Lettres de Mlle de Lespinasse.
En parlant une fois avec intérêt de Mme Du Deffand, je ne me suis pas interdit pour cela de m’occuper une autre fois de Mlle de Lespinasse. Le critique ne doit point avoir de partialité et n’est d’aucune coterie. Il n’épouse les gens que pour un temps, et ne fait que traverser les groupes divers sans s’y enchaîner jamais. Il passe résolument d’un camp à l’autre ; et de ce qu’il a rendu justice d’un côté, ce ne lui est jamais une raison de la refuser à ce qui est vis-à-vis. Ainsi, tour à tour, il est à Rome ou à Carthage, tantôt pour Argos et tantôt pour Ilion. Mlle de Lespinasse, à un certain moment, s’est brouillée à mort avec Mme Du Deffand, après avoir vécu dix années dans l’intimité avec elle. Les amis furent forcés alors d’opter, entre l’une ou l’autre de ces rivales déclarées, et il n’y eut moyen pour aucun de continuer de se maintenir auprès de toutes les deux. Pour nous, nous n’avons pas à opter : nous avons paru rester très attaché et très fidèle à Mme Du Deffand, nous n’en serons pas moins très attentif aujourd’hui à Mlle de Lespinasse.
Les titres de Mlle de Lespinasse à l’attention de la postérité sont positifs et durables. Au moment de sa mort, elle fut universellement regrettée, comme ayant su, sans nom, sans fortune, sans beauté, et par le seul agrément de son esprit, se créer un salon des plus en vogue et des plus recherchés, à une époque qui en comptait de si brillants. Toutefois, ce concert flatteur de regrets qui s’adressaient à la mémoire de l’amie de d’Alembert n’aurait laissé d’elle qu’une idée un peu vague et bientôt lointaine, si la publication qu’on fit, en 1809, de deux volumes de Lettres d’elle, n’était venue la révéler sous un aspect tout différent, et montrer non plus la personne aimable et chère à la société, mais la femme de cœur et de passion, la victime brûlante et dévorée. Ces deux volumes de Lettres de Mlle de Lespinasse à M. de Guibert sont un des monuments les plus curieux et les plus mémorables de la passion. On a publié en 1820, sous le titre de Nouvelles lettres de Mlle de Lespinasse, un volume qui ne saurait être d’elle, qui n’est digne ni de son esprit ni de son cœur, et qui est aussi plat que l’autre est distinguéa, ou, pour mieux dire, unique. Je prie qu’on ne confonde pas du tout ce plat volume de 1820, pure spéculation et fabrication de librairie, avec les deux volumes de 1809, les seuls qui méritent confiance, et dont je veux parler. Ces lettres d’amour adressées à M. de Guibert furent publiées par la veuve même de M. de Guibert, assistée dans ce travail par Barère, le Barère de la Terreur, ni plus ni moins, qui aimait fort la littérature, comme on sait, et surtout celle de sentiment. Au moment où ces Lettres parurent, ce fut un grand émoi dans la société où vivaient encore, à cette date, quelques anciens amis de Mlle de Lespinasse. On déplora fort cette publication indiscrète ; on réprouva la conduite des éditeurs qui déshonoraient ainsi, disait-on, la mémoire d’une personne jusque-là considérée, et qui livraient son secret à tous sans en avoir le droit. On invoqua la morale et la pudeur ; on invoqua la renommée même de Mlle de Lespinasse. Cependant on jouissait avidement de cette lecture qui passe de bien loin en intérêt les romans les plus enflammés, et qui est véritablement La Nouvelle Héloïse en action7. Aujourd’hui la postérité, indifférente aux considérations de personnes, ne voit plus que le livre ; elle le classe dans la série des témoignages et des peintures immortelles de la passion, et il n’en est pas un si grand nombre qu’on ne les puisse compter. Dans l’Antiquité, on a Sapho pour quelques accents et quelques soupirs de feu qui nous sont arrivés à travers les âges ; on a la Phèdre d’Euripide, la Magicienne de Théocrite, la Médée d’Apollonius de Rhodes, la Didon de Virgile, l’Ariane de Catulle. Parmi les modernes, on a les lettres latines d’Héloïse ; celles d’une Religieuse portugaise ; Manon Lescaut, la Phèdre de Racine, et quelques rares productions encore, parmi lesquelles les lettres de Mlle de Lespinasse sont au premier rang. Oh ! si feu Barère n’avait jamais rien fait de pis dans sa vie que de publier ces lettres, et s’il n’avait jamais eu de plus grosse affaire sur la conscience, nous dirions aujourd’hui de grand cœur en l’absolvant : Que la terre lui soit légère !
La vie de Mlle de Lespinasse commença de bonne heure par être un roman et plus qu’un roman.
Quelque jour, écrivait-elle à son ami, je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans les romans de Prévost ni dans ceux de Richardson… Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un récit qui vous intéresserait si vous le trouviez dans un livre, mais qui vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine… Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal rempli ma destinée.
Elle était fille adultérine de Mme d’Albon, une dame de condition de Bourgogne, dont la fille légitime avait épousé le frère de Mme Du Deffand. C’est chez ce frère que, dans un voyage en Bourgogne, Mme Du Deffand rencontra à la campagne la jeune fille, alors âgée de vingt ans, opprimée, assujettie à des soins domestiques inférieurs et dans une condition tout à fait dépendante. Elle s’éprit d’elle à l’instant, ou mieux, elles s’éprirent l’une de l’autre, et on le conçoit ; si on ne regarde qu’au mérite des esprits, il n’arrive guère souvent que le hasard en mette aux prises de plus distingués. Mme Du Deffand n’eut de cesse qu’elle n’eût tiré cette jeune personne de sa province, et qu’elle ne l’eût logée avec elle au couvent de Saint-Joseph pour lui tenir compagnie, lui servir de lectrice et lui être d’une ressource continuelle. La famille n’avait qu’une crainte : c’était que cette jeune personne ne profitât de sa position nouvelle et des protecteurs qu’elle y trouverait, pour revendiquer le nom d’Albon et sa part d’héritage. Elle l’aurait pu, à la rigueur, car elle était née du vivant de M. d’Albon, mari de sa mère. Mme Du Deffand crut devoir prendre ses précautions, et lui dicta assez peu délicatement ses conditions là-dessus, avant de la faire venir près d’elle ; pour quelqu’un qui appréciait si bien son esprit, c’était bien mal connaître son cœur. Cet arrangement de vie commune se fit en 1754, et dura jusqu’en 1764 : dix ans de ménage et de concorde, c’était bien long, plus long qu’on n’aurait pu l’espérer entre deux esprits aussi égaux en qualité et associés à des éléments aussi impétueux. Mais, vers la fin, Mme Du Deffand, qui se levait tard et n’était jamais debout avant six heures du soir, s’aperçut que sa jeune compagne recevait en son particulier chez elle, une bonne heure auparavant, la plupart de ses habitués, et qu’elle prenait ainsi pour elle seule la primeur des conversations. Elle se sentit lésée dans son bien le plus cher, et poussa les hauts cris, comme s’il se fut agi d’un vol domestique. L’orage fut terrible et ne se termina que par une rupture. Mlle de Lespinasse quitta brusquement le couvent de Saint-Joseph ; ses amis se cotisèrent pour lui faire un salon et une existence rue de Bellechasse. Ces amis, c’étaient d’Alembert, Turgot, le chevalier de Chastellux, Brienne le futur archevêque et cardinal, l’archevêque d’Aix Boisgelin, l’abbé de Boismont, enfin la fleur des esprits d’alors. Cette brillante colonie suivit la spirituelle émigrante et sa fortune. Dès ce moment, Mlle de Lespinasse vécut à part et devint, par son salon et par son influence sur d’Alembert, une des puissances reconnues du xviiie siècle.
Heureux temps ! toute la vie alors était tournée à la sociabilité ; tout était disposé pour le plus doux▶ commerce de l’esprit et pour la meilleure conversation. Pas un jour de vacant, pas une heure. Si vous étiez homme de lettres et tant soit peu philosophe, voici l’emploi régulier que vous aviez à faire de votre semaine : dimanche et jeudi, dîner chez le baron d’Holbach ; lundi et mercredi, dîner chez Mme Geoffrin ; mardi, dîner chez M. Helvétius ; vendredi, dîner chez Mme Necker. Je ne parle pas des déjeuners du dimanche de l’abbé Morellet, qui ne vinrent, je crois, qu’un peu plus tard. Mlle de Lespinasse, n’ayant moyen de donner à dîner ni à souper, se tenait très exactement chez elle de cinq heures à neuf heures du soir, et son cercle se renouvelait tous les jours dans cet intervalle de la première soirée.
Ce qu’elle était comme maîtresse de maison et comme lien de société, avant et même depuis l’invasion et les délires de sa passion funeste, tous les mémoires du temps nous le disent. Elle s’était fort attachée à d’Alembert, enfant illégitime comme elle, et qui, comme elle, avait négligé avec fierté de se mettre en quête pour des droits qu’il n’aurait pas dus à la tendresse. D’Alembert logeait d’abord rue Michel-le-Comte, chez sa nourrice, la bonne vitrière ; il y avait bien loin de là à la rue de Bellechasse. Une maladie grave qui lui survint, et durant laquelle Mlle de Lespinasse l’alla soigner, lui fit ordonner par les médecins un meilleur air, et le décida à aller demeurer tout simplement avec son amie. Depuis ce jour, d’Alembert et Mlle de Lespinasse firent ménage, mais en tout bien tout honneur, et sans qu’on en jasât autrement. La vie de d’Alembert en devint plus ◀douce▶, la considération de Mlle de Lespinasse s’en accrut.
Mlle de Lespinasse n’était point jolie ; mais, par l’esprit,
par la grâce, par le don de plaire, la nature l’avait largement récompensée. Du
premier jour qu’elle fut à Paris, elle y parut aussi à l’aise, aussi peu
dépaysée que si elle y avait passé sa vie. Elle profita de l’éducation de ce
monde excellent où elle vivait, comme si elle n’en avait pas eu besoin. Son
grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit
des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. Sa
conversation n’était jamais au-dessus ni au-dessous de ceux à qui elle
parlait ; elle avait la mesure, la proportion, la justesse. Elle reflétait si
bien les impressions des autres et recevait si visiblement l’effet de leur
esprit, qu’on l’aimait pour le succès qu’on se sentait avoir près d’elle. Elle
poussait cette disposition jusqu’à l’art : « Ah ! que je voudrais,
s’écriait-elle un jour, connaître le faible de chacun ! »
D’Alembert
a relevé ce mot et le lui a reproché comme venant d’un trop grand désir de
plaire, et de plaire à tous. Même dans ce désir et dans les moyens qu’il lui
suggérait, elle restait vraie, elle était sincère. Elle disait d’elle-même et
pour expliquer son succès auprès des autres, qu’elle avait le vrai
de tout, tandis que d’autres femmes n’ont le vrai de
rien. En causant, elle avait le don du mot propre, le goût de
l’expression exacte et choisie ; l’expression vulgaire et triviale lui faisait
mal et dégoût : elle en restait tout étonnée, et ne pouvait en revenir. Elle
n’était pas précisément simple, tout en étant très naturelle. De même dans sa
mise, « elle donnait, a-t-on dit, l’idée de la richesse qui, par choix,
se serait vouée à la simplicité »
. Son goût littéraire était plus
vif que sûr ; elle aimait, elle adorait Racine, comme le maître du cœur, mais
elle n’aimait pas pour cela le trop fini, elle aurait préféré le rude et
l’ébauché. Ce qui la prenait par une fibre secrète l’exaltait, l’enlevait
aisément ; il n’est pas jusqu’au Paysan perverti auquel elle
ne fît grâce, pour une ou deux situations qui lui étaient allées à l’âme. Elle a
imité Sterne dans deux chapitres, qui sont peu de chose. Comme écrivain, là où
elle ne songe pas à l’être, c’est-à-dire dans sa correspondance, sa plume est
nette, ferme, excellente, sauf quelques mots tels que ceux de sensible et de vertueux, qui reviennent trop
souvent, et qui attestent l’influence de Jean-Jacques. Mais nul lieu
commun d’ailleurs, nulle déclamation ; tout est de source et vient de
nature.
Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante. Malgré sa tendre amitié pour d’Alembert, amitié qui fut sans doute un peu plus à l’origine, on peut dire que Mlle de Lespinasse n’aima que deux fois dans sa vie : elle aima M. de Mora et M. de Guibert. C’est la lutte de ces deux passions, l’une expirante, mais puissante encore, l’autre envahissante et bientôt souveraine, c’est ce combat violent et acharné qui constitue le drame déchirant auquel nous a initiés la publication des lettres. Les contemporains de Mlle de Lespinasse, ses amis les plus proches et les mieux informés, n’y avaient rien compris ; Condorcet, écrivant à Turgot, lui parle souvent d’elle et de ses crises de santé, mais sans rien paraître soupçonner du fond ; ceux qui, comme Marmontel, en avaient deviné quelque chose, se sont trompés tout à côté, et ont pris le change sur la date et l’ordre des sentiments. D’Alembert lui-même, si intéressé à bien voir, ne connut le mystère que par la lecture de certains papiers, après la mort de son amie. Ne cherchons donc la vérité sur les sentiments secrets de Mlle de Lespinasse que dans ses propres aveux et chez elle seule.
Elle aimait M. de Mora depuis déjà cinq ou six ans quand elle rencontra, pour la
première fois, M. de Guibert. Le marquis de Mora était le gendre du comte
d’Aranda, ce ministre célèbre qui avait chassé les Jésuites d’Espagne ; il était
fils du comte de Fuentes, ambassadeur d’Espagne à la Cour de France. Tout
atteste que M. de Mora, fort jeune encore, était un homme d’un mérite supérieur
et destiné à un grand avenir, s’il avait vécu. Nous n’en avons pas seulement
pour garant Mlle de Lespinasse, mais les moins sujets à
s’engouer parmi les contemporains ; l’abbé Galiani, par exemple, qui, apprenant
à Naples la mort de M. de Mora, écrivait à Mme d’Épinay (18 juin 1774) : « Je n’ose parler de Mora. Il y a
longtemps que je l’ai pleuré. Tout est destinée dans ce monde, et l’Espagne
n’était pas digne d’avoir un M. de Mora. »
Et encore (8 juillet) :
« Il y a des vies qui tiennent à la destinée des empires. Annibal,
lorsqu’il apprit la défaite et la mort d’Asdrubal son frère, qui valait plus
que lui, ne pleura point, mais il dit : Je sais à présent
quelle sera la destinée de Carthage. J’en dis de même sur la mort
de M. de Mora. »
M. de Mora était venu en France vers 1766 ; c’est
alors que Mlle de Lespinasse l’avait connu et l’avait aimé.
Il avait fait plusieurs absences dans l’intervalle, mais il revenait toujours.
Sa poitrine s’étant prise, on lui ordonna le climat natal. Il quitta Paris, pour
n’y plus revenir, le vendredi 7 août 1772. Mlle de Lespinasse, qui, bien que philosophe et incrédule, était sur un
point superstitieuse comme l’eût été une Espagnole, comme l’est une amante,
remarqua qu’ayant quitté Paris un vendredi, ce fut un vendredi aussi qu’il repartit de Madrid (6 mai 1774), et qu’il
mourut à Bordeaux le vendredi 27 mai. Quand il partit de
Paris, la passion de Mlle de Lespinasse et celle qu’il lui
rendait n’avaient jamais été plus vives. On en prendra idée quand on saura que,
dans un voyage qu’il fit à Fontainebleau dans l’automne de 1771, M. de Mora
avait écrit à son amie vingt-deux lettres en dix jours d’absence. Les choses étaient montées à ce ton, et l’on
s’était quitté avec tous les serments et toutes les promesses, lorsque Mlle de Lespinasse, au mois de septembre 1772, rencontra pour
la première fois au Moulin-Joli, chez M. Watelet, M. de Guibert.
M. de Guibert, alors âgé de vingt-neuf ans, était un jeune colonel pour lequel
toute la société s’était mise depuis peu en frais d’enthousiasme. Il venait de
publier
un Essai de tactique, précédé d’un
discours sur l’état de la politique et de la science militaire en Europe. Il y
avait là des idées généreuses, avancées, comme on dirait
aujourd’hui. Il discutait le système de guerre du grand Frédéric. Il allait
concourir à l’Académie sur des sujets d’éloges patriotiques ; il avait en
portefeuille des tragédies sur des sujets nationaux. « Il ne prétend à
rien moins, disait La Harpe, qu’à remplacer Turenne,
Corneille et Bossuet. »
Il serait trop
aisé après coup et peu juste de venir faire une caricature de M. de Guibert, de
cet homme que tout le monde, à commencer par Voltaire, considéra d’emblée comme
voué à la grandeur et à la gloire, et qui a tenu si médiocrement la gageure.
Héros avorté de cette époque de Louis XVI qui n’a eu que des promesses,
M. de Guibert entra dans le monde la tête haute et sur le pied d’un génie ; ce
fut sa spécialité pour ainsi dire que d’avoir du génie, et
vous ne trouvez pas une personne du temps qui ne prononce ce mot à son sujet.
« Une âme, s’écriait-on, qui de tous côtés s’élance vers la
gloire ! »
Il était là dans une attitude difficile à soutenir, et la
chute, à la fin, pour lui fut d’autant plus rude. Reconnaissons toutefois qu’un
homme qui put être à ce point aimé de Mlle de Lespinasse, et
qui, ensuite, eut le premier l’honneur d’occuper Mme de
Staël, devait avoir de ces qualités vives, animées, qui tiennent à la personne,
qui donnent le change sur les œuvres tant que leur père est là
présent. M. de Guibert avait ce qui divertit, ce qui remue et ce qui impose ; il
avait toute sa valeur dans un cercle brillant, mais se refroidissait vite et
était comme dépaysé au sein de l’intimité. Dans l’ordre des sentiments, il avait
le mouvement, le tumulte et le fracas de la passion, non pas la chaleur.
Mlle de Lespinasse, qui finit par le juger ce qu’il était
et par l’estimer à son taux sans pouvoir jamais s’empêcher de
l’aimer, avait commencé avec lui par l’admiration. « L’amour, a-t-on dit,
commence d’ordinaire par l’admiration, et il survit difficilement à
l’estime, ou du moins il n’y survit qu’en se prolongeant par des
convulsions. »
Ce fut là, en elle, l’histoire de cette passion
funeste qui fut si prompte qu’on a peine à y distinguer des degrés. Elle avait
alors (faut-il le dire ?) quarante ans ; elle regrettait amèrement le départ de
M. de Mora, ce véritable homme délicat et sensible, ce véritable homme
supérieur, quand elle s’engagea à aimer M. de Guibert, ce faux grand homme, mais
qui était présent et séduisant. Sa première lettre est datée du samedi soir
15 mai 1773. M. de Guibert allait partir et faire un long voyage en Allemagne,
en Prusse, peut-être en Russie. On a la relation imprimée de ce voyage de
M. de Guibert, et il est curieux de mettre ces notes spirituelles, positives,
instructives souvent, parfois emphatiques et romantiques, en regard des lettres
de sa brûlante amie. M. de Guibert, au départ, a déjà un tort. Il dit qu’il part
le mardi 18 mai, puis le mercredi, et il se trouve qu’il n’est parti que le
jeudi 20, et sa nouvelle amie n’en avait rien su. Il est évident que ce n’est
pas elle qui a eu la dernière pensée et le dernier adieu. Elle en souffre déjà,
elle se reproche d’en souffrir ; elle vient de recevoir une lettre de
M. de Mora, toute pleine de confiance en elle ; elle est prête à lui tout
sacrifier, « mais il y a deux mois, ajoute-t-elle, je n’avais pas de
sacrifice à lui faire »
. Elle croit qu’elle aime encore M. de Mora,
et qu’elle peut arrêter, immoler à volonté le nouveau sentiment qui la détache
et l’entraîne loin de lui. La lutte commence, elle ne cessera plus un moment.
M. de Mora absent, malade, fidèle (quoi qu’en ait dit cette méchante langue de
Mme Suard), lui écrit, et, à chaque lettre, va raviver
sa
blessure, ses remords. Que sera-ce quand, revenant exprès pour
elle, il va tomber plus malade et mourir en route à Bordeaux ? Ainsi, jusqu’à la
fin, on la verra partagée dans son délire entre le besoin, le désir de mourir
pour M. de Mora, et l’autre désir de vivre pour M. de Guibert :
« Concevez-vous, mon ami, l’espèce de tourment auquel je suis
livrée ? J’ai des remords de ce que je vous donne, et des regrets de ce que
je suis forcée de retenir. »
Mais nous ne sommes qu’au
commencement.
M. de Guibert, qui est à la mode et assez fat, laisse après lui, en partant, plus d’un regret. Il y a deux femmes, dont l’une qu’il aime, lui répond assez mal ; et dont l’autre, de qui il est aimé, l’occupe peu. La pauvre Mlle de Lespinasse s’intéresse à ces personnes, à l’une surtout, et elle essaie de se glisser entre les deux. Que voulez-vous ? quand on aime tout de bon, on n’est pas fier, et elle se dit avec le Félix de Polyeucte :
J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables ;J’en ai de violents, j’en ai de pitoyables,J’en ai même de…
Elle n’ose achever avec Corneille :
J’en ai
même de bas.
Elle voudrait pour elle une place à part ;
elle ne sait trop encore laquelle :
Réglons nos rangs, dit-elle, donnez-moi ma place ; mais, comme je n’aime pas à en changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne, elle est mécontente de vous ; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne, vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez, mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents ; ne chicanez point ; accordez-moi beaucoup, vous verrez que je n’abuse point. Oh ! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer.
Voilà l’éternelle note qui commence, elle ne cessera plus. Aimer,
c’est là son lot. Phèdre, Sapho ni Didon ne
l’eurent jamais plus
entier ni plus fatal. Elle se trompe sur elle-même quand elle dit :
« J’ai une force ou une faculté qui rend propre à tout : c’est de
savoir souffrir, et beaucoup souffrir sans me plaindre. »
Elle sait
souffrir, mais elle se plaint, elle crie ; elle passe en un clin d’œil de la
convulsion à l’abattement : « Enfin, que vous dirai-je ? l’excès de mon
inconséquence égare mon esprit, et le poids de la vie écrase mon âme. Que
dois-je faire ? que deviendrai-je ? Sera-ce Charenton ou ma paroisse qui me
délivrera de moi-même ? »
Elle compte les lettres qu’elle reçoit ;
sa vie dépend du facteur : « Il y a un certain courrier qui, depuis un
an, donne la fièvre à mon âme. »
Pour se calmer dans l’attente, pour
obtenir un sommeil qui la fuit, elle ne trouve rien de mieux que de recourir à
l’opium, dont on la verra doubler les doses avec le progrès de son mal. Que lui
importe la destinée des autres femmes, ces femmes du monde qui « la
plupart n’ont pas besoin d’être aimées, car elles veulent seulement être préférées ? »
Elle, c’est être aimée qu’elle veut,
ou plutôt c’est aimer, dût-elle ne pas être payée de retour : « Vous ne
savez pas tout ce que je vaux ; songez donc que je sais
souffrir et mourir ; et voyez après cela si je ressemble à toutes ces
femmes, qui savent plaire et s’amuser. »
Elle a beau s’écrier par
instants :
Oh ! je vous hais de me faire connaître l’espérance, la crainte, la peine, le plaisir : je n’avais pas besoin de tous ces mouvements ; que ne me laissiez-vous en repos ? Mon âme n’avait pas besoin d’aimer ; elle était remplie d’un sentiment tendre, profond, partagé, répondu, mais douloureux cependant ; et c’est ce mouvement qui m’a approchée de vous : vous ne deviez que me plaire, et vous m’avez touchée ; en me consolant, vous m’avez attachée à vous…
Elle a beau maudire ce sentiment violent qui s’est mis à la place
d’un sentiment
plus égal et plus ◀doux, elle a l’âme si prise et si
ardente, qu’elle ne peut s’empêcher d’en être transportée comme d’ivresse :
« Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends
à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. »
Tant que M. de Guibert est absent, elle se contient un peu, si on peut appeler
cela se contenir. Il revient pourtant à la fin d’octobre (1773), après avoir été
distingué du grand Frédéric, avoir assisté aux manœuvres du camp de Silésie, et
resplendissant d’un nouvel éclat8. C’est ici qu’il est impossible, avec un peu d’attention, de ne
pas noter un moment décisif, le moment qu’il faudrait voiler, et qui répond à
celui de la grotte dans l’épisode de Didon. Une année après, dans une lettre de
Mlle de Lespinasse, datée de minuit (1775), on lit ces
mots qui laissent peu de doute : « C’est le 10 février de l’année
dernière (1774) que je fus enivrée d’un poison dont l’effet dure
encore… »
Et elle continue cette commémoration délirante et
douloureuse, dans laquelle l’image, le spectre de M. de Mora, mourant à deux
cents lieues de là, revient se mêler à l’image plus présente et plus charmante
qui l’enveloppe d’un attrait funeste.
À partir de ce moment, la passion est au comble, et, durant les deux volumes, il n’y a plus une page qui ne soit de flamme. Des personnes scrupuleuses, tout en lisant et goûtant ces Lettres, ont fort blâmé M. de Guibert de ne les avoir pas détruites, de ne les avoir pas rendues à Mlle de Lespinasse, qui les lui redemande souvent. Il ne paraît pas, en effet, que l’ordre et l’exactitude aient été au nombre des qualités de M. de Guibert : il brouille volontiers les lettres de son amie, il les mêle à ses autres papiers, il les laisse volontiers tomber de ses poches par mégarde en même temps qu’il oublie de cacheter les siennes. Il lui en rend quelquefois ; mais il s’en trouve alors dans le nombre qui ne sont pas d’elle. Voilà M. de Guibert au naturel. Pourtant, je ne vois pas pourquoi on le rendrait responsable et coupable aujourd’hui du plaisir que nous font ces lettres. Il en a sans doute beaucoup rendu ; il y en a eu beaucoup de détruites. Mais Mlle de Lespinasse en écrivait tant ! Ce n’en est qu’une poignée conservée au hasard que nous avons ici. Qu’importe ? le fil est bien suffisant. C’est presque partout la même lettre toujours nouvelle, toujours imprévue, qui recommence.
Je ne veux qu’y prendre çà et là quelques mots pour donner l’idée de ce qui est partout à l’état de lave et de torrent :
Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir…
Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête ni dans le sang, j’y ai pis que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement.
Oui, vous devriez m’aimer à la folie ; je n’exige rien, je pardonne tout, et je n’ai jamais un mouvement d’humeur. Mon ami, je suis parfaite, car je vous aime en perfection.
Savez-vous pourquoi je vous écris ? C’est parce que cela me plaît : vous ne vous en seriez jamais douté, si je ne vous l’avais dit.
Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir : je n’ai aucune sorte de confiance en vous ; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête : vous me privez, peut-être pour jamais, dans ce moment-ci, de la seule consolation que le ciel accordait aux jours qui me restent à vivre : enfin, que vous dirai-je ? vous avez tout rempli : le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleur, regrets et remords ; eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité…
Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires ? Vous la plaindriez : votre bon cœur s’animerait ; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien ! mon ami, c’est moi ; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création…
Et à travers ces déchirements et ces plaintes, un mot charmant, le mot éternel et divin, revient à bien des endroits, et il rachète tout. Voici une de ses lettres en deux lignes, et qui en dit plus que toutes les paroles :
De tous les instants de ma vie (1774).
Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends.
Il est très rare en France de rencontrer, poussé à ce degré, le
genre de passion et de mal sacré dont Mlle de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais
(Dieu m’en garde !) aux aimables personnes de notre nation : c’est une simple
remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du xviiie
siècle, qui savait son monde, M. de Meilhan, a
dit : « En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands
hommes. »
M. de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles
pussent entrer en comparaison avec son amie : « Oh ! elles ne sont pas
dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse ; votre âme a été
chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous
les glaces de la Laponie. »
Et c’était de Madrid qu’il écrivait
cela. Il ne la trouvait comparable qu’à une Péruvienne,
à une fille
du Soleil. « Aimer et souffrir, s’écrie-t-elle en effet, le ciel ou
l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir ;
voilà le climat que je voudrais habiter. »
Et elle
prend en pitié le climat tempéré où l’on vit, où l’on végète, où l’on agite
l’éventail autour d’elle : « Je n’ai connu que le climat de l’enfer,
quelquefois celui du ciel. »
— « Ah ! mon Dieu ! dit-elle
encore, que la passion m’est naturelle, et que la raison m’est étrangère !
Mon ami, jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon. »
C’est cet
abandon qui fait l’intérêt et l’excuse de cette situation morale, la plus vraie
et la plus déplorable qui se soit jamais trahie au regard.
Cette situation d’âme est même si visiblement déplorable, qu’elle s’offre à nous
sans danger, je le crois, tant l’idée de maladie y est inhérente, et tant il s’y
montre pêle-mêle de délire, de fureur et de malheur. Tout en admirant une nature
capable d’une si forte manière de sentir, on est tenté, en lisant, de supplier
le ciel de détourner de nous, et de ce que nous aimons, une telle fatalité
invincible, un tel coup de tonnerre. J’essaierai de noter la marche de cette
passion, autant qu’on peut noter ce qui est l’irrégularité et la contradiction
même. Avant le voyage de M. de Guibert en Allemagne, Mlle de Lespinasse l’aime, mais n’a pas encore cédé. Elle l’admire, elle
s’exalte, elle souffre cruellement déjà, et se fait du poison de tout. Il
revient, elle s’enivre, elle cède ; elle a des remords ; elle le juge mieux ;
elle voit avec effroi sa méprise ; elle le voit tel qu’il est, homme de bruit,
de vanité, de succès, non d’intimité, ayant, avant tout, besoin de se répandre,
agité, excité du dehors sans être profondément ému. Mais à quoi sert-il de
devenir clairvoyante ? L’esprit d’une femme, si grand qu’il soit, a-t-il jamais
arrêté son cœur ? « L’esprit de la plupart des
femmes sert
plus à fortifier leur folie que leur raison. »
C’est
La Rochefoucauld qui dit cela, et Mlle de Lespinasse le
justifie. Elle continue donc de l’aimer tout en le jugeant. Elle souffre de plus
en plus ; elle l’appelle et le gourmande avec un mélange d’irritation et de
tendresse : « Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus ; faites
que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé ; enfin, faites
l’impossible, calmez-moi, ou je meurs. »
Au lieu de cela, il a des
torts ; il trouve moyen, dans sa légèreté, de blesser même son amour-propre ;
elle le compare avec M. de Mora ; elle rougit pour lui, pour elle-même, de la
différence : « Et c’est vous qui m’avez rendue coupable envers cet
homme ! Cette pensée soulève mon âme, je m’en détourne. »
Le
repentir, la haine, la jalousie, le remords, le mépris de soi et quelquefois de
lui-même, elle éprouve en un instant tous les tourments des damnés. Pour
s’assoupir, pour se distraire et faire trêve à son supplice, elle recourt à
tout. Elle essaie de Tancrède qui la touche et qu’elle trouve
beau, mais rien n’est au ton de son âme. Elle essaie de la musique d’Orphée qui réussit mieux, et qui lui procure de douloureuses
délices. Elle recourt surtout à l’opium pour suspendre sa vie et engourdir sa
sensibilité dans les attentes. Elle prend quelquefois la résolution de ne plus
ouvrir les lettres qu’elle reçoit ; elle en garde une cachetée pendant six jours. Il y a des jours, des semaines, où elle se croit
presque guérie, revenue à la raison, au calme ; elle célèbre la raison et sa
douceur : ce calme même est une illusion. Sa passion n’a fait la morte que pour
se réveiller plus ardente et plus ulcérée. Elle ne regrette plus alors ce calme
trompeur, insipide : « Je vivais, disait-elle ; mais il me semblait que
j’étais à côté de moi. »
Elle le hait, elle le lui
dit, mais on sait ce que cela veut dire : « Vous savez bien que quand je
vous
hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui
égare ma raison. »
Sa vie se passe ainsi à aimer, à haïr, à
défaillir, à renaître, à mourir, c’est-à-dire à aimer toujours. Tout finit
chaque fois par un pardon, par un raccommodement, par une étreinte plus
violente. M. de Guibert pense à sa fortune et à son établissement ; elle s’en
occupe pour lui. Oui, elle s’occupe de le marier. Quand il se marie (car il a le
front de se marier au plus fort de cette passion), elle s’y intéresse ; elle
loue sa jeune femme qu’elle rencontre : hélas ! c’est peut-être à cette louange
généreuse que nous devons la conservation des Lettres, que
tout d’ailleurs, entre de telles mains rivales, semblait devoir anéantir. On
croirait que ce mariage de M. de Guibert va tout rompre ; la noble insensée le
croit d’abord elle-même ; mais erreur ! la passion se rit de ces impossibilités
sociales et de ces barrières. Elle continue donc, malgré tout, à aimer
M. de Guibert, sans plus rien lui demander que de se laisser aimer. Après bien
des luttes, tout est revenu le dernier jour, comme s’il n’y avait rien eu de
brisé entre eux. Aussi bien, elle se sent mourir ; elle redouble l’usage de
l’opium. Elle ne veut plus que vivre au jour le jour, sans avenir : la passion
a-t-elle donc de l’avenir ? « Je ne me sens le besoin d’être aimée
qu’aujourd’hui ; rayons de notre dictionnaire les mots jamais,
toujours. »
Le second volume n’est plus qu’un cri aigu avec
de rares intermittences. On n’imagine pas quelles formes inépuisables elle sait
donner au même sentiment : le fleuve de feu déborde à chaque pas en sources
rejaillissantes. Résumons avec elle : « Tant de contradictions, tant de
mouvements contraires sont vrais et s’expliquent par ces trois mots : Je vous aime. »
Remarquez qu’à travers cette vie d’épuisement et de délire, Mlle de Lespinasse voit le monde ; elle reçoit ses
amis
tant qu’elle peut ; elle les étonne bien parfois avec ses variations d’humeur,
mais ils attribuent cette altération chez elle à ses regrets de l’absence, puis
de la mort de M. de Mora. « Ils me font l’honneur de croire que je suis
restée abîmée par la perte que j’ai faite. »
Ils l’en louent et l’en
admirent, ce qui redouble sa honte. Le pauvre d’Alembert, qui demeure sous le
même toit, essaie vainement de la consoler, de l’entretenir ; il ne peut
comprendre qu’elle le repousse par moments avec une sorte d’horreur. Hélas !
c’était l’horreur qu’elle avait de sa propre dissimulation avec un tel ami.
Cette longue agonie eut son terme. Mlle de Lespinasse expira
le 23 mai 1776, à l’âge de quarante-trois ans et demi. Sa passion pour
M. de Guibert durait depuis plus de trois ans.
Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir rien d’étranger,
ne croyez pas que la correspondance ne laisse point voir l’esprit charmant qui
s’unissait à ce noble cœur. Que de moqueries fines en passant sur le bon Condorcet, sur le chevalier de Chastellux, sur Chamfort,
sur les personnes de la société ! que de grâce ! Les sentiments élevés,
généreux, le patriotisme et la virilité des vues, se révèlent aussi en plus d’un
endroit, et nous font apprécier la digne amie de Turgot et de Malesherbes. Quand
elle cause avec lord Shelburne, elle sent tout ce qu’il y a de grand et de
vivifiant pour la pensée à être né sous un gouvernement libre : « Comment
n’être pas désolé d’être né dans un gouvernement comme celui-ci ? Pour moi,
faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître,
j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des communes que
d’être même le roi de Prusse. »
Si peu disposée qu’elle soit à bien
augurer en rien de l’avenir, elle a un moment de transport et d’espoir quand
elle voit ses amis devenus
ministres, et qui mettent courageusement
la main à l’œuvre de la régénération publique. Mais, même alors, qu’est-ce donc
qui l’occupe le plus ? Elle se fait apporter les lettres qui lui viennent de
M. de Guibert, partout où elle est, chez Mme Geoffrin, chez
M. Turgot lui-même, à table, pendant le dîner. — « Que lisez-vous donc
ainsi ? lui demandait une voisine, la curieuse Mme de
Boufflers. C’est sans doute quelque mémoire pour M. Turgot ? » — « Eh ! oui,
justement, madame, c’est un mémoire que j’ai à lui remettre tout à l’heure,
et je veux le lire avant de le lui donner. »
Ainsi tout pour elle se rapporte à la passion, tout l’y ramène, et c’est la passion seule qui donne la clef de ce cœur étrange et de cette destinée si combattue. Le mérite inappréciable des lettres de Mlle de Lespinasse, c’est qu’on n’y trouve point ce qu’on trouve dans les livres ni dans les romans ; on y a le drame pur au naturel, tel qu’il se révèle çà et là chez quelques êtres doués : la surface de la vie tout à coup se déchire, et on lit à nu. Il est impossible de rencontrer de tels êtres, victimes d’une passion sacrée et capables d’une douleur si généreuse, sans éprouver un sentiment de respect et d’admiration, au milieu de la profonde pitié qu’ils inspirent. Pourtant, si l’on est sage, on ne les envie pas ; on préférera un intérêt calme, doucement animé ; on traversera, comme elle le fit un jour, les Tuileries par une belle matinée de soleil, et avec elle on dira :
Oh ! qu’elles étaient belles ! le divin temps qu’il faisait ! l’air que je respirais me servait de calmant ; j’aimais, je regrettais, je désirais ; mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh ! cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion ! Oui, je crois que je m’en dégoûte ; je ne veux plus aimer fort ; j’aimerai doucement…
Et pourtant, au même moment où elle dit qu’elle aimera
doucement, elle ajoute : « mais jamais
faiblement »
. Et voilà la morsure qui la reprend. Oh ! non,
ceux qui ont une fois goûté au poison ne s’en guérissent jamais.