faux de dire que les poètes sont des adorateurs les plus sérieux de Dieu ? N’est-ce pas par leur intermédiaire qu’il nous est donné quelquefois de voir l’éden ? Et n’est-ce pas par leur entremise qu’il nous est aussi arrivé de faire oraison sur la terre à tout instant ? Leurs plaintes, leurs soupirs, leurs rêveries, leurs tristesses, leur méditation et leur patience ne sont-ils pas de la nature des pratiques réellement dévotes et religieuses ? Que les poètes le veuillent ou bien qu’ils le refusent, que font-ils sinon d’établir une vie divine ? Peut-on croire que des odes à l’aube et à la nuit ne sont pas des prières plus belles que toutes les autres ? Les églogues qui chantent la nature ne peuvent-elles pas être prises pour de saintes effusions ? Existe-t-il une différence entre une strophe de certains poètes et un cantique de certains saints ? La plupart des poèmes profanes ne sont-ils pas plus riches en serments religieux que les actions de grâce les plus dévotes du monde ? Est-il possible de dire vraiment que les panégyriques d’Orphée, les stances dialogiques de Virgile, les sonores sonnets de Pétrarque, les ◀drames▶ éloquents de Shakespeare, les lyriques discours de Hugo, ou les élégies séraphiques de Lamartine ne révèlent pas les mêmes vertus, la même vie secrète et sacrée, la même mélancolie intime, la même foi profonde et sévère que les cris de l’âcre Ézéchiel ou que la soumission de Job, que les contes du bon Saint Mathieu ou que les sentences de David, que toutes les pages des Évangiles ou de la Bible ? Il serait stupide de prétendre que ce n’est pas là une chose vraie et absolue. D’ailleurs, avant d’être des livres saints, la Genèse, les Rois, les Cantiques étaient des poèmes véhéments, graves et privés. Et qui sait si nos odes lyriques ne deviendront pas quelque jour les chants des hommes ? Qui sait si nos ouvrages fervents ne seront pas considérés comme des recueils d’hymnes domestiques et religieuses ? Qui sait si en croyant créer des strophes seulement belles et charmantes, nous n’écrivons pas pour le monde des livres sacrés ?
Quoi qu’il en soit, il est certain que la révélation de Dieu se fait par la littérature à tout instant.
Comment un prodige de ce genre est-il possible ? Et quel est le sens d’une puissance semblable ? C’est ce que nous allons examiner.
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L’esthétique est une grande science. Elle ne s’acquiert pas d’un coup. Le nombre des connaissances utiles à la création des poèmes est infini. La cohésion des strophes, les rythmes variés et propres, l’accord des cadences et des sons constituent la beauté plastique d’une poésie. Toutes ces vertus ne sont possibles qu’au prix d’un travail constant, d’une épuration perpétuelle, d’études rigides et sévères, Les mathématiques qui expliquent les nombres, la physique qui règle les rapports des corps entre eux, la chimie qui expose leurs décompositions, l’astronomie qui enseigne les mouvements des astres, l’agriculture qui révèle les principes terrestres, la botanique et la médecine qui instruisent les hommes sur les choses du monde, telles sont les sciences nécessaires à la création des stances et des ◀drames▶. Quiconque les possède est propre à chanter. Mais là ne s’arrête pas encore son instruction. Platon vantait la gymnastique comme l’art des formes par excellence. Peut-être n’est-ce pas inutile. Eschyle ignorait la géographie. Mais des notions ethniques nous sont indispensables parce que les auteurs d’aujourd’hui ont un sens plus sûr, plus précis de l’univers. Certains poètes grands et sérieux ont méconnu la politique. La science sociale n’est pas une chose vide et stérile. Carlyle, Lamartine et Michelet l’ont étudiée, pendant ce siècle, avec succès. Hugo la connaissait aussi, il savait encore dessiner, peindre et sculpter. Il y a de lui des estampes qui sont parfois dignes de Rembrandt et qui souvent égalent les morceaux les plus magnifiques de Michel-Ange. Certains poèmes de Léon Dierx se ressentent de l’application des lois célestes. Zola a étudié les sciences physiologiques. Ses livres se constituent de ces notions, La quantité de connaissances qui lui ont été nécessaires pour écrire une œuvre aussi vaste, aussi variée, aussi exacte et aussi profonde que la sienne, est prodigieuse. Et en parlant de cette manière, je laisse encore bien loin de moi l’esthétique même.
La peinture, la musique, l’art de la statuaire et la poésie sont soumis, comme les choses elles-mêmes, aux nécessités mécaniques de la nature. L’insubordination à l’une de ces grandes lois se révèle dans les substances par un subit cataclysme, dans la poésie par une faute de rythme, en statuaire par une déviation des courbes du marbre, en musique par une dissonance dans l’harmonie et en peinture par un manque d’ordre parmi les plans. L’esprit, pas plus que la matière, ne peut résister aux lois. Voilà pourquoi toutes sortes de sciences font partie de l’esthétique, qu’elles contribuent à fonder. L’exactitude des cadences, la justesse des expressions, l’ordre et la noblesse des rapports, l’inflexible innocence des lignes, la riche vitalité des formes sont les résultats, en art, de l’obéissance aux principes du monde.
Dans un grand peintre, dans un poète vrai et sévère, dans un dramaturge éloquent et fort, dans un musicien limpide et précis, il y a un penseur instruit de toutes les connaissances possibles. Ce n’est que par l’application la plus sérieuse que des créateurs comme Sophocle, comme Phidias, comme Platon, comme Dante, comme Michel-Ange, comme Descartes, comme Hugo, comme Carlyle, comme Vigny, ont pu acquérir peu à peu cette étendue d’inspiration, cette certitude dans la technique, cette force et cette justesse dans tous les sens de l’art. Certains ouvrages sont si parfaits que Dieu ne l’est pas davantage. Toutes les belles lois de la nature y inscrivent leurs traits implacables, riches et variés. L’ordre ardent des sphères bondissantes se reproduit, en les réglant, dans quelques hymnes.
Des pages descriptives et lyriques sont égales aux paysages mêmes qui y sont peints. La formation des ◀drames logiques demande autant des dons de peintre, de décorateur, de statuaire, que des instructions de poète. Ainsi, le noble éclat des formes, le groupement des strophes et des sons, la rectitude et la netteté de l’harmonie, tout dépend d’une constante et efficace étude. Car l’esthétique contient les sciences les plus variées. Mais il y a encore plus encore.
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Ce n’est pas assez, pour créer des odes, des statues ou des types précis, d’être instruit dans la chimie ou dans les mathématiques, il faut l’être encore en morale. L’éthique a ses lois absolues comme la physique. S’y soustraire est aussi dangereux qu’il le serait de faire défaut aux forces du monde.
La désobéissance aux unes ne produit pas plus de perturbation que la résistance aux autres. Il est hors de doute, par exemple, que dans un ordre spirituel, la justice a la même valeur que l’harmonie.
L’équilibre de la physique et l’équité de la morale sont la même chose. La conservation du monde dépend du maintien de l’une et de l’autre. Ce que les physiciens observent sous le nom de polarité et d’attraction, les esthéticiens ont à l’étudier sous le nom de destin et de fatalité ; il est impossible de nier la morale, comme il est impossible de nier les sciences pratiques : « Il peut arriver, a écrit quelqu’un, que nous oubliions les lois de la terre, mais celles-ci ne nous perdent jamais vraiment de vue. Et si nous tentons de leur échapper, elles ont bien vite fait de nous rattraper. Quand un maçon construit un mur, il est fort possible qu’il ignore une loi comme celle de la pesanteur ou n’importe quelle espèce d’autre ; mais la pesanteur, elle, ne l’oublie point, et elle a raison de son mur en une minute. »
En éthique, la même chose a lieu, en vérité. Personne ne peut faire défaut à une loi sans être frappé un jour ou l’autre par cette même loi. Il est donc indispensable de s’instruire des sciences morales.
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Et tout cela est encore peu. Même si nous avions acquis de si efficaces notions, si nous connaissions toutes les lois du monde, si nous avions soudé des systèmes innombrables, si nous avions saisi le bruissement des planètes, nous ne serions pas capables de composer de belles strophes, des peintures riches et limpides, des statues charmantes et graves, ou d’éloquentes mélodies.
Car il y a davantage : apprendre la chimie, la physique, l’astronomie, l’algèbre, l’hydraulique, la médecine et la géologie, afin d’en appliquer les lois à l’esthétique, c’est bien, mais ce n’est pas tout. Ne jamais cesser de s’instruire dans toutes les matières possibles, étudier la dialectique, s’embellir perpétuellement, assouplir ses membres par la gymnastique, vivre au grand air tout le jour, prendre part aux travaux civiques et privés, intervenir en plein public dans les circonstances les plus différentes, faire des voyages, voir des contrées, accomplir le périple du monde, aller sans cesse d’un pôle à l’autre, observer les mœurs des contrées les plus lointaines, comparer les flores, les parfums, les lumières et les aromates du sud au nord, voilà quelques-uns des devoirs qui nous incombent. Si nombreux qu’ils soient, ils ne sont pas tout. En ne remplissant que ceux-ci, nous échapperions au plus important. En n’étant instruit que de ces questions, nous ne serions que des savants, et rien de plus. Car avec toutes ces riches notions, que pourrions-nous faire cependant si nous n’étions pas doués d’une grande passion secrète ? si nous ne brûlions pas d’amour pour toutes les choses ? si nous n’étions pas capables d’incarner les maux du monde ? si nous n’avions pas assez de bonté pour prendre en nous les afflictions universelles ? si nous ne vivions pas sans cesse hors de nous-mêmes ? si nous ne tentions pas de nous perfectionner ? si nous n’étions pas braves, beaux, magnifiques et justes ? si nous manquions du sens de la réalité ? et si nous nous laissions amoindrir à tout instant ?
Il nous faut agir sur nous-mêmes, comme le sculpteur sur le marbre, réparer nos formes spirituelles, tailler bloc par bloc notre intime statue. C’est en nous perfectionnant d’une manière stricte et implacable que nous deviendrons dignes de création. La profonde purification qui s’opère par l’esthétique doit d’abord être faite en nous. Nous ne composerons rien de juste si nous ne le sommes pas nous-mêmes. Comment ferons-nous pour célébrer Dieu, si nous sommes bas et mauvais ? Afin d’exprimer les passions d’Ajax, d’Œdipe, d’Iphigénie, de Corette ou d’Albine, il faut les avoir connues. Parviendrons-nous jamais à glorifier l’aurore, à solenniser les lauriers, à rendre indéniable la beauté des choses, si nous n’avons en nous que des désirs grossiers, vulgaires, mornes et impurs ? Avant de vouloir former des héros, devenons donc tels nous-mêmes. Rendons-nous dignes de la gloire que nous nous piquons d’acquérir. Ne perdons pas une minute, car tout instant porte son bien. Appliquons toute notre énergie à nous embellir nous-mêmes constamment ; par un inflexible et sévère travail, augmentons-nous dans tous les ordres de la beauté. Ainsi, nous deviendrons capables de faire une œuvre d’esthétique, puisque nous aurons su en pratiquer d’abord toutes les lois nécessaires.
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Tels sont donc plusieurs des devoirs auxquels se soumettent les poètes sérieux. Je ne les ai pas tous cités, la foule en est innombrable. Du moins j’ai révélé les principaux. Je ne cache pas leur grandeur, car la gloire en a une aussi. Et il faut que chacun le sache. Quand les poètes subissent les charges que j’ai décrites, ils ont des droits imprescriptibles et magnifiques.
L’épuration plastique et spirituelle du monde est un travail grave et austère qu’ont su seulement exécuter des esprits comme Sophocle et Platon à Athènes, comme Raphaël à Florence et comme Michel-Ange à Rome. Ce n’est donc pas une petite tâche que nous entreprenons, nous tous, sculpteurs, poètes, musiciens et savants, qui tentons aujourd’hui d’organiser la race. La plus forte patience intérieure nous sera sans doute nécessaire. Nous aurons à agir sans cesse, à la fois sur nous pour nous purifier et sur l’univers pour le constituer. Mais nous ne faillirons point. Et c’est là une chose qu’il faut oser dire. Ce que nous voulons accomplir, peu d’hommes l’ont encore compris. La classification des sciences, le perfectionnement de la race, la mise en ordre du système et l’anéantissement des hiérarchies, voilà quel doivent être les effets de nos travaux. Nous ne nous contenterons pas d’écrire des poèmes délicieux, nous avons l’auguste ambition de rendre à la vie sa beauté plastique. Vertu, obstination, sacrifice, abstinence, immolation constante, effrénée et sévère, nous n’épargnerons rien pour y réussir. Et peut-être aurons-nous la joie de voir naître un jour la race de héros dont sans nul doute auparavant, nos statues auront incarné les traits pompeux, dont nos poèmes auront chanté les magnifiques destinées, dont nos tableaux auront contenu les proportions implacables et dont nos hautes symphonies auront développé la vivante rêverie.