(1892) Portraits d’écrivains. Première série pp. -328
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(1892) Portraits d’écrivains. Première série pp. -328

[Dédicace]

À la Mémoire de Μ. O. DEPEYRE

[Avertissement]

Les écrivains dont il est parlé dans ce volume appartiennent à un même moment de l’histoire littéraire de ce siècle. C’est ce qui fait le lien de ces études. J’ai à peine besoin d’avertir le lecteur que je n’ai pas même songé à écrire sous cette forme un chapitre de l’histoire du théâtre ou du roman : les lacunes y seraient trop considérables. J’ai seulement essayé de faire des portraits aussi ressemblants qu’il m’a été possible, et d’étudier quelques écrivains pour les montrer tels qu’ils me sont apparus à travers leurs œuvres.

Alexandre Dumas fils1

Un écrivain de théâtre qui s’est servi du théâtre comme d’une tribune, de l’art dramatique comme d’un, moyen de propagande, et qui pourtant a fait œuvre d’art, œuvre vivante et solide, cela n’est pas très ordinaire et cela même ne s’est vu qu’une fois : dans le cas de M. Alexandre Dumas fils. Ce dramatiste très célèbre qui envie la destinée de législateurs très obscurs est un des esprits les plus curieux de ce temps, tout en contrastes, et d’une complexité qui réjouit l’analyste. Parti à la recherche de la vérité avec le zèle le plus sincère et la plus ardente loyauté, on ne saurait dire s’il en a rapporté plus d’erreurs ou plus de vues justes, profondes et neuves. Car peu d’hommes ont eu plus de bon sens que cet auteur réputé paradoxal, mais aussi n’en cite-t-on guère qui aient eu dans l’esprit plus de bizarrerie que cet Homme de bon sens. Il est remarquablement organisé pourvoir les hommes et les choses dans leur réalité concrète, et il se perd dans les abstractions. Il s’intéresse à toutes les questions et se confine dans l’étude des problèmes les plus spéciaux. Intelligence lucide, cerveau trouble, il a écrit dans le style le plus net et dans le pathos le plus amphigourique. Depuis quarante ans il bataille par le livre, par le journal, par le théâtre : il disserte, il discute, il déclame, il prêche ; et tout en prêchant il amuse, il émeut, il irrite, il passionne ; il fouille la société, scrute la nature humaine, interroge son art ; il dispose ses arguments et pose ses personnages ; il serre ses démonstrations et soigne ses fins d’actes. Il ne sent pas encore la fatigue. Il est à la disposition de tout auteur qui a besoin d’une préface ; il est prêt, chaque fois qu’une pécheresse dans l’embarras a besoin d’une consultation. Il est l’unique espoir de la Comédie, qui, chevronnée de désastres, n’a plus de confiance qu’en ce sauveur.

Le théâtre contemporain s’incarne en lui. Dès la première rencontre il s’est imposé au public, bousculant toutes les conventions, qu’il a d’ailleurs remplacées par d’autres. Il a si impérieusement mis la main sur cette partie de l’art, que tous les progrès qui s’y sont faits y ont été faits grâce à lui, et qu’il a retardé l’avènement de quelques autres qui restent à faire. Il ne compte plus ses imitateurs, de même que ses héros et ses héroïnes ne peuvent plus nombrer leur descendance. C’est lui qui a fait sortir des dessous du théâtre ces fils qui redemandent un père, ces filles coupables et vertueuses, ces courtisanes à l’assaut de la famille, ces femmes éplorées, ces maris armés jusqu’aux dents. Son œuvre, disparate, qui semble tour à tour d’un sceptique, d’un croyant, d’un boulevardier, d’un médecin, d’un illuminé, contient des figures prises en pleine humanité, et des bonshommes en carton, de jolis mots et de beaux cris, des tirades éloquentes et des aphorismes cyniques. Quelques parties en sont ruinées déjà ; d’autres résistent ; d’autres ont pris avec le temps un relief qu’on n’attendait pas. L’ensemble reste considérable. C’est appuyé sur cette œuvre que M. Dumas peut à bon droit regarder d’un peu haut ses contemporains, de ce regard qu’on retrouve dans tous ses portraits, et où il y a de la dureté, de l’assurance et du défi.

I

De la biographie de M. Alexandre Dumas, nous n’avons à retenir que deux faits, mais qui sont d’une importance capitale. Ils ont eu sur sa carrière d’écrivain une influence décisive. Ils ont fixé la direction de son esprit, délimité le champ de ses observations, de ses réflexions, de ses déductions, et une fois pour toutes déterminé la nature de son œuvre.

M. Dumas est un enfant naturel. — Envoyé à la pension Goubaux, il y subit pendant plusieurs années le supplice qu’il a décrit avec tant d’âpreté au début de l’Affaire Clémenceau. Il est en butte aux injures et aux coups. Son premier contact avec la société est pour lui apprendre que cette société est injuste et qu’elle fait souffrir des innocents. Le premier spectacle que lui donnent les hommes est celui de la lâcheté et de la cruauté. De cette première empreinte son âme restera marquée à jamais. Il ne pardonnera pas. Il dénoncera le pharisaïsme de cette société. Il traitera les hommes suivant leurs mérites. Il leur rendra les coups reçus par l’enfant.

Très jeune, il devient le camarade de son père, et se trouve lancé dans un monde qui est celui du plaisir et de la vie facile. — C’est là en vérité qu’il a « fait ses classes ». Il a étudié in anima vili. Il a ainsi appris beaucoup de choses, bonnes à savoir, qui ne sont pas dans les livres, et qui surtout n’y étaient pas encore. À cette liberté dont il a joui de très bonne heure, à cette éducation faite par le monde et par un certain monde, il a gagné sans doute d’acquérir une expérience rapide et solide. Mais encore cette expérience est-elle étroite. Elle ne porte que sur l’amour, et sur celui qui n’a de commun avec l’amour vrai que le nom. Elle ne s’adresse qu’à la femme, et en tant qu’elle n’est ni l’épouse ni la mère. Plus tard M. Dumas continuera à décrire l’amour et à représenter la femme tels que les lui a montrés une première rencontre. Son horizon est borné pour toujours.

M. Dumas est là tout entier. Il a vingt ans. Il n’a pas encore écrit une ligne. Et déjà, en germe du moins, son expérience passée contient toute son œuvre future.

Il ne suffit pas que certains problèmes se posent, que certains milieux agissent. Il importe de savoir comment est constitué intellectuellement celui qui subit l’influence d’un milieu. — Dans le Père prodigue, M. Dumas a mis en scène et opposé l’un à l’autre, non pas seulement deux individus, mais les représentants de deux générations. Le comte de la Rivonnière est « né à une époque où la France entière avait la fièvre et où les individus comme les masses cherchaient à dépenser par tous les moyens possibles une surabondance de vitalité, poussés vers la vie bruyante par nature, par curiosité, par tempérament2 ». Les hommes de ce temps-là s’en tenaient au décor de la vie, à la surface qui est en effet attrayante et plaisante. Ils n’avaient garde de chicaner avec leurs jouissances et de gâter leurs sensations en leur demandant compte d’elles-mêmes. Ils avaient une santé robuste, le cœur chaud, l’imagination riche : ils profitaient de tout ensemble. Ils s’enchantaient de beaux rêves, et conservaient une foi inébranlable en de grands mots vides de sens. Jusqu’à la fin ils restaient jeunes, d’une jeunesse incorrigible, et arrivaient à la mort sans avoir rien appris, peut-être sans avoir rien compris. Or il se trouva que, par un curieux phénomène de transmission, cette expérience qu’ils n’avaient pas eue leurs enfants l’apportèrent en naissant. Lassés avant le temps, épuisés par des dépenses que d’autres avaient faites pour eux, revenus d’illusions qui n’avaient pas été les leurs, ceux-ci s’étonnèrent de trouver sans attrait les plaisirs où on les conviait, et d’où ils ne retiraient qu’ennui et dégoût. Chez eux, la faculté de sentir était émoussée. Ne sachant plus goûter et jouir, dédaignant d’imaginer, ils voulurent savoir. — M. Dumas est l’un de ceux en qui s’est le plus exactement incarné ce tour d’esprit positif, ou, si l’on veut, positiviste, auquel on reconnaît la génération arrivée, vers 1850, à la vie littéraire.

La faculté qui s’éveille d’abord en lui, celle dont il a été pourvu le plus abondamment, c’est une merveilleuse faculté d’observation. Il est de ceux qui aperçoivent dans les actions leurs mobiles, derrière les conventions le fait, derrière les situations le caractère, sous le masque la personne, sous le mot la chose, et enfin sous toutes les apparences qui la voilent, la parent et la dénaturent, la réalité elle-même. Or ce n’est rien de beau que la réalité toute nue. Les observateurs ont été de tout temps et sans exception des pessimistes. « Le résultat de la science, écrira M. Dumas, et le prix dont on la paye, c’est le mépris du sujet. » Ce mépris se traduit dans l’attitude, dans l’air du visage, dans le son de la voix et dans l’accent de la parole. Il est naturel que nous le prenions de haut quand nous discutons d’une question qui nous est familière avec ceux qui l’ignorent et qui, par ignorance, se trompent. C’est notre droit d’être avec eux affirmatifs, catégoriques, voire tranchants. Que s’ils ne veulent pas se laisser instruire, et s’ils s’obstinent dans leur erreur, ils deviennent risibles. Inutile désormais d’employer les arguments et de faire une vaine dépense de logique : où le raisonnement n’est plus admis, le rire suffit. Contre ceux qui ne veulent pas entendre, nous avons une dernière ressource, vengeance ou consolation : c’est la raillerie, l’ironie, l’impertinence. — M. Dumas est d’abord cet observateur à la clairvoyance implacable, au coup d’œil net, précis et sûr, ce railleur au rire âpre et amer. Il est Olivier de Jalin, M. de Ryons et Lebonnard.

Mais à mesure que M. Dumas avance en âge, un autre côté de sa nature se dessine qui, avec le temps, s’accentue et s’accuse. Un jour vient où il s’aperçoit que la méthode d’observation directe est insuffisante pour tout voir. Il se prend de goût pour les sciences et d’abord pour la physiologie. La littérature n’est pleine que de la description des sentiments : elle nous trouble avec les tourments du héros fatal, elle nous apitoie sur les mélancolies de la femme incomprise, elle nous transporte avec les élans de folie des grandes amoureuses. À toutes ces études sentimentales il manque une base, qui serait l’étude du tempérament. Nous restons surpris devant certaines attractions ou devant certaines antipathies qui nous semblent également inexplicables. La physiologie en possède le secret. « Cœur humain, corps humain, mystère… » De la physiologie M. Dumas passe à la phrénologie, et aussi à la chimie, à l’histoire naturelle, aux mathématiques. Il cite Lavater et Hahnemann plus souvent que La Rochefoucauld. Il pense maintenant qu’il peut trouver son compte dans les livres, à condition que ce soient des livres de science. Seulement on peut se demander ce que vaut cette science acquise sur le tard et en bloc par des esprits qui n’ont pas été préparés pour la recevoir. Je crains qu’elle n’ait égaré plus d’écrivains qu’elle n’en a dirigés, qu’elle ne les ait amenés à prendre des analogies superficielles pour des affinités profondes, et qu’enfin la science sans l’esprit scientifique ne soit la pire duperie. Pour ce qui est de M. Dumas, il fait quelque part un raisonnement que je n’ai jamais pu lire sans inquiétude. « Si avec une voiture à deux chevaux je vais de Paris à Saint-Cloud en une demi-heure, avec quatre chevaux j’y serai en un quart d’heure, avec huit chevaux j’y serai tout de suite, avec seize chevaux me voilà revenu avant d’être arrivé et même parti3. » Je me défie d’un savant qui, de bonne foi, me donne cette plaisanterie pour un parfait exemple du raisonnement mathématique. Je suis en garde contre les résultats auxquels il arrivera et contre le genre d’attrait que les sciences ont pu avoir pour lui. — À y regarder de près, le goût des sciences, si commun aux écrivains de ce temps, n’a été chez eux qu’une autre forme du goût pour le merveilleux.

L’homme n’est pas tout matière. Il est esprit. La forme la plus haute des aspirations de l’esprit est le sentiment religieux. L’auteur des Idées de Madame Aubray le sait bien ; et il a beau n’être qu’un chrétien du dehors, il est juste de reconnaître que sa pensée restera jusqu’au bout profondément imprégnée de christianisme. Il sait que les conducteurs de l’esprit humain, quand ils n’ont pas été les grands savants, ont été les grands prêtres. Visiblement cette idée le hante ; il en vient à prendre les attitudes, le ton et le langage qui ont été, de tout temps, ceux des hiérophantes. « Donc ceux qui voient, ayant reconnu à des signes évidents ce qui va se passer, se sont regardés d’une certaine manière et se sont dit tout bas : Il est temps !… Les temps prédits sont proches. Dieu a de nouveau prévenu Noé. Il va falloir être avec les hommes dans le déluge, ou avec l’homme dans l’arche4. » Désormais, les tournures empruntées à la Bible et à l’Apocalypse viennent naturellement sous sa plume ; elles s’y rencontrent avec les termes techniques échappés des livres de médecine et s’y amalgament comme elles peuvent. Les événements de la guerre franco-allemande, les malheurs de l’année terrible ont pour effet tout à la fois d’exalter sa sensibilité et de fortifier la confiance où il est de posséder un don de seconde vue. Une des causes de l’universel bouleversement, la corruption de la société par la femme, lui avait été révélée. Elle lui avait montré, « lorsque personne ne les voyait encore, les barbares en marche sur Paris, et le triomphe de la populace5. » À partir de 1870, il prophétise. C’est à dater, de ce moment qu’il multiplie les brochures, intervient dans toutes les questions, traitant de tout à propos de l’adultère : réforme des lois, tradition évangélique, destinées de la France, avenir de l’Europe, avenir de l’humanité. Il a ses visions, et justement les mêmes que saint Jean. Il a vu « une Bête colossale qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ses cornes, dix diadèmes. Et les sept têtes de la Bête dépassaient les plus hautes montagnes, et, formant une immense couronne, plongeaient dans tous les horizons ». Entre Dieu et lui, il n’admet plus d’intermédiaire. Il s’est établi au sein de la Vérité. C’est de là qu’il juge et décide de toutes choses. Il distribue le châtiment et le pardon. Il dispose souverainement de la vie humaine. Il déclare que cette femme doit être tuée, que cet homme doit mourir, que cet autre doit être épargné. Et il n’a plus ni une hésitation ni un doute. Il est le Justicier. Il a reçu mission de condamner et d’absoudre.

Sous ces deux aspects : curiosité pseudoscientifique, exaltation quasi religieuse, c’est une même tendance de l’esprit de M. Dumas que nous avons suivie. Dans cet observateur précis et sec, il y a en outre un mystique. Le Parisien railleur pouvait écrire le Demi-monde et le couplet des pêches à quinze sous ; il ne pouvait écrire ni la Femme de Claude ni le couplet du vibrion. Et il arrive, le plus souvent, que les œuvres de M. Dumas procèdent entièrement de l’un ou de l’autre des deux courants ; mais parfois aussi les deux courants se réunissent, comme dans l’Étrangère, mêlant la réalité toute crue (rôle de Sept monts) au symbolisme le plus étrangement visionnaire (rôle de mistress Clarkson), et produisent un composé d’une saveur unique.

C’est dans la forme dramatique que M. Dumas a trouvé la meilleure expression de ses idées. Dès lors, constater qu’il devait avoir apporté avec lui cette disposition naturelle et innée qui vous fait voir toutes choses sous un certain angle, et vous destine à être le « metteur en œuvre des mouvements purement extérieurs de l’homme », c’est n’avoir rien dit, puisqu’il faudrait dire précisément la même chose à propos de tout auteur dramatique. — Mais ceci est particulier à M. Dumas. Tandis que de coutume l’écrivain de théâtre est celui qui a le plus d’aptitude à sortir de soi et à se transformer en des personnages qui diffèrent de lui comme ils diffèrent entre eux, M. Dumas est incapable d’une telle abnégation. Son théâtre est le produit de ses observations, de ses réflexions, de ses impressions personnelles. Et c’est véritablement une portion de lui-même qu’il donne au public sur la scène. Aussi bien, dans toute son œuvre, le « moi » s’étale. Qu’on se reporte plutôt à ses préfaces, et aux lettres qui ont précédé les préfaces, et aux notes qui les suivent. Qu’on voie comme il y explique ses intentions, comme il y discute et s’y défend. Jamais texte ne trouva commentaire plus abondant et plus ingénieux. — Est-ce seulement de la part de M. Dumas l’effet d’une sorte d’admiration naïve ? Non. Il déclare qu’il n’est jamais parvenu à se satisfaire ; il a des découragements, des lassitudes, des colères qui écartent jusqu’au soupçon d’un si ridicule contentement de soi. Mais M. Dumas est un convaincu. Il est d’une absolue sincérité, d’une entière bonne foi. « J’aimerais mieux, dit-il, labourer l’arpent de terre que le travail m’a donné, que d’imprimer un mot que je ne penserais pas. » De là un impérieux besoin d’avoir raison. Il combat pour des idées auxquelles il tient. Il les expose afin de les imposer. Si la force n’y suffit point, il y emploie la violence. Ainsi s’explique l’atmosphère particulière des « salles » de M. Dumas : c’est une atmosphère de bataille. Ainsi s’explique l’impression qu’on emporte de ses pièces : on est moins persuadé que vaincu. Ajoutez que M. Dumas aime la lutte pour la lutte, Les aventures les plus périlleuses sont celles qui le tentent davantage. Il a le goût du danger. Comme le joueur qui recherche moins le gain que l’émotion, il ne se soucie pas d’une victoire facile. Il se crée volontairement des obstacles. Il pousse ses idées jusqu’au bout et les présente sous leur forme la plus hardie, dans le tour le plus paradoxal. Il veut sentir la résistance du public. Il ne consent à l’emporter que de haute lutte. Il y a du dompteur dans l’auteur dramatique qu’a été M. Dumas.

II

On ignore assez généralement que M. Dumas a-commencé par « sacrifier aux Muses ». Son premier livre est un recueil de vers : Péchés de jeunesse 6. Il contient des pièces lyriques, quelques vers d’amour, des impressions de voyage datées des bords du Rhin et d’Espagne. C’est la platitude et c’est la banalité elle-même. À chaque page se retrouve l’imitation de Hugo et de Musset. L’excuse de l’auteur, c’est d’abord qu’il est très jeune : les premières pièces étaient datées de 1840, nous avons donc là des vers de la seizième année. Mais son excuse est surtout qu’il jugea ces vers à leur valeur, se contenta de cette unique épreuve et ne « pécha » plus. Garda-t-il rancune à la poésie ? Toujours est-il que plus tard lorsqu’il eut l’occasion d’en parler, il le fit avec une sévérité qui serait impardonnable, si elle ne provenait de l’inintelligence la plus complète qui soit. Le hasard académique, qui a ses ironies, lui ayant un beau jour confié le soin d’apprécier l’œuvre de deux poètes, il profita de la circonstance pour faire les plus étonnantes déclarations. Pour sa part il aime les vers qui s’en vont deux à deux, comme les bœufs ou les amoureux7. La forme de Boileau lui suffit pleinement. À la rigueur, il admet que les douze pieds de l’hexamètre puissent servir à marquer fortement une sentence ; encore ne voit-il pas bien ce que le rythme et la rime ajoutent à la maxime d’un moraliste ou à celles qu’a dictées la sagesse des nations. En dehors du vers proverbe et de la géométrie mise en vers, il ne trouve que « bourdonnement harmonieux ». La poésie n’est à ses yeux que l’art de « dire d’une manière séduisante des choses qui ne signifient rien du tout » ; art privilégié, art facile en somme où « les fautes grammaticales passent pour des audaces, quelquefois pour des beautés8 ». En fait, si l’on peut dire que M. Dumas est un poète — au sens large du mot et en tant que créateur d’âmes, — nul aussi n’a été moins poète que lui, au sens restreint du mot. Il n’a de goût que pour les idées. Il est parfaitement insensible au charme propre de la poésie qui consiste à éveiller des sensations par la couleur et le son des mots.

Cependant le jeune Dumas donnait des chroniques aux journaux et s’essayait au roman. Les Aventures de quatre femmes et d’un perroquet sont le récit des amours successives d’un jeune homme avec une jeune fille qu’il a enlevée pour l’épouser, avec une grande dame, avec une chanteuse, avec une bourgeoise énorme et sentimentale. La Dame aux camélias est un roman de mœurs modernes. Tristan le Roux est une évocation du xve  siècle personnifié dans Jeanne d’Arc et Gilles de Retz. Sophie Printemps met en scène une jeune fille qui épouse un épileptique par esprit de dévouement et de charité. Dans le Régent Mustel, qui plaisait fort à George Sand, l’auteur imagine de ressusciter Paul et Virginie, Manon et Des Grieux, Werther et Charlotte, de les réunir dans une même ville, et de rendre Des Grieux amoureux de Virginie. Le Docteur Servans est un conte mi-philosophique et mi-fantastique… M. Dumas nous a dit lui-même ce qu’il faut penser de ces « romans faciles9 ». Si l’on excepte la Dame aux camélias, où il a été porté par le souvenir de faits récents et par une émotion personnelle, Diane de Lys, la première partie de la Dame aux perles, quelques passages du Roman d’une femme et, çà et là, quelques pages brillantes, des dialogues d’un tour singulièrement vif, des mots à l’emporte-pièce, le reste semblera sans valeur. Le seul intérêt que ces romans aient pour nous, c’est qu’ils nous aident à mieux comprendre le théâtre de M. Dumas, dont ils sont comme la première ébauche. On y voit se profiler déjà certaines figures, courtisanes dangereuses, femmes trahies, filles séduites, amants indignes, maris patients, maris cléments, maris justiciers. L’auteur s’interrompt au milieu de son récit pour traiter ex-professo, en de véritables dissertations, qui souvent tiennent peu au sujet, des questions relatives aux rapports des sexes. Il a toujours été sermonneur. Et il avait de bonne heure arrêté le texte de ses sermons.

Avec les seuls progrès que le temps aurait apportés à son talent, M. Dumas avait-il chance de devenir l’un des maîtres du roman ? On répond en citant l’Affaire Clémenceau. Mais la réponse n’est pas décisive. Car on sent à toutes les pages de ce beau livre l’influence qu’a eue sur M. Dumas l’habitude de la scène. En fait, M. Dumas doit beaucoup aux nécessités du théâtre. Elles l’ont forcé à condenser, à contraindre, à diriger sa pensée, qui était naturellement diffuse et volontiers vagabonde.

Cependant, et quoiqu’on s’accordât dans l’entourage de M. Dumas à penser qu’il n’avait aucune des qualités nécessaires au théâtre, il avait, dès l’année 1849, tiré un drame de son roman la Dame aux camélias. Il avait écrit en huit jours, au courant de la plume et en l’absence de toutes théories littéraires, cette pièce, la plus considérable sans doute dans l’histoire du mouvement dramatique de ce temps. Il lui fallut trois ans pour arriver à la faire représenter. Aujourd’hui encore, M. Dumas ne se souvient pas sans étonnement des difficultés qu’il rencontra alors. Il s’indigne que toutes les portes ne se soient pas ouvertes devant le fils de Dumas père, comme si le théâtre devait être un fief de famille. En réalité, il était un nouveau venu ; il apportait une pièce d’un ton hardi et qui paraissait alors scandaleux. Il est vrai que c’était une œuvre de premier ordre ; mais, en matière littéraire, cela n’a pas d’importance.

Enfin représentée le 2 février 1852 sur le théâtre du Vaudeville, la Dame aux camélias eut dès le premier soir un éclatant succès.

Si l’on veut comprendre par où cette pièce allait faire révolution, ce n’est pas au fond même de l’œuvre qu’il faut s’attacher. Par le choix du sujet, par la nature des sentiments, la Dame aux camélias est bien loin d’apporter rien de nouveau. Tout au contraire, elle regarde vers le passé ; c’est un legs du romantisme. M. Dumas s’est défendu maintes fois d’avoir jamais voulu se faire l’avocat des dames aux camélias, et songé à réhabiliter la courtisane. Et il cite la phrase sur laquelle se fermait le roman : « L’histoire de Marguerite est une exception ; si c’eût été une généralité, ce n’eût pas été la peine de l’écrire. » Mais il néglige de citer cette autre phrase par laquelle s’ouvrait le même livre : « J’ai une indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne même pas la peine de discuter cette indulgence. » L’indulgence pour la courtisane, réhabilitée ou non, est l’un des dogmes du romantisme. M. Dumas se proposait de prouver « qu’un sentiment pur et vrai peut subsister dans une créature momentanément avilie ». Cette antithèse est justement celle sur laquelle Hugo avait échafaudé tout son théâtre. Songez encore au rôle d’Armand Duval, le soupirant élégiaque, plus semblable aux Didier et aux Fortunio qu’à aucun personnage du théâtre de M. Dumas. Songez à la figure entrevue de Nichette, la grisette honnête. Songez à cette mise en scène de la phtisie, à cette poésie de la maladie et de la mort, et à tout ce vague sentimentalisme avec lequel, d’ailleurs, M. Dumas va rompre une fois pour toutes. C’est par là que la Dame aux camélias a vieilli, et qu’elle nous semble aujourd’hui un peu rengaine. J’emploie ce mot afin de faire plaisir à M. Dumas qui le préfère au mot : complainte.

C’est par la forme que la Dame aux camélias était entièrement nouvelle. Jusqu’alors, chaque fois qu’on avait voulu mettre la courtisane au théâtre, on avait cru devoir rejeter l’action dans le passé. Hugo était remonté jusqu’à l’époque de Louis XIII. Tout récemment, pour son Aventurière, Augier avait adopté le cadre de l’Italie du xvie  siècle. Et voici que tout d’un coup, avec l’audace de ses vingt-huit ans, un jeune auteur jetait sur la scène, non plus la courtisane historique, poétisée par la légende, ni l’aventurière, protégée par un pudique euphémisme, mais bien la fille entretenue. Il prenait pour modèle l’une de celles que tous les Parisiens, habitués du monde galant, se souvenaient d’avoir vue. Il la montrait flanquée de ses satellites ordinaires, entremetteuses, décavés et viveurs sur la figure de qui l’on pouvait mettre un nom et même plusieurs · noms. Il ouvrait devant le public l’appartement d’Alphonsine Plessis, et le restituait tel qu’il l’avait vu un soir qu’il y avait été introduit. C’était le costume et le décor de la vie moderne. Or cette question du costume est capitale. C’est par la réforme du costume que se font toutes les réformes au théâtre. C’est de la vérité extérieure qu’on en arrive à la vérité intérieure. La comédie moderne était fondée, celle qui consiste à représenter les mœurs de notre temps dans leur cadre vrai. En ce sens, il n’est aucune œuvre du théâtre dit réaliste qui ne procède de la Dame aux camélias. Sans doute, le mouvement commencé se continuera, et l’on dépassera singulièrement le degré de réalité atteint dans cette première tentative. Mais ce qui importait, c’était de donner l’impulsion et d’ouvrir la voie. — Cette soirée du 2 février 1852 est, à vrai dire, la date de fondation de la comédie de mœurs moderne.

Le Demi-monde est l’œuvre de M. Dumas où, débarrassé de toute influence sentimentale, il a réalisé pleinement sa conception de la comédie de mœurs. Parti en exploration à travers la société contemporaine, il a découvert un pays de formation récente, reconnu « une terre nouvelle qui manquait à la topographie parisienne ». Il montre où commence et jusqu’où va cette classe de la société : il en fixe les limites, il la décrit, il la définit, il lui trouve son appellation. Il montre quels types s’y rencontrent, quelles habitudes y sont usitées, quelles idées et déjà quels préjugés y ont cours. Il dégage le drame qui peut sortir du conflit des intérêts qui se heurtent dans ce monde spécial. Bref, il fait arriver toute une catégorie sociale à la vie littéraire. — Pour beaucoup M. Dumas est resté l’auteur du Demi-monde. D’après eux, il aurait dû au choix d’une étude où il apportait des connaissances très spéciales, à la conception très claire de son sujet, à tout un heureux concours de circonstances, de faire un chef-d’œuvre qu’il n’a pas su recommencer… Ce qu’il faut dire, c’est qu’il n’a pas cherché à le recommencer. Deux pièces tout au plus : la Question d’argent et le Père prodigue, sont bâties sur le même plan que le Demi-monde. Cette forme de théâtre qui l’avait d’abord séduit ne lui a plus semblé suffisante. Il l’a promptement abandonnée. Il l’a laissée à un autre qui, creusant dans le même sillon, mais à une plus grande profondeur, a été plus avant que lui dans l’étude de nos mœurs, et en a rapporté des œuvres plus solides et plus larges. Pour lui, il était déjà sollicité par un idéal d’art très différent.

Le Fils naturel est le point de départ d’un genre nouveau où l’auteur allait tenter de développer une thèse sociale, et de rendre par le théâtre « plus que la peinture des mœurs, des caractères, des ridicules et des passions ». M. Dumas a maintes fois exposé par quel progrès d’idées il a été amené à cette conception qu’il entrevoyait tout au moins dès cette époque. Il lui a semblé que dans une société qui est, comme la nôtre, en mouvement, en fermentation continue, nul n’a le droit de se désintéresser de questions qui appellent une solution immédiate. Sous peine de n’être qu’un histrion et un farceur, l’écrivain de théâtre doit chercher avec tout le monde la réponse à ces problèmes qui préoccupent tous les esprits. Il doit agiter et discuter sur la scène « les questions fondamentales de la société : le mariage, la famille, l’adultère, la prostitution, la conscience, l’honneur, les croyances, les nationalités, les races, le droit, la justice, l’héritage, la religion, l’athéisme, enfin le support, l’axe et l’atmosphère de l’âme humaine ». C’est ce que n’ont pas fait les maîtres de la comédie classique, attendu qu’ils ne le pouvaient faire dans les conditions où ils se trouvaient ; et c’est donc ce qu’ils ont laissé à faire à leurs successeurs. Ils ont pour leur part inventorié la nature humaine, montré de quelles qualités et de quels défauts l’homme est composé, catalogué les penchants et les travers, donné des noms de personnes à des passions et à des vertus. Cette partie du travail est définitive et il n’y a plus à y revenir. « L’homme moral est déterminé, l’homme social reste à faire. » À ces maîtres et pour l’œuvre qu’ils voulaient accomplir, il a suffi du rire. Ils étaient des satiriques, ils montraient ce qu’on doit éviter, ils dénonçaient le mal. Ils se contentaient de résultats négatifs. Ils ne prétendaient à exercer sur les mœurs qu’une influence indirecte. Il reste à montrer ce qui doit être, à prêcher ouvertement le bien. L’auteur dramatique a « charge d’âmes », qu’il ne craigne donc pas de se poser en moraliste et en législateur. C’est ainsi qu’il pourra établir son autorité sur le milieu social. Il aura fait acte d’homme. Il aura substitué l’action à la littérature. — Telle est la théorie de la « pièce à thèse » ; tel le programme du théâtre que M. Dumas appelle le « théâtre utile » 10.

Il faut d’abord s’entendre sur le sens des mots et écarter certaines interprétations fâcheuses auxquelles M. Dumas, par la façon dont il s’exprime, fournit plus qu’un prétexte. Prise au sens littéral, la théorie de l’art utile n’est pas moins fausse, et elle procède d’une conception plus grossière que la théorie de l’art pour l’art. M. Dumas déclare qu’il ne tient pas à la durée de son œuvre. Peu lui importe que ses pièces disparaissent, pourvu que les préjugés et les injustices qu’il y a combattus disparaissent en même temps. Cela est très généreux : mais nous n’avons pas le droit d’être aussi désintéressés que l’auteur. Libre à lui d’envier la gloire obscure de l’ingénieur qui dote son département d’un canal et dont on oublie jusqu’au nom. Nous faisons moins bon marché de son œuvre. Et s’il nous fallait voir s’effacer et se perdre, vieillir et mourir ce théâtre que nous admirons, il ne suffirait pas, pour nous consoler, d’un article nouveau inscrit dans le Code d’où les législateurs de l’avenir le feront disparaître. Or c’est un fait que ce qui est seulement utile ne survit pas au résultat obtenu. On rejette le moyen désormais sans application, l’instrument hors d’usage. D’autre part, les chefs-d’œuvre que nous a légués le théâtre de tous les pays et de tous les temps n’ont probablement servi à rien. À son tour, M. Dumas n’a pas fait avancer d’un pas les questions qu’il a touchées. S’il n’avait pas écrit la Femme de Claude, et si Augier n’avait pas écrit Madame Caverlet, nous y aurions perdu de très belles œuvres d’art, mais la loi sur le divorce n’aurait été votée ni un jour plus tôt ni un jour plus tard. Ce ne sont pas les Dumas qui soulèvent les questions sociales : c’est quand ces questions sont arrivées à leur point de maturité qu’elles trouvent leur expression littéraire dans l’œuvre d’un Dumas, Lui-même, et l’enthousiasme de la première heure étant passé, le théoricien de la pièce à thèse a dû reconnaître que ce n’est pas par les moyens dont dispose l’auteur dramatique qu’on travaille à la solution des problèmes sociaux, et il a dû confesser l’inutilité du théâtre utile, au point de vue des résultats pratiques.

C’est qu’il y a là une question générale, et qu’on n’a jamais pu décider si la littérature, sous quelque forme que ce soit, peut contribuer à l’avancement des sociétés. Mais ce qu’on sait bien, c’est qu’une œuvre littéraire est placée d’autant plus haut qu’elle enferme plus de pensée, c’est qu’elle devient plus riche d’autant qu’elle contient plus d’éléments empruntés à la nature et à la vie de l’homme. En réclamant pour le théâtre le droit de discuter les questions sociales, M. Dumas a fait entrer dans la littérature dramatique un élément nouveau. C’est par là que se légitime la théorie du « théâtre utile », et donc par des raisons assez différentes de celles que son inventeur met en avant. Encore faut-il que l’idée trouve son moyen scénique, que la thèse n’excède pas le drame, que la dissertation n’étouffe pas l’action, que la pièce ne perde pas son aisance, ni les personnages la souplesse, qui est le signe de la vie. Il y a là des écueils auxquels M. Dumas s’est plus d’une fois heurté. Mais c’est affaire à l’auteur de se jouer avec les difficultés. Il suffit que la forme qu’il vient de créer, plus complexe que les précédentes, marque un progrès et constitue pour l’art une acquisition.

Le Fils naturel, les Idées de Madame Aubray, Monsieur Alphonse, et plus tard Denise, seront les applications les plus exactes de ce système. Mais M. Dumas est un chercheur d’aventures. Il pousse des reconnaissances dans tous les sens. Il n’a pas de cesse qu’il n’ait arraché le dernier mot à son art. Encore qu’il sache, comme personne, que le théâtre vit d’action, il se demande si l’on ne pourrait pas réduire et ramener à son minimum cet élément de l’action, qui n’est que le moyen, au profit de l’étude morale, qui est le but. Il met à la scène une pièce tout entière en conversations, en exposés de théories, en dissections de sentiments et de sensations, et qui n’est, à vrai dire, qu’une longue « étude » de psychologie. C’est cette pièce si curieuse et bizarre, si déconcertante, si irritante, si séduisante : l’Ami des femmes. L’épreuve resta indécise. Le public d’alors se montra sévère pour cette pièce à laquelle l’auteur garde ses sympathies, et qui pourrait bien être la pièce des connaisseurs. Notons en tout cas que cette pièce tombée est celle à laquelle vont aujourd’hui toutes les complaisances des critiques nouveau-venus, et que le mouvement le plus intéressant du théâtre actuel se fait dans le sens de ce théâtre psychologique dont l’auteur de l’Ami des femmes avait eu tout au moins l’intuition.

Entre-temps M. Dumas, dont on mettait à contribution la science théâtrale, faisait des expériences sous le nom des autres, et pour son compte. Tout en s’occupant à rebâtir le Supplice d’une femme de M. de Girardin, il concevait la première idée d’une sorte de drame rapide, violent, et « qu’il faudrait subir comme un accès de fièvre ». On a noté l’importante modification qu’il apporte vers le milieu de sa carrière dans ses procédés de composition. Jusqu’alors le cadre de la comédie en cinq actes ne lui avait pas paru trop large. Il employait les deux premiers actes à poser les personnages, à établir le milieu, à préparer le drame qui allait ensuite se dérouler librement. Dans sa seconde manière, il lance le drame à toute vitesse. Il engage l’action dès la première scène et dès les premières répliques, comme dans la Princesse Georges, ou encore il se propose et il gagne cette gageure : la Visite de noces.

… Tout d’un coup, il semble que M. Dumas ait perdu pied. Des pièces telles que la Femme de Claude et l’Étrangère sont de véritables monstres dramatiques. Les personnages qui s’y meuvent ne sont pas de notre humanité : ils ne sont pas pétris de la même substance que nous, ils ne vivraient pas dans notre air. On demande à l’auteur où il a vu ces femmes-ogresses pour qui la trahison est un passe-temps et l’infanticide un jeu, ces hommes mystérieux agissant pour le compte d’une association formidable et innomée qui syndique tous les engins de destruction, ces Juifs errants qui recherchent à travers le monde le berceau de leur tribu ; ou cette étrangère, qui enflamme d’amour les deux mondes, ensanglante les capitales et passe toujours vierge à travers ces aventures de chair et de sang. Et il convient qu’il ne les a vus nulle part : ce sont créations sorties tout armées de son cerveau. Ce sont des personnages-entités, chargés de symboliser la lutte du féminin et du masculin, et l’éternel conflit du mal et du bien. Ce n’est pas impunément qu’on se prête à ces rêveries qui assaillent M. Dumas hors du théâtre, et qu’on se penche sur le creuset où la Bête écrase les anthropomorphes. Il arrive que les vapeurs qui s’en exhalent vous montent au cerveau et troublent votre vision.

Tel est le chemin parcouru par M. Dumas. Parti de l’observation directe de la réalité, séduit par les théories générales et les idées abstraites, il en arrive à un ambitieux symbolisme. Mais cette fois il avait trop demandé au théâtre : il avait voulu faire tenir dans le cadre trop de choses, et surtout des choses qui n’y pouvaient entrer. Il l’avait fait craquer. C’est ce qu’il constate dans ces pages de la Préface de l’Étrangère, empreintes d’un sentiment si élevé, d’une mélancolie si grave. Il se plaint que par une fâcheuse loi de compensation, l’auteur dramatique, à mesure qu’il gagne en connaissance du cœur humain, perde des qualités propres au théâtre : mouvement, clarté, vie.

Arrivé à ce moment difficile, l’auteur dramatique, qui n’est pas seulement un faiseur de tours d’esprit plus ou moins ingénieux, qui a cru à son art, qui l’a honoré et aimé, qui aurait voulu en faire non seulement un plaisir, mais un enseignement pour les hommes, se sent pris entre son idéal et son impuissance. Il comprend que ce n’est pas à la forme dont il s’est servi jusqu’à présent que l’humanité demandera jamais la solution des grands problèmes qui l’agitent, bien qu’il croie l’avoir trouvée pour lui-même ; que ce qu’il rêve maintenant est irréalisable sur le terrain fleuri mais étroit et mouvant où il s’est tenu longtemps en équilibre à force de souplesse et d’agilité, et il sent qu’il va y avoir un irréparable malentendu dont il sera la victime, s’il veut y bâtir le monument de ses dernières pensées. La seule chance qu’il ait de faire accepter les vérités qu’il a dites, c’est de ne pas essayer d’en ajouter de plus hautes à celles-là. Qu’il assiste de temps en temps à la représentation de ses œuvres passées si on les représente encore de son vivant, si quelque montreur d’animaux savants n’a pas pris sa place, comme à Weimar ; et devant l’éternelle jeunesse du public qui rira de son beau rire et pleurera de ses douces larmes d’autrefois, il revivra quelques-unes des bonnes journées de sa jeunesse disparue ; il comprendra bien vite qu’il ne faut rien dire de plus sérieux à ces spectateurs frivoles, et que le plus sage et le plus sûr, quand on approche si rapidement tous les jours de celui qui sait tout, c’est de se taire et d’écouter.

Il est vrai que M. Dumas ne s’est pas entièrement résigné à suivre ce parti « le plus sage et le plus sûr ». Il n’a pas congédié le petit oiseau, Ariel. Seulement il a refusé de pousser plus loin sa marche en avant. La Princesse de Bagdad, Denise, Francillon marquent un retour vers des formules anciennes. Aujourd’hui M. Dumas est engagé sur la Route de Thèbes. Qu’en rapportera-t-il ?…

Drame sentimental, comédie de mœurs réaliste, pièce à thèse, drame psychologique, drame symbolique, c’est de quoi se compose jusqu’ici le répertoire de M. Dumas. On a donc bien à tort accusé son talent de monotonie, trompé qu’on a été par la persistance de certaines idées et le retour de certains procédés. Son œuvre, à ne l’étudier, comme nous venons de le faire, qu’au point de vue technique, est beaucoup plus variée qu’on n’a coutume de le dire.

III

On voit assez par ce qui précède que, chez M. Dumas, l’homme de théâtre est subordonné au moraliste. Ses pièces ne sont que ses idées morales prenant une forme concrète. Et ce sont donc ces idées qu’il nous faut d’abord étudier.

Marivaux disait qu’il avait passé sa vie à faire sortir l’amour de toutes les niches où il se cache. M. Dumas pourrait dire qu’il a passé la sienne à dénoncer toutes les infamies qui se cachent sous le nom de l’amour. Il est, suivant son expression, un « homme qui sait », et il s’est donné la mission de nous renseigner sur ce qu’est l’amour en dehors du mariage. Sans doute il faut tenir compte de certains cas où la passion sincère et irrésistible emporte deux êtres l’un vers l’autre en dépit de toutes les lois, de toutes les règles et de toutes les conventions. Mais ces cas sont extrêmement rares. Ils ne se présentent pas une fois sur dix mille. Le reste du temps, ce qu’on appelle l’amour, ce n’est que ruse, égoïsme et libertinage. S’agit-il en effet de l’amour qu’on va chercher auprès de celles qui en vendent ? Mais cet amour n’est que le plaisir, auquel nous sacrifions, avec le sérieux de la vie, fortune, santé, et jusqu’à l’espoir même de la famille. S’agit-il de l’amour du séducteur pour la jeune fille qui se laisse entraîner ? Mais le séducteur est un misérable qu’on ne saurait trop flétrir. S’agit-il enfin de l’amour pour la femme mariée ? C’est pour celui-là que la société se montre si tolérante. C’est celui-là que la poésie, le roman, le théâtre, non contents de l’excuser, ont exalté et divinisé. C’est celui aussi que M. Dumas, — par l’entremise de Cygneroi, qui pour la circonstance est son porte-parole, — va soumettre à une analyse physiologico-philosophico-chimique.

Or il a beau combiner les éléments qu’apportent l’amant et sa maîtresse ; il triture, alambique, décompose, précipite tous ces éléments sans y trouver un atome d’estime, un milligramme d’amour, une vapeur de dignité11. Ce que l’homme apporte, c’est surtout sa vanité. « Les hommes croient qu’ils sont jaloux de certaines femmes parce qu’ils en sont amoureux ; ce n’est pas vrai ; ils en sont amoureux parce qu’ils en sont jaloux, ce qui est bien différent12. » C’est en outre l’appétit charnel, source des pires bassesses, celui qui fait écumer le prince de Birac comme une bête, celui qui va rendre à M. de Cygneroi du goût pour la maîtresse qu’il n’aimait plus fidèle et que prostituée il se reprend à désirer. Du côté de la femme, c’est ennui et c’est curiosité. Qu’elle n’invoque aucune des excuses dont les femmes coupables essayent de pallier leur faute ! Une femme mariée ne saurait être surprise. Le jour où un homme lui dit le plus respectueusement possible qu’il l’aime, elle sait parfaitement à quoi tend cet homme. Et il n’y a aucun rapport entre ses déceptions de femme incomprise ou ses douleurs de femme trahie et les réalités matérielles de l’adultère. D’ailleurs, au moment même où elle s’abandonne, cet amour auquel elle sacrifie son honneur lui échappe. Le mépris est entré dans l’amour à dose infinitésimale : il commence son œuvre de décomposition lente et sûre. Vous les retrouverez dans peu de temps, cet homme et cette femme, se bâillant leur ennui l’un à l’autre, à moins qu’ils n’aient eu le courage de rompre un lien devenu insupportable. « Je m’ennuyais, voilà comment ça a commencé ; il m’a ennuyée, voilà comment ça a fini. Telle est, en deux mots, l’histoire de la première faute des femmes13. »

— « Ça finit par la haine de la femme et par le mépris de l’homme. À quoi bon, alors14 ? » Grâce à la lâcheté de l’homme et à son aveuglement dans l’amour, la femme est en train de faire sa « Révolution », et d’usurper une place qui ne lui appartient ni suivant l’ordre de la nature ni suivant le plan de toute société bien organisée. La femme, au dire de M. de Ryons, qui est un spécialiste en la matière, est un être illogique, subalterne et malfaisant. Or de cet être subalterne ou, si vous voulez encore, de cet être incomplet, faible, sans direction propre, passif, instrumentaire, inachevé, disponible, nous faisons dépendre toute notre existence. Questions de famille, questions de bonheur, questions d’honneur, nous laissons tout reposer sur elle. Nos projets, nos ambitions, notre fortune sont à sa merci. « Que de hautes et belles destinées sont tombées tout à coup, poussées par une petite main qu’eût broyée une main d’homme en la pressant15 ! » Que faire alors ? L’homme « qui sait » échappe à la domination de la femme ; il dirige celles qui peuvent être dirigées, sauve les unes, profite des erreurs des autres. L’homme qui pense, le travailleur, le savant, s’entoure d’indifférence et ne permet pas à la femme de venir le troubler dans son œuvre. L’homme qui sent, celui qui n’a pu faire la paix dans son cœur, s’il s’aperçoit qu’au lieu d’épouser la « femme de foyer », il a rencontré la « femme de rue, la femelle, la guenon du pays de Nod », celui-là n’a plus qu’une ressource : c’est de la tuer. — Cependant, sous le regard distrait du moraliste, sous le regard complice du législateur, la prostitution envahit la société moderne. Elle ne se cache pas comme jadis, et n’a pas honte d’elle-même. Elle est escortée et adorée. Elle s’installe dans les meilleures maisons et dans les plus hauts parages. Sous les traits de la grande dame, de l’épouse, de la mère, aussi bien que sous les traits de la courtisane vulgaire, ce n’est partout que prostitution. — Et sans doute, dans les éclats dont M. Dumas poursuit la Bête, il y a de l’emphase et de l’exagération. Il faut en convenir cependant, il part d’une idée vraie. C’est que dans notre monde moderne où les classes sont définitivement mêlées, où l’argent est la seule puissance reconnue, rien absolument n’empêche la prostituée d’entrer ni dans une société dont les portes sont toutes grandes ouvertes, ni dans une famille dont les portes sont pour le moins entre-bâillées. Et il part d’un fait vrai. Il a eu sous les yeux cette fameuse corruption impériale dont on a tant parlé, avec tant d’éloquence et tant de raison, et qui en effet n’aurait pas eu d’égale, si elle n’avait été dépassée par celle du régime qui a suivi.

Pour rendre compte de ce mépris de la femme qui se trahit dans toute l’œuvre de M. Dumas, on a eu recours à des explications très ingénieuses. M. Dumas, s’adressant quelque part à son père et lui faisant honneur de son extraordinaire puissance de travail, s’écrie : « C’est sous le soleil de l’Amérique, avec du sang africain, dans le flanc d’une vierge noire, que la nature a pétri celui dont tu devais naître16… » C’est de la vierge noire, de l’aïeule de couleur que M. Dumas, par un obscur et lointain atavisme, aurait hérité ce mépris de la femme commun à toutes les races, hors la blanche. On a dit aussi que chez lui c’est le chrétien qui redoute la femme, source de péché pour l’homme. Mais que n’a-t-on pas imaginé ?… À mon avis, il est beaucoup plus simple et très suffisant de rattacher, ainsi que je l’ai fait plus haut, les origines de ce sentiment aux premières expériences féminines de M. Dumas. — Quoi qu’il en soit, la femme n’a pas tenu rigueur à M. Dumas. Elle ne lui en a pas voulu de lui avoir donné le fouet en public et d’avoir trahi le Sexe. Un proverbe dit qu’il ne faut jamais frapper les femmes, même avec des fleurs. Mais c’est un proverbe oriental. Le proverbe français dit le contraire. Qu’on la flagelle ou qu’on l’encense, ce qu’elle veut, c’est qu’on s’occupe d’elle et qu’on reconnaisse son pouvoir. Elle ne hait que ceux qui restent indifférents. M. Dumas, par ses injures et ses anathèmes, ne fait que rendre le plus significatif des hommages à la toute-puissance de la femme. C’est pourquoi, s’il a trouvé des critiques parmi nous, tout le public féminin s’est déclaré en sa faveur : toutes les femmes sont pour lui et avec lui.

Que si maintenant on examine l’amour au point de vue de ses conséquences sociales, on constatera avec stupeur que la société n’a d’indulgence et la loi de protection que pour ceux qui en sont indignes. La fille séduite, un peu plus coupable apparemment que M. Dumas ne la représente, a du moins des excuses : l’ignorance, la crédulité, la misère. Le séducteur n’en a aucune. Or la fille-mère, fût-elle la meilleure des mères, est mise au ban de l’opinion ; pour ce qui est du séducteur, il continue librement le cours de ses exploits, jusqu’à ce que, ayant consenti à se ranger, il devienne bon époux, bon père d’une famille légale, honorable bourgeois, magistrat et marguillier pour l’exemple de sa commune et l’édification de sa paroisse. L’enfant naturel, fût-il même adultérin, est absolument innocent. On lui impose tous les devoirs des autres enfants ; On ne lui reconnaît aucun de leurs droits. Sa naissance reste pour lui une tare indélébile. Par une sorte de monstrueux illogisme, on lui en fait porter la responsabilité ! Dans le mariage, tel qu’il était constitué avant l’adoption du divorce, l’épouse sans reproche restait éternellement rivée à un compagnon indigne, sans pouvoir reprendre ni sa liberté ni son nom. — C’est contre ces injustices que s’élève M. Dumas. Afin de les supprimer radicalement, il n’est pas de pénalités, pas de mesures préventives ou répressives dont il ne réclame l’application immédiate, depuis le divorce, dont il a été constamment l’avocat, et la recherche de la paternité, dont il a été le plus chaud partisan, jusqu’à la conscription des femmes et à l’impôt sur la virginité-capital… Au moins, qu’on n’aille pas lui rappeler, retournant contre lui un de ses arguments, qu’il y a des lois contre le volet l’assassinat, ce qui n’empêche pas les hommes de voler, d’assassiner et généralement de se comporter entre eux comme ont toujours fait les hommes et les loups.

C’est cet ensemble d’idées qui constitue la morale de M. Dumas. C’est pour faire entrer cette morale dans l’esprit du public qu’il a composé son théâtre, et c’est cette morale qui lui a valu la réputation d’être l’un des auteurs les plus immoraux de son temps.

Comme il est naturel, M. Dumas a été très sensible à ce reproche. Il s’en est défendu en toute circonstance, à l’aide d’arguments d’inégale valeur. On connaît la fameuse phrase : « Il n’y a pas de pièces immorales, il n’y a pas de pièces indécentes, il n’y a pas de pièces dégoûtantes : il n’y a que des pièces mal faites17… » Ce qui est très spirituel, mais qui n’est pas sérieux. Ailleurs18 il soutient qu’on a le droit d’être immoral à condition d’être utile, et que le résultat seul importe ; théorie un peu trop commode, et qui, par exemple, a servi aux écrivains naturalistes pour justifier même l’obscénité. Mais ce que M. Dumas peut le plus justement invoquer pour sa défense, ce sont ses idées elles-mêmes. Car on s’y est trompé, mais en dépit de l’apparence, et à les regarder de près, elles dénotent les intentions les plus pures. L’idéal dont elles procèdent est l’idéal le plus bourgeois. Les sentiments qu’elles accusent, c’est une fureur d’honnêteté et une rage de vertu. On peut les résumer en ces quelques conseils : « Ayez une jeunesse continente. Mariez-vous de bonne heure. Ne touchez pas aux femmes des autres et défiez-vous des femmes de tout le monde. N’ayez pas d’enfants hors du mariage ; ayez-en dans le mariage, abondamment. » Ce sont les conseils de la morale la plus saine et de l’expérience la plus pratique. Afin de les vivifier et de les animer d’un peu de l’esprit venu d’en haut, M. Dumas ajoute : « Soyez justes et indulgents. Faites la distinction entre le pécheur endurci et le pécheur qui se repent. Ne croyez pas que vous soyez sans lien avec les autres hommes et que vous puissiez décliner toute responsabilité pour les fautes qu’ils ont commises. Faites toujours le bien. Quelquefois même réparez le mal causé par les hommes, vos frères… »

D’où vient donc ce reproche d’immoralité ? N’est-ce qu’un malentendu ? N’est-ce que l’hypocrite réponse par laquelle la société impose silence à ceux qui viennent la troubler dans sa quiétude ? Je ne le pense pas. Et je crains au contraire que la querelle qu’on fait à M. Dumas ne repose sur de graves objections.

D’abord, si ses idées sont saines, la forme sous laquelle il les présente n’est point chaste. Il prend, pour arriver aux conclusions les plus simples, d’étranges détours. Qui eût cru que, pour recommander la modestie et le respect du foyer, il fallût la scabreuse mise en scène de l’Ami des femmes 19 ? Pour prêcher la parole de Dieu, il emploie tous les artifices du diable. À force de nous montrer ses belles pécheresses, il nous familiarise avec elles, quand il ne va pas même jusqu’à les rendre infiniment séduisantes. Les images sur lesquelles il nous arrête sont choquantes, et, par l’habitude, nous choquent de moins en moins. Son langage est souvent cynique. Il emprunte ses termes aux livres de médecine, et ses tournures aux conversations de fumoir. En sorte que cette morale, bonne pour toutes les consciences, ne l’est pas pour toutes les oreilles. Ses conseils ne sauraient parvenir jusqu’aux jeunes filles ni même aux jeunes hommes, à qui pourtant ils seraient si profitables. Les honnêtes femmes elles-mêmes les entendent parfois avec quelque embarras. Ceux-là seuls peuvent les écouter sans scrupules, à qui ils ne serviront de rien : ce sont les mondains, les viveurs et les femmes entretenues. Encore ces dernières ont-elles les susceptibilités que l’on sait : un rien les fait rougir.

Une autre objection est plus grave, car elle tient aux conditions mêmes de l’art en tant qu’il s’attaque aux problèmes sociaux. L’art ne s’occupe que des individus, il ne peut que traduire leurs souffrances et interpréter leurs réclamations. Or, si les clients de M. Dumas sont par eux-mêmes fort intéressants, la société n’a-t-elle pas ses raisons pour les repousser ? Va-t-elle faire au foyer la même place à celle qui a failli, ne fût-ce qu’une fois, et à celle qui est sans reproche ? Une législation qui organise et sanctionne le mariage peut-elle reconnaître les mêmes droits à ceux qui sont nés en dehors de ses prescriptions et à ceux dont la naissance est régulière ? La société repose sur certains principes ; elle doit en maintenir l’intégrité. Il se peut que ces principes ne soient que des conventions et que leur intégrité ne soit trop souvent que fictive. Encore est-elle intéressée à conserver la fiction de la famille sans tache et de l’union indissoluble. La notion du devoir s’altère, les liens se relâchent, les bases fléchissent : c’est quelque chose encore que de sauver du moins les apparences et de veiller au maintien du mensonge social.

Et je comprends qu’un moraliste soit fâché de s’entendre reprocher son immoralité ! Mais l’œuvre de Molière ou celle de La Fontaine est-elle une œuvre morale ? Balzac, ni George Sand, ni Mérimée, ne sont des écrivains moraux. Ce sont pourtant d’assez bons écrivains. Et peut-être serait-il temps de nous souvenir que celui dont nous parlons est tout de même un écrivain, et un écrivain de théâtre.

IV

Si les théories morales de M. Dumas, prises en elles-mêmes, sont discutables, elles sont merveilleusement appropriées au théâtre. Notez en effet qu’il n’y est question que de l’amour et de la femme. Or, chez nous du moins, on n’a, depuis trois siècles, rien trouvé de plus intéressant à mettre au théâtre que l’amour ; et l’auteur dramatique est justement « le confesseur public de la femme20 ». On sait en outre que drame est synonyme de lutte. « Une action dramatique, dit M. Dumas, n’est pas autre chose qu’un individu, dans son tort ou dans son droit, en antagonisme avec une collectivité qui lui est incompatible21. » Chacune des pièces de M. Dumas est en effet l’histoire d’une de ces luttes individuelles : lutte de la courtisane contre la société qui la repousse, lutte du fils naturel contre le préjugé qui s’attache à sa naissance, lutte de la fille-mère contre les souvenirs et les conséquences de sa faute, lutte de la femme qui se débat dans l’impasse du mariage fermé, lutte contre une idée, lutte contre un fait, lutte contre une personne.

C’est encore à ce point de vue d’une morale à répandre, qu’il faut se placer pour comprendre certaines théories dramatiques de M. Dumas, qui ne s’appliquent pas, quoi qu’il en dise, à toute espèce de théâtre, mais qui sont les formules mêmes de son théâtre. D’après lui, la première qualité du dramatiste est la logique. Or il y a dans la vie du décousu, de l’imprévu, de l’inexpliqué ; à mesure qu’on rapproche une pièce de théâtre des conditions d’une rigoureuse logique, on l’éloigne du tableau plus mouvant, plus varié et plus libre de la vie. Il assimile l’œuvre de théâtre à une opération d’algèbre ou de géométrie : il s’agit de dégager l’inconnue et d’arriver au total. « Un dénouement est un total mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut toujours commencer la pièce par le dénouement, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin22. » Tout converge vers ce dénouement, et le fameux « art des préparations » n’est que l’art d’amener peu à peu le public à accepter une solution qu’il eût, il y a quelques heures, certainement repoussée. Cette partie de la pièce, qui semblait à Molière et à d’autres si parfaitement négligeable, prend donc une importance toute nouvelle. À vrai dire, la pièce tout entière n’est faite que pour le dénouement.

Il y aurait une curieuse étude à faire sur les dénouements de M. Dumas ; on constaterait que tous ces dénouements, sans en excepter un seul, sont en contradiction formelle avec l’issue probable qu’aurait eue dans la vie la situation posée par l’auteur. Dans la vie réelle, M. de Nanjac aurait épousé la baronne d’Ange ; la petite Hermine aurait pleuré, mais elle se serait rendue aux remontrances de sa famille, et elle aurait convenu, sans y trop comprendre, qu’on n’épouse pas un homme qui n’a pas eu de père ; Jane de Simerose aurait succombé aux persécutions de M. de Montègre, après quoi elle serait passée d’un premier amant à un second, et du second à la série de tous les autres. Madame Aubray, après avoir prêché à tous les indifférents les doctrines du plus pur évangélisme, aurait, du jour où il s’agissait de les faire appliquer par son fils, donné aux idées de toute sa vie le plus éclatant démenti23… On pourrait continuer l’énumération et insister sur le désaccord qui existe entre la logique du théâtre de M. Dumas et la logique de la vie. La critique naturaliste, amie des besognes faciles, s’est complu à cet exercice. Pour agréable qu’elle soit d’ailleurs, cette démonstration n’en serait pas moins hors de propos et sans objet. Car M. Dumas ne prétend pas nous montrer comment les choses se passent ordinairement, mais comment elles devraient se passer. Il ne veut pas nous montrer seulement l’homme tel qu’il est, mais aussi tel qu’il pourrait, tel qu’il devrait, tel qu’il doit être. Il institue une expérience et prend ses sûretés « pour que l’exemple domine, pour que le bien et l’idéal triomphent finalement24 ». Il emprunte ses éléments à la société, les combine à nouveau, et met à la scène l’image d’une société refaite d’après les idées dont il s’est donné la mission de hâter l’avènement.

C’est dire que M. Dumas n’est pas, à proprement parler, ce qu’on appelle un réaliste. Tandis que le réaliste s’attache à reproduire ce qui dans la vie est le plus ordinaire et le plus commun, M. Dumas n’étudie que « des cas d’exception », persuadé que l’exception est seule intéressante. Tandis que le réaliste a pour constante préoccupation de s’effacer, de laisser les événements se combiner d’eux-mêmes, et de n’intervenir en rien dans leur jeu naturel, M. Dumas arrange les faits. On n’a qu’à se rappeler la donnée de la Visite de noces pour apprécier combien il demande de complaisance au spectateur et jusqu’où il pousse l’artifice. Le réaliste emprunte ses types à l’humanité moyenne : M. Dumas réclame le droit de poser devant nous des personnages plus grands que nature. Le réaliste est frappé de voir que la plupart du temps nos intentions restent sans effet, nos projets n’aboutissent pas, nos entreprises ne se terminent pas, que tout reste incomplet, inachevé, que tout avorte. M. Dumas nous présente des actions complètes ; il va jusqu’au bout de ses idées, et pousse la passion jusqu’à ses dernières conséquences. Il a moins de rapports avec Balzac qu’avec George Sand, dont il a dit : « Madame Sand ne veut pas représenter purement et simplement, comme Balzac, ce que voient les yeux de son esprit ; elle veut montrer ce qu’entrevoient les yeux de son cœur. Elle part du vrai pour prouver le possible ; elle dit : Voilà comme il faudrait que l’homme fût ; voilà comme il faut qu’il soit un jour ; ce qui ne l’empêche pas de donner une large part au réalisme, et de faire graviter autour de son idéal des personnages qui tiennent bien sérieusement à l’humanité et que nous connaissons tous25. » C’est la définition même de l’art de M. Dumas, qui part du réalisme, mais pour le dépasser, qui a pour base le réel, pour fin un idéal.

Avec cette conception de l’art, M. Dumas ne pouvait s’astreindre à reproduire la grisaille de la conversation courante. Il pense que les pièces de théâtre sont faites non seulement pour être entendues, mais encore, mais surtout pour être lues. À l’encontre de presque tous les auteurs dramatiques, c’est à l’approbation des lecteurs qu’il attache le plus de prix. En somme, le dialogue des personnages n’est qu’un moyen pour exprimer la pensée de l’auteur, et l’expression dépend toujours du génie particulier de celui-ci. De là ce dialogue très « écrit », fait de mots, de maximes, de définitions, de tirades et de couplets ; dialogue très artificiel à coup sûr, mais aussi plein de sens et d’un admirable relief.

V

Ce théâtre ayant été écrit pour être lu, c’est-à-dire pour durer, il est naturel de se demander s’il en restera quelque chose, et ce qu’il en restera. Des juges à qui sans doute la postérité a fait ses confidences ont déclaré souvent qu’elle serait sévère pour M. Dumas, qu’elle serait dégoûtée par le fatras de ses théories, et que d’ailleurs celui-ci a mis sa gloire en viager, ayant rattaché son œuvre à des questions qui seront sans intérêt du jour où elles seront résolues. Je ne le crois pas. Une plaidoirie brillante, après que le procès est vidé, subsiste comme œuvre d’art. Au surplus, ce qui importe, ce n’est pas d’avoir de la vie une conception plus ou moins juste, c’est d’en avoir une qui nous dirige dans l’étude à laquelle nous soumettons la réalité et nous permette d’y pénétrer plus avant. Nos partis pris et nos systèmes ne sont que des points de vue où nous nous mettons pour découvrir une plus grande portion d’humanité vraie. Il me semble qu’on peut — avec la prudence qu’il convient d’apporter dans ce genre de critique toute conjecturale — indiquer dans l’œuvre de M. Dumas quelques-unes de ces parties qui, étant solides, seront durables.

C’est d’abord sa description du monde galant. Il a catalogué toutes les variétés connues de la courtisane. — Courtisane amoureuse. Il paraît qu’au cimetière Montmartre, sur la tombe d’Alphonsine Plessis, on a scellé au marbre une couronne de camélias blancs artificiels. Le surnom inventé par l’auteur est revenu par ricochet à la femme qui ne l’avait jamais porté. « Cette tombe a maintenant sa légende. L’art est divin : il crée ou ressuscite26. » En effet, Marguerite Gautier est entrée dans ce monde de l’art dont les créations sont plus vivantes que n’ont été les créatures humaines. Elle y fait un pendant à Manon Lescaut. — Grande courtisane, remplaçant pour une société démocratique la grande coquette de notre ancien théâtre. La baronne d’Ange est la Célimène du théâtre du second Empire. — Courtisane économe : Albertine Delaborde du Père prodigue ; plus un grand nombre de filles vulgaires et ineptes. — Courtisanes du grand monde : Iza de l’Affaire Clémenceau, monstre délicieux à figure de femme, fait d’impudeur, d’ingratitude et de sensualité, être de séduction et de perdition créé pour le mal ; Sylvanie de Terremonde de la Princesse Georges, semblable, « avec son regard impassible, son sourire fixe et ses éternels diamants, à une de ces divinités de glace des régions polaires… Ces femmes-là sont sur la terre pour le désespoir des femmes et le châtiment des hommes ».

Les raisonneurs de M. Dumas, les de Jalin et les de Ryons, si insupportables d’ailleurs à la scène, témoigneront assez bien de la conception qu’on s’est faite, à une certaine époque, de « l’honnête homme » suivant la morale du monde. Riches, décorés de beaux noms, condamnés par le privilège de leur naissance à vivre inutiles, ils dépensent leur intelligence, qui n’est pas médiocre, en de frivoles bavardages. Ils étalent une science de la vie, dont ils sont très fiers, et qui est aussi bien la plus vaine, puisqu’elle ne se traduit jamais en action. Ils promènent leur ironie du monde des filles dans celui des honnêtes femmes et sont les intermédiaires grâce auxquels ces deux mondes se rapprochent, se mêlent et vont se confondre. Très capables d’emphase, ils disent : « Ma mère ! » et « Dieu ! » sans songer qu’ils font un pauvre emploi des facultés qu’ils doivent à l’un et de l’éducation qu’ils ont reçue de l’autre. Les convenances leur tiennent lieu de devoirs, sans les empêcher de commettre beaucoup d’inconscientes vilenies. Sceptiques et doutant de toutes choses, ils ne doutent néanmoins ni de leur clairvoyance, qui s’exerce souvent sur les pires niaiseries, ni de leur honneur, compromis en plus d’une aventure. Cette imperturbable confiance en soi est peut-être le trait le plus saillant de leur caractère. On les comparerait à ceux qui les ont remplacés, les modernes dilettantes, chercheurs de sensations. Et ceux-ci ont du moins sur leurs devanciers cette supériorité, qu’ils s’englobent eux-mêmes dans l’universel mépris où ils tiennent les hommes.

Enfin, je ne crois pas qu’on puisse trouver nulle part de plus parfaite incarnation de la lâcheté masculine que ce « Monsieur Alphonse », qui a, suivant l’expression de son parrain, « déshonoré un nom de baptême » ; ou ce duc de Septmonts, que Sganarelle aurait appelé un grand seigneur méchant homme, et en qui le chimiste Rémonin ne voit qu’un vibrion.

Ce dont il faut surtout savoir gré à M. Dumas, c’est de l’impulsion qu’il a donnée au théâtre. Avant 1850, le théâtre appartenait entièrement à Scribe et à ses imitateurs ; et le public, qui avait le Scribe dans les moelles, en était arrivé à croire que le théâtre ne doit être en effet qu’un jeu sans rapport avec la vie, et que l’art a pour objet, non pas de nous ramener à la vérité, mais de nous en distraire. C’est contre cette tendance, développée par la complicité du public et des auteurs, qu’il fallait réagir. M. Dumas avait le respect de son art, l’inquiétude des problèmes de la vie. Du premier jour il mit en déroute les marionnettes du théâtre Scribe. Cependant il avait une trop claire notion des exigences de la scène, pour méconnaître la valeur de l’œuvre de Scribe, envisagée au seul point de vue du métier. Il essaya donc de combiner en de justes proportions l’habileté scénique et la science du cœur, d’allier Scribe et Balzac ; et puisque le théâtre n’est après tout qu’un grand Guignol, il chargea Polichinelle de traduire la philosophie qu’il voulait faire entendre, dette formule, qui fait une part égale à l’action et à l’étude morale, a paru suffisante pendant trente années ; elle nous a valu une des plus belles périodes qu’il y ait dans l’histoire de notre littérature dramatique. Sans doute elle ne pouvait prétendre à être définitive : et c’est contre son empire que sont dirigées aujourd’hui toutes les tentatives de rénovation dramatique. L’art ne s’arrête pas sur le chemin de la vérité où l’a engagé M. Dumas. On veut aujourd’hui, et avec raison, que le théâtre serre de plus près les conditions de la vie. Encore faut-il remarquer que si le théâtre arrivait, ainsi que l’ont voulu les naturalistes, à n’être qu’une reproduction sans plus du réel, il perdrait quelques-uns des plus précieux éléments d’intérêt qu’il doit à M. Dumas. Ce prétendu progrès ne serait qu’un retour en arrière et se traduirait par une perte.

Enfin, ce n’est pas seulement au théâtre que s’est fait sentir l’influence de M. Dumas, L’auteur des Essais de psychologie contemporaine le range justement au nombre des maîtres dont l’action s’est le plus profondément exercée sur les écrivains qui ont suivi. On la retrouverait, cette action, dans plus d’un livre daté d’hier. Elle n’est pas encore épuisée. C’est ainsi que M. Dumas peut revendiquer une grande part dans le mouvement contemporain. En dehors de ceux qui sont, par métier, des « penseurs » et dont les idées vont porter la vie dans toutes les branches de l’art, nul n’aura été pour la littérature de notre temps un plus vigoureux initiateur.

Émile Augier27

Le fait le plus important de l’histoire du théâtre en notre temps, est la constitution, vers le milieu de ce siècle, de la comédie de mœurs moderne. Le théâtre s’y acheminait depuis tantôt cent cinquante ans. La théorie était faite, sans qu’elle pût arriver à prendre forme dans une série d’œuvres vivantes. On se rendait bien compte que la comédie de caractère avait été portée à sa perfection, et partant le genre épuisé par Molière. À l’étude de l’homme tel qu’il est en lui-même et dans son fond de nature, la comédie devait substituer, pour se renouveler, l’étude de l’homme tel qu’il se montre dans les rapports sociaux, formé et déformé par la condition. Elle devait agiter les questions domestiques. Elle devait présenter un tableau de la vie en France à une certaine date, et mettre à la scène « le résultat des mœurs actuelles28  ». Par suite, elle devait renoncer aux intrigues romanesques et de fantaisie toute pure. Et par suite encore elle devait, sinon mélanger le sérieux et le plaisant, du moins adopter un genre de comique qui n’eût rien de commun avec le grotesque. Telle était la conception que les théoriciens du xviiie  siècle se faisaient de la comédie nouvelle, conception à laquelle ils ajoutaient, pour la brouiller, certaines idées particulières, attendu qu’ils étaient philosophes, gens à système, très persuadés de la bonté originelle de l’homme, et pleins de confiance dans le rôle moralisateur de la littérature. À peine avait-on tenté de ces théories quelques applications, d’ailleurs médiocres, la comédie déviait grâce aux romantiques d’abord qui entraînaient la littérature dramatique vers l’étude des sentiments d’exception, grâce ensuite aux vaudevillistes qui amusaient la scène d’intrigues sans rapport avec le cours ordinaire de la vie. En sorte que l’œuvre restait à faire.

Il y fallait un écrivain placé dans des conditions éminemment favorables à l’observation directe, à l’étude patiente et calme menée en dehors de tout parti pris ; un homme qui fût de son temps et n’eût rien à en renier, qui se trouvât de plain-pied avec la société moderne, et surtout avec la portion prépondérante de cette société, la bourgeoisie ; moins curieux du jeu des passions que de celui des intérêts, et moins des problèmes de la vie intérieure, que de ceux qui surgissent des conditions nouvelles de la vie sociale ; sans que rien d’ailleurs, ni dans l’expérience qu’il avait faite des hommes et des choses, ni dans le tour naturel de son esprit, n’allât à fausser sa vision. — Ç’a été Émile Augier.

I

Toute la biographie d’Émile Augier tient dans ces quelques mots : il ne lui est jamais rien arrivé. Il n’a eu à souffrir ni de la vie ni de l’ordre social. Il appartenait à une famille aisée. Il a eu des débuts faciles, une carrière heureuse. Il s’est toujours tenu en belle humeur et en belle santé. Il remarque qu’il n’y a de vraiment bons que les gens bien portants. Or la bonté —  non celle qui est faite d’une humeur facile à l’apitoiement, mais celle qui vient de l’équilibre de toutes les forces — est un élément de la justesse de l’observation et un moyen d’impartialité.

De même la faculté qui domine chez Augier, c’est la faculté impersonnelle entre toutes. On a vanté le bon sens d’Augier, et on le lui a reproché. Ce qu’il faut dire, c’est qu’il a été un homme de bon sens dans toute la force du terme et, si l’on veut, dans toute l’horreur de la chose. Tout ce que le bon sens comporte de clairvoyance, de justesse et de solidité dans l’observation, et aussi tout ce qu’il entraîne d’étroitesse d’esprit, voire en certains cas d’inintelligence, on le noterait également chez Augier. Aussi bien le bon sens ne devient-il une faculté littéraire qu’autant qu’il est poussé jusqu’à ces extrêmes limites, et qu’il remplit sa définition tout entière.

Il y a nombre d’idées et de sentiments qui sont restés pour Augier lettre close. Comme il est naturel, ce qu’il ne comprend pas il le nie. Inquiétudes, souffrances du cœur inexpliquées et sans cause, malaises de la sensibilité et maladies de l’âme, rien de cela n’existe à ses yeux. — Vous vous plaignez d’être triste et sans courage ? Mariez-vous ! il n’est pas de désenchantement qui tienne, fût-ce contre le plus sot mariage. C’est à peu près ce que l’auteur de la Ciguë vint pour dire, lui jeune homme, à ses jeunes contemporains. — En dehors des sentiments simples et des affections régulières, tout ne lui paraît que rêveries, chimères dangereuses, mauvais romanesque : d’ailleurs il n’y a pas de bon romanesque. L’amour n’est pour lui que la forme de l’instinct de la paternité. Je ne sais si l’on trouverait dans tout le théâtre d’Augier un homme dont on puisse dire vraiment qu’il est amoureux. Il y a dans ce théâtre une femme qui aime : Léa, de Paul Forestier. Le rôle que l’auteur lui fait jouer prouve suffisamment qu’il n’entend rien aux choses de la passion. Mais le cœur de la femme lui est inconnu. — Enfermé dans le monde réel, où il ne se trouve pas à l’étroit, Augier ne s’est jamais soucié qu’il y eût quelque chose au-delà. Il est dépourvu du sentiment religieux aussi complètement que cela est possible. Il a écrit, lui aussi, son Tartuffe. Il n’a pas été même effleuré par la pensée chrétienne. Au surplus on le devinerait, rien qu’en songeant aux maîtres dont il se recommande. Il est le petit-fils respectueux de Pigault-Lebrun, l’héritier non point ingrat de Voltaire ; et il accepte aisément qu’on rapproche de son nom celui de Béranger29.

D’avoir un horizon de pensée exactement limité, cela mène tout droit à posséder la certitude. Les hommes de la génération d’Augier ont été en général très catégoriques dans l’affirmation ou dans la négation. Nul ne l’a été plus que lui. Il écrit bravement : « Le caractère de la vérité est d’être vraie sous toutes ses faces et dans toutes ses conséquences30. » On l’aurait bien étonné en lui montrant ce que devient la vérité quand on la pousse dans ses dernières conséquences. Qu’on fût venu à soutenir devant lui qu’il est de l’essence de la vérité d’enfermer l’erreur, et qu’une idée vraie qui n’est pas corrigée par son contraire est par cela même fausse, il eût pensé qu’on se moquait de lui et jugé la plaisanterie de mauvais goût. Ainsi qu’il a dit d’un de ses personnages,

Sa nature naïve, énergique et carrée
Répand sa certitude en tout ce qu’elle crée31.

Il s’ensuit qu’il n’aime pas qu’on le dérange dans sa certitude. L’ironie le gêne et le met mal à l’aise. Sous sa forme la plus basse, l’ironie s’appelle la blague. Augier a écrit une pièce entière contre la blague32 : encore a-t-il jugé bon de revenir de nouveau à la charge33. C’est la blague qui vicie l’atmosphère parisienne, alors que la province reste à l’abri de la contagion. De la blague, et non point d’une autre cause, sont issues les pires catastrophes de la France moderne : « Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des autres34. » Comme si les grands mots n’avaient pas dégoûté des grands sentiments plus de gens que n’a pu faire l’ironie ! Et comme si ce n’était pas un des spectacles les plus déconcertants de la vie, que d’en tant voir qui parlent en héros, et qui agissent en pleutres ! Aussi bien, une sorte d’emphase est-elle le défaut vers lequel Augier aurait volontiers penché. Telles de ses théories, et des plus retentissantes, comme la fameuse « nostalgie de la boue », si elles n’étaient des vérités, ressembleraient furieusement à de grands mots. Il a parlé du devoir, du sacrifice et du désintéressement avec une solennité un peu pompeuse. De la patrie, tout de même. Les tirades sur le drapeau et sur l’uniforme lui semblaient un ornement convenable, bien avant que les événements de 1870 ne les eussent rendues obligatoires. Au lendemain de nos désastres, il était naturel que la littérature se mît à l’unisson du sentiment public. Il serait donc excessif de reprocher à Émile Augier d’avoir écrit Jean de Thommeray. Néanmoins le seul dessein de cette pièce suppose une certaine tournure d’esprit, et une complaisance habituelle pour la littérature patriotique. Jean de Thommeray est bien de l’oncle de Déroulède.

Homme de bon sens, Augier l’est surtout en tant que le bon sens est le sens commun. Il n’est aucunement porté vers les sentiments particuliers et les opinions singulières. Il ne se soucie pas d’être de « son » avis, ni surtout d’en être lui seul contre tous. « La force du théâtre, écrit-il, consiste à être l’écho retentissant des chuchotements de la société, à formuler le sentiment général encore vague, à diriger l’observation confuse du plus grand nombre35. » Il est donc très éloigné de vouloir heurter les idées, ou même les préjugés du public. Il n’a rien d’un révolutionnaire. La seule révolution qu’il ait faite au théâtre (dans Gabrielle) a consisté justement à y faire rentrer l’expression du sentiment commun. Les romantiques avaient eu beau prendre bruyamment le parti de l’amant, on n’en avait pas moins continué dans les familles à penser que tous les droits sont du côté du mari. De l’avoir dit comme tout le monde le pensait, ç’a été l’originalité d’Augier. Il pense naturellement comme la masse des spectateurs. C’est ce qui explique l’impression que produisent ses pièces à la représentation. On les écoute avec calme, dans une entière sécurité.

Il n’y a pas lutte entre l’auteur et son public, et résistance de la part de celui-ci, mais plutôt adhésion et communion constante. Cette communion d’esprit avec le public est pour Augier un besoin. — C’est là qu’il faut aller chercher la véritable cause de sa retraite prématurée. Quand il renonça à travailler pour le théâtre, il avait conservé toute sa vigueur de talent. L’écrivain n’avait pas changé, mais le public. « Je me sens dépaysé dans mon pays, disait-il. Il me semble que mes congénères ont changé de mœurs et de langage… Parfois je me compare prétentieusement au cheval de Bayard vis-à-vis de l’artillerie36. » Il ne reconnaissait pas les armes dont on se servait ; il ne lui vint pas à l’esprit de prétendre que celles qui lui avaient suffi fussent les meilleures ou même les seules bonnes. Le théâtre, pense-t-il, n’est rien sans la collaboration du public, un auteur dramatique est un porte-parole. Une autre génération était venue au nom de laquelle Augier n’avait aucun droit de parler : il se tut.

Donc il est telles questions sur lesquelles Augier ne saura rien nous dire : mais ce sont celles dont un auteur de comédies n’est pas tenu de s’occuper. Sur les autres il se mettra au point de vue où il est naturel que tout le monde se place : seulement son regard ira plus loin, avec plus de pénétration et de sûreté que nul autre. C’est dans ces conditions qu’il se trouvait pour porter au théâtre une comédie qui serait l’étude de la « charpente intérieure37 » d’une société.

II

Il faut dire qu’il n’a trouvé ni du premier coup, ni le premier la forme de cette comédie. Augier ne procède pas par coups d’audace. Il s’accuse d’être paresseux, et en fait il y a une sorte d’audace et de goût pour l’initiative qui lui manque. C’est un esprit réfléchi. Il travaille posément, lentement. Cette lenteur chez lui est caractéristique. Pendant les deux années qu’il lui faut pour mettre à la scène cette réponse : le Mariage d’Olympe, l’auteur de la Dame aux camélias avait eu le temps de répondre à sa propre pièce par le Demi-monde. Il est lent à débrouiller ses idées. Il lui arrive, une pièce étant achevée, et ayant paru sur la scène, de la retravailler ; et il la gâte. L’histoire des deux textes de l’Aventurière en est un mémorable exemple. Celui qui a prévalu est fait des disparates les plus choquantes, mi-parti de comédie picaresque et de drame bourgeois, et porte la trace de deux conceptions de l’art très différentes. On ne refait pas une comédie, on en fait une autre. Augier a aussi eu recours à ce second procédé, et avec succès. Il reprend une idée qu’il s’était essayé une première fois à traduire et il en trouve une forme nouvelle qui est la vraie. Voulant montrer les dessous de la conscience d’un homme qui est en possession de l’estime publique, il avait tracé cette timide et pâle et vague esquisse : l’Homme de bien. Il en fit Maître Guérin. Il avait voulu, au dernier acte de Gabrielle, montrer la misère des unions illégitimes : et de cette idée il n’avait tiré qu’un discours très éloquent et très froid. C’est cette idée qui, trouvant sa forme dramatique, deviendra l’admirable épisode de la liaison de Sergine et de la marquise d’Auberive dans les Effrontés. Augier a besoin de porter longuement ses idées. Cela même est l’un des secrets de sa forte. Cette lenteur est une lenteur puissante. Mais on comprend par là qu’il ait mis du temps à voir clair dans son propre talent. L’histoire de ses premières pièces n’est en effet que l’histoire de ses premiers tâtonnements. Il commence par se mettre à l’école de Ponsard. Il en est le disciple, et aussi l’élève : il lui soumet le manuscrit de la Ciguë. Il a cru en Ponsard, et jusqu’au bout. Encore si Augier n’avait pas commis d’autre méprise ! Mais il se méprenait sur lui-même, et cela est plus grave. Il n’était pas poète : il écrivit en vers. La forme versifiée devait tendre à disparaître à mesure que la comédie se rapprochait de la réalité de la vie courante, et en serrait de plus près les détails. Mais Émile Augier la trouvait dans l’héritage du passé : il n’eut garde de la répudier. Il manquait de fantaisie : il se crut obligé d’en avoir. Il s’étudia aux grâces attendries ; il s’exerça, comme à une tâche, au marivaudage sentimental. Une seule fois il avait touché à la véritable comédie moderne : c’était dans Gabrielle. Mais si Gabrielle était une nouveauté par la conception morale, l’exécution y était par trop insuffisante ; et c’est pourquoi elle ne marque pas une date dans l’histoire du théâtre. D’ailleurs, depuis Gabrielle, Augier s’écartait continûment du genre qu’il y avait essayé. Le Joueur de flûte est une récidive de la Ciguë ; et c’est une variation sur le thème ultra-romantique de la courtisane amoureuse. Diane nous rejette en plein drame historique. Philiberte, en son cadre xviiie  siècle, est une comédie de paravent, aimable, encore que d’un charme un peu traînant. La Pierre de touche a des airs de conte fantastique en son décor allemand…

Il se peut que nous soyons devenus trop sévères pour ces comédies ; cela même est probable. Elles ont plu dans leur nouveauté. Et je sais, encore aujourd’hui, des gens de goût pour prétendre que cette première manière est celle où se montre le plus au naturel le talent d’Augier : un talent fait de belle humeur, d’émotion facile et d’ingéniosité. J.-J. Weiss, qui ne craignait jamais de pousser une idée jusqu’au point où elle devient une impertinence, déclarait qu’Augier n’a rien fait depuis la Ciguë. C’est un paradoxe ; mais c’est aussi une opinion. Il y a eu pour le goût du public, en ce siècle, deux périodes nettement tranchées. Le goût du public après 1850 est pour la littérature que précisément J.-J. Weiss a baptisée : la littérature brutale. C’est encore le nôtre. Weiss a toujours conservé le goût d’avant 1850. Il a continué d’apprécier par-dessus toutes les autres les qualités de mesure, de bon ton, d’élégance un peu factice, qui furent chères au public de jadis. Ce public est celui qui a fait le succès de Scribe : et Scribe, qui avait des raisons pour le bien connaître, nous dira ce qu’il fallait lui offrir au théâtre. « Vous courez au théâtre, non pour vous instruire ou vous corriger, mais pour vous distraire et vous divertir. Or, ce qui vous divertit le mieux, ce n’est pas la vérité, c’est la fiction. Vous retracer ce que vous avez chaque jour sous les yeux n’est pas le moyen de vous plaire ; mais ce qui ne se présente pas à vous dans la vie habituelle, l’extraordinaire, le romanesque, voilà ce qui vous charme, et c’est là ce qu’on s’empresse de vous offrir38. » Ce public était encore celui pour lequel Augier a dû travailler d’abord. Il s’est plié à son goût. Et comme il était merveilleusement doué pour le théâtre, il a réussi dans des genres même auxquels il n’était point propre.

Tout ce que je veux noter dans ces comédies, ce sont les réminiscences qui y abondent de notre ancien théâtre : types de barbons grotesques, rôles d’ingénues et de petits amoureux, disposition de l’intrigue, agencement des scènes. L’imitation est évidente et ne se dissimule pas. À chaque instant se rencontrent des tours de phrase archaïques ; des hémistiches connus et des vers entiers sont tout uniment transportés dans la trame du style, et n’y font pas disparate. On sent qu’Augier est nourri de l’œuvre de Corneille, de Molière, de Regnard, et qu’il s’est assimilé la substance de la littérature classique. Cela en son temps était particulier. Car les écrivains d’alors, ou bien combattaient la tradition comme les romantiques, ou la comprenaient à rebours comme Ponsard, ou l’ignoraient comme faisait Scribe et comme fera encore Dumas fils. Augier non seulement la connaît et la comprend, mais il a avec les écrivains de la période classique une certaine affinité d’esprit. On dirait parfois d’un homme du xviie  siècle qui serait venu vivre dans le nôtre. Il est essentiellement un esprit de tradition. Il le restera, alors même qu’il sera le plus profondément engagé dans le courant moderne.

C’est l’apparition de la Dame aux camélias qui fixa les hésitations d’Augier. Aussi bien il était prêt. Le Gendre de M. Poirier, représenté en 1854, est l’un des chefs-d’œuvre de notre théâtre contemporain, si même il n’en est le chef-d’œuvre. Désormais entré sur le vrai terrain, Émile Augier le parcourt en tous sens ; et il y creuse au plus profond. Il s’y installe ; il en prend possession ; il le fait sien… Au surplus il y avait déjà beau temps que M. Dumas était parti en quête d’aventures nouvelles.

Un jour vint-il où il sembla à Augier qu’il avait tiré de la comédie de mœurs tout ce qu’il en pouvait tirer ? Ou, plus simplement, céda-t-il encore une fois aux influences voisines ? Le fait est que nous avons à constater une dernière modification dans sa manière. Madame Caverlet et les Fourchambault sont conçus rigoureusement d’après la formule de la pièce à thèse. Tous les éléments qui constituent ce système dramatique y sont réunis. — Invraisemblance des faits : « Ce qui m’étonne, dit un personnage de Madame Caverlet, c’est que le roman compliqué dont nous vivons depuis quinze ans ne se soit pas écroulé plus tôt. » Mais c’est qu’on nous jette en pleine hypothèse. L’auteur dramatique a bien moins songé à composer une pièce, que le docteur ès sciences sociales à instituer une expérience. — Absence de personnages vivants : car si dans la peinture des personnages épisodiques tels que Mme Fourchambault et le préfet Rastiboulois, Augier retrouve toute la sûreté de son pinceau, les acteurs engagés directement dans la thèse y sont de pure convention. On dirait d’une de ces « espèces » juridiques où les intérêts de Primus s’opposent à ceux de Secundus. — Ambition de réformateur et de législateur. Or Augier a longtemps pensé que les mœurs ne relèvent du théâtre qu’en tant qu’elles échappent à l’action gouvernementale. — Souci d’opposer la morale naturelle à la morale mondaine, les champions de la première étant, par grâce spéciale, ornés de toutes les vertus. Tel ce Caverlet dont l’extraordinaire bonté doit servir d’argument en faveur du divorce. Tels ce Bernard, bâtard sublime, ange à carrure d’athlète qui dompte la révolte d’un équipage rien qu’avec le regard, et s’en va par le monde distribuant le châtiment et le pardon ; et Mme Bernard, la fille-mère humiliant par la noblesse de son attitude la frivolité de l’épouse légitime ; et Maïa, qui n’a l’âme si pure que parce qu’elle a été élevée en dehors de nos conventions. D’où viennent ces êtres étonnants ? Ce n’est pas de la vie réelle, à coup sûr. Et rien dans les œuvres précédentes d’Augier ne les annonçait. Ils viennent directement d’un autre théâtre. Et cette fois il n’y a pas eu transformation. En passant dans le théâtre d’Augier, les personnages chers à M. Dumas s’y sont à peine modifiés. C’est pourquoi ces deux pièces, et quels qu’en puissent être d’ailleurs les mérites, n’ont rien ajouté à la gloire d’Augier. Elles sont en dehors de son œuvre propre.

III

Le Gendre de M. Poirier, Ceinture dorée, le Mariage d’Olympe, la Jeunesse, les Lionnes pauvres, Un beau mariage, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin, la Contagion, Paul Forestier, Lions et renards… voilà où il faut aller chercher la pensée d’Augier ; c’est cet ensemble de pièces qui constitue un accroissement pour notre littérature dramatique.

Et s’il fallait montrer d’abord que ce théâtre procède de celui de M. Dumas, il est juste d’ajouter tout de suite qu’on n’imagine guère deux théâtres plus différents, ou plus opposés. M. Dumas se met toujours en scène, lui et ses idées ; il s’intéresse à quelques individus toujours les mêmes qui sont ses clients. Il restreint son étude à quelques questions, toutes relatives aux rapports de l’homme et de la femme, à l’amour ou à ses contrefaçons. Il les traite en leur donnant les apparences du paradoxe. Ses solutions sont nettes, précises, tranchées ; il les impose violemment, en lutteur habitué à l’emporter de haute lutte. L’action vivement engagée se hâte vers un dénouement qui en est le résultat logique. Cette logique, qui préside à la conduite de l’action, n’est pas moins sensible dans la façon dont les personnages sont construits. Ceux-ci manquent souvent de la souplesse et de la variété, signes de la vie : ils sont absolument bons ou méchants sans atténuations. Ils sont plus complets et plus grands que dans la nature. Commencés en arguments, il arrive qu’ils se terminent en symboles. Et tous ces caractères du théâtre de M. Dumas procèdent de cette considération, à savoir que chez celui-ci l’œuvre de l’auteur dramatique est subordonnée aux partis pris du moraliste. — En prenant justement le contre-pied de tout ce que je viens de dire, on définirait assez bien le théâtre d’Augier.

Augier n’a aucun parti pris en morale. Il ne cherche à faire prévaloir aucune théorie qui lui soit spécialement chère. Il faut dire plus : il ne cherche par le théâtre à donner aucune sorte d’enseignement moral. Car on a fait d’Émile Augier je ne sais quel dramatiste de morale en action : on l’affuble des titres d’avocat du devoir et de poète de la famille. C’est étrangement abuser du souvenir d’un vers malencontreux. Sans doute Augier parle, comme un autre, de l’efficacité du théâtre pour corriger les mœurs. Mais tous les auteurs dramatiques de tous les temps ont toujours parlé de cette efficacité dont on est encore à attendre les preuves. Il est exact encore que toutes les pièces d’Augier, sauf une, finissent bien, qu’au dénouement les calculs des fourbes sont déjoués, et que l’innocence triomphe, attendu qu’elle est l’innocence. Mais ces dénouements ne sont qu’une concession au goût du public ; à moins qu’ils n’en soient une aux exigences de la censure, l’auteur des Lionnes pauvres sachant ce qu’il lui en avait coûté pour n’avoir pas châtié Séraphine à la dernière scène. Ces dénouements ne font pas corps avec l’ensemble de l’œuvre ; on voit aisément la soudure ; on surprend l’artifice de ces incidents imprévus, de ces ruines soudaines, de ces subites conversions ; on peut dire à quel moment précis intervient l’auteur pour faire dévier sa comédie et la mener à une conclusion improbable mais consolante. Et ils ne font illusion à personne. Au surplus, « la morale au théâtre ne consiste pas dans la récompense de la vertu et la punition du vice, mais seulement dans l’impression qu’emporte le spectateur39 ». La leçon que donne un auteur, ce n’est pas à la fin, c’est au cours de la pièce qu’il la donne.

Or voici quelques-unes des leçons qui se dégagent des pièces d’Augier : Restez à votre rang. Ne vous déclassez pas. Il est rare qu’une mésalliance ne soit pas également funeste aux deux contractants (Le Gendre de M. Poirier). — Vous avez amassé une grosse fortune par des moyens que d’ailleurs la loi tolère. Vous pourrez donc donner à votre fille des colliers de perles et des chiffons coûteux. Vous lui trouverez même un mari, sauf pourtant parmi les tout à fait honnêtes gens (Ceinture dorée). — Avec de sots mariages on fait des séparations bien spirituelles, à moins qu’on ne fasse des drames terribles (Mariage d’Olympe). — Les jeunes gens qui ne savent rien de la vie rêvent d’amour dans le mariage. Au prix où sont toutes choses aujourd’hui, le mariage d’amour est un luxe que les riches ont seuls le droit de s’offrir (La Jeunesse). — Un vieux mari qui épouse une jeune femme doit savoir à quoi il s’expose (Lionnes pauvres). — Le mérite personnel est une valeur qui n’a pas cours dans ce qu’on appelle le monde (Un beau mariage). — Une jeune fille qui a pour père un maniaque et se dévoue à lui, doit s’attendre qu’il la ruinera, quitte à lui donner sa malédiction, par surcroît… Un usurier qui fait de son fils un honnête homme commet une maladresse dont il aura à se repentir (Maître Guérin). — Quand on a eu des mésaventures en affaires, il n’est que de relever la tête. L’effronterie est un grand remède aux maladies de l’honneur. La raison du plus fort est toujours la meilleure (Les Effrontés), etc… Et sans doute ce sont là enseignements que donne la vie. Ce sont constatations de l’expérience. Il ne viendra à l’esprit de personne de prétendre que ce soient des préceptes de morale… Comme ses maîtres classiques, Augier pense que le théâtre n’a pas besoin de dépasser ces constatations de l’expérience, et qu’il ne saurait lui appartenir de formuler nos devoirs. Il pose les questions, les agite, et ne les résout pas. Il n’a pas pour objet de présenter une image idéale de la vie. « Les choses se passent ainsi, dit l’auteur dramatique. Réfléchissez donc, et agissez en conséquence. » Le théâtre n’enseigne ni ce qui devrait être, ni ce qui doit être, mais il montre ce qui est.

L’homme d’abord. — Est-il bon ? Est-il mauvais ? Par tournure d’esprit et par habitude de métier, un auteur de comédies doit s’attacher surtout aux méchants côtés de la nature humaine. Néanmoins Augier est beaucoup moins sévère pour l’humanité qu’un Dumas, un Barrière, ou même que le joyeux Labiche. Il a mis dans son théâtre beaucoup d’honnêtes gens, et même un assez bon nombre de héros. Ses petits-maîtres et ses mauvais sujets se corrigent ; il les montre capables encore d’élans généreux et de retours au bien ; il espère dans le coup de la grâce ; et il croit qu’il n’est pente si glissante où on ne puisse s’arrêter. La volonté affaiblie, énervée, se ressaisit et se tend dans un effort salutaire. Il laisse quelques vertus à ses coquins. Il sait qu’on peut commettre de fort vilaines actions sans être un très malhonnête homme. Au surplus, le mal est éternel, et ce serait folie d’espérer qu’on en pût guérir l’humanité. Le bien et le mal sont dans une proportion à peu près égale, et qui à travers le temps ne varie guère… Et cette conception semble terriblement banale. Que si pourtant vous y regardez de près, vous verrez combien peu il en est parmi les écrivains, poètes, romanciers, dramatistes, ou même moralistes de profession, qui n’aient incliné vers l’une des deux solutions, celle de l’optimisme ou celle du pessimisme, et dont l’œuvre n’ait été par là même faussée.

La société ensuite. — C’est encore une tactique ordinaire de la comédie que de s’attaquer à la société qui est mal faite, de montrer que dans la faute de l’homme c’est elle qui est coupable, et de combattre les préjugés et les conventions qu’elle a établis sous le nom de principes. Augier s’efforcerait plutôt de montrer que sous le nom de préjugés ce sont de véritables principes qu’on attaque, et au plus grand détriment de tous. Les préjugés ne sont pour la plupart que des idées justes dont nous ne retrouvons plus la raison, les conventions que des institutions dont nous n’apercevons plus le fondement. « Le monde n’est pas si bête et si méchant que nous autres pauvres gens nous plaisons à nous le figurer. Je suis convaincu qu’à son insu ses iniquités apparentes cachent toujours une logique profonde. Sois certain qu’il y a dans ta situation quelque chose qui nous échappe…40. » Cette logique, on peut bien la méconnaître ; mais le jour vient inévitable où elle se prouve : « Conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte. Il vient un jour où les vérités bafouées s’affirment par des coups de tonnerre41. » — « J’étais une enfant alors, dit une femme coupable, je ne comprenais pas… et aujourd’hui la lumière vient trop tard42. » — C’est pourquoi on ne doit pas braver l’opinion : personne n’a le droit de se mettre en dehors des lois établies, personne n’étant au-dessus d’elles.

De là vient qu’Augier ait pris dans certaines questions la position que nous lui voyons prendre. Pour ce qui est de la courtisane, en aucun cas et sous aucun prétexte il n’admet qu’elle puisse retrouver une place dans la société. Dans la question de l’adultère, non seulement il considère que la faute est toujours sans excuse, mais il montre comment elle porte sa punition en elle-même. « La supériorité du mariage, c’est que la passion s’en retirant laisse derrière elle des liens très doux et très forts, ne fut-ce, pour tout mettre au pis, que la communauté d’intérêts et d’ambitions. Mais dans une alliance comme la nôtre, que laisse-t-elle après soi ? Le néant43. » Il s’ensuit que contre les droits du mariage aucun droit ne saurait prévaloir. L’amour n’existe qu’autant qu’il est autorisé par la loi, et qu’il aboutit à la paternité légitime dans les justes noces. Le mariage peut avoir été le résultat d’une duperie, le consentement d’une des deux parties ayant été surpris44 ; il n’en est pas moins valable et au-dessus de toute contestation. Il est parce qu’il est. — Dans ces doctrines il y a bien de la dureté et presque de la cruauté. Il est dur d’interdire tout espoir au pécheur qui se repent ; il est cruel de refuser d’entendre la plainte humaine, d’où qu’elle parte. Mais l’ordre le veut ainsi, et les intérêts généraux de conservation sociale. Or, dans la lutte de l’individu contre la collectivité, c’est pour la collectivité qu’Augier se prononce. C’est à ce point de vue de l’intérêt social qu’Augier se place toujours et uniquement : intérêt qui peut se rencontrer avec celui de la morale, mais qui en est essentiellement différent.

Il y a des vices inhérents à la nature de l’homme ; il y a dans toute société des imperfections inévitables. Les vices éternels de l’homme prenant des formes nouvelles et se modifiant d’après l’état social, tel est le domaine spécial à la comédie de mœurs. — En sorte qu’il importe de savoir sous quel aspect un auteur dramatique a envisagé la société de son temps et quels sont les traits qui lui en ont semblé neufs et caractéristiques.

Émile Augier, qui a mis à son œuvre si peu de commentaires et a si rarement pris la parole en son nom, indique en quelques mots comment lui est apparue la société moderne : « Que voyons-nous autour de nous depuis trente ans ? Une société toute neuve, sans passé, sans traditions, sans croyances et même sans préjugés ; un pays d’égalité où la richesse est devenue le but de toutes les ambitions depuis qu’elle est devenue la seule inégalité possible45. » C’est dire que le mélange des classes est le grand fait du monde moderne. Toutes les catégories jadis séparées se sont amalgamées et brouillées. Les relations sociales ont été modifiées ; mais du coup l’intégrité elle-même de la famille s’est trouvée compromise par une cause nouvelle de désaccord. Car, en se mêlant, les classes ne se sont pas fondues : La diversité des origines se traduit par la diversité héritée des goûts, des idées, des sentiments. Quand le gendre a été élevé dans le mépris de tout travail qui implique roture, et que le beau-père a gagné sa fortune à auner du drap, le conflit est inévitable. Sans doute, dans ce heurt des classes, la femme peut être un précieux intermédiaire. Elle possède une souplesse, une aptitude aux métamorphoses, un don naturel de s’accommoder à des milieux nouveaux. Elle aiderait à la réconciliation des classes, si elle n’était d’abord la victime de leur antagonisme persistant. Encore n’est-il pas besoin de prendre les cas extrêmes : mariage d’un des premiers gentilshommes de France avec Μlle Poirier, ou mariage d’un honnête homme avec une fille dont le boudoir a servi de passage à toute une ville. Mais dans des cas beaucoup moins tranchés, comme est le mariage d’un homme d’étude avec une jeune fille de la société élégante, on retrouverait l’effet de ces disparates d’origine.

Ce désaccord des époux se continue par le désaccord des parents et des enfants. On parle souvent du relâchement de l’autorité paternelle dans les familles d’aujourd’hui. Une des causes en est que les fils n’appartiennent pas à la même catégorie sociale dont les pères ont fait partie. Ils ne sont pas élevés dans les mêmes conditions et pour les mêmes besognes. Les mêmes maximes ne sauraient donc être valables. Le fils du plus riche banquier de Paris ne doit pas vivre comme son père vivait avant d’avoir amassé les premiers sous de sa fortune. Et celui-ci donc n’est pas admis à faire valoir la leçon de son exemple. Cela estime conséquence nécessaire du progrès accompli. Les choses en sont au point qu’un père est flatté de mesurer la distance qui le sépare de son fils, et qui est comme un signe visible du chemin parcouru. Un honnête homme parti de bas, tire vanité d’avoir pour fils un libertin qui le décrasse.

Toutes les barrières étant tombées, le champ s’ouvrant librement devant tous, il n’est personne à qui aucune espérance soit fermée et aucune ambition interdite. C’est ce qui rend la vie moderne si pénible et si âpre. Car la lutte s’étend à toute la nation : c’est une mêlée universelle. Or la société est également dure à ceux qui veulent s’y faire une place et à ceux qui ne se la font pas. Il faut arriver, à tout prix, et arriver, vite. Cela explique que la jeunesse ne songe guère à être jeune, n’ayant pas de temps à perdre, et qu’elle ne s’attarde pas aux rêves romanesques, ayant à compter déjà avec les réalités positives de la vie. Et cela explique certaines défaillances de conscience, que plus tard ceux-là même ont peine à comprendre, qui s’en sont rendus coupables. C’est que la conscience ne parle pas du même ton chez un homme arrivé ou chez celui qui a sa position à faire. « C’est évident, dit un financier, j’ai spolié mes actionnaires, il faut dire le mot. Comment ai-je pu pour cette misérable somme ?… Je la trouverais aujourd’hui dans la rue, que je la ferais placarder sur tous les murs ! Quand je pense qu’alors je me suis cru dans mon droit46 ! » Il est des scrupules qu’on ne se sent pousser qu’après fortune faite. Il ne s’agit d’ailleurs pas des scrupules du vieil honneur, les questions de « probité » ayant remplacé l’antique débat sur le point d’honneur dans une société où tout revient à la question d’argent.

Tel est en effet le principe qui s’est substitué à tous les autres et telle la nouvelle ligne de démarcation. Dans la société unifiée par la suppression des classes, la fortune sert de nouveau mode de classement. Soyez riches ! ou paraissez-le ! Car ce dont on vous demande compte, ce n’est ni de votre avoir ni de votre gain, mais de l’état de vos dépenses. On vous juge sur votre train de vie et on vous estime pour votre luxe. C’est le souci de l’argent qui, en se mêlant à tous les sentiments, les modifie, et leur donne vraiment une physionomie d’aujourd’hui. Il crée des formes nouvelles de vices anciens. C’est lui, par exemple, qui créera cette variété de l’adultère : la prostitution dans l’adultère. Que si les Lionnes pauvres ont fait scandale, c’est qu’en effet, et quoiqu’il s’en défende, Augier y « révélait » une plaie nouvelle de la société. Ce à quoi Séraphine a cédé, ce n’est ni à l’amour, bien entendu, ni à l’entraînement des sens, ni à aucune sentimentalité romanesque. Mais elle a été élevée pour le luxe ; et donc elle se vend pour échapper à la médiocrité. Augier a choisi pour sa comédie le milieu où la situation devait paraître le plus poignante, « la promiscuité de l’argent entre la femme et le mari rendant celui-ci complice à son insu des hontes de son ménage47 ». Mais il ne prétend pas que la prostitution de la femme mariée soit spéciale à la petite bourgeoisie. « À tous les étages de la société, et, duchesse ou bourgeoise, de dix à cent mille francs de rente, la lionne pauvre commence où la fortune du mari cesse d’être en rapport avec l’étalage de la femme48. » Et sans doute la femme entretenue s’est rencontrée dans tous les temps : ce qui est du nôtre, c’est la femme du monde entretenue.

Attentif aux conditions d’existence de la société moderne et aux rapports des classes, Augier devait en arriver à transporter à la scène l’étude de ces mouvements intérieurs qui dans une société font passer la suprématie d’une classe à l’autre. On a insisté avec lourdeur et maladresse sur les opinions politiques d’Émile Augier. Il était indifférent tout au moins à la forme du gouvernement. Il a, sous l’Empire, rendu un bel hommage à la monarchie de Juillet. Plus tard il a failli être sénateur de l’Empire. La République ne lui faisait pas peur. Il savait au surplus que la politique n’est pas une science, à peine un art. Il reste qu’il prenait intérêt à étudier ce jeu des forces dans l’État. Les Effrontés sont chez nous, et même après le Mariage de Figaro, une tentative nouvelle : c’est la première et la seule œuvre de théâtre où on ait su nous présenter dans leur situation respective et par rapport à l’exercice de la souveraineté : noblesse, bourgeoisie et peuple.

Le défaut de la comédie sociale, c’est qu’elle mène à la comédie politique. Or c’est pour celle-ci une nécessité que, négligeant les grands intérêts qui sont en présence, elle rapetisse les questions qu’elle aborde, substitue à l’étude des idées la satire des personnes et remplace les êtres vivants par des fantoches destinés à amuser la foule inintelligente. C’est ce dont on trouverait des preuves suffisantes dans le Fils de Giboyer et dans Lions et renards. La baronne Pfeffers pêchant un mari dans l’eau trouble des combinaisons politiques, M. Maréchal récitant les discours que lui a composés son secrétaire, ne sont que de plaisantes caricatures. Pour ce qui est de M. de Sainte-Agathe, le jésuite de robe courte, mêlé de cafardise et d’ambition, grotesque et redoutable, qui possède les secrets des familles et trame dans l’ombre d’odieuses machinations, c’est Rodin si ce n’est Croquemitaine. Il n’est pas jusqu’à Giboyer qui, en devenant une sorte de héros de la paternité, ne cesse d’être le personnage si vivant qu’il était dans les Effrontés. Pour une fois, et dans une question, Augier s’est départi de son calme. Cela ne lui a pas réussi.

Ce qu’Augier a vu très nettement, c’est que notre société est en mouvement et en travail, remuée sourdement et agitée par des idées qui n’ont pas encore abouti. La Révolution a eu pour résultat immédiat de détruire un certain ordre de choses. L’ancienne aristocratie, désormais impuissante, en est réduite à se réfugier dans d’inefficaces récriminations et à hâter de ses vœux l’universelle débâcle : « Crève donc, société ! » Légitimistes et cléricaux se rencontrent dans cette haine de la société moderne, et, unis pour une même résistance contre les idées nouvelles, ils s’efforcent de tenir le progrès en échec. Mais les idées sont plus fortes que les hommes. — La bourgeoisie, au profit de qui s’est faite la Révolution, n’a pas compris ses devoirs, et s’est condamnée elle-même à disparaître dans une ruine prochaine. En se substituant à la noblesse, elle a pris justement les défauts et les vices de la caste qu’elle remplaçait. Elle a renié ses origines, et par là même abdiqué ses droits. « Les petits-fils des hommes de 1789 travestissent leurs noms et se consacrent à l’inutilité. Prenez garde, messieurs, nous vivons dans un temps où la stérilité est une abdication. Au-dessous de vous, dans l’ombre et sans bruit, se prépare un nouveau tiers état qui vous remplacera par la force des choses comme vos grands-pères ont remplacé la caste dont vous reprenez les errements. Et ce sera justice49 ! » On a remplacé l’aristocratie du sang par celle de l’argent. Il reste à remplacer celle-ci par l’aristocratie de l’intelligence. Et c’est de ce côté que porte le courant de l’humanité…

Sur ce dernier point Augier a-t-il été clairvoyant et prévoyant ? On ne s’aperçoit pas jusqu’ici que les progrès de la démocratie soient un acheminement vers le règne de l’intelligence ; et il se pourrait que l’intelligence ne dût régner qu’en royaume d’Utopie. Mais ici encore l’auteur dramatique n’est pas tenu de nous apporter une solution. Il suffit qu’il montre comment les questions se posent, et comment elles s’agitent au cœur même d’une société.

IV

Connaissance de l’homme et de la société ne sont rien sans l’imagination qui crée les êtres et les fait mouvoir. Or sans doute il faut, du théâtre d’Augier, écarter toute une troupe de comparses. Il y a d’abord les êtres sans physionomie et sans nom qui sont des rôles plutôt que des personnes. Puis, un certain nombre de types conventionnels, types fabriqués d’avance et qui dispensent un auteur de se remettre en contact direct avec la réalité. Tels sont : le mauvais sujet qui a bon cœur, type souvent repris par Augier, et dont le marquis de Presles n’est que la plus élégante personnification ; l’artiste au cœur loyal, type du bon bohème ; le noble vieillard royaliste et loyaliste sorti des romans de chouannerie ; la jeune fille candide et dévouée, prête pour tous les sacrifices, et enfin tous les jeunes premiers sympathiques : beaux ténébreux, braves officiers, journalistes incorruptibles, amis que Pylade eût enviés, savants, voyageurs, explorateurs, tous pétris de générosité, de courage et de bonté. Mais un auteur dramatique ne peut guère se dispenser de recourir à cette friperie qui l’attend au magasin des accessoires. Et d’ailleurs, chaque fois qu’on veut nous représenter l’honnêteté, elle va, sans qu’on sache pourquoi, se loger comme d’elle-même en des cadres artificiels.

Il reste qu’il y a dans le théâtre d’Augier un fort grand nombre de figures qu’il a prises directement à la réalité, et qu’il a refrappées à son empreinte. Nulle œuvre du même temps n’en est aussi riche. Je cite : Mme Guérin et Mme Huguet, deux variétés de la « mère », l’une qui pousse l’abnégation jusqu’aux extrêmes limites, l’autre qui prêche à son fils les doctrines les plus desséchantes, par devoir de mère ; Navarette, la « fille » économe, beaucoup plus vivante qu’Olympe, type abstrait de la courtisane, ou même qu’Irma, type grotesque de la mère d’actrice ; Séraphine Pommeau ; d’Estrigaud, le baron de finance ; et Vernouillet, le faiseur, dont le rôle sert à mettre en relief un des faits les plus monstrueux de l’époque moderne : la mainmise de la finance sur la presse. — Mais les personnages du premier plan, et qui forment vraiment la clientèle d’Augier, c’est cette série : Poirier, Roussel, Pommeau, Bordognon, Maître Guérin, Charrier, Giboyer.

Pour ceux-ci, ils ne sont si vivants que parce que leur portrait a été composé par l’intérieur. Augier est entré en eux, s’est transformé en eux. Il y a réussi d’autant plus complètement que, par certains côtés de sa nature, il était tout près d’eux. Ce sont pour la plupart des bourgeois, comme lui. Ce sont des êtres peu compliqués, dont les sentiments sont sans nuances et qui se déterminent par des motifs point subtils. Augier se sent à l’aise en présence de ces natures carrées, solides et un peu lourdes. Son bon sens se rencontre avec le leur. Il les comprend et les pénètre tout entiers. Il les voit avec la vulgarité de leurs gestes et de leurs attitudes. Il entend la trivialité de leur langage. Il attrape aisément leurs façons de parler, énergiques et communes. Afin de leur donner, en nous les présentant, le plus de relief qu’il se peut, Augier a soin de les prendre à une époque où le caractère est entièrement formé, incapable de toute modification, à l’abri de toute crise. Ils restent d’un bout à l’autre semblables à eux-mêmes, fidèles à la définition de leur caractère. Ce sont figures individuelles et types tout ensemble, portraits construits sur des dessous solidement établis, traités dans une manière large et grasse qu’on ne saurait trop admirer.

C’est par là qu’on a pu comparer l’art d’Émile Augier à celui de Balzac. Les analogies sont frappantes. On ferait aisément rentrer toutes les parties du théâtre d’Augier dans les cadres de la « Comédie humaine » : scènes de la vie parisienne et scènes de la vie de province, scènes de la vie privée, scènes de la vie politique, etc. Augier fait au théâtre, comme Balzac avait fait par le livre, le roman de l’inventeur, de l’usurier, du brasseur d’affaires, du parvenu, de la femme de trente ans, etc. C’est de Balzac en effet qu’est issue directement la comédie moderne : c’est là qu’il en faut aller chercher les véritables origines. Quand on la rattache aux théories de Diderot et de Mercier, on n’a pas tort, si l’on veut dire par là que Dumas et Augier se sont trouvés avoir renouvelé la comédie, justement par les procédés et de la manière qu’avaient pressentie Diderot et Mercier ; mais ils n’ont pas voulu appliquer les idées de ces théoriciens. Il est exact que Diderot et Mercier ont prévu la comédie de mœurs moderne, mais ils ne l’ont pas aidée à naître. Elle est issue du roman de mœurs. Elle n’est même que ce roman mis à la scène.

Encore fallait-il trouver un moyen pour que le roman de mœurs « tînt la scène ». Le genre accepté au théâtre quand parut Augier, c’était le vaudeville de Scribe. Augier n’est pas homme à bousculer ce qui est établi. Il va conserver la forme reçue en y ajoutant des éléments nouveaux. Quand M. Alexandre Dumas a parlé d’un théâtre alliant Scribe à Balzac, il adonné moins encore la formule de son théâtre que celle du théâtre d’Augier. Sous les comédies les plus vigoureuses d’Augier court un vaudeville de Scribe. Pendant trente ans, le public français, et même le public européen, s’était passionné pour la question de savoir si Alfred épouserait Ernestine. Et plus nombreux étaient les obstacles qui séparaient les deux jeunes gens, plus leur mariage revenait de loin, plus aussi le public était content. C’est encore cette intrigue matrimoniale qui serpente à travers les pièces d’Augier, et celles même où il semblait qu’elle dût avoir le moins de place. Pour une pièce où les faits sortent uniquement des caractères, où l’intrigue fait corps avec l’idée dont elle est comme la forme naturelle, il y en a dix où les faits ont été imaginés pour eux-mêmes et le scénario combiné indépendamment des caractères et des sentiments. Il arrive que ce scénario soit terriblement embrouillé et compliqué. Il y a trois pièces très distinctes, dans le seul Maître Guérin. Et il y en a juste autant dans les Effrontés. Augier a recours aux coups de théâtre ; il use des petits moyens : lettres égarées, bijoux vrais qu’on donne pour de faux bijoux, disposition d’appartement, etc. C’est à coup sûr la partie caduque dans le théâtre d’Émile Augier, celle qui a vieilli et celle qui périra. Néanmoins il faut se garder de condamner d’un mot une combinaison qui pourrait bien n’être pas purement arbitraire et accidentelle, mais, au contraire, fondée en nature. Ceux qui cherchent à éliminer du théâtre tout élément d’action, vont contre la définition même du’ théâtre qui est spectacle, et du drame qui est action. Ils se privent en même temps d’un moyen efficace pour l’étude même des sentiments, un caractère ne se dessinant que par la résistance aux événements. Il se pourrait enfin que, dans les conditions ou se produit aujourd’hui l’œuvre de théâtre, et étant donnée la composition actuelle du public, l’auteur dramatique n’eût pas le pouvoir de rejeter des éléments même inférieurs tel qu’est l’intérêt de curiosité. La formule du théâtre d’Émile Augier aura du moins été viable, et elle aura servi pour mettre à la scène le tableau le plus complet que nous ayons des mœurs qui ont été celles de la France à une certaine date.

On voit par combien de liens le théâtre d’Émile Augier tient à l’histoire même de notre littérature. Il est l’aboutissement d’efforts multiples et de tendances diverses. Il est l’achèvement de quelque chose. Tandis que, grâce à son tempérament personnel et à ses idées particulières, M. Dumas faisait dévier la comédie de mœurs de la voie où lui-même venait de l’engager, Augier l’y affermissait. Cela même est la marque de son œuvre, en fait la légitimité et en assure la durée : à savoir qu’il a renoué la chaîne à travers les temps. Unissant au sentiment moderne le sentiment de la tradition, il a rattaché la comédie nouvelle à ses origines, et fait avancer le théâtre en le maintenant dans le sens de son développement.

Victorien Sardou50

« J’ai toujours eu l’idée que le théâtre ferait ma fortune et ma gloire. » C’est par ces mots que se terminait la première pièce de M. Victorien Sardou qui ait obtenu quelque succès, les Premières armes de Figaro, représentée le 25 septembre 1859 sur le théâtre de Virginie Déjazet. En ce temps-là, M. Sardou ne connaissait guère du métier d’auteur que les difficultés et les déceptions. Son premier ouvrage : la Taverne des étudiants, était tombé à plat (1854). Et depuis, les portes des théâtres étaient restées obstinément fermées devant l’auteur sifflé. Mais M. Sardou avait le démon du théâtre, ce qui est la principale condition pour réussir au théâtre. Le succès n’a pas manqué de venir, amenant avec lui la fortune et, à défaut de la gloire, la célébrité qui en donne du moins l’illusion.

I

Ce qui frappe d’abord dans l’œuvre de M. Sardou, c’en est la variété. M. Sardou ne s’est pas enfermé dans un seul genre ; il a pensé que de toutes les formes du théâtre, un auteur dramatique ne doit en négliger aucune ; il a poussé sa pointe dans tous les sens. Il commence par composer pour Mlle Déjazet des vaudevilles à couplets : les Premières armes, Monsieur Garat, les Prés Saint-Gervais. Une pièce toute d’intrigue et dont le mérite consistait uniquement dans l’habileté de la facture, les Pattes de mouche, lui vaut son premier grand succès. Nos Intimes inaugure la série des comédies composées suivant une formule qui appartient en propre à l’auteur et qui consiste à mêler dans de savantes proportions la comédie avec le drame. Il suffit de rappeler quelques titres : les Ganaches, les Vieux garçons, la Famille Benoîton, Nos Bons villageois, Maison neuve, Séraphine. Puis M. Sardou est pris de l’ambition d’écrire un grand drame historique, de faire revivre de nobles et de terribles figures : ainsi dans Patrie et dans la Haine. Il touche à la satire politique dans Rabagas. Il essaye du drame judiciaire dans Ferréol. Et après être revenu à son genre préféré, avec Dora et les Bourgeois de Pont-Arcy, il change brusquement sa manière et s’efforce de discuter sur la scène une grande question de morale religieuse. Après l’effort tenté dans Daniel Bochat vers la haute comédie, l’éclat de rire de Divorçons. Odette et Georgette sont des essais de comédie à thèse. Enfin, ayant trouvé dans la plus nerveuse et la plus passionnante des actrices d’aujourd’hui une collaboratrice précieuse, M. Sardou écrit pour elle : Fédora, Théodora, la Tosca. Entre-temps il sème sur sa route de moindres ouvrages, de simples bouffonneries : les Pommes du voisin ; des mélodrames, les Diables noirs ; des féeries, Don Quichotte, le Crocodile ; des pièces à costumes, les Merveilleuses. Il ne dédaigne même pas l’opéra-comique, voire l’opérette. Lui seul, à peu près, M. Sardou, possède cette faculté de passer sans fatigue d’un genre à celui qui en est justement le contraire. La même plume a écrit Daniel Rochat et Marquise. L’auteur de la Haine est aussi bien celui du Roi Carotte.

Grâce à cette extraordinaire souplesse, M. Sardou n’a jamais été pris au dépourvu ; il a pu se prêter à toutes les exigences du goût, se plier à tous les caprices de la mode, suivre les indications de l’actualité, et servir au public en temps voulu l’œuvre même qu’il attendait. Avec une rare subtilité de flair, il a su distinguer quelle était la manie de l’heure présente, apercevoir le ridicule du jour, et lui donner aussitôt sa forme scénique. Aussi ne trouverait-on dans aucun théâtre une collection plus variée d’originaux rappelant les travers qui se sont succédé dans notre société, l’un remplaçant l’autre, ou s’y ajoutant. — Quelques-uns n’appartiennent ni à une époque déterminée ni à un monde spécial. Tels ces amis intimes, amis qui ne veulent que notre mal, intimes dont on ignore parfois jusqu’au nom ; fléau domestique devant lequel s’enfuient la paix de la maison, l’entente des époux, le bonheur et l’honneur. Ceux-là se retrouvent partout où il y a un brave homme à duper, une bonne cave à piller et une jolie femme à prendre… Mais, pour la plupart, les originaux de M. Sardou ont leur date.

Ceux-ci s’encadrent dans le décor du second Empire. — Grâce aux transformations économiques, et grâce à la rapidité avec laquelle les fortunes se font et se défont, c’est, dans une société née d’hier, une hâte de vivre et de jouir, un besoin de dépenser vite l’argent vite gagné, et de paraître, et de parader, une avidité de s’amuser ou de se donner au moins l’illusion qu’on s’amuse, une recherche d’existence somptueuse sans élégance vraie et sans distinction dans les goûts, une fièvre de luxe, une course au plaisir. Voici les Benoîton et les Formichel de la Famille Benoîton : la mère toujours sortie ; le père, sottement vaniteux, grossièrement pratique, fier d’être « roulé » en affaires par son fils ; le mari, l’enragé chiffreur qui, ayant chiffré la somme à laquelle il tarife son bonheur, court après la chimère du million, passe à côté du bonheur vrai et néglige les devoirs du chef de famille qu’il confond avec ceux du chef d’une maison de banque ; la femme, qui, riche d’un revenu de vingt mille francs, en dépense quarante mille et fait soupirer son mari après la dot de Marianne ; l’honnête femme, qui fait tant d’efforts pour ne pas avoir l’air de ce qu’elle est ; la jeune fille, dont les jolies lèvres laissent tomber comme autant de grenouilles des locutions de faubourg ; le gandin, cancre par principes et par nature ; le méchant morveux, qui n’aime que les gens riches, odieux produit de l’odieuse vanité de ses parents. Ce sont autant de types qui n’ont pas tous disparu, mais qui sont caractéristiques de la société française aux environs de 1865. — On éventre le vieux Paris. La bourgeoisie commerçante quitte le Marais et y laisse en le quittant ses traditions de simplicité, de vie confortable et familiale. Tout pour ce qui brille et pour ce qui reluit, fût-ce d’un éclat menteur. « Tes salons ! un malheureux appartement qui ment depuis les bourrelets de la porte jusqu’aux cendres du foyer. Partout la singerie du beau et du riche ! Nulle part le vrai confortable qui est le solide, ni le vrai beau qui est le simple. Mais du stuc qui joue le marbre, du carton-pâte qui joue la sculpture, du poirier qui joue l’ébène. Frottez ! ça s’efface. Frappez ! ça s’écaille51. » Et ce qu’on dit de la maison et des meubles qui la garnissent, on le dirait aussi bien et des faux amis qu’on y reçoit et du train de vie mensonger qu’on y mène. Au lieu du gain modeste et sûr, la spéculation, le jeu, richesse aujourd’hui et ruine demain. — Voisine de Paris, la campagne l’envie et l’exècre ; et le villageois taquin et retors s’arrange pour vivre du Parisien en même temps qu’il lui rend la vie insupportable. — Cependant, au fond des provinces, le passé se survit à lui-même, opposant aux idées nouvelles toutes les barrières des préjugés, de la routine, de l’ennui : c’est là qu’on trouve le gentilhomme pour qui la Révolution n’est toujours qu’une émeute, le jacobin féru d’une phraséologie empruntée à Robespierre, comme les échantillons d’espèces disparues qu’on collectionne dans les musées rétrospectifs52.

La troisième République remplace le second Empire. De nouvelles « couches sociales » arrivent à la vie politique. M. Sardou est là pour nous montrer toutes les diversités du politicien : les grands premiers rôles, ténors favoris du public, le brillant Rabagas, l’honnête Rochat ; ceux du second plan, les médiocres Bidache qui s’accrochent à la fortune d’un ancien copain ; et ceux enfin de la tourbe, les Ghaffiou et les Gamerlin, tous les ratés et tous les haineux. — Les mœurs américaines s’installent décidément à la place des mœurs françaises en déroute. M. Sardou nous montre, sur le pont du steam-boat et dans l’hôtel pour voyageurs, où il a installé son « salon de famille », l’oncle Sam lui-même avec ses filles et ses gendres. — Enfin, ce que l’on appelait jadis la société bat en retraite devant le monde cosmopolite. Voici, dans Odette et dans Dora, l’image de ces réunions bigarrées, où s’assemblent, autour de grandes dames qui sont des aventurières, des diplomates mâtinés de policiers et des gentilshommes qu’on prendrait sans se tromper pour des rastaquouères53.

Tout ce monde va et vient, passe et repasse, et se démène, et tourbillonne dans un mouvement endiablé. L’auteur est un maître dans l’art de nouer une intrigue, d’en embrouiller les fils, de porter jusqu’à leur dernier degré la curiosité et l’émotion. Il a l’esprit le plus alerte, la fantaisie la plus fertile, la gaminerie la plus amusante. La langue qu’il parle, nerveuse, agile, procédant par petites phrases coupées, heurtées, martelées, a les qualités mêmes qui sont essentielles à la scène… Tout cela suffit amplement à expliquer le grand succès de M. Sardou et cette vogue à laquelle notre vieux monde ne suffit pas. On est d’abord gagné, séduit, ébloui. C’est la première impression, toujours favorable, et dont les plus difficiles ne se défendent pas. — Mais on cherche à se reconnaître, on s’interroge sur la qualité du plaisir qu’on vient d’éprouver, on écarte l’enveloppe séduisante et brillante pour arriver jusqu’à la substance et à la moelle. C’est là l’écueil. Cet examen est singulièrement fâcheux pour l’œuvre de M. Sardou. Après tant de surprises, ce théâtre nous en réserve une qui passe toutes les autres : c’est de voir sur quelles bases fragiles reposent ces constructions si habilement échafaudées, et comment, au moindre souffle, elles chancellent, s’effondrent et tombent en menue poussière.

II

Et d’abord parmi tant et de si plaisants originaux on perdrait son temps à chercher un être vivant ; j’entends une créature analogue à celles que nous sommes, faite de chair et de sang, pétrie d’instincts que l’éducation a développés ou contrariés, grandie dans un milieu déterminé, façonnée par l’existence, et qui soit, à un moment donné, le produit de tous les éléments qui ont concouru à la former, la résultante de toutes les influences qu’elle a subies. Cette complexité, condition même de la vie, M. Sardou n’a point seulement essayé de l’indiquer. Ses personnages sont parfaitement abstraits : ce sont des ridicules qui marchent. Et ce ridicule qu’ils personnifient, ils l’exagèrent. Jamais M. Sardou, en nous les présentant, ne s’arrête à cette exacte limite au-delà de laquelle le portrait tourne à la caricature. Tout son effort ne tend qu’à nous faire rire à leurs dépens. Il nous promène à travers une galerie de grotesques. Encore serait-on disposé à accepter le parti pris de l’auteur ; on prendrait ses personnages tels qu’ils sont ; mais au moment où on croit les saisir, voici qu’ils nous échappent. Égoïstes, envieux, vaniteux, joueurs, coquettes, voici qu’ils se convertissent, et nous les voyons agir justement à l’encontre du caractère qu’ils semblaient avoir. — Ce procédé est à peu près invariable dans le théâtre de M. Sardou. — Regardez ces ganaches : vous jureriez, à les voir figées en leurs attitudes de momies, qu’elles sont à l’abri des revirements de l’humaine nature. Le monde peut s’écrouler ; sur les ruines du monde le marquis de la Rochepéans regrettera les Bourbons, l’athée Vauclin poursuivra de ses invectives le gouvernement des curés, Fromentel soignera son paresseux égoïsme. Mais attendez un peu. Ce n’est pas le monde qui s’écroule ; c’est une jeune fille qui a le mal d’amour. Cela suffit. Fromentel s’inquiète, s’agite et se multiplie, Vauclin réclame l’influence salutaire du curé de son village, le marquis prend pour gendre un roturier. — Voyez cette grande dame déclassée, la comtesse de Clermont-Latour : chassée par son mari qui l’a surprise en flagrant délit d’adultère, elle a de chute en chute dégringolé jusqu’au rang des courtisanes vulgaires. Elle ne se souvient de son nom que pour s’en servir, de son mari que pour l’exploiter ; se souvient-elle qu’elle ait une fille ? Attendez. Elle va tout à l’heure se dévouer, se sacrifier pour cette fille, comme une héroïne de la maternité. — · Écoutez avec quelle énergie de résolution et avec quelle verdeur de langage aussi, cette douairière déclare que jamais son fils n’épousera la fille de l’ancienne drôlesse Georgette. Mais laissez-lui quelques instants ; il n’en faudra pas davantage pour qu’elle consente à l’union dont l’idée seule lui semblait insoutenable. — Les demoiselles Benoîton, élevées comme vous savez, n’en seront pas moins des modèles d’honnêtes petites femmes. — Sarah, l’Américaine rompue à tous les exercices du flirt, se marie par amour et par coup de tête, à la française54… Travers, préjugés, ridicules à fleur de peau. Ils n’ont point entamé l’être et pénétré jusque dans le caractère. Mais qui parle de caractère ? Les marionnettes ont-elles un caractère ? Vicieux ou vertueux, ces personnages inconsistants, qui n’ont que l’apparence des vices ou des qualités qu’ils semblent avoir, ce ne sont en effet que marionnettes et que fantoches.

Ce travail que nous faisons sur les caractères, on le ferait aussi bien sur tous les éléments dont se compose une pièce de M. Sardou. L’action, à laquelle pourtant il attache une telle importance, n’y résisterait pas davantage. Cette action, neuf fois sur dix, est aussi factice que puérile ; il suffirait d’un mot pour tout expliquer ; et si aucun des personnages ne prononce ce mot, c’est que l’auteur est là, qui l’en empêche Cependant l’intrigue se resserre ; le danger presse. On va, on vient, on court, on se précipite ; c’est un effarement, un affolement ; on crie, on se désespère : « Sauvez-vous !… Par ici !… De ce côté !… Lui !… Perdu !… Ah ! mon Dieu ! » Et pourquoi ces gestes désordonnés tournant à l’épilepsie ? Pour un malentendu. Pour des apparences encore, pour l’ombre d’une faute et pour le fantôme d’un malheur. Mme Caussade a l’air d’avoir trompé son mari ; en fait, elle s’est arrêtée à temps. La femme de Didier a l’air d’avoir manqué à ses devoirs ; en réalité, elle est restée une fidèle épouse. Dora a l’air d’avoir fait métier d’espionne55… La vérité se découvre. On en est quitte pour la peur. Encore devrait-on éprouver quelque honte, d’avoir fait tant de bruit pour si peu de chose. Mais c’est ainsi que tout dans ce théâtre est illusoire et décevant. Le masque au lieu du portrait, le rôle au lieu de la personne humaine ; au lieu de la logique, la convention et l’artifice ; au lieu de la vie, le mouvement qui n’en est que l’apparence.

D’où vient donc que les créations de M. Sardou soient si vides, si dénuées de solidité et de réalité ? Dira-t-on qu’il a voulu qu’il en fût ainsi et qu’il s’est proposé pour seule ambition d’amuser son public ? Mais l’épithète d’amuseur est l’une de celles que M. Sardou est le moins disposé à accepter, et surtout à prendre pour un éloge. En fait, il s’est efforcé plus d’une fois de s’élever au ton de la grande comédie. Jamais il n’a plus complètement échoué. Même dans ses pièces les plus réussies, — j’en excepte les deux grands drames, — on remarque une sorte d’impuissance à tirer d’une donnée féconde tout ce qu’elle contient, à pousser jusqu’au bout une observation, à épuiser l’idée. On a cette impression que l’œuvre a dévié en route.

On en veut à l’auteur d’avoir été inégal à sa matière. — Or cette impuissance n’est que le rachat des mérites mêmes qu’on admire le plus chez M. Sardou. Ce qui a fait son succès est aussi bien ce qui l’a perdu. Sa prodigieuse habileté, tant vantée, ç’a été sa pire ennemie.

III

On sait à quelle école M. Sardou a appris son métier d’auteur dramatique. Il avait vu Une Chaîne au Théâtre-Français. Ce fut pour lui une révélation. Il se mit à étudier l’œuvre de Scribe. « Voici comment il procédait : il lisait le premier acte d’une comédie de Scribe ; puis, avec cette exposition, il construisait une pièce. Étant donné tel point de départ, il cherchait la suite et la solution ; il bâtit des scénarios nouveaux sur les idées de Scribe ; puis, reprenant sa lecture, il comparait son travail à lui, Sardou, avec la pièce de l’auteur renommé. C’est ainsi qu’il apprit son métier56. » Et nous devinons bien ce qu’il pouvait apprendre auprès d’un tel maître : c’était à machiner une intrigue, à combiner des événements, accumuler les surprises, les malentendus et les quiproquos. Pour ce qui est de la substance même de l’ouvrage : idées, caractères, mœurs, Scribe pouvait tout juste lui apprendre à s’en passer. — Cet enseignement qu’il tirait du théâtre de Scribe, M. Sardou le compléta par les leçons qu’il reçut de Montigny, le directeur du Gymnase, « metteur en scène incomparable, passé maître dans cet art délicat de grouper les personnages, de les faire entrer, sortir, s’asseoir, se lever, causer entre eux, de telle sorte que leur ensemble offre toujours au spectateur un tableau de genre achevé57 ». — Auprès de Montigny, ce que M. Sardou put apprendre, s’il l’ignorait encore, c’est tout le parti qu’on peut tirer des accessoires, et comment, à l’occasion, on remplace un détail de psychologie par un détail de mobilier. Si l’on veut savoir exactement ce que valait cet enseignement combiné, qu’on songe aux Pattes de mouche qui en sont le produit direct.

Chef-d’œuvre d’un genre, il faut convenir qu’à considérer la difficulté vaincue, cette pièce est même un prodige. Jamais n’a été plus strictement appliquée — ni d’ailleurs d’une façon plus dérisoire — la fameuse définition qui veut que l’art consiste à faire quelque chose avec rien. Car il n’y a rien ici, ce qui s’appelle rien : ni intérêt engagé, ni étude de sentiments, ni peinture de mœurs, ni même, à vrai dire, d’action. Il n’y a que le voyage d’une lettre, qui, après être restée trois ans sous une statuette de saxe, est reprise par le destinataire, est déposée dans une coupe, en est tirée par une jeune fille, sert à allumer une lampe, est jetée par une fenêtre, est ramassée par un entomologiste qui en fait un cornet pour y enfermer un coléoptère, est déroulée par un collégien qui s’en sert pour écrire au dos une déclaration, est brûlée enfin par celui-là même entre les mains de qui on craignait qu’elle n’arrivât. Sur les différents acteurs qui prennent part à cette « course à la lettre », on nous dit seulement que Vanhove est le mari, que Clarisse est sa femme, que Prosper Block avait dû épouser Clarisse, que Suzanne est une jeune fille. Et ces indications, pour sommaires qu’elles soient, nous suffisent, puisque aussi bien tout le jeu consiste à empêcher qu’une lettre ne soit lue par un monsieur sans individualité marquée et qu’on pouvait aussi bien appeler X ou Z. Des personnages quelconques se repassent un papier dont ils ignorent le contenu. Et cela suffit pour remplir trois actes, sans ennui pour le spectateur. Rien ne prouve mieux l’efficacité de cette sorte d’algèbre qui est l’art du théâtre. Rien aussi n’en démontre plus clairement la vanité. — Les Pattes de mouche, dira-t-on, ne sont qu’une gageure. Mais combien il était dangereux de la tenir, et de gagner son pari ! Il est rare qu’un auteur ne soit pas plus ou moins prisonnier de la manière qui lui a valu son premier succès. Le succès des Pattes de mouche a pesé sur toute la carrière de M. Sardou. On n’a pas impunément expérimenté que pour tenir en éveil la curiosité d’une salle, il suffit d’un tour de passe-passe prestement exécuté. Qu’on se trouve plus tard aux prises avec un sujet dont le développement exigerait un effort de pensée de la part de l’auteur, un effort d’attention de la part du spectateur. On a sous la main un moyen, grâce auquel on s’en tirerait à si bon compte ! La tentation est trop forte. On n’y résiste pas.

De là est venu le principal défaut qui nous choque dans les comédies de M. Sardou. On connaît le genre qui est propre à l’auteur, la combinaison qui porte sa marque. C’est un mélange de la comédie, du drame et du vaudeville. Deux actes de comédie sont consacrés à nous présenter, dans un décor aux couleurs vives et gaies, le milieu où se passera l’action, les personnages qui y seront mêlés. Aux deux actes suivants, brusque changement. L’action s’est engagée : elle est émouvante, pathétique, pleine de terreur, d’angoisses et de larmes. Le cinquième acte sert à tout expliquer. Les choses s’arrangent. Tout est pour le mieux, dans le meilleur des mondes. — À ce système on a fait bien des critiques qui ne sont pas sans valeur. On a reproché à M. Sardou de juxtaposer trop crûment les teintes. Et il est pénible vraiment, au sortir d’aimables scènes de genre, de se heurter à des effets violents de mélodrame : un vieux célibataire reconnaissant un fils dans l’homme avec qui il s’allait battre en duel, une femme affolée devant le corps de son amant qu’elle croit avoir tué58, etc. — On a objecté encore que, la plupart du temps, la partie de drame ne procède pas rigoureusement de la comédie. Et il arrive, en effet, que ces deux parties, vraiment indépendantes l’une de l’autre, ne soient que juxtaposées et cousues, et que la suture soit trop apparente. — Mais, si fondés que puissent être ces reproches, un autre est plus grave. C’est que le moment où M. Sardou quitte la comédie pour le drame marque le moment précis où il renonce au sujet qu’il avait lui-même choisi, à l’étude qu’il s’était lui-même proposée. Comme s’il désespérait de la mener à bien, il a recours à un expédient et se rejette sur un exercice qui n’a plus pour lui de difficultés. Il se soustrait et se dérobe : c’est une manière de sauve-qui-peut.

Nous étions tout occupés du spectacle de la malignité envieuse de faux amis… Parlons d’autre chose, interrompt M. Sardou, et cherchons par où un jeune homme, en conversation coupable avec une femme mariée, pourra s’échapper d’une pièce dont toutes les issues sont gardées. (Nos Intimes.) — Nous étions attentifs au travail de décomposition que le goût du luxe peut faire dans l’intérieur d’une famille… Parlons d’autre chose, et cherchons comment une femme soupçonnée par son mari, et qui a laissé détruire des papiers qui prouvaient son innocence, parviendra néanmoins à se justifier. (Famille Benoîton.) — Nous nous intéressions à la lutte de tout un village contre un Parisien… Vous plairait-il pas d’entendre l’histoire d’un fils de famille qui, pour ne pas compromettre la femme d’un colonel, s’embarrassa dans un écheveau de mensonges, faillit être tué par le colonel, et devint enfin son beau-frère ? (Nos Bons villageois.) — Nous avions devant nous un ménage de commerçants du Paris de M. Haussmann… Eh bien, supposez une chambre : à la fenêtre un balcon, dans une encoignure un canapé. Par le balcon, un amant s’introduit auprès de sa maîtresse. Celle-ci, qu’il serre d’un peu trop près, s’aperçoit qu’il est gris ; elle lui fait avaler du laudanum ; il en prend une trop forte dose ; il tombe comme mort… Vous me suivez toujours ?… À ce moment, un commissaire de police frappe à la porte. La dame pousse l’homme sous le canapé. Mais jugez quelle doit être son angoisse ! (Maison neuve.) — Nous assistions à des scènes de la vie dévote… Supposez une maison mystérieuse, dans un quartier désert. Une jeune fille y a été transportée par un homme qui passe pour être son parrain et qui, en réalité, est son père. Cherchez comment la mère pourra la rattraper, sans que pourtant son mari, qui l’accompagne, puisse soupçonner la faute, (Séraphine.) — Nous passions en revue les familiers d’un tripot… Mais, à ce propos, ne vous souvenez-vous pas de l’aventure de cette femme qui, pour tirer vengeance de son amant qui l’avait abandonnée, lui fit épouser une jeune fille venue du ruisseau ? (Fernande.) — On pourrait prolonger cette énumération…

Et toujours cet éternel moyen : la lettre perdue, déchirée, retrouvée ! M. Sardou commence Nos Intimes, Nos Bons villageois, la Famille Benoîton, etc. Il s’arrête bientôt, fatigué. Et puisque, tout de même, il faut finir, il refait les Pattes de mouche. Or, de rechercher une lettre égarée, cela sans doute a son prix ; mais peut-être importerait-il davantage de poursuivre l’étude indiquée et de donner les derniers coups de brosse au tableau de mœurs ébauché. Un escamotage, au théâtre, ne laisse pas d’être une jolie chose ; encore ne faut-il pas aller jusqu’à escamoter la pièce elle-même. Car le spectateur, à la fin, s’aperçoit que tout cela n’est pas assez sérieux. Il soupçonne qu’on se moque de quelqu’un ici, et que ce doit être de lui. — Au dernier acte de Nos Intimes, une détonation retentit. Chacun se regarde. Est-ce la vengeance d’un mari outragé ? Mais non. Et ce n’est pas à un homme, c’est à un renard qu’en voulait ce mari. C’est une image assez exacte de ce qui se passe dans le théâtre de M. Sardou. L’auteur est parti en campagne contre les travers de l’humanité : un renard paye les frais de la guerre. Véritable mystification.

IV

Encore ne faut-il pas, comme cela est aujourd’hui l’usage, faire porter à Scribe le poids de tous les péchés du théâtre moderne. Si M. Sardou a choisi Scribe pour son maître, il est responsable de ce choix ; et d’ailleurs il ne s’en défend pas. S’il a demandé plus que de raison aux ressources de la stratégie théâtrale, et s’il a mis dans son œuvre si peu d’humanité, la faute en est sans doute à lui-même, à la tournure de son esprit, à quelque trait caractéristique de sa nature intellectuelle. — Pour le cas où nous n’aurions pas été capables de découvrir ce point faible, les amis de M. Sardou et M. Sardou lui-même ont pris la peine de nous le signaler.

Un des biographes de M. Sardou nous conte comment il l’entrevit pour la première fois, causant avec Théodore Barrière. C’était un jeune homme d’apparence malheureuse. « Un habit usé et démodé serrait le corps, d’une maigreur curieuse ; de longs cheveux encadraient une figure pâle et tellement marquée par la misère que l’impression pénible que je ressentis m’empêcha de constater l’éclair intelligent de son regard. Le chétif jeune homme qui faisait pitié à voir s’éloigna. « Quel est donc ce jeune homme ? demandai-je à Barrière. — C’est l’incarnation du théâtre, répondit-il59. » — Et c’est apparemment quelque chose pour un auteur dramatique que d’être l’incarnation du théâtre. — Mais écoutez le commentaire et le développement du mot de Barrière. C’est M. Sardou qui se chargera de nous le fournir. « Le joueur, écrit-il, n’est pas plus hanté par les visions du jeu et l’avare par celles du lucre, que l’auteur dramatique par la constante obsession de son idée fixe. Tout s’y rattache et l’y ramène. Il ne voit rien, n’entend rien qui ne revête aussitôt pour lui la forme théâtrale. Ce paysage qu’il admire, quel beau décor ! Cette conversation charmante qu’il écoute, le joli dialogue ! Cette jeune fille délicieuse qui passe, l’adorable ingénue ! Enfin ce malheur, ce crime, ce désastre qu’on lui raconte, quelle situation, quelle scène, quel drame 60 ! » Or, au moment où il s’imagine faire l’éloge de cet auteur qui ne verrait toutes choses qu’au point de vue du théâtre, il ne s’aperçoit pas qu’au lieu d’un éloge, il lui adresse la pire des critiques, — et celle même qui retombe le plus directement sur son théâtre, à lui, Sardou.

C’est qu’en effet le moyen est mauvais, pour voir les hommes tels qu’ils sont et pour se faire une idée juste des choses, de ne les regarder qu’à travers le théâtre. On a souvent fait ressortir cette misère de la condition de l’acteur habitué à borner son horizon entre le côté cour et le côté jardin : il projette sur toutes choses l’éclairage factice de la scène ; redescendu dans la vie réelle, il y marche encore comme il faisait sur ses planches ; aux heures de passion, il continue de jouer sa grande scène du quatrième acte ; aux heures d’abandon, il continue de lancer des mots, ainsi qu’il convient quand on veut leur faire passer la rampe. Une telle déformation de l’esprit est plus fâcheuse cent fois quand c’est l’auteur lui-même qui en est victime ; car le devoir de celui-ci est justement de rapprocher le théâtre aussi près qu’il est possible de la vie, d’y transporter une somme de réalité toujours plus grande, et d’y amener l’air libre du dehors. Mais quand on n’a jamais aperçu dans le paysage que le décor, dans la jeune fille que l’ingénue, et dans le crime que la situation, on risque de n’avoir vu en effet que des situations, que des rôles et des décors, et, faute d’avoir envisagé l’humanité directement et de s’y être intéressé pour elle-même, de se trouver enfin sans renseignements et sans opinion sur elle· Ainsi est-il advenu pour M. Sardou. Cherchez à travers son théâtre quelle est son opinion sur quelques-unes des questions très générales que ne saurait éviter quiconque se propose de montrer l’homme aux hommes. La vie est-elle bonne ou mauvaise ? et qui a raison, des misanthropes qui ont écrit pour le théâtre depuis Molière jusqu’à l’auteur des Faux Bonshommes, ou des doux optimistes, qu’ils s’appellent Collin d’Harleville ou Léon Laya ? L’humanité n’est-elle qu’une collection d’imbéciles et de méchants, comme on pourrait le croire d’après tous les premiers actes de M. Sardou ; et n’est-elle pas au contraire une vaste famille uniquement composée de braves gens, comme on l’induirait de tous ses dénouements ? Sur cette société même qu’il a mise en scène, quel est son avis, et lui semble-t-il qu’elle soit pire ou meilleure que celle qui l’a précédée ? Quelles questions lui semblent capitales parmi toutes celles qui s’agitent autour de lui ? Est-ce, comme à celui-ci, la question d’argent, ou, comme à tel autre, celle de la prostitution ? Est-il pour le divorce ou contre lui ? Que pense-t-il des rapports de l’homme et de la femme ? quoi de la famille ? quoi du devoir ?

Toute la morale de M. Sardou — cette morale dont on lui a parfois fait honneur — tient dans quelques généralités déclamatoires. Que si vous vous étonnez que le scepticisme, ou pour mieux dire le « nihilisme » moral, qui est au fond du théâtre de M. Sardou se concilie avec une tendance au lieu commun, je vous répondrai que rien n’est plus fréquent. Les faiseurs de Revues de fin d’année consacrent toujours quelques couplets à l’expression de nobles idées. Et nos bons boulevardiers rendraient des points à M. Prudhomme quand il s’agit de célébrer en termes émus le devoir et la famille.

Voici quelques échantillons de tirades vertueuses. Sur le vieux père de famille : « Ah ! mon Dieu, élevez donc votre fils dans des principes d’honneur et de vertu, soyez donc constamment tendre et dévoué et saignez-vous aux quatre veines pour que tout, probité, honneur, avenir, aille misérablement s’engloutir aux pieds de la première femme qui passe. — Ah ! mon pauvre père ! — Mais, fils ingrat, pensez-y donc !… Il dort… tenez, à cette heure. Il rêve des rêves qui ne sont que vous. Il vous voit heureux, honoré, aimé. Il vous marie, il revit dans votre bonheur, dans vos petits-enfants qu’il fait sauter sur ses genoux. Et devant ce paradis de sa vieillesse, il pleure de joie. Eh bien ! non, tout cela, mensonge. Réveille-toi, vieillard61 ! » etc… — Sur l’inconduite et sur le jeu : « La fortune que ses parents lui avaient acquise par toute une vie de luttes et de privations héroïques… disparue ! engloutie ! Le travail paternel enrichit des escrocs ; les saintes économies de sa mère ornent de guipures le lit infâme des drôlesses62 !!! » — Sur les réunions autour de la lampe : « Ô mon doux foyer paternel, que tu es loin ! C’est l’heure où, dans le grand salon, mon père fait tout haut la lecture accoutumée à ma pauvre mère, qui croit l’écouter et qui pense à moi. De mes sœurs, la plus jeune brode à ses côtés, et, silencieusement, l’aînée va et vient, préparant le thé du soir63… » etc., etc.

Nos mères, nos épouses, nos sœurs, ce sont MM. Legouvé qui passent pour en avoir parlé avec l’attendrissement le plus niais. Mais de qui donc sont ces lignes : « Au risque de passer pour bien naïf, j’avoue que j’ai la dévotion de la femme, et que mon estime pour elle s’accroît encore tous les jours. Dans cet abaissement trop sensible de l’esprit public, dans ce désarroi de notre intelligence sans clarté et de notre raison sans boussole, je ne vois debout que l’éternelle bonté de la femme, qui me semble grandie de tout l’écroulement du reste. Là où notre esprit s’éteint, son cœur resplendit. Le mari ne vaut pas l’épouse. Le frère ne vaut pas la sœur. Le père n’égalé pas la mère. Vaincus par elle au foyer domestique, nous croyons nous rattraper comme citoyens. Ô Parisien, rappelle-toi les Parisiennes du siège64 ! » Pour notre part, nous n’avons point entendu dire qu’il se soit produit depuis l’an 1870 un relèvement subit dans la moralité féminine ; que si nous connaissons d’excellentes épouses, nous en savons aussi de médiocres et de détestables ; et si nous nous souvenons des Parisiennes du siège, nous n’avons pas oublié non plus les « Parisiennes » de la Commune. Mais il est clair qu’au lieu de regarder autour de lui, M. Sardou s’est contenté de prendre le type tout fait, conventionnel et consacré, de la Femme, sœur des anges. — M. Sardou continue : « Aussi dans mes pièces la Femme a-t-elle presque toujours le beau rôle : celui du bon sens, de la tendresse, du dévouement. Je ne dis rien de mes jeunes filles. C’est une collection dont je suis fier. » Et c’est une preuve qu’on peut être fier à bon marché. Comme si celles que M. Sardou appelle ses jeunes filles différaient en quoi que ce soit de l’éternelle ingénue qu’il est de règle de marier à la dernière scène de toutes les comédies et de tous les vaudevilles ! — Dans les pièces de M. Sardou, il n’y a pas de jeunes filles, il n’y a ni hommes ni femmes : il n’y a que des rôles de théâtre.

 

En signalant les points faibles du théâtre de M. Sardou, et les insuffisances de son art, peut-être sommes-nous arrivé — et c’était notre but — à indiquer de quel côté il faut chercher les meilleurs titres de l’auteur à la renommée. On lui fait tort quand on affecte de le mettre en parallèle avec ceux de ses contemporains, un Augier, un Dumas fils, dont il n’est, en aucune façon, le rival. C’est dans ses vaudevilles et dans ses drames qu’il faut l’étudier, si l’on veut se donner le plaisir de le louer enfin sans réserves. Rabagas, Divorçons, merveilles de finesse, d’ingéniosité et de joli travail. Patrie, la Haine, drames si réussis. Son tempérament le portait vers ces deux genres qui d’ailleurs ne sont pas aussi opposés qu’on pourrait le croire. Ils consistent l’un et l’autre dans une simplification de l’être humain. Le vaudeville nous présente des ridicules qu’aucun respect de soi, aucun retour de bon sens ne vient atténuer. Le drame vit de passion toute pure, patriotisme sans faiblesse, charité sublime, amour exalté. Dans le premier cas, l’auteur se place un peu au-dessous de l’humanité moyenne, et dans le second cas, fort au-dessus. Mais pour certains esprits, une seule chose est impossible, c’est de se placer au juste point de vue. — C’est justement l’inattaquable mérite de M. Sardou, d’avoir renouvelé, en les perfectionnant, deux genres qu’on pouvait croire épuisés : le vaudeville de Scribe et le drame historique de Dumas père.

… Tout de même, le cas de M. Sardou est l’un des plus curieux et des plus instructifs que je sache. Doué des plus rares qualités, il ne lui a manqué que de s’être fait de son art une conception plus juste et plus haute. Mais, au lieu de comprendre qu’un genre littéraire n’a de valeur qu’autant qu’on s’en sert pour pénétrer plus avant dans l’étude de l’homme, il a cru que passions, ridicules et vices, n’étaient qu’autant de prétextes pour tenir, inquiétée ou amusée, la foule qui s’entasse dans une salle de spectacle. C’est pourquoi, tandis qu’il n’y a qu’une voix pour saluer en lui le plus expert d’entre les maîtres de la scène, on hésite à lui donner une place parmi les représentants de notre littérature.

Octave Feuillet65

Prétendre que ses contemporains aient été injustes pour Octave Feuillet, cela semblerait un paradoxe et une impertinence. Mais une forme de l’injustice consiste à exalter certaines qualités d’un écrivain pour lui refuser les autres. Ainsi a-t-on fait pour Feuillet. Écrivain d’une souveraine élégance, et qui a poussé jusqu’aux extrêmes limites le tact, la politesse et la délicatesse de l’art, on a pensé que la vigueur avait dû lui manquer. Esprit élevé, il a cru à la nécessité de certains principes supérieurs, il a gardé la foi dans l’idéal : on en a conclu que le sens du réel avait dû lui faire défaut. Et parce qu’enfin il a été un merveilleux conteur, on n’a pas été disposé à croire qu’il pût être en outre un observateur et un analyste de quelque mérite. Voici quelle est, je pense, l’opinion que de très sincères admirateurs de Feuillet se font de lui ; elle n’est pas si éloignée qu’ils le croient de celle qu’en ont ses pires détracteurs. Feuillet, pour eux, est le plus aimable des écrivains hommes du monde, doué de sensibilité et d’imagination, d’un tour d’esprit un peu féminin, et qui n’eut d’autre tort que de sacrifier parfois à des modes littéraires trop peu distinguées. Ils lui savent gré d’avoir compris quel est l’objet de la littérature, et que c’est non de donner à penser, mais de nous divertir. Ils goûtent ses romans pour ce qu’ils y trouvent de belles histoires sans réalité, très propres à charmer les loisirs des gens comme il faut. — Je voudrais, en retraçant la physionomie littéraire de Feuillet, lui conserver d’abord ce charme qui en est le caractère le plus apparent, mais je voudrais montrer aussi que ce romancier mondain fut encore un esprit très ouvert, curieux de graves questions, attentif au mouvement d’idées de son temps, très préoccupé des conditions de vie faites à la société moderne, très inquiété par les problèmes moraux que soulève le spectacle des fatalités de notre nature. Ce fonds solide, c’est par où l’œuvre de Feuillet échappe au reproche d’être une œuvre frivole ; c’est par quoi elle a chance de durer.

I

Comme la plupart des écrivains dont les débuts remontent au milieu de ce siècle, Octave Feuillet se mit d’abord à l’école du romantisme. Il fut le collaborateur de Dumas père et de Paul Bocage. Le premier ouvrage de quelque importance qu’il signa de son nom, une nouvelle intitulée Onesta (1848), est d’un écolier docile. Décor consacré d’une Venise de fantaisie, forfanteries de débauche d’un enfant du siècle, profusion d’orgies, de trahisons, de duels, rodomontades de style, rien n’y manque de ce qu’un fervent admirateur d’Hugo et de Musset pouvait avoir appris dans les livres de ses maîtres. Alix a pour cadre la Franconie, contrée romantique autant que Venise elle-même ; pour personnages principaux, un conjuré au grand cœur, un tyran blasé, un écolier facétieux, une jeune fille affolée par un amour coupable. Cette phrase du tyran Ottocar sur laquelle se termine le drame, donne une idée suffisante du reste : « Emportez dans un des caveaux de ma chapelle ce cadavre et cette femme endormie : déposez-les côte à côte et murez la porte ! » Rédemption est une histoire de courtisane rachetée par l’amour. — La réhabilitation de la courtisane, le roman des conjurations, la poésie de la débauche, ce sont précisément quelques-uns des lieux communs du romantisme.

Cette première ferveur dura peu. Feuillet allait se retourner contre ses maîtres. Dans le Village (1852) il prend nettement parti pour la famille, pour le mariage et même pour le ménage. Dalila est une réfutation de la fameuse théorie qui fait du désordre l’accompagnement obligé du génie. Dans la plupart de ses Proverbes il se prononce en faveur de la morale commune, de l’honnêteté, des vertus domestiques. Même son zèle ne va pas sans quelque indiscrétion. Ces œuvres coquettes ne sont pas exemptes de sentimentalisme bourgeois. On y disserte et on y prêche. Nous sentons que l’auteur se sépare des idées romantiques plus qu’il ne s’en dégage. Prendre le contre-pied d’une théorie, c’est montrer qu’on en est encore dépendant. Aussi bien Feuillet n’a jamais brisé complètement ses premières attaches littéraires. Il a été dans toute son œuvre un romantique dissident, mais tout de même un romantique. À un autre point de vue encore, les Proverbes sont une œuvre trop peu originale. Le cadre ni la forme n’en appartiennent à Feuillet : les réminiscences y abondent : constamment l’impression qu’on en retire est de quelque chose de « déjà lu ». Le mot, dont il paraît que la paternité revient à Jules de Goncourt, cette appellation de « Musset des familles » est une méchanceté, ce n’est pas une injustice. Le Feuillet des Proverbes, c’est un Musset auquel auraient manqué la fantaisie ailée, la jeune espièglerie, la profonde et douloureuse mélancolie : un Musset alourdi. Aussi suis-je fort éloigné de laisser aux Proverbes la place qu’on a coutume de leur faire dans l’histoire du talent de Feuillet. Je n’y puis voir qu’une œuvre de préparation, où l’auteur s’essaye à l’art des jolies conversations et au développement des thèmes de morale.

Je laisse de côté Bellah, roman de chouannerie. Avec la Petite Comtesse (1856) commence cette série de romans mondains et romanesques qui constituent l’œuvre propre de Feuillet. Ce récit, et surtout les deux qui suivirent, le Roman d’un jeune homme pauvre et l’Histoire de Sibylle, appartiennent à une première manière, la plus caractéristique peut-être du talent de Feuillet, en tout cas la plus charmante et dont plusieurs ne lui pardonnent pas de s’être écarté. L’urbanité du ton, la qualité des sentiments toujours nobles, l’optimiste conception de la nature humaine, s’y réunissent pour en faire les précieux spécimens d’un genre que nous sommes tentés aujourd’hui d’appeler le genre doucereux, et qui s’appelle de son vrai nom le genre tempéré. Le charme en est fait d’une sorte d’exquise harmonie dans les demi-teintes. En ce sens, ce n’est pas trop de dire que le Roman d’un jeune homme pauvre est le chef-d’œuvre d’un genre. L’humanité a beau vieillir, elle aime toujours les contes de fées. Peau d’Ane, la Belle au bois dormant, ce sont des récits qu’on peut toujours recommencer, à condition d’en modifier le décor et d’en rafraîchir les costumes. C’est ce que Feuillet a su faire, en mêlant avec l’art le plus subtil des éléments empruntés aux sources les plus différentes, et même à la réalité. Maxime Odiot est un prince déguisé, « beau, bien fait, habile à tous les exercices du corps et de l’esprit », comme ceux des récits de Perrault. Il a pour témoins de ses exploits ces vieilles forêts bretonnes qui se souviennent d’avoir vu passer les héros des primitifs romans de chevalerie. Et ceux-là aussi comptent parmi ses ancêtres. Il n’est pas un isolé dans le monde des créations issues de notre littérature. Il continue une tradition. C’est pourquoi ce héros aristocratique est devenu en quelque façon populaire. Son nom est arrivé jusqu’aux illettrés. On montre à la tour d’Elven la fenêtre par où a sauté Maxime. Ses aventures sont entrées dans le patrimoine anonyme de l’imagination française.

À notre sens, Monsieur de Camors, Julia de Trécœur, composés dans un tout autre système, marquent pour Feuillet la période de pleine maturité. C’est J.-J. Weiss qui naguère reprochait à Feuillet de s’être laissé troubler par le succès de la littérature brutale, d’avoir fait des concessions à un genre qui n’était pas le sien, et d’avoir, à la suite des réalistes, introduit dans ses livres des violences d’autant plus choquantes qu’elles y font disparate. Nous pensons, au contraire, que l’influence du réalisme, au surplus incontestable dans toute l’œuvre de Feuillet à partir de Monsieur de Camors, fut une influence salutaire. Elle aida Feuillet à se renouveler. Elle le força à sortir d’un genre d’où il avait tiré tout ce qu’il en pouvait attendre et où il se serait immanquablement affadi. Elle le força surtout à développer dans ce qu’elle comportait de plus profond, de plus solide et de plus fort, sa propre originalité. Ces deux livres sont bien de la même main d’où étaient partis les livres précédents. Feuillet y reste lui-même ; mais il y applique une conception de l’art qui est plus virile. Il comprend maintenant que les plus beaux rêves ne valent pas l’image de la vie aperçue directement.

Lorsque parut Monsieur de Camors, les contemporains y virent surtout un livre à clé, un roman à allusions et d’actualité. On sait combien ce genre d’intérêt est peu durable. Il s’est aujourd’hui complètement effacé ; et nous ne le regrettons pas. M. de Camors n’est pour nous qu’un type général ; et ce dont nous savons gré à Feuillet, c’est d’avoir tenté, à son tour, une entreprise qui a sollicité tant de fois l’ambition de ceux qui ont voulu nous apporter sur la haute société de leur temps un témoignage de quelque valeur. En plaçant au début de son récit la scène du chiffonnier souffletant M. de Camors, scène visiblement calquée sur la « scène du pauvre » de Don Juan, Feuillet a voulu signaler lui-même la parenté de son héros avec celui de Molière. Celui, en effet, qu’on pouvait définir au xviie  siècle un « grand seigneur méchant homme », celui dont nos moralistes d’aujourd’hui refont à satiété le portrait sous le nom du « dilettante », c’est celui que Feuillet, au temps du second Empire, appelle un « homme fort ». Montjoie en était l’ébauche : Camors est le type achevé et qui restera. Croire qu’on est dispensé par la supériorité de l’intelligence et par la supériorité de la condition, de se plier aux règles auxquelles obéissent les autres hommes, c’est une illusion à laquelle céderont toujours des esprits d’élite. Elle se traduit de diverses manières, mais elle est aussi éternelle que l’orgueil dont elle est un produit. Quelle a été dans un milieu déterminé la forme de ce travers ? Quelles en devaient être alors les conséquences ? C’est ce que Feuillet a étudié en nous retraçant dans sa progressive déchéance la destinée de M. de Camors. Il n’a d’ailleurs pas calomnié son personnage. Il lui a conservé ses dehors séduisants et son grand air. Il a voulu faire, non pas une œuvre niaisement édifiante, mais une œuvre de vérité. C’est pourquoi il ne sera pas permis désormais de faire une histoire des transformations de l’esprit fort sans y donner une belle place à M. de Camors.

Il faut à une étude de mœurs un large cadre pour s’y déployer. Julia de Trécœur est un récit de passion foudroyante ; aussi le récit est-il cette fois rapide, concis, ramassé. Le trait y est sobre et sûr. Dans ce drame serré et tendu il suffit d’une indication pour nous faire tout comprendre ou tout deviner. Ce beau livre fait songer aux plus hardies créations de l’art. On a de nos jours singulièrement faussé la conception de la hardiesse dans l’art. Rien n’est plus facile que de présenter dans leur crudité repoussante certaines situations. Un auteur qui a heurté les scrupules du goût s’applaudit volontiers de son audace ; il s’accuserait plus justement de maladresse et de lourdeur de main. L’art consiste à savoir tout dire en faisant tout accepter. C’est ainsi qu’avec la peinture d’une passion criminelle Feuillet a su faire un tableau, qui sans doute n’est point chaste, et qui même est tout le contraire, mais qui néanmoins reste honnête.

Jamais Feuillet n’avait été en possession d’un talent plus nerveux que lorsqu’il écrivait Julia de Trécœur. Et cependant ce livre inaugure une dernière manière où la décadence est indéniable. Dans ces derniers romans qui reproduisent, mais sans le même bonheur, le système de composition de Julia, la fatigue se traduit par bien des signes : l’excessive rapidité du récit, un je ne sais quoi de hâtif et de sommaire. Des situations déjà traitées y sont reprises. Des figures déjà présentées y reparaissent. La touche n’est plus aussi discrète. Les tons se heurtent en oppositions violentes. L’exceptionnel et le rare deviennent l’invraisemblable et même le faux. La recherche de l’effet est visible. Dans Un Mariage dans le monde, le dessin reste mou et indécis. Les Amours de Philippe est peut-être de tous les récits de Feuillet celui qui offre le moins d’intérêt. Le Journal d’une femme tourne au plaidoyer. La Parisienne, la Veuve contiennent des effets de mélodrame. La Morte, c’est encore l’histoire de Sibylle, mais poussée au sombre. Honneur d’artiste, qui date de la dernière année du maître, semble fait avec des réminiscences des anciens livres. Et pourtant Feuillet avait été si richement doué des plus précieuses qualités du romancier, que sa vieillesse fatiguée faisait honte encore à la jeunesse des plus habiles de nos contemporains.

II

Ce que Feuillet a voulu être, c’est le romancier du monde aristocratique. Ceux-là seuls ont eu les honneurs de son pinceau qui ont pu produire un nombre suffisant de quartiers, étant de vieille et pure souche française : les Maxime Odiot marquis de Champcey d’Hauterive, les Louis Lange d’Ardennes de Camors, les Charlotte de Campvallon d’Arminges née de Luc d’Estrelles, etc. Feuillet n’a fait qu’une exception, c’est en faveur du peintre Fabrice. Mais on sait assez que la profession de peintre ne déroge pas. Ces nobles personnages ont les occupations qui conviennent aux personnages titrés, et dont la première et la plus habituelle consiste à ne rien faire. Ils peuvent néanmoins, sans déchoir, être soldats ou diplomates, faire des recherches d’histoire dans des archives, relever le plan d’une abbaye en ruines, copier les miniatures des missels anciens, et faire enfin tout ce qu’on peut savoir à la rigueur sans avoir jamais rien appris. Ils sont rompus à tous les exercices du sport. On a remarqué la place que Feuillet fait à l’équitation dans ses romans. C’est que le cheval est un animal noble. Les héros de Feuillet vivent à cheval, et ils y meurent. Sont-ils riches ? Du moins ils l’ont été, ou ils le devraient être. Car ils sont par naissance et par instinct « des êtres de luxe et de choix ».

On a bien souvent décrit les mœurs aristocratiques. Nul n’ignore l’attrait qu’ont ces descriptions pour certains lecteurs, et non les plus distingués. Aussi les romans-feuilletons sont-ils pleins de ducs et de princes auxquels on prête justement les traits qu’en leur imagination les lecteurs de romans-feuilletons attribuent aux ducs et aux princes. Balzac a ses marquises qu’on prendrait pour des marchandes à la toilette. Dumas fils a ses portraits de mondaines composés avec des documents empruntés au demi-monde. Un autre défaut auquel échappent rarement les peintres de la vie élégante, c’est de manifester devant le tableau de ces élégances un ébahissement de petits bourgeois. Il y a enfin vingt façons de manquer la peinture des mœurs aristocratiques. Il n’y en a qu’une de la réussir : et on ne la trouve que dans les romans du seul Feuillet. Ses gentilshommes ont vraiment les habitudes et les allures de la classe à laquelle ils appartiennent. Ils en mettent en pratique les maximes, les usages spéciaux ; ils s’y conforment sans effort et sans application, d’autant qu’ils ne soupçonnent pas qu’il puisse y en avoir d’autres. C’est une atmosphère où ils se meuvent naturellement.

Mais par-delà l’apparence extérieure et le costume, c’est l’âme même qu’il faut atteindre. D’une classe à l’autre, les façons de penser et de sentir se modifient, et à mesure qu’on s’élève elles s’écartent davantage des façons naturelles et instinctives. Feuillet le remarque justement : « La vie du monde a cela de détestable, qu’elle crée des caractères et des passions factices, des situations imprévues, des nuances insaisissables, qui compliquent étrangement la pratique du devoir et obscurcissent la voie droite, qui devrait toujours être simple et facile à reconnaître66. » C’est ici que le respect humain l’emporte sur le respect de soi, que les scrupules du point d’honneur dérobent la notion vraie de l’honneur, et qu’un devoir ne prévaut pas contre une convenance. Les êtres « de luxe et de choix » sont ordinairement des êtres de vanité et d’orgueil. Feuillet a excellé dans cette psychologie spéciale. Il a su décrire ces sentiments, qui sans doute sont des sentiments faux, au sens de la nature, mais qui, dans un certain cadre social, sont les sentiments réels. — Pour toutes ces raisons, les personnages de Feuillet sont bien du « monde ». Ils ont jusque dans l’âme la distinction vraie, celle qui est innée, qui vient des tendances héritées, des traditions reçues, des exemples constamment observés, celle qu’on puise dans le sang et qu’on respire dans l’air.

Il sera donc naturel· de nous demander quel est le tableau qu’a tracé de l’aristocratie de son temps un témoin si digne de foi.

« Le romancier sait qu’il n’a pas le droit de calomnier son temps, écrit l’auteur de Monsieur de Camors ; mais il a le droit de le peindre, ou il n’a aucun droit. Quant à son devoir, il croit le connaître : ce devoir est de maintenir à travers les tableaux de mœurs les plus délicats son jugement sévère et sa plume chaste. » Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué cette sévérité du jugement de Feuillet ; la chasteté et l’élégance de sa plume ont fait illusion. Les gens du monde qui ont adopté Feuillet pour leur romancier, qui se sont réclamés de lui, et qui plus d’une fois ont opposé ses livres à ceux d’une autre école, ne se sont aperçus ni que ces livres contenaient de dures leçons à leur adresse, ni qu’en les patronnant ils leur apportaient une sorte de sanction.

Certes, Feuillet n’a pas prétendu nier qu’on rencontrât dans la haute société de son temps de beaux et de nombreux exemples de vertu. Il laisse à d’autres ce parti pris où il entre beaucoup moins d’injustice encore que de niaiserie. Il a maintes fois mis en scène des hommes qui étaient des types de loyauté, des jeunes filles pieuses et réfléchies, de sages petites femmes. Même c’est chez lui un procédé habituel, chaque fois qu’il nous montre un de ses types de femmes perverses, d’y opposer une douce figure de femme sincèrement aimante, chrétiennement résignée. Il en est parmi ces dernières de tout à fait exquises. Rappelez-vous seulement le délicieux groupe que forment Mme de Tècle et sa fille, celle qui s’appellera Mme de Camors, et qui, même après le mariage, et après qu’elle a été mûrie par la plus rude des épreuves, méritera encore d’être appelée de ce petit nom enfantin, miss Mary, tant elle garde de fraîcheur et de grâce dans son âme endolorie. Néanmoins l’impression d’en semble subsiste. C’est celle d’un profond malaise, et d’une sûre décomposition.

Il appartient au moraliste d’indiquer les causes de ce malaise. Feuillet en a signalé deux surtout, et il y est revenu avec insistance.

La première est la ruine des croyances religieuses dans une société qui pourtant garde les apparences et continue d’accomplir les exercices du culte. — Feuillet a noté les formes les plus répandues de la dévotion mondaine. Quelques personnes, des femmes surtout, ont conservé une sorte de croyance littérale, une foi sincère et qui n’agit pas, une dévotion inefficace qui reste sans influence sur leur conduite. Chez la plupart, la dévotion est toute de convenance et s’allie avec un absolu scepticisme. C’est affaire de mode. C’est un moyen pour se distinguer des personnes de mauvais ton. Cette dévotion d’étiquette peut bien fournir encore un signe de ralliement auquel se reconnaissent les gens d’un même monde. Ce qu’on ne saurait plus en attendre, c’est une direction morale pour les âmes. Elle a cessé d’être la base sur laquelle tout repose.

Où donc se rattacher ? S’il ne saurait plus être question d’un principe extérieur et supérieur à la société, n’en peut-on découvrir un qui serait pour ainsi dire tiré du sein même de la société ? L’honneur, qui est comme la plus haute expression des rapports sociaux, ne pourrait-il être la religion d’une société irréligieuse ? Feuillet a conservé jusqu’au bout, son dernier livre le prouve, une prédilection pour ce principe. Il a pensé jusqu’à la fin qu’on devait le maintenir et l’exalter même en présence de l’envahissement des doctrines égoïstes. Mais l’honneur est-il un principe suffisant et qui puisse tenir lieu de tous les autres ? Toute la, question est là. Feuillet l’avait cru d’abord. Il ne l’a pas cru longtemps. Une page du Roman d’un jeune homme pauvre témoignait de cette primitive confiance dans l’absolue efficacité du sentiment de l’honneur : « J’ai toujours pensé que l’honneur, dans notre vie moderne, domine toute la hiérarchie des devoirs. Il supplée aujourd’hui à tant de vertus à demi effacées dans les consciences, à tant de croyances endormies ; il joue dans l’état de notre société un rôle tellement tutélaire, qu’il n’entrera jamais dans mon esprit d’en affaiblir les droits, d’en subordonner les obligations. L’honneur, dans son caractère indéfini, est quelque chose de supérieur à la loi et à la morale ; on ne le raisonne pas, on le sent. C’est une religion. Si nous n’avons plus la folie de la croix, gardons la folie de l’honneur67 ! » Or c’est précisément pour protester contre cette doctrine, pour montrer combien elle est illusoire et dangereuse que Feuillet écrit, quelques années plus tard, Monsieur de Camors.

Mépriser les hommes, mais réserver l’estime de soi, rejeter les règles de la morale vulgaire, mais ne rien faire de bas, telles sont les maximes de philosophie pratique que M. de Camors put lire dans le testament où son père avait résumé pour lui l’expérience qu’il devait à la vie. À l’exécution de ce programme il apporta des dons exceptionnels : une âme naturellement élevée, une intelligence vive, et cette sorte de bonheur des hommes qui ont une étoile. Or ce à quoi aboutit pour lui la persévérante application de ces maximes, c’est à leur banqueroute : « En mettant naguère sous ses pieds toutes les croyances morales qui entravent le vulgaire, il avait cependant réservé l’honneur comme une limite inviolable ; puis, sous l’empire de la passion, il s’était dit qu’après tout l’honneur comme le reste était une convention, et il avait passé outre ; mais au-delà il avait rencontré le crime, il l’avait touché de la main : l’horreur l’avait saisi, et il reculait68. » Tel est le dernier terme de l’analyse. Non seulement l’honneur ne suffit pas à remplacer les autres principes ; mais il ne se suffit pas à lui-même. On y manque pour avoir voulu n’être fidèle qu’à lui seul. Il nous fait repentir, en nous échappant, d’avoir trop présumé de lui.

Feuillet ajoute : « Je me figure que l’honneur séparé de la morale n’est pas grand’chose, et que la morale séparée de la religion n’est rien. Tout cela forme une chaîne : l’honneur pend au dernier anneau comme une fleur ; mais, si la chaîne est rompue, la fleur tombe avec le reste69. » Cette idée, à savoir que toute vertu est caduque si elle n’a pas son principe dans la religion, a été si souvent développée par les moralistes chrétiens, que l’expression en pourrait sembler banale. Elle ne l’est pas sous la plume du romancier mondain. La société, en effet, dont il s’agit, est dans une situation particulière. Elle reste, en apparence du moins et extérieurement, attachée à une religion dont l’esprit ne la pénètre plus. Elle est empêchée par là d’accueillir d’autres croyances qui se substitueraient aux anciennes. Les restes morts du vieil idéal obstruent la route et ferment l’accès à un idéal nouveau. C’est dire qu’elle est condamnée au vide, au néant, à un complet nihilisme moral. Et cela est capital. Il se peut, en effet, qu’il y ait en dehors de la communion chrétienne de très honnêtes gens. Il n’implique nullement qu’un matérialiste doive être un chenapan, et qu’un athée doive être amené dans la pratique de la vie à se passer de toute morale. Feuillet le sait bien. Louis Gandrax dans Sibylle, et le docteur Tallevaut, dans la Morte, sont dignes de toute estime. Mais ce qui est impossible, c’est qu’une société reste vertueuse, quand elle est tout à la fois, sciemment et volontairement, chrétienne d’apparence et sceptique de cœur. Cette duplicité, cette hypocrisie foncière, est exclusive de toute véritable moralité.

Une autre cause, et qui n’est pas indépendante de la première, c’est que l’institution sur laquelle repose toute la société, l’institution du mariage, est faussée. Il n’est guère de roman où Feuillet ne nous ait montré un de ces ménages mondains vivant sur le pied réel d’un divorce amiable. Ici il n’admet guère d’exceptions. Un personnage de Un Mariage dans le monde passe en revue les invités réunis dans un même salon. Il y compte sept ou huit ménages qui n’ont pas été choisis assurément, et parmi lesquels il n’en est pas un seul qui ne soit à l’état flagrant de mésintelligence et de désunion. « Il en conclut qu’il doit y avoir dans l’état de notre civilisation, particulièrement peut-être dans nos mœurs mondaines, quelques causes générales qui altèrent le mariage dans sa source et y déposent un germe fatal70. » Parmi ces causes générales on en indiquerait plusieurs sans crainte de se tromper : la légèreté avec laquelle on conclut la plupart des unions, le souci à peu près exclusif des questions d’intérêt, l’insuffisante conception que se font presque tous les hommes de leurs devoirs, la frivolité de beaucoup de femmes, la grossièreté et la maladresse qui sont comme les attributs de l’espèce masculine. Mais voici la cause la plus profonde. C’est que, formés comme ils le sont par les années déjà vécues, le jeune homme et la jeune fille, au moment où ils se rencontrent, sont destinés à ne pouvoir jamais se comprendre, et se trouvent dans une sorte de radicale impossibilité de s’unir vraiment. En effet, il arrive de deux choses l’une. Ou la jeune fille étant née avec de mauvais instincts, une mauvaise éducation les a encore développés et les a mûris. Ou, ce qui n’est point rare, la jeune fille est vraiment pure dans son âme, et elle a été préparée par une sage éducation à devenir une honnête femme. C’est alors qu’éclate l’irrémédiable désaccord qui doit la tenir à jamais éloignée d’un mari dont l’esprit est incrédule, le cœur flétri, et dont les mœurs sont libertines. Toute mère doit le savoir, qui a eu la vertu de bien élever sa fille, qui en a raffiné, épuré et comme spiritualisé les instincts : « Il faut bien qu’elle se dise, cette mère, qu’une jeune fille ainsi faite et parfaite est séparée de la plupart des hommes qui courent nos rues et même nos salons par un abîme intellectuel et moral aussi large que celui qui la sépare d’un nègre du Zoulouland71. » On devine assez les désastres qui peuvent suivre, et de la famille s’étendre à la société.

Il est juste de remarquer que ce tableau dont les couleurs ne sont point riantes, ne s’applique qu’à une société assez restreinte : c’est à la société parisienne. Feuillet est de ceux qui pensent que l’atmosphère de la province a une sorte de vertu préservatrice, que les intelligences y restent plus saines et plus droites, que l’esprit y est plus naturel, que traditions et croyances y gardent leur signification. Dans le cadre des châteaux de Bretagne et de Normandie, il a fait tenir des tableaux d’existences patriarcales. C’est le même contraste auquel revient souvent dans son théâtre un des plus pénétrants observateurs de la société du même temps : Émile Augier. Les grands vieillards provinciaux de l’un, les Férias, les La Roche-Ermel sont en pendant avec les Puymorin et les Thommeray de l’autre. L’un et l’autre ont parlé de même de cette action démoralisante de la vie de Paris dont Augier dénonce la « contagion » et dans laquelle Feuillet voit la « mise en train des sept péchés capitaux72 ». C’est sur l’âme féminine que Feuillet étudie surtout les résultats de cette influence. Il laisse de côté les « folles affairées, qui ne prennent de la vie de Paris que les petits côtés et l’étourdissement puéril, qui se visitent, se donnent rendez-vous, s’entraînent, s’habillent, commèrent, s’agitent jour et nuit dans le néant et dansent avec une sorte de frénésie dans les rayons du soleil parisien, sans pensées, sans passions, sans vertus, et même sans vices ». Il se contente de noter en passant qu’il est « impossible de rien imaginer de plus méprisable73 ». Il ne s’occupe que de l’élite, de celles qui pensent, qui lisent, qui rêvent. Et il nous les montre devenant, dans cette atmosphère artificielle, de pures « païennes ».

En voici un portrait en pied : « La vraie et pure Parisienne, dans son développement complet, est un être extraordinaire. Dans cette étrange serre chaude de Paris, l’enfant est déjà une jeune fille, la jeune fille est une femme, et la femme est un monstre, un monstre charmant et redoutable. C’est un corps chaste souvent, mais un esprit profondément blasé et raffiné. Au milieu de ce grand mouvement parisien, dans les salons, dans les théâtres, dans les expositions de toute nature, tous les pays et tous les siècles ont passé sous ses yeux et traversé son intelligence. Elle en connaît les mœurs, les passions, les vertus et les vices, — révélés et poétisés par l’art sous toutes ses formes, — et tout cela fermente à la fois jour et nuit dans son cerveau surchauffé. Elle a tout vu, tout deviné, tout imaginé, tout convoité. Elle est en même temps lasse de tout et curieuse de tout. Elle se conduit quelquefois bien, quelquefois mal, sans grand goût pour le bien ni pour le mal, parce qu’elle rêve quelque chose de mieux que le bien et de pire que le mal. Cette innocente n’est souvent séparée de la débauche que par un caprice et du crime que par une occasion74. » Et Feuillet s’est plu maintes fois à faire naître ce caprice et cette occasion. Cette détraquée, si l’on y veut songer, peut être différente de la Parisienne tranquillement immorale que nous peint M. Becque : elle ne vaut guère mieux. Le naturalisme le plus avancé ne l’a pas traitée plus cruellement.

Notons enfin que Feuillet, qui a écrit pendant un long espace de plus de quarante années, a eu sous les yeux deux sociétés pour le moins : celle du second Empire et celle de la troisième République. Mais il ne lui a pas semblé qu’elles fussent sensiblement différentes, et c’est sous le même aspect qu’il les envisage. On voit apparaître pourtant dans ses derniers livres quelques traits qui n’étaient pas dans les précédents. C’est là que nous entendons les jeunes filles tenir des propos « qui auraient fait rougir un singe ». Les dernières bienséances, le bon ton, un certain vernis de politesse et d’élégance qui subsistait encore, s’efface. Le cosmopolitisme envahit la société française et lui fait perdre son caractère. C’est une société qui se désagrège, un monde qui s’en va.

III

Nous avons vu sous quels traits Feuillet a représenté la société de son temps : il nous reste à rechercher quelle conception il s’est faite de la vie et quels sentiments il a su peindre. « Je suis né romanesque », dit l’un de ses héros. Tous aussi bien en pourraient dire autant : c’est chez eux l’air de famille, et on devine aisément d’où ils le tiennent. Car le tour d’imagination romanesque, c’est justement chez Feuillet la marque originale. Sous quel jour la vie apparaît-elle aux âmes romanesques, comment s’y comportent-elles, quelles sortes de joies ou de souffrances leur sont particulières ; et doivent-elles enfin s’applaudir ou s’affliger de l’espèce de privilège qu’elles ont reçu en naissant ? C’est ce qu’on ne peut apprendre nulle part mieux que dans les romans de Feuillet.

Il semblerait qu’on dût savoir assez bien ce qu’est l’esprit romanesque. Car les spécimens n’en sont point rares. On compte les femmes qui ne sont pas romanesques. Et beaucoup même d’entre nous ont eu besoin des rudes leçons de la vie pour se débarrasser tout à fait de cette tournure d’esprit qui est plus naturelle qu’on ne croit. Sibylle étant toute petite voulait monter sur le cygne, et tenir une étoile dans sa main d’enfant. Qui n’a fait comme elle ? Mais une confusion contribue à obscurcir la définition du romanesque. Car d’un côté les romanesques, s’aimant eux-mêmes, confondent volontiers leurs chimères avec les conceptions idéales de la poésie. Et d’autre part ceux dont la nature est vulgaire se plaisent, afin de rabaisser la poésie et l’idéal, à les englober avec le romanesque dans une même dénomination méprisante. Or rien peut-être n’est plus opposé que la poésie et le romanesque. La poésie n’est pas exclusive de la raison ; ce qui est poétique n’est pas nécessairement en opposition avec le réel. La poésie apparaît dans les choses qui semblaient le moins la comporter, dès qu’on en pénètre le sens et qu’on en comprend profondément la signification. Il y a de la poésie dans les existences les plus humbles et les plus monotones, il y en a dans l’accomplissement des devoirs qui semblent les plus mesquins, et dans la pratique des vertus qui semblent les plus médiocres. La poésie consiste à aller au fond de ce qui est. Le romanesque est justement la tendance opposée. C’est le goût de l’extraordinaire. Et c’est encore l’impatience à supporter le joug de la réalité, le besoin de sortir des voies communes, la croyance que le bonheur n’existe qu’en dehors des règles établies, et que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, sauf aux heures qui en rompent la monotonie et la platitude. L’imagination en révolte contre la raison s’échappe vers le rare, vers l’exceptionnel, vers le difficile et vers l’impossible.

Le romanesque se mêle à tous les sentiments pour les modifier et leur faire prendre une teinte particulière. Il se mêle au sentiment religieux, et s’appelle alors le mysticisme. Il se mêle à la vertu : ceux-là ne sont pas rares qui, incapables des vertus coutumières et des menus sacrifices de chaque jour, se retrouvent, l’occasion venue, à la hauteur des situations les plus difficiles et prêts pour les dévouements héroïques. Il se manifeste surtout dans l’ordre des sentiments affectueux : une femme romanesque n’aime ni son amant, ni son mari ou ses enfants comme une autre femme. C’est le romanesque qui nous fait rechercher les situations délicates et périlleuses. On s’est souvent demandé si l’amitié pouvait exister entre deux personnes de sexe différent sans qu’il y entrât un peu d’un sentiment plus tendre. C’est ce qui rend si séduisantes pour des hommes blasés sur les réalités de l’amour ces intimités spirituelles avec une femme. C’est ce qui fait que des femmes mariées et très attachées à leurs devoirs ne résistent pas au charme de ces liaisons honnêtement coupables. Je note dans les romans de Feuillet plusieurs situations de ce genre. Dans Un Mariage dans le monde, M. de Kévern se fait comme le directeur de conscience d’une femme qu’il aime, et se sert de l’influence que lui donne un amour partagé pour la ramener à son mari. L’auteur du Journal d’une femme se fait le bon ange d’un homme qu’elle a souhaité d’épouser. Dans l’Histoire d’une Parisienne, Jacques de Lerme file avec une femme mal mariée les plus platoniques amours. Or le platonisme n’est qu’une création du romanesque dans l’amour. C’est le romanesque encore qui nous fait trouver dans certaines conditions un charme qu’elles ne comportent guère. La pauvreté, par exemple, ce n’est rien par soi-même que de pénible et de morose ; même, et cela est particulièrement affligeant, l’effet ordinaire de la pauvreté est d’entamer jusqu’aux cœurs, d’humilier et de rabaisser les caractères, d’en émousser la délicatesse avec la fierté. Il n’en est pas moins vrai que certaines âmes s’affinent au contact de la pauvreté, qu’elles trouvent d’âcres jouissances dans les luttes qu’elle les force à recommencer sans cesse pour défendre leur dignité vis-à-vis des autres et vis-à-vis de soi. Parce qu’il est romanesque, Maxime Odiot trouve dans sa situation de jeune homme pauvre des satisfactions que n’eût point même soupçonnées le marquis de Champcey d’Hauterive, paisible possesseur de millions héréditaires.

Il y a dans le romanesque quelque chose de maladif. Car le romanesque nous met en lutte avec l’ordre implacable des choses : c’est une lutte inégale, où l’on s’use, où l’on s’épuise, et qui ne nous laisse enfin d’autre ressource que de nous réfugier, par dégoût, par dépit et par défi, dans la mort. Il est plus facile après tout de choisir sa mort que de refaire sa vie. Aussi a-t-on remarqué que les esprits romanesques sont fréquemment hantés par l’idée de la mort. Se faire par avance et en imagination de magnifiques ou de touchantes funérailles, en arranger les détails, y assister en pensée, s’en donner à soi-même le spectacle, en éprouver le frisson et l’attendrissement, c’est pour eux une sorte de morbide jouissance. Cécile, du Journal d’une femme, s’en va, blanche dans sa robe de bal et par une soirée toute blanche de neige, se coucher et s’ensevelir à un endroit déterminé qu’elle a choisi par une superstition du souvenir : « Quelle scène ! remarque l’auteur. Cette nature désolée, cette morte charmante en toilette de fête ! Elle l’avait revêtue, je l’ai toujours pensé, par un sentiment d’étrange coquetterie, pour mettre sa mort en harmonie avec sa vie, et aussi sans doute pour que son image dernière nous restât plus touchante, plus gracieuse et plus digne de pitié75. » Cela est justement observé. Une telle préoccupation, si absurde soit-elle, est très conforme au tour d’esprit romanesque. C’est pourquoi il y a dans les romans de Feuillet un bel assortiment de morts fantastiques, — morts ou suicides, — et qui forment comme un répertoire des manières élégantes auxquelles on peut recourir pour sortir de ce monde. C’est la petite Comtesse montant à cheval un soir, en robe de bal, cela va sans dire, et sous une pluie battante, pour s’en aller mourir d’une fluxion de poitrine près d’un homme qu’elle s’est mise à aimer depuis qu’elle s’est aperçue qu’il la dédaignait. C’est Sibylle mourant après s’être promenée sous les rayons perfides de la lune, au bras de celui sans qui et avec qui elle ne peut vivre. C’est Julia se précipitant, à cheval, du haut d’une falaise. Les hommes ne sont pas plus que les femmes à l’abri de ces coups de folie. Maurice de Frémeuse, dans la Veuve, se tue au pied de la croix où il avait juré une éternelle fidélité à l’ami dont il vient de trahir la mémoire. Le peintre Fabrice, dans Honneur d’artiste, se tue pour remplir les conventions d’un match insensé. On a beaucoup reproché à Feuillet ces fantaisies mortuaires. Elles sont l’aboutissement naturel de ces histoires d’âmes romanesques.

La tendance au romanesque n’est pas le fait d’âmes vulgaires ; car, se sentir humilié, froissé par la vie, n’est pas à la portée de tout le monde ; et rêver d’un idéal, même chimérique, est une noblesse. Elle ne s’allie guère avec l’égoïsme, et elle est le contraire de la bassesse. Parfois, et Dieu aidant, elle peut être la source de généreuses aspirations et nous mettre sur le chemin du bien. C’est en ce sens qu’on en peut prendre la défense : « Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas contre les idées romanesques qu’il faut mettre en garde la génération présente… le danger n’est pas là pour le moment. Nous ne périssons pas par l’enthousiasme, nous périssons par la platitude76… » Mais s’il est juste de tenir compte au romanesque de ce qu’il enferme de généreux, combien surtout il faut dénoncer les ruines qu’il ne cesse de faire ! Les yeux fixés sur un idéal lointain, dans l’attente d’événements improbables, par dédain pour des vertus qui demandent trop peu d’effort, on passe à côté des devoirs les plus simples et on y manque, on laisse échapper des bonheurs qu’on avait tout près de soi. On s’égare. On se heurte et l’on se brise à de minces obstacles. Il n’est pas rare de voir des mystiques donner le spectacle des plus grossiers désordres sensuels ; et de même il arrive que de longues aspirations romanesques aboutissent à des fautes vulgaires, sans poésie, sans amour. C’est la réalité qui se venge. Elle fait tomber au-dessous du niveau de l’honnêteté moyenne ceux qui ont espéré se maintenir à des hauteurs paradoxales. « Quelle misérable je fais, n’est-ce pas ? dit Julia. — Non, lui est-il répondu, mais quelle malheureuse ! » Le romanesque est un gage de souffrance. Les âmes qui y sont en proie demeurent éternellement désolées et inassouvies. Elles ont demandé à la vie ce qu’elle ne peut donner. Elles ont été au-devant d’inévitables mécomptes. Il faut les plaindre. C’est le mérite de Feuillet, ami et avocat du romanesque, de n’en avoir ni ignoré ni dissimulé les redoutables effets. Presque tous ses livres ont des dénouements lugubres et tragiques. C’est par là qu’ils sont vrais.

IV

Cette teinte romanesque a jeté sur l’œuvre de Feuillet une sorte de défaveur, et elle a empêché qu’ici encore on en aperçût toute la portée. On s’est défié de ce peintre des sentiments factices : on n’a pas cru qu’il pût être en même temps un peintre de la passion toute simple et toute pure. En fait, l’amour règne dans cette œuvre et y règne en maître. C’est l’amour vrai, l’amour passion, celui qui va à son but en dépit de tout, semant sur sa route les trahisons, les désespoirs et les deuils. Pas un de ces livres qui ne nous en montre la marche sûre, directe, irrésistible. On sait la parenté qui unit l’amour et la haine. Mais ordinairement on place la haine à la fin de l’amour. Il n’est point rare qu’elle se trouve au début. Les amants, chez Feuillet, éprouvent d’abord une sorte de réciproque éloignement et de secrète hostilité, comme si un pressentiment les avertissait qu’ils doivent être l’un pour l’autre la cause de beaucoup de maux. Entre eux l’auteur multiplie les barrières et du genre de celles qui semblent infranchissables : le serment fait au chevet d’un mourant, les devoirs sacrés de la reconnaissance. Eux-mêmes, pour se mieux défendre, se protègent derrière des obligations nouvelles. Une situation souvent reprise chez Feuillet est celle d’un homme qui, à la veille de devenir l’amant d’une femme, en épouse une autre, afin de se lier lui-même par ces liens du mariage et dans l’espoir que la tendresse d’une affection légitime pourra être un dérivatif à la passion. Mais l’amour est le plus fort. Il brise les obstacles, les faibles obstacles que lui oppose la volonté humaine. Il pousse invinciblement l’un à l’autre ceux dans la destinée de qui il était de s’aimer. C’est alors la grande débâcle de tous les sentiments qui font la dignité de la vie. « Ce mot d’adieu n’était pas prononcé, qu’ils étaient dans les bras l’un de l’autre, oubliant la terre et le ciel, emportés et affolés par un de ces orages de passion qui font en un instant de l’honneur d’un homme et de la pudeur d’une femme des choses mortes… Elle sut alors jusqu’à quel degré la passion peut fausser et pervertir les âmes les plus pures et les plus hautes, quand on la laisse s’établir en souveraine sur les ruines de la raison, de la volonté et de l’honneur77. » La bête humaine, comme dirait M. Zola, est déchaînée. Le crime d’amour pour lequel le monde a tant d’indulgence pourra servir de préface à ce qui s’appelle tout simplement : le crime.

Cette analyse troublante et inquiète de la passion, cet effroi devant les fatalités de la chair, c’est par là, bien plutôt que par telles attaques contre les doctrines matérialistes, que se traduit chez Feuillet l’influence du christianisme. Ce n’est pas autrement que Racine, le poète janséniste, nous montrait dans Phèdre la toute-puissance malfaisante de l’amour. On ne peut demander au poète ou au romancier qu’il énerve la vérité ; ce qu’on peut exiger de lui, c’est qu’au fond des analyses qu’il fait de la passion on découvre les conclusions du moraliste. Le point de vue moral n’est jamais absent des peintures que Feuillet a faites de l’amour. On en pourrait dire autant à propos des portraits de femmes qu’il a tracés, et qu’on risque de mal juger si l’on ne tient pas compte d’un clément qui a dû modifier la vision du peintre.

Les portraits de femmes de Feuillet forment une galerie très riche et variée : presque toujours ils ont plus de relief et d’éclat que ses portraits d’hommes. Mères et filles, provinciales et Parisiennes, sages et détraquées, vertueuses et criminelles, anges et démons, je ne vois guère de variété de l’espèce qui n’y soit bien représentée. Néanmoins celles qu’il a le plus souvent mises en scène, dont le portrait porte sa marque et qu’on appelle les « femmes de Feuillet », ce sont ces femmes fatales, les enchanteresses magnifiquement belles, étrangement perverses : Dalila, Charlotte de Campvallon, Sabine Tallevaut, bien d’autres encore. Il est curieux d’étudier le procédé dont il se sert afin de nous en présenter une complète image. Bien qu’il soit un admirateur déterminé de l’art du xviie  siècle, il ne songe pas à emprunter aux portraitistes de cette époque leur manière abstraite et tout intellectuelle. Il nous dira, par exemple, que Charlotte de Camp-vallon « était grande, blonde, avec des yeux profonds, un peu à l’ombre sous l’arc proéminent de ses sourcils presque noirs. La masse épaisse de ses cheveux encadrait un front triste et superbe… ». Mais voici qu’à mesure que le portrait s’achève, on cesse de nous décrire les traits individuels, les détails matériels et exacts d’une ressemblance particulière. Ce qu’on ajoute, au lieu de préciser l’image, va la rendre plus vague : « Ses robes de laine, faites de sa main, la drapaient comme un marbre antique. Ses cousines Tonnelier l’appelaient la déesse. Le nom qu’elles lui donnaient ironiquement lui convenait d’ailleurs à merveille. Quand elle se mettait en marche, on eût dit qu’elle descendait d’un piédestal. Sa tête apparaissait un peu petite, comme celle des statues grecques ; ses narines délicates et mobiles semblaient fouillées par un ciseau exquis dans un ivoire transparent. Elle avait l’air étrange et un peu sauvage qu’on suppose aux nymphes chasseresses78. » C’était une femme que nous avions tout à l’heure sous les yeux, c’est maintenant une déesse, une nymphe chasseresse. Le portrait s’achève en allégorie. De même, ces femmes-déesses, ces femmes-sphinx diffèrent sans doute de l’une à l’autre ; mais on est frappé surtout à quel point elles se ressemblent. On devine que ce sont autant de copies d’un même modèle, et que ce modèle n’a point été vu, mais qu’il a été imaginé par l’auteur. Non, en vérité, elles ne pourraient marcher parmi nous et respirer le même air que nous. Leur corps a des lignes trop parfaites. Leur âme est trop détachée de toute humanité. Elles ne sont pas du monde des vivants. Mais ce sont bien plutôt des créations symboliques. Elles personnifient la force de perdition qui réside dans la beauté de la femme. C’est à travers une idée morale, à travers une conception religieuse, que Feuillet aperçoit l’image de la femme. Il a voulu incarner à son tour et à sa manière l’Ève et la Dalila, celle que le christianisme a relevée de son abaissement, mais qu’il redoute, qu’il écarte et qu’il combat : la Femme qui a perdu l’humanité.

V

Peut-être de ce qui précède est-il assez facile de déduire la conception que Feuillet s’est faite de son art. Lui-même, d’ailleurs, nous y aidera : « Ces coups de foudre de la passion, écrit-il quelque part, sont des exceptions sans doute ; mais ces exceptions ne sont pas très rares, et il suffit qu’elles se produisent dans la vie réelle pour justifier le roman qui est précisément l’histoire des sentiments exceptionnels, et pour lui prêter l’intérêt et la dignité du vrai79. » C’est dire que le roman est d’abord une œuvre d’imagination. Le romancier doit inventer des personnages : il crée ainsi un monde qui offre avec le nôtre bien des points de contact, mais qui reste avant tout sa création. Et il doit inventer aussi des événements, les choisir tels qu’ils soient de nature à nous intéresser, les présenter sous une forme saisissante. Les romans de Feuillet sont tous des drames fortement noués où éclatent de grandes scènes. — Il se peut que le roman soit matière à réflexion, et qu’il nous donne à penser. Mais un roman n’est pas un livre d’enseignement, et ce serait une prétention ridicule que d’en vouloir faire une œuvre de science. Aussi en faut-il soigneusement écarter tout appareil pédantesque. Dans les longueurs et les minuties d’analyse de nos romanciers psychologues, il y a de la cuistrerie, quelque chose qui sent l’homme d’école et qui a fait métier d’enseigner les sciences philosophiques. Dans les énumérations de nos descriptifs, dans l’étalage de documents de nos romanciers scientifiques, il y a une insistance du plus mauvais goût. Feuillet nous épargne l’ennui de ces lentes préparations. Il ne nous donne que les résultats de l’analyse, il décrit en quelques lignes. Mais il décrit avec le trait juste, il définit avec le mot propre. Sa langue est toujours claire. Sa phrase est rapide et souple.

Choisir des âmes d’élite pour les mettre aux prises avec des sentiments exceptionnels et avec des événements foudroyants, c’est sans doute comprendre l’art d’une façon justement opposée à celle des réalistes. Et l’on peut avoir des préférences pour l’un ou l’autre système. Mais cela n’importe guère. Un auteur nous doit compte, non du système qu’il a choisi, mais de l’application qu’il en a faite. Octave Feuillet laisse une œuvre d’une réelle unité, où tout se tient, où les qualités les plus rares composent un ensemble harmonieux ; œuvre très personnelle, dont l’originalité serait, au surplus, suffisamment prouvée par le nombre des imitations et des contrefaçons qu’on en a faites ; œuvre où ne manquent ni l’observation, ni la vérité humaine, et qui a par-dessus tout un charme de distinction incomparable. Elle restera comme la forme la plus complète du roman idéaliste en notre siècle.

Edmond & Jules de Goncourt80

Chez ceux qui font métier d’écrire, il n’est pas rare qu’il se produise une sorte d’envahissement de la personne par le métier. Idées, sensations, caractère, tout est modifié, altéré, entamé. Ils ont leur littérature dans le sang. L’écrivain chez qui ce phénomène s’est opéré, relève désormais d’une psychologie spéciale. Habitué à vivre d’une existence factice dans un milieu conventionnel, toutes choses lui apparaissent déformées par le point de vue particulier de son art. Il est en dehors de l’humanité courante. Et il s’en sait gré. Aussi bien il sépare toute l’humanité en deux catégories : les littérateurs et les autres. À moins que, simplifiant encore cette classification, il ne se contente de distinguer les autres et lui. Il est insociable, par définition. Il est morose par disposition d’habitude. Car son amour-propre, toujours surexcité, toujours inquiet, est pour lui cause de peu de joies et de beaucoup de souffrances. C’est pourquoi il mérite d’être plaint. Il n’a ni parents ni amis ; il a des confrères, des rivaux, des critiques, un public. Lui-même peut être un romancier ou un écrivain de théâtre, un rimeur ou un chroniqueur, un réaliste, un idéaliste, un fantaisiste ; mais il n’est plus un homme. L’être de nature a fait place à l’être de la profession. L’homme a été remplacé par l’homme de lettres, ou, comme on dit, par le gendelettre.

Le gendelettre est un type de notre temps, produit de notre organisation sociale et de nos mœurs littéraires.

Que si plus tard on veut étudier ce type, ainsi qu’il convient, dans son incarnation la plus complète, on choisira précisément l’exemple des frères de Goncourt.

I

Les descendants de Huot de Goncourt, avocat, membre de la Constituante, étaient nobles ; — nobles rien qu’un peu, et si peu que rien, mais nobles tout de même ; — et c’est un trait qu’il ne faut pas omettre. Car il est exact que les de Goncourt n’ont pas eu la vanité de la particule ; vanité qui se fait rare d’ailleurs dans notre siècle, ou qu’on s’efforce au moins de dissimuler. Mais sous une autre forme, mieux appropriée aux mœurs modernes, on retrouve chez eux cette vanité dont on avait remarqué qu’elle était plus susceptible et plus ombrageuse chez les plus minces seigneurs. C’est elle qui les a poussés dans une carrière qui devait les distinguer du commun, les mettre en dehors et au-dessus de tout ce peuple de fonctionnaires, d’industriels, d’ingénieurs et de militaires, roture d’une société où l’esprit serait roi. C’est elle qui leur a tait souhaiter de confiner leur vie, loin de la foule, dans un petit monde, étroit et fermé, plus jaloux de ses exceptions et de ses privilèges que nulle caste de l’ancien régime. Comme il y a eu des grands seigneurs et des hobereaux du temps qu’on portait l’épée, il y a dans notre société en habit noir de petits gentilshommes de plume. — Et les de Goncourt avaient une petite aisance. Ils avaient assez pour ne pas s’astreindre à un métier qui les eût détournés de leur occupation préférée. Ils n’avaient pas assez pour être exposés à se dissiper. — C’est ainsi que la littérature devint l’unique maîtresse de leur vie.

Ils lui ont tout sacrifié : à commencer par leur individualité. Car il se peut bien qu’il y eût entre les deux frères de merveilleuses affinités : ils étaient affectés de même par les choses, ils avaient des sympathies et des antipathies communes, il y avait entre eux d’étranges rencontres de pensée. Toutefois, et en dépit de ces « liens mystérieux », de ces « attaches psychiques », de ces « atomes crochus de natures jumelles81 », les Goncourt étaient très différents d’âge et très différents de caractère. Ils en conviennent ; même ils essayent d’analyser et de définir cette différence de leurs deux natures. On lit dans le Journal, sous la signature de Jules de Goncourt : « Edmond est un passionné tendre et mélancolique, tandis que moi je suis un matérialiste mélancolique… Je sens encore en moi de l’abbé du xviiie  siècle avec de petits côtés cruels du xvie  siècle italien non portés toutefois au sang, à la souffrance physique des autres, mais à la méchanceté de l’esprit. Chez Edmond, au contraire, il y a presque de la bonasserie. Il est né en Lorraine, c’est un esprit germain. Edmond se voit parfaitement militaire dans un autre siècle, avec la non-déplaisance des coups et l’amour de la rêverie. Moi, je suis un Latin de Paris82 » Certes, cela n’est pas très clair et on imagine qu’il y eût moyen de s’exprimer plus simplement. On devine pourtant ce que signifient ces choses si enveloppées. On en donnerait à peu près cette traduction : Jules, le cadet, était spirituel, ironique, d’une gaieté de. Parisien, malicieuse et blagueuse ; Edmond avait plutôt l’esprit lourd. De même on arrive à peu près à distinguer la part de collaboration qui revient à l’un et à l’autre. Il est dit, dans les Frères Zemganno, que Nello (Jules de Goncourt), était « l’arrangeur, le trouveur de jolis détails, le pareur, le fioritureur de ce qu’inventait de faisable son frère83 ». On traduira en disant qu’Edmond était plutôt le monsieur à théories, que Jules avait plutôt les qualités de l’exécutant et du virtuose. Ce qu’ils auraient pu faire, chacun de son côté, et leur personnalité se développant librement, on ne saurait le dire ; mais eux-mêmes n’ont pas voulu le savoir. L’individu n’est rien : l’œuvre est tout. En vue de l’œuvre commune, et en considération d’un intérêt supérieur, ils ont fait abdication de leur nature propre, et chacun a renoncé à être lui-même.

Soigneusement ils ont éliminé de leur vie tout ce qui a coutume de remplir une vie d’homme. N’ayant pas de famille, ils n’ont pas éprouvé le besoin de s’en faire une. Tout au contraire. Ils pensent que l’état de « littérature » est incompatible avec l’état de « mariage ». D’après eux, non seulement il est préférable pour l’artiste qu’il ne se marie pas, mais il n’a pas même le droit de se marier. Et quand on voit l’espèce de sauvage et de monstre social qu’est pour eux le véritable artiste, on ne songe plus à les contredire. Contre la femme en général, ils ont des méfiances et des antipathies de vieux célibataires. Ils la méprisent et ils la craignent. Ils ne voient en elle que le petit être foncièrement mauvais, inintelligent et entêté, despote par nature, et qui a pour vouloir une force d’autant plus terrible qu’il est incapable de penser. Ils ne sont pas plus tendres à la maîtresse qu’à l’épouse. Le drame qu’ils ont le plus complaisamment mis en scène est celui de l’anéantissement de l’artiste tué par la sottise et l’inconsciente méchanceté de la femme. Aussi se sont-ils gardés de laisser la femme prendre aucun empire sur eux. Ils ne lui ont abandonné ni un coin de leur cœur ni une partie de leur existence. Les relations féminines n’ont été pour eux qu’un délassement, moins encore, une hygiène.

C’est le 2 décembre 1851 que parut le premier livre des Goncourt : En 18 Ce jour-là se trouva être la date d’un coup d’État. La France se demandait comment serait accueilli le nouveau gouvernement, pendant que les Goncourt s’inquiétaient comment on allait accueillir leurs nouveaux procédés de style. Ce fut une malechance, mais qui n’était pas entièrement fortuite. Ce désaccord entre la pensée publique et la pensée des Goncourt devait subsister. Depuis cette date, on a fait des révolutions, révolutions dans le gouvernement, dans les idées, dans les mœurs ; les Goncourt ont fait des associations de mots jusqu’alors inouïes. Non seulement ils sont dépourvus de toute ambition et ils ont le bon goût de ne prétendre aucune part dans les affaires publiques, mais ils sont sur ces matières d’une souveraine indifférence. Les questions sociales, dans une société en si rapide et si profonde transformation, les intéressent aussi peu que les questions politiques. Ils ne se sentent pas de goût pour une société bourgeoise et plate qui a chassé la fantaisie, renié l’extravagance, supprimé l’imprévu. Partant ils ne sont pas curieux des problèmes d’où dépend son avenir ; ils ignorent ces problèmes, et vivent en dehors de l’atmosphère qu’ils font à la conscience moderne.

On ne leur connaît pas une passion, pas même un vice. À peine ont-ils une manie. Ils sont collectionneurs. Encore semble-t-il que Jules de Goncourt ne se soit fait collectionneur que par déférence pour les goûts de son aîné. Ils n’ont eu qu’une manie pour deux. — Rien ne vient les distraire de leurs habitudes casanières d’hommes de bibliothèque et de musée. Ils ne sont pas voyageurs. C’est tout au plus s’ils ont fait de courts voyages afin d’aller recueillir sur place des renseignements en vue d’un roman futur. Ils ne sont pas mondains. Ils n’aiment pas la campagne. Rien chez eux de semblable à cet enthousiasme pour la « nature » qu’ont eu les écrivains de la première moitié de ce siècle et les paysagistes du milieu du siècle. Ils n’ont aucun goût pour les choses de la nature. Ils écrivent sans hésiter : « Rien n’est moins poétique que la nature et les choses naturelles… La nature pour moi est ennemie… » Ils notent en eux une disposition « à ne prendre plaisir qu’aux œuvres de l’homme et à s’embêter des œuvres de Dieu84 ». Et de fait, par une sorte d’interversion qui est le dernier mot de l’artificiel et du factice, ils ne comprennent l’œuvre de Dieu qu’autant qu’elle a été interprétée et transposée par l’homme. En présence de la nature, ils ne voient rien qui ne soit un rappel et un ressouvenir de l’art. Dans un paysage, ils aperçoivent des coups de pinceau, des frottis légers, des dessous de sanguine, des lavis d’encre de Chine, des tons de bitume et des teintes d’aquarelle ; comme si c’était la nature qui s’essayât à copier les procédés de l’œuvre d’art.

Il est difficile, on en conviendra, de couper plus complètement toutes communications avec les hommes et les choses. Les Goncourt ne tiennent plus à la société de leurs semblables que par quelques réunions d’artistes et d’hommes de lettres, qui ont lieu chez la princesse Mathilde, dans l’hôtel de la Païva, ou au restaurant Magny. On sait à quoi se réduit la conversation entre gens du même métier, et qu’elle est ramenée, par une pente naturelle, vers les mêmes sujets, dans la monotonie des mêmes discussions. Les « Magny » surtout ont tenu une grande place dans la vie des Goncourt. L’histoire on est écrite à toutes les pages du Journal. Les Goncourt ont noté avec minutie tout ce qu’ils y ont entendu. Ils ont voulu que rien ne fût perdu des idées remuées dans « l’un des derniers cénacles de la vraie liberté de penser et de parler ».

À les voir en arrêt devant la causerie de ces dîneurs, on croirait que les intérêts de la France et de l’humanité tout entière ont tenu entre les quatre murs de ce cabinet de restaurant. Mais, d’autre part, on a remarqué que, si l’on s’en rapporte à la relation des Goncourt, tous les propos tenus dans ce « dernier cénacle de la liberté de penser » étaient marqués à un même coin, qui est celui de la niaiserie. Et on s’en est étonné. Les dîneurs du Magny s’appelaient Sainte-Beuve, Taine, Renan, Flaubert, Gautier, Saint-Victor. D’après l’attitude où ils nous sont présentés, et d’après les paroles qui s’épanchent d’eux, on jurerait d’une collection de crétins. Pourquoi ? Notez que les Goncourt n’ont eu nulle intention de les rabaisser, nul désir de les ridiculiser ; ces hommes étaient les seuls parmi les contemporains pour qui les deux frères eussent quelque estime, et même quelque sympathie. Mais ils ont, ainsi qu’ils s’en vantent quelque part, un don merveilleux pour découvrir partout la médiocrité. Ils voient en petit ; ils voient mesquin. Ils ont un jugement qui leur permet « de juger un Pasquier dans son inanité, un Thiers dans son insuffisance, un Guizot dans sa profondeur vide85 ». Il leur a permis, ce jugement, d’apercevoir dans Gautier, surtout le gros mangeur fier d’absorber le gigot à la livre et d’amener cinq cents à la tête de Turc, une manière de phénomène de foire ; dans Saint-Victor, l’homme sans opinion à lui et toujours l’humble serviteur d’une opinion consacrée. Ils distinguent deux Sainte-Beuve : l’un, le Sainte-Beuve de la vie intime, « devient un petit bourgeois, une espèce de boutiquier en goguette, l’intellect rapetissé par les ragots, les âneries, les rabâchages imbéciles des femmes86 ». Mais voici l’autre, le critique : « Quand j’entends Sainte-Beuve, avec ses petites phrases, toucher à un mort, il me semble voir des fourmis envahir un cadavre : il vous nettoie une gloire en dix minutes, et laisse du monsieur illustre un squelette bien net87. » On se souvient du récent incident Renan-Edmond de Goncourt. M. Renan accusait son interlocuteur de ne l’avoir pas compris, et protestait contre une sténographie inintelligente de ses paroles, qui allait à le faire passer pour avoir été, en 1870-71, quelque chose comme un agent secret de l’empereur Guillaume.

On pourrait ainsi prendre un à un tous les portraits qu’ils ont esquissés dans leur Journal et montrer comment ils les ont, sans malice aucune et en toute bonne foi, tournés à la caricature. C’est qu’il y a une tendance à laquelle l’homme de lettres ne peut se soustraire. Il n’aperçoit ses confrères que par rapport à lui-même. Il n’apprécie pas, il compare. Et naturellement, il se préfère. D’instinct, il est attiré et frappé par les défauts et par les imperfections. Dans la vie du gendelettre, le « débinage du confrère », même involontaire et inconscient, en l’absence de tout parti pris et de toute rancune, s’impose comme une nécessité.

Dans une vie ainsi réduite et spécialisée, que reste-t-il pour en remplir le vide ? Le lancement d’un volume et l’attente d’un article en sont les seuls événements. Afin de se faire illusion à eux-mêmes et de se dérober la vue de ce néant, les Goncourt se sont répété l’un à l’autre qu’il y a toujours et quand même une sorte de grandeur dans l’entier dévouement aux seuls intérêts de l’art. Mais c’est un art aussi que de tourner le bois et qui a ses monomanes. En sorte qu’on ne sait si dans cette conception de la vie qu’ils se sont faite, il entre plus de noblesse ou plus d’enfantillage. — Ce qui est certain, c’est qu’une tristesse poignante s’en dégage. « Des hommes comme nous doivent arriver à se dire à l’heure de la mort : Avons-nous vécu88 ? » Ce sont les Goncourt qui en font la remarque, avec cette amertume que met aux lèvres d’un homme le sentiment du vide de son existence.

II

Le résultat de ce genre de vie fut qu’ils devinrent malades.

« Mon cher, dit un de leurs personnages, je regarde la littérature comme un état violent dans lequel on se maintient par des moyens excessifs89. » Ils ont eu recours à tous les moyens pour se mettre dans cet état violent, excessif et anormal, pour entretenir cette excitation, ce tressautement des nerfs, cette fièvre et cette chaleur au cerveau, qui pour eux est la condition nécessaire de l’enfantement de l’œuvre d’art. Ils sont restés pendant des suites de jours, seuls, aux prises avec les mots ; de ces débauches de travail ils sortaient éreintés, avec une courbature de tout l’être. Ils ont eu une hygiène déplorable.

Mais ce qui a contribué surtout à développer chez eux un état continuellement maladif, ç’a été les blessures de leur amour-propre. Car la célébrité se fit attendre pendant des années ; elle se fit si bien attendre que l’un des deux frères perdit courage et mourut avant de l’avoir vue arriver. Cette lenteur que le succès mit à venir s’explique très aisément par ce que les Goncourt appellent quelque part le « renfermé » de leur œuvre. Cette œuvre, par le peu d’intérêt général et humain qu’elle contient, était destinée à ne séduire qu’un public assez restreint. Les Goncourt sont, en art comme ailleurs, des aristocrates. Mais d’autre part ils ne savent pas se passer des suffrages nombreux et du gros applaudissement. C’est une contradiction qui n’est point rare, mais dont il est rare qu’on ait souffert plus cruellement. On peut, à travers leur Journal, suivre jour par jour ce travail progressif de la lassitude et du découragement : « 16 octobre 1856. Jours gris. Jours noirs. Refus, échecs, à droite, à gauche et du haut en bas… » — « 25 décembre. Vendu 300 francs à Dentu nos Portraits intimes du dix-huitième siècle (deux volumes), pour la fabrication desquels nous avons acheté 2 ou 3000 francs de lettres autographes… » — « 11 juin 1857. Si le public savait au prix de combien d’insultes, d’outrages, de calomnies et de malaises d’esprit et de corps est acquise une toute petite notoriété, bien sûrement, au lieu de nous envier, il nous plaindrait… » — « 10 mars 1860. La vérité est que notre livre (les Hommes de lettres) a un succès d’estime : il ne se vend pas… Après dix ans de travail, la publication de quinze volumes, tant de veilles, une si persévérante conscience, des succès même, une œuvre historique, après ce roman dans lequel nos ennemis mêmes reconnaissent “une force magistrale”, il n’y a pas une gazette, une revue, petite ou grande, qui soit venue à nous, et nous nous demandons si le prochain roman que nous publierons, nous ne serons pas encore obligés de le publier à nos frais… » etc., etc. Ce sont les litanies de la déveine.

Ils s’en prennent à tout le monde, et à eux-mêmes. Ils accusent le public indifférent, la critique hostile, les grands journaux qui dédaignent les jeunes gens, les petits journaux qui taisent les noms des nouveau venus, les vaudevillistes qui accaparent le théâtre, les médiocres qui règnent un peu partout ; ils parlent, avec de vraies larmes dans la voix, de cette conspiration du silence organisée contre tous ceux qui veulent manger au gâteau de la publicité. Ils récapitulent leurs jours d’attente, de déception, de doute et presque de remords. Ils font le compte de ces heures, de tant d’heures où leur orgueil a saigné dans l’obscurité. Et telle est chez eux la sincérité de l’accent, si profonde a été la souffrance, et si prolongé le martyre, qu’ils atteignent à une sorte d’éloquence douloureuse, quand ils décrivent, soit dans leur autobiographie, soit dans leurs romans, mais toujours pour leur propre compte et à l’aide de leurs souvenirs, les angoisses de cette lutte de l’écrivain contre l’anonyme, et cette agonie monotone, cette agonie muette, intérieure, sans autre témoin que l’amour-propre qui souffre et le cœur qui défaille…

Alors la maladie nerveuse s’installait chez les Goncourt. Cette maladie, pour le moins en puissance chez tous les hommes de ce temps, se développait chez eux et s’exaspérait. Une sensitivité morbide s’éveillait, qui les mettait à la merci de la moindre contrariété morale, comme du plus léger choc extérieur. Ils devenaient « une sorte d’écorché moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans enveloppe et tout saignant90 ». Edmond d’abord avait semblé le plus malade. Depuis, Jules reprit son avance. C’est cette maladie qui l’a emporté.

Cette maladie des Goncourt est, comme on voit, pour une bonne part, une maladie acquise. Tout de même que Baudelaire « cultivait son hystérie », les Goncourt ont cultivé leur nervosité. Ils en souffrent, mais ils en sont fiers, et c’est d’eux qu’on peut dire qu’ils ont aimé leur mal. Ils mettent leur orgueil à se trouver d’une espèce d’êtres particulièrement impressionnables, des « vibrants d’une manière supérieure », organisés pour goûter comme pas un, soit un tableau, soit au besoin « une aile de poularde braisée91 ». C’est qu’ils pensent que de là précisément leur vient la meilleure part de leur originalité d’écrivains. C’est par là qu’ils veulent qu’on explique la nature de leur œuvre, et les qualités et les défauts de cette œuvre. La définition qu’ils ont donnée du genre de talent de leur Charles Demailly, ils veulent aussi bien qu’on la leur applique à eux-mêmes :

Charles possédait à un degré suprême le tact sensitif de l’impressionnabilité. Il y avait en lui une perception aiguë, presque douloureuse, de toutes choses et de la vie… Cela qui agit si peu sur la plupart, les choses, avait une grande action sur Charles. Elles étaient pour lui parlantes et frappantes comme les personnes… Un mobilier lui était ami ou ennemi. Un vilain verre le dégoûtait d’un bon vin. Une nuance, une forme, la couleur d’un papier, l’étoffe d’un meuble le touchaient agréablement Ou désagréablement. Cette sensitivité nerveuse, cette secousse continue des impressions désagréables pour la plupart et choquant les délicatesses intimes de Charles plus souvent qu’elles ne le caressaient, avait fait de Charles un mélancolique… Peut-être aussi était-ce là qu’il fallait chercher le secret de son talent, de ce talent nerveux, rare et exquis dans l’observation, toujours artistique, mais inégal, plein de soubresauts et incapable d’atteindre au repos, à la tranquillité de lignes, à la santé courante des œuvres véritablement grandes et véritablement belles.

Ils sont des nerveux : c’est leur marque. Gautier est un sanguin : « Moi, dit-il, c’est la mangeaille qui m’éveille. » Flaubert, avec sa carrure d’athlète et l’énormité de son « gueuloir », est un gars normand. Les Goncourt, c’est leur prétention, auront les premiers été les « écrivains des nerfs ».

III

Telle était, chez les Goncourt, l’expérience de la vie, tel l’état de l’esprit et tel celui du corps, lorsqu’ils se mirent à écrire leur premier livre qui compte : Charles Demailly. On peut se demander ce qu’ils étaient dès lors en possession de mettre dans leur œuvre.

Notez qu’ils sont totalement dépourvus de tout ce qui ressemble à une idée. Ils conviennent qu’ils ne sont pas de ceux qui portent leur œuvre en eux-mêmes. Ils n’essayent pas même de puiser dans leur propre fonds, sachant la tentative condamnée d’avance. Ils ne sont moralistes à aucun titre, ne sachant même pas très clairement ce que le mot peut signifier. Ils se contentent de remarquer que tout tableau qui procure une impression morale est un mauvais tableau, et ils généralisent cette remarque pour l’étendre à la littérature. D’autres jours, et lors qu’ils viennent de causer avec Gautier, ils professent la théorie de la « moralité du Beau », théorie qui n’échappe au reproche d’être absurde que parce qu’elle n’offre aucun sens appréciable. Pour mieux dire, ce sont matières sur lesquelles ils négligent d’avoir une opinion. Cette absence d’idées et de toute conception morale diminuera d’autant la portée de leur œuvre. Il se peut que, suivant une définition qu’ils en donnent, « les belles choses en littérature soient celles qui font rêver au-delà de ce qu’elles disent ». Ils seront, pour leur part, du nombre des écrivains dont l’œuvre, sans au-delà, ne fait ni rêver ni penser.

Ils n’ont pas d’imagination. Ils sont incapables de rien peindre qu’ils n’aient vu, de rien décrire qu’ils n’aient éprouvé ou pour le moins entendu conter. À ce point de vue, il est curieux de consulter le Journal, pour rechercher d’où leurs livres sont nés et comment ils se sont formés. Les auteurs y ont mis tout ce qu’ils trouvaient d’humanité autour d’eux, depuis leur grand’tante et leur petit cousin jusqu’à leur bonne. Ils y ont mis le peu qu’ils savaient d’anecdotes, d’historiettes et de faits divers. Ils ont prêté à leurs personnages leurs propres aphorismes. Leurs livres sont la collection de leurs notes. — Et ils sont aussi bien dépourvus de fantaisie, quoiqu’ils se travaillent à en avoir, et qu’ils se fassent honneur quelque part d’être des « poètes ». Rien n’est plus significatif à cet égard que le projet qu’ils ont eu de créer de propos délibéré de la fantaisie moderne, renouvelée de Marivaux, de Beaumarchais et de Watteau. En 18… avait été, en ce sens, une première tentative malheureuse. Mais ils ne devaient pas se tenir pour suffisamment battus. C’est par la fantaisie qu’ils espéraient renouveler le théâtre. Ils rêvaient de bouffonneries satiriques, et de féeries, et de dialogues en une langue ailée qui serait de la « langue littéraire parlée ». Au moins est-ce ce qu’ils essayaient de faire dans ce fameux premier acte d’Henriette Maréchal, l’acte du bal de l’Opéra. On cite peu d’exemples d’une fantaisie plus travaillée, plus peinée, moins libre, et où il entre enfin moins de fantaisie.

Ils ont écrit des livres d’histoire. Et sans doute ils parlent avec un peu trop d’emphase de leur cc œuvre historique » ; ils se montrent plus étonnés qu’il ne faudrait de la peine qu’ils ont prise de remuer « trente mille brochures et deux mille journaux ». Cette œuvre a néanmoins son prix : elle a eu sa nouveauté ; elle se laisse encore aujourd’hui lire avec intérêt et consulter avec fruit : la valeur anecdotique et le mérite frivole en sont incontestables. Qu’on se garde d’ailleurs d’y chercher rien de plus solide et de plus profond. « Un temps, disent-ils, dont on n’a pas un échantillon de robe et un menu de dîner, l’histoire ne le voit pas vivre92. » Ils ont en effet composé de l’histoire avec des échantillons de robe et des menus de dîner. Ils n’ont connu de Louis XV que ses maîtresses, de la Révolution que son décor, du Directoire que ses modes. Ils ont fait l’histoire du costume et de l’ameublement. Cela encore une fois n’est ni méprisable ni négligeable ; mais cela n’a justement qu’un intérêt de curiosité. Ce que prouve surtout leur « œuvre historique » au point de vue de leur tour d’esprit, c’est l’absolue incapacité où ils sont d’apercevoir d’une société autre chose que l’aspect de surface.

Ils ont fait des travaux sur l’histoire de l’art ; et, à l’inverse de presque tous les esthéticiens et les critiques d’art, ils y étaient propres. Ils avaient eux-mêmes commencé par manier le crayon et le pinceau ; ils avaient dessiné, aquarellé, pratiqué l’eau-forte avec passion. Ils ont un très vif sentiment des choses d’art. Encore sait-on à quel point leur horizon est borné. Ils ne connaissent l’art antique que pour en avoir entendu parler à Paul de Saint-Victor, qui lui-même… Raphaël ne leur donne que l’impression du papier peint et mal peint. Ils sont confinés dans l’art maniéré et joli du xviiie  siècle.

On voit comment peu à peu le champ se rétrécit. Cette littérature sans idées, sans conception morale, dénuée des ressources de l’imagination et de la fantaisie, ignorante de ces grands courants de l’histoire et de cette lente élaboration des mœurs à travers le temps, dont la connaissance est une condition de l’observation directe elle-même, et permet seule de porter sur les mœurs d’un temps un regard pénétrant et allant jusqu’au fond, — cette littérature devra se réduire à n’être que la copie de la réalité actuelle aperçue dans une vision d’un moment. Les Goncourt sont amenés, poussés, acculés au modernisme.

Comme il arrive, ils font de ce qui est la condition spéciale de leur talent une loi même de l’art ; les procédés qui s’imposent à eux, ils les érigent en théorie. « Le moderne, tout est là ! La sensation, l’intuition du contemporain, du spectacle qui vous coudoie, du présent dans lequel vous sentez frémir vos passions et quelque chose de vous tout est là pour l’artiste93… » Cette théorie, à la prendre dans son sens large, n’est ni neuve, ni même propre aux Goncourt ou particulière à l’art de notre époque. Ce qu’elle exprime, c’est une loi générale et qui vaut pour tous les temps, à savoir qu’un art ne saurait être vivant, et qu’il n’a sa raison d’être, que s’il apporte quelque chose de nouveau, une interprétation nouvelle de la nature, la notation de nuances nouvelles du sentiment. C’est une loi qu’on peut bien méconnaître, mais à laquelle on ne peut se soustraire ; et ceux-là même qui l’ont essayé n’y ont pas réussi. Les partisans les plus acharnés de la tradition, les disciples les plus soumis des anciens, les représentants attitrés du classicisme, un Racine, un Boileau, ont été dans leur temps des modernes autant que peuvent l’être les Goncourt aujourd’hui, quoique par des procédés différents. On n’exprime que les idées qu’on a, on ne traduit que les sentiments qui forment l’atmosphère où l’on vit, on ne peint la société et les mœurs des hommes que d’après les modèles et les exemples qu’on a sous les yeux. Un art est moderne ou il n’est pas. — Seulement il est à craindre que cette théorie du modernisme, les Goncourt ne l’aient prise dans son sens le plus restreint, et que la « modernité » n’ait été pour eux que ce qu’il y a d’extérieur, d’accidentel, d’exceptionnel et de passager dans la vie d’un temps. Telle est la complexité des éléments qui forment la vie d’une époque, que chacun y peut découvrir ce qu’il veut et trouver ce qu’il y cherche. En sorte que la question revient à examiner ce que les Goncourt ont su voir dans la vie moderne et ce qu’ils en ont su reproduire.

IV

Ils en ont peint le décor. Ils ont aimé Paris jusque dans ses verrues et surtout dans ses verrues. Ils ont laissé à d’autres le soin de nous décrire le Paris brillant, mondain, le Paris officiel et en représentation, le Paris des grands boulevards, des quartiers riches et des jours de fête. Ils ont dit les endroits peu fréquentés et les endroits mal fréquentés, les quartiers excentriques, les boulevards extérieurs, la banlieue, les boutiques de bric-à-brac, un bureau de journal, l’intérieur d’un atelier, la cave d’une salle de théâtre dans l’obscurité d’une répétition, et les salles d’hôpitaux, et les salles des bals de barrière, et les vagues refuges, les mauvais gîtes, les tavernes et les bouges. De leurs romans et de leur Journal, on pourrait extraire la plus complète collection d’eaux-fortes représentant les coins ignorés et perdus de Paris.

Ils en ont croqué quelques types curieux, ceux que leur avait révélés la fréquentation du monde des lettres et des arts. Les journalistes, surtout les petits journalistes. Le bureau de rédaction du Scandale dans Charles Demailly donne une assez juste idée de ce genre de presse qu’on a appelé depuis la presse boulevardière. Nachette, Florissac, Couturat, Gagneur, sont autant de variétés de ce type : le bohème de lettres. — Ils ont réussi mieux encore la peinture de la bohème de l’art. Chassagnol, Anatole, sont des figures prises sur le vif, attrapées d’un coup de crayon qui serre la réalité de tout près. Chassagnol est le théoricien, l’orateur dont l’éloquence s’allume à l’heure de l’absinthe, le parleur aux conceptions nuageuses mais intolérantes, enragé contre Rome, l’École, l’institut, l’esthéticien dont le cerveau est en gestation continue de la formule d’art de l’avenir, contempteur de tous les talents, dénigreur de toutes les œuvres, traînant dans tous les ateliers, où il déverse sur le travail d’autrui ses paradoxes impuissants et sa faconde improductive. Mais c’est Anatole qui est l’incarnation elle-même de l’artiste bohème.

Anatole, le rapin, victime des heureuses dispositions qui lui faisaient, tout enfant, crayonner des bonshommes aux marges de ses livres de classe, et qui plus tard en le dispensant des lents efforts, lui interdisaient le vrai talent ; Anatole, passé de l’arrière-boutique du petit commerçant à l’atelier du peintre, virtuose né de la blague ; Anatole, gamin, bon enfant et bon camarade, à l’esprit souple, aux membres agiles, à la gaieté toujours prête, boute-en-train de toutes les parties, organisateur de toutes les charges, farceur de toutes les farces ; Anatole, garçon de ressources, précieux dans un intérieur, habile aux menus détails du ménage, sans pareil pour soigner les animaux, amuser les enfants et donner à la femme la distraction d’une cour sans danger ; Anatole, l’être sans existence propre, n’ayant pas l’entière possession de son individualité, mais s’accommodant à tous les milieux, se mêlant à tout ce qu’il traverse, attachant sa vie à celle des autres par une sorte de parasitisme naturel ; Anatole, dans ce compagnonnage qui est pour lui l’habituelle condition de l’existence, partageant successivement le lit d’un écuyer de cirque, l’atelier d’un peintre en renom et le taudis d’un sergent de ville ; Anatole, ballotté entre les hauts et les bas de l’existence, aujourd’hui jouissant de toutes les élégances de la vie, la bouteille pleine de rhum et les paquets de tabac de dix sous, demain tombant aux besognes infimes, aux métiers innomés, comme de peindre des panneaux pour un pharmacien ou de colorier des préparations anatomiques ; pauvre diable, sans amertume et sans haine, s’éveillant un matin devant cette chose lugubre : la vieillesse d’un bohème… Anatole serait entre tous les personnages des Goncourt le plus vrai, le plus amusant et le plus touchant, si l’histoire de ses malheurs n’était dépassée en intérêt et en vérité parcelle de la vie, des souffrances et de l’agonie d’un autre personnage, son ami et un peu son parent : c’est le petit singe Vermillon.

Ce qu’ils ont étudié surtout, c’est la maladie de nerfs dont ils avaient pu observer sur eux-mêmes quelques-uns des phénomènes et qui sollicitait naturellement leur attention. Ce ne sont dans leurs livres que descriptions des troubles du système nerveux, depuis les lésions légères qui font l’irritabilité de l’écrivain, jusqu’aux lésions profondes qui mènent au gâtisme ; et dans les manifestations les plus opposées, depuis l’hystérie qui cause les désordres de la chair, jusqu’à l’extatisme qui produit la folie de la croix. Renée Mauperin, la « mélancolique tintamarresque », Sœur Philomène, la Sœur amoureuse, Barnier, l’interne hanté par le souvenir d’une opération faite par lui à son ancienne maîtresse, Pierre-Charles, l’enfant mal venu au monde, Germinie, tous enfin sont des nerveux et des malades. Les romans des Goncourt, tous bâtis sur le même plan, n’avancent et ne se développent qu’en suivant le développement et les progrès du mal. C’est d’abord une atmosphère de calme, d’insouciance et de gaieté dans la paix du bien-être physique. Puis viennent des inquiétudes, un vague malaise de tout l’être. Le mal se déclare, s’installe, grandit. Et c’est alors la lente consomption qui commence, l’agonie qui se prolonge : agonie se dénouant par la mort, comme celles de Renée et de Germinie, agonie plus terrible s’arrêtant à la demi-imbécillité chez Coriolis, à l’enfance chez Demailly. De ces agonies les Goncourt ne nous épargnent pas un soupir et pas un cri ; mais ils en suivent les phases avec une complaisance sans pitié, ils en notent les progrès, ils, en scrutent les détails avec un raffinement cruel.

Un aspect de la maladie les a frappés : c’est chez le sujet l’impuissance à vouloir, l’atonie de la volonté, l’atrophie de la personnalité. Charles Demailly a épousé une actrice, jolie fille sans esprit et sans cœur. C’est un malheur, sans doute, mais qui n’est pas particulier à lui seul. Dans l’histoire des lettres on trouverait plus d’un exemple d’écrivains mal mariés. Quelques-uns n’ont pas même été dérangés par cette mésaventure ; ils ont continué régulièrement leur travail de production littéraire ; ils n’ont écrit ni moins, ni moins bien, ni différemment. D’autres ont trouvé dans leur infortune même un aliment pour leur génie : ils ont été redevables à leurs malheurs domestiques de leurs satires les plus amères, à la trahison de la femme de leurs chants les plus beaux. Demailly n’a ni la souplesse qu’il faut pour profiter du malheur, ni le ressort nécessaire pour résister et pour réagir. Il ne se défend pas. Il se laisse aller, il s’abandonne. Dans cette défaite et ce désarroi de sa sensibilité, il se trouve qu’elle aussi son intelligence finit par sombrer. — Coriolis a pris pour maîtresse son modèle préféré, la juive Manette Salomon. Peu à peu Manette s’est installée en maîtresse légitime, elle a pris le ton du commandement, s’est posée en despote, a fait le vide autour de l’artiste, a écarté de l’atelier les amis de jadis, y a introduit ses parents à elle, l’a peuplé de toute une ignoble juiverie. Cela encore n’est point rare dans la vie des peintres ; cela même est fréquent, ordinaire, régulier. Mais voici ce qui est particulier à Coriolis. Son talent même, il ne le défend pas plus que son atelier contre l’envahissement de Manette. Il renonce aux tentatives et aux recherches qui lui avaient le plus réussi ; il renie son originalité, modifie sa conception d’art, tombe au joli, au tableau de facture, à l’art de pacotille. Devant sa conscience même d’artiste, il n’a pas su faire la garde. Pas plus que l’homme, l’artiste n’a su vouloir. — Dans les deux cas qui précèdent, il s’agissait de volontés faibles cédant à une volonté forte. Le cas de Mme Gervaisais est plus singulier. Il s’agit ici d’une personne qui a été vaincue par les choses. En arrivant à Rome, Mme Gervaisais avait cette santé de l’esprit, ce bon sens un peu étroit, qui se ferme à tout ce qui n’est pas connaissances positives et échappe à l’action mystérieuse du surnaturel. Peu à peu, dans ce milieu des choses religieuses, elle sent son cœur se fondre. De l’atmosphère imprégnée de catholicisme, de la splendeur des églises, de la longueur des offices une influence se dégage qui l’enveloppe, la pénètre et la transforme en une créature nouvelle. Elle a respiré la foi dans l’air ambiant. Le mysticisme est entré en elle avec les parfums de l’encens. Sa personnalité a été absorbée par le milieu. Son âme n’a pas prévalu contre l’âme des choses.

Cette façon dont les Goncourt se représentent le jeu de l’activité humaine suffit pour expliquer qu’ils n’aient jamais pu faire une œuvre de théâtre. Le théâtre vit d’action. L’action est la lutte de la volonté contre les obstacles que lui opposent les hommes et les choses. Mais cette lutte est justement ce dont ces personnages sont le plus incapables. — Cela encore explique qu’il y ait si peu de logique dans les romans des Goncourt. Dans les actions de leurs personnages il n’y a pas de suite et pas d’enchaînement. C’est que ces actions ne dépendent pas d’un caractère. C’est que chez eux le principe intérieur est nul. Ils sont soumis à toutes les influences, d’où qu’elles viennent, et varient à tous les caprices. Ils se donnent d’incessants démentis. Comme ils n’ont pas de règle qui les dirige dans leur conduite, nous n’en avons pas non plus pour juger de cette conduite. D’eux à nous il n’y a pas de comparaison possible, et pas de raisonnement par analogie. Ces êtres sont-ils réels ? Cela est possible. Mais sont-ils vrais ou sont-ils faux ? Nous n’en pouvons rien dire. Ils défient l’appréciation, ils échappent au contrôle de notre raison. — De là vient encore l’impression de mélancolie qui se dégage de ces livres. Les récits d’agonies y sont moins douloureux que le récit même de l’existence qui les précède. C’est que ces livres ne sont que des histoires de perpétuelles défaites. Les hommes qui s’y agitent étaient inaptes à la vie, puisque vivre c’est vouloir. Ils n’étaient pas armés pour la lutte. Ce sont là monographies de vaincus.

Types d’exception, silhouettes de malades, c’est ce que les Goncourt ont mis dans leurs romans, d’une modernité d’autant plus aiguë qu’elle est plus mince.

V

Modernistes par le choix de leurs sujets, ils le sont plus encore par le choix de leurs procédés d’expression. C’est ici qu’ils se montrent vraiment intransigeants. La tradition, pour eux, c’est l’ennemie. Ils insinuent que l’antiquité pourrait bien avoir été inventée pour être le pain des professeurs94 ; et c’est un pain dont ils refusent de se nourrir. Plus que l’antiquité classique, ils réprouvent le genre académique, qui en est la contrefaçon. Ils ont introduit dans un de leurs romans un personnage qui est le représentant de la peinture académique, Garnotelle, et il n’est pas d’ironies, de sarcasmes, d’injures qui leur semblent trop fortes à l’endroit de Garnotelle. Ils pensent, d’ailleurs, que nous sommes dans une de ces époques de décadence auxquelles ne conviennent plus les procédés d’art des époques de maturité, et que mieux vaut être Lucain plutôt que le dernier des imitateurs de Virgile. Ils se sont donc efforcés de trouver le style de notre décadence, et ils l’ont baptisé : l’écriture artiste.

Pour savoir en quoi consiste l’écriture artiste, il semble naturel de s’adresser à ses inventeurs et de leur en demander une définition. En voici une empruntée, paraît-il, à Théophile Gautier : « Le sens artiste manque à une infinité de gens, même à des gens d’esprit. Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui passent ici, il n’y en a peut-être pas deux qui voient la couleur du papier. (Cela est absolument exact) … Maintenant si avec ce sens artiste vous travaillez dans une forme artiste, si à l’idée de la forme vous ajoutez la forme de l’idée… oh ! alors, vous n’êtes plus compris du tout95. » Aristote avait déjà parlé quelque part de la forme des chapeaux, mais ce n’est évidemment pas la même chose. Et s’il fallait s’en tenir à cette formule sibylline, on pourrait croire que l’écriture artiste n’est qu’une mystification.

Ou peut-être encore l’écriture artiste ne serait-elle qu’un autre nom de la préciosité dans le style ?… Car les Goncourt sont essentiellement des précieux. Les seuls écrivains qu’ils citent avec éloges et dont ils se recommandent sont des stylistes : tel La Bruyère. En aristocrates de lettres, ils redoutent surtout le reproche de parler la langue de tout le monde. Ils recherchent les façons de dire extraordinaires et les alliances de mots inusitées. Leur Chassagnol excelle dans les définitions tournées en énigmes : c’est sa douce manie. Il définira ainsi un tableau : « L’Orient de la poésie de Child Harold et de Don Juan dans du soleil à Rembrandt, c’est ça, hein ? Du Child Harold rembranisé96. » Dans les Goncourt il y a du Chassagnol. Ils affectionnent le quintessencié et le tarabiscoté. Dans cette voie, ils ne s’arrêtent pas sur les confins du ridicule. Écoutez ce bout de conversation :

— Dites-moi donc, monsieur, vous n’allez donc nulle part ? Je crois que je ne vous ai jamais vu…

— Cela tient à mon sexe, mademoiselle.

— Comment, à votre sexe ?

— Oui, mademoiselle, à mon sexe… Vous m’accorderez qu’il y a supplices et supplices… Je suppose qu’on me coupe la tête, c’est affreux.

— Quelle idée !

— Mais je suppose qu’on me chatouille la plante des pieds jusqu’à ce que mort s’ensuive, c’est abominable. Eh bien ! mademoiselle, qu’est-ce que vous diriez d’un supplice entre le chatouillement et la décollation ? un, un écorchement à l’amiable, là ?

— Mais de quoi parlez-vous donc ?

— Moi ? Je parle de se faire faire la barbe97.

Que ne le disait-il tout de suite ?… Et le causeur qui débite ces jolies choses ne nous est pas donné pour un grotesque. Bien loin de là. C’est au contraire l’un des préférés, l’un des porte-parole des auteurs. Ils n’ont vu là que gentillesses d’esprit et menue monnaie de la conversation courante.

Faute d’une définition qui nous en rende compte, tâchons donc de démêler du moins les procédés qui composent l’écriture artiste, puisque aussi bien le principal effort des Goncourt a été un effort pour renouveler le style.

La langue française a été maniée et façonnée par des gens bien portants. Il se trouve que leurs descendants sont « les gens les plus nerveux, les plus sensitifs, les plus chercheurs de la notation des sensations indescriptibles, les moins susceptibles de se satisfaire du gros à peu près de leurs bien portants devanciers98 ». Le problème est donc de créer une langue assez souple pour se prêter à tous les besoins et à tous les caprices d’une sensibilité de malades, assez riche en tons et en nuances pour tout rendre, le visible d’abord et ensuite l’invisible, l’impalpable, l’insaisissable et l’impondérable, une langue qui rivaliserait avec tous les arts, et les transposerait de l’un dans l’autre, sculpterait de la pensée, spiritualiserait de la peinture et peindrait de la musique. C’est à quoi travaillent les Goncourt. Ils prennent pour point de départ la phrase plastique des écrivains pittoresques, et la phrase musicale de Flaubert. Mais ils remarquent que Gautier et Flaubert ont encore ce défaut commun à tous les écrivains bien portants, et qui est de respecter la syntaxe. Ils rappellent ce mot de Gautier : « Avoir une bonne syntaxe, tout est là. » Et ils reprochent à Flaubert de construire ses périodes comme un bon rhétoricien. Pour eux, leur premier soin est de briser la syntaxe. Ils réclament le droit à l’inversion. Ils rompent, ils désarticulent, ils désossent et ils gracieusent la phrase. Ce n’est pas sans raison que M. Edmond de Goncourt, dans les Frères Zemganno, voulant mettre en scène son frère et lui, a fait choix, comme prête-nom, de deux acrobates : Gianni, dont les mains « travaillaient toujours à déranger les lois de la pesanteur, à contrarier les lois de l’équilibre, en posant les objets sur un endroit de leur surface où ils ne pouvaient pas raisonnablement tenir99 » ; Nello, qui apprend à marcher sur les mains et qui travaille toutes les espèces de saut, le saut de carpe, le saut en avant, le saut du singe, le saut de l’Arabe et le saut périlleux. Le métier d’écrire ainsi qu’ils le pratiquent est une clownerie et une acrobatie. Mais il se pourrait que l’homme n’eût pas été créé pour marcher sur les mains, ni la phrase française pour faire le saut de l’Arabe. — Les Goncourt sont persuadés que la syntaxe est une invention de Noël et Chapsal, et conséquemment ils refusent de s’incliner devant le bon plaisir de ces lexicographes. Mais il se pourrait que les règles de la syntaxe correspondissent à des lois de l’esprit français, et qu’elles fussent fondées en nature.

Le moule de la phrase ayant craqué, rien n’empêche maintenant d’y entasser et d’y accumuler les mots. Les Goncourt ne s’en font pas faute ; ils en mettent pour deux. L’épithète étant la marque de l’écrivain, ils se préoccupent surtout de « piquer l’épithète » ; ils poursuivent l’épithète rare ; ils bariolent leur style d’épithètes colorées, « peintes en bleu, en rouge, en vert ». La recherche du mot qui peint et de l’épithète colorée leur est commune avec tous les écrivains pittoresques ; mais ils se distinguent de ceux-ci par la profusion de mots abstraits qu’ils jettent dans leur style. Ils diront : « le travail allait à l’ouvrage… » et « l’abrupt du roc envahissait les gradins » et « une maigreur sans sexe » et « tout le mauvais d’une femme » et « le Beau, c’est de la réalité vue par de la personnalité de génie ». Ils créent des mots et des tournures ; et ils s’en vantent, puisqu’on sait bien que c’est par les néologismes que les langues progressent. Seulement il est diverses sortes de néologismes. Sera-t-il quelque jour passé dans l’usage de dire une « jolité », une « lorgnerie » et la « trémulation d’un éblouissement » ? Cela est possible, quoique peu probable. Mais jamais, tant qu’il y aura une langue française, il ne sera permis d’écrire, par exemple : « Notre tête, toute notre vie, a le doigt sur le pouls de notre cœur. » Je prends cet exemple entre cent. Les Goncourt ; et c’est leur tort, ont été jusqu’au coq-à-l’âne inclusivement.

Cette langue assouplie et enrichie, ces ressources nouvelles leur permettront dans les descriptions de ne laisser tomber aucune partie de leur vision, et de rendre tous les « effets ». Les peintres ont coutume de chercher un ensemble, quelque chose qui se compose. Eux, docilement, suivent toutes les parties de leur modèle dans une énumération progressive. Veulent-ils nous faire voir une procession, ils nous décriront, dans l’ordre, chacune des bannières avec le costume de chacun des porte-bannières ; un bal, ils nous décriront à mesure chacun des costumes et chacun des masques rencontrés depuis la porte d’entrée jusqu’à la glace du fond. Dans leurs tableaux, il n’y a jamais de centre ; ils ne voient que des séries de détails. Leur vision est éminemment successive, progressive et fragmentaire. De même, pour donner l’impression d’une coloration, ils procèdent par retouches ; ils posent des tons à petits coups de pinceau ; ils peindront ainsi, en s’y reprenant toujours, le bleu d’un beau ciel :

Un ciel bleu où elle crut voir la promesse d’un éternel beau temps, — un ciel bleu, de ce bleu léger, doux et laiteux que donne la gouache à un ciel d’aquarelle ; — un ciel immensément bleu, sans un nuage, sans un flocon, sans une tache, — un ciel profond, transparent, et qui montait comme de l’azur à l’éther ; — un ciel qui avait la clarté cristalline des cieux qui regardent de l’eau, la limpidité de l’infini flottant sur une mer du Midi, — ce ciel romain auquel le voisinage de la Méditerranée et toutes les causes inconnues de la félicité d’un ciel font garder, toute la journée, la jeunesse, la fraîcheur et l’éveil de son matin100.

Ils affectionnent cette construction de phrase où les incidentes s’appuient toutes sur un même sujet plusieurs fois répété. Notez que le résultat de ce système de construction est de supprimer toute subordination, de donner même importance à toutes les propositions et par suite même importance à toutes les parties de la chose vue. C’est en effet ce qui arrive dans ces descriptions : tous les détails en viennent au même plan ; tous ont même valeur. C’est un fouillis de traits, un échantillonnage de nuances. Cela danse et cela papillote. Et telle est peut-être la définition que nous cherchions : récriture artiste, c’est le papillotage du style.

Je n’ai pas besoin de dire, car on ne le conteste pas, que les Goncourt sont arrivés, à l’aide de ces recherches précieuses, à des effets d’une intensité ou d’une subtilité rares. Et je n’ai pas besoin de rappeler que, non seulement des pages, mais des chapitres et des livres entiers dans leur œuvre sont écrits d’une écriture beaucoup plus apaisée. Mais c’est en poussant à bout un système qu’on voit mieux ce qu’il a de caractéristique. Les Goncourt sont des artistes, et ils travaillent pour les artistes. Ils « font le morceau » à l’usage des connaisseurs qui, mis en présence d’un grand tableau, vont droit au rendu d’un morceau d’épaule ou tombent en extase devant un ton de chair. Ils sont des gens de lettres, et ils écrivent pour les gens du métier qui apprécient surtout dans une œuvre le mérite de la difficulté vaincue. Et peut-être voit-on maintenant quelle difficulté il y a à écrire de ce style, et comment cette poursuite affolée de l’épithète rare a pu déséquilibrer les deux frères et en tuer l’un. Difficile à écrire, ce style est aussi difficile à lire. Il fatigue par la continuelle tension. Il déconcerte par ses bizarreries. Il irrite par un je ne sais quoi de trépidant. Il tombe à l’obscurité et au pathos. Il cesse d’être intelligible, et donc il cesse d’être du français. M. Edmond de Goncourt cite victorieusement une opinion de cet autre styliste, Joubert : « Les étrangers… ne trouveront que frappant ce que les habitudes de notre langue nous portent machinalement à croire bizarre dans le premier moment101. » Et il ne s’aperçoit pas combien il est bizarre d’invoquer l’autorité de ceux-là justement à qui manquent le sens instinctif et la tradition d’une langue. Mais c’est là qu’on en arrive ; et l’aphorisme reste juste : « Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que pour les artistes ! » Une langue qui est réservée aux initiés, qui dédaigne d’entrer en communication avec les profanes, qui ne laisse pas venir à soi l’air libre, prend insensiblement la tournure de devenir une langue étrangère.

VI

Peut-être, et quoi qu’ils en aient dit, les Goncourt ne sont-ils pas les principaux initiateurs du mouvement de la littérature moderne ; mais ils ont eu une grande influence. Encore faudrait-il préciser le genre de leur influence. Qu’ils aient remis à la mode l’art du xviiie  siècle, on ne le nie pas ; mais cela importe surtout aux amateurs d’estampes. Qu’ils aient inventé la japonaiserie, c’est un titre, mais surtout auprès des marchands de curiosités. Qu’ils nous aient imposé la manie du bibelot, c’est un fait, mais qui devait aboutir surtout à renouveler le système de décoration intérieure de nos appartements. Pour ce qui est de la littérature proprement dite, dans quelle voie l’ont-ils engagée et dans quel sens ont-ils influé sur elle ? On s’y trompe maintes fois ; et lui-même, et lui surtout, M. Edmond de Goncourt s’y est trompé.

C’est après 1870, après la mort de Jules de Goncourt, qu’on a commencé à lire les romans des deux frères. Le malheur fit que ce commencement de notoriété coïncidait avec l’éclosion d’un goût nouveau dans le public, avec le déchaînement de la grossièreté dans la littérature. Cette grossièreté restera une partie de la définition du naturalisme. Les naturalistes triomphaient. M. de Goncourt se souvint que les Goncourt avaient jadis décrit les amours hystériques d’une bonne avec le fils d’une crémière ; il en conclut qu’ils étaient donc les ancêtres du naturalisme, et que d’eux procédait tout le mouvement. C’est à partir de ce moment qu’il met un soin jaloux à noter tout ce qui, dans la nouvelle école, pourrait bien être un emprunt fait à leurs livres. Il réclame la paternité de toute invention. Il revendique la propriété d’une idée, d’une formule, jusque d’une expression et d’un mot. Afin que ce patronage littéraire soit officiellement reconnu, il songe à fonder une Académie des Goncourt : histoire d’embêter le cardinal de Richelieu.

Alors il lui arriva ce qui arrive souvent à qui veut conduire un mouvement : il le suivit. Ce chef d’école se mit à l’école de ses disciples. Afin de ne pas se laisser passer en violence, celui qui avait signé pour sa part de collaboration d’exquises pages dans Sœur Philomène et dans Renée Mauperin, n’écrivit plus que des Fille Élisa et des Faustin. Son succès lui a nui ; il y a perdu le meilleur de son talent. — Et il acceptait toutes les turlutaines des théoriciens du roman. Il épiait les sottises les plus récemment apparues à l’horizon littéraire, pour les annoncer ensuite avec autorité. Il déclarait que le romancier doit être un médecin et un savant. En tête d’un livre consacré à la description des maisons publiques de Paris et de la province, il prêtait serment sur son âme et conscience d’avoir fait un livre « austère et chaste102 ». Il convenait que, puisqu’on sait que Cabanis, Bichat et Claude Bernard ont été les maîtres du roman contemporain, un romancier doit s’occuper d’abord d’étudier l’hérédité, puis le tempérament, puis le milieu. Dans Chérie, il se livrait à cet exercice avec application. Il avait eu soin d’abord de s’entourer de tous les matériaux usités et inusités pour ce genre de travail. Par un surcroît de conscience, ayant remarqué que les histoires de femmes écrites par des hommes manquent précisément de la collaboration féminine, il avait eu préalable fait appel à cette collaboration. Il avait ouvert, chez son éditeur, un bureau des renseignements où les femmes de bonne volonté étaient priées d’adresser par correspondance des souvenirs sur leurs « impressions de petites filles », des « épanchements sur leurs sensations de jeunes filles », des « analyses d’un sentiment dans de l’amour qui s’ignore », et enfin, puisqu’il n’y a qu’un mot qui serve, d’envoyer sous pli cacheté « toute l’inconnue féminilité du tréfonds de la femme103 ».

En même temps, et par un contraste qui peut sembler bizarre, mais qui n’est point rare, s’éveillait chez ce naturaliste un vieux fond de romantisme. Il mettait en scène une écuyère immensément riche, promenant à travers le monde son ennui d’archi-millionnaire ; une actrice à qui il faut, avant de jouer le rôle de Phèdre, l’émotion d’une passion fatale ; il peignait des amours au clair de la lune, dans un château d’Écosse, et des morts qui rient.

Et donc, j’avoue que l’attitude prise par le survivant des deux auteurs et, si l’on veut, l’évolution de son talent, peuvent donner le change. Mais il importe de bien voir quelle est la nature et quelle est la portée de l’œuvre commune : cela importe à la réputation elle-même des Goncourt. Ils ne sont pas les inventeurs du naturalisme, ils ne sont responsables ni de ses fautes, ni de ses gloires. Après-Madame Bovary, Germinie Lacerteux pouvait bien être un livre différent ; ce n’était pas, à vrai dire, un livre nouveau. Et, d’autre part, si les Jupillon et les Gautruche sont bien des types réels, néanmoins ce n’est pas l’auteur de Germinie, c’est l’auteur de l’Assommoir, le peintre de Gervaise et de Coupeau, à qui il appartient d’avoir été le premier à écrire, en partie du moins, le roman du peuple de Paris. — Sont-ils des réalistes ? On a fait entrer tant d’éléments dans la définition du réalisme qu’on ne sait plus bien, quand on en parle, de quoi il est question. Les Goncourt sont des réalistes en ce sens qu’ils regardent de près et peignent avec fidélité ce qu’ils ont vu et rien que ce qu’ils ont vu. Mais il faut ajouter tout de suite que la recherche du rare, des types rares, des sentiments rares et des mots rares est justement le contraire du réalisme. Or cette recherche est caractéristique du talent des Goncourt. Ils sont des délicats, des raffinés. Ils n’ont rien fait, comme on dit, que de très « distingué ». Ce sont des artistes dédaigneux de tout ce qui n’est pas purement artistique. Et c’est en ce sens que s’est exercée leur influence.

Ces gens de lettres et ces nerveux ont contribué à faire que la littérature en notre temps s’adressât spécialement aux professionnels et aux malades, partant qu’elle contînt de moins en moins de ce qui peut toucher les autres hommes, ceux qui, sans faire métier d’écrire, se contentent d’être des hommes qui pensent, qui se souviennent, qui rêvent, et qui, en dépit de leur santé, s’affectent, s’émeuvent et souffrent. Ils ont rétréci, aminci, appauvri la matière et reporté du même coup tout l’intérêt sur les raffinements de la forme. Si la langue écrite, en France, est devenue quelque chose qui, de plus en plus, s’écarte de la langue française ; si l’art littéraire est devenu de plus en plus un art de vaine curiosité, une littérature d’intérêt local et spécial, c’est que l’heure a enfin sonné du succès pour les Goncourt, et qu’ils ont enfin trouvé qui les a admirés et qui les a imités. Leur œuvre, ç’a été l’effort le plus persévérant, le plus consciencieux et le plus laborieux pour vider la littérature de son contenu.

Émile Zola104

L’auteur des Rougon-Macquart a aujourd’hui passé la cinquantaine ; il a publié trente-cinq volumes ; il est arrivé à ce moment où un écrivain, s’il n’a pas encore terminé son œuvre, n’a pourtant plus guère à nous apprendre. Le bruit qui s’était fait autour de son nom s’est peu à peu apaisé ; les colères et les enthousiasmes soulevés d’abord par les écarts de sa plume se sont également calmés. Personne ne conteste son talent. D’ailleurs, s’il a pendant quelque temps exercé une grande influence sur les jeunes écrivains, la génération nouvelle lui échappe de plus en plus. On peut donc parler de lui et de son œuvre en toute impartialité. C’est déjà de l’histoire d’hier ; c’est presque du passé.

I

M. Émile Zola est né à Paris, en 1840, de parents établis en Provence. Il passa sa première jeunesse à Aix, vint à Paris terminer ses études. Au sortir du collège, sans position et sans titre, sans même un diplôme de bachelier, il se trouva réduit à un absolu dénuement, et dut accepter pour vivre des besognes subalternes. Un emploi dans la maison Hachette lui assura le pain quotidien, et lui permit de commencer à écrire. En 1864, il publia son premier livre, le recueil des Contes à Ninon ; en 1871, le premier volume de la série des Rougon-Macquart. Le succès venait lentement ; lorsque, tout d’un coup, au lendemain de l’Assommoir, il se déchaîna et prit des proportions formidables. Aujourd’hui M. Zola est le romancier dont les livres se vendent le mieux, et il continue d’en publier, en moyenne, un tous les deux ans. — La biographie de M. Zola tient dans ces quelques lignes ; c’est celle d’un travailleur uniquement acharné à sa tâche.

C’est, pour tout dire, la vie d’un petit bourgeois rangé. M. Zola, par ses goûts et par ses habitudes comme par sa naissance, appartient à notre petite bourgeoisie française. Méthodique et régulier, il se met tous les jours à la même heure devant sa table de travail et y passe le même temps, comme les autres vont à leur bureau et en partent aux mêmes heures exactement. Il est homme de famille, nullement mondain ; il dépense en proportion de ses gains ; il aime ce qui est confortable et cossu. Dès que sa fortune le lui a permis, il a réalisé cet éternel désir du bourgeois : il est devenu propriétaire. Il possède, à Médan, une maison qu’il s’est amusé à faire bâtir lui-même ; il l’a meublée dans le genre moyen âge. Parvenu à une grande « situation » dans la littérature, il ne dédaigne aucun des signes extérieurs du succès. Il a accepté la décoration, il sollicite un fauteuil à Académie française. Sans doute, M. Zola, comme tout le monde, a médit de « cette institution caduque qui s’obstine à vivre dans les temps nouveaux… Le grand courant moderne, qui doit fatalement l’emporter un jour, passe sans s’inquiéter de ce qu’elle fait ni de ce qu’elle pense. Et il est des années où l’on peut véritablement croire qu’elle n’existe plus, tant elle paraît morte. Pourtant la gloriole pousse encore nos écrivains à se parer d’elle comme on se pare d’un ruban. Elle n’est plus qu’une vanité. Elle croulera le jour où tous les esprits virils refuseront d’entrer dans une Compagnie dont Molière et Balzac n’ont pas fait partie105. » Si M. Zola se présente aujourd’hui à l’Académie, il n’en faut pas conclure qu’il ne soit pas un esprit viril, ni l’accuser d’inconséquence. Et il ne suffirait pas même de dire qu’il veut, par générosité, fournir à l’Académie un moyen de réparer l’injure faite à Balzac. Mais il entend jouir de tous les avantages attachés à la situation qu’il occupe, il trouve convenable d’obtenir toutes les satisfactions légitimes.

Un des traits de caractère qui frappent d’abord chez M. Zola, et qu’on a maintes fois signalé à son honneur : c’est la prédominance de la volonté. Doué de facultés moyennes, M. Zola est arrivé, par un effort de volonté, où il a voulu et comme il l’a voulu. Un des mots qui reviennent le plus souvent sous sa plume, c’est le mot : conquérir. Ses héros sortent d’une petite boutique provinciale pour marcher à la conquête de Paris. Lui, de même, s’est conquis sa place. Ignoré pendant dix ans, discuté ensuite, il a continué d’aller droit devant lui, traçant son sillon, de la même allure pesante ; il s’est entêté dans les mêmes procédés et dans les mêmes défauts : finalement, il s’est imposé. —  Cet entêtement volontaire, combiné avec une extrême étroitesse d’esprit, s’est tourné en une assurance imperturbable, en une prodigieuse confiance dans les idées soutenues et dans l’œuvre faite. C’est ainsi que M. Zola s’est trouvé passer chef d’école. On dit communément de lui qu’il est une force.

Un autre trait, et non moins saillant : c’est la vulgarité de nature. Toutes les fois que M. Zola parle en son nom personnel, dans ses livres de critique, dans ses articles de journaux, c’est sur le ton de la plus épaisse trivialité. Ce qui lui manque, ce n’est pas seulement l’esprit : il n’a pas d’esprit, il le sait, ne s’en cache pas, et même il s’en vante ; ce n’est pas seulement l’élégance et la délicatesse, mais c’est le tact le plus élémentaire. On lui a reproché d’être orgueilleux et infatué de lui-même ; il s’en est défendu, et je ne crois pas, en effet, qu’il ait plus d’orgueil que beaucoup d’écrivains qui ne le valent pas. Mais il cède naturellement à ce besoin qui pousse les gens de nature vulgaire à se mettre en avant, à faire étalage de leur personnalité. On lui a reproché les violences de sa polémique ; or il n’est point méchant, brave homme plutôt ; mais il a naturellement le verbe haut, il parle fort et crie pour un rien. Il est tombé à bras raccourcis sur tous les écrivains qui ne font pas partie de son groupe et sur tous les artistes qui ne peignent pas comme Manet ; c’est qu’il manque totalement du sens de la mesure, et divise l’humanité nettement en deux catégories, celle des grands bonshommes et celle des crétins.

Ce littérateur n’a, du reste, pour la littérature que peu de goût et qu’un respect médiocre ; les grandes protestations n’y font rien. Il ne la connaît pas et n’a jamais éprouvé le besoin de la connaître. De l’antiquité et de nos grands siècles littéraires, il ne sait que ce qu’en peut apprendre sur les bancs du collège un élève qui s’y ennuie. Comme tous les illettrés, il fait commencer l’histoire de la littérature aux contemporains. Par contre, il professe pour la science une admiration béate et inintelligente. Il en parle comme pourrait faire un maître d’école de campagne. « On ne vit que de science… C’est là science qui prépare le vingtième siècle. Nous serons d’autant plus honnêtes et heureux que la science aura davantage réduit l’idéal, l’absolu, l’inconnu106. » Il est aussi bien incapable de goûter les jouissances de l’art. Les artistes, et ceux mêmes qui, une fois l’œuvre terminée, s’en dégoûtent et la jugent inférieure à ce qu’ils voulaient faire, connaissent du moins cette joie qu’apporte l’œuvre en train, la joie de créer et de voir peu à peu l’idée prendre forme et prendre corps. M. Zola écrit comme d’autres exécutent une tâche rebutante et font un métier pénible, aspirant au moment où ils pourront lâcher tout et se retirer. « Que d’heures terribles, dès le jour où je commence un roman !… Et quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! Non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée107. » Serait-ce que l’auteur, comme il aimerait à le faire croire, est travaillé par un désir de la perfection et qu’il n’arrive jamais à se satisfaire ? « Je pleure encore de rage sur mes manuscrits, je me traite d’idiot vingt fois par matinée, je ne lance pas un livre sans le croire inférieur à ses aînés108. » Mais le souci de la perfection est ce qui fait le plus défaut dans cette œuvre où les volumes se succèdent avec de surprenantes inégalités, et au petit bonheur, un mauvais après un médiocre ou un bon, dans ces livres touffus où les matériaux sont entassés sans choix. Ces rages de l’écrivain contre lui-même sont affaire de tempérament, effets d’une humeur chagrine. « Pessimiste, porté à voir les choses en noir, il croira sans cesse qu’il n’a rien fait, que tout va pour lui de mal en pis, qu’il est le plus infortuné des hommes. Célèbre, il n’est pas heureux. Bien portant, il se croit malade109. » Si vous voulez sur ce point son propre témoignage, voici sous quels traits il se représente : « Je ne suis pas gai du tout, pas aimable, pas polisson, incapable de chatouiller les dames. Je suis un tragique qui se fâche, un broyeur de noir. » Pessimisme de qualité inférieure, qui n’est que le mécontentement d’un homme « embêté » par l’existence, l’habitude morose d’un hypocondriaque.

Et de tous ces traits se dégage la personnalité, peu complexe d’ailleurs, de l’auteur des Rougon-Macquart, une personnalité vigoureuse et triviale.

II

M. Zola possède quelques-unes des qualités du théoricien : le tour d’esprit systématique, le don de courte vue, l’humeur batailleuse, l’intrépidité dans l’affirmation. Aussi l’école naturaliste a-t-elle salué en lui son chef ou, tout au moins, son représentant le plus attitré et son porte-parole. Mais, d’autre part, il lui manque certaines qualités sans lesquelles on n’a même pas le droit de traiter des choses de la littérature et de l’art. Il est dénué, mais au dernier point, de tout sens critique. Comme cela est naturel, il n’en prend pas son parti et voudrait faire illusion. Il répète à satiété : « J’ai beaucoup de sens critique… J’ai trop de sens critique. » Et rien ne sonne avec plus de drôlerie que cette phrase revenant en manière de conclusion après tel jugement baroque ou telle affirmation saugrenue. En outre il est incapable de suivre une idée abstraite, et sa langue toute matérielle ne sait pas en exprimer les nuances. Aussitôt qu’il essaye de traduire une idée générale, il s’embarrasse et, comme il dirait, « il s’effare ». Sa phrase devient confuse, et son style est celui dans lequel un maçon pourrait parler d’architecture et un peintre en bâtiments expliquer la théorie des complémentaires. Il a vingt fois pourfendu le romantisme, et chaque fois cette locution imagée : « le coup de folie du romantisme », lui a tenu lieu de définition et de réfutation. Les poètes lyriques sont pour lui ceux qui « ont le cerveau ainsi bâti qu’ils trouvent plus large et plus sain de reprendre les antiques rêves, de voir le monde dans un affolement cérébral, dans la vision de leurs nerfs détraqués ». Ailleurs il écrit : « Si nous ne donnons jamais la nature tout entière, nous vous donnerons au moins la nature vraie, vue à travers notre humanité, tandis que les autres compliquent les déviations de leur optique personnelle par les erreurs d’une nature imaginaire, qu’ils acceptent empiriquement comme étant la nature vraie, etc., etc.110. » Après quoi, il se plaint qu’on ne le comprenne pas, et il se fâche. Aussi la partie la plus faible de son œuvre est-elle celle qu’il intitule naïvement « son œuvre critique ».

À le prendre dans sa conception la plus générale, le naturalisme, c’est encore le réalisme, mais le réalisme tenu au courant des progrès de la science ; ou, pour mieux dire, c’est une tentative pour assimiler les procédés de la littérature aux procédés de la science. M. Zola remarque que le développement de l’esprit scientifique est le grand fait de ce siècle. Aussi rêve-t-il de faire entrer la science dans la littérature. La formule naturaliste n’est, d’après lui, que « la méthode scientifique appliquée dans les lettres111 ». Cette préoccupation de la science ne le quitte pas. Balzac se recommandait de Geoffroy-Saint-Hilaire. Celui dont M. Zola s’honore d’être un disciple, ce n’est pas un écrivain, mais c’est un savant : Claude Bernard. L’opuscule où il expose la théorie du Roman expérimental est fait à coups de citations empruntées à l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Il y recommande au romancier d’être un naturaliste, un physiologiste, un chimiste, un médecin ; il néglige seulement de l’avertir, que, quoi qu’il fasse, il restera tout de même un littérateur. Et il écrit bravement : « Nous autres naturalistes, hommes de science… »

Le premier procédé, pour le romancier élevé à l’école de Claude Bernard, c’est l’observation. Ici nous serions tout à fait d’accord avec M. Zola, si nous n’avions à lui reprocher pourtant de s’être sur ce point contenté à trop bon marché, et d’avoir fait preuve maintes fois d’une singulière négligence et des habitudes les plus superficielles. Il est très fier parce qu’ayant à écrire un roman sur les mineurs, il est descendu dans un puits de mine, et parce que, en ayant un autre à composer sur les chemins de fer, il a voyagé sur une locomotive et poussé, je pense, depuis Paris jusqu’à Mantes. L’espèce d’admiration où il est de lui-même pour avoir daigné jeter les yeux sur les objets qu’ensuite il voulait peindre, suffirait à prouver combien peu il se doute de ce que doit être cette lente et patiente et minutieuse observation, la seule dont s’accommode la science.

Pour lui, il n’y cherche point malice : un simple coup d’œil lui suffit. C’est ce que nous apprend, avec un luxe de preuves à l’appui, son biographe et son ami, M. Paul Alexis. L’auteur de Pot-Bouille veut décrire une maison habitée bourgeoisement. « Après une promenade à la rue de Choiseul, dans laquelle il plaçait sa maison bourgeoise, etune visite à l’église Saint-Roch, où plusieurs scènes devaient se passer, armé de toutes pièces, il partit pour la campagne et commença l’œuvre. » Dans la Curée, il décrit l’hôtel de M. Menier dont il ne connaît d’ailleurs que la façade. Dans la Faute de l’abbé Mouret, « les larges descriptions de plantes et de fleurs n’ont pas été prises seulement dans les catalogues ; le romancier a poussé la conscience jusqu’à aller dans les expositions horticoles ». Que pensez-vous de cet hommage rendu à la « conscience » d’un écrivain qui va jusqu’à regarder les plantes avant de les décrire ? On n’est trahi que par les siens. — Encore, si M. Zola ne décrivait que ce qu’il a vu de ses yeux, et si son observation, toute superficielle et rapide qu’elle soit, était de l’observation directe. Mais il se contente volontiers de renseignements de seconde main. Il travaille d’après les choses imprimées. Dans Son Excellence Eugène Rougon il a besoin de nous montrer la cour impériale à Compiègne ; mais il n’a jamais été à Compiègne ; qu’à cela ne tienne, un livre intitulé Souvenirs d’un valet de chambre lui donnera à peu près tout. L’Assommoir est fait avec le Sublime de Denis Poulot. Dans la Fortune des Rougon, les détails sur l’insurrection en Provence sont pris dans l’Histoire du coup d’État par M. Ténot. Qu’est-ce à dire, sinon que M. Zola joue ici un rôle non de témoin, mais simplement de metteur en scène et d’arrangeur ? Il fait de la littérature sur le témoignage d’autrui. — Certes, les écrivains ont toujours eu le droit de procéder ainsi ; mais c’est pour un homme de science que se donne M. Zola.

Il est un autre procédé auquel M. Zola attribue une importance toute particulière, et qui est d’après lui la grande nouveauté de l’école, la spécialité même de la maison : c’est l’expérimentation. Le roman naturaliste s’appelle tout aussi bien le roman expérimental. Voici comment s’explique M. Zola, en prenant comme exemple la figure du baron Hulot, dans la Cousine Bette : « Dès que Balzac a eu choisi son sujet, il est parti des faits observés, puis il a institué son expérience en soumettant Hulot à une série d’épreuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion. Il est donc évident qu’il n’y a pas là seulement observation, mais qu’il y a aussi expérimentation112. » Un tel passage suffirait à prouver que M. Zola n’entend pas ce dont il parle. Le savant peut expérimenter, parce que, après qu’il est intervenu pour instituer l’expérience, il s’efface, disparaît ; et, laissant alors agir les seules forces naturelles, il constate ensuite le résultat qui s’est produit en dehors de son action : il y a d’un côté le savant qui regarde et de l’autre la nature qui agit. Cette dualité n’existe pas pour le littérateur ; c’est lui qui imagine l’expérience, mais c’est lui aussi qui en imagine les résultats : tout se passe dans son cerveau. Et c’est une belle chose sans doute que l’expérimentation ; mais encore faut-il qu’il y ait lieu de s’en servir. Or peut-être ne serait-il pas plus absurde d’en conseiller l’emploi au mathématicien que d’y voir une méthode à l’usage des romanciers.

C’est que l’idée même d’où partent les naturalistes est fausse. Il n’y a aucune assimilation possible entre l’œuvre du savant, qui est impersonnelle, et celle de l’écrivain qui ne peut jamais faire complète abstraction de sa personnalité. — De cette erreur une autre découle, dont les conséquences sont de la dernière gravité. Les naturalistes réclament pour eux le droit qu’a le savant de tout dire et de tout peindre sans aucune préoccupation de morale et au nom d’un intérêt supérieur. « On ne s’imagine pas un chimiste se courrouçant contre l’azote, parce que ce corps est impropre à la vie, ou sympathisant tendrement avec l’oxygène pour la raison contraire… Nous enseignons l’amère science de la vie, nous donnons la hautaine leçon du réel. Voilà ce qui existe, tâchez de vous en arranger… Je ne connais pas d’école plus morale, plus austère113. » Et, du coup, se trouvent justifiées toutes les peintures de la réalité la plus basse et du vice le plus ignoble. Or, de ce que le mot de « morale » n’a pas de sens dans l’ordre scientifique, il ne s’ensuit pas qu’il ne reprenne pas un sens quand il s’agit de spéculations d’un autre ordre. De même que, s’il est vrai que rien n’est beau et rien n’est laid au regard du savant, il ne s’ensuit pas que la laideur et la beauté n’existent pas pour l’artiste. Il faut tenir compte des dispositions du lecteur, et c’est là même qu’est toute la question. Le lecteur le plus sérieux et dont l’esprit est le moins tourné vers la gaudriole n’apporte pas dans la lecture d’un roman les mêmes dispositions où il se mettrait peur étudier des planches d’anatomie. C’est après que nous avons fait abstraction de notre imagination et de notre sensibilité que nous arrivons à l’état où doit être le naturaliste dans son laboratoire, le médecin dans sa clinique. C’est avec tout notre être que nous lisons l’œuvre de l’écrivain. Nous lui apportons notre âme tout entière, et peut-être serait-il mal venu à s’en plaindre. Mais aussi, en retour de ce don de toute notre personne, sommes-nous en droit d’exiger qu’il se souvienne que nous ne sommes pas tout raison, que nous avons aussi une imagination et des sens. Sur les cent cinquante mille acheteurs de Nana, M. Zola sait bien qu’il en est beaucoup qui n’ont cherché dans ce livre que des satisfactions pour une curiosité inavouable ; mais il sait aussi qu’il n’en est pas un qui ait ouvert son roman dans l’unique pensée d’y étudier scientifiquement la question de la prostitution.

On voit peut-être maintenant par où pèche la doctrine naturaliste, et que c’est par la base. En tant que doctrine, le naturalisme n’existe pas ; ou plutôt par ce qu’il a d’erroné et de dangereux, il a contribué puissamment à dévoyer d’abord, et à retarder ensuite, le légitime et profitable mouvement du moderne réalisme.

III

Pour d’autres écrivains on peut, sans inconvénient, négliger leurs théories : elles ont été conçues après coup, et afin de servir de justification à l’œuvre faite. Il n’en est pas de même avec M. Zola. Chez lui les théories ont précédé l’œuvre et l’ont déterminée, et on ne voit pas qu’au cours de l’exécution elles se soient modifiées. En 1871, il écrivait en tête du roman qui ouvre la série des Rougon-Macquart : « Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent au premier coup d’œil profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois comme la pesanteur. Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. » Et récemment, dans l’Œuvre, Pierre Sandoz, parlant aux nom et place de l’auteur, reprenait et complétait sans les modifier ces mêmes théories ; et il terminait son exposé dogmatique par une invocation à la nature et à la terre : « C’est toi seule qui seras dans mon œuvre comme la force première, le moyen et le but, l’arche immense où toutes les choses s’animent du souffle de tous les êtres… Est-ce bête, une âme à chacun de nous, quand il y a cette grande âme ! » Ce sont ces théories que M. Zola ne s’est pas lassé d’appliquer en conscience et avec une régularité monotone.

D’abord le groupe d’individus, se léguant de l’un à l’autre un tempérament qui va se modifiant d’après des lois inflexibles : — ce sont les Rougon-Macquart, dont on peut trouver en tête de Une Page d’amour l’arbre généalogique. À la base, une hystérique, Adélaïde Fouque, dont la névrose va devenir tour à tour, chez ses descendants, libertinage, ivrognerie, folie homicide, exaltation religieuse et génie même.

Ensuite le milieu. — Le milieu général, formé par l’ensemble des circonstances historiques : le cadre étant fourni par la période du second Empire. — Le milieu spécial, formé par les habitudes de profession de chacun des personnages. On nous transporte à leur suite dans le monde de la petite bourgeoisie provinciale (la Fortune des Rougon), dans le monde des brasseurs d’affaires (la Curée), aux Halles (le Ventre de Paris), dans le milieu clérical (la Conquête de Plassans, la Faute de l’abbé Mouret), dans le monde politique (Son Excellence Eugène Rougon), parmi les ouvriers (l’Assommoir), dans le monde des petits théâtres et de la galanterie (Nana), dans la bourgeoisie parisienne (Pot-Bouille), dans les grands magasins (Au Bonheur des Dames), chez les mineurs (Germinal), chez les artistes (l’Œuvre), chez les paysans (la Terre), dans le personnel des chemins de fer (la Bête humaine), parmi les gens de finance et les boursiers (l’Argent). Il reste à faire un roman sur l’armée, un sur la science. Celui-ci, qui sera le couronnement de l’édifice, sera aussi la synthèse de toute l’œuvre, le livre de grande généralisation où le penseur dira son dernier mot.

Pour poser ces milieux avec toute la netteté voulue, M. Zola a recours à l’emploi des termes techniques. De là les interminables énumérations d’objets qu’il emprunte aux traités spéciaux, et où il épuise la collection des Manuels-Roret. — C’est le manuel du parfait charcutier. Nous pouvons nous attendre à voir défiler toute la série des objets relatifs au commerce de la charcuterie : les galantines, les saucisses et les saucissons, les boudins, les jambons, les saindoux, toutes les sortes de lards, les lards de poitrine, les lards maigres, les lards à piquer, les chapelures, la fine et la grosse, les mies de pain pour paner, les épices, la girofle, la muscade, les poivres, et les écumoires, les cuillers, les fourchettes à long manche, les lardoires, les aiguilles, la pompe à injecter, la machine à pousser, la hacheuse mécanique, etc. Le manuel du chasublier brodeur : et voici donc, la chanlatte, pièce de bois où s’appuie le métier, un diligent avec son engrenage et ses brochettes, un rouet à main, un tatignon de cuivre, des poinçons, des maillets, des marteaux, des fers à découper le vélin, des menne-lourd, etc. Le manuel du chaîniste : on nous parlera de la colonne, du jaseron, du forçat, de la gourmette, de la corde, etc. Catalogue d’ornements d’église : la chasuble, l’étole, le manipule, le cordon, l’aube, l’amict, le calice, le purificatoire, le pâle, le corporal, le manuterge, etc. Catalogue des tapis : d’Ispahan, de Téhéran, de Kermancha, de Schoumaka, de Madras, de Gheurdès, de Coula, de Kircheer, etc., etc. M. Zola ne semble pas se rendre compte que, s’il y a de la timidité à éviter de se servir du mot propre, sous prétexte que ce n’est pas un terme usuel, il est puéril de prodiguer ces termes de métier, dont la plupart n’offrent aucun sens au lecteur qui n’est pas de la partie : ils ne servent qu’à détourner son attention, et, suivant son humeur, à le faire bâiller ou à le faire rire.

Il ne suffit pas de désigner les choses, il faut les faire voir. De là les innombrables descriptions. Descriptions de Paris d’abord : Paris sortant des brumes du matin, Paris au soleil couchant, Paris la nuit, Paris sous la pluie, Paris sous la neige, Paris vu des hauteurs de Passy, Paris vu des buttes Montmartre ; l’enfilade des quais vus de l’île Saint-Louis ; l’enfilade des quais vus du pont des Saints-Pères, les boulevards à onze heures du soir, les boulevards à minuit, les boulevards à une heure du matin, le lac au soleil couchant, le lac par un chaud après-midi. Description des Halles et de tous les étalages des Halles, et de toutes les rues adjacentes, et de toutes les boutiques avoisinantes. Description d’un magasin de nouveautés, de la devanture, de l’intérieur, du hall central, des différents rayons, du réfectoire. Description d’un hôtel dans l’île Saint-Louis, d’un hôtel au parc Monceau. Une cathédrale avec vieilles tapisseries et verrières anciennes. Plusieurs intérieurs d’église, un jardin, une serre… Mais dresser une liste complète de ces descriptions, ce serait analyser l’œuvre tout entière de M. Zola. Et ces descriptions se répondent, s’opposent, se nuancent. On sent que l’auteur y met tout son soin, y déploie toutes ses ressources, et que c’est pour lui l’important. Même, un jour de confidences, il nous avouera que tel de ses romans a été composé uniquement en vue des descriptions.

Il y a plus. Non seulement le milieu détermine l’individu au point de l’absorber, non seulement les choses enveloppent l’homme au point de l’écraser, mais elles s’animent, et tandis que l’homme semble vivre, ce sont elles vraiment qui vivent. Deux enfants, Miette et Silvère, semblent naître à l’amour ; l’amour leur vient du lieu même où ils ont l’habitude de se rencontrer, l’ancien cimetière de l’aire Saint-Mittre. « Leur amour avait poussé comme une belle plante robuste et grasse dans ce terreau, dans ce coin de terre fertilisé par la mort ; et ils s’expliquaient les haleines tièdes passant sur leur front, les chuchotements entendus dans l’ombre, le long frisson qui secouait l’allée ; c’étaient les morts qui leur soufflaient leurs passions disparues au visage… Les morts, les vieux morts, voulaient les noces de Miette et de Silvère114. » Ailleurs c’est un jardin fantastique, le Paradou, qui soufflera l’amour à deux inconscients, Serge et Albine, et qui voudra cet amour115. Ailleurs c’est une serre, avec ses plantes exotiques, ses senteurs étranges, son atmosphère chargée de parfums troublants et capiteux, c’est la serre qui sera réellement coupable des amours incestueuses de Maxime et de Renée116. Dans l’Assommoir, l’agent responsable, l’actif et l’infatigable ouvrier de l’abrutissement de tout un peuple, c’est l’appareil à distiller, l’alambic du père Colombe. « L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travail morne, puissant et muet. » C’est lui qui méchamment verse dans le sang des buveurs la folie avec l’alcool. Dans Germinal, le personnage de premier plan, c’est le puits de mine, le Voreux, qui « avale les hommes par bouchées de vingt et de trente, d’un coup de gosier si facile qu’il semble ne pas les sentir passer », le Voreux « avec son air mauvais de bête goulue accroupie là pour manger le monde », le Voreux qui s’écrasera tout à l’heure sur un peuple de mineurs comme sur une proie. Dans le Bonheur des Dames, c’est encore un être vivant et méchant que ce grand magasin, qui mange les petits débitants et tire à lui toute la vie d’un quartier. — C’est le dernier terme de cet art tout matérialiste qui montre l’homme inerte et passif sous l’action extérieure et fait passer la vie de l’homme aux choses.

On n’aurait pas de peine à montrer ce qu’il y a de conventionnel et de factice dans l’emploi de ces procédés. — L’hérédité est sans doute un fait reconnu par la science ; mais ce que la science se hâte d’ajouter, c’est que les lois en sont infiniment compliquées et multiples, que le moindre accident peut en déranger la marche, et qu’ici comme ailleurs il faut se résoudre à ignorer beaucoup. C’est à quoi M. Zola ne se résout pas. Il suppose toutes, les règles établies, tous les cas éclaircis. Or appliquer de cette façon absolue et précise des lois qui pour la plupart restent encore à fixer est peut-être plus dangereux que de refuser purement et simplement de tenir compte de l’hérédité elle-même. M. Zola suppose que la science a achevé son œuvre ; il prend ses hypothèses pour des solutions, Ce procédé, si l’on y prend garde, est justement celui qui est employé sans cesse dans les romans « scientifiques » de Jules Verne.

M. Zola suppose résolue la question des rapports du physique et du moral. Ou du moins il la résout dans le sens d’un accord intime et parfait. Pour ne prendre qu’un exemple, s’il veut représenter un homme qui ait le goût de la puissance et de la domination, il lui donnera nécessairement une haute taille, une forte carrure, une allure puissante. Un ministre autoritaire dans le corps d’un petit homme, c’est d’après lui un phénomène qu’on n’a jamais vu, une monstruosité que, pour sa part, il se refuse à admettre. — Même accord entre le milieu et la personne. Une charcutière aura nécessairement la chair grasse et rosée, le caractère placide ; mais entre deux marchandes de poisson, si l’une vend du poisson d’eau douce et l’autre du poisson d’eau de mer, cette différence se retrouvera dans le caractère comme dans l’extérieur des deux femmes, et tout en elles accusera la marque indélébile de leur commerce117. — Même accord entre les aspects de la nature et les sentiments de l’homme. Selon que les personnages de M. Zola souffrent ou se réjouissent, la nature complaisante les fournit de décors appropriés à la situation. Sont-ils dans la fraîcheur et dans l’innocence d’un amour commençant ? ils ont devant les yeux un paysage baigné par les vapeurs douces du matin. Brûlent-ils de passion ? ils ont sous les yeux les ardeurs d’un coucher de soleil où tout s’embrase et flambe. Est-ce la tristesse qu’il faut encadrer ? l’horizon se charge de brumes. Ou faut-il un accompagnement à la douleur d’une mère qui songe à son enfant morte ? la nature se couvre de neige comme d’une draperie blanche et semble mener elle-même un deuil de jeune fille.

Ce sont là autant de signes manifestes de l’intervention de l’auteur, qui arrange les choses à son gré et les dispose d’après sa fantaisie personnelle. C’est dire que ce sont autant de conventions. Entre la convention idéaliste qui ne voit que l’âme et néglige le corps, et la convention naturaliste qui remplace le caractère par le tempérament et substitue aux mouvements de la passion les mouvements de la bile et du sang, entre la première qui tient l’homme isolé de la nature et la seconde qui l’y absorbe, on peut choisir et se décider pour l’une ou pour l’autre ; mais l’une n’est pas moins fausse que l’autre. Toutes les rhétoriques se ressemblent, en ce qu’elles dérangent et altèrent l’ordre réel des choses. Toutes se valent ; ou plutôt chacune ne vaut qu’autant que vaut l’œuvre conçue d’après elle. La grande affaire reste toujours de nous renseigner sur l’énigme humaine. L’ambition de M. Zola est aussi bien de nous avoir fourni en abondance de « documents humains ». Sa prétention est d’avoir fait une œuvre large, inspirée par le sens du réel, d’avoir vu beaucoup de choses et de les avoir rendues avec fidélité. Voyons donc ce que nous apprend sur l’homme et sur la société cette « histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire ».

IV

On ne peut juger un écrivain que sur ce qu’il a voulu faire : la seule question est de savoir s’il y a réussi. Admettons donc avec M. Zola que, pour expliquer la comédie humaine, il n’ait dû s’adresser qu’à la physiologie et parler que de tempéraments ; du moins, ce que nous sommes en droit d’exiger de lui, c’est qu’il nous explique cette comédie. Il se produit chaque jour des événements dans la vie, et, quel que soit le dédain qu’affiche M. Zola pour l’action et pour l’intrigue, il s’en produit même dans ses romans. Des gens font leur fortune et d’autres se ruinent ; il y a des services rendus, des lâchetés commises, des trahisons, voire des crimes et des assassinats. Quel enchaînement de causes amène chacun de ces faits ? C’est ce dont un bon déterministe est tenu de nous rendre compte. — Mais c’est aussi ce que M. Zola ne parvient pas à éclaircir. Demandez-vous comment l’abbé Faujas, arrivé à Plassans en soutane râpée, au milieu d’une hostilité générale, peu à peu s’impose en maître à toute la ville, quelle a été sa tactique et quels sont ses moyens d’action ? On oublie de nous le dire, bien que ce fût précisément le sujet du livre. Demandez-vous comment Son Excellence Eugène Rougon, après être tombé du pouvoir, s’y est haussé de nouveau, pour retomber ensuite et remonter encore ? Demandez-vous, à propos de chacun des personnages de M. Zola, quelle est la série des mobiles qui déterminent chacune de ses actions ? Si l’auteur ne nous en dit rien, c’est qu’en effet il n’en sait rien ; c’est que l’homme intérieur est un mystère fermé pour lui. — Divers éléments concourent à former la personnalité de chaque individu. Cette diversité échappe à M. Zola. Il se contente, pour dessiner une physionomie, de saisir le trait le plus apparent ; après quoi, le portrait est achevé une fois pour toutes. Nana est une « blonde grasse » ; Lisa a une « face tranquille de vache sacrée » ; Coupeau, une « face de chien joyeux ». Antoine Macquart a un « ricanement de loup rangé » ; Félicité Puech, « un vol de cigale ». Celle-ci est toujours « cette gueuse de Cadine » ; et cette autre, invariablement, ce « louchon d’Augustine ». — Nous avons un front, des yeux, un visage : derrière cette façade humaine, qu’y a-t-il et que se passe-t-il ? M. Zola n’en sait rien.

Aussi les seuls êtres qu’il ait réussi à peindre, ce sont ceux chez qui en effet il n’y a pas grand’chose et chez qui il se passe aussi peu que rien : les simples d’esprit, les natures primitives. C’est une idiote, Désirée, qu’il nous montre heureuse et saine au milieu de ses bêtes et tout près d’elles. Ce sont les gamins poussés du pavé des villes : cette brute de Marjolin, ce mauvais singe de Jeanlin, et Muche, l’ineffable Muche, fleur du ruisseau parisien. Il a encore attrapé avec bien de la justesse certaines silhouettes, des attitudes, des manies et des tics. Ou voit ce ménage des Lorilleux, demi-ouvriers, demi-bourgeois, séchant de vanité non satisfaite et d’envie. On voit cette vieille fille, Mlle Saget, promenant son éternel cabas d’une boutique à l’autre, curieuse et cancanière, et, par ses bavardages envenimés, mettant la discorde dans tout un quartier. On entend encore cette Mlle Lerat, qui sème sa conversation d’allusions polissonnes, mais si profondes et si cachées qu’elle est seule à les comprendre ; ou cette mère Fétu, avec son avidité geignarde de pauvresse qui sait son métier. Je pourrais multiplier les exemples. Il ne manque pas, dans l’œuvre de M. Zola, de ces personnages de second plan dont la physionomie est indiquée d’un trait pris sur le vif. Mais est-il besoin d’une analyse plus pénétrante et d’une étude plus fouillée ? M. Zola ou se récuse ou échoue.

De là vient, chez M. Zola, son impuissance à peindre certaines classes de la société. À mesure qu’on s’élève plus haut, que l’éducation est plus complète, les habitudes plus délicates et le milieu d’idées plus subtil, le mécanisme intellectuel se complique : il est plus compliqué chez un président de chambre que chez un ouvrier zingueur. Mais l’analyse de M. Zola ne dépasse pas le niveau intellectuel de l’ouvrier zingueur. Ses nobles, ses aventurières de haute marque, ses mondains, ses hommes politiques, ne sont pas même faux : ils ne sont pas. Ses prêtres sont construits à priori, d’après des types connus : le dominateur, le mystique. Ce n’est pas seulement la fantaisie la plus basse, mais c’est aussi la plus folle, qui lui inspire la peinture de ces intérieurs bourgeois où les mères dressent leur fille à enivrer un parent riche afin de lui soutirer vingt francs, où les jeunes gens qu’on invite filent du côté des chambres de bonnes, et où s’épanouit le double cynisme des mœurs et du langage. M. Zola n’est tout à fait à son aise que dans l’étude des milieux où l’humanité subsiste à l’état quasi rudimentaire. Il en a rapporté ses deux livres les plus réussis : l’Assommoir et Germinal.

Certes, tout le peuple de Paris n’est pas dans l’Assommoir. Il y manque le type de l’ouvrier industrieux et patient, qui, peu à peu, s’élève au-dessus de sa condition, s’établit et mène ses enfants à la conquête de la bourgeoisie. Il y manque même le type de l’ouvrier moyen, ni tout à fait honnête, ni tout à fait vicieux. En revanche, l’ouvrier paresseux, loupeur et noceur, y est peint sous son vrai jour. Ce n’était pas une mauvaise nature que ce Coupeau, bon garçon, complaisant, régulier au travail. Un beau jour, il tombe d’un toit et se casse la jambe pour avoir voulu faire une risette à sa fille. Pendant la lente convalescence, il prend goût au rien faire. De la paresse à l’ivrognerie, la transition se fait d’elle-même. Et c’est alors la dégringolade rapide qui mène à l’abrutissement, au delirium final. Gervaise, de son côté, ne manquait ni de cœur à l’ouvrage ni d’honnêteté. Mais le défaut de nature, c’était, chez elle, l’irrémédiable mollesse. À peine a-t-elle goûté d’un peu de bien-être acquis par beaucoup de travail, elle s’y abandonne, se relâche, laisse tout aller, et, gagnée plutôt qu’avertie par l’exemple, tombe aussi bas que son mari lui-même dans l’ignominie. Cette histoire de la décadence progressive d’un ménage d’ouvriers est prise sur le vif. Les figures accessoires ne sont pas moins bien indiquées ; c’est un coin de la vie grouillante des faubourgs, placé dans son vrai cadre.

Pour Germinal, les acteurs en sont à peine des hommes. On est mineur de père en fils ; on a commencé tout enfant à descendre dans la mine ; on a travaillé des vingt et des trente ans à cinq cents mètres de profondeur, dans le silence et dans la nuit. L’intelligence n’a pu s’éveiller. On a pourtant une apparence de créatures humaines, jusqu’au jour où, la faim venant à déchaîner la bête, c’est une course furieuse, un galop de troupeau enragé, qui va, formidable, et sur son passage renverse tout et piétine au hasard. Les plus belles pages de Germinal sont certainement celles qui sont consacrées nu tableau de l’insurrection. M. Zola a su faire mouvoir cette foule des grévistes. C’est que justement la foule n’obéit qu’à l’aveugle instinct : ses fureurs collectives sont l’effet d’un retour à la primitive humanité bestiale. L’auteur de Germinal l’a peinte admirablement.

Avoir montré les ravages de l’ivrognerie dans le peuple, avoir fait manœuvrer des masses entraînées par la colère, ce n’est à coup sûr rien de médiocre ; mais aussi est-ce n’avoir rempli qu’une bien petite partie du projet annoncé et qui était d’écrire l’histoire d’une société tout entière.

V

Ceci est plus grave. Quand on prend dans son ensemble l’œuvre de M. Zola, et à mesure qu’on avance dans cette lecture, on sent qu’il s’en dégage une impression étrange : on est transporté dans un monde qui n’est certes pas celui de la fantaisie, ni celui de l’imagination, et qui pourtant n’est pas celui de la réalité. C’est pour expliquer cette impression qu’on a inventé de traiter M. Zola de poète épique. On ne pouvait trouver d’appellation plus impropre. Car ce qui caractérise le poète épique, c’est sans doute qu’il grandit la réalité ; mais, en la grandissant, il conserve tout de même les proportions relatives des êtres et des choses. Grandir, amplifier, exagérer même, ce n’est pas déformer. Or on constate dans l’œuvre de M. Zola une continuelle déformation de la réalité.

J’indiquerai quelques-unes des raisons qui expliquent ce phénomène littéraire.

La première, c’est, chez M. Zola, la hantise de certaines idées, l’espèce d’obsession dont il est victime. On a souvent prétendu que si M. Zola prodigue dans ses livres les détails obscènes, c’est de sa part un calcul pour amorcer le lecteur et pousser à la vente. Ses ennemis le lui ont maintes fois reproché, et ses amis eux-mêmes ont constaté la part du scandale dans le succès. C’est M. Paul Alexis, le naïf biographe, qui écrit : « Tandis que le volume de début, les Contes à Ninon, très bien accueillis par la critique, ont mis dix ans à se vendre à mille exemplaires ; dès la Confession de Claude, le romancier est conspué et appelé « égoutier littéraire ». Pour Thérèse Raquin, il s’agit de « littérature putride ». C’est le succès qui commence. » — Il est vrai d’autre part, qu’il y a, sous ce rapport, une sorte de progression dans les livres de M. Zola, que depuis l’Assommoir les peintures de mœurs ignobles y deviennent de plus en plus nombreuses et fournies, que les derniers en date, la Terre et la Bête humaine, en sont particulièrement riches, et que cette progression coïncide avec une diminution du talent. Mais, en somme, il n’y a rien là qui ne soit très naturel : il est de toute nécessité qu’à mesure que le talent diminue, les défauts aillent en s’exagérant, et qu’on tombe du côté où l’on penchait. Ce n’est l’effet d’aucune espèce de calcul.

Ce qui le prouve, c’est qu’à plusieurs reprises M. Zola s’est efforcé d’écrire des chapitres et même des livres entièrement chastes : ses idylles de jeunes gens en pleine nature, son roman Une Page d’amour, et ce Rêve spécialement écrit pour les jeunes filles. Or à peine serait-il exagéré de dire que jamais il ne s’est montré plus grossier que lorsqu’il s’est efforcé d’être délicat. Ce qui l’intéresse chez les jeunes filles, ce n’est guère que l’éveil physique de la puberté. Partout et toujours les images sensuelles le poursuivent. C’est à travers de telles images qu’il aperçoit habituellement la nature. La campagne endormie prend à ses yeux « un étrange vautrement de passion ». Ce qu’il aperçoit sous l’azur pâli du ciel, c’est « une chair vivante. une vaste nudité immaculée qu’un souffle faisait battre comme une poitrine de femme ». Je ne cite, bien entendu, que ce qui peut être cité. L’impuissance de l’écrivain à écarter ces sortes de visions témoigne assez de la violence avec laquelle il en est obsédé. — D’ailleurs, l’importance accordée à ces détails s’accorde bien avec la conception générale que M. Zola se fait de l’humanité. Il est clair que si l’on réduit la nature de l’homme aux instincts primitifs de la brute, il faut faire à l’instinct de reproduction une belle place. De là cette conception d’une société où ceux de toutes les classés, et presque de tous les âges, ont le même souci constant et la même préoccupation qui domine toutes les autres : c’est de se ruer aux plaisirs des sens et de s’y vautrer.

Une autre raison qui gâte chez M. Zola sa vision de la réalité, c’est son tour d’imagination romantique. Bien des fois il s’est révolté contre l’influence du romantisme qu’il sent très profonde en lui. « J’ai trop trempé dans la mixture romantique ; je suis né trop tôt. Si j’ai parfois des colères contre le romantisme, c’est que je le hais pour toute la fausse éducation littéraire qu’il m’a donnée. J’en suis et j’en enrage118. »

— « Ah ! nous y trempons tous dans la sauce romantique. Notre jeunesse y a trop barboté, nous en sommes barbouillés jusqu’au menton… Il se désespérait d’être né au confluent d’Hugo et de Balzac119. » Et l’image ne manque pas d’à-propos. Le monde tel que le peint M Zola, fait assez bien songer à ce quelque chose d’hybride et de paradoxal que pourrait être le monde de Balzac, vu par les yeux d’Hugo. Mais peut-être Hugo n’est-il pas le grand coupable en cette affaire. Si M. Zola n’a pu, malgré des efforts « enragés », parvenir à exorciser ce démon romantique qu’il sent en lui, c’est, selon toute apparence, qu’il n’est pas seulement romantique par éducation, mais qu’il l’est de naissance, et qu’il a le romantisme dans le sang et dans les moelles.

Comme les romantiques, il sent en lui « le tourment d’un symbolisme secret ». Incapable de voir les choses, sauf à travers les conceptions de son cerveau, il s’efforce ensuite de les arranger de façon à composer un beau symbole tout plein de sens. On retrouverait ce souci dans chacun des romans de la série. Le Ventre de Paris symbolise assez clairement l’hostilité des repus et des affamés, des gras et des maigres. La Faute de l’abbé Mouret symbolise la lutte de la nature contre l’ascétisme religieux. Nana symbolise la revanche des basses classes, envoyant à la société, pour la désorganiser, une créature de plaisir, comme une mouche d’or envolée d’un fumier. Dans Germinal, c’est l’intention symbolique elle-même qui donne au livre son titre, ce titre à tournure d’énigme : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre120. » Mais l’œuvre même tout entière et prise dans son ensemble n’est qu’un vaste symbole. La triste famille des Rougon-Macquart symbolise la France impériale, « une époque de folie et de honte121 ».

Comme les romantiques, il a le goût du merveilleux, et il l’a au même degré que le goût des réalités basses. J’ai indiqué déjà le rôle mystérieux qu’il prête à la nature inanimée. Il aime à composer des spectacles d’un fantastique terrifiant : dans la Conquête de Plassans, l’incendie allumé par un fou ; dans la Bête humaine, la course vertigineuse d’une locomotive, emportée sans guide et sans frein à travers l’espace. Il se plaît, dans Germinal, à nous promener par les galeries sombres de la mine, où s’agitent des formes spectrales, où des lanternes dansent dans le noir, ou s’entendent des appels qui prennent, dans cet inconnu, des sonorités tragiques et ressemblent à des râles122 Enfin, ce goût du merveilleux s’accuse dans le choix même du sujet qu’il a voulu traiter. Cette famille des Rougon-Macquart, vouée aux passions coupables, aux vices de toute sorte, à l’ivrognerie, à la folie, au crime, aux abominations de la chair et de l’esprit, c’est comme un pendant à l’antique famille des Atrides. Et en effet l’étude de l’hystérie, des maladies mentales et des affections nerveuses, c’est la source même du merveilleux moderne, du seul merveilleux qui puisse subsister dans une époque de science.

Ce qui contribue enfin à déformer l’aspect réel des choses, dans les romans de M. Zola, ce sont ses procédés de style, ou plutôt c’est l’unique procédé dont il se sert continûment et qui consiste dans l’accumulation des traits. En entassant les détails sur les détails, les images sur les métaphores, en ajoutant aux termes colorés les termes empruntés à la langue des parfums et les termes empruntés à la langue de la musique, il arrive à produire l’effet de quelque chose d’énorme. Le chef-d’œuvre du genre est évidemment la description, en cent cinquante pages, d’un jardin : le Paradou. Mais d’autres exemples ne seraient guère moins significatifs. La fameuse symphonie des fromages. — Un attroupement devant un tableau au Salon des refusés : « Il écoutait et regardait la foule. L’explosion continuait, s’aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s’élargir les visages ; et c’étaient des souffles tempétueux d’hommes gras, des grincements rouilles d’hommes maigres, diminués par les petites flûtes aiguës des femmes… Le bruit de ce tableau si drôle venait de se répandre ; on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être123. » — Un goûter d’enfants : « C’étaient des gâteaux montés, des pyramides de fruits glacés, des empilements de sandwiches, et plus bas, toute une symétrie de nombreuses assiettes pleines de sucreries et de pâtisseries ; les babas, les choux à la crème, les brioches alternaient avec les biscuits secs, les croquignoles, les petits-fours aux amandes. Des gelées tremblaient dans des vases de cristal. Des crèmes emplissaient des jattes de porcelaine. Et les bouteilles de vin de Champagne, hautes comme la main, faites à la taille des convives, allumaient autour de la table l’éclair de leurs casques d’argent. On eût dit un de ces goûters gigantesques, comme les enfants doivent en imaginer en rêve124. » Il n’est pas jusqu’à une dînette de bambins qui, décrite par M. Zola, ne prenne des dimensions colossales ! C’est ainsi que, sous l’action de cette vision grossissante, tous les objets et tous les êtres prennent un aspect uniforme, et uniformément monstrueux.

Cela même est ce qui fait l’originalité vraie de M. Zola et la qualité particulière de son talent. Réaliste, il ne l’est qu’au sens où on appelle réalistes ceux qui voient de préférence dans la vie ses mesquineries, et dans l’humanité ses laideurs. Il n’est pas poète, et pas même au sens le plus général du mot : il n’a pas l’imagination qui crée les âmes et les événements. Il n’a pas la fantaisie : il ne peut s’enlever de terre. Il n’a pas la sensibilité vraie, ce qui veut dire qu’à l’occasion il sera sentimental : quand il fait le projet de nous émouvoir, il ne sait que nous conter des histoires de petites filles phtisiques. Mais il a un don naturel de tout grandir et de tout enfler. Les objets et la vie lui apparaissent à travers un grossissement d’hallucination. Écrivain aux sensations fortes, au cerveau trouble et fumeux, il a voulu n’être qu’un peintre de la réalité, et il l’a peinte en effet telle qu’il l’a vue : c’est dans une sorte de perpétuel cauchemar.

Alphonse Daudet125

Si l’on avait la plume de l’auteur des Lettres de mon moulin et des Contes du Lundi, on reprendrait sans scrupules la vieille légende où des fées se penchent sur le berceau d’un enfant. On n’en oublierait de convier aucune, afin qu’il ne manquât à ce filleul de toutes les fées le privilège d’aucun don et l’hommage d’aucune sympathie. Et on aurait donné par là quelque idée de la destinée qui a été celle de M. Alphonse Daudet. Il n’est guère d’exemple en effet d’une carrière plus heureuse, d’un talent plus universellement reconnu, d’une œuvre qui ait plus continûment désarmé la critique.

Plaire est un don, mais qui ne va pas sans le désir de plaire. C’est en effet un trait de la physionomie de M. Daudet que cette sorte de coquetterie naturelle qui fait qu’on veut plaire à tout le monde et qu’on se rend aimable à tous. L’admiration de quelques-uns, une popularité de petite chapelle ne lui suffirait pas. Cette littérature qui ne s’adresse qu’aux initiés, et qu’il appelle, pour la railler, une « littérature de sourds », n’est pas la sienne. Il sait de reste qu’on a beau se mettre en dehors et au-dessus de la foule, c’est pour elle qu’on écrit. Quant à lui, il ne rebute personne. Il est clair et facilement accessible, jamais ennuyeux, jamais grossier. Ceux qui aiment le train de la vie moderne, les Parisiens et les boulevardiers en quête d’indiscrétions, les rêveurs pour qui le monde réel ne vaut pas le monde de la fantaisie, les braves gens qui s’obstinent à ne chercher dans la lecture d’un roman qu’un divertissement d’un ordre supérieur, les femmes qui aiment à pleurer, le public enfin tout entier est venu à lui. Et ce lui est un rare bonheur, qu’ayant rencontré le succès auprès du grand public, il ait tout de même su conserver intacte l’estime des lettrés et des gens du métier. L’école naturaliste s’est efforcée de l’enrégimenter : il s’est laissé faire, n’ignorant pas qu’il est utile d’avoir des amis qui vous prônent, et bon de faire partie d’une coterie, à condition d’être un faux frère. Mais son naturalisme diffère sur tant de points du « naturalisme », qu’on voit bien que l’écrivain est libre de toute superstition d’école. Ses théories sont très larges. Volontiers il prendrait à son compte les belles paroles du sculpteur Védrine comparant les générations d’art aux barques qui se sauvent dans le vent sous la nuit menaçante. « Certes, je suis de mon bateau et je l’aime. Mais ceux qui s’en vont et ceux qui viennent m’intéressent autant que le mien. Je les hèle, je leur fais signe, j’essaye de me tenir en communication avec tous, car tous, suivants et devanciers, les mêmes dangers nous menacent, et pour chacune de nos barques, les courants sont durs, le ciel traître, et le soir si vite venu126 ! » À vrai dire, il n’est d’aucune école. Il n’est pas même chef d’école. Il n’a eu nul souci de renouveler la littérature de son temps ; et c’est un premier charme qu’ayant à parler de lui, on ne soit pas obligé de se débrouiller dans les formules sibyllines et de remuer le jargon des théoriciens littéraires.

Rien de pédantesque avec lui, rien qui sente l’effort et le labeur maussade du professionnel. Il se laisse gagner par son sujet, il se prend de goût pour son idée, d’affection pour ses personnages. Il connaît, en écrivant, cette fièvre qui n’est pas douloureuse, cette hâte qui fait courir la plume, ce frémissement du bout des doigts. Dans l’exubérance de sa nature, pris d’un besoin de répandre son idée au dehors et de lui donner tout de suite une forme, il cause et mime chacun de ses livres avant de récrire. Le livre a été vécu, et vécu dans le cadre qui lui convenait le mieux, en sorte qu’il semble ensuite s’en détacher naturellement. C’est dans la solitude d’un moulin enguirlandé de vignes sauvages et de romarins qu’ont été écrites ces nouvelles toutes chaudes de lumière provençale. Fromont jeune a été composé dans un vieil hôtel du Marais ; les Rois en exil, dans le coin oublié d’un hôtel Louis XIII, majestueux et mélancolique. Ce besoin de sentir que l’âme des choses est à l’unisson de notre pensée, cela est non d’un tâcheron de plume, mais d’un poète. M. Daudet a une nature de poète. Il en a les enthousiasmes et les abattements, la sensibilité nerveuse et maladive, les caprices, les impertinences qu’on lui pardonne comme à un enfant gâté, et aussi cette vanité naïve et sans défense qui ne souffre pas l’effleurement même de la plus légère critique.

L’universelle séduction qu’exerce le talent de M. Daudet vient en partie de la souplesse et de la variété de ce talent. Ce poète a le sens du réel ; cet observateur patient a des échappées de fantaisie. Il sait imaginer et il sait voir. Comme d’autres, il se plaît à brosser de beaux décors, lumineux, brillants et chatoyants : mais, chez lui, le décor n’étouffe pas le drame, et la description ne remplace pas l’étude de l’intérieur. Il est curieux des caractères et des sentiments. Il s’émeut, il s’irrite, il se moque. Il a l’esprit et il a aussi l’émotion ; l’ironie, mais une ironie compatissante. C’est ainsi que chez lui des facultés très diverses se mêlent et qu’elles se tempèrent l’une l’autre. Il n’est pas de ceux qui ont les défauts de leurs qualités, ou même qui poussent leurs qualités jusqu’au point où elles deviennent des défauts. Son talent est équilibré, pondéré, harmonieux. C’est ce qui le rend si aimable, plus aimable d’ailleurs que vigoureux. Ce railleur n’a pas l’âpreté du rire, ce mélancolique ne connaît pas la grande tristesse. Or ce sont les partis pris nettement tranchés qui font les œuvres fortes. L’originalité et la puissance viennent justement de ce que l’équilibre étant rompu entre toutes les facultés de l’esprit, l’une d’elles se développe jusqu’à la difformité et jusqu’à la monstruosité. — De même on a félicité M. Daudet de ce qu’il ne s’est pas laissé, emprisonner dans un seul succès. Tandis que Flaubert n’est pour tout le monde que l’auteur de Madame Bovary, et M. Zola que l’auteur de l’Assommoir, on peut préférer telle ou telle partie dans l’œuvre de M. Daudet. Pour les uns, il est l’auteur du Nabab, pour d’autres l’auteur de Sapho ; d’aucuns même ont continué à ne voir en lui que l’auteur des Contes. Or peut-être cela vient-il de ce que, parmi les livres de M. Daudet, il n’y en a pas un où il se soit mis tout entier, pas un de ces livres où se concentre l’effort d’un écrivain, qui résument une œuvre, et qui font date… Mais qui songe à s’embarrasser de telles chicanes ? Pourquoi se gâter son plaisir ? Et pourquoi faire de la peine au petit Chose ?

I

M. Alphonse Daudet est né à Nîmes en 1840. Agé d’un peu moins de dix-huit ans, il débarquait à Paris pour être écrivain. Il apportait avec lui un mince recueil de poésies où il y avait bien de la fraîcheur et bien de la mignardise. Et tout de suite il lui semblait, dans sa naïveté et son assurance de Méridional, qu’il n’eût rien de mieux à faire que de conter son Midi aux Parisiens. Les Lettres de mon moulin commencèrent à paraître dès l’année 1866. Tartarin et l’Arlésienne suivirent à peu de distance. Numa Roumestan vint plus tard.

On sait quelle place tient, dans l’œuvre de M. Daudet, la peinture des choses et des gens du Midi. On la retrouve dans les livres même où elle n’est pas l’objet principal. Jansoulet en est de ce Midi, et sa mère, la vieille paysanne active et économe. Et de même Élysée Méraut des Rois en exil, Jean Gaussin et l’oncle Césaire dans Sapho. Des rappels et des ressouvenirs de cet envahissant Midi reparaissent dans des épisodes où on s’attendait le moins à les rencontrer. Il en a mis partout. Et aussi nul autre n’a fait du Midi — tout au moins du Midi provençal — une étude plus complète, plus réussie, plus définitive.

Il en a d’abord reproduit le décor dans sa couleur vraie et son dessin exact ; il en a montré le clair paysage aux horizons étroits et gracieux, égayé d’air pur, parfumé de lavande, vibrant de lumière : il a dit la poésie d’une nature pauvre et maigre. Surtout, il a su dégager l’âme de cette nature. L’Arlésienne est, en ce sens, quelque chose d’achevé. La ferme avec les histoires du berger qui connaît le nom de toutes les étoiles, les bégaiements de l’innocent, sauvegarde de la maison, la bergerie au milieu des roseaux de Camargue, la farandole déroulant ses anneaux au son du fifre, c’est bien le cadre d’une idylle de là-bas. Mais la tragédie qui éclate dans ce cadre d’idylle a plus encore une saveur locale. D’avoir vu cette Arlésienne, — toujours présente dans ce drame où elle ne paraît pas, — le jeune gars, Frédéric, en a été comme ensorcelé. Et depuis, rien n’y fera. Il aura beau la mépriser et la haïr, il aura beau sentir à côté de lui, toute chaude et prête pour son salut, la tendresse dévouée de la petite Yvette, c’est un sort que lui a jeté son Arlésienne : il faut qu’il en meure. Cela est rapide et furieux, violent et inévitable. Ainsi, à de certaines heures, sur la campagne tranquille, passe un vent de fièvre, un souffle de feu, brûlant et desséchant, le coup de mistral qui emporte tout entre deux sourires du ciel.

Il lui restait à incarner les mœurs du pays dans un type qui résumât les instincts et le tempérament de toute la race, et qui fût le Midi lui-même avec son tour d’esprit, son accent, ses gestes, sa façon de penser, de sentir, d’imaginer, — d’imaginer surtout, — le Midi bavard, expansif, bienveillant, hâbleur et sincère, solennel et familier, emballé comme Don Quichotte et prudent comme Sancho Pansa, le Midi bruyant, tumultueux, tout en surface, tout en apparences, tout en sonorités. Ce type, c’est Tartarin. M. Daudet l’a dessiné en traits inoubliables, avec un singulier bonheur d’expression. Qui ne connaît, comme s’il l’avait vu, le héros tarasconnais ? Et qui n’a vu, en effet, le redoutable petit homme, et sa bonne figure placide en dépit de la forte barbe et du flamboiement des yeux ? Le récit de ses exploits et la description des lieux qui en furent témoins ont un relief d’épopée. La maison du baobab, le cabinet du héros tapissé de poignards, de tromblons, de kriss malais et de flèches caraïbes, Tartarin s’en revenant de chanter le duo de Robert le Diable, Tartarin et les chasseurs de casquettes, Tartarin chez les Teurs, Tartarin chez Baïa, Tartarin chassant de compagnie avec le prince de Monténégro, le retour de Tartarin escorté du chameau qui lui a vu tuer tous ses lions ; toutes les aventures enfin de Tartarin sont autant d’épisodes d’une histoire tombée désormais dans le domaine public. Elles constituent un fonds où chacun pourra puiser. M. Daudet a donné l’exemple. Il a repris lui-même le héros créé par lui, pour nous en montrer de nouvelles incarnations : Tartarin excursionniste, Tartarin fondateur de colonies. On peut continuer la série. Notez que M. Daudet est le seul à peu près en notre temps qui ait réussi à souffler la vie à un de ces héros quasiment légendaires, dont la figure est familière à tous, dont le caractère, une fois tracé, reste le même à travers toutes les combinaisons de circonstances où on imagine de le mêler.

Tartarin était écrit d’une écriture un peu grosse, d’un crayon volontairement appuyé. Il devait être facile de ramener à des proportions plus humaines la figure du héros d’épopée burlesque. Quand parut Numa Roumestan, on chercha, parmi les Méridionaux les plus en vue, celui que M. Daudet avait voulu mettre en scène. On songea naturellement à Gambetta. M. Daudet l’avait connu jadis, lors de son arrivée à Paris. Il avait vécu près de lui, dans cet hôtel du Sénat dont Gambetta, par sa faconde, étonnait la table d’hôte et faisait trembler les vitres. Il l’avait apprécié dans les Lettres à un absent, où il est parlé d’un « Tholomyès de table d’hôte… Gaudissart et Gazonal tout ensemble, c’est-à-dire ce qu’on peut imaginer de plus provincial, de plus sonore et de plus ennuyeux127 ». On s’y méprit. Et pourtant Numa n’était pas, tel individu en particulier, pas un Méridional plus qu’un autre, ni spécialement de Cahors, ni précisément de Nîmes ou d’Avignon. C’était bien plutôt notre ami, le bon héros tarasconnais, mais transporté dans un autre milieu social, passé du Cercle à la tribune de la Chambre, et de sa maison du Cours aux salons officiels, une nouvelle incarnation de Tartarin, Tartarin ministre. Cette fois, on montrait l’envers de sa nature et les tristes dessous de sa fortune triomphante : des plaintes répondaient à ses plus joyeuses tartarinades. « Joie de rue, douleur de maison ! » Ces natures aimables et sans foi, à l’inconstance légère et cruelle, peuvent faire tant de mal ! On le reconnaissait tout de même à son effervescence, à l’intempérance de sa parole, à sa manie prometteuse. C’était le portrait à côté de la caricature, l’un servant à vérifier la ressemblance de l’autre, la contre-épreuve de Tartarin.

Dans cette peinture du Midi, un Méridional pouvait seul réussir qui eût découvert en lui-même quelques-uns des symptômes qu’il analysait, et qui eût son Midi dans le sang. Cette empreinte de la race — si souvent négligeable — est profondément marquée chez M. Daudet. C’est un Latin. À cette tradition d’origine, il doit le sentiment de la forme, qu’il pousse à un si haut degré. Il a été d’abord et d’instinct à un genre de compositions courtes, mais soignées, finies, enfermant un tout complet dans un contour serré et précis. Ses premiers contes sont des tableautins qui font penser aux plus précieux entre ceux que nous a laissés l’art antique. Plus tard, dans ses romans, il s’efforcera d’élargir sa manière ; mais il ne réussira jamais entièrement à briser le cadre étroit où sa pensée s’était longtemps trouvée à l’aise. Il sait bien que des chapitres juxtaposés ne font pas un livre. Mais il ne peut s’empêcher d’aimer les épisodes traités pour eux-mêmes, les scènes habilement filées, les développements faits sur un mot qui revient à la manière d’un refrain, les variations qui s’enrubannent autour d’un thème, les détails qui valent indépendamment de l’ensemble, les parties qui font un tout et qu’on détacherait de l’œuvre sans rien gâter. Il a encore le goût des façons de dire ingénieuses, le souci de traduire l’idée sous une forme imagée et pittoresque. Dès les premières pages de Sapho, une comparaison — Jean Gaussin portant sa maîtresse dans ses bras, et cette montée de l’escalier, plus pénible à chaque étage et plus essoufflée — résume par avance le livre tout entier. Cet amour de la forme va jusqu’à lui faire accueillir les menues élégances et les gentillesses de style. Il y a dans ses livres des clés qui font dring, dring, des diligences qui parlent, des habits verts qui font des confidences, tout un système de fantastique anodin et d’allégorie mièvre. C’est un procédé de style dont il ne pourra se défaire. Jusque dans ses études les plus graves, et dans ses pages les plus fortement écrites, on retrouve de ces notes perlées et grêles qui en adoucissent et en atténuent l’effet.

M. Daudet est encore un Méridional par la qualité de son ironie. « Il y a, écrit-il, dans la langue de Mistral, un mot qui résume et définit bien tout un instinct de la race : galéja, railler, plaisanter. Et l’on voit l’éclair d’ironie, la pointe malicieuse qui luit au fond des yeux provençaux… Et moi aussi, je suis un galéjaïré. Dans les brumes de Paris, dans l’éclaboussement de sa boue, de ses tristesses, j’ai peut-être perdu le goût et la faculté de rire ; mais à lire Tartarin, on s’aperçoit qu’il restait en moi un fond de gaieté brusquement épanoui à la belle lumière de là-bas128. » Ce n’est pas seulement à lire Tartarin qu’on s’aperçoit de ce tour d’esprit naturellement railleur, qui est celui de M. Daudet. L’observation chez lui est toujours faite de raillerie. C’est en raillant ses personnages qu’il nous les présente. Il se tient à côté et en dehors d’eux. Il se donne le spectacle de leurs ridicules, de leurs travers, de leurs manies, et celui aussi de leurs espérances, de leurs illusions, de leurs efforts impuissants. Dans la façon dont il nous rapporte les « mots cruels » de d’Argenton, on distingue aisément l’accent de la dérision. C’est une dérision que ce seul intitulé de chapitre : « Elle ne recommencera pas », mis en tête de l’histoire des derniers moments de cette pauvre fille, qui, toute grelottante du froid de l’eau où elle s’est jetée et déjà touchée par la mort, promet du moins à M. le commissaire de ne pas recommencer. Rappelez-vous avec quelle insistance il applique cette épithète de « justicier » à Frantz Risler, accouru du fond de l’Égypte pour dire son fait à sa belle-sœur, et qui ne réussit qu’à lui faire une déclaration d’amour. Rappelez-vous l’épisode des fêtes du bey à Saint-Romans, tout le village pavoisé, une figuration de cinquième acte organisée, les musiques n’attendant qu’un signal, les discours prêts, les autorités massées sur le passage du train… qui passe en effet, mais ne s’arrête pas. Rappelez-vous tant d’autres scènes dessinées justement de la même manière. Autant de galéjades. Mais, en vérité, la vie elle-même, qu’est-ce autre chose qu’une continuelle galéjade ? Encore faut-il remarquer qu’il n’y a trace, dans la raillerie provençale, ni de l’épaisseur de la plaisanterie allemande, ni de la férocité de l’humour anglais, ni du cynisme même de la gaieté proprement gauloise. Cette raillerie est indulgente et légère.

Cette légèreté, cette grâce souriante, ç’a été la marque du talent de M. Daudet, dans une époque de littérature brutale. Il a vu, comme d’autres, les laideurs de la vie, mais il s’est arrêté au point où commence l’ignoble. Il s’est appliqué à faire passer et à sauver par l’expression ses plus cruelles études. C’est au moment où se hâte la date fatale de l’échéance, amenant avec elle son cortège de ruines et de crimes, que l’auteur de Fromont jeune s’avise de nous conter la légende du petit homme bleu. On peut trouver que la légende est un peu bien pimpante pour symboliser cette chose lugubre : la détresse de l’échéance impayée. Mais ce serait méconnaître un des dons essentiels de l’imagination méridionale. Vous avez vu, dans les environs « d’Aps en Provence », ces campagnes pauvrement meublées d’arbustes rabougris et de masures délabrées ; que le soleil vienne à se découvrir, toutes ces choses tristes deviennent gaies et plaisantes. De même pour M. Daudet. Son imagination a été dorée une fois pour toutes par le coup de soleil de son Midi.

II

Or il se trouva que, sous ce vernis de gaieté, il y avait un fond de mélancolie, et que ce compatriote de Mistral était un petit frère de Dickens. On a maintes fois signalé cette parenté d’esprit de M. Daudet avec le romancier anglais, Je crois même qu’on la lui a reprochée. Il se trouve toujours des imbéciles pour reprocher à un écrivain d’avoir copié ses livres sur ceux d’un autre. À ceux-là, M. Daudet fait la seule réponse qui convienne, c’est à savoir « qu’il y a certaines parentés d’esprit dont on n’est pas responsable, et que le jour de la grande fabrication des hommes et des romanciers, la nature, par distraction, a bien pu mêler les pâtes129 ». Il ajoute : « Je me sens au cœur l’amour de Dickens pour les disgraciés et les pauvres, les enfances mêlées aux misères des grandes villes ; j’ai eu, comme lui, une entrée de vie navrante, l’obligation de gagner mon pain avant seize ans ; c’est là, j’imagine, notre plus grande ressemblance. » Les épreuves de cette entrée de vie navrante, nous les connaissons par le récit, légèrement romancé, qu’en a fait M. Daudet dans la première partie du Petit Chose. C’est lui, ce Daniel Eyssette, dont les parents possèdent une usine dans une ville du Midi. Les affaires vont mal : on s’achemine rapidement vers la faillite. Les enfants comprennent ou devinent beaucoup de choses ; et ceux qui ont senti d’abord autour d’eux la lourde tristesse des soucis d’argent en restent marqués pour la vie. Il fallut quitter la grande maison, les coins aimés, pour un petit appartement d’une rue obscure de Lyon. Les brumes de la cité maussade entraient, dans l’âme de l’enfant. Comme d’ailleurs les ressources de la famille continuaient de diminuer et que la gêne se faisait chaque jour plus étroite, Daniel était obligé, pour gagner sa vie, de se résigner au métier de pion, le plus horrible de tous les métiers connus. Il l’exerçait dans le « bagne d’Alais », au milieu d’un peuple de petits paysans grossiers et durs. « Livré à toutes les persécutions de ces monstres, entouré de cagots et de cuistres qui me méprisaient, j’ai subi là les basses humiliations du pauvre130. » Nul doute que cette précoce expérience des cruautés de la vie n’ait développé chez M. Daudet ce fond de mélancolie native, et par suite n’ait contribué à le rendre plus intelligent de la souffrance d’autrui.

Il y avait déjà dans son premier livre des récits mouillés de larmes et des historiettes en demi-deuil : telle, cette histoire de Bixiou, le vieux caricaturiste devenu aveugle, et de son portefeuille, célèbre parmi les contemporains qui l’imaginaient bourré de croquis féroces et que lui-même appelait sa poche à fiel. Elle crève, la poche à fiel ; ils se répandent à terre, les papiers qui gonflaient le portefeuille de Bixiou ; et ce qu’on y trouve, ce sont des lettres de fillette à son père, des ordonnances de médecin, une mèche de cheveux : cheveux de Céline, coupés le 13 mai. Le monde ne voit que la grimace, et voilà pourtant ce qu’il y a derrière les grimaces les plus redoutées ! — Ce n’était rien non plus de bien gai, à y regarder de près, que la gaieté dont étaient faites les aventures de Tartarin. Car Tartarin est dupe de son imagination ; et il peut en être victime. Vienne le jour de la désillusion, et il viendra, le réveil sera étrangement douloureux. De fait, tous les romans de M. Daudet seront des romans tristes. La pitié pour toutes les formes de la souffrance humaine sera sa plus constante inspiration. Rien ici d’ailleurs qui ressemble à la déclamation romantique : point de théâtrale désespérance, point d’anathème jeté à la création et à la société. M. Daudet se contente « de suivre les voyageurs de la vie…, accompagnant d’une pitié tendre, d’un regard ami tous les pas isolés, tous les errants du chemin131 ».

Cette pitié, il ne cherche pas à la dissimuler ; il ne croit pas que ce soit faiblesse et qu’il en faille rougir. Mais il la laisse percer sans honte. Il intervient personnellement dans son récit.

Il y mêle les réflexions que lui inspirent les événements qu’il raconte. Pendant qu’il est occupé à décrire la mort d’un grand de la terre, il songe : « Que le misérable qui meurt à l’hôpital sans asile ni famille, et n’ayant d’autre nom que le numéro de son chevet, accepte la mort comme une délivrance…, cela se comprend. Mais ici rien de semblable. Tout avoir et tout perdre, quel effondrement132 ! » Devant la faiblesse d’un amoureux en cheveux gris : « Éternel enfantin de l’amour ! Ayez donc vingt ans de Palais, quinze ans de tribune, soyez assez maître de vous pour garder, au milieu des séances les plus secouées et des interruptions les plus sauvages, l’idée fixe et le sang-froid… et si une fois la passion s’en mêle, vous vous trouverez faible parmi les faibles133. » Il proteste en son nom contre les injustices que la destinée fait souffrir à ses personnages. Il leur adresse la parole : « Ah ! pauvre fille, tu croyais que c’était facile de s’en aller de la vie, de disparaître tout à coup. Tu ne savais pas que…134. » Ou encore : « Pauvre folle ! irait-elle au pas, qu’elle le rattraperait encore ce joli fuyard, puisqu’il est son mauvais destin, celui qu’on n’évite pas135· » Il console ses misérables héros ; il les plaint et il les pleure. Cela est, comme on voit, en contradiction formelle avec le dogme fameux de l’impassibilité. Et, en effet, par ce don de sympathie, M. Daudet se sépare nettement du « naturalisme » impassible ou hostile.

Ironie et pitié, c’est là tout M. Daudet. L’une et l’autre vont lui servir pour pénétrer le spectacle de la vie.

III

À la longue, M. Daudet s’était avisé qu’il pourrait bien lasser les Parisiens avec ses histoires de Provence et qu’il était temps de les intéresser à une œuvre plus près d’eux et de leur vie de tous les jours. Il habitait alors le Marais ; il avait sous les yeux l’activité ouvrière de ce quartier de commerce. M. Daudet a ce privilège, en commun avec tous les poètes, que pour lui les choses ont une physionomie, qu’elles sont vivantes, agissantes et parlantes. Les vieilles maisons lui content les drames dont elles ont été les témoins : leurs échos se raniment pour lui. Rien qu’à voir l’aspect des lieux, son imagination entre en jeu, et il a tôt fait de reconstituer les événements dont ils ont dû être le théâtre. Il se trouva donc amené naturellement à écrire un drame du Paris industriel, ayant comme centre, pour ainsi dire : « la fabrique ». La maison de commerce prospère et cossue, solidement établie sur un passé d’honorabilité, et peu à peu ébranlée, inclinée à la ruine, rien que sous la poussée d’une main de femme, c’est le sujet de Fromont jeune et Risler aîné. Dans ce premier en date des grands romans de M. Daudet, et qui passe auprès de plus d’un juge pour être son chef-d’œuvre, on trouve la plupart des thèmes qu’il a maintes fois repris, et des personnages qui forment sa clientèle la plus ordinaire. Il y inaugure aussi un système de composition qui lui est propre, et qui consiste, pour ainsi dire, à tenir le roman en partie double. Persuadé que « dans l’enchevêtrement de la société moderne, ce grand tissage d’intérêts, d’ambitions, de services acceptés et rendus, tous les mondes communiquent entre eux, mystérieusement unis par les dessous, des plus hautes existences aux plus humbles136 », il s’appliquera à placer toujours, à côté des spectacles du Paris brillant et mondain, les aspects du Paris familial et du Paris pauvre. C’est ici, à côté de l’intérieur opulent des Fromont et des Risler, l’intérieur gêné des Delobelle, le travail des deux femmes, l’infirmité et la mort de Désirée. On les retrouvera, ces Delobelle, dans tous les romans de M. Daudet ; ils s’appelleront les Joyeuse dans le Nabab, les Méraut dans les Rois en exil, les Valmajour dans Numa Roumestan ; ils seront jusque dans l’Immortel sous les traits du doux Abel de Freydet et de sa sœur la paralytique. Il arrive d’ailleurs que ces deux parties du roman ne se tiennent pas très étroitement, et que le lien qui les relie soit comme imperceptible. Jack, c’est encore l’histoire du petit Chose, mais poussée au sombre dans un récit beaucoup trop long et de la trame la plus lâche. Jusque-là, d’ailleurs, M. Daudet ne concevait le roman de mœurs modernes qu’à la façon de ses devanciers, comme l’histoire des inconnus, des obscurs dont l’Histoire ne s’occupe pas.

Dans le Nabab et les Rois en exil, il s’essaye à un genre nouveau. Aux héros plus ou moins imaginaires créés par la fantaisie de l’écrivain il mêle des personnages qui ont réellement fait partie de notre société contemporaine ; aux inconnus du roman il mêle quelques-uns des illustres premiers rôles de la comédie politique. C’est ce qu’il appelle « le roman d’histoire moderne », et qui est une sorte de transposition du vieux et si démodé roman historique. Ce genre échappe au principal reproche qu’on est en droit d’adresser à son aîné. Ce qui fait que le roman historique est par essence un genre faux, et brutalement faux, c’est que les personnages y sont mis en scène par un auteur qui n’est pas leur contemporain, qui n’a pas l’âme faite comme était la leur, façonnée par le même milieu, et qui n’a donc aucun titre ni pour nous dire l’impression produite sur eux par les événements, ni pour nous révéler leurs intentions cachées et leurs sentiments intimes. Il reste quand même dans le roman d’histoire moderne une certaine part de convention et de fantaisie, mais qui n’excède pas celle qu’il convient de laisser à l’artiste. Et il est juste de reconnaître que, dans ces romans, M. Daudet a su mettre autant d’histoire qu’il en peut tenir dans un roman.

Ses personnages ressemblent ; ils sont pris dans l’attitude où les contemporains les ont vus et qui leur restera. Comme on reprochait vivement à l’auteur du Nabab d’avoir abusé de sa situation auprès du duc de Morny, il répondait qu’il n’y avait pas lieu de crier au scandale et se portait garant que le duc, s’il avait pu se voir tel qu’il est représenté vous les traits de Mora, loin de se fâcher, en aurait su bon gré à l’auteur. Il se pourrait qu’il eût raison. — Ce qui importe plus encore que le portrait des individus, c’est le tableau de la société. Le Nabab offre un tableau très exact de cette société de la fin du second Empire, société enfiévrée, surmenée, surchauffée, avide de vivre vite et de jouir, montée par une activité factice pour retomber tout d’un coup d’une chute brusque et définitive, pour s’effondrer et s’abîmer comme les malades du docteur Jenkins. De même, dans les Rois en exil, M. Daudet a su mettre en œuvre un des drames les plus poignants de l’Europe d’aujourd’hui, un de ces drames auxquels nous assistons en témoins indifférents, que nous coudoyons sans les voir, et dont nous ne savons, faute du recul nécessaire, apprécier l’étendue et la profondeur ; c’est l’effritement de la grandeur dans l’exil, la fierté royale entamée d’abord par le désarroi des habitudes rompues, par l’énervement de l’attente, des espoirs insensés, des angoisses, des déceptions, puis gagnée peu à peu par le laisser-aller, les familiarités, le coudoiement de la rue, la bohème de l’exotisme. Cette lente démoralisation, c’est la vraie déchéance ; c’est l’abdication de soi, triste entre toutes les formes d’abdication.

L’Évangéliste et Sapho témoignent d’un sérieux effort dans un autre sens. M. Daudet y a voulu montrer qu’il était capable de composer, et de composer par l’intérieur, de faire une œuvre d’une seule venue et qui eût une véritable unité. Il y a réussi. Le récit dans l’Évangéliste est d’une belle nudité, morne et froid comme un mur de temple. Il est dans Sapho d’une trame serrée et forte. Pourtant ces deux livres sont, dans toute l’œuvre de M. Daudet, ceux qui lui appartiennent le moins. Il y a suivi trop docilement les procédés de l’art et de la psychologie naturalistes. Évangéliste qui nous montre l’envahissement d’une âme par le fanatisme religieux et sa progressive « déshumanisation », c’est Madame Gervaisais transportée dans un milieu protestant. Ce type de fanatique, Mme Autheman, la femme fatale qui sème sur son passage la douleur et la mort, fait se jeter les hommes sous les rails des chemins de fer, enlève les filles à leurs mères, et leur verse des breuvages suspects, c’est un monstre à faire peur aux gens, une de ces visions de cauchemar que nos naturalistes ont pieusement recueillies dans l’héritage du romantisme. Cette influence de l’école voisine est plus sensible encore dans Sapho. Elle se traduit par le choix du sujet : l’histoire d’un « collage », et par celui des êtres qu’on nous y présente. Sapho est la fille d’un cocher de fiacre. Le couple Hettéma, M. Hettéma ayant pris femme dans une maison publique, semble détaché d’un roman de M. Zola. Ce que les naturalistes ont le mieux réussi à décrire, ce sont les maladies de la personnalité, l’impuissance à vouloir. Ils choisissent de préférence les caractères les plus médiocres, mous et veules, sans force, sans résistance : ils ne nous montrent que des êtres neutres. Jean Gaussin est l’un d’eux. Il se laisse prendre et garder. Il s’enlise peu à peu dans l’habitude de son faux ménage. Il y oublie, l’une après l’autre, sa dignité, sa position, sa fortune. Enfin la prétention le plus hautement affichée par l’école est d’être une école de morale. C’est pour nous donner de salutaires enseignements qu’elle étale sous nos yeux les spectacles les plus ravalants ; ce n’est pas pour une autre cause. Lui aussi, l’auteur de Sapho, qui jusque-là ne s’était guère préoccupé d’endoctriner ses contemporains, les convie cette fois à prendre leur part « de l’effroyable leçon ». Pour mes fils, quand ils auront vingt ans… telle est la grave dédicace que M. Daudet met en tête de son livre, lui qui, par bonheur, n’est pas coutumier de cette emphase.

… Or ce romancier aimé de tous avait une haine au cœur. Cet écrivain sans ennemis était l’ennemi de quarante écrivains. Il en voulait à l’Académie française. Il nourrissait contre elle une colère violente, mais tenace. Et il préparait sa vengeance dans l’ombre. Il collectionnait avec patience les propos méchants, les potins et les anecdotes. Les plus vieilles lui semblaient encore très présentables et d’assez bon usage : comme celle de Suard venant à la séance le 21 janvier 1793, et raflant tous les jetons. Il faisait provision d’épigrammes sur les rivalités des candidats, les intrigues des salons, les mésaventures des visites et le ridicule du costume, et le ton criard des broderies vertes, et la menace de « l’épée avec rigole au milieu pour l’écoulement du sang ». Il épanchait enfin dans l’Immortel ces rancunes lentement accumulées ! Si bizarre que la chose puisse paraître, c’est bien là un livre de haine. Ce qui le prouve, c’est que M. Daudet s’y met en contradiction avec tout le reste de son œuvre, à contre-fil et à rebours de la direction habituelle de sa sensibilité. Il n’y a dans l’Immortel qu’un personnage intéressant : c’est contre lui que se tourne l’auteur. Que si Astier-Réhu n’avait pas été de l’Académie, quel soin aurait mis M. Daudet à nous apitoyer sur la destinée de ce laborieux et de ce modeste, de cet honnête homme si désintéressé, si confiant, si loyal ! Mais Astier-Réhu habite l’appartement de Villemain. Cela suffit. Il ne mérite plus de pitié. Donc M. Daudet s’acharne contre lui ; il lui reproche ses manies et aussi ses vertus ; il lui reproche ses livres et ses collections, et d’être né en Auvergne, et d’être gros mangeur, et d’avoir la mâchoire en avant. Il le fait tromper et il le fait mystifier. Il l’accable sous le ridicule. Il l’injurie au lieu de le plaindre. C’est l’égarement de la colère.

Maintenant d’où vient cette haine ? M. Daudet constate avec amertume que les académiciens sont vieux, — mais ce n’est pas leur faute, — et qu’ils sont laids ; mais ce n’a jamais été une raison pour en vouloir aux gens. Serait-ce que l’Académie l’aurait repoussé ? Mais il n’aurait eu qu’à se présenter pour « en être ». Et de fait on ne voit pas bien pourquoi il a juré ce grand serment : « Je ne me présente pas ! Je ne me suis jamais présenté ! Je ne me présenterai jamais ! » Il n’est pas un de ces littérateurs en sabots, de ces intransigeants et de ces brutaux qui bousculent tout sans souci des convenances. Il n’aurait été nullement déplacé dans le « salon » de l’Académie. Ou serait-ce qu’il n’est pas encore consolé de l’exclusion de Balzac ?… Mais lui-même serait bien embarrassé pour indiquer un motif ou un prétexte. On sait de reste que l’Académie n’est pas sans reproches. Elle ne donne pas le talent, et ce n’est pas toujours lui qu’elle récompense. Néanmoins elle a son utilité. Même on peut dire que cette vieille institution n’avait jamais eu plus de raison d’être que dans la société d’aujourd’hui. En principe, les honneurs académiques sont de ceux auxquels ne mènent ni la fortune ni les influences politiques ; ce sont même les seuls· Quels que soient les démentis que ce principe a pu recevoir dans l’application, il est de ceux qu’il faut conserver. C’est pourquoi l’Académie n’a pas perdu tout prestige. Sans doute, il est puéril de pousser jusqu’à la superstition le respect de l’Académie, mais il ne l’est pas moins de partir en guerre contre elle. S’échauffer pour ou contre est un égal enfantillage. Dirai-je que, venant de M. Daudet, il ne me déplaît pas ?

Ajoutons que M. Daudet n’a pas terminé son œuvre. On peut encore compter sur lui ; surtout s’il veut renoncer aux demi-succès du théâtre, pour revenir au genre qui est vraiment le sien.

IV

Tous ces romans sont des « histoires vraies ». M. Daudet ne nous conte que des choses arrivées. Il les emprunte à la chronique des journaux ou, plus souvent, à ses souvenirs personnels, à l’intimité de ses amis ou de sa famille. Tous ses personnages ont existé : depuis Daniel Eyssette, qui est M. Alphonse Daudet, et « ma mère Jacques », qui est son frère Ernest, jusqu’à Astier-Réhu et au relieur Albin Fage, héros de l’affaire Chasles-Vrain-Lucas. Jack a lui-même conté à son futur biographe sa navrante odyssée ; d’Argenton a pontifié devant lui ; le docteur Rivals l’a soigné. Bélisaire a été son camarade à la 6e du 96e ; il s’appelait Offœhmer. Le brigadier Mangin s’appelait le brigadier Mangin tout simplement. Car M. Daudet pousse le scrupule jusqu’à conserver à ses modèles leur nom véritable. De se voir ainsi transporté tout vif, avec ses gestes, ses tics, son signalement et son nom, dans un livre imprimé, cela, sans doute, peut sembler désobligeant à ceux qui ont à leur insu posé devant M. Daudet. Mais qu’y faire ? « Avec le vieux Gardinois137, confesse M. Daudet, j’ai fait de la peine à quelqu’un que j’aime de cœur ; mais je n’ai pas pu supprimer ce type de vieillard égoïste et terrible. » Il n’y a rien à dire. Toutes les personnes qui vivent auprès du romancier doivent savoir qu’elles ne sont là que pour lui servir de modèles… Telle est sa méthode de travail : comme les peintres ont des albums de croquis, il collectionne une multitude de petits cahiers, sur lesquels il note, au fur et à mesure, ce qu’il voit et ce qu’il entend, de quoi se rappeler une physionomie, un geste, une intonation. Ce sont les matériaux de l’œuvre future. Plus tard, il suffira de les combiner et de les rapprocher. Inventer, pour lui, c’est se souvenir.

Cette méthode semble au premier abord si aisée, elle est si encourageante pour la médiocrité, qu’il ne devait pas manquer de romanciers en détresse pour tenter de se l’approprier. À la suite de M. Daudet, les romanciers ont pris des notes avec fureur. Et ils les ont imprimées, toutes, sans distinction et sans choix, les insignifiantes et les scandaleuses. Ils ont commis, au nom des intérêts supérieurs de l’art, de petites vilenies, restées d’ailleurs sans effet, parce que les auteurs étaient sans talent. C’est qu’à vrai dire la méthode n’est rien pour qui ne sait pas l’appliquer. M. Daudet, au besoin, prendra lui-même la peine de rappeler cette vérité à ceux qui seraient tentés de la méconnaître : « Les archives les plus curieuses, aux mains d’un imbécile, n’ont pas plus de signification que le fameux document humain, quand c’est un sot romancier qui l’utilise. La pièce d’or changée en feuille morte138. » Ce n’est pas d’avoir les carnets de Daudet qui est difficile, mais c’est d’en tirer ses livres.

Cette méthode suppose d’abord qu’on a des yeux et qu’on s’en sert pour voir. Cela n’est pas ordinaire. Car, non seulement nous avons tous connu Delobelle, et c’est M. Daudet lui seul qui l’a su peindre, mais il arrive même que nous ne nous avisions des manies des Delobelle de l’a réalité, que parce que nous les avons vues analysées dans le livre du romancier. Elle suppose qu’on sait mettre en valeur les traits qu’on a recueillis. Vous savez le mot de Delobelle suivant le convoi de sa fille. Le comédien est sincèrement ému, et c’est avec de vraies larmes dans la voix qu’il dit à son voisin : « Tu as vu ? — Quoi ? — Il y a deux voitures de maître. » Ce mot est d’une incontestable beauté. Mais il la doit justement à ce qu’il résume tout un caractère et toute une vie consacrée au souci de paraître, à ce qu’il est significatif des préoccupations de toute une classe d’hommes. Il faut enfin à qui veut se servir du document humain l’art de développer tout ce qu’il contient. La note toute sèche doit être soumise au lent travail d’incubation qui la féconde. On peut se rendre compte, par l’exemple même de M. Daudet, de l’importance de ce travail. Plusieurs de ses romans ont été d’abord des nouvelles. Quand on voit par quelles transformations a passé l’œuvre primitive et de combien d’éléments venus d’ailleurs elle s’est accrue, on s’aperçoit sans peine que cette méthode de composition n’exige pas, de la part de l’auteur, un moindre effort personnel ; pour copier la réalité, il faut beaucoup d’imagination.

Tout ce qu’il y a lieu de retenir des renseignements que nous donne M. Daudet sur ses procédés de travail, et ce qui signifie au point de vue de la portée de son œuvre, c’est uniquement ceci : à savoir que dans l’étude qu’il fait de la société de son temps, il ne part d’aucune idée abstraite. Ce n’est pas par le désir de vérifier une conception morale ou une thèse sociale qu’il est induit à observer. Il n’a pas de théories. Il n’agite aucun problème. Il ne disserte ni sur la condition de la femme dans le monde moderne, ni sur l’importance de la question d’argent. Même il n’a pas de conception générale de la vie. C’est directement et sans parti pris qu’il se place en présence de la réalité vivante. Il rappelle quelque part une manie qu’il avait tout enfant : « J’avais dix ans alors, et, déjà tourmenté du désir de sortir de moi-même, de m’incarner en d’autres êtres, dans une manie commençante d’observation, d’annotation humaine, ma grande distraction pendant mes promenades était de choisir un passant, de le suivre à travers Lyon, au cours de ses flâneries et de ses affaires, pour essayer de m’identifier à sa vie, d’en comprendre les préoccupations intimes139. » Ainsi a-t-il continué de faire. Il a suivi les passants qu’il rencontrait sur le chemin de la vie. Il a choisi tel individu, s’est attaché à lui, et ne l’a pas quitté qu’il n’eût pénétré dans l’intimité de son existence intellectuelle et sentimentale, qu’il ne le possédât tout entier, instincts, habitudes acquises, ambitions, soucis, joies, tristesses. Il a regardé la société qu’il avait devant lui et n’a cherché qu’à en rendre l’aspect, les particularités, les étrangetés.

V

Aussi a-t-il su faire le tableau des « mœurs parisiennes ». Il n’est, à vrai dire, ni l’historien de la bourgeoisie spécialement, ni celui de la société élégante, ni celui du monde des artistes. Ce qu’il a étudié, c’est la façon dont tous ces mondes se mêlent pour en former un autre très différent et très spécial et qui est le monde parisien. Paris n’est pas dans ses romans un cadre mis à des aventures qui pourraient aussi bien se passer à Quimper. On ne conçoit seulement pas le Nabab ou les Rois en exil séparés de ce cadre. Le drame de l’Évangéliste pouvait-il s’engager ailleurs ? En tout cas, nulle part il n’eût été mieux placé que dans ce Paris, ville des intérêts matériels et du plaisir grossier, mais aussi ville mystique. L’intrigue de Sapho n’était possible qu’à Paris, dont c’est un produit spécial que la fille affinée par son passage à travers les milieux les plus différents, et qui a rapporté de ses nombreux voyages des mots, des tournures de phrases, presque des idées. Ce sont ici mœurs observées à Paris et décrites dans ce qu’elles ont de parisien.

Ce qui est caractéristique de ce monde parisien, c’en est le bariolage. M. Daudet remarque que Paris, dans ses aspects mêmes, semble une carte d’échantillons du monde entier. Des rues étroites du Marais font penser à l’antique Heidelberg. Le faubourg Saint-Honoré, autour de l’église russe, évoque un quartier de Moscou. Tel coin de Montmartre, pittoresque et encombré, est de l’Alger pur. Des petits hôtels bas et nets s’alignent en rues anglaises entre Neuilly et les Champs-Élysées. Les rues voisines de Saint-Sulpice semblent détachées d’une ville provinciale et religieuse. Cela est plus vrai encore de sa population, où sont échantillonnées toutes les races, et aussi toutes les conditions et toutes les fortunes, toutes les variétés sociales et morales. C’est à Paris qu’une petite Chèbe peut devenir Mme Risler, et qu’on fait de Colette Sauvadon une princesse de Rosen. C’est à Paris qu’on rencontre des altesses courant après l’omnibus. Des fortunes venues on ne sait d’où et jetées, en quelques semaines, par toutes les fenêtres de l’inconnu ; des nababs qui ont quelque part une brave femme de maman, levée avant l’aube et discutant d’un liard avec la servante ; le fils d’un revendeur de ferraille seul à une table de jeu, en face du premier personnage de l’État ; d’anciennes danseuses confites en bourgeoisie ; de grandes artistes qui sont de grandes courtisanes ; des savants à mine d’apôtres et à cœur de tartufes ; un gentilhomme échappé miraculeusement à la correctionnelle, et qui fait figure dans le monde ; un marquis ne dînant qu’au buffet des maisons où on l’invite ; de faux ménages connus pour tels et accueillis partout ; une œuvre philanthropique pourvoyeuse de mort ; une institution financière luxueusement installée, avec une caisse monumentale, qui ne sert qu’à garder les mémoires du garçon de bureau… Il n’y a qu’un Paris où l’on puisse voir des choses semblables, comme dit le naïf Passajon, anciennement huissier près la Faculté des lettres de Dijon. En tout cas, il n’y a qu’un Paris pour que ces choses y semblent ordinaires et que nul ne s’en étonne. Et elles sont toutes dans le seul Nabab. On tirerait ainsi des livres de M. Daudet une belle provision de ces particularités de mœurs toutes locales, et qui ont, bien prononcée, la saveur d’ici.

Le résultat de ce mélange des classes, de cette interversion des rangs, de cette complexité des rapports, et de toutes ces rencontres absurdes, c’est de produire à toute heure les changements les plus imprévus, des bouleversements et des ruines. Dans la vie de Paris le drame est installé à l’état normal. Il court sous la surface brillante. Rappelez-vous la rencontre de Monpavon et de Mme Jenkins, allant tous deux à la mort, l’un avec sa correction de gentilhomme, l’autre avec sa grâce de jolie femme. « Jamais, à voir cet échange de politesses mondaines au milieu de la fête printanière, on ne se serait douté qu’une même pensée sinistre guidait ces deux marcheurs croisés par le hasard sur la route qu’ils poursuivaient en sens inverse tout en allant au même but140. » De ces drames, quelques-uns affleurent qui défrayent pour un temps la curiosité, alimentent la chronique et les conversations. Mais combien d’autres, de ces drames sans témoins, obscurs, silencieux, drames intimes entre cuir et chair, comme Paris en improvise à toute heure du jour ! « C’est peut-être ce qui donne à l’air qu’on y respire cette vibration, ce frémissement, où s’activent les nerfs de tous141. »

Cela, la vibration, le frémissement, le quelque chose d’agité, d’inquiet, de trépidant, qui compose l’atmosphère spéciale de Paris, c’est ce que M. Daudet excelle à rendre. Et c’est dans cette atmosphère que vont se mouvoir naturellement ses personnages.

VI

S’ils ont vécu, ces personnages, s’ils ont été des êtres de chair et de sang, peu nous importe : ce qui est certain, c’est que dans les romans de M. Daudet ils vivent. M. Daudet a le don de la vie. Il est probable en effet qu’il le doit en partie à sa méthode d’observation patiente, minutieuse, d’une observation de myope dont le regard s’accroche aux détails. C’est par là qu’il arrive à saisir ces traits particuliers qui distinguent un individu et font qu’il est lui-même et non pas un autre. Il découvre ces infiniment petits, note ces riens dans lesquels peut tenir tout un caractère. « Par un k, monsieur le supérieur, par un k ! Le nom s’écrit et se prononce à l’anglaise… comme ceci : Djack. » Par le souci qu’elle a qu’on n’omette pas, au bout du nom de son Jack, cette lettre qui lui donne un cachet d’élégance anglaise, se révèle déjà la futilité dont est faite cette pauvre tête folle, Ida de Barancy, nature d’oiseau, mobile et changeante, incapable de garder longtemps une impression quelconque, pleurant et riant dans la même minute, aimant d’une affection si vraie ce fils qu’elle laisse si bien mourir à l’hôpital. — Sidonie, un peu parente de Mme Bovary et de Séraphine Pommeau, est d’une vérité plus particulière que l’une et l’autre. Sans rien de romanesque ni de sentimental dans le tour d’imagination, sans goût non plus pour les réalités de l’amour et sans entraînement des sens, ne rêvant que des rêves d’ambition et de vanité, n’ayant soif que de luxe, elle reste jusqu’au bout et en toutes choses une gamine de Paris. Elle en a les instincts méchants, l’âme vénale, le cœur desséché, la fièvre d’envie. Elle est froidement vicieuse, et naturellement fausse, fausse jusque dans sa gentillesse, dans sa grâce frelatée, dans son élégance factice et fragile de perle fausse. — Christian d’Illyrie, fin profil de Slave ardent et mou, roi tombé au surnom de Rigolo, homme enfant. — Mora, l’homme du monde, « qui s’est improvisé homme d’État de premier ordre, rien qu’avec des qualités de mondain, l’art d’écouter et de sourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le sang-froid ; habile à donner du sérieux aux choses futiles, à traiter légèrement les choses graves ». Et Jansoulet, le forban naïf. Et la Levantine, avachie dans ses coussins, abrutie de tabac turc, bouffie d’oisiveté, entêtée d’orgueil : pensez donc, une demoiselle Afchin ! Et tant d’autres ! Nous les reconnaîtrions, sans crainte de confusion et du plus loin qu’il soit, rien qu’à leur silhouette et à leur son de voix.

Pour les créations de l’art, la vie individuelle n’est qu’un premier degré. Il y en a une autre qu’aussi bien n’atteignent que rarement les personnages des livres : c’est cette vie collective, pour ainsi dire, qui fait qu’un individu est représentatif de toute une catégorie d’êtres analogues. M. Daudet l’a bien dit : « La vraie joie du romancier restera de créer des êtres, de mettre sur pied, à force de vraisemblance, des types d’humanité qui circulent désormais parle monde, avec le nom, le geste, la grimace qu’il leur a donnée, et qui font parler d’eux en dehors de leur créateur et sans que son nom soit prononcé. Pour ma part, mon émotion est toujours la même quand, à propos d’un passant de la vie, d’un des mille fantoches de la comédie politique, artistique ou mondaine, j’entends dire : c’est un Tartarin, un Monpavon, un Delobelle ! Un frisson me passe alors, le frisson d’orgueil d’un père caché dans la foule, tandis qu’on applaudit son fils, et qui, tout le temps, a l’envie de crier : C’est mon garçon142 ! » M. Daudet l’a bien compris. C’est son honneur que, parmi ces types d’humanité, — encore que d’une humanité un peu restreinte, — trois ou quatre soient ses garçons.

Tartarin d’abord. — Monpavon : « De la tenue ! que diable ! de la tenue ! » — Surtout, l’illustre Delobelle. Dans ce type grandiose de cabot, M. Daudet a incarné toutes les prétentions, tous les ridicules, toutes les misères des gens de théâtre. Certes, Delobelle est un comédien manqué. Mais on sait bien que si tout cabotin n’est pas un comédien, quiconque s’est approché du théâtre en emporte une habitude de cabotinage inguérissable. C’est une impossibilité à rentrer dans le courant de la vie. Du rôle joué quelque chose reste qui se mêle aux sentiments les plus vrais, pour leur donner une allure fausse et peu naturelle. C’est un besoin de ne composer une attitude. Delobelle se pose en persécuté. Des ennemis, qu’il ne désigne pas autrement, l’ont empêché, depuis quinze ans, de remonter sur un théâtre. Mais il ne renonce pas ; il attend, il espère, il a confiance. Il va les yeux fixés sur sa chimère : la promesse d’un rôle, le mirage d’une direction. Il lutte. Il se montre sur le boulevard, dans les cafés, bien vêtu, luisant de santé, engraissé à rien faire : c’est sa façon à lui de lutter. Sa femme et sa fille se tuent de travail pour nourrir cette oisiveté. Il le sait. Il n’a pas de remords. Il les aime pourtant, ces deux sacrifiées : il est bon mari et bon père. Mais ici encore il est dupe de l’illusion. Dans sa pensée, les efforts, les privations de sa femme et de sa fille ne s’adressent pas positivement à lui, mais à ce génie mystérieux dont il se considère comme le dépositaire, à cette chose sacrée, l’art, dont les Delobelle sont les pontifes grotesques. — Ce qu’est le théâtre pour Delobelle, la littérature l’est aussi bien pour le vicomte Amaury d’Argenton. Il est pénétré jusque dans les moelles par la convention littéraire. Depuis la chaire Henri II où il prolonge ses flâneries impuissantes, jusqu’à la lyre qu’il installe sur le toit de sa petite maison ( parva domus, magna quies ), tout dénote chez lui cette influence d’un faux idéal de l’art. Lyrique au front olympien, au regard bleu cruel, égoïste convaincu, fatal comme Werther, amant d’une maîtresse qu’il a baptisée Charlotte, presque auteur d’une Fille de Faust, il ressemble à Goethe, moins le génie. Et il s’y trompe.

Pour nous présenter Delobelle, on l’avait détaché de son milieu. Et de fait, celui-là était si complet, si achevé dans son genre, qu’il se suffisait à lui-même. Dans le portrait de d’Argenton, l’entourage ne vaut pas moins que la figure principale. C’est un fait que les ratés se recherchent. Il y a entre eux de secrètes affinités, un besoin de mettre leurs rancunes en commun, d’appeler au service de leurs impuissances les bienfaits du groupement et de l’association. Autour de d’Argenton, raté de la poésie, gravitent le faux docteur Hirsch, raté de la médecine, Labassindre, raté de la musique, et Moronval, le mulâtre, raté de plusieurs carrières. Derrière ceux-là il y en a d’autres et d’autres encore derrière ces autres. Ils accourent, avertis on ne sait par quel messager mystérieux, dès qu’il se produit un « événement », fondation d’une Revue, manifestation d’art. Il en vient de partout. Et on s’étonne de les voir si nombreux, la société n’ayant pas coutume de faire le compte de ceux qu’elle laisse en route. Il en sort de tous les coins de faubourgs, il en descend de toutes les hauteurs : Batignolles, Montmartre, Montparnasse, monts Aventins de la bohème. Ce sont eux qui se rendent en files déplorables aux soirées littéraires du gymnase Moronval. Ce gymnase, M. Daudet l’installe en plein quartier des Champs-Élysées. Cela est bien habile d’avoir ainsi placé les ratés et leur Institut au centre même de cette civilisation raffinée dont ils sont aussi bien le produit, puisqu’ils en sont le rebut. — Mais M. Daudet est sans égal comme historien des ratés.

VII

Et il a essayé d’être l’historien des humbles. Les petits, les déshérités, dédaignés de la littérature comme de la vie, il les a regardés d’un regard ami. Les silencieux aussi et les résignés, ceux qui savent souffrir sans crier et se dévouer simplement.

Pour discerner l’intérêt de ces existences à ras de sol, pour entendre la plainte de ces cœurs fermés, il faut une sensibilité très délicate. Les trouvailles de sentiment ne sont pas rares dans l’œuvre de M. Daudet. En voici un exemple entre plusieurs. Je l’emprunte au récit de la mort de Désirée. « Les médecins prétendent que c’est d’une fluxion de poitrine qu’elle meurt ; elle aurait rapporté ça dans ses vêtements mouillés. Les médecins se trompent ; ce n’est point une fluxion de poitrine. Alors c’est son amour qui la tue ? Non. Depuis cette terrible nuit, elle ne pense plus à Frantz, elle ne se sent plus digne d’aimer et d’être aimée. Il y a désormais une tache dans sa vie si pure, et voilà précisément de quoi elle meurt… Elle meurt de honte, je vous dis. Dans le délire de ses nuits, c’est cela qu’elle répète sans cesse : J’ai honte ! J’ai honte ! » N’est-ce pas exquis ? D’autre part, je ne sais guère de plus touchantes figures de femmes que cette Claire Fromont si loyale, ou cette Rosalie Roumestan si sincère. Elles sont, l’une et l’autre, du nombre de celles qui passent sans se faire remarquer, créatures d’élite dont on dit qu’elles sont effacées, et dont en effet le charme reste souvent inaperçu, faute de quelqu’un qui fût digne de les comprendre.

Quel malheur que la sensibilité ait pour si proche voisine la sensiblerie ! M. Daudet n’a pas toujours su se défendre de celle-ci ; je crains même qu’il ne s’y soit pas assez efforcé. Il y a dans ses livres des enfances délaissées, comme celle de Jack, et de longues agonies d’enfant, comme celle du petit roi Mâdou. Même il y a des enfants au berceau qui refusent de téter, et dont on nous fait entendre les vagissements désespérés. Il y a des jeunes filles infirmes, et il y en a de poitrinaires. Il y a des vieillards protégés par des orphelines ; et il y a des malades et des mourants, il y a des suicides et des enterrements à ne pas les compter. Ce pathétique est d’une ressource trop facile, d’un effet trop sûr. C’est chose précieuse que les larmes : il est juste que nous en soyons économes. Nous avons le droit de nous défendre et celui d’être fâchés quand nous nous apercevons qu’on a tendu un piège trop grossier à notre attendrissement.

C’est dommage aussi que chaque fois qu’on met en scène de braves gens, l’étude tourne insensiblement au cliché d’une honnêteté de convention et d’une vertu de prix Montyon. Que ce soit le bon docteur Rivais ou le bon camelot Bélisaire, leur bonté est trop parfaite et trop continue On leur voudrait une défaillance. Ils ne s’oublient jamais. Le loyalisme du vieux duc de Rosen, le zèle chevaleresque d’Élysée Méraut ; cela a déjà été vu, et dans les livres plus souvent que dans la vie. On soupçonne que l’auteur a bien pu fabriquer ces modèles de grandeur d’âme. On se méfie.

Il faut dire néanmoins que M. Daudet a trouvé plus d’une fois la note juste, et qui convient à ce genre de peintures. L’intérieur des Joyeuse, où peut-être y a-t-il encore un peu trop de boucles blondes penchées dans le cercle de la lampe, est peint dans une tonalité très discrète. Le bonhomme Joyeuse, ayant perdu la place qui faisait vivre la maisonnée, n’ose pas avouer à ses filles ce grand malheur. Il part chaque matin, bat le pavé de Paris en quête d’un gagne-pain, et le soir invente des histoires sur le « bureau » où il ne va plus. C’est un héroïsme qui en vaut d’autres, et qui a même, sur des formes d’héroïsme plus souvent célébrées, cet avantage qu’il ne s’entoure pas de circonstances romanesques et qu’il est de mise dans un plus grand nombre de cas. L’étroit intérieur où vieillissent le caissier Sigismond Planus et « Mlle Planus, ma sœur », celui où Mme Ebsen a vécu entre sa fille et grand’mère, celui où s’échoue avec ses enfants le veuf Lorie-Dufresne, sous-préfet destitué ; c’est là tout un Paris courageux, familial, dont les feuilletonistes et les reporters n’ont pas à parler, mais qui devrait tenter les romanciers. Il s’y livre des luttes pour l’existence aussi intéressantes peut-être que les ruses d’un ingénieux gredin se poussant à un mariage riche. Il faudrait les dire sans apitoiement de commande et conter avec simplicité l’histoire des simples. Mais le roman d’aujourd’hui ne daigne s’occuper que des destinées exceptionnelles. Il regarde en haut ou en bas, trop haut ou trop bas. Comme s’il ne pouvait tenir dans des existences médiocres que des joies ou des souffrances médiocres ! Et comme si quelques-uns seulement avaient droit à la vie de l’art ! — Peut-être est-ce en s’essayant à cette littérature des humbles que M. Daudet a tenté la route la plus neuve.

 

Vraiment, plus on avance dans l’étude des livres de M. Daudet, et plus on se rend compte qu’on les aime. Pour un peu de force qu’il y manque, il s’en dégage tant de grâce spirituelle et tant d’émotion ! Ils sont l’œuvre d’un artiste, d’un écrivain amoureux des mots colorés et de la prose musicale, mais qui comprend aussi que l’art ne saurait être sa fin à lui-même et qu’il ne vaut que par ce qu’il exprime ; — d’un homme qui n’a conservé un peu du regard de ses yeux d’enfant que parce qu’il sait au regard de ces yeux-là une fraîcheur que les autres n’ont pas ; — d’un observateur amusé par le spectacle de son époque et qui a su rendre, dans ce qu’elle a de plus particulier, la physionomie d’une société. Il y a dans cette œuvre du rire et des larmes. Cela même est la vie. Et, en effet, de tous les romanciers de son groupe, M. Daudet est celui qui a su mettre dans ses romans le plus de silhouettes et même de figures vraies. Cette vie, il la sait triste, pleine de déceptions, d’amertumes et de souffrances ; et tout de même la conclusion de l’expérience qu’il en a faite, c’est que cette vie si douloureuse mérite encore d’être vécue. Je trouve dans cette conclusion plus de sens et de portée que dans le farouche renoncement des pessimistes et dans le lâche : À quoi bon ? des désenchantés… Et qui sait ? Plus tard, quand le temps aura fait justice de réputations trop haut placées, alors que des voix plus bruyantes n’auront pas laissé même d’écho, qui sait ? peut-être entendra-t-on monter encore, sur les ruines de tant d’œuvres ambitieuses et vaines, le joli chant de cigale qui nous est venu de là-bas, des rives claires de la Provence.

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I

Dans les dernières pages qu’il ait écrites, et qui forment la préface du livre : Le théâtre et les mœurs, J.-J. Weiss a conté les souvenirs de sa jeunesse et les impressions toutes neuves de son enfance. Il l’a fait comme peut faire un homme arrivé à l’autre versant de sa vie, et qui, en revoyant les années d’autrefois, se sent venir de tous les côtés des bouffées d’air frais. Tout ce morceau est plein d’éclat et plein de charme.

M. Weiss le père était musicien gagiste dans un régiment de ligne ; le fils eut pour première culotte un pantalon rouge, mangea le pain de munition, grandit à la caserne, et suivit toutes les étapes de son régiment. Quel souvenir l’homme avait gardé de son odyssée d’enfant de troupe à travers les chemins de France ! À trois heures et demie du matin, le tambour battait la marche, et en route ! En route à travers monts et vallons, vignes au temps de la vendange, oliviers au temps de la récolte : une année les monts du Jura, une année les campagnes du Centre, une autre fois Marseille avec le bleu du ciel, la forêt des mâtures et le grouillement d’un peuple bariolé. La France défilait sous les yeux de l’enfant grimpé dans la charrette des bagages ; et lui, « qui avait une soif inextinguible de voir et de regarder », la voyait variée en ses aspects, aimable ici, là grandiose, telle que Michelet l’a décrite. Puis ce sont les premières lectures, faites au hasard d’une rencontre : l’Odyssée prêtée par un chef de musique, le Tasse révélé par un caporal corse qui savait par cœur des passages de la Jérusalem, et Paul de Kock, évangile de la femme du vaguemestre. Cette éducation première n’a pas été sans exercer sur la tournure d’esprit de l’écrivain une influence durable. Ce n’est pas en vain que de bonne heure il s’emplissait les yeux de la couleur et de la forme des choses : on s’aperçoit bien en le lisant qu’il est de ceux pour qui le monde extérieur existe. On retrouve encore dans l’indépendance — et dans l’imprévu — de quelques-uns de ses jugements les effets de cette première culture faite à hâtons rompus. Il y a chez lui de ces façons de parler qu’aimait Montaigne : « non pédantesques, non livresques, mais soldatesques. » Et on aperçoit maintes fois passer chez le critique le bout de l’oreille de l’enfant de troupe qui a appris à lire dans les fables de Florian.

Il y a dans cette même préface des pages fameuses : celles où il fait le tableau — singulièrement embelli d’ailleurs — de la société de 1830, celles surtout où, songeant à la destinée qui a été celle de Napoléon III, il en montre le côté merveilleux :

La levée de boucliers des Romagnes, la descente chevaleresque à la caserne d’Austerlitz, l’étourderie si soigneusement et si naïvement combinée de Boulogne, Ham et la fuite de Ham, la nuit tragique de Décembre, le mariage de « romancero » avec Eugénie de Guzman, comtesse de Téba, l’alliance avec la reine d’Angleterre, la troisième irruption des Français en Italie, aussi éblouissante que la première sous Charles VIII et la seconde sous le général Bonaparte, les angoisses et les hésitations pernicieuses des mois de juillet et d’août 1866 quand Beust arriva secrètement à Paris, la revue de Longchamp, le 6 juin 1867, sous l’œil du fatal cuirassier blanc, le rétablissement de la charte sous le nom de constitution de 1870, le coup de tonnerre de Wissembourg et de Wœrth, la marche le long de la Meuse, qui donna le spectacle shakespearien d’un empereur traîné captif à la suite de sa propre armée, Sedan et la suprême entrevue avec l’ancien hôte des Tuileries et de Compiègne, Wilhemshohe, la cruelle agonie de Chislehurst et le « grain de poussière » dans les reins, où tout vint aboutir et finir ; ce sont là des tableaux tout tracés d’avance pour le poète sans haine qui sait goûter « les larmes des choses » et pour le conteur insensible à la politique qu’émeut avant tout le cours rapide des événements et leur intérêt d’épopée.

L’épopée ! sans doute elle est dans cette succession d’événements, et dans l’histoire d’hier, et dans celle d’aujourd’hui. Encore faut-il l’y découvrir. Mais peu d’esprits en sont dignes.

Celui qui a écrit de telles pages, on s’en aperçoit sans être grand clerc, est avant tout un homme d’imagination. Telle fut en effet chez J.-J. Weiss la faculté maîtresse ; telle a été la marque propre de son talent. Il a fait en critique de la littérature d’imagination.

Il faut d’abord mettre sur le compte de cette imagination parfois intempérante les défauts qu’on a justement reprochés à J.-J. Weiss. On a signalé dans sa critique un côté aventureux, certains jugements téméraires. Je ne citerai qu’un exemple de ces témérités, et en prenant soin d’assurer que je n’invente rien. Je copie ces lignes dans un feuilleton daté du 3 décembre 1883 : « Qui dit Albert Wolff, dit mariage de l’humour avec le bon sens, du sentiment avec l’ironie ; un émule d’Henri Heine, tout bonnement. » Albert Wolff, Henri Heine ! celui qui a risqué ce rapprochement ne passera jamais pour un timide.

Cette imagination, compagne assidue de Weiss, l’a souvent abusé ; mais, en retour, elle lui a rendu tant de services ! Elle lui a dérobé tant de platitudes ; elle a pour son compte complété si hardiment de si vagues ébauches : elle a transformé, orné, habillé magnifiquement de telles pauvretés ! On joue Bertrand et Raton ; dans la salle, on rit, on bâille, on s’endort. Mais la magicienne qui est au service de Weiss, a donné un coup de sa baguette : et voici qu’au lieu du faible scénario de Scribe, ce qu’entend Weiss, c’est tout à la fois une tragédie, une comédie, un drame. Ces marionnettes, Rantzau, Koller, Birkenstaff, prennent un corps, une âme et se mettent à vivre. Les pantins deviennent des hommes, capables de passions et d’ambitions, capables de souffrir et capables de nous émouvoir avec leurs émotions… L’imagination suggère à Weiss ces souvenirs, ces rapprochements inattendus qui éclatent tout d’un coup et qui viennent illuminer sa causerie. C’est au cours d’un article sur Thérésa. Comment et par quelle association d’idées l’écrivain passe-t-il des roulades de la chanteuse de café-concert à la révolution de 1848 ? Toujours est-il qu’il se revoit pendant la nuit du 23 au 24 février :

On se battait. J’étais un triste reclus dans la morne École normale. Nous nous tenions dans les combles de l’École, regardant au loin les lueurs de la ville et en aspirant le sourd mugissement. Bientôt le mugissement prit une forme, quelque chose à la fois de distinct et de vague ; c’était le faubourg Saint-Marceau qui descendait sur Paris, cinq ou six mille voix chantaient à l’unisson la Marseillaise. Dans le silence agité de la nuit, l’hymne révolutionnaire se détachait, lent, grave, tout rempli de solennelle vengeance. Le ciel là-bas s’étendait terne ; il sembla soudain comme embrasé ; les notes de la Marseillaise, nous arrivant massées et rassérénées par la distance, nous figuraient une marche aux flambeaux de la Souveraineté et de la Justice. C’était beau. Le frisson vint, le grand frisson qui, pendant une seconde qui est un infini, nous fait plus qu’homme.

N’admirez-vous pas, rien qu’en ces quelques lignes, la puissance de mirage qui fait qu’on oublie les misères d’une révolution pour ne songer qu’à l’effet de la mise en scène et de l’orchestration ? — C’est cette imagination qui, dans les meilleurs jours, a dicté à Weiss des feuilletons éblouissants tels que celui qu’il a consacré à la Tour de Nesle, et tels couplets, sur le capitaine Buridan, sur l’ébullition des esprits en 1830, sur le napoléonisme. — C’est elle enfin qui colore son style et qui donne à sa phrase la plénitude et le relief. La langue savoureuse que parle Weiss est dans la meilleure tradition française. Tout ce qu’on y pourrait reprendre, c’est un goût qui n’est plus de mise, pour la métaphore suivie, prolongée. Mais sommes-nous bien sûrs nous-mêmes de ne pas aller trop loin dans cette recherche de la précision, que nous poussons jusqu’à la nudité et jusqu’à la sécheresse ?

II

Ce tour d’esprit explique les sympathies littéraires auxquelles J.-J. Weiss est resté toujours fidèle. Ces sympathies sont très nettement accusées ; ou ce sont, pour mieux dire, des affections passionnées et d’ardents enthousiasmes. Weiss ne se pique pas de neutralité ; alors même qu’il s’occupe seulement de juger des œuvres d’art, il reste encore un polémiste : sa critique, offensive et défensive, est une critique de combat ; et c’est bien ce qui la rend si vivante. Il va sans dire que Weiss admire comme il convient nos grands siècles littéraires ; il a une pleine intelligence de nos classiques. Mais l’époque qu’il aime d’amour, c’est celle de Louis-Philippe. Il aime cette époque privilégiée, pour ses mœurs d’abord qui étaient si probes, honnêtes sans sévérité, aisées et enjouées sans licence, pour le ton de délicatesse et d’élévation qui régnait dans la société, pour la sagesse d’un gouvernement qui a donné à la France la plus grande somme connue de liberté et de bonheur. 1840 est à ses yeux la date lumineuse, l’année qui représente dans la période contemporaine le point de perfection, une sorte d’année décrétoire qui marque un sommet dans le développement moral, intellectuel et politique de la nation française.

En ce temps-là Scribe et Dumas étaient encore les maîtres incontestés du théâtre : il faut entendre en quels termes Weiss en a parlé, avec quelle complaisance de cœur, quelle abondance de vocabulaire, quelle solidité de conviction, quelle sincérité dans l’exagération ! « Depuis que je sais lire, j’ai conçu pour ces deux prodiges, Dumas et Scribe, une passion infatigable et stupide. » Voilà le ton. Scribe est un « dieu » du théâtre ; il en a connu toutes les ressources mieux que tous les poètes dramatiques sans exception, qui se sont succédé depuis Thespis ; il a eu l’invention au même degré que Lope et Calderon, il a exprimé comme personne la moyenne de la société où il a vécu. Il n’a pas eu le talent, mais il a eu le « génie » ; pas le style, mais la « poésie ». — Et Dumas, le premier des Dumas, le grand et bon Dumas, quels éloges Weiss ne lui a-t-il pas prodigués ? Richesse… imagination… génie et profusion de génie… prodigieux trouvère. Il n’est pas. jusqu’au style de Dumas qu’il ne soit prêt à défendre et à admirer. C’est après avoir cité les phrases célèbres : C’était une noble tête de vieillard… La belle nuit pour une orgie à la tour… etc., qu’il conclut : « Ce style est lapidaire et théâtral au plus haut degré : il s’inscrit dans les fibres et dans les nerfs du spectateur. » Mais c’est bien de style qu’il s’agit ! Dumas est de la race des aèdes primitifs, créateurs de légendes, et dont l’imagination, voisine de l’imagination populaire, fait partie du patrimoine de l’humanité. « Dans trente ans d’ici, on ne lira plus les Trois Mousquetaires ; mais, dans mille ans, les nourrices berceront les petits enfants avec le joli conte de Dantès et de son île, et peut-être, dans une langue qui n’est pas encore née, quelque poète qui aura, lui, le fond et la forme, mêlant ensemble d’Artagnan, Porthos, Bussy, Marguerite de Bourgogne, Chicot, le capitaine Roquefinette, le bonhomme Buvat, écrira avec les débris de tant de récits magiques quelque poème aussi indestructible que celui que le divin Arioste a composé avec les fragments du Cycle carlovingien. » Même admiration, avec quelques degrés en moins, pour Stendhal, Balzac, George Sand, Lamartine, Musset.

Il est un autre coin dans notre littérature pour lequel Weiss a encore bien de la tendresse : c’est un tout petit coin du xviiie  siècle. Ceux qu’il y groupe, ce sont les auteurs du théâtre de second ordre, Favart, Ducis, le Voltaire des Contes, Gresset et Parny, ces deux derniers surtout : Gresset, dont le « divin caquetage est de la poésie et de la plus originale », et qui, en écrivant Vert-Vert, écrivait pour les siècles ; Parny, « l’un des poètes le plus absolument poètes de la littérature européenne », Parny, « ce délice ».

On trouvera qu’entre ces deux séries d’écrivains il y a peu de rapports : il y en a un peu plus qu’on ne serait d’abord tenté de croire. Remarquez-vous que parmi les éloges que Weiss décerne à ses écrivains favoris, il en est un qui revient sans cesse : c’est qu’ils sont des poètes ? Ce mot de poète, pour l’appliquer à des auteurs de prose aussi bien que de vers, à Scribe aussi bien qu’à Regnard, à Marivaux et à Dumas père, à Voltaire, à Lamartine, à Parny, il faut évidemment qu’on lui donne un sens très large. La poésie des romantiques n’est pas la même que celle des poetæ minores du xviiie  siècle. Celle des premiers consiste dans l’invention ; celle des seconds consiste davantage dans l’élégance de l’expression, dans l’art de dire les choses joliment et ingénieusement. Mais les uns et les autres ont ce caractère en commun : en écrivant ils se tiennent un peu en dehors et au-dessus de la réalité ; ils l’arrangent, ils la rendent plus attrayante et plus aimable.

Peut-être aperçoit-on maintenant avec quelque netteté la conception que Weiss s’est faite de la littérature, et celle que s’en sont faite avec lui beaucoup d’hommes de sa génération. Il adresse à je ne sais plus quel écrivain ce compliment, qu’il a été un « amuseur ». Prenez ce mot dans le sens le plus large et le plus favorable : La littérature doit être une amuseuse. L’écrivain doit être un poète, c’est-à-dire un créateur : son rôle est de créer un inonde meilleur que le monde réel, et qui serve à nous distraire des tristesses et des vulgarités de celui-ci. C’est un monde où les événements ne sont pas dirigés par la même logique étroite et imbécile dont nous constatons autour de nous les effets déplorables, où les sentiments, même les mauvais, conservent un air de grandeur, où le langage est plus noble, où règnent la politesse, l’élégance, le bon ton, un monde d’idées pures et d’images brillantes dans la contemplation desquelles l’âme trouve une jouissance souveraine. Dans la littérature ainsi comprise, l’imagination a plus de part que la simple raison ; l’observation n’est que secondaire : elle fournit seulement la matière qu’il s’agit de dégrossir, de purifier, d’idéaliser ; encore y a-t-il des cas où l’observation disparaît devant la fantaisie, devant le rêve et devant ces facultés ailées qui approchent l’homme tout près de Dieu. La littérature est une enchanteresse et une consolatrice.

III

Une telle conception devait faire de Weiss un ennemi de la littérature qui s’est épanouie sous le second Empire. Il l’a en effet combattue sans relâche. C’est ce qui fait l’unité de son œuvre critique. Toutes les tendances de son esprit allaient à faire de lui un adversaire de cette littérature : mais, en outre, aux raisons d’ordre purement littéraire s’en ajoutaient qui étaient d’une autre nature. Combattre les écrivains de l’Empire, c’était encore combattre l’Empire. Aux yeux de Weiss, le nouveau gouvernement était responsable de la littérature nouvelle. Le 2 Décembre avait fait tout le mal. Du jour au lendemain, une métamorphose complète s’était opérée : la direction des esprits avait été changée du tout au tout, l’élan s’était arrêté net, l’imagination desséchée, le cœur refroidi, la foi, l’enthousiasme, le besoin d’idéal avaient disparu, et en leur place c’est le positivisme qui s’était installé : une seule nuit y avait suffi. Désormais on n’allait plus trouver que dureté dans les mœurs, bassesse dans les sentiments, violence dans l’expression et qu’universelle brutalité.

C’est en 1858 que Weiss lança son manifeste contre la Littérature brutale. On peut relire aujourd’hui ces pages si vigoureuses, et d’une si admirable verdeur de style : elles n’ont rien perdu de leur actualité. Sévères à l’excès, injustes presque toujours, elles signalent du moins et mettent en sa pleine lumière un fait nouveau. Les Faux Bonshommes, Madame Bovary, les Fleurs du mal venaient de paraître coup sur coup. Weiss n’a pas de peine à découvrir le lien de parenté qui rattache la pièce de Barrière, le roman de Flaubert et le recueil de Baudelaire. Ce triple succès marque l’avènement d’une école ; et l’école est constituée d’autant mieux qu’elle a son code philosophique : elle ne fait qu’appliquer les théories déterministes professées par M. Taine. Ne voir dans l’homme qu’un simple maniaque, se réduire à la peinture des types vulgaires et à l’étude des mauvaises mœurs, rechercher jusqu’à l’affectation le détail ignoble et le terme cru, ce sont les dogmes principaux du Crédo réaliste…

L’écrivain qui a le plus contribué à faire passer le réalisme au théâtre est M. Alexandre Dumas fils. Aussi est-ce lui que dénonçait Weiss dans une étude qu’il lui consacrait en cette même année 1858. Il insistait sur l’accord qui existe entre le théâtre de Dumas fils et le public auquel il s’adresse.

… Le mouvement inusité des affaires, les spéculations hardies, les coups du sort, plus fréquents au lendemain d’une révolution, ont porté au premier rang de la société un flot nouveau de bourgeoisie, dont la fortune a été prompte, dont l’éducation sera lente, qui a voulu néanmoins, par droit de fortune, se donner les jouissances de l’esprit, avant d’avoir l’esprit cultivé ; les chemins de fer, influant d’une façon bizarre sur l’état intellectuel de la société comme sur son état économique, versent chaque jour dans ce Paris, juge souverain des questions d’art, une masse mobile mais serrée, continue, de provinciaux affairés, à peine munis d’un peu d’orthographe et de latin, n’ayant fait que des lectures sans choix… ; de la sorte, les décisions suprêmes en matière de littérature sont soumises à un public sans expérience, pour qui tout est prodige et nouveauté.

C’est ce public qui dans les comédies de M. Dumas a salué, comme autant de révélations, les lieux communs, les amplifications, les remarques puériles d’un auteur « hardi et fier dans la banalité ». C’est lui qui a pris pour argent comptant « de prétendues histoires de la société parisienne aussi vraisemblables que le voyage de Cyrano de Bergerac dans la lune ». C’est lui qui a pris pour du style un style tour à tour trivial et fleuri. Car sans doute M. Dumas est deux fois trivial dans son langage, joignant « à la trivialité spontanée une trivialité factice qu’on n’acquiert pas sans l’avoir soigneusement cultivée ». Mais en outre il prodigue avec assurance à notre admiration « tous les tours, tous les tropes, toutes les figures favorites de tous les genres depuis longtemps fanés. On reconnaît et on salue au passage l’ode antique, l’épithalame, l’héroïde. L’ombre des Campistron et des Colardeau se promène à travers ces phrases. » Et pénétrant plus avant dans l’étude d’un théâtre qu’on nous donne pour être fait avant tout de logique, Weiss montrait tous les sacrifices qu’entraîne une application de la logique qui remplace la psychologie par la géométrie, combine les éléments d’un drame comme ceux d’un problème, et construit des personnages qui sont des rectangles.

L’exemple de M. Dumas a été désastreux, ayant été contagieux. Les meilleurs esprits ont été troublés par ces succès retentissants, et ils se sont détournés de la voie où ils s’engageaient et qui était la bonne. C’est le cas d’Émile Augier. Celui-ci avait commencé par de charmantes pièces qui étaient d’un poète : il promettait de se montrer un digne petit-fils de Pigault-Lebrun ; il annonçait un second Regnard. Mais voilà que « corrompu » par le succès de son bruyant confrère, il s’entiche de réalisme. Et au lieu de la Ciguë, de Philiberte et de Gabrielle, il donne des Effrontés, des Fils de Giboyer, des Mariage d’Olympe et des Lionnes pauvres. Le cas d’Octave Feuillet est plus lamentable encore. Ce modèle accompli de l’esprit romanesque se répandait en fictions aussi adorables qu’absurdes. « Tout à coup, entre 1863 et 1867, le voilà féru de la tarentule du jour ; il se lasse de tous les beaux sentiments et de toute la délicatesse dont on le vante, il quitte l’empire du bleu pour celui de la pratique, il veut montrer à son tour qu’il sait peindre des hommes forts, des choses fortes, des réalités fortes. Et moi aussi, je joue du bistouri ! » La tache s’étend ; l’horizon s’assombrit, et on y devine déjà dans le lointain la lugubre envolée des Corbeaux de M. Becque.

Voilà donc par quoi on a remplacé les drames si mouvementés, les comédies si habilement intriguées, les vaudevilles si honnêtes de l’époque précédente. L’art de la composition s’est perdu, et la pièce « bien faite » n’est plus qu’un souvenir. Parfois encore on met la main sur une idée heureuse ; mais, au lieu d’en tirer les développements qu’elle comporte et le dénouement qui s’impose, on se hâte d’abandonner cette idée initiale, on laisse la pièce dévier. On accueille des épisodes, on s’engage à fond dans les données accessoires, venues on ne sait d’où, et qui finissent par supplanter la donnée mère. Quelques-uns, par dérision, traitent M. Sardou d’élève de Scribe ; et plût au ciel qu’il appliquât docilement les leçons d’un tel maître ! Mais au contraire c’est chez lui que sont le plus sensibles ces habitudes modernes de sans gêne dans la composition : ses pièces les plus acclamées ne sont encore que des pièces manquées où s’accuse impitoyablement l’impuissance de l’auteur à tirer d’un sujet ce qu’il contient.

Que dire enfin de la morale qui se dégage de ce théâtre ? Sans doute, on y affiche le respect du devoir, on prend le parti du mari contre l’amant, de l’honnête femme contre la courtisane, on flétrit l’adultère, on défend la famille. Mais ce qui diminue beaucoup le prix de cette belle campagne, c’est qu’elle semble inspirée surtout par un esprit de positivisme et par des considérations d’utilité pratique. On est moins soucieux de la morale proprement dite que de l’ordre, et si on proscrit l’adultère, c’est qu’il entraîne à sa suite toute sorte d’ennuis, de difficultés et de complications. Étrange vertu qui est faite non de l’horreur du vice, mais de la crainte des situations faussés ! Au surplus, ces moralistes jouent de malheur. Ils prêchent le devoir dans un langage qui offusque la plus élémentaire pudeur. Les œuvres par lesquelles ils poursuivent l’édification du public sont au premier chef des œuvres malsaines. « Et lorsqu’ils prétendent corriger les mauvaises mœurs, nous ne savons comment cela se fait, mais le plus sûr résultat qu’ils atteignent, c’est d’offenser les bonnes. » Un théâtre sans régularité, sans profondeur, sans bienséances, voilà ce théâtre dont l’avènement coïncide avec celui des théories réalistes et du gouvernement impérial, le théâtre tel que nous l’ont fait le fils du grand Dumas et le neveu du grand Napoléon…

Et ces critiques ne sont pas toutes dénuées de fondement. Mais ce dont on est à bon droit surpris, c’est de voir le genre de mérite que Weiss accorde aux mêmes écrivains. Est-il sérieux quand il avance que dans tout le répertoire de Sardou une seule pièce lui semble mériter d’être louée entièrement, et que cette pièce c’est les Prés-Saint-Gervais ? Peut-on admettre comme suffisante, ou même comme judicieuse, cette appréciation du talent de celui qui est aussi bien le maître du théâtre contemporain : « M. Émile Augier a le don du rire : il n’a peut-être pas la vigueur psychologique nécessaire pour la comédie forte. Il a l’imagination tournée vers la poésie, vers le pathétique, vers le gai ; il ne l’a peut-être pas assez munie pour la préhension souveraine des mœurs et des caractères ? » Et n’est-ce pas plutôt le contraire qui est le vrai ? Peut-on admettre un seul instant qu’il y ait plus de réalité et d’observation dans la Ciguë que dans les Effrontés, et dans Paul Forestier que dans Maître Guérin ? L’étude sur l’auteur de la Dame aux camélias se termine par un chapitre intitulé : « Des vraies qualités de M. Dumas fils. » Nous y lisons avec surprise que « les passions poétiques comme les tableaux de genre sont le véritable domaine de M. Dumas… Il excellera dans cette sorte de comédie moyenne qui rit parmi les larmes, où un comique à teintes douces et familières sort de la combinaison des sentiments et des mœurs plutôt que du choc d’implacables passions… En vain il se persuade que la comédie forte est sa vocation ; … qu’il se tourne vers les peintures sans âpreté ! » Or on ne conçoit guère le talent de M. Dumas sans cette âpreté qui en fait la saveur ; et il semble bien que le mérite des Augier et des Dumas, ce soit de nous avoir rendu cette comédie forte que depuis le xviie  siècle on pouvait croire disparue à jamais.

Pour qu’un critique de la valeur de Weiss ait commis de telles méprises, il faut qu’il y ait mis quelque bonne volonté ; il faut que son jugement ait été altéré par quelque parti pris originel. Son tort, en effet, est de n’avoir pas voulu accepter que la littérature prît dans la seconde moitié de ce siècle une direction différente de celle qu’elle avait suivie jusque-là, et c’est de n’avoir vu qu’une aventure dans ce qui était le résultat de la plus naturelle évolution. À qui fera-t-il croire que du coup d’État du 2 Décembre une littérature soit sortie tout armée ? Il sait bien au surplus qu’il n’appartient pas à un prince de déterminer le courant d’esprit qui entraîne les écrivains, et que le second empereur, s’il s’était essayé à cette tâche, y aurait échoué tout de même qu’a fait le premier. Ce qui le prouve bien, c’est que les institutions impériales s’en ‘sont allées, depuis du temps déjà, où vont les vieilles lunes ; et cependant c’est à peine si depuis quelques années un nouveau mouvement commence à se dessiner. On aurait tort d’en rapporter l’origine à l’intelligente initiative des factions qui se sont, en ces derniers temps, succédé au pouvoir.

Le moderne réalisme est sorti des conditions nouvelles de la société, de ces conditions mêmes que Weiss analysé si bien : il en était l’inévitable conséquence. Mais Weiss n’admet pas que le réalisme soit une doctrine ; il n’y voit qu’une turlutaine :

Le réalisme est une invention normande qui consiste à se priver, par principe, des petits talents qu’on n’a point reçus de la nature, ou de ceux qu’il serait trop pénible de demander à l’étude. Se passer de goût, n’avoir point d’esprit ou l’avoir vulgaire, ne garder de ce qui constitue l’art que la partie élémentaire, l’observation, et n’observer que ce qui s’observe d’instinct et sans qu’on le veuille : les surfaces ; mettre les signes à la place des sentiments ; reproduire des gestes pour se dispenser d’être un interprète de l’âme ; manquer la poésie là où elle naît d’elle-même de la réalité ; voilà jusqu’à présent le plus clair des théories nouvelles en littérature.

Cette boutade, si spirituelle d’ailleurs qu’elle soit, passera difficilement pour une définition. IV

Weiss refuse donc tout bonnement à la littérature de son temps le droit d’être ce qu’elle a voulu être.

Or je ne crois pas qu’on puisse contester à une littérature son principe. En art il n’y a pas de principes faux : il n’y a que des principes mal appliqués. Les défauts d’une littérature ne viennent pas de ce qu’elle a mal choisi sa formule, mais de ce qu’en la développant elle l’altère, soit qu’elle la dépasse, soit qu’elle y mêle des éléments étrangers et qui sont en contradiction avec elle. Aussi bien ce qu’on peut reprocher à la littérature de cette période, ce n’est pas d’avoir été réaliste, c’est de l’avoir été incomplètement, et c’est de n’avoir pas su se dégager de ses origines romantiques.

Weiss se plaît à opposer les deux Dumas, « le fils trop économe au père trop prodigue » et les « bizarreries laborieuses de l’un aux jaillissantes gasconnades de l’autre ». Je ne sais s’il ne serait pas aussi facile de les rapprocher pour montrer tout ce qu’en dépit des différences venues de la différence des sociétés, le fils a hérité du père. On montrerait, de même, qu’il y a dans le théâtre réaliste de M. Dumas une forte part de romantisme. La Dame aux camélias était dans la pure tradition. Marguerite Gautier c’était Marion Delorme ; mais le « fils naturel » c’est encore le « bâtard » romantique, et la « fille mère » c’est Claudie, la fille qui a fauté et qui n’en reste pas moins vertueuse. Le vieux levain a reparu surtout dans les dernières œuvres. — Et Flaubert avec ses fureurs de haine contre le « bourgeois » n’est-il pas un romantique impénitent ? Et M. Zola doit-il plus à Claude Bernard ou plus à Victor Hugo ? Et les Goncourt ? Et les autres ? Il y aurait une étude curieuse et d’ailleurs facile à faire sur le romantisme des réalistes. Nous avons eu l’occasion de le montrer à propos de tous les écrivains que nous avons étudiés dans ce volume (sauf pour le seul Émile Augier) : tous ces réalistes portaient en eux un romantique qui n’a pas voulu mourir, et qui a su prouver qu’il existait.

De là sont venues, avec quelques autres défauts encore, les outrances de la littérature brutale. Elles sont dues en partie au dégoût qu’avait fini par inspirer la littérature idéaliste, fantaisiste et romanesque. On était las de ses exagérations ; on a versé dans le sens opposé. On s’était abreuvé de lyrisme continu ; on s’est défié même de la poésie. On était rassasié des extravagances de la passion ; on n’a plus voulu voir dans l’amour que les vilenies de l’adultère. On était fatigué de l’abus du trope et de la métaphore : dans la recherche du mot propre, on est descendu jusqu’au mot bas. Et ainsi, oscillant entre deux excès contraires, tantôt s’élevant trop haut et tantôt retombant à plat, hier perdue dans le bleu, aujourd’hui éclaboussée par le ruisseau, la littérature de ce siècle n’a pu trouver son équilibre. Encombrée des souvenirs de la veille et toute chaude de la lutte, la littérature qui date du second Empire n’est qu’une littérature de réaction et de représailles.

 

Tout de même la tendance était bonne, et il est permis de croire que l’avenir lui appartiendra. Elle consiste à croire que l’art n’a pas le droit de se créer un monde à part, que l’idéal est un mot vide de sens, à moins de signifier la plus haute expression du réel, que la fantaisie ne vaut qu’à condition de rester encore raisonnable, que le premier devoir de l’imagination est de se surveiller, et que la littérature enfin a pour objet, non de nous détourner du spectacle de la vie — si triste qu’il puisse être — et de nous en divertir, mais de nous y ramener sans cesse. Dans la littérature ainsi comprise, tout part de l’observation et tout y revient ; et littérature est synonyme de vérité. Une telle conception n’est pas neuve chez nous et on n’avait pas attendu notre temps pour l’appliquer, puisque c’est celle même que se faisaient de l’œuvre littéraire nos maîtres classiques. C’est dire que chez nous autres Français, hommes de plus d’esprit que d’imagination et plus portés à raisonner qu’à rêver, le réalisme bien entendu — moins exclusif et moins grossier que celui des dernières écoles réaliste et naturaliste — pourrait bien être la seule forme d’une littérature nationale.