Chapitre II.
De l’amitié.
Je ne puis m’empêcher de m’arrêter au milieu de cet ouvrage, m’étonnant moi-même de la constance avec laquelle j’analyse les affections du cœur, et repousse loin d’elles toute espérance de bonheur durable ; est-ce ma vie que je démens ? père, enfants, amis, amies ? est-ce ma tendresse pour vous que je vais désavouer ? Ah ! non ; depuis que j’existe je n’ai cherché, je n’ai voulu de bonheur que dans le sentiment, et c’est par mes blessures que j’ai trop appris à compter ses douleurs. Un jour heureux, un être distingué rattachent à ces illusions, et vingt fois on revient à cette espérance après l’avoir vingt fois perdue ; peut-être à l’instant où je parle, je crois, je veux encore être aimée, je laisse encore ma destinée dépendre toute entière des affections de mon cœur ; mais celui qui n’a pu vaincre sa sensibilité, n’est pas celui qu’il faut moins croire sur les raisons d’y résister ; une sorte de philosophie dans l’esprit, indépendante de la nature même du caractère, permet de se juger comme un étranger, sans que les lumières influent sur les résolutions, de se regarder souffrir, sans que sa douleur soit allégée par le don de l’observer en soi-même, et la justesse des méditations n’est point altérée par la faiblesse de cœur, qui ne permet pas de se dérober à la peine : d’ailleurs, les idées générales cesseraient d’avoir une application universelle, si l’on y mêlait l’impression détaillée des situations particulières. Pour remonter à la source des affections de l’homme, il faut agrandir ses réflexions en les séparant de ses circonstances personnelles ; elles ont fait naître la pensée, mais la pensée est plus forte qu’elles, et le vrai moraliste est celui qui, ne parlant ni par invention, ni par réminiscence, peint toujours l’homme, et jamais lui.
L’amitié n’est point une passion, car elle ne vous ôte pas l’empire de vous-même ; elle n’est pas une ressource qu’on trouve en soi, puisqu’elle soumet au hasard de la destinée et du caractère des objets de son choix : enfin, elle inspire le besoin du retour et sous ce rapport d’exigence, elle fait ressentir beaucoup des peines de l’amour, sans promettre des plaisirs aussi vifs. L’homme est placé, par toutes ses affections, dans cette triste alternative ; s’il a besoin d’être aimé pour être heureux, tout système de bonheur certain et durable est fini pour lui, et s’il sait y renoncer, c’est une grande partie de ses jouissances sacrifiées pour assurer celles qui lui resteront, c’est une réduction courageuse qui n’enrichit que dans l’avenir.
Je considérerai d’abord dans l’amitié, (non ces liaisons fondées sur divers genres de convenance qu’il faut attribuer à l’ambition et à la vanité,) mais ces attachements purs et vrais, nés du simple choix du cœur dont l’unique cause est le besoin de communiquer ses sentiments et ses pensées, l’espoir d’intéresser, la douce assurance que ses plaisirs et ses peines répondent à un autre cœur. Si deux amis peuvent réussir à confondre leurs existences, à transporter l’un dans l’autre ce qu’il y a d’ardent dans la personnalité ; si chacun d’eux n’éprouve le bonheur ou la peine que par la destinée de son ami ; si se confiant mutuellement dans leurs sentiments réciproques, ils goûtent le repos que donne la certitude, et le charme des affections abandonnées, ils sont heureux ; mais que de douleurs peuvent naître de la poursuite de tels biens !
Deux hommes, distingués par leurs talents, et appelés à une carrière illustre, veulent se communiquer leurs desseins, ils souhaitent de s’éclairer ensemble ; s’ils trouvent du charme dans ces conversations où l’esprit goûte aussi les plaisirs de l’intimité, où la pensée se montre à l’instant même de sa naissance, quel abandon d’amour-propre il faut supposer pour croire qu’en se confiant, on ne se mesure jamais ! Qu’on exclut du tête-à-tête tout jugement comparatif sur le mérite de son ami et sur le sien, et qu’on s’est connu sans se classer : je ne parle pas des rivalités perfides, qui pourraient naître d’une concurrence quelconque, je me suis attachée dans cet ouvrage à considérer les hommes selon leur caractère sous le point de vue le plus favorable. Les passions causent tant de malheurs par elles-mêmes, qu’il n’est pas nécessaire, pour en détourner, de peindre leurs effets dans les âmes naturellement vicieuses ; nul homme, à l’avance, ne se croyant capable de commettre une mauvaise action, ce genre de danger n’effraye personne, et lorsqu’on le suppose, on se donne seulement pour adversaire l’orgueil de son lecteur. Imaginons donc qu’une ambition pareille, ou contraire, ne brouillera point deux amis : comme il est impossible de séparer l’amitié des actions qu’elle inspire, les services réciproques sont un des liens qui doivent nécessairement en résulter ; et qui peut se répondre que le succès des efforts de son ami n’influera pas sur vos sentiments pour lui ! si l’on n’est pas content de l’activité de son ami, si l’on croit avoir à s’en plaindre, à la perte de l’objet de ses désirs viendra bientôt se joindre le chagrin plus amer de douter du degré d’intérêt que votre ami mettait à vous seconder. Enfin, en mêlant ensemble le sentiment et les affaires, les intérêts du monde et ceux du cœur, on éprouve une sorte de peine qu’on ne veut pas démêler, parce qu’il est plus honorable de l’attribuer au sentiment seul ; mais qui se compose aussi d’une autre sorte de regrets, rendus plus douloureux par leur mélange avec les affections de l’âme. Il semble alors qu’il vaudrait mieux séparer entièrement l’amitié de tout ce qui n’est pas elle ; mais son plus grand charme serait perdu, si elle ne s’unissait pas à votre existence entière : ne sachant pas, comme l’amour, vivre d’elle-même, il faut qu’elle partage tout ce qui compose vos intérêts et vos sentiments, et c’est à la découverte, à la conservation de cet autre soi, que tant d’obstacles s’opposent.
Les anciens avaient une idée exaltée de l’amitié, qu’ils peignaient sous les traits de Thésée et de Pirithoüs, d’Oreste et de Pilade, de Castor et de Pollux ; mais, sans s’arrêter à ce qu’il y a de mythologique dans ces histoires, c’est à des compagnons d’armes que l’on supposait de tels sentiments, et les dangers que l’on affronte ensemble, en apprenant à braver la mort, rendent plus facile le dévouement de soi-même à un autre. L’enthousiasme de la guerre excite toutes les passions de l’âme, remplit les vides de la vie, et par la présence continuelle de la mort, fait taire la plupart des rivalités, pour leur substituer le besoin de s’appuyer l’un sur l’autre, de lutter, de triompher, ou de périr ensemble. Mais tous ces mouvements généreux que produit le plus beau des sentiments des hommes, la valeur, sont plutôt les qualités propres au courage qu’à l’amitié ; lorsque la guerre est finie, rien n’est moins probable que la réalité, la durée des rapports qu’on se croyait avec celui qui partageait nos périls.
Pour juger de l’amitié même, il faut l’observer dans les hommes qui ne parcourent ni la carrière militaire, ni celle de l’ambition, et peut-être verra-t-on alors que ce sentiment est le plus exigeant de tous dans les âmes ardentes ; on veut qu’il suffise à la vie, on s’agite du vide qu’il laisse, on en accuse le peu de sensibilité de son ami, et quand on éprouverait l’un pour l’autre un sentiment semblable, on serait fatigué mutuellement de l’exigence réciproque. Je sais, bien qu’au tableau de toutes ces inquiétudes, on peut opposer les êtres froids qui, aimant, comme ils font toutes les autres actions de leur vie, consacrent à l’amitié tel jour de la semaine, règlent à l’avance quel pouvoir sur leur bonheur ils donneront à ce sentiment, et s’acquittent d’un penchant comme d’un devoir ; mais j’ai déjà dit dans l’introduction de cet ouvrage, que je ne voulais m’occuper que du destin des âmes passionnées, le bonheur des autres est assuré par toutes les qualités qui leur manquent.
Les femmes font habituellement de la confidence le premier besoin de l’amitié, et ce n’est plus alors qu’une conséquence de l’amour ; il faut que réciproquement une passion semblable les occupe, et leur conversation n’est souvent alors, que le sacrifice alternatif, fait par celle qui écoute à l’espérance de parler à son tour. La confidence même que l’on s’adresse l’une à l’autre de sentiments moins exclusifs, porte avec elle le même caractère, et l’occupation qu’on a de soi, est un tiers importun successivement à toutes deux. Que devient cependant le plaisir de se confier, si l’on aperçoit de l’indifférence, si l’on surprend un effort ? Tout est dit pour les âmes sensibles, et la personnalité seule peut continuer des entretiens dont l’œil pénétrant de la délicatesse a vu l’amitié fatiguée.
Les femmes, ayant toutes la même destinée, tendent toutes au même but ; et cette espèce de jalousie qui se compose du sentiment et de l’amour propre, est la plus difficile à dompter. Il y a, dans la plupart d’entre elles, un art qui n’est pas de la fausseté, mais un certain arrangement de la vérité, dont elles ont toutes le secret, et dont cependant elles détestent la découverte. Jamais le commun des femmes ne pourra supporter de chercher à plaire à un homme, devant une autre femme ; il y a aussi une espèce de fortune commune à tout ce sexe en agréments, en esprit, en beauté, et chaque femme se persuade qu’elle hérite de la ruine de l’autre. Il faudrait donc ou une absence totale de sentiments vifs qui, en détruisant la rivalité, amortirait aussi toute espèce d’intérêt, ou une vraie supériorité, pour effacer la trace des obstacles généraux qui séparent les femmes entre elles ; il faut trouver autant d’agréments qu’on peut s’en croire, et plus de qualités positives, pour qu’il y ait du repos dans elle, et du dévouement en soi ; alors le premier bien, sans doute, est l’amitié d’une femme. Quel homme éprouva jamais tout ce que le cœur d’une femme peut souffrir ? l’être qui fut, ou serait aussi malheureux que vous, peut seul porter du secours au plus intime, au plus amer de la douleur. Mais quand cet objet unique serait rencontré, la destinée, l’absence ne pourraient-elles pas troubler le bonheur d’un tel lien ? Et d’ailleurs, celle qui croirait posséder l’ami le plus parfait et le plus sensible, l’amie la plus distinguée, sachant mieux que personne tout ce qu’il faut pour obtenir du bonheur dans de telles relations, serait d’autant plus éloignée de conseiller comme la destinée de tous, la plus rare des chances morales.
Enfin, deux amis d’un sexe différent, qui n’ont aucun intérêt commun, aucun sentiment absolument pareil, semblent devoir se rapprocher par cette opposition même ; mais si l’amour les captive, je ne sais quel sentiment, mêlé d’amour propre et d’égoïsme, fait trouver à un homme ou à une femme liés par l’amitié, peu de plaisir à s’entendre parler de la passion qui les occupe ; ces sortes de liens ou ne se maintiennent pas, ou cessent, alors qu’on n’aime plus l’objet dont on s’entretenait, on s’aperçoit tout à coup que lui seul vous réunissait. Si ces deux amis, au contraire, n’ont point de premier objet, ils voudront obtenir, l’un de l’autre, cette préférence suprême. Dès qu’un homme et une femme ne sont point attachés ailleurs par l’amour, ils cherchent dans leur amitié tout le dévouement de ce sentiment, et il y a une sorte d’exigence naturelle, entre deux personnes d’un sexe différent, qui fait demander par degrés, et sans s’en apercevoir, ce que la passion seule peut donner, quelque éloigné que l’un et l’autre soit de la ressentir ; on se soumet d’avance et sans peine à la préférence que son ami accorde à sa maîtresse ; mais on ne s’accoutume pas à voir les bornes, que la nature même de son sentiment met aux preuves de son amitié ; on croit donner plus qu’on ne reçoit, par cela même qu’on est plus frappé de l’un que de l’autre, et l’égalité est aussi difficile à établir sous ce rapport que sous tous les autres ; cependant elle est le but où tendent ceux qui se livrent à ce lien. L’amour se passerait bien plutôt de réciprocité que l’amitié ; là où il existe de l’ivresse, on peut suppléer à tout par de l’erreur, mais l’amitié ne peut se tromper, et lorsqu’elle compare, elle n’obtient presque jamais le résultat qu’elle désire, ce qu’on mesure paraît si rarement égal ; il y a quelquefois plus de parité dans les extrêmes, et les sentiments sans bornes se croient plus aisément semblables.
Quelles tristes pensées, ces analyses ne font-elles pas naître sur la destinée de l’homme ! Quoi, plus le caractère est susceptible d’attachements passionnés, plus il faut craindre de faire dépendre son bonheur du besoin d’être aimé : est-ce une réflexion qui doive livrer à la froide personnalité ? Ce serait, au contraire, cette réflexion même qui devrait conduire à penser qu’il faut éloigner de toutes les affections de l’âme, jusqu’à l’égoïsme du sentiment. Contentez-vous d’aimer, vous, qui êtes nés sensibles ; c’est là l’espoir qui ne trompe jamais. Sans doute, l’homme qui s’est vu l’objet de la passion la plus profonde, qui recevait à chaque instant une nouvelle preuve de la tendresse qu’il inspirait, éprouvait des émotions plus enivrantes ; ces plaisirs, non créés par soi, ressemblent aux dons du ciel, ils exaltent la destinée ; mais ce bonheur d’un jour gâte toute la vie, le seul trésor intarissable, c’est son propre cœur. Celui qui consacre sa vie au bonheur de ses amis et de sa famille ; celui qui prévenant tous les sacrifices, ignore à jamais où se serait arrêté l’amitié qu’il inspire ; celui qui n’existant que dans les autres, ne peut plus mesurer ce qu’ils feraient pour lui ; celui qui trouve, dans les jouissances qu’il donne, le prix des sentiments qu’il éprouve ; celui dont l’âme est si agissante pour la félicité des objets de sa tendresse, qu’il ne lui reste aucun de ces moments de vague, où la rêverie enfante l’inquiétude et le reproche, celui-là peut, sans crainte, s’exposer à l’amitié.
Mais un tel dévouement n’a presque point d’exemple entre des égaux, il peut exister, causé par l’enthousiasme ou par un devoir quelconque ; mais il n’est presque jamais possible dans l’amitié, dont la nature est d’inspirer le funeste besoin d’un parfait retour ; et c’est, parce que le cœur est fait ainsi, que je me suis réservé de peindre la bonté comme une ressource plus assurée que l’amitié, et meilleur pour le repos des âmes passionnément sensibles.