(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « La poésie »
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « La poésie »

La poésie

Leçons faites à la Sorbonne pour l’enseignement secondaire des jeunes filles,
par M. Paul Albert
Maître de conférences à l’École normale supérieure8

Parmi les nombreuses idées et les innovations de plus d’un genre tentées par le ministre de l’instruction publique, une des plus pratiques et la moins contestable assurément, c’est l’institution régulière de leçons faites dans les diverses Facultés et les principales villes de province, à commencer par la Faculté des lettres de Paris, pour l’enseignement secondaire des jeunes filles. L’idée était si juste et si opportune qu’elle a aussitôt porté fruit et porté coup ; elle a eu l’honneur, dès le premier jour, de soulever les colères de ceux qui possédaient autrefois et dominaient l’entier domaine de l’intelligence humaine et qui, jusque dans leur décadence, quand presque tout leur échappe, voudraient tout garder. Cette colère était de bon augure. Nous avons regretté pourtant de trouver au premier rang des détracteurs un prélat, homme d’esprit, autrefois bien connu dans la capitale, dans la rue du Bac et aux environs, non point pour ses sermons ni précisément par sa grande éloquence, mais pour l’onction, la modération et la morale de ses prônes ou instructions familières, l’abbé Le Courtier. Devenu évêque, et absent depuis bien des années, il s’est empressé de se déclarer un peu vite et un peu à l’étourdie vraiment (si un tel mot est permis à l’égard de ces graves personnages) contre une institution qu’il ne connaissait pas encore. Il a poussé un cri d’alarme, — des cris d’aigle, — comme s’il s’agissait de sauver le Capitole ; il a eu même des paroles légères pour « les étudiantes » (style du quartier Latin) ; ç’a été surtout, le dirai-je ? un manque de goût. Ce que c’est pourtant que d’avoir depuis longtemps quitté Paris et d’avoir perdu de vue ce ruisseau de la rue du Bac, si regretté de Mme de Staël !

De quoi s’agissait-il en effet, et que voyons-nous ? Le livre de M. Paul Albert va nous le dire. Ce livre est le premier qui paraisse, résumant cet ordre de conférences institué depuis un an environ. M. Paul Albert, précédemment professeur de rhétorique au lycée Charlemagne, nommé en dernier lieu maître de conférences à l’École normale, était chargé en sus par le ministre d’enseigner spécialement aux jeunes filles, « aux jeunes adolescentes », comme le disait élégamment un bref tout récent, la littérature et la poésie. Ce livre de M. Paul Albert, le premier qui nous permette de lire ce qui se professait hier encore dans une salle de la Sorbonne, est le plus propre aussi à donner l’idée de cet enseignement judicieux et vivant, proportionné à son but et de tout point irréprochable. Ah ! messieurs les prélats, à commencer par le plus haut de tous, mêlons-nous donc chacun de ce qui nous regarde, et faisons chacun notre métier : ne parlons, s’il vous plaît, que de ce que nous savons. Est-ce que je vais me mêler, moi critique littéraire, de la manière d’assembler les prochains conciles ? Ah ! laissez-nous de grâce, à nous autres critiques, l’histoire littéraire et ce qui en dépend. L’histoire littéraire est une branche de savoir, émancipée depuis Bacon, lequel a là-dessus une belle page. Et de quel droit voudriez-vous donc en sevrer à jamais l’esprit des jeunes filles et l’immobiliser sur des articles de rhétorique surannée ? Il m’est arrivé quelquefois de causer littérature avec des personnes du sexe, réputées d’ailleurs fort instruites, et dont quelques-unes même étaient ou avaient été des institutrices distinguées ; elles savaient des mots, des définitions qu’elles répétaient de confiance ; elles avaient lu des extraits, elles en étaient presque toutes plus ou moins aux morceaux choisis de Noël et Laplace. Un excellent recueil, publié depuis peu par M. Merlet : Extraits des Classiques français 9, et qui vient tout naturellement en aide à l’entreprise que nous recommandons ici, est un progrès marqué et offre comme un modèle en fait de choix ; mais l’enseignement même, le cours d’études lié et continu, ce qui constitue, à proprement parler, le corps de l’histoire littéraire ; ce corps vivant, animé, brillant, il faut nécessairement le chercher ailleurs, autre part que dans des extraits et des notices succinctes, même les plus exactes : or M. Paul Albert le présente aujourd’hui à ses jeunes auditrices dans tout son mouvement vrai, dans toute l’étendue de son développement et de sa croissance : on a l’arbre entier dans ses principaux rameaux.

M. Paul Albert n’a eu pour cela qu’à substituer la méthode vivante et historique aux formules et aux définitions de la vieille rhétorique qui, chassée déjà de partout ailleurs, s’était comme réfugiée dans les pensionnats et institutions de jeunes personnes. Dans cet ensemble de leçons, il aborde successivement les différents genres de poésie, l’épopée, l’ode, la tragédie, la satire, le poème didactique, l’églogue, la fable. Pour chacun de ces genres, il commence par l’Antiquité, analyse quelques-uns des chefs-d’œuvre, marque les transformations que le genre (si genre il y a) a subies à travers les temps et les lieux, en passant de la Grèce à Rome, puis dans le moyen âge et chez les nations modernes jusqu’à nos jours. Sur chaque point, cet esprit nourri aux sources, ce professeur appartenant à l’école exacte et sévère de notre Université, résume avec précision les idées, les vues les plus saines comme les plus avancées de la critique moderne. On a là sur l’Iliade, sur la question homérique, sur le degré et la nuance d’originalité de l’Énéide, sur cette autre originalité un peu rude et barbare, mais puissante et pleine de sève, qui se révèle dans la chanson de Roland à Roncevaux, on a le dernier mot de la critique sous forme rapide et sobrement élégante. Les traductions du grec, celles d’Homère en particulier, plus loin celles de Pindare et de Sophocle, y sont de première main fidèles dans la lettre et dans l’esprit, également loin du parti pris d’étrangeté et de la fausse politesse. La Jérusalem délivrée du Tasse y est traitée avec grâce et réserve. M. Paul Albert saisit bien et dénonce le point défectueux de ce charmant poème, œuvre d’un tout jeune homme et où l’on sent trop aujourd’hui l’absence des pensées mûres. Il reproche à l’aimable et romanesque chantre d’avoir, en consacrant uniquement les noms de ses héros chevaliers, négligé et tout à fait omis la foule héroïque, le peuple, ces chrétiens obscurs, ces martyrs sans nom :

« Le manant, dit-il, le petit bourgeois, le vilain aussi bien que le baron et le roi, tous vont délivrer le Saint-Sépulcre, tous vont chercher la rémission de leurs péchés ; tous sont égaux devant la miséricorde de Dieu qui recueille leurs confessions et prépare leurs sièges en paradis. Et n’apprennent-ils pas aussi, les hommes de ce temps, une autre égalité et moins lointaine ? Sous le cimeterre du Turc, devant les puits taris, les fontaines desséchées, la contagion de la peste, grands vassaux et manants n’étaient-ils pas égaux aussi ? M. Michelet, l’homme qui sait, qui voit, qui sent si admirablement les choses d’autrefois, a dit en quelques lignes ce qui se passa alors dans les âmes : « Cette trompette libératrice de l’archange, qu’on avait cru entendre en l’an mil, elle sonna un siècle plus tard dans la prédication de la croisade. Au pied de la tour féodale qui l’écrasait de son ombre, le village s’éveilla. Cet homme impitoyable, qui ne descendait de son nid de vautour que pour dépouiller ses vassaux, les arma lui-même, les emmena, vécut avec eux, souffrit avec eux ; la communauté de misères amollit son cœur. Plus d’un serf put dire au baron : Monseigneur, je vous ai trouvé un verre d’eau dans le désert ; je vous ai couvert de mon corps au siège d’Antioche ou de Jérusalem… » Du mouvement aveugle et désordonné de la croisade va sortir bientôt le mouvement régulier et fécond de l’affranchissement des communes. Le tombeau de Jésus-Christ retombera entre les mains des infidèles, mais les membres de Jésus-Christ seront libres. »

Et c’est ainsi que renseignement secondaire initie les jeunes filles au sentiment vrai de nos origines modernes, et les émancipe, les aguerrit par degrés en leur donnant sous cette forme agréable la clef des vicissitudes et des révolutions de l’histoire générale : c’est quelque chose déjà que de les guérir d’un convenu dans le jugement des œuvres de l’esprit et de l’imagination. Est-ce donc là un si grand mal ? Cet enseignement prépare des compagnes aux hommes instruits et éclairés qui aimeront à trouver avec qui causer, au logis, de leurs études et de leurs travaux.

Pour moi, quand je parcours ces vingt-deux leçons de M. Paul Albert, quand je pense à tout ce que j’y trouve de connu déjà et aussi de neuf, d’exact et de tout récemment démontré (car l’histoire littéraire est en marche, et elle avance sans cesse), je ne puis m’empêcher de m’écrier : Heureuses les jeunes filles d’aujourd’hui ! elles commencent, dans ces études qui ont fait l’occupation de toute notre vie, par où nous-mêmes à grand’peine nous finissons ; elles ont pour leur point de départ le résultat dernier des plus doctes recherches ; elles sont au courant, et mieux qu’au courant, dès leur première année, de ce qui a tant coûté aux autres à gagner et à conquérir ! Pour elles, la page blanche de l’esprit n’aura reçu tout d’abord que des notions justes, et l’introduction à la connaissance du beau se passera de ratures.

Sans doute M. Paul Albert a dû faire quelques sacrifices à l’auditoire spécial en présence et à l’adresse duquel il enseignait. En parlant du Tasse, il a dû s’interdire d’entrer dans les jardins d’Armide ; il ose pourtant indiquer Clorinde, la belle guerrière, Clorinde qui du moins mourra chrétienne et baptisée. De même encore dans la satire, M. Paul Albert n’a pas dû appuyer sur les poètes et peintres à la Juvénal, ces effrontés qui prêchent la pudeur d’un ton à faire reculer même des hommes. Chez les modernes, il s’est étendu à plaisir sur l’énergique et le parfois sublime d’Aubigné, mais il a sauté de lui jusqu’à Boileau, sans même essayer d’accoster Mathurin Régnier. Il a eu également bien des sacrifices à faire dans la poésie pastorale, de Théocrite à André Chénier. La comédie tout entière fait défaut ; l’élégie nécessairement est absente. Mais peu importe ! les principes sont posés, la méthode est donnée, et l’habile professeur a pris toute sa revanche dans la partie du poème didactique qui s’applique à l’étude et à l’amour des champs, et dont il a trouvé de si beaux et si doux exemples, de Virgile à Lamartine.

Dans l’ode, dans le genre lyrique tout noble et sévère, il a été plus à l’aise, il a pu presque tout dire : il a fait comprendre Pindare, autant qu’il nous est donné de le comprendre aujourd’hui. Il a insisté avec raison sur l’élévation morale et religieuse de ces hymnes commandés, il est vrai, et payés, mais qu’il ne faudrait pas croire pour cela découlant d’une veine parasite et mercenaire. M. Paul Albert me permettra-t-il de lui dire que, large et accueillant comme il l’est pour Pindare, je ne le trouve pas également juste pour Horace, tant pour le lyrique que pour le satirique ? La part équitable ne me semble pas faite à la sagesse morale d’Horace. Cela, je le sais, ne rentre pas, pour le moment, dans nos données et nos visées politiques ou sociales. J’espère que le jour de justice pour le charmant et si sensé poète reviendra. Ce n’eût été sans doute, en aucun cas, devant un auditoire de jeunes filles que la cause aurait pu se plaider ; mais enfin, par convenance comme par principes, M. Paul Albert m’a paru un peu restrictif et un peu sévère. Esprit grave et convaincu, il entre mieux, par certains côtés, dans l’inspiration sérieuse des modernes, dans celle même de Lamartine et de Victor Hugo ; il a cité d’eux d’éclatants exemples, et ces rapprochements, qu’aucune complaisance n’énerve, et qui seront ceux de l’avenir, jettent par réflexion une vive lumière sur les grands poètes du passé. L’idée qui reste d’un classique, après l’avoir entendu, n’est plus du tout celle d’un mort ou d’un demi-dieu refroidi. Et nous aussi modernes, peut-on se dire, nous sommes du bois dont on fera peut-être un jour des classiques : il ne s’agit que de le mériter.

En somme, ce livre a de l’autorité à la fois et du mouvement ; il est sobre et ferme, et en même temps on y sent le souffle de la parole. La tradition s’y renouvelle, et la science s’y proportionne dans une bonne mesure. Il m’a rappelé quelquefois par sa destination les livres de littérature élégants et utiles de l’estimable Géruzez, qu’on pourrait également faire lire aux jeunes filles ; mais ceux-ci ont je ne sais quoi de lent et de timide dans le procédé et dans les jugements ; il y manque le courant et ce qui anime ; ils dorment un peu : ce sont des résumés faits et façonnés à loisir. M. Paul Albert, lui, est debout, il parle, il est vivant de ton : il ne dit que ce qu’il veut, et quand il s’arrête, on sent qu’il en pourrait dire davantage. Il entame du moins ce qu’il ne tranche pas. Ses moindres touches sont d’une main sûre. Il ose dire, par exemple, que la tragédie classique est morte et de sa belle mort « de mort naturelle » ; que le drame est désormais la seule forme possible. Enfin il pense et il donne à penser ; il apprend et il excite à apprendre. On ne pouvait, pour un début, mieux entendre ni mieux remplir sa mission.

J’ai de tout temps aimé à saluer ce qui commence, ce qui promet et qui tient déjà, et, grâce à Dieu, j’aime toujours à le faire. Cette occasion qui se présentait, je l’ai saisie cette fois-ci encore. Si La Harpe, inaugurant ses cours de littérature au Lycée, vers 1786, devant un auditoire de gens du monde conviés pour la première fois à pareille fête, a donné un signal heureux dont il convient toujours de lui tenir compte ; — si M. Villemain (ne l’oublions pas) a donné à son heure un autre grand signal de littérature élevée et tout historique, du haut de cette chaire de la Sorbonne qu’il fondait avec éclat, aujourd’hui, dans un cadre plus modeste, plus humble en apparence, quelque chose d’essentiellement neuf et utile, de particulièrement fécond et fructueux, s’inaugure aussi : le livre de M. Paul Albert est une date ; c’est le premier d’une série, le premier jalon d’une route, d’une œuvre collective nouvelle que je définirai ainsi : la vulgarisation élégante et élevée des notions acquises par la critique littéraire la plus saine et la plus avancée ; le renversement ou plutôt l’annulation des vieilles rhétoriques ; une méthode vivante et naturelle substituée aux formules didactiques, — je dis une méthode et non pas de simples séances d’Athénée agréables et décousues, mais tout un mode d’enseignement suivi, et cela à l’usage spécial d’un sexe qu’on avait trop accoutumé jusqu’ici au décousu et à l’amusant. Dans cette innovation louable et de bonne nature, il était juste que la Faculté de Paris donnât le signal. Le livre de M. Paul Albert est la meilleure réponse à M. de Montpellier, et a plus haut que lui. Ce n’est pas la première fois, en France, que la Sorbonne répond respectueusement au Vatican.