(1913) La Fontaine « V. Le conteur — le touriste. »
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(1913) La Fontaine « V. Le conteur — le touriste. »

V.
Le conteur — le touriste.

Comme je vous en ai prévenus mercredi dernier, je termine aujourd’hui ma leçon sur La Fontaine conteur, et j’arrive ensuite à La Fontaine considéré comme voyageur, comme touriste. J’avais, en effet, laissé de côté les Contes de La Fontaine qui sont contenus dans le recueil des Fables, et certainement je n’aurais pas voulu les passer sous silence ; car ce ne sont, certainement, pas les contes les plus mauvais de La Fontaine ; je vous dirai même qu’incontestablement, et toute question de pudeur mise à part, ce sont certainement les meilleurs. Ils sont meilleurs, à mon avis, je vous l’ai indiqué, je crois, parce qu’ils sont plus serrés, moins diffus et moins délayés, ce que j’ai dit qu’étaient quelquefois, et même fort souvent, les Contes proprement dits de La Fontaine. A d’autres égards, ils ont, d’abord un caractère plus décent, et ensuite ils ont un caractère plus « humain », comme nous aimons à dire de nos jours, c’est-à-dire qu’ils s’intéressent davantage à l’humanité proprement dite, qu’ils la représentent au naturel beaucoup mieux que les contes proprement dits, et qu’en même temps ils l’enseignent et la renseignent, et lui donnent des leçons qui sont souvent très considérables, très dignes d’attention.

Il faut, lorsqu’on examine le recueil de La Fontaine qui est intitulé les Fables, bien tirer à part les fables qui sont des contes, parce que ce sont certainement celles qui ont le caractère le plus élevé, même le caractère moral le plus élevé. Je ne retire rien de ce que j’ai dit : il n’y a pas beaucoup de moralité dans aucun des ouvrages de La Fontaine, mais les fables qui sont des contes sont d’une inspiration certainement plus élevée, comment dirai-je ? parce qu’ils considèrent l’humanité elle-même directement et non pas parce détour et par ce faux-fuyant qui consistent à la représenter sous des figures d’animaux ; ils sont, en quelque sorte, ramenés à une certaine ligne normale, non pas sans doute, encore une fois, à une ligne de moralité, mais cependant d’études sérieuses, sensées, et jusqu’à un certain point assez hautes.

C’est ainsi, par exemple  il faut vous rappeler tout au moins quelques-uns de ces contes  c’est ainsi, par exemple, que la Poule aux Œufs d’or, le Trésor et les deux Hommes, les Femmes et le Secret, l’Astrologue, l’Ours et les deux Compagnons, le Vieillard et les trois Jeunes Hommes, le Jardinier et son Seigneur, la Jeune Veuve, la Fille, sont de petites nouvelles presque toujours imitées d’anciens conteurs, mais relevées par une certaine manière de considérer l’humanité avec malice, avec indulgence et avec un certain souci de la rendre, je ne dis pas meilleure, encore une fois, le mot ne conviendrait pas, mais plus sage, plus sensée et même plus juste. Le Vieillard et ses Enfants, par exemple  je vous l’ai déjà indiqué  c’est l’apologie du travail sous une forme allégorique infiniment habile et délicieuse. La Poule aux Œufs d’or est une petite diatribe satirique contre l’avarice et qui a tout le sel des anciens fableaux, avec quelque chose — quelque chose seulement — de la gravité que le dix-septième siècle ajoutait déjà à cet esprit. Le Vieillard et les trois Jeunes Hommes est presque d’une haute moralité, point encore tout à fait, il est bien certain que c’est seulement un conseil de sagesse, de prudence, de discrétion et de modestie, mais toutes ces choses, si elles ne sont pas des vertus, commencent à être de très belles qualités, et des demi-vertus si Ion peut ainsi dire. Il y a quelque chose à la fois de touchant, de mélancolique et de grave dans cette espèce d’avertissement donné à la jeunesse présomptueuse. Non, il ne faut pas croire que l’on survivra toujours aux vieillards !

… La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.

Il y a cela, d’une part, et, d’autre part, il y a le portrait d’un nouveau « vieillard du Galèse », et vous savez ce que c’est que le vieillard de Virgile, c’est le type même de l’amour de la médiocrité, de l’amour du labeur et de l’amour de la tranquillité dans la contemplation de la nature. C’est cela le vieillard du Galèse. Or le vieillard de La Fontaine est aussi tout cela, mais avec quelque chose de plus, l’avez-vous remarqué ? Un altruisme au-delà de la tombe, ce qui est un des sentiments les plus généreux, les plus graves aussi qui puissent exister dans un homme. L’altruisme par-delà la tombe, cela consiste, dans tout ce que l’on fait, dans toutes les choses desquelles on s’occupe, à considérer la postérité qui va venir et à se dire :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage…
Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?

Ici le vieillard de La Fontaine dit à sa façon, et c’est-à-dire d’une façon douce, tranquille, souriante, avec bonhomie, le grand mot de Gœthe : « Par-dessus les tombeaux, en avant ! » Il dit même beaucoup mieux, notez ; il dit : « Par-dessus mon tombeau, en avant ! » Et quoique ce soit dit sans déclamation et à mi-voix très placide, c’est très beau.

Et ce qu’il y a de charmant dans cette fable, c’est précisément le contraste parfaitement voulu, parfaitement médité et concerté, le contraste entre la jeunesse présomptueuse qui n’accorde même pas au vieillard la liberté, la licence de travailler en quelque sorte à long terme ; et, tout au contraire, cette sorte de méditation du futur qui accompagne le vieillard dans son labeur et qui lui fait dire : Voilà des jeunes gens qui me suppriment dans leur pensée, et moi, c’est à des gens qui ne sont pas encore, c’est à mes arrière-neveux que je songe déjà   Voilà une très jolie leçon de sagesse, tout à fait dans la manière d’Horace en même temps que dans la manière de Virgile, une très jolie leçon de sagesse antique avec quelque chose, je crois, de plus attendri, de plus doux, de plus mouillé de la tendresse moderne et de la tendresse, j’allais dire chrétienne, mais il ne faut pas dire chrétienne, en parlant de La Fontaine, ce serait trop une erreur, enfin d’une tendresse qui avoisine déjà le christianisme et qui en a senti quelque légère influence.

Voilà ce que j’appelle les vrais contes de La Fontaine, c’est-à-dire les récits où il a peint des hommes et des femmes avec leurs défauts, avec leurs ridicules qu’il a joliment et très spirituellement raillés, et aussi avec des qualités qu’il s’est attaché à peindre avec complaisance et avec un certain attendrissement.

Je veux au moins vous lire une de ces fables-contes, pour que vous l’ayez dans le souvenir ou pour que vous retrouviez dans vos souvenirs d’enfance et pour que vous voyiez aussi la manière tout à fait particulière qu’il y a apportée. Cette manière, je le répète, est absolument différente de la manière des contes proprement dits, et elle est à considérer comme on a considéré celle des contes proprement dits, pour en faire remarquer les défauts en même temps que les qualités.

Certaine fille, un peu trop fière,
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié :
« Quoi, moi ? Quoi, ces gens-là ! L’on radote, je pense,
A moi les proposer ? Hélas ! ils font pitié.
Voyez un peu la belle espèce ! »
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse ;
L’autre avait le nez fait de cette façon-là ;
C’était ceci, c’était cela,
C’était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. « Ah ! vraiment ! je suis bonne
De leur ouvrir la porte ! ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne :
Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude. »
La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L’âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe, et deux, avec inquiétude ;
Le chagrin vient ensuite. Elle sent chaque jour
Déloger quelque Ris, quelques Jeux, puis l’Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu’elle échappât au Temps, cet insigne larron.
Les ruines d’une maison
Se peuvent réparer. Que n’est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari ! »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,
Se trouvant, à la fin, tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

Je vois La Fontaine faisant cela dans la manière d’un de ses contes. Il y aurait six pages certainement, car il y a là au moins quatre actes. Le premier acte, c’est l’exposition :

Certaine fille, un peu trop fière,
Prétendait trouver un mari…, etc.

Le second acte, ce sont les bons partis qui se présentent ; le troisième acte, ce sont les moindres ; le quatrième acte, c’est le déclin et la déchéance avec quelques réflexions malicieuses que vous avez saisies au passage, et enfin, il y a le dénouement. Il y a tout un petit poème  bien entendu comique  dans ce conte.

Voyez comme avec ses procédés de raccourci, de ramassé, de ramassé dans la plus souveraine aisance, La Fontaine en a fait un conte d’une page. Il y a là un mérite incomparable.

Vous m’en voudriez tous, je crois, en tout cas moi je m’en voudrais, si je ne terminais pas cette trop courte appréciation des contes de La Fontaine par ce petit chef-d’œuvre que l’on appelle l’Amour mouillé. Je le lis avec d’autant plus de plaisir que l’Amour mouillé est dans le recueil des Contes mêmes  ce n’est plus dans les fables-contes, c’est dans le recueil des Contes ; je ne sais pas pourquoi La Fontaine l’a mis là plutôt qu’ailleurs, puisque précisément c’est un conte décent en même temps qu’un conte très court, et il aurait pu le mettre dans le recueil des Fables  et précisément parce qu’il est dans les Contes, la plupart d’entre vous n’auraient pas d’occasion ou même beaucoup de plaisir d’aller l’y chercher, c’est pour cela qu’il est intéressant que je vous le lise. Il est imité d’un anacréontique ; je n’ai pas le temps de faire, avec vous, la comparaison. Je dirai simplement qu’avec une liberté suprême et même, en vérité, avec peu de vénération pour le texte, La Fontaine a pris uniquement le sujet et le dernier mot — il faut rendre justice à Anacréon — le sujet et le dernier mot, et tout le reste est absolument de lui, comme si le récit était de son invention.

J’étais couché mollement,
Et, contre mon ordinaire,
Je dormais tranquillement…

Petite remarque à faire. Il y a un passage (dans le Voyage en Limousin) de La Fontaine où il parle de son sommeil « bigarré de rêves » et qui n’est jamais très profond. La Fontaine avait le sommeil léger ; il parle ici très véritablement.

Je dormais tranquillement,
Quand un enfant s’en vint faire
A ma porte quelque bruit.
Il pleuvait fort cette nuit.
Le vent, le froid et l’orage
Contre l’enfant faisaient rage.
« Ouvrez, dit-il, je suis nu ! »
Moi, charitable et bon homme,
J’ouvre au pauvre morfondu,
Et m’enquiers comme il se nomme :
« Je te le dirai tantôt,
Repartit-il : car il faut
Qu’auparavant je m’essuie. »
J’allume aussitôt du feu.
Il regarde si la pluie
N’a point gâté quelque peu
Un arc dont je me méfie.
Je m’approche toutefois,
Et de l’enfant prends les doigts,
Les réchauffe, et, dans moi-même,
Je dis : « Pourquoi craindre tant ?
Que peut-il ? C’est un enfant :
Ma couardise est extrême
D’avoir eu le moindre effroi ;
Que serait-ce si, chez moi,
J’avais reçu Polyphème ? »
L’enfant, d’un air enjoué,
Ayant un peu secoué
Les pièces de son armure
Et sa blonde chevelure,
Prend un trait, un trait vainqueur,
Qu’il me lance au fond du cœur.
« Voilà, dit-il, pour ta peine.
Souviens-toi bien de Clymène,
Et de l’Amour, c’est mon nom. »
« — Ah ! je vous connais, lui dis,
Ingrat et cruel garçon ;
Faut-il que qui vous oblige
Soit traité de la façon ! »
Amour fit une gambade,
Et le petit scélérat
Me dit : « Pauvre camarade,
Mon arc est en bon état,
Mais ton cœur est bien malade. »

Quelle incroyable virtuosité chez cet homme qui fait un conte si rapide, si concis, si aisé, sans qu’on puisse y sentir absolument le moindre effort, sans qu’on y sente la moindre méditation ni le moindre apprêt ! Et pourtant, si l’on entrait dans le détail et si l’on voyait comme c’est conduit, si l’on examinait la crainte que La Fontaine a de cet enfant, inquiétant, sans qu’on sache pourquoi, et puis l’arc, la vision de l’arc juste placée au milieu de la fable, cet arc dont l’auteur se méfie et qui est placé là pourquoi ? pour préparer avec beaucoup d’art le trait de la fin ; si l’on examinait tout cela, si on le comparait soit à Anacréon, soit à Ronsard  ce que je n’ai pas le temps de faire  nous verrions que tout cela est d’un art absolument merveilleux et définitif.

J’arrive à La Fontaine considéré comme touriste.

La Fontaine touriste est tout entier contenu dans cet ouvrage qu’on a appelé après coup le Voyage en Limousin et qui, simplement, est constitué par des lettres de La Fontaine à Mlle de La Fontaine, sa femme. Il faut l’intituler Lettres à sa femme.

Il convient tout d’abord de se demander à propos de quoi et dans quelles circonstances ce voyage a été fait, même au point de vue artistique, et non pas seulement au point de vue biographique, car même au point de vue artistique cela a quelque importance, comme vous allez le voir.

Ce voyage a été un voyage forcé. On discute un peu là-dessus ; il y a eu des divergences et quelques altercations même à ce sujet. Est-il vrai que La Fontaine ait été exilé, pour peu de temps, mais enfin exilé en même temps que son oncle, Jannart, et que ce voyage ait été forcé ? J’en suis persuadé, moi, à cause des textes suivants, dont je vous fais juges. Tous ces textes sont susceptibles, je le reconnais, d’une interprétation au bout de laquelle on trouverait qu’il est possible que La Fontaine ait fait ce voyage par dévouement pour son oncle Jannart et pour l’accompagner. Tous ces textes sont susceptibles de cette interprétation difficultueuse et un peu tirée, et il n’y a pas un texte où il soit exprimé formellement que La Fontaine a été exilé ; bien entendu, car s’il y avait un seul texte formel il n’y aurait pas de discussion. Mais je vous fais juges des textes suivants, qui me font croire que le voyage était imposé à La Fontaine.

« La fantaisie de voyager m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu des pressentiments de l’ordre du Roi. »

Cet ordre du roi devait s’appliquer à lui, et il est difficile, ce me semble, de ne pas en convenir.

« Là (c’est-à-dire quand ils sont arrivés à Bourg-la-Reine), là se doit trouver un valet de pied du Roi (expression amusante de La Fontaine pour dire un exempt, un officier de police) qui a ordre de nous accompagner jusques à Limoges. »

Qui a ordre de nous accompagner. Il se met toujours, dans tous ses textes, de pair exactement avec son oncle.

Voyez encore ce passage, qui n’est pas moins important, ce me semble, qui l’est davantage, à mon avis. Je vous l’ai indiqué dans la biographie, j’y reviens rapidement.

Ils arrivent, Jannart, La Fontaine et le « valet de pied du Roi », ils arrivent à Port-de-Piles. Là, La Fontaine désire visiter Richelieu, on le lui permet ; mais M. de Châteauneuf, l’officier de police, raccompagne, lui, La Fontaine, à Richelieu, et il laisse Jannart aller tout seul de Port-de-Piles à Poitiers. Décidément, il semblerait que c’est surtout La Fontaine que M. de Château-neuf est obligé de surveiller !

« Pour moi, comme Richelieu n’était qu’à cinq lieues, je n’avais garde de manquer de l’aller voir. Les Allemands se détournent bien pour cela de plusieurs journées. M. de Châteauneuf, qui connaissait le pays, s’offrit de m’accompagner. Je le pris au mot, et ainsi votre oncle demeura seul, et alla coucher à Châtellerault, où nous promîmes de nous rendre le lendemain de grand matin. »

C’est absolument clair, La Fontaine est au moins aussi surveillé par M. de Châteauneuf que son oncle.

« Si le reste du logis m’arrête à proportion de l’entrée, ce ne sera pas ici une lettre, mais un volume ; qu’y ferait-on ? Il faut bien que j’emploie à quelque chose le loisir que le Roi nous donne… »

Cela peut s’interpréter comme je vous l’ai indiqué. « Le roi nous donne des loisirs à Jannart et à moi, à Jannart parce qu’il l’exile, et à moi parce que je me crois obligé d’accompagner Jannart. » Cela peut s’interpréter ainsi ; mais je trouve l’explication un peu tirée et il y a peu de choses qui me paraissent plus formelles que cette façon de parler : « Les loisirs que le roi nous donne. »

De même encore : ils veulent s’arrêter quelque temps à un certain endroit :

« Nous accordâmes à cet ami qui nous avait hébergés un jour seulement. Ce n’est pas qu’il ne dépendît de nous de lui en accorder davantage, M. de Châteauneuf étant honnête homme et s’acquittant de telles commissions au gré de ceux qu’il conduit aussi bien que de la cour. Mais nous jugeâmes qu’il valait mieux obéir ponctuellement aux ordres du Roi. »

La Fontaine, cette fois, a envie de rester quelque part et de laisser Jannart aller en avant, seulement il dit : « Non, il vaut mieux obéir ponctuellement aux ordres du roi. » Il semble bien qu’il doit y obéir lui personnellement, et, pour moi, je crois à un voyage forcé.

Le premier caractère intéressant de ces lettres, et sur lequel je ne crains pas du tout d’insister, au contraire, c’est que ce sont bien réellement des lettres, des lettres familiales, des lettres domestiques, des lettres amicales d’un mari à sa femme, et que ces lettres ont très peu le caractère d’un livre destiné à l’impression et destiné au public. Il est très probable que La Fontaine a écrit ces lettres pour donner à sa femme, à qui il l’avait promis, des relations de son voyage ; puis aussi avec une arrière-pensée, et même deux, avec une arrière-pensée certaine et une arrière-pensée probable. Avec une arrière-pensée certaine, c’est que sa femme ferait lire ses lettres à la petite société de Château-Thierry, à son Académie où elle était une sorte de présidente, à sa petite académie de Château-Thierry   avec une arrière-pensée probable, probable seulement, celle, précisément, de donner un jour ces lettres au public. Il ne les a pas données, pourquoi ? Je n’en sais rien. Elles n’ont pas été publiées de son temps, pourquoi ? Peut-être parce que cela ne lui a pas paru former un ouvrage complet. Ce Voyage en Limousin qui s’arrête avant qu’il ait dit un mot du Limousin lui a paru n’être qu’une ébauche interrompue, probablement. Enfin, il ne l’a pas publié. Pourtant, je crois à une arrière-pensée probable de publication. Mais ce qui me fait croire que ces lettres sont bien des lettres avant tout pour MIIe de La Fontaine, et c’est une raison qui suffirait à elle seule, c’est que, pour les publier, il aurait fallu retrancher certains passages trop intimes ; ce qui me le fait croire, ce sont les textes suivants.

La première lettre est une lettre où La Fontaine — pardonnez-moi la familiarité de l’expression — fait une scène à sa femme. S’il y a une lettre domestique, c’est bien celle où un mari fait des reproches à sa femme, il y a là un caractère d’authenticité domestique non douteux.

Première lettre, premier mot :

« Vous n’avez jamais voulu lire d’autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde ; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez. Il s’y rencontrera pourtant des matières peu convenables à votre goût ; c’est à moi de les assaisonner, si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent ; et c’est à vous de louer en cela mon intention, quand elle ne serait pas suivie de succès. Il pourra même arriver, si vous goûtez ce récit, que vous en goûterez après de plus sérieux. Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage ; et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt épuisé. Vous avez lu tant de fois les vieux que vous les savez ; il s’en fait peu de nouveaux, et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons. Ainsi vous demeurez souvent à sec. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes ; vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n’est pas une bonne qualité pour une femme d’être savante ; et c’en est une très mauvaise d’affecter de paraître telle. »

Voilà la petite semonce par laquelle commencent les lettres de La Fontaine à sa femme ; voilà qui nous porte déjà à croire que ce sont bien des lettres domestiques, des lettres familiales que La Fontaine a écrites là.

Voyez encore ceci. Il s’agit de décrire à sa femme les merveilles du château de Richelieu, des merveilles artistiques, et La Fontaine parle ainsi :

« Ce ne sont peut-être pas les plus remarquables [les plus remarquables beautés de ce château] que je vais vous citer. Mais que vous importe ? De l’humeur dont je vous connais, une galanterie sur ces matières [galanterie veut dire badinage, un badinage sur ces matières] vous plaira plus que tant d’observations savantes et curieuses. Ceux qui chercheront de ces observations savantes dans les lettres que je vous écris se tromperont fort…, etc. »

Voilà ce qui est bien du caractère domestique et familial.

Ailleurs, un peu plus loin, La Fontaine est bien dans le domestique pris sur le fait, en quelque sorte. Il vient de parler, toujours à propos du château de Richelieu, de deux petits Hercules qui sont agréablement faits, chacun d’eux garni de sa peau de lion et de sa massue. Entre parenthèses : (« Cela ne vous fait-il point souvenir de ce saint Michel garni de son diable ? ») Qu’est-ce que c’est que ce saint Michel garni de son diable ? N’est-il pas évident que c’est un objet d’art que La Fontaine et sa femme ont vu de très près, que Mlle de La Fontaine doit avoir très net dans le souvenir ? Si les lettres étaient écrites pour le public, il y aurait certainement l’indication du lieu, de l’église, du palais où se trouve ce saint Michel garni de son diable. Voilà qui sent absolument la communication toute familiale, toute domestique.

Voyez encore, et je n’en finirais vraiment pas si je voulais tout citer :

« Pardonnez-moi cette petite digression. Il m’est impossible de tomber sur ce mot… »

Il vient de parler de deux esclaves de Michel-Ange qui étaient — je crois qu’ils n’y sont plus — au château de Richelieu et qui étaient, certainement, sa plus sensible attraction.

« Pardonnez-moi cette petite digression. Il m’est impossible de tomber sur ce mot d’esclave sans m’arrêter. Que voulez-vous ? chacun aime à parler de son métier, ceci soit dit, toutefois, sans vous faire tort. Pour revenir à nos deux captifs, je pense bien qu’il y a eu autrefois des esclaves de votre façon qu’on a estimés ; mais ils auraient de la peine à valoir autant que ceux-ci. »

Voilà La Fontaine aimable, gracieux, cajoleur, à l’égard de sa femme. Voilà encore qui peut étonner au premier abord, mais qui se comprend très bien. La Fontaine est parti, a quitté MIle de La Fontaine en lui promettant une relation de son voyage. Il ne veut pas être grondeur tout le temps, il ne l’a même été qu’une fois, et maintenant le voilà revenu à son joli rôle de mari aimable, gracieux, plaisantant sa femme sur les amoureux qu’elle avait et sur lui-même qui a été le premier, qui a été son « esclave ». Ceci prouve que, jusqu’à un certain point il était sincère. Vous savez qu’il y a des hommes qui sont tellement amoureux de toutes les femmes, qu’ils le sont même de la leur. C’est de ceux-là qu’une dame indulgente a dit un jour : « Ces hommes-là ont du bon : avec eux, on est toujours sûre d’avoir été aimée. » Eh bien, je crois que La Fontaine était précisément de ces maris-là et que c’est avec une demi-sincérité qu’il cajolait de sa voix, comme il a dit quelque part, qu’il cajolait de sa voix MlIe de La Fontaine, comme le Renard cajolait le Corbeau.

Vous avez encore bien d’autres passages que je pourrais citer, mais je me presse un peu. Vous avez encore, par exemple, le passage où il parle de sa famille. Vous allez voir que ceci est tout à fait une lettre familiale, une lettre qui n’intéresse guère que les membres de la famille et qui n’intéresserait pas beaucoup le public.

« Je trouvai à Châtellerault un Pidoux dont notre hôte avait épousé la belle-sœur. [Rappelez-vous que la mère de La Fontaine était une Pidoux.] Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment. » Et il songe au sien, qui était considérable, comme vous savez.

Ce sont bien des lettres tout à fait domestiques, personnelles.

« On nous assura, de plus, qu’ils vivaient longtemps et que la mort, qui est un accident si commun chez les autres hommes, passait pour prodige parmi ceux de cette lignée. Je serais merveilleusement curieux que la chose fut véritable…, etc. »

Suivent toutes sortes d’histoires qui ne se rapportent véritablement qu’à sa famille et qui n’ont d’intérêt que pour des personnes de sa famille.

De même je vous lirai tout ce qu’il dit de sa grande belle fille de cousine sur laquelle il fait des vers, à laquelle il s’intéresse évidemment, dont il marque toutes les particularités de caractère avec un soin extrême.

Autre texte tout à fait curieux à cet égard. La Fontaine, qui ne s’occupe guère de son fils, comme vous savez, qui n’en a parlé que deux ou trois fois peut-être dans toute sa vie, en parle dans ces lettres à sa femme, et il en parle même gentiment.

« Cependant faites bien mes recommandations à notre marmot et dites-lui que, peut-être, j’amènerai de ce pays [de ce pays-là, du Limousin] quelque beau petit chaperon [c’est-à-dire quelque jeune fille coiffée du chaperon] pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie. »

Ceci encore n’est-il pas tout à fait du ton d’un mari aimable, badin, un peu taquin aussi, écrivant à sa femme, pour la faire sourire, pour la faire gronder un peu et pour qu’elle lise la chose à ses amis en riant et en disant : « quel impertinent ! Mais il a de l’esprit »  Et ce caractère de lettres domestiques destinées cependant à être lues dans un petit cercle, c’est le caractère même — (comme c’est celui des lettres de Mme Sévigné) que j’affirme être celui des lettres de La Fontaine que nous lisons en ce moment :

« J’emploie cependant les heures qui me sont les plus précieuses à vous faire des relations, moi qui suis enfant du sommeil et de la paresse. Qu’on me parle après cela des maris qui se sont sacrifiés pour leurs femmes ! Je prétends les surpasser tous et que vous ne sauriez vous acquitter envers moi, si vous ne me souhaitez d’aussi bonnes nuits que j’en aurai de mauvaises avant que notre voyage soit achevé. »

Vous verrez, quand je vous lirai ce qu’il dit de sa cousine de Châtellerault, qu’il la donne comme grande liseuse de romans et qu’il ajoute : « C’est à vous, qui les aimez fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. » Il a déjà fait ce reproche à sa femme dans sa première lettre. Dans des lettres écrites en vue du public cette répétition serait une faute ; elle serait contre l’art. Dans de véritables lettres, écrites pour sa femme, cette répétition de la taquinerie n’a rien que de très naturel.

Jusqu’à la dernière page (du moins de ce qui nous est parvenu), cette marque subsiste de lettres confidentielles où deux personnes s’entendent à demi-mot : « Je vous donne les gens de Limoges pour aussi fins et aussi polis que peuple de France : les hommes ont de l’esprit en ce pays-là, et les femmes de la blancheur ; mais leurs coutumes, façon de vivre, occupations, compliments surtout, ne me plaisent point. C’est dommage que ***… n’y ait été mariée ; quant à mon égard… »

Ici nous sommes en face d’un de ces propos comme on en trouve tant dans les lettres qui n’étaient point destinées à la publicité, dans les lettres essentiellement privées, c’est-à-dire devant un de ces propos que l’on n’entend point. Pourquoi est-il dommage que Mme ou Mlle X… n’ait pas été mariée en Limousin ? Est-ce parce qu’il y a à regretter qu’elle n’ait pas épousé un homme d’esprit ? Est-ce ironiquement — et c’est probablement cela — que Mme ou MIIe X… étant, complimenteuse et amoureuse de compliments, il est à regretter qu’elle ne se soit pas mariée en Limousin où elle eût été à son affaire ? Nous n’en savons rien du tout et nous renonçons à le savoir. Mais il s’agit évidemment d’une personne que connaît Mlle de La Fontaine, qu’elle reconnaît tout de suite, même sans qu’on la nomme. Le caractère intime et confidentiel est marqué ici autant et même plus que partout ailleurs.

Je vous ai dit que je pourrais citer encore bien d’autres textes permettant et exigeant la même conclusion. Avant tout, et c’en est un des charmes, le Voyage en Limousin est un recueil de lettres authentiques, véritablement adressées à sa femme par La Fontaine, et non pas adressées à elle par fiction. Ce n’est pas un « Voyage de Chapelle et de Bachaumont » ; c’est un voyage de La Fontaine ayant le caractère domestique et familial au plus haut degré.

Ce que l’on trouve et qui intéresse non seulement Mlle de La Fontaine, mais tous, dans ce voyage tout à fait agréable, tout à fait charmant, c’est d’abord les parties pittoresques.

Les parties pittoresques, c’est tout de suite, dès le départ de Paris. C’est, par exemple, la description du jardin de Mme C… Il ne la nomme pas autrement.

Vous savez que l’on a beaucoup parlé du sentiment de la nature chez les littérateurs du dix-septième siècle, et en général pour nier qu’ils en eussent. Cette habitude de la critique, de l’histoire littéraire, cette légende a duré assez longtemps. Elle ne tient pas debout. Il fallait que nos prédécesseurs eussent lu très superficiellement les auteurs du dix-septième siècle pour ne pas s’être aperçus que depuis Malherbe lui-même, et Racan, jusqu’à Fénelon, en passant par Théophile de Viau, par Cyrano, par Saint-Amand, par Voiture même, par La Fontaine, par Mme de Sévigné, et enfin j’arrive à Fénelon, la plupart, presque tous les auteurs du dix-septième siècle ont parlé de la nature avec un sentiment de la nature tout à fait vit, profond   avec un sentiment philosophique, métaphysique, symbolique, non, je le reconnais et je leur en fais mon compliment ; mais avec un sentiment de la nature tout à fait pénétrant et fort.

Or on a fait beaucoup remarquer que lorsque La Fontaine parle de la nature, il parle des jardins et l’on a cité souvent ces deux vers, charmants du reste :

L’innocente beauté des jardins et du jour
Allait faire à jamais le charme de ma vie.

« Vous le voyez bien, disait-on, il aime les jardins, le parc de Versailles, il l’a montré dans Psyché. Il aime les beaux jardins du temps et voilà tout ; et non pas la grande nature. » Oui mais il faut faire attention au sens des mots et savoir ce que La Fontaine appelle un jardin. Ce qu’il appelle jardin, c’est un parc ; ce qu’il appelle jardin, c’est une forêt ou à peu près une forêt. Voici la description du jardin de Mme C… :

« Le jardin de Mme C… mérite aussi d’avoir place dans cette histoire. Il a beaucoup d’endroits fort champêtres… »

Ah ! nous y voilà tout de suite !

« … et c’est ce que j’aime sur toutes choses. Ou vous l’avez vu, ou vous ne l’avez pas vu. Si vous l’avez vu, souvenez-vous de ces deux terrasses que le parterre a en face et à la main gauche, et des rangs de chênes et de châtaigniers qui les bordent. Je me trompe bien si cela n’est beau. Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l’enfoncement avec la noirceur d’une forêt âgée de dix siècles : les arbres n’en sont pas si vieux à la vérité ; mais toujours peuvent-ils passer pour les plus anciens du village, et je ne crois pas qu’il y en ait de plus vénérables sur la terre. Les deux allées qui sont à droite et à gauche me plaisent encore ; elles ont cela de particulier…, etc. »

Je veux simplement vous indiquer le caractère de ce que La Fontaine appelait jardins. Ce sont des jardins infiniment champêtres et c’est la campagne elle-même.

Je continue simplement en vous lisant quelques vers que l’enthousiasme pour le jardin de Mme C… a inspirés à La Fontaine :

Je ne vois rien qui l’égale,
Ni qui me charme à mon gré
Comme un gazon qui s’étale
Le long de chaque degré.
J’aime cent fois mieux cette herbe
Que les précieux tapis
Sur qui l’Orient superbe
Voit ses empereurs assis.

Beautés simples et divines,
Vous contentiez nos aïeux
Avant qu’on tirât des mines
Ce qui nous frappe les yeux

De quoi sert tant de dépense ?
Les grands ont beau s’en vanter :
Vive la magnificence
Qui ne coûte qu’à planter !

La Fontaine montrera encore un grand amour pour les jardins qui sont des parcs et pour les parcs qui sont de véritables forêts, où l’on trouve l’ombre et le frais, comme il dit, et où l’on trouve une solitude peuplée de véritables ténèbres ; il montrera encore cet amour, lorsqu’il parlera des jardins qui entourent le château de Richelieu.

«… Nous descendîmes dans les jardins qui sont beaux sans doute et fort étendus ; rien ne les sépare d’avec le parc. C’est un pays que ce parc, on y court le cerf. Quant aux jardins le parterre est grand et l’ouvrage de plus d’un jour. Il a fallu, pour le faire, qu’on ait tranché toute la croupe d’une montagne. La retenue des terres est couverte d’une palissade de philiréa apparemment ancienne ; car elle est chauve en beaucoup d’endroits. Il est vrai que les statues qu’on y a mises réparent en quelque façon les ruines de sa beauté. Ces endroits, comme vous le savez, sont d’ordinaire le quartier des Flores : j’y en vis une et une Vénus, un Bacchus moderne, un consul (que fait ce consul parmi de jeunes déesses ?), une dame grecque, une autre dame romaine, avec une autre sortant du bain. Avouez le vrai, cette dame sortant du bain n’est pas celle que vous verriez le moins volontiers. Je ne vous saurais dire comme elle est faite, ne l’ayant considérée que fort peu de temps. Le déclin du jour et la curiosité de voir une partie des jardins en furent la cause. Du lieu où nous regardions ces statues, on voit à droite une fort longue pelouse et ensuite quelques allées profondes, couvertes, agréables et où je me plairais extrêmement à avoir une aventure amoureuse ; en un mot de ces ennemies du jour tant célébrées par les poètes : à midi véritablement on y entrevoit quelque chose,

Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour,
Ou lorsqu’il n’est plus nuit et n’est pas encor jour.

Je m’enfonçai dans une de ces allées. M. de Chateauneuf, qui était las, me laissa aller. À peine eus-je fait dix ou douze pas que je me sentis forcé par une puissance secrète de commencer quelques vers à la louange du grand Armand. Je serais encore au fond de l’allée où je commençai ces vers, si M. de Chateauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard… »

Après les jardins, ce que l’on trouvera en fait de pittoresque, dans les lettres de La Fontaine à sa femme, c’est la Loire, la Loire qui l’a infiniment frappé et qui lui a donné, pour la première fois, la sensation de la grandeur, de quelque chose qui fût véritablement grand. C’est la Loire à Orléans. Cela vous fait sourire ? Mais songez que La Fontaine n’a jamais vu que les petites rivières et les petits ruisseaux de la Champagne et de l’Ile-de-France, et la Seine ; or, la Seine est moins majestueuse que la Loire ; il faut le concéder. Il semble que ceci est la première impression de grande nature qu’il ait eue. Ce que je dis n’est pas pour vouloir déprécier la Loire, qui a, en effet, beaucoup de majesté dans la largeur de son lit et de sa vallée.

La Fontaine regarde la Loire du haut du pont d’Orléans :

« Les voiles des bateaux sont fort amples, cela leur donne une majesté, de la vie, et je m’imaginai voir le port de Constantinople en petit. D’ailleurs, Orléans a là un bel aspect. Comme la ville va en montant [très exact], on la découvre quasi tout entière. Le mail et les autres arbres qu’on a plantés dans beaucoup d’endroits, le long du rempart, font qu’elle paraît à demi fermée de murailles vertes, et, à mon avis, cela lui sied bien. »

La Loire, non plus à Orléans, mais plus bas, vue de la levée (dont il parle du reste), de la levée continue qui va d’Orléans à Tours. Le passage est un peu long, je ne vous en citerai que la fin, qui est très belle :

Mais le plus bel objet, c’est la Loire, sans doute.
On la voit rarement s’écarter de sa route ;
Elle a peu de replis dans son cours mesuré ;
Ce n’est pas un ruisseau qui s’épande en un pré,
C’est la fille d’Amphitrite,
C’est elle dont le mérite,
Le nom, la gloire et les bords
Sont dignes de ces provinces
Qu’entre tous leurs plus grands trésors
Ont toujours placées nos princes.
Elle répand son cristal
Avecque magnificence,
Et le jardin de la France
Méritait un tel canal.

Quelques mots encore, intéressants, sur la vue, la brillante et majestueuse vue que l’on a du haut du château d’Amboise. La Loire à ses pieds, souveraine, et puis l’ondulation lointaine des coteaux et des collines à l’horizon. Ceci encore serait à citer, mais il faut que je me hâte.

Maintenant je vous dirai que… c’est tout. Il n’y a pas d’autre passage pittoresque dans le Voyage en Limousin que ces cinq-là : le jardin de Mme C…, les jardins de Richelieu, la Loire à Amboise, la Loire à Orléans, et la Loire le long de la levée qui va d’Orléans à Tours. Cela fait cinq, il n’y en a pas d’autre. Seulement, je ne crois pas qu’il faille en vouloir beaucoup à La Fontaine parce que ce n’est pas tout à fait sa faute s’il a traversé la Beauce tout entière en causant avec sa voisine la comtesse, ou pseudo-comtesse, dont nous allons faire la connaissance tout à l’heure. Il est évident qu’il ne pouvait pas inventer du pittoresque là où il n’y en avait pas, et en dehors des bords de la Loire, il n’y en avait guère.

Vous savez ce que Stendhal a dit bien joliment de nos auteurs classiques : s’ils n’ont pas eu le sentiment de la nature, il ne faut pas s’en étonner beaucoup parce qu’ils vivaient tous ou presque tous à Paris, et que les environs de Paris ne sont pas pour donner un sentiment très profond et très grandiose de la nature ; le sentiment d’une nature aimable, gracieuse, infiniment charmante même, oui, mais le sentiment du grand pittoresque, ils ne pouvaient le trouver autour d’eux. Si, à la place du Mont Valérien, ils avaient eu seulement le Mont Blanc, toute la littérature française eût été changée  C’est vrai ! Mais figurez-vous le malheur qui est arrivé à La Fontaine. Il allait en Limousin. Pour aller jusqu’en Limousin, il traversait des pays qui n’ont rien du grand pittoresque, et là même où la montagne commence, c’est-à-dire en Limousin, je ne sais par quel hasard, ou je ne sais par quelle décision de la fatalité, son voyage s’arrête, ou du moins la relation de son voyage s’arrête, de sorte qu’on ne peut savoir si La Fontaine a été frappé par l’aspect puissant et robuste des montagnes.

Là où La Fontaine est fort gracieux encore, et très amusant en même temps qu’un peu tragi-comique, c’est dans les endroits où il y a quelques dangers à courir. Il y en avait peu en vérité à courir de Paris à Poitiers, ou de Paris à Limoges, et cependant il y avait, non très loin d’ici, il y avait, au-delà d’Arpajon, la vallée de Cocatrix, au lieu qui s’appelait alors Tréfou et qui maintenant s’appelle, je crois, Torfou. Enfin, il y avait une forêt à passer, une forêt de sinistre renommée et dont La Fontaine connaissait la réputation.

« Après avoir atteint la vallée de Tréfou, car, sans avoir étudié en philosophie, vous pouvez vous imaginer qu’il n’y a pas de vallée sans montagne… Je ne songe pas à cette vallée de Tréfou que je ne frémisse.

C’est un passage dangereux,
Un lieu pour les voleurs d’embûche et de retraite,
A gauche un bois, une montagne à droite ;
Entre les deux,
Un chemin creux.
La montagne est toute pleine
De rochers faits comme ceux
De notre petit domaine.

Tout ce que nous étions d’hommes dans le carrosse, nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d’autre chose que des commodités de la guerre : en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe à cette époque-là [c’était ainsi], ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous côtoyâmes en fourmille ; cela n’est pas bien ; il mériterait qu’on le brûlât.

République de loups, asile de brigands,
Faut-il que tu sois dans le monde ?
Tu favorises les méchants
Par ton ombre épaisse et profonde.
Ils égorgent celui que Thémis, ou le gain,
Ou le désir de voir, fait sortir de sa terre !
En combien de façons, hélas ! le genre humain
Se fait à soi-même la guerre !
Puisse le feu du ciel désoler ton enceinte !
Jamais celui d’amour ne s’y fasse sentir….
………………………………………………….
Qu’au lieu d’Amaryllis, de Diane et d’Aminte
On ne trouve chez toi que vilains bûcherons,
Charbonniers noirs comme démons,
Qui t’accommodent de manière
Que tu sois à tous les larrons
Ce qu’on appelle un cimetière ! »

Ceci est un peu du Chapelle et Bachaumont, du Chapelle et Bachaumont écrit par La Fontaine, c’est-à-dire d’une façon tout à fait supérieure ; mais ceci est un peu du genre volontairement plaisant, plaisant je ne dirai pas avec un peu d’effort  quand on parle de La Fontaine on ne peut guère dire cela  mais avec un certain apprêt, que l’on sent. Il a voulu être plaisant et donner de lui, de lui ayant une peur qu’il exagère, une idée comique. C’est encore excellent ; cependant, il y a un quelque chose d’artificiel.

Sur les objets d’art qui sont contenus dans le château de Richelieu, sur lesquels il insiste beaucoup, moi je n’insisterai pas, parce que cela ne vaut véritablement que comme guide. Comme guide c’est très intéressant. Je sais quelqu’un qui s’est longtemps proposé de faire ce voyage, et d’une façon très intéressante, en prenant le Voyage de La Fontaine en Limousin comme un guide Joanne ; de faire tout le trajet dont il a parlé, par les mêmes chemins, c’est-à-dire non pas par le chemin de fer, mais par la route qui est à peu près la même qu’à cette époque, de s’arrêter partout où La Fontaine s’est arrêté, et de comparer les sensations d’un homme de notre temps avec celles du poète. Cela serait un joli nouveau voyage en Limousin. Je sais qui veut faire cela, qui est parfaitement capable de le faire, et qui le fera d’une façon délicieuse2.

Mais quand La Fontaine est à Richelieu, c’est précisément alors que son ouvrage n’est bien intéressant que pour qui verrait avec lui ce lieu-là et les objets d’art qu’il a vus et qui y sont restés encore. Il est à regretter qu’ils n’y soient pas restés tous.

Je passe donc sur les « sensations d’art » de La Fontaine en son voyage. Cependant je veux vous indiquer, parce que je n’aurai pas à m’y arrêter très longtemps, sa petite sensation d’art, non pas à Richelieu, mais à Cléry, à Notre-Dame de Cléry, où est enterré le roi Louis XI.

« Le premier lieu où nous arrêtâmes, ce fut Cléry. J’allai aussitôt visiter l’église. C’est une collégiale assez bien rentée pour un bourg, … Louis XI y est enterré. On le voit à genoux sur son tombeau, quatre enfants aux coins. Ce seraient quatre anges, et ce pourraient être quatre Amours, si on ne leur avait point arraché les ailes. Le bon apôtre de roi fait là le saint homme, et est bien mieux pris que quand le Bourguignon le mena à Liège.

Je lui trouvai la mine d’un matois ;
Aussi l’était ce prince, dont la vie
Doit rarement servir d’exemple aux rois,
Et pourrait être en quelques points suivie.

A ses genoux sont ses heures et son chapelet, et autres menus ustensiles, sa main de justice, son sceptre, son chapeau et sa Notre-Dame. Je ne sais comment le statuaire n’y a point mis le prévôt Tristan [car, en vérité, il y a mis tout ce qui l’entourait pendant sa vie]. Le tout est de marbre blanc et m’a semblé d’assez bonne main. »

Vous voyez, il n’insiste pas. Aucun terme savant, bien entendu, quand il écrit à sa femme, et il l’a prévenue à cet égard. Aucun terme de statuaire. Ainsi, dans sa visite au château de Richelieu, il évitera de dire « des colonnes rostrales », trouvant le mot trop architectural, trop du jargon, c’est-à-dire trop de la langue particulière des artistes. Donc, aucun terme d’art, mais la silhouette est très heureuse et très représentative, et elle donne une vision très nette de ce roi entouré de tous les objets qui lui étaient habituels, et puis avec son air matois jusque sur le tombeau, cet air qui était le fond même du caractère de Louis XI…

D’un livre de cette sorte, ce que l’on attend c’est d’abord du pittoresque, ce sont des rapports exacts et intelligents sur les œuvres d’art que l’on voit et c’est ensuite quelques relations sur les hommes et le caractère des hommes que l’on a rencontrés. C’est ce que vous ne trouverez pas beaucoup, ce que vous ne trouverez presque pas dans le Voyage en Limousin. On sent bien que La Fontaine ne tient pas à lier conversation, et à déshabiller l’âme des personnages qu’il rencontre, comme le faisait Stendhal. Voilà la grande différence entre Stendhal et lui. Stendhal n’est pas très pittoresque, Stendhal a même des erreurs de goût, au point de vue du pittoresque, qui m’ont fait frémir. Cet homme (il n’aimait que les mers d’Italie) a osé trouver affreuse la baie de Saint-Malo. Ce jour-là il s’est fait au moins un ennemi, qui est moi.

Donc, le goût pittoresque de Stendhal est très douteux ; mais Stendhal est incomparable lorsqu’il se met à causer avec son voisin de diligence, avec son voisin de bateau, avec l’homme qu’il rencontre en un café de Tours ou qu’il rencontre sur la place publique d’Orléans. Là on voit précisément l’homme qui fait, du voyage, une enquête sur l’humanité ; il se trompe quelquefois, quelquefois il a des réflexions, des idées générales qui ne sont pas du tout de mon goût, mais enfin il étudie les hommes. C’est cela que La Fontaine, en somme, ne fait point. On ne trouve exactement, parmi ses compagnons de voyage et tous les gens qu’il a rencontrés, on ne trouve exactement dans ses lettres que le notaire, d’abord, la comtesse, les bohémiens, sa cousine de Châtellerault et, il faut bien le dire, une fille d’auberge.

Le notaire, qu’ils ont rencontré tout de suite, en montant dans le coche, à Bourg-la-Reine, est silhouetté de la façon suivante :

« Point de moines dans ce coche… »

C’était une plaisanterie du temps. On disait que jamais on ne pouvait monter dans un coche sans avoir une compagnie de moines.

« Point de moines dans ce coche ; mais, en récompense trois femmes, un marchand qui ne disait mot et un notaire qui chantait toujours et qui chantait très mal. Il reportait en son pays quatre volumes de chansons. »

Il ne sera plus question du notaire.

« Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine, qui se qualifiait comtesse. Elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari : toutes qualités de bon augure [vous voyez dans quel sens parle La Fontaine] et j’y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée ; mais sans elle rien ne me touche. »

Il ne sera plus question de la comtesse que quand on la quittera à Port-de-Piles, quand elle montera dans un carrosse campagnard qui l’emmènera dans son petit castel.

Les bohémiens, les voici, et ceci est fort intéressant au point de vue du talent pittoresque de La Fontaine. Celui-ci et ses compagnons ont rencontré, marchant à pied, comme il arrivait si souvent en ce temps-là, sans doute pour monter une côte, ils ont rencontré la singulière compagnie suivante :

« Après avoir passé l’Indre, nous trouvâmes au bord trois hommes d’assez bonne mine, mais mal vêtus et fort délabrés. L’un de ces personnages avait fait une tresse de ses cheveux, laquelle lui pendait en derrière comme une queue de cheval. Non loin de là, nous aperçûmes quelques Philis, je veux dire Philis d’Egypte [Egyptiennes, bohémiennes, évidemment], qui venaient vers nous dansant, folâtrant, montrant leurs épaules et traînant après elles des duègnes détestables à proportion, et qui nous regardaient avec autant de mépris que si elles eussent été belles et jeunes. Je frémis d’horreur à ce spectacle et j’en ai été plus de deux jours sans pouvoir manger. »

Les poètes exagèrent toujours !

« Deux femmes fort blanches marchaient ensuite ; elles avaient le teint délicat, la taille bien faite, de la beauté, médiocrement, et n’étaient anges, à bien parler, qu’en tant que les autres étaient de véritables démons. Nous saluâmes ces deux avec beaucoup de respect, tant à cause d’elles que de leurs jupes qui, véritablement, étaient plus riches que ne semblait le promettre un tel équipage. Le reste de leur habit consistait en une cape d’étoffe blanche, et, sur la tête, un petit chapeau à l’anglaise, de taffetas de couleur, avec un galon d’argent. Elles ne nous rendirent notre salut, qu’en faisant une légère inclination de tête, marchant toujours avec une gravité de déesses, et ne daignant presque jeter les yeux sur nous, comme simples mortels que nous étions. Le bagage marchait en queue, partie sur chariots, partie sur bêtes de somme ; puis quatre carrosses vides et quelques valets à l’entour, le tout escorté par M. de La Fourcade, garde du corps, etc. »

Cela veut dire que c’étaient des aventuriers et aventurières qui avaient été pris dans une rafle de maréchaussée et qu’on emmenait dans je ne sais quel lieu de relégation.

Remarquez que La Fontaine ne méprise pas ces petits procédés de narration pour un effet de surprise. Il présente la chose tout d’abord comme une rencontre extraordinaire et un peu romanesque ; et puis, faisant apparaître seulement à la fin M. de La Fourcade, garde du corps, il révèle à qui l’on a affaire : il ne s’agit que d’aventuriers.

Le portrait de sa cousine Pidoux est intéressant surtout pour MlIe de La Fontaine, mais il est curieux parce qu’il est bien fait, gracieux, aimable, et puis, il est aussi curieux comme caractéristique des goûts de La Fontaine et de sa façon, je ne dirai pas de s’enamourer, mais enfin de commencer l’évolution d’un certain sentiment à l’égard d’une beauté. Vous savez que, jusqu’à la fin, l’admiration pour les jeunes filles a été une de ses manies, un de ses péchés légers ; jusqu’à la fin, il a jeté des regards du côté de la jeunesse féminine ; chez les Herwart, à la campagne, il tombait en extase devant une toute jeune fille, à ce point que, pour revenir à Paris, il s’égarait dans ses rêveries et dans les chemins, et finissait par s’apercevoir qu’il avait tourné absolument le dos au but de son voyage. Revenons à sa cousine de Châtellerault.

« On me fit voir une grande fille que je considérai volontiers, et à qui la petite vérole a laissé des grâces et en a enlevé… C’est dommage ! On dit que jamais fille n’a eu de plus belles espérances que celle-là.

Quelles imprécations
Ne mérites-tu point, cruelle maladie,
Qui ne peux voir qu’avec envie
Le sujet de nos passions »

Suivent des imprécations, en effet, très éloquentes, à l’adresse de la petite vérole.

« On nous assura qu’elle dansait bien, et je n’eus pas de peine à le croire. Ce qui m’en plut davantage fut le ton de voix et les yeux. Son humeur aussi me sembla douce. Du reste, ne m’en demandez rien de particulier, car, pour parler franchement, je l’entretins peu, et de choses indifférentes ; bien résolu, si nous eussions fait un plus long séjour à Châtellerault, de la tourner de tant de côtés que j’aurais découvert ce qu’elle a dans l’âme, et si elle est capable d’une passion secrète. Je ne vous en saurais apprendre autre chose, sinon qu’elle aime fort les romans ; c’est à vous, qui les aimez si fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. »

Voilà le portrait d’une jeune cousine de La Fontaine ; voilà une jeune fille dont on ne dit pas le nom et qui, cependant, est immortelle.

Pour ce qui est de la fille d’auberge, je crois que c’est plutôt une fille d’aubergiste, il y a une nuance ; mais, enfin pour ce qui est de la jolie Limousine qu’il a remarquée dans une auberge, voici ce qu’il en dit :

« Rien ne m’aurait plu [dans cet affreux gîte qu’il vient de peindre], rien ne m’aurait plu sans la fille du logis, jeune personne et assez jolie. Je la cajolai sur sa coiffure. C’était une espèce de cale à oreilles, des plus mignonnes, et bordée d’un galon d’or large de trois doigts. La pauvre fille, croyant bien faire, alla quérir aussitôt sa cale de cérémonie pour me la montrer. Passé Chavigny, l’on ne parle plus quasi français. Cependant, cette personne m’entendit sans beaucoup de peine : les fleurettes s’entendent par tout pays, et ont cela de commode qu’elles portent avec elles leur truchement.

Tout méchant qu’était notre gîte, je ne laissai pas d’y avoir une nuit fort douce. Mon sommeil ne fut nullement bigarré de songes comme il a coutume de l’être. Si pourtant Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée ; il ne le fit point, et je m’en passai. »

Voilà de quel ton La Fontaine parle de ses rencontres féminines en voyage, et ce ton est absolument charmant avec le commencement de libertinage qui était adopté et permis dans les lettres du temps. Songez, par exemple, à la correspondance entre Bussy-Rabutin et Mme de Sévigné ; il y a des gauloiseries plus fortes que toutes celles que La Fontaine adresse à Mlle de La Fontaine ; et pourtant Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin n’étaient que cousins et n’étaient point mari et femme.

C’est encore de ce ton qu’il a parlé, quoique très peu, mais avec un intérêt qui, pour nous, est considérable, presque immense, de lui-même. J’ai fait allusion, en racontant sa biographie, à la fameuse distraction qu’il eut à Cléry, dans une auberge de Cléry. Voici comme il la raconte :

« Au sortir de là [de l’église où il avait vu le tombeau de Louis XI], je pris une autre hôtellerie pour la nôtre ; il s’en fallut peu que je n’y commandasse à dîner, et, m’étant allé promener dans le jardin, je m’attachai tellement à la lecture Tite-Live qu’il se passa plus d’une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit. Un valet de ce logis m’ayant averti de cette méprise, je courus au lieu où nous étions descendus et j’arrivai assez à temps pour compter » [c’est-à-dire compter parmi les convives].

Vous le voyez, c’est un peu succinct. Lui qui sait si bien dérouler un récit, eût pu dérouler celui-ci un peu davantage. Mais vous voyez : il arrive avec M. Jannart et M. de Châteauneuf à l’auberge du Cheval Blanc, je suppose, et, après s’être promené, c’est à l’auberge du Lion d’Or qu’il se rend et où il est tout à fait chez lui. C’est une distraction à la Ménalque, absolument comme dans le Ménalque de La Bruyère. Et il faut que quelqu’un s’étonnant de ce qu’il n’avait pas de bagages, de ce qu’il n’avait pas d’autre bagage que Tite-Live, aille le trouver et lui dire : « Monsieur, ne serait-ce pas au Cheval Blanc que vous êtes descendu ? » Si La Fontaine a peu parlé de lui dans ces lettres familiales et domestiques où il apporte son élégance et certainement même un peu de coquetterie d’auteur, par instant, il y met avant toute la plus parfaite sincérité et la naïveté la plus grande, et ainsi il s’est peint tout entier ou presque ; il s’est peint distrait, curieux, admirateur de la nature, sensible. (Rappelez-vous sa méditation devant la cellule de Fouquet, que je n’avais pas besoin de vous citer aujourd’hui puisque je vous l’ai déjà citée tout entière en faisant sa biographie.) Il se montre encore amateur d’art très exact, très sensible, sans aucune prétention du reste, mais parfaitement capable de distinguer les belles choses et de les faire comprendre. Il se montre enfin l’amoureux, ou plutôt l’amateur de femmes qu’il a été toujours, ceci dans une mesure qui, à moi du moins, paraît une demi-galanterie et peut-être un commencement de sentiment véritable. Il se peint presque tout entier dans ce volume, même, comme je vous l’ai dit, même avec ses lacunes. Il est très peu psychologue, et ne s’intéresse pas à la psychologie, voilà ce qui est certain.

Remarquez que, même dans ses Contes et dans ses Fables, il est moraliste, et de premier ordre, c’est-à-dire qu’il parle avec infiniment de perspicacité, de grâce, de malice et quelquefois de profondeur, des vertus, peu, mais des ridicules et des vices des hommes. Moraliste, il l’est, il s’entend à faire l’analyse d’un travers, d’un ridicule, d’un défaut. Mais est-il un psychologue, cest-à-dire un homme qui étudie les hommes et qui les regarde, non pas dans leurs vertus ou dans leurs vices généraux, mais en eux-mêmes, particulièrement et individuellement, comme un La Bruyère, est-il cet homme-là ? Jamais ! Pas plus dans les Contes que dans les Fables, pas plus dans les Fables que dans les Contes. S’il a « particularisé », comme il aime à dire  et prenez ce mot dans le sens qui veut dire analyser dans le détail  s’il a particularisé, c’est les animaux. Il a aimé les considérer, il s’est trompé souvent sur leur véritable complexion, mais il a aimé les observer, voir leur physionomie, leurs gestes, comprendre leur petite âme par leurs gestes et leur physionomie. Il est le La Bruyère des animaux ; mais il n’est pas du tout le La Bruyère des hommes, et c’est La Bruyère qui est le La Fontaine des hommes.

Vous voyez qu’ici il ne s’est presque point inquiété de savoir s’il y avait une différence entre un Orléanais et un Parisien, entre un Tourangeau et un Poitevin ou un Limousin. Il a peu interrogé les hommes. Grand moraliste, il n’a pas voulu être un psychologue curieux, ni même informé. Il n’y a rien comme le Voyage en Limousin qui nous renseigne sur le caractère de La Fontaine, sur son humeur, sur son esprit — et aussi sur ses limites.