Avant-propos
Les cinq essais rassemblés ici se répartissent en deux groupes que le lecteur eût facilement distingués de lui-même.
Les trois premiers ont été composés pour la Revue de Paris, donc en vue d’un public lettré et curieux, mais non spécial. Roncevaux a paru le 15 septembre 1901 ; le Paradis de la Reine Sibylle, le 15 décembre 1897 ; la Légende du Tannhäuser, le 15 mars 1898. Dans Roncevaux et la Reine Sibylle, un petit récit de voyage introduit l’étude critique d’une tradition, évoquée par le paysage même où elle s’est localisée. Le troisième essai qui reconstitue l’histoire de la Légende du Tannhäuser, confirme qu’il faut chercher en effet dans l’Apennin remplacement du primitif Venusberg. Ainsi, par l’objet étudié comme par l’exposition dénuée d’appareil érudit, ces articles, publiés d’ailleurs vers le même temps, forment une série.
Si Gaston Paris avait vécu davantage, il est probable que cette série se serait continuée, et aurait facilement rempli la mesure d’un volume comme celui-ci.
On a suppléé le mieux qu’on a pu à ce dont nous sommes privés. On a choisi de réimprimer, pour faire suite, deux études, sur le Juif Errant et sur le Lai de l’Oiselet.
Sans appartenir à l’ordre des travaux purement scientifiques de Gaston Paris, réservés pour un autre recueil, ces deux essais diffèrent des précédents en ceci que la discussion y tient plus de place, et que les références y sont indiquées au bas des pages. Cependant ils s’y rattachent par le sujet, — puisqu’il s’agit encore d’analyser une tradition populaire, — et par la méthode de l’auteur, toujours fidèle aux mêmes règles.
L’article sur le Juif Errant a paru en 1880, au tome VII de l’Encyclopédie des sciences religieuses que dirigeait M. F. Lichtenberger. On a cru devoir ajouter à cette première étude déjà un peu ancienne, une seconde, sur le même sujet, donnée au Journal des Savants en septembre 1894, à propos d’une publication de M. Morpurgo. Ce complément, qui est en même temps une correction, était nécessaire, au défaut de l’étude d’ensemble et définitive que Gaston Paris n’a pu écrire.
L’étude sur le Lai de l’Oiselet servait d’introduction à une édition de ce petit poème donnée par Gaston Paris en 1884, à l’occasion du mariage de son neveu M. Philippe Depret avec Mlle Bixio, édition imprimée par Chamerot à petit nombre et non mise en vente. Pour la commodité du lecteur, il a semblé à propos de joindre à cette introduction le texte même du court et charmant ouvrage qui en est l’objet. C’est, sans changement, le texte qui figure dans le « Per Nozze » de 1884.
Au reste, d’un bout à l’autre de ce recueil on n’a rien modifié à la rédaction de Gaston Paris, On a simplement retranché, en deux endroits, une phrase qui, rattachant un article aux circonstances de la publication, n’avait désormais plus de sens. On s’est permis d’ajouter, entre crochets, une note renvoyant d’un passage à un autre, pour rappeler que Gaston Paris lui-même a rectifié une assertion démentie par de nouveaux documents.
Sans doute ce volume n’est pas composé avec une aussi satisfaisante unité, et chacun des morceaux dont il est composé n’est pas porté, par une dernière révision, à un tel achèvement que l’auteur l’eût souhaité et l’eût réalisé lui-même. Il est juste de pardonner aux imperfections d’une publication posthume. On voudrait quelle répondit aussi complètement que possible aux habitudes de sévérité pour ses propres ouvrages par lesquelles l’auteur s’était attiré le respect ; et d’autre part ce respect même leur interdit de toucher ou de laisser toucher, si légèrement que ce soit, au travail qu’il a laissé.
Roncevaux
Le 15 août 778, l’arrière-garde de l’armée que le roi des Francs, Charles, ramenait d’Espagne après une expédition à moitié heureuse fut surprise, dans les Pyrénées, par les Basques navarrais, — avec lesquels les Francs n’étaient pas en guerre ouverte, — et entièrement détruite. Le roi, qui avait déjà franchi les ports1, retourna en toute hâte sur ses pas ; mais la nuit tombait quand il parvint au lieu du désastre : les montagnards s’étaient dispersés, et on ne pouvait même savoir où les poursuivre. Charles — que rappelait un soulèvement des Saxons — dut reprendre le chemin de France sans avoir vengé son arrière-garde ni reconquis le bagage qu’elle escortait et qui avait été complètement pillé.
Telle est la version que donnent les Annales royales et la Vie de Charlemagne d’Einhard ; c’est celle qu’ont adoptée tous nos historiens. La version arabe est toute différente : d’après Ibn-al-Athîr, — qui écrivait au commencement du xiiie siècle, mais qui puisait à des sources anciennes, — ce furent les musulmans de Saragosse — ceux-là mêmes qui avaient appelé Charles en Espagne — qui firent subir à l’armée franque, lorsqu’elle était hors du territoire arabe et se croyait en pleine sûreté, le grave échec dont il s’agit. Il faut probablement combiner ce récit avec celui des historiographes francs, et admettre que les musulmans excitèrent et aidèrent les Basques. Ils n’ont pas mentionné dans leur récit le concours que ceux-ci leur avaient prêté, et d’autre part les historiens officiels de l’empire franc, qui présentent comme beaucoup plus heureuse qu’elle ne le fut l’expédition de Charles en Espagne, n’ont pas voulu avouer que les auteurs du désastre étaient, au moins en partie, les « Sarrasins », — censés alliés des Francs, — et que le roi n’avait pu même essayer de tirer vengeance de leur perfidie. Ils ont mieux aimé ne parler que d’une surprise des Basques, dont l’impunité, causée par leur dispersion dans leurs montagnes, n’infligeait pas à l’honneur franc une aussi sensible humiliation.
Quoi qu’il en soit, ce funeste événement affecta très péniblement le roi. Les Annales quasi officielles, rédigées peu de temps après, sans doute sous les yeux de Charles, terminent ainsi le récit du triste épisode : « Le souvenir de cette blessure effaça presque entièrement, dans le cœur du roi, la satisfaction des succès qu’il avait obtenus en Espagne. » On peut croire que cette phrase fut dictée à l’annaliste par le roi lui-même : elle tranche, par sa note intime et personnelle, avec la sécheresse habituelle des Annales ; et quel autre que Charles aurait pu révéler ainsi les sentiments de son grand cœur ?
La douleur et la colère du roi furent partagées par son armée, puis, bientôt, par la nation tout entière. On conçoit que l’émotion ait été grande : ce qui surprend, c’est qu’elle ait été aussi durable, ait survécu pendant des siècles, et se soit propagée bien au-delà du pays où elle avait été ressentie. Le massacre d’un corps d’armée dans une embuscade n’est après tout qu’un fait de guerre comme il s’en produit souvent, comme l’histoire de tous les pays militaires, et celle de la France en particulier, en comptent par centaines. Combien, depuis lors, avons-nous essuyé de défaites plus sanglantes et surtout plus graves dans leurs conséquences ! Elles sont oubliées cependant, — sauf les plus récentes, — ou le souvenir n’en est conservé que dans les livres et n’émeut que les lecteurs français, il en est tout autrement de celle du 15 août 778. Le nom du lieu qui vit la fatale déroute, Roncevaux, en évoque jusqu’à aujourd’hui le funèbre souvenir dans les âmes. Le nom de Roland, — l’un des trois chefs mentionnés par Einhard parmi les victimes des Basques, — est encore populaire non seulement en France, mais dans l’Europe presque entière ; sa mort a fait verser des larmes à trente générations après celle qui l’avait connu ; son image a été dressée sous le porche des églises, peinte sur leurs murailles ou leurs verrières ; elle s’est élevée ou s’élève encore, symbole de justice et de liberté, sur la place publique de nombreuses villes saxonnes…
Comment s’expliquent cette survivance extraordinaire et cette propagation incomparable du souvenir d’un événement et d’un personnage qui semblaient ne devoir intéresser qu’une époque et qu’un pays ?
C’est que la France était alors en pleine activité épique : les événements ou les personnages qui frappaient l’imagination des hommes appartenant à la classe guerrière étaient aussitôt l’objet de chants qui, originaires d’un point quelconque, se répandaient promptement, grâce aux « jongleurs », — ces aèdes du moyen âge, — dans le pays tout entier, s’adaptaient aux dialectes divers, et s’accroissaient dans leur marche comme les ondes formées par un choc vont s’élargissant autour de leur centre. L’épopée française — qui avait commencé dès l’époque mérovingienne — fut en pleine vie jusque vers la fin du xe siècle. Les nouveaux chants qui surgissaient sans cesse ne faisaient pas oublier les anciens quand ceux-ci, par quelque circonstance particulière, méritaient de survivre : une génération les transmettait à l’autre, en les renouvelant pour le langage, en les modifiant et les amplifiant avec plus ou moins de bonheur. La chanson de geste consacrée à Roland, — née sans doute dans la Bretagne française, dont il était comte, puis répandue par la France entière, — traversa ainsi toute l’époque carolingienne. Au xie siècle, elle existait sous des formes diverses, toutes, naturellement, assez éloignées de la première. De deux de ces formes nous avons d’imparfaits représentants dans un roman latin (la chronique attribuée à l’archevêque Turpin) et un poème latin en mauvais vers. D’autres ont laissé des traces dans les allusions de quelques poèmes français ou italiens, La plus éloignée de l’original, entre celles dont nous pouvons nous faire une idée, est probablement celle qui fut fixée vers 1080 : c’est la Chanson de Roland que, malgré plus d’une incertitude, nous possédons à peu près telle qu’elle fut alors rédigée ; elle fut, vers la fin du xiie siècle, l’objet d’un « renouvellement » où l’on substitua la rime à l’assonance. Grâce à l’incomparable ascendant qu’exerçaient alors sur tout le monde occidental la culture et la poésie françaises, la Chanson de Roland fut traduite ou adaptée partout : en Espagne, où elle suscita l’épopée nationale (cantares de gesta) ; en Italie, où elle était populaire dès le xie siècle, et où elle aboutit, par une étrange déviation, aux poèmes de Boiardo et d’Arioste ; en Angleterre, où elle a été mise en anglais et même en gallois ; en Allemagne, où elle fut traduite en vers dès 1133 ; dans les Pays-Bas, où elle a été plus d’une fois, et d’après diverses rédactions, imitée en prose et en vers ; en Scandinavie, où, mise en prose norvégienne au xiiie siècle, elle fait l’objet de livrets restés populaires en Danemark et jusqu’en Islande.
La Chanson de Roland méritait ce succès. Le thème en était profondément héroïque, et contenait, à côté de son élément national, un élément chrétien qui pouvait exciter l’enthousiasme de tous les peuples germano-latins. Les poètes successifs qui s’étaient emparés de ce thème l’avaient heureusement développé, y avaient introduit des scènes grandioses et pathétiques, avaient dessiné en traits saisissants les caractères des principaux personnages, surtout de Roland et de son « compagnon » Olivier. Le style du poème du xie siècle était, il est vrai, sans éclat, et ne portait pas la marque d’une forte personnalité poétique ; mais sa simplicité rendait le poème facile à comprendre et à traduire, et il suffisait à des auditeurs qui demandaient à la poésie non des impressions d’art, mais des émotions et des excitations guerrières. L’âme du poème était l’exaltation des sentiments les plus puissants et les plus élevés de la société féodale qui, constituée d’abord en France, s’organisait alors dans toute l’Europe : le courage, l’honneur, l’amour du pays, la fidélité de l’homme envers son seigneur et envers ses « pairs », le dévouement à la cause chrétienne. C’était l’époque des Croisades : la Chanson de Roland joua dans la poésie de l’Europe occidentale le rôle que joua la France elle-même dans ces grandes expéditions.
Toutes ces causes n’auraient peut-être pas suffi à créer et à maintenir l’immense popularité de Roncevaux et de Roland, sans une circonstance fortuite qui raviva sans cesse, pendant des siècles, les souvenirs dont cette popularité était née. Dans le premier tiers du ixe siècle, on avait prétendu découvrir en Galice, près d’Iria, le tombeau de saint Jacques le Majeur2. Cette « invention » fut aussitôt exploitée pour fondera Compostelle un sanctuaire qui devint très rapidement le centre d’un pèlerinage : pendant près de mille ans, d’innombrables dévots accoururent, de tous les pays catholiques, à Saint-Jacques-de-Compostelle. Or ces pèlerins, pour la plupart, franchissaient les Pyrénées par le col même qui, à l’aller comme au retour, avait livré passage à l’armée franque. Au débouché de ce col, à Roncevaux, s’éleva bientôt un hospice où les pèlerins étaient hébergés pendant deux jours et pouvaient se reposer de leurs fatigues. On désignait à leur dévotion la chapelle élevée par Charlemagne sur le col qui domine Roncevaux ; on leur montrait le cor qu’avait fendu le souffle de Roland, et le rocher qu’il avait entamé des derniers coups de sa fameuse épée Durendal, et la fontaine où, mourant, il avait étanché sa soif. Pulci nous le dit au xve siècle :
E tutti i peregrin questa novella
Riportan di Galizia ancora espresso
D’aver veduto il sasso e’l corno fesso
3.
Quelle était encore, neuf siècles après l’événement du 15 août 778, l’émotion que produisait la vue de ces lieux devenus sacrés, c’est ce que nous fait comprendre le naïf récit d’un brave prêtre bolonais, Domenico Laffi, qui, de 1670 à 1673, fit trois fois le « saint voyage » de Galice. Voici comment il décrit sa visite à Roncevaux :
Enfin, avec l’aide de Dieu et de saint Jacques de Galice, nous arrivâmes sur la haute cime des Pyrénées ; là est une petite chapelle très ancienne4 ; nous y entrâmes, car il n’y avait ni porte ni fenêtre pour la fermer, et nous y chantâmes un Te Deum pour rendre grâces à Dieu de nous avoir conduits jusque-là sains et saufs ; mais avant de quitter la cime de ces hautes Pyrénées, que nous avions gravies avec tant de peine, nous nous reposâmes dans cette chapelle ; nous y vîmes beaucoup de figures et de sculptures antiques, et quelques inscriptions effacées par le temps, si bien qu’on ne peut les lire. De là on voit au levant la France, au couchant l’Espagne5. C’est dans ce lieu même que Roland sonna son cor quand il appela Charlemagne à son aide, et il le sonna si fort qu’il le fit crever… Ayant quitté cette chapelle, nous commençâmes à descendre pendant un quart de lieue, tant que nous découvrîmes ce Roncevaux6 si désiré de nous, ce qui nous causa une allégresse d’autant plus grande qu’eue était plus imprévue, parce que, l’hospice étant caché par les montagnes et par des arbres très touffus, nous pensions en être très éloignés quand nous nous trouvâmes en face des portes. Nous y descendîmes donc et nous entrâmes sous une grande voûte, dans laquelle, à main droite, il y a beaucoup de tombeaux antiques, où se conservent les cendres de nombreux rois, ducs, marquis, comtes, paladins et seigneurs qui moururent dans ce grand fait d’armes, mémorable pour tous les siècles. A main gauche est la grande église, qui est très ancienne : c’est Charlemagne qui la fit faire, et l’archevêque Turpin y a dit la messe… Devant le grand autel il y a une grande et forte grille de fer, très élevée, au haut de laquelle est attaché le cor de Roland, de la longueur d’environ. deux brasses ; il est tout d’une pièce, et il a une fente du côté par où sort la voix, laquelle fente on dit qu’il fit à l’heure où, sur la cime des Pyrénées, il sonna pour appeler Charlemagne, qui était campé à Saint-Jean-Pied-de-Port, attendant Roland, qui était allé réclamer le tribut de Marsile, roi d’Aragon7. Près de ce cor sont deux masses ferrées, l’une de Roland et l’autre de Renaud8, dont ils se servaient dans les batailles et qu’ils portaient attachées à leurs arçons… Il y a aussi un étrier de Roland, et ses brodequins, qu’on dit que chausse le vicaire quand il chante la messe aux grandes solennités.
Sortis de l’église, nous allâmes par la terre voir les antiquités : tout près de l’hospice9, à l’occident, il y a une petite chapelle, que fît faire Charlemagne après la mort de Roland et des autres paladins… Elle est en forme de carré parfait, pas très haute, et elle est située au propre lieu où Roland, après la seconde bataille, se mit à genoux, et, à ce qu’on dit, tourné vers Roncevaux, pleura ses gens et dit entre autres paroles : « Ô triste, ô infortunée vallée, maintenant tu seras toujours ensanglantée10 ! »
Enfin, voyant tous ses gens perdus, il se retira dans sa tente et prit le parti de sonner son cor ; il monta à la cime des monts, au lieu dont il a été parlé plus haut11, pour que Charles pût entendre, et on dit qu’il sonna si fort que Charles l’entendit. Cela paraît une grande merveille à quelques-uns ; mais c’est chose croyable, car du lieu où il sonna jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Port, où Charles était campé, il n’y a que six lieues et demie : et on dit en vérité qu’il sonna si fort qu’à la troisième fois le sang lui sortit de la bouche et du nez, et le cor même creva d’un côté, comme je l’ai vu moi-même, de mes yeux, fendu… Après avoir sonné, il retourna à sa tente ; puis, donnant un coup d’œil à son camp détruit, il ne vit plus aucun ennemi ; mais, las et accablé de ce long combat, et de l’effort qu’il avait fait en sonnant du cor, qui lui avait fait sortir le sang de la bouche et du nez, il ne pouvait plus se tenir sur son cheval ; aussi, se rapprochant du pied de la montagne, où est une fontaine qu’on appelle aujourd’hui la fontaine de Roland, construite avec de très beaux ornements, il descendit de cheval et but deux ou trois traits de cette fontaine… Puis il saisit une dernière fois Durendal et en frappa plusieurs coups sur un rocher ; mais il ne put la briser, jusqu’à ce qu’enfin il donna un coup si fort qu’il trancha le rocher, en sorte que l’épée elle-même éclata un peu au-dessous de la garde (je l’ai vue dans la galerie du roi d’Espagne, comme je vous le dirai dans la description de Madrid12)… Il se mit à genoux et se confessa, demandant à Dieu le pardon de ses péchés… Puis il se releva, et, pleurant fortement, il dit en regardant le ciel : « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains. Tu sais, Seigneur, que j’ai toujours désiré mourir pour ta sainte foi. » Il fit deux ou trois pas et tomba de nouveau à genoux, et, inclinant la tête, les bras tendus en croix, les regards vers le ciel, il rendit l’âme. Tout cela se lit dans le livre intitulé La Rotta di Roncisvalle, et dans beaucoup d’autres.
Là, en ce lieu même, distant de deux ou trois pas de l’endroit où il se confessa, Charlemagne fit faire le tombeau de Roland et l’y ensevelit13. Ce tombeau est fait comme une petite chapelle en carré parfait, et de tous côtés il a environ vingt pieds de long, avec une belle coupole à pyramide qui porte en haut une belle croix ; dedans est le sépulcre, semblablement de figure carrée ; c’est à peine si une personne peut marcher entre le sépulcre et la muraille. On dit que d’autres paladins encore y sont enterrés avec Roland. Sur les quatre faces sont peintes toutes les guerres qui se sont faites en ce lieu, et aussi la trahison ; le tout est peint en clair-obscur14. Au pied de la porte de cette sépulture est la pierre que Roland trancha près de la fontaine ; comme je l’ai dit, elle est fendue par le milieu. Nous ne pouvions nous rassasier de la regarder, et nous serions toujours restés là… Étant demeurés deux jours à Roncevaux, nous en partîmes le matin suivant, et avant de quitter ce lieu nous voulûmes voir encore le sépulcre de Roland, disant entre nous : « Dieu sait si jamais nous le reverrons ! » Nous le regardâmes longtemps, longtemps, et nous écrivîmes sur une des pierres, avec la pointe d’un couteau, nos noms et nos surnoms… Puis, l’ayant regardé une dernière fois, nous partîmes tout doucement, nous retournant bien des fois pour revoir encore Roncevaux, qu’il nous déplaisait de quitter15.
Le tombeau de saint Jacques a cessé d’attirer les pèlerins ; mais Roncevaux en appelle d’autres, qui viennent y chercher les souvenirs historiques ou légendaires du fameux combat. M. Wentworth Webster, le sagace investigateur de tout ce qui concerne les Basques, leur pays et leurs traditions, n’y a pas fait moins de quatre voyages. M. Julien Vinson, le plus expert de nos basquisants français, l’a visité il y a vingt ans ; autant en ont fait des érudits gascons comme J.-Fr. Bladé et l’abbé Dubarat. En 1881, mon ami Pio Rajna, de Florence, l’auteur justement célèbre des Origini dell’ Epopea francese et des Fonti dell’ Orlando Furioso, y venait pieusement de Pampelune, et pouvait se vanter d’être le premier « romaniste » qui eût eu la joie de lire la Chanson de Roland à Roncevaux : il a consigné ses impressions et ses réflexions dans quelques pages lumineuses, auxquelles, sur tous les points qu’il a touchés, il est difficile de rien ajouter16. Dans l’été de 1900, mon ami Gaston Deschamps, — qui n’est pas romaniste de profession, mais dont la curiosité alerte est universelle, — s’y rendait de Saint-Jean-Pied-de-Port, et communiquait ses impressions aux lecteurs du Temps : il reçut à cette occasion et imprima toute une série de lettres qui prouvaient l’intérêt soulevé par les questions effleurées dans son article17. Dans sa lettre du 10 décembre 1900, M. Camille Jullian voulait bien s’en remettre à moi du soin de décider un des points en litige. J’acceptai, non de rien décider, mais de tout examiner. Je devais justement passer à Biarritz mes vacances de Pâques en 1901, et j’avais déjà le projet d’en profiter pour faire à mon tour le pèlerinage de Roncevaux. J’ai pu réaliser ce projet le 10 avril, et je voudrais donner ici le résumé de ce que cette visite, jointe à l’étude des textes et des documents, m’a permis, sinon de conclure, au moins de proposer sur la topographie réelle de la bataille du 15 août 778 et sur les rapports, en ce point, de la poésie avec l’histoire.
L’accès de Roncevaux, du côté de la France, est maintenant des plus faciles. Un courrier part le matin à dix heures de Saint-Jean-Pied-de-Port et arrive au village de Burguete, — à trois kilomètres au-delà de Roncevaux, — vers six heures. Huit heures pour faire environ 25 kilomètres, cela peut paraître long ; mais on s’arrête pour déjeuner à Luzaïde ; puis la distance kilométrique est évaluée à vol d’oiseau, et la route, au moins dans sa dernière partie, où elle gravit tout le temps des pentes souvent très raides, fait de continuels lacets. Elle est d’ailleurs excellente et fort pittoresque : même en dehors de l’intérêt qui s’attache à Roncevaux, elle vaut la peine d’être suivie.
On nous avait fort dissuadés d’entreprendre ce voyage, nous assurant qu’à cette époque de l’année le froid serait terrible sur les hauteurs, et surtout que nous y trouverions un brouillard qui nous empêcherait de rien voir. Comme nous n’avions pas le choix du moment, nous risquâmes l’aventure, et bien nous en prit. Le temps, qui avait été pluvieux le matin, fut admirable le jour de notre voyage et le jour suivant, que noué passâmes à Roncevaux ; nous ne vîmes pas la moindre de ces brumes qui, paraît-il, couvrent souvent pendant des semaines tout le paysage d’un voile humide et gris, et nous n’eûmes d’autre souvenir de l’hiver à peine passé que quelques belles plaques de neige étincelant sur le flanc des montagnes. Assurément la végétation eût été plus belle et plus riche au mois de juin, et d’autre part j’aurais eu plaisir à me trouver à Roncevaux le 15 août, au jour anniversaire de la bataille ; mais, en somme, nous avons été favorisés dans notre visite par un temps exceptionnel en cette saison.
On sort de Saint-Jean-Pied-de-Port par une porte gothique, reste des anciennes fortifications ; les détours du chemin permettent de jouir quelque temps du coup d’œil original qu’offre la vieille ville avec ses hautes maisons basques serrées l’une contre l’autre, enfermées dans les remparts désormais inutiles et dominées par la citadelle de Vauban. On la perd vite de vue et Ton commence à s’élever, d’abord doucement, en remontant le cours de la Nive d’Arnéguy, qui, depuis Ibañeta, vient à notre rencontre et nous trace la voie. Partie de Bergara, elle sert de frontière entre la France et l’Espagne ; à Arnéguy, dernier village français, nous la franchissons, et désormais nous sommes en terre d’Espagne.
C’est une délimitation singulière que celle qui a été établie ici. La vallée où nous entrons appartient tout entière au versant français des Pyrénées : c’est Ibañeta, immédiatement avant Roncevaux, qui marque la ligne de séparation des eaux ; il semblerait donc naturel que la frontière suivît cette ligne, au lieu qu’elle la dépasse et forme une boucle qui s’allonge en descendant sur le versant septentrional. On dirait que l’Espagne a voulu, en empiétant ici sur le sol français, consacrer sa victoire d’il y a douze siècles et répondre aux dernières paroles de Roland s’écriant : « Ce champ est nôtre ! »
Bientôt on arrive à Luzaïde : c’est le nom basque que du petit bourg qui est le chef-lieu de la « vallée de Charles », et qu’on appelle ordinairement, comme elle, Valcarlos. Ses maisons se groupent sur un promontoire qui domine le profond ravin où coule la Nive d’Arnéguy. A partir de là, le paysage est plus âpre : la route est souvent taillée à pic dans les rochers gris qui descendent comme en cascades jusqu’au torrent qu’on voit verdir et écumer tout en bas. Au bout d’une heure environ, l’aspect s’adoucit tout en devenant plus grandiose ; la barrière des montagnes s’élargit ; elles apparaissent dans toute leur ampleur, majestueuses sous leur vêtement sylvestre. La route, de plus en plus raide, monte en zigzags presque parallèles, si bien que nos mules ne font que six kilomètres en sept quarts d’heure, et que nous nous faisons l’effet de ne pas avancer, voyant toujours, semble-t-il, du haut de la banquette où nous sommes juchés, à la même distance dans le fond de la vallée, le point que nous avons quitté il y a deux heures. Nous avançons cependant au milieu d’arbres magnifiques, hêtres, chênes, châtaigniers, dont les masses vont en s’épaississant, mais dont les branches encore presque sans verdure nous laissent voir les contours des monts voisins.
Nous ne montons plus. Nous sommes au col d’Ibañeta, où quelques pans de murs subsistent seuls de la célèbre chapelle du Saint-Sauveur, brûlée dans les guerres carlistes. De là nous embrassons un immense panorama : derrière nous l’étroite vallée que nous venons de gravir ; devant nous un vaste cirque verdoyant, entouré de tous côtés de montagnes boisées : Roncevaux ! nos pieds nous ne voyons d’abord qu’un épais massif de hêtres qui, comme au temps de Laffi, et malgré l’absence de feuilles, nous empêche d’apercevoir l’ancien hospice, situé cependant à peine à un quart de lieue. On ne le découvre que quand on est tout près de l’antique voûte, qui lui sert d’entrée comme jadis ; mais ce qu’on voit d’abord, Laffî, heureusement pour lui, ne le voyait pas : ce sont les horribles toits de zinc dont on a récemment coiffé les tours carrées et assez imposantes du vieux bâtiment.
Notre voiture contourne les bâtiments de l’hospice (Real Casa de Roncesvalles), — qui servent encore de résidence à douze chanoines augustins, — puis l’église collégiale, passe devant la chapelle funéraire et la petite église dont je parlerai tout à l’heure, et s’arrête devant la posada du village : l’aspect n’en est pas fort engageant, si bien que nous poussons jusqu’à Burguete, où s’arrête le courrier, et où nous espérons être un peu mieux logés. En revoyant, le lendemain, la posada de Roncevaux, nous lui avons fait amende honorable. Elle contient des chambres très propres, et la maison elle-même, si elle a une façade peu attrayante, a sur la droite un côté assez curieux : un mur sous pignon, bâti en grosses pierres carrées noires et blanches formant damier ; de chaque côté de la petite fenêtre qui occupe le milieu, deux pierres sculptées avec la croix crossée, insigne des chanoines, et la date 1612 : c’est évidemment une ancienne dépendance de l’hospice. Nous y avons déjeuné en compagnie de rouliers et de muletiers basques, d’un beau type vigoureux et svelte, qui se sont montrés d’une politesse accomplie envers les étrangers.
Pour arriver à Burguete, nous traversons le plateau de Roncevaux dans une grande partie de sa longueur, ce qui nous en donne une première et déjà assez complète idée.
Si je n’avais été prévenu par la lecture de descriptions antérieures, j’aurais éprouvé une vive surprise. La Chanson de Roland évoque pour nous, avec une incomparable puissance, autour du nom de Roncevaux l’image de gorges profondes, de hauts rochers sombres laissant entre eux d’étroits défilés :
Hauts sont les monts et les vaux ténébreux,Les roches bises, les détroits merveilleux…
Hauts sont les monts et ténébreux et grands,Les vaux profonds où courent les torrents.
Ce tableau si vigoureusement tracé en si peu de traits s’est gravé dans l’imagination. « Roncevaux ! vallon triste et sombre ! » faisait chanter le bon Mermet à un chœur de guerriers sarrasins, et le décor final de son Roland à Roncevaux était sinistre à souhait. Quel n’est donc pas l’étonnement du touriste imbu de ces impressions, quand il arrive sur ce plateau spacieux, qui s’arrondit comme une large coupe entre des montagnes à pente douce▶, — c’est bien probablement un ancien lac, — et qui ne présente aux yeux que des aspects de riante idylle ! « Le regard se promène, dit P. Rajna, sur une vaste plaine elliptique, toute verdoyante d’arbres et de prairies, ceinte de hauteurs gazonnées et boisées du pied au sommet, et qui, l’altitude étant déjà ici d’environ mille mètres au-dessus du niveau de la mer, ont l’air de collines plutôt que de montagnes. » Et un auteur espagnol, enthousiaste historien de la Real Casa de Roncevaux, décrit ainsi la plaine où elle s’élève : « La vallée, de forme elliptique irrégulière, a cinq kilomètres dans son plus grand diamètre, trois dans le plus petit. Une masse d’arbres magnifiques y permet la promenade même au mois de juillet quand le soleil est au zénith : ses rayons ne pénètrent pas dans les frais sentiers qui traversent ces bois de hêtres
séculaires, et l’herbe qui y croît récrée la vue par ce vert obscur des plantes vierges des rayons solaires, de même que l’odorat ne se lasse pas de sentir le parfum des fleurs et que l’ouïe est charmée par le gazouillement des mille espèces d’oiseaux qui peuplent les bois… Pour que rien ne manque à Roncevaux, tout n’y est pas forêt. Il y a de vastes prairies où, grâce à l’humidité de l’atmosphère, croît une herbe luxuriante ; des ruisseaux y serpentent et semblent au soleil des lames d’argent. Toute la plaine est entourée de montagnes, embellies par la frondaison touffue de hêtres robustes. De tout point élevé on a une perspective magnifique… Tout ce que l’imagination peut créer, tout ce que le désir peut souhaiter, est réuni là18. »
C’est surtout à l’heure où nous le traversons pour la première fois, presque au moment du coucher du soleil, que ce Heu de funèbre mémoire est plein de charme, de poésie et de paix. On voit de tous côtés des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres, de jeunes chevaux qui bondissent dans l’herbe haute ; on entend les clochettes et les grelots des bêtes qui reviennent lentement à leur gîte de nuit et que nous verrons tout à l’heure, à Burguete, entrer avec une familiarité coutumière dans les petites maisons cubiques, semblables à de gros dés dont les fenêtres carrées seraient les points, par la même porte qui sert aux habitants. Le soir, à l’auberge, nous voyons danser la jota aux sons de la guitare et des castagnettes, et en nous endormant nous avons quelque peine à retrouver dans notre mémoire les souvenirs tragiques qui semblaient devoir se dresser de toutes parts autour de nous.
Nous avons regardé le lendemain en détail ce que nous avions aperçu d’ensemble le jour de notre arrivée, et l’impression première que nous avions ressentie n’a fait que se confirmer. Nous avons fait de charmantes promenades le long des ruisseaux et sous les avenues de grands hêtres. Quant aux monuments qui s’élèvent à l’extrémité nord de la plaine, ils ne nous intéressent ici qu’en tant qu’ils se rattachent au souvenir de la grande bataille ; ils ne s’y rattachent d’ailleurs que par des traditions dont il nous faudra rechercher l’authenticité, quoiqu’elles soient parfois très anciennes.
L’hospice a été jadis très important. Il fut fondé en 1127 par l’évoque de Pampelune, Sanche de la Rosa, et le roi d’Aragon Alphonse le Batailleur, au pied du col où, dit la charte de fondation, des milliers de pèlerins, allant d’Espagne à Rome ou de France à Compostelle, avaient été étouffés sous la neige ou dévorés par les loups. Pendant des siècles il accueillit, hébergea, soigna dans leurs maladies, ensevelit pieusement, quand ils succombaient à leurs fatigues, d’innombrables voyageurs. On ne traversait pas la montagne, en effet, dans les siècles passés, aussi aisément qu’on le fait aujourd’hui : le chemin que nous avons suivi n’était qu’un sentier à peine praticable pour les mulets ; la route ordinaire, qui, partant de Saint-Jean-Pied-de-Port et gravissant tout de suite des pentes abruptes, passait par le « Port de Cise », était très rude, surtout dans la mauvaise saison : en 1560, la pauvre petite Elisabeth de Valois, qui venait trouver son mari, encore inconnu d’elle, le terrible Philippe II, arriva à Roncevaux, le 2 janvier, à demi morte de froid et de peur, ayant perdu sous les avalanches de neige une partie de ses charrois et les équipages de ses filles d’honneur. L’hospice avait, pour subvenir aux besoins de sa charité, de grandes possessions, des commanderies en plusieurs pays, et le privilège de faire des quêtes par toute la chrétienté.
Je ne puis ici m’étendre sur l’histoire de cette célèbre maison ; je ne décrirai pas non plus le bâtiment tel qu’il est aujourd’hui : on y voit réunies des constructions d’époques fort diverses, l’église fondée par le roi de Navarre Sanche le Fort, le cloître où il est enterré et où sont suspendues les chaînes qu’il rapporta de la fameuse victoire de Las Navas (1212), les joyaux d’orfèvrerie et de broderie que conserve encore le trésor ; tout cela mérite d’être vu et étudié, mais est étranger à mon sujet. Je dirai seulement qu’aujourd’hui ce qui fait, aux yeux des habitants du pays circonvoisin, la grande noblesse de la maison et la véritable attraction de Roncevaux, ce n’est nullement le souvenir de la bataille d’il y a douze siècles : c’est une Vierge en bois, qui est censée avoir été miraculeusement révélée, à une époque qu’on ne précise pas19, et qui est l’objet d’une grande dévotion populaire. L’historien de la Real Casa termine sa description lyrique du plateau de Roncevaux en s’écriant : « Dieu a créé au milieu de ces monts sauvages une oasis délicieuse pour en faire le séjour de la Vierge de Roncevaux ! » C’est là, pour le voyageur qui cherche ici des impressions d’un tout autre ordre, une surprise morale aussi grande que celle qu’il éprouve, s’il n’est pas prévenu, au premier aspect de ces lieux qu’il rêvait tragiques et qu’il trouve gracieux et riants.
Des souvenirs plus ou moins sérieux de la bataille ne sont cependant absents ni de la collégiale, ni du pays. Dans la collégiale, on montre les masses d’armes de Roland et d’Olivier, les pantoufles de velours de l’archevêque Turpin ; on montrait jadis le cor de Roland et aussi celui d’Olivier, l’épée de Roland, ses éperons, un de ses étriers, etc. ; la plus grande partie de ce bric-à-brac a disparu et mérite peu de regrets ; mais les édifices que l’on rencontre successivement dans la plaine en allant de l’hospice à Burguete sont plus dignes de retenir un instant l’attention.
L’ancienne église paroissiale, aujourd’hui abandonnée, qu’on trouve d’abord à sa gauche, n’offre rien d’intéressant. Mais il n’en est pas de même de la chapelle du Saint-Esprit, presque contiguë à cette église. Laffi, qui l’appelle « le tombeau de Roland », la décrit fort exactement, si ce n’est qu’il rétrécit trop l’espace du couloir carré, formé par une seconde construction, qui entoure l’édicule et qui est encore aujourd’hui un lieu d’inhumation fort recherché. L’édicule lui-même existait déjà au xiie siècle, et un poème latin composé en l’honneur de l’hospice de Roncevaux vers 1215 nous le décrit tel qu’il est encore : « La fabrique de cette basilique est carrée de tous côtés, mais le sommet est arrondi et porte une croix. On l’appelle charnier parce qu’elle sert aux chairs des morts ; elle est visitée par les anges, à ce qu’assurent ceux qui les ont entendus. » La tradition actuelle, qui existait déjà au moins au xviie siècle, est que les guerriers de Roncevaux y sont enterrés, et on y célèbre encore chaque année un office pour leurs âmes. La chapelle a au-dessous d’elle un souterrain où, en regardant par des ouvertures pratiquées au bas du mur, on voit quelques ossements au milieu de la terre noire provenant du détritus de nombreux cadavres. On pense, non sans émotion, au « charnier » dans lequel, d’après la Chanson, Charlemagne fit réunir les corps des Francs tués dans le combat. L’édicule, dans la simplicité archaïque de sa construction, pourrait assurément remonter jusqu’au viiie siècle. Il est probable toutefois qu’il est plus récent et qu’il n’a rien à faire avec la grande bataille. Le poème latin en question ne fait aucune allusion à Charlemagne et dit simplement que ce charnier était consacré à l’enterrement des pèlerins qui mouraient à l’hospice. De leur côté, les pèlerins qui, à la fin du xiie siècle, passaient par là, ne cherchaient pas dans cette chapelle l’ossuaire des compagnons de Roland. Ils acceptaient une tradition d’après laquelle Charlemagne, embarrassé de distinguer les morts chrétiens des infidèles, pria Dieu de lui en donner le moyen : aussitôt un arbuste épineux naquit du corps de chaque Sarrasin. « Les bons pèlerins qui vont par là à Saint-Jacques les voient encore », dit un renouvellement de la Chanson de Roland. Ce renouvellement ajoute que les Français enterrèrent alors leurs morts en soixante ou cent charniers, épars dans la plaine, et que Dieu fit croître sur leurs fosses des coudriers frais et verts, « qui y seront visibles à toujours ». Cette chapelle a donc sans doute été construite au xiie siècle et affectée dès l’origine à la sépulture des pèlerins.
Devant la porte de la chapelle du Saint-Esprit, on voyait, du temps de Laffi, la pierre que Roland avait fendue avec son épée ; au xiie siècle, c’est dans l’église de l’hospice qu’on la montrait, à ce que nous apprend un Guide des Pèlerins de Saint-Jacques composé avant 1140. Elle a disparu.
Un peu plus loin sur la route de Burguete se voit encore, toujours à gauche, une vieille croix de pierre, qu’on appelait jadis la Croix des Pèlerins ; elle porte des bas-reliefs grossiers, représentant le Christ, la Vierge et des saints, avec une inscription en caractères très frustes, qui semblent être du xve siècle, et que je ne suis pas arrivé à déchiffrer plus que les antiquaires qui les ont examinés avant moi.
La « fontaine de Roland » se trouve au long d’une avenue de beaux arbres qui forment la « promenade » de Roncevaux ; du temps de Laffî, elle était abritée par une construction ornée dont il ne reste rien. C’est là, disait-on, que Roland avait bu pour la dernière fois ; tout auprès était la pierre fendue par Durendal, et qu’on avait transportée d’abord dans l’église collégiale, puis devant la chapelle funéraire.
Tous ces souvenirs, — bien que plusieurs aient été très anciennement désignés comme tels, — n’ont évidemment aucune authenticité. Ils sont le produit ou de l’imagination des visiteurs venus de France ou de l’effort fait par les gens de Roncevaux pour répondre aux questions de ces visiteurs et satisfaire leur pieuse curiosité. Il n’est pas vraisemblable que l’événement de 778 ait donné naissance à une tradition locale. La tradition historique est partout extrêmement courte : il est bien rare, quoi qu’on en ait dit, qu’elle dépasse de beaucoup une génération. Ici toutefois l’orgueil qu’ont dû concevoir les vainqueurs d’un roi puissant, fameux par tant de victoires, les monuments que Charles lui-même — comme nous le verrons — avait sans doute élevés sur les lieux, auraient pu préserver quelque peu, chez les montagnards navarrais, le souvenir de leur triomphe ; ce souvenir aurait d’ailleurs, cela va sans dire, été hostile aux Francs ; il n’aurait en tout cas rien conservé de Roland, — dont le nom même devait être inconnu à ses agresseurs, — et n’aurait pas consacré les exploits et les derniers moments d’un héros ennemi.
Mais ce souvenir même ne paraît pas avoir existé. Les Basques n’ont ni légendes historiques20, ni chants historiques21 ; leur rapide oubli du passé contraste avec leur attachement à leurs vieilles coutumes et à leur genre de vie héréditaire. D’ailleurs, les gorges du Port de Cise, le col d’Ibañeta, la plaine de Roncevaux et ses alentours furent longtemps des lieux presque inhabités, où ne pouvait guère se maintenir un souvenir traditionnel. En 1127, l’évêque Sanche de la Rosa, dans la charte de fondation de l’hospice de Roncevaux, — bien qu’il déclare le bâtir près de la « chapelle de Charlemagne », — ne fait nulle mention de l’événement, qui cependant, grâce aux poètes français et à leurs imitateurs, était déjà chanté dans l’Europe entière et même en Espagne ; il est bien probable que l’évêque de Pampelune n’en avait aucune connaissance.
On est plus surpris de constater le même silence dans le panégyrique de l’hospice, écrit en vers latins rythmiques vers 1215, et dont l’auteur recherche tout ce qui peut glorifier cette maison. Cela est d’autant plus frappant que, trois quarts de siècle plus tôt, le Guide déjà cité résumait l’histoire de Roncevaux d’après nos chansons de geste et racontait qu’on montrait à l’église de l’hospice le « perron » fendu par Durendal. L’omission, dans le panégyrique, est peut-être volontaire. Il commençait, en effet, à se produire en Espagne, parmi les érudits, une réaction patriotique contre la façon dont les poèmes français présentaient l’événement qui avait eu Roncevaux pour théâtre.
Les poèmes français — contrairement à l’historiographie officielle qu’ils ne connaissaient pas — présentaient les agresseurs de l’arrière-garde de Charlemagne, non comme des Navarrais, mais comme des musulmans venus de Saragosse. Les pèlerins qui, dès la fin du ixe siècle, passaient les monts pour aller à Compostelle étaient imbus des récits des chansons de geste, et les répandirent autour d’eux. Les jongleurs français, qui venaient en nombre chercher fortune aux cours de Castille, y apportèrent ces chansons elles-mêmes, et les jongleurs espagnols, formés à l’école des nôtres, reproduisirent d’abord sans arrière-pensée la version française : les ennemis de Charlemagne, étant des « Sarrasins », des « païens », on n’hésitait pas à prendre parti contre eux. Mais au commencement du xiiie siècle, un clerc espagnol qui était venu étudier à Paris, Rodrigue Jimenez, — plus tard archevêque de Tolède, — lut les chroniques latines, et vit que l’attaqué de l’arrière-garde franque y était attribuée à des Navarrais et non à des Sarrasins. Quand, rentré dans sa patrie, il écrivit son histoire d’Espagne, il protesta contre les assertions des chansons de geste, et revendiqua la défaite de Roland comme un titre de gloire pour l’Espagne. Il n’osa pas toutefois rejeter complètement le récit généralement admis ; il supposa que les Espagnols avaient été en cette occasion les alliés des Mores, ce qui, du moment qu’il s’agissait de repousser l’étranger, ne choquait pas le patriotisme castillan. Rodrigue fut suivi dans cette voie et par le royal chroniqueur Alphonse X et par les auteurs subséquents de cantares de gesta. Or, il y a des raisons assez sérieuses d’attribuer à Rodrigue Jimenez lui-même le poème latin en l’honneur de Roncevaux : on comprend que, ne voulant ni froisser les pèlerins qui arrivaient pleins des récits épiques, ni s’associer à leur façon de comprendre la défaite des Français, il ait gardé le silence sur ce point délicat.
L’essentiel, pour nous, c’est de constater qu’il n’y a jamais eu de tradition locale à Roncevaux ni aux alentours. Ce qu’on y a su du désastre de 778, on l’a appris du dehors, d’abord par les pèlerins, puis par Rodrigue de Tolède et ceux qui se sont inspirés de lui. Aujourd’hui, c’est bien comme une victoire espagnole qu’on l’y envisage. Le prieur des chanoines, qui nous montra, avec la plus grande amabilité, la Real Casa, la collégiale et la chapelle funéraire où il croit que sont enterrés les morts de la grande bataille, voulait faire preuve de courtoisie envers nous, en même temps que d’esprit vraiment chrétien, en nous disant avec un sourire : « Nous célébrons tous les ans un service pour eux tous, aussi bien pour les Français que pour les Espagnols. »
Ce sentiment patriotique amena, au xviiie siècle ou à l’extrême fin du xviie siècle22, la construction d’un petit monument commémoratif en l’honneur des vainqueurs de Roncevaux. Un pèlerin qui le vit en 1748 le décrit ainsi : « On voit, au milieu de cette plaine, où se donna la bataille, une croix d’environ quinze pieds de haut, tout de fer, de cinq pouces en carré. Elle est sous un pavillon soutenu de quatre piliers de fer, et le toit aussi de feuilles de fer, le tout solidement bâti. » Le monument portait sans doute une inscription exaltant les Espagnols au détriment des Français, car il excita, en 1794, l’indignation des représentants Baudot et Garraud, qui accompagnaient l’armée française campée à Roncevaux. Ils firent démolir l’offensant trophée, plantèrent sur la place un arbre de la liberté, et envoyèrent à la Convention le rapport suivant, qu’on peut lire au Moniteur, et qui est trop savoureux pour qu’on ne me sache pas gré de le donner ici :
L’armée des Pyrénées occidentales, remportant à Eguy23 une victoire le 26 et le 27 vendémiaire, a vengé une ancienne injure faite à la nation française. Nos ancêtres du temps de Charlemagne furent défaits dans la plaine de Roncevaux. L’Espagnol avait élevé une pyramide sur le champ de bataille. Vaincu à son tour par les républicains français, déjà son propre sang en avait effacé les caractères ; il ne restait plus que le fragile édifice qui a été brisé à l’instant ; le drapeau de la République flotte aujourd’hui où était le souvenir mourant de l’orgueil des rois, et l’arbre de la liberté a remplacé la massue destructive des tyrans. Une musique touchante et guerrière a suivi cette inauguration.
Ce n’est pas sans amertume que l’historien de la Real Casa rappelle cette destruction : « Au milieu de cette plaine, dit-il, s’élevait autrefois la Croix de Roland, monument érigé en souvenir de la victoire remportée là par les vaillants Navarrais et détruit par les descendants de ceux qui succombèrent aux rudes coups des masses d’armes espagnoles. »
Il y a cependant, sinon à Roncevaux même, du moins dans les environs immédiats, des souvenirs de Charlemagne qui peuvent prétendre à une haute antiquité. Dans la charte de fondation de l’hospice de Roncevaux, dont j’ai déjà parlé, l’évêque de Pampelune, en 1127, déclare qu’il l’établit « au sommet24 du mont qu’on appelle Ronsesvals, près de la chapelle de Charlemagne, le très glorieux roi des Francs ». C’est la chapelle d’Ibañeta, qui fut maintes fois rebâtie, mais qui, d’après ce texte incontestable, existait au moins au commencement du xiie siècle et était alors considérée comme ayant été construite par Charlemagne. Je ne vois, pour ma part, rien qui puisse faire douter de l’authenticité de cette attribution. N’est-il pas naturel de croire que Charles — qui, nous le savons, prit fort à cœur le désastre de Roncevaux — a voulu consacrer par une construction pieuse le lieu où étaient morts ses fidèles guerriers25 ? Il faudrait, pour contester la valeur du nom si ancien de la chapelle, admettre qu’il lui a été donné par les pèlerins apportant à Roncevaux leurs souvenirs poétiques. Mais alors qui l’aurait construite ? et pourquoi ? Nous venons de voir que le lieu où elle s’élevait était, en 1127, tellement désert que des bandes de loups y attaquaient les voyageurs ; la plaine de Roncevaux elle-même, encore au commencement du xiiie siècle, était, d’après le poème latin de 1215, tout à fait inculte. Charles avait sans doute pris, pour protéger la chapelle et le passage, des mesures qui furent abandonnées dans l’anarchie des xe et xie siècles ; la fondation de Sanche de la Rosa fut la première tentative qu’on fit pour ramener quelque sécurité dans cette région. On ne s’expliquerait pas dans l’intervalle l’érection de cette chapelle.
Un autre monument élevé par Charlemagne paraît se rattacher, sinon au désastre du 15 août, au moins à l’expédition de 778 : c’est la Croix de Charles (Crux Karoli). Elle est mentionnée dès 980, dans une charte épiscopale de Bayonne, comme formant la limite de la vallée de Cise. Elle s’élevait probablement au point le plus haut de la route romaine, que suivit certainement l’armée franque, au retour comme à l’aller. Voici ce qu’en dit le Guide des Pèlerins souvent cité : « Au pays des Basques, sur la route de Saint-Jacques, se trouve un mont très élevé qu’on appelle le Port de Cise ; la montée en est de huit milles et la descente d’autant. Il est si haut qu’on croit, quand on est au sommet, qu’on va pouvoir toucher le ciel. De là on peut voir trois royaumes : la Castille, l’Aragon, la France. Tout en haut est un endroit qu’on nomme la Croix de Charles, parce que Charles, se rendant en Espagne avec son armée, pratiqua, à l’aide de haches, de pics, de pioches et d’autres instruments, un chemin sur ce mont, et y éleva une croix… Là les pèlerins s’agenouillent, font une prière et plantent chacun une croix en terre ; aussi peut-on y voir des milliers de croix. » Rien n’engage à suspecter la parfaite exactitude de ce renseignement, qui s’applique sans doute à Château-Pignon, point culminant du Port de Cise. Charles aura, non pas construit, mais restauré la voie romaine, et les termes dont se sert notre auteur font croire qu’il avait rappelé ce travail dans une inscription gravée sur la croix. Des recherches bien conduites feraient peut-être retrouver ce précieux monument.
Plus embarrassante est la désignation de Vallis Karoli, Val Carlos en espagnol, Val Charlon dans divers textes français. Elle apparaît vers 1130 dans un poème allemand qui contient une curieuse version de la guerre de Charles en Espagne, puis, quelque dix ans plus tard, dans le faux Turpin et dans le Guide des Pèlerins. D’après ces deux derniers textes, qui sont étroitement apparentés, le nom de cette vallée lui vient de ce que c’est là que Charles campait, après avoir passé les ports, quand il entendit l’appel du cor de Roland. Mais il est certain que Charles a suivi la route du Port de Cise : la chronique de Turpin le dit elle-même plus loin expressément. Il y a donc là contradiction. Il est probable que le nom de Vallis Karoli vient de la chapelle de Charlemagne qui s’élevait à Ibañeta et qui dominait cette vallée26, restée toujours espagnole ; plus tard on aura expliqué le nom en supposant que Charles avait campé dans la vallée27.
La Croix de Charles, la Chapelle de Charles semblent donc pouvoir être considérées comme des monuments commémoratifs élevés par le roi des Francs, le premier pour rappeler son passage par la route, restaurée par lui, du Port de Cise, le second pour consacrer le souvenir des morts du 15 août 778. Et ce dernier témoignage a une valeur historique importante, en ce qu’il nous permet d’affirmer que le célèbre combat s’est bien livré à Roncevaux ou dans les environs immédiats, ce que ne dit aucun des chroniqueurs contemporains, et ce qui ne se trouve que dans les poèmes français, fidèles gardiens, ici, de la tradition authentique.
Ce n’est pas seulement le nom de Roncevaux28 que les poèmes français ont conservé : la façon dont ils se représentent la scène du combat paraît aussi remonter à une connaissance directe des lieux. Les vers que j’ai cités plus haut, et qui ont créé l’image que d’ordinaire on se forme de Roncevaux, ne s’appliquent en réalité qu’au Port de Cise, auquel ils s’appliquent fort bien. C’est en décrivant le passage de l’armée de Charlemagne à travers ce port que le poète dit :
Hauts sont les monts et les vaux ténébreux,Les roches bises, les détroits merveilleux ;
et c’est au moment où l’armée lève son camp pour revenir à Roncevaux par le même chemin qu’il répète :
Hauts sont les monts et ténébreux et grands,Les vaux profonds où courent les torrents.
On ne trouve rien de pareil à propos de Roncevaux même : il ne s’agit là ni de défilés, ni de vallées ténébreuses. Le poète parle toujours d’un « champ », et l’aspect qui s’offre aux yeux de Charlemagne quand il revient sur le lieu du combat n’est pas celui d’une gorge étroite : il voit le champ, les vaux et les monts, — c’est-à-dire la plaine avec les hauteurs qui l’entourent, — couverts de morts ; à deux lieues en avant, — sur la route qui mène à l’Èbre, — il aperçoit la poussière des Sarrasins qui s’enfuient.
Dans la description même du combat, il y a peu de détails qui nous permettent de compléter ces indications ; mais il n’y en a pas qui les contredisent. La scène célèbre où Olivier, du haut d’un « pui29 », voit « à sa droite, par une vallée herbue », s’avancer les Sarrasins s’explique fort bien s’il est monté sur une des hauteurs méridionales ou occidentales et regarde du côté de Pampelune. L’« eau courante », où Turpin va puiser dans son heaume pour donner à boire à Roland, ne manque pas non plus dans la plaine.
Roland, pour mourir, d’après la Chanson, s’étend sous un pin. Ce détail a frappé M. G. Deschamps lors de sa visite à Roncevaux. « J’ai beau regarder, dit-il, je ne vois pas de pins… Il me paraît bien que le trouvère qui a rédigé la Chanson de Roland a fait ses descriptions « de chic » et n’a jamais visité les Pyrénées30. » C’est autour de cette remarque que s’est engagé le débat dont j’ai parlé. M. Camille Jullian, le savant historien de la Guyenne romaine et médiévale, la releva non sans vivacité : « J’ai toujours cru, dit-il, que le cher poète a été à Roncevaux, a vu les lieux et fait le pieux pèlerinage du martyre de son héros… S’il n’y a pas de pins maintenant, je crois qu’il y en a eu au xie
ou au xiie
siècle… Les Pyrénées portaient jadis le surnom de « fournies de pins31 ».
Mais M. J. Vinson, aussi compétent comme forestier que comme antiquaire, protestait à son tour en sens inverse : « Il n’est pas probable qu’au temps de Charlemagne il y ait eu plus qu’aujourd’hui des pins proprement dits dans les Pyrénées. Les forêts qui avoisinent Roncevaux sont surtout composées de sapins et de hêtres. Je né crois pas, d’ailleurs, pour ma part, que l’auteur de la Chanson de Roland soit jamais allé à Roncevaux. »
C’est sur ce dernier point qu’on m’a fait l’honneur de me prendre pour arbitre : l’auteur de la Chanson de Roland est-il allé à Roncevaux ? — Mais la question ne saurait se poser avec cette simplicité. La Chanson de Roland n’est pas une œuvre composée d’un seul jet à un moment donné : elle renferme en elle des éléments de date et de provenance très différentes : les uns, comme j’ai déjà essayé et comme j’essaierai encore de le montrer, remontent à l’impression directe de l’événement qu’elle célèbre ; les autres ont été introduits dans le cours des siècles par des poètes de profession, qui inventaient de toutes pièces des épisodes propres à augmenter l’intérêt du poème et à en développer l’inspiration héroïque et nationale. Que l’un de ces poètes ait été à Roncevaux, c’est bien possible. Les jongleurs français, dès le xe siècle probablement, passaient les monts pour aller en Espagne exercer leur métier ; rentrés en France, ils pouvaient, d’après leurs souvenirs de voyage, ajouter quelques « laisses » ou en modifier quelques-unes dans le vieux poème dont le débit était un de leurs meilleurs gagne-pain. Mais qui pourrait discerner, dans la version qui nous est arrivée, la part de chacun d’eux ? Et ce qu’ils ont ajouté d’exact, ils ont pu le devoir, non à une vue personnelle des lieux, mais aux récits de quelque pèlerin revenu de Cornpostelle. Les pèlerins apportaient à Roncevaux leur connaissance du poème, — qui avait évolué loin de là, — et ils prétendaient retrouver sur place ce qu’ils avaient dans la mémoire. La Chanson elle-même invoque leur témoignage, à propos du prétendu tombeau de Roland à Rlaye ; elle peut aussi bien leur devoir des traits relatifs à Roncevaux… L’auteur de la Chanson de Roland s’appelle Légion, et parmi ceux qui, du viiie au xie siècle, auraient le droit de se lever pour répondre à l’appel que nous adresserions à cet auteur, il serait bien téméraire d’affirmer qu’il n’y en a pas un qui ait passé par Roncevaux, à une époque où tant de gens y passaient. On peut même croire que l’auteur de la première chanson — noyée dans les accroissements successifs qu’elle a reçus — y était avec l’armée de Charles. Mais de ce qu’on relève dans le poème des traits qui indiquent une connaissance exacte, et peut-être contemporaine, des lieux et des faits, on ne peut rien conclure pour l’ensemble de l’ouvrage.
Un poème qui fait du roi des Francs Charles, âgé de trente-sept ans en 778, l’empereur Charlemagne à la barbe blanche et au chef fleuri, — qui ignore la participation des Basques à la bataille, — qui fait adorer aux Sarrasins les idoles Mahomet, Apollin et Tervagant, — qui raconte que Charlemagne non seulement massacra près de l’Èbre, grâce à un miracle, les ennemis échappés aux coups de Roland, mais prit Saragosse et en fit une ville chrétienne32, — un tel poème est évidemment très éloigné des événements qu’il raconte, et ce n’est que par grand hasard qu’on peut encore y discerner quelques traces de réalité contemporaine.
La « question du pin » apparaît dès lors comme assez oiseuse. Le pin est un arbre très en vogue chez nos vieux poètes, qui lui font volontiers prêter son bel ombrage à des entretiens ou à des événements importants. Or ils ne se gênaient pas — surtout quand l’assonance ou la rime les y invitait — pour transplanter des arbres d’un pays dans l’autre : c’est ainsi que dans nombre de nos chansons de geste nous voyons des oliviers s’élever en plein nord de la France. On pourrait donc admettre, sur l’autorité de M. Vinson33, que jamais il n’y a eu de pins à Roncevaux.
Mais voici qu’à cette autorité s’en oppose une autre qui, en l’espèce, paraît encore plus décisive. M. Wentworth Webster a bien voulu m’écrire : « La végétation, dans ces régions, est sujette à de grandes transformations. Quand Orreaga, « le champ des genévriers », a reçu son nom, il y croissait certainement des genévriers. Or la zone des genévriers est en même temps la zone extrême des hêtres ; ensuite viennent les pins et les sapins. L’ordre — en ligne ascendante — est celui-ci : hêtres — hêtres et genévriers, — hêtres et genévriers avec quelques pins isolés, — pins et sapins, — sapins. — On peut voir tous ces arbres en gradation régulière en allant de Sainte-Engrace au pic d’Anie34. Il est impossible de décider, d’après l’état actuel, de ce que pouvait être au temps de Charlemagne la flore des montagnes qui entourent Roncevaux : les bois peuvent avoir péri et avoir été renouvelés deux ou trois fois depuis le moyen âge… Au xiiie siècle, d’après le poème latin en l’honneur de l’hospice, le terrain y était absolument stérile ; mais il peut bien avoir été boisé au viiie siècle, et, s’il l’était, la série ascendante Roncevaux — Ibañeta — Altabiscar — Château-Pignon devait comporter : hêtres et genévriers avec quelques pins — pins et sapins — sapins. Le pin des Pyrénées est un très bel arbre, qui élève son dôme fort au-dessus des hêtres : il devait attirer l’attention de qui le voyait en passant. Les pins sont rares aujourd’hui dans toute cette région ; cependant j’en ai vu aux alentours du pic d’Anie, et il a pu y en avoir quelques-uns au sommet d’Ibañeta, qui est à peu près à la même altitude35. »
Rien ne nous empêche donc de croire qu’il y ait eu des pins, lors de la bataille, au moins au col d’Ibañeta, et que ce soit sous un pin que les Francs aient trouvé le corps du comte de la Marche de Bretagne. Rien n’empêche, d’autre part, qu’un des auteurs qui ont travaillé à notre poème, ou un pèlerin qui lui aura conté son voyage, ait vu et remarqué, en franchissant le col, un pin près de la chapelle de Charlemagne. Mais, à vrai dire, rien n’empêche non plus que le pin de la chanson soit tout bonnement un « arbre poétique », et n’ait déployé son dôme de sombre verdure que dans l’imagination d’un poète inconnu.
La connaissance du nom de Roncevaux ne peut guère, nous l’avons vu, s’expliquer, dans la Chanson du xie siècle, que par la conservation, à travers les âges, d’un souvenir direct ; ce nom est corroboré d’une façon tout à fait indépendante, comme nom du lieu de la bataille, par l’existence à Ibañeta de la chapelle de Charlemagne. C’est donc bien à Roncevaux qu’il nous faut situer le combat du 15 août 778 et la destruction de l’arrière-garde franque. Si nous rapprochons ce résultat des renseignements donnés sur le désastre par les historiens contemporains, nous conjecturerons avec vraisemblance que les ennemis, qui étaient embusqués dans les forêts avoisinantes, occupèrent le col d’Ibañeta, culbutèrent l’arrière-garde, qui gravissait péniblement la pente, dans la vallée ou plaine de Roncevaux, puis l’y entourèrent de toutes parts et la massacrèrent. Cela concorde parfaitement avec les expressions d’Einhard : « Comme l’armée s’avançait en longue file, ainsi que l’exigeait la nature du lieu et des étroits passages, les Basques, ayant disposé une embuscade sur le sommet de la montagne (car cet endroit s’y prête à merveille à cause de l’épaisseur des forêts dont il est couvert), se jetèrent d’en haut sur la dernière division de l’armée, chargée de garder les bagages et de protéger ceux qui marchaient en avant, la refoulèrent dans la vallée située au-dessous, l’y attaquèrent et tuèrent tous les hommes jusqu’au dernier ; puis, ayant pillé les bagages, à la faveur de la nuit qui tombait, ils se dispersèrent dans tous les sens avec une extrême célérité. Les Basques avaient pour eux, en cette circonstance, et la légèreté de leur armement et la situation du lieu où se livrait le combat, tandis que la lourdeur de leurs armures et la disposition défavorable des lieux constituaient pour les Francs une grande infériorité. » Cela, nous l’avons vu, paraît écrit en partie pour atténuer l’effet moral qui dut être produit en France par le fait que Charles n’avait pas essayé de tirer vengeance du guet-apens de Roncevaux. On le rejeta uniquement sur les Basques, et on expliqua comment ils avaient pu échapper au châtiment qu’ils méritaient. Les traits dont les peint Einhard sont d’ailleurs exacts. Les Basques, dont l’agilité est encore proverbiale, étaient en effet chaussés à la légère (de ces lavarcas en cuir non corroyé, laissant le talon découvert, que décrit le Guide du xiie siècle) ; ils n’avaient guère d’autres armes que leurs javelots (auconas dans le même texte), qu’ils lançaient avec une incomparable adresse. Les Francs, au contraire, pesamment armés, embarrassés de leurs charrois, refoulés le long des pentes escarpées, puis enveloppés dans la plaine par les ennemis qui fondaient sur eux de toutes les hauteurs, ne pouvaient résister avec succès. Il est probable que les musulmans employèrent les Basques pour la première attaque, et ne parurent, pour achever la déroute, que quand ceux-ci avaient déjà mis le désordre dans l’arrière-garde, repoussée jusqu’au milieu de la plaine.
De cette image du combat telle que nous pouvons nous la former, il ne reste pas grand-chose dans nos poèmes. Aucun ne parle des bagages, ni ne montre l’ennemi posté sur un point culminant, et, de là, interceptant la route et rejetant les Francs dans la vallée. Ni la différence d’armement, ni le désavantage de la situation ne sont mentionnés. Le récit du faux Turpin, quoiqu’il présente des confusions, est encore celui qui conserve le plus de traits qu’on peut regarder comme appartenant à la réalité. Les Sarrasins, au nombre de cinquante mille, — les Français sont vingt mille, — se sont cachés « dans les bois et les collines » qui entourent Roncevaux : à l’aube, un premier corps de vingt mille hommes sort de l’embuscade et attaque les chrétiens. « dans le dos » ; il est tout entier exterminé avant la troisième heure ; mais alors le second corps, de trente mille hommes, attaque les Français, fatigués par le premier combat36, les tue tous, excepté Roland, — qui seul tient tête, — et une centaine d’autres qui se sont cachés dans les bois, puis, — on ne sait trop pourquoi, — recule d’une lieue. Roland rallie, en sonnant son cor d’ivoire, les Français épars et attaque à son tour les ennemis ; tous ses compagnons sont tués, mais les Sarrasins, ayant perdu leur chef, s’éloignent : Roland reste maître du champ de bataille et meurt victorieux.
La Chanson est encore plus éloignée de la réalité. La surprise consiste simplement en ce que les Sarrasins attaquent les Francs auxquels ils avaient fait leur soumission ; la bataille est une bataille rangée ordinaire. Les Francs, qui campent dans la vallée de Roncevaux, entendent du côté de l’Espagne les mille cors que sonnent les Sarrasins37 : bientôt Olivier, qui est monté sur une éminence, voit s’avancer leur immense armée, qui couvre « toutes les montagnes, les plaines et les landes ». Les Français leur font face, et, après beaucoup d’exploits, sont écrasés par la supériorité du nombre, exagéré ici au-delà de toute vraisemblance : les Sarrasins mettent successivement en ligne quatre cent mille hommes, que les Français, — ils sont vingt mille comme dans Turpin, — tuent presque tous avant de périr. Roland en met en fuite les derniers débris, après avoir blessé — et non tué — leur chef, et meurt vainqueur, maître du champ, le visage tourné vers le pays ennemi.
Le désastre de Roncevaux devait, à l’origine, être représente beaucoup plus fidèlement. L’auteur de la première chanson sur ce sujet, — de celle qui a été le noyau autour duquel toutes les additions successives sont venues se grouper, — était-il lui-même dans l’armée de Charles, ou composa-t-il son poème d’après les récits des guerriers revenus en France ? Nous ne pouvons le savoir. En tous cas, il avait mis dans son œuvre quelques souvenirs précis, dont on retrouve encore la trace à travers les transformations qu’elle a subies en passant, pendant trois siècles, par les mains de remanieurs qui l’ont rendue méconnaissable.
Le trait le plus important, à ce point de vue, c’est que les poèmes attribuent l’agression aux Sarrasins de Saragosse. On a vu là, jusqu’à présent, une déformation de l’histoire par la poésie ; mais, comme je l’ai indiqué au début de cette étude, l’épopée, au contraire, est en cela plus fidèle à l’histoire que les annalistes officiels. Il est vrai qu’en revanche elle omet les Basques : il n’est pas étonnant que le rôle de ces montagnards, inconnus au nord de la France, ait été oublié dans le cours des siècles. Ce qui est du plus haut intérêt, c’est de voir confirmer par un témoignage arabe, à coup sûr indépendant et de nos histoires et de nos poèmes, l’accord de ceux-ci contre celles-là, sur un point capital, avec la réalité des faits.
J’ai déjà parlé du nom de Roncevaux, inconnu à toutes les sources historiques, et de l’idée assez juste qui paraît subsister, dans les poèmes, de la configuration et de l’aspect du lieu. Un autre détail géographique exact est le nom de Port de Cise donné au chemin par lequel Charles retourne en France. On pourrait encore signaler plusieurs dénominations topographiques qui se trouvent dans la Chanson : les ports d’Aspe (à l’est de Roncevaux), Saragosse, l’Èbre (appelée dans la chanson Sebre, forme difficile à expliquer), la Rune, ancien nom de la rivière qui coule à Pampelune (mentionnée dans une strophe très ancienne qu’a conservée un seul manuscrit), et plusieurs villes du nord de l’Espagne prises par Charlemagne avant son retour en France. Mais ces noms peuvent bien avoir été ajoutés après coup et provenir des récits des pèlerins, d’autant plus que plusieurs d’entre eux ou ne se laissent pas identifier ou ne se trouvent pas dans la région où opéra réellement l’armée franque en 778. Je ne veux pas discuter ici ces questions difficiles ; je dirai seulement, pour terminer, un mot de quelques-uns des personnages qui figurent dans les poèmes et de certaines circonstances du récit.
Deux des personnages sont incontestablement authentiques, Charles et Roland. Des deux autres grands seigneurs mentionnés par Einhard, il n’est resté aucun souvenir ; Roland, qu’il ne nomme qu’en troisième ligne, est devenu le héros central du poème. Comme il était comte de la Marche de Bretagne, il est probable — et d’autres indices appuient cette opinion — que la chanson primitive a été composée dans la Bretagne française. Sur la façon dont Roland était mort, on ne pouvait rien savoir, puisqu’aucun des témoins du combat ne paraît avoir survécu. Mais peut-être avait-on trouvé son corps étendu à l’écart des autres (sous un pin ?) et son épée auprès de lui : l’imagination pouvait facilement tirer de là le beau récit qui le représente survivant le dernier, faisant, seul, fuir les ennemis, et mourant sans être vaincu. Peut-être même une entaille accidentelle dans un rocher voisin suggéra-t-elle dès lors l’idée qu’il avait voulu briser sa bonne épée, pour qu’elle ne tombât pas aux mains de l’ennemi, et n’avait réussi qu’à entamer la pierre.
Quant aux autres guerriers que les poèmes font périr avec Roland, et, notamment, à son « compagnon » Olivier de Genève, nous ne savons s’ils ont réellement existé. Un seul est attesté comme personnage historique : c’est l’archevêque de Reims, Turpin. Mais ce prélat — dont on ne connaît d’ailleurs guère que le nom — mourut longtemps après 778 : nous ignorons les raisons qui ont amené les poètes à le faire figurer parmi les combattants et les morts de Roncevaux ; on peut croire toutefois qu’il faisait partie de l’expédition franque en Espagne.
Trois circonstances, dans le récit même, sont notables, en dehors de celles que j’ai déjà signalées. C’est l’arrière-garde de Charlemagne, commandée par des personnages de haut rang, qui est massacrée dans le passage des Pyrénées ; — l’armée de Charles, avertie, revient sur le lieu du combat, mais n’y trouve plus les ennemis ; — elle y arrive au moment où le soleil va se coucher. Ces trois traits si précis, communs à l’histoire et à l’épopée, ne peuvent venir à celle-ci que de l’impression directe des faits. Le dernier est particulièrement intéressant en ce qu’il nous montre à la fois le lien étroit de la chanson avec les faits historiques, et les altérations qu’elle a, en se renouvelant sans cesse, fait subir à la réalité. Le poème primitif racontait certainement, comme Einhard, que l’approche de la nuit avait empêché qu’on essayât même de poursuivre les ennemis ; plus tard, on n’admit pas que Dieu eût pu laisser le désastre de Roncevaux sans vengeance, et un poète, s’inspirant du miracle de Josué, feignit que le Tout-Puissant avait suspendu la marche du soleil, pour permettre à Charles de joindre et d’exterminer les Sarrasins fugitifs. Ce poète connaissait vaguement la géographie de l’Espagne : il fait marcher l’armée franque d’une traite jusqu’à l’Èbre, distant au moins de trois jours de marche. Le rédacteur du faux Turpin, qui avait, lui, du pays une connaissance personnelle, a corrigé la faute, assez peu heureusement, en racontant que Dieu arrêta le soleil pendant trois jours ! La surprise dont l’arrière-garde fut victime eut pour cause sans doute un certain manque de précautions : elle était restée trop éloignée du corps principal. Les poètes ont vu dans la surprise le résultat d’une trahison, et ils l’imputent à un très haut personnage franc, qu’ils appellent Ganelon. À vrai dire, on ne voit pas bien en quoi la trahison consiste : Ganelon, envoyé à l’émir de Saragosse et gagné par de riches présents (dans la Chanson, poussé aussi par sa haine contre Roland), lui conseille simplement de simuler la soumission et d’attaquer l’arrière-garde quand l’armée de Charles passera les monts. Dans Turpin, il lui donne en outre l’idée — dont l’émir aurait pu s’aviser tout seul — de cacher ses troupes dans les bois et les montagnes qui entourent Roncevaux ; dans la Chanson, il ne lui suggère même pas ce facile stratagème : il se contente de lui promettre qu’il fera placer Roland à la tête de l’arrière-garde. C’est qu’en effet il n’y avait guère déplace, dans l’affaire de Ronce vaux, pour la trahison d’un Français38 ; mais l’imagination populaire veut à toute force, on le sait, expliquer la défaite par la trahison.
Il résulte de toutes ces remarques, — dont je demande qu’on veuille bien excuser la longueur et la minutie, — que la Chanson de Roland repose certainement, à l’origine, sur une connaissance directe des faits, des hommes et des lieux, et présente même en certains points une concordance tout à fait remarquable avec les renseignements fournis par l’histoire ; mais que la forme où elle nous est arrivée, postérieure de trois siècles à la forme première, est extrêmement éloignée de celle-ci et est due en très grande partie aux inventions successives d’amplificateurs et remanieurs qui se souciaient uniquement de l’effet poétique, et qui d’ailleurs, en dehors de la Chanson même, n’avaient aucun moyen — ni par les livres, qu’ils ne lisaient pas, ni par la tradition orale, qui n’existait pas, — de se procurer des renseignements, sur les faits célébrés dans le poème.
A travers toutes les obscurités de l’histoire et toutes les déformations de la poésie, un point, sombre et lumineux à la fois, se dégage avec certitude : dans la plaine de Roncevaux et sur les hauteurs qui la dominent, des Francs, — des Français déjà, — victimes d’une embûche qu’ils ne pouvaient prévoir, sont morts héroïquement il y a douze cents ans. Du haut du col d’Ibañeta, le roi Charles — qui devait être plus tard l’empereur Charlemagne — a contemplé, des pleurs dans les yeux, le champ de bataille jonché de morts ; parmi eux était Roland, l’un de ses meilleurs chefs, comte de la Marche de Bretagne : un poète inconnu, pour consoler les compagnons de Roland, parmi lesquels il était peut-être lui-même, a célébré son courage et déploré sa mort dans un chant qui s’est transmis de génération à génération et de peuple à peuple, qui a porté dans l’Europe entière, pendant des siècles, la gloire du nom français, qui est devenu le point de départ d’un immense mouvement poétique, et qui, sous la forme très remaniée où il nous est parvenu, fait encore vibrer les cordes les plus profondes du patriotisme et de l’honneur.
Quand, près des ruines de la pauvre chapelle qui a remplacé celle que Charles lui-même avait construite, on regarde à ses pieds la plaine où jadis tant de braves soldats sont morts en songeant à la « ◀douce▶ France » qu’ils ne devaient pas revoir, on croit entendre à ses côtés les premiers frémissements du thrène immortel, né de leur sang et des pleurs de leurs frères ; on sent, à travers les âges, le lien vivant qui rattache nos âmes à l’âme de ces lointains aïeux qui, tant de siècles avant nous, ont aimé notre patrie, dont les uns ont donné leur vie pour elle, dont les autres, déjà dans notre langue, ont chanté ses gloires et ses douleurs… Ce lieu mérite d’être un but de pèlerinage. Il est pour nous doublement sacré.
Le Paradis de la reine Sibylle
C’est une figure singulière, intéressante et, par plus d’un côté, assez énigmatique que celle d’Antoine de la Sale, l’auteur aujourd’hui reconnu, non seulement de Jehan de Saintré, mais des Quinze joies de mariage et des Cent nouvelles nouvelles. Les contrastes abondent dans sa vie et dans son œuvre. Ce Provençal, un des premiers méridionaux qui se soient introduits dans la littérature française, a manié notre langue avec plus d’aisance que la plupart de ses contemporains : on jurerait que ses ouvrages appartiennent à la pure veine « gauloise » ; on y trouve même cet esprit « parisien », mélange d’observation acérée, d’ironie indulgente et d’expérience sceptique, qu’on voit se manifester à travers les siècles dans une série ininterrompue d’œuvres légères de forme, amères de fond. Cet homme grave, qui fut commandant militaire de Capoue, viguier d’Arles et premier maître d’hôtel de Philippe le Bon, qui remplit des ambassades et fit des éducations princières, a écrit des contes où la licence des détails égale l’ordinaire immoralité des thèmes. Ce commensal habituel des rois et des ducs a peint la vie bourgeoise avec une minutie, une exactitude et un relief surprenants. Ce célibataire a observé les dessous les plus intimes et les plus familiers de la vie conjugale avec une pénétration malicieuse qui ne peut se comparer qu’à celle d’un Balzac. Enfin, pour comble de contradiction, après avoir écrit dans son âge mûr, et sans doute dès sa jeunesse, des ouvrages d’un caractère sérieux et pédagogique où il n’a montré que fort peu de personnalité et de talent, il s’est mis, à plus de soixante ans, à composer des livres badins où il s’est révélé soudain comme un écrivain merveilleux et un impitoyable railleur, et c’est à soixante-quatorze ans, au moment de mourir, que, suivant toute apparence, il a terminé ce joyeux recueil des Cent nouvelles nouvelles, si longtemps, et bien à tort, attribué au roi Louis XI.
Ce n’est pas ici le lieu d’écrire une biographie d’Antoine de la Sale et une appréciation de son œuvre, tâche attrayante qui, je l’espère, trouvera bientôt quelqu’un pour la mener à bonne fin39. C’est à un simple épisode de l’une et de l’autre que je veux m’attacher. Sans parler de son intérêt propre, cet épisode nous permet de relier le La Sale septuagénaire et jovial au La Sale plus jeune et plus sérieux. Si dans Jehan de Saintré on trouve un long intermède de caractère pédagogique qui nous rappelle assez ennuyeusement le gouverneur de princes qu’était l’auteur, on rencontre avec une surprise plus agréable dans la Salade une parenthèse qui nous fait pressentir, bien qu’il s’y montre moins alerte et beaucoup plus réservé, le conteur facétieux des derniers jours. Le Paradis de la reine Sibylle — jusqu’à ces derniers temps resté à peu près inconnu — nous montre même La Sale sous un nouvel aspect, celui du touriste en quête d’impressions rares et observateur attentif de la nature, et soulève en même temps des questions fort curieuses au sujet d’une des plus belles légendes du Moyen Âge, légende rajeunie en notre siècle, comme celles de Tristan, du Chevalier au cygne et de Perceval, par l’imitation créatrice de Wagner.
I
Antoine de la Sale écrivit la Salade entre 1438 et 1442. Il a composé ce livre pour l’éducation du jeune prince dont il était alors gouverneur et auquel il l’a dédié, Jean de Calabre, fils du roi René. C’est un ouvrage moral et historique, une sorte de compilation sans ordre et sans originalité40, assez lourdement écrite. Le titre bizarre est une allusion au nom de l’auteur (il a écrit un livre du même genre qu’il a appelé la Salle), et en indique en même temps le caractère, « pour ce que en la salade se mettent plusieurs bonnes herbes ». La Salade est divisée en trente « livres », pour la plupart fort courts. Le quatrième, qui tranche par le ton avec les autres, est intitulé Du mont de la Sibylle et de son lac et des choses que j’y ai vues et ouï dire aux gens du pays 41. Nous n’avons à nous occuper que de celui-là.
Antoine de la Sale était âgé de trente-cinq ans, et depuis assez longtemps établi en Italie, quand il eut l’idée, au mois de mai 1420, d’aller visiter ce fameux mont et ce lac, dont il avait, « dès sa jeunesse, ouï parler en plusieurs manières ». On appelle encore aujourd’hui Monte della Sibilla un des sommets de l’Apennin central, et tout le petit groupe qui l’entoure, qui forme une sorte de promontoire dirigé de l’ouest à l’est, et dont le Vettore est la plus haute cime, en a reçu le nom de Monte Sibillini : le Monte della Sibilla est entre Norcia, sur le versant méditerranéen, et Ascoli, sur le versant adriatique, mais sensiblement plus près de Norcia. Non loin de là se trouve également le « lac de Pilate », qui n’attirait pas moins Antoine de la Sale, et dont il parle fort longuement. Le nom de ce lac se rattache aussi à une légende curieuse, mais entièrement étrangère à celle dont je m’occupe ici. Je ne parlerai pas non plus de la tradition, longtemps persistante, d’après laquelle les sorciers allaient faire consacrer leurs grimoires dans une « îlette » située au milieu de ce lac. Ni Pilate ni les nécromants n’ont rien à faire avec leur voisine la Sibylle. C’est d’elle seule que je veux présentement parler ; je ne prendrai, dans le récit d’Antoine de la Sale, que ce qui se rapporte à elle.
Antoine s’est tellement intéressé à son excursion qu’il en a dressé une carte et l’a jointe à son livre42. On y voit le chemin qui, sur le mont escarpé en forme de pain de sucre, serpente depuis la base, en se bifurquant au milieu, jusqu’à la « couronne du mont », où se trouve l’entrée de la « cave » ; on y voit marqués, au pied et sur les flancs de la montagne, la petite ville fortifiée de Montemonaco et le village de Colino (lisez Collina). Quand on veut, comme l’a fait La Sale, gravir le mont par le versant adriatique, on passe en effet par Montemonaco et Collina. « Ce mont, dit notre voyageur, est très maigre et très pierreux du pied jusqu’environ la moitié, et de la moitié en haut sont tous prés les plus beaux et plaisants qu’on puisse imaginer, car tant y sont herbes et fleurs de toutes couleurs et étranges manières et si odorantes que c’est un très grand plaisir. » La Sale fit son ascension le 18 mai (qui correspondait à peu près à notre 1er juin) : c’est en effet le moment où dans les prairies alpestres s’épanouit par centaines cette merveilleuse flore qui fait un des plus grands enchantements de la montagne. Elle n’a pas seulement charmé les yeux du voyageur ; elle a éveillé en lui une curiosité presque scientifique : il décrit minutieusement deux fleurs, le centofoglie et le poliastro, que « les gens du pays serrent en leurs coffres à linge, et font sécher en poudre pour mettre en hiver dans leurs aliments en guise d’épices ». Il a même dessiné ces deux fleurs, et il a joint leur « pourtrait » à celui de la montagne elle-même. Chose singulière, ni les gens du pays, ni les botanistes les mieux renseignés sur la flore de cette région ne connaissent aujourd’hui le centofoglie, ni le poliastro, ni aucune fleur qui ressemble aux deux dessins du vieux livre43. Il est cependant probable que La Sale, ici comme ailleurs, a été exact ; et d’autre part, comment ces fleurs indigènes ont-elles disparu de leur habitat ?
Des deux sentiers qui, encore aujourd’hui, mènent au haut du mont, Antoine prit celui de droite, plus long, mais plus aisé, et le suivit à pied, bien qu’à la rigueur un cheval eût pu le gravir (aujourd’hui les mulets y montent sans peine). Ce sentier atteint la crête du mont à « environ deux milles, qui sont deux tiers de lieue » ; la distance parut longue au bon La Sale, car elle n’est guère que d’un millier de pas ; mais il n’était pas à son aise : il n’avait certainement pas le pied montagnard ni l’œil aguerri contre le vertige. « Si vous certifie, dit-il, qu’il ne faut point qu’il fasse vent, car on serait en très grand danger, et même sans vent fait-il grande hideur à voir la vallée de tous côtés, et souverainement à la main droite, car elle est si hideuse de raideur et de profondeur que c’est forte chose à croire. » Enfin il atteignit la « couronne du mont », qui est « entaillée » d’un côté, tout le reste, « à la hauteur de dix milles ou plus » (en réalité 2 175 mètres), étant « aussi droit comme un mur… En cette couronne sont deux passages pour monter au-dessus où est l’entrée de la cave, et je vous certifie que le meilleur de ces deux passages est suffisant à mettre peur au cœur qui peut avoir peur, et surtout à la descente, car si par malheur le pied échappait, aucune puissance que celle de Dieu ne vous pourrait empêcher d’être mis en cent mille pièces. Et de voir seulement la très grande hideur profonde il n’est cœur qui ne soit craintif. »
Cette « couronne du mont » a environ « vingt-cinq à trente toises de haut », et là est l’entrée de la caverne, « en forme d’un écu, aiguë dessus et large dessous. » On ne peut y entrer qu’à quatre pieds et à reculons. On arrive ainsi à une chambre qui a environ douze pieds en hauteur, et qui est entourée de bancs taillés dans le rocher. Cette chambre est faiblement éclairée par un trou rond qui se trouve au-dessus (à droite d’après le « pourtrait »).
Toutes ces observations doivent être justes, comme celles que l’on peut encore vérifier ; mais elles ne concordent plus avec l’état actuel des lieux. On entre aujourd’hui dans la « chambre » plus aisément ; le sol s’en est élevé, en sorte qu’elle a beaucoup moins de douze pieds de haut ; les bancs ont disparu, sans doute enfouis sous la terre ; le trou rond s’est bouché.
Antoine de la Salle n’alla pas plus loin ; il nous l’affirme à plusieurs reprises et ne veut pas surtout qu’on croie qu’il a pénétré dans le souterrain mystérieux dont il parle ensuite. Il s’est contenté d’écrire sur une des parois de la chambre sa devise avec son nom : il convient. DE LA SALE. On voudrait les y retrouver ; malheureusement la « moiteur de la roche », qui déjà de son temps avait « couvert » beaucoup de noms écrits avant le sien, a effacé aussi son inscription : en éclairant la chambre au magnésium, on ne lit sur les parois que quelques noms de visiteurs modernes, sauf un qui paraît remonter au xviie siècle.
Mais si La Sale s’est abstenu de pousser plus loin ses investigations, il nous a redit ce que les gens du pays lui racontèrent sur le prolongement de la « cave », et c’est la partie de son récit qui a le plus d’intérêt pour nous. À droite, dans la chambre en question se trouve l’entrée d’un couloir, entrée fort étroite, qu’on ne peut franchir qu’en se couchant et en se poussant les pieds les premiers. Où mène ce couloir ? Les gens de Montemonaco en racontent bien des choses ; « les uns s’en moquent, et autres y ajoutent foi, par l’ancien parler de la commune gent ».
Pour la première partie du voyage souterrain, il semble qu’on ait un témoignage assez digne de confiance. Peu avant l’arrivée de La Sale, cinq jeunes gens de Montemonaco, « par bonne compagnie, devisant des aventures de cette cave », s’engagèrent dans le couloir, munis de provisions, de lanternes et de cordes ; Antoine vit deux d’entre eux, qui lui rapportèrent que l’étroit couloir s’élargissait après « environ un bon trait d’arbalète », et qu’on y pouvait marcher debout et même deux ou trois de front. Après avoir descendu ainsi environ trois milles, ils trouvèrent « une veine de terre traversant la cave dont issait un vent si horrible et merveilleux qu’il n’y eut celui qui osât aller plus avant », et qu’ils revinrent sur leurs pas, renonçant à l’expédition qu’ils avaient entreprise « comme jeunesse fait souventes fois entreprendre les gens oiseux ».
Mais il y avait à Montemonaco un prêtre, « nommé Don Anton Fumato, c’est-à-dire Messire Antoine Fumé », qui assurait avoir poussé plus loin. Il disait que cette terrible « veine de vent » ne dure que quinze toises et n’est redoutable qu’en apparence. Après l’avoir franchie, on se trouve bientôt devant un pont très long, qui semble n’avoir pas un pied de large, et sous lequel, à une très grande profondeur, un torrent fait un si grand fracas qu’il semble que tout s’écroule. Mais dès qu’on a mis les deux pieds sur le pont, il se trouve assez large, et plus on avance, plus il s’élargit et plus le bruit de l’eau s’apaise. Au sortir du pont le chemin est large et uni ; après un peu de marche on voit des deux côtés du chemin deux dragons qui semblent en vie et dont les yeux jettent des flammes ; mais ils sont faits « artificialement » et inoffensifs. Quand on les a passés, on arrive sur « une petite placette carrée », devant deux portes de métal qui « jour et nuit battent sans cesse », si bien qu’il semble qu’on n’y pourrait passer sans être saisi et mis en morceaux. Don Anton Fumato n’alla pas plus loin. Quand il revint, il parla de l’entrée et de la « veine de vent » tout comme les premiers explorateurs, « ce qui donnait plus de foi dans les autres choses qu’il disait ». Malheureusement Don Anton Fumato « par lunaisons n’était mie en son bon sens, et en sa maladie allait et venait en plusieurs lieux et disait de merveilleuses choses », et cela nuisait un peu à l’autorité de son témoignage ; « toutefois l’affirmait-il quand il était dans son bon sens, et autrement il était prudhomme et de bonne conversation ». Il racontait même qu’il avait guidé un jour dans le souterrain deux Allemands, et que ceux-ci, arrivés aux portes de métal, jugeant que ce péril n’était pas plus réel que les autres, lui avaient dit de les attendre et qu’ils essaieraient de passer ; qu’ils avaient passé en effet sans encombre, mais qu’ils n’étaient pas revenus, en sorte que « de nulle chose qui soit au-delà des portes de métal ne se trouve nul qui le sache, fors par commune renommée et par voix générale des gens du pays, qui en devisent à leurs volontés, et en disent des choses qui sont assez fors à croire, bien que je les aie entendu raconter en d’autres pays, mais non avec autant de détail ».
Voici donc ce que racontaient les gens du pays.
Il y eut jadis un chevalier, venu aussi des parties de l’Allemagne, « qui sont gens grandement voyageurs et cherchant les choses merveilleuses autant ou plus que nulles autres gens du monde », qui, ayant entendu parler des merveilles du mont de la Sibylle, résolut de les voir. Il entra donc avec son écuyer. — Ayant franchi les portes de métal, ils se trouvèrent devant une grande porte de cristal. Ils appelèrent, et on leur demanda qui ils étaient. Sur leur réponse, on alla prévenir « la reine », et bientôt on leur ouvrit la porte ; on leur fit d’abord changer leurs vêtements pour d’autres très riches ; puis, au son des instruments et des mélodies, on les conduisit, à travers des chambres, des salles, des jardins, plus beaux les uns que les autres et pleins de dames et de demoiselles, de chevaliers et d’écuyers noblement vêtus, jusqu’à la reine, qui les reçut assise sur un trône magnifique et leur fit le meilleur accueil, dans leur langue maternelle, — car la reine et tous les habitants du lieu, quand ils y ont passé trois cent trente jours, parlent toutes les langues du monde ; quand ils y ont passé neuf jours, ils les comprennent sans les parler.
Après avoir entendu le chevalier exprimer son admiration pour tout ce qu’il voyait, la reine lui dit :
« Il y a plus encore, c’est que nous serons en l’état où vous nous voyez tant que le monde durera.
— Et quand le monde finira, madame, que deviendrez-vous ?
— Nous deviendrons ce qui est ordonné ; n’essayez pas d’en rien savoir. »
Puis elle lui fit connaître les coutumes du pays : il pouvait rester huit jours et sortir le neuvième ; s’il ne sortait pas le neuvième, il lui faudrait attendre le trentième, puis le trois cent trentième, et s’il ne sortait pas au trois cent trentième, il ne sortirait jamais. Il devait, en outre, ainsi que son écuyer, — « qui de ce fut très content » — choisir une compagne parmi les dames qu’il voyait sans compagnon. Le chevalier prit le terme des neuf jours, mais ensuite il le prorogea au trentième, et ensuite au trois cent trentième, « car les plaisirs qu’il avait sans cesse étaient tels qu’un jour ne lui semblait pas une heure ». En effet, les habitants de ce « paradis » ne vieillissent pas et ne savent ce qu’est la douleur ; « chacun est servi de nourriture à l’appétit de son cœur ; ils ont des richesses en abondance, des plaisirs à souhait ; ils ne souffrent ni du froid ni du chaud ; enfin toutes les délices mondaines y sont telles que cœur ne saurait les imaginer ni langue les dire ».
Il y avait cependant à cette félicité une petite ombre. Tous les vendredis à minuit chacune des dames se levait d’auprès de son compagnon et se rendait auprès de la reine, et toutes ensemble allaient s’enfermer dans des chambres disposées pour cela, où elles étaient jusqu’après la minuit de samedi « en état de couleuvres et de serpents ». Il est vrai que le jour suivant « elles semblaient plus belles que jamais elles n’avaient été ». Mais cette transformation hebdomadaire donna fort à réfléchir à notre chevalier : « Il s’aperçut bien qu’il était certainement chez le diable », et se dit avec terreur qu’il vivait dans un horrible péché. Il en était au trois centième jour quand Dieu lui envoya cette salutaire pensée, et dès lors il ne songea plus qu’à s’en aller, et « ainsi comme auparavant un jour ne lui semblait pas une heure, maintenant une heure lui semblait dix jours ».
Il parla de ses remords à son écuyer, qui, lui, trouvait les plaisirs où il vivait « très durs à laisser », mais qui cependant ne voulut pas abandonner son maître, « en espérance d’y retourner quand il aurait conduit le chevalier en son hôtel ». Donc, le trois cent trentième jour venu, ils prirent congé de la reine, et, après avoir repris leurs vêtements, ils partirent, au milieu du grand deuil de tous les habitants du paradis et surtout de leurs « compagnes44 ». On leur remit pour les éclairer dans leur route souterraine deux cierges allumés : ces cierges s’éteignirent dès que les voyageurs furent remontés au jour, « ni jamais plus ne les put-on allumer ».
Le chevalier s’en alla droit à Rome, ayant hâte de confesser son péché. Mais le pénitencier auquel il s’adressa lui déclara qu’il n’avait pas le pouvoir de l’absoudre d’une faute aussi abominable, et le renvoya au pape, qui était alors, selon les uns, le pape Innocent (VI), de l’an 1352, suivant les autres, le pape Urbain (V), de l’an 1362, ou encore le pape Urbain (VII), de l’an 1377. Le pape, ayant entendu la terrible histoire du chevalier, fut très joyeux de son repentir et se promit bien de lui accorder quelque jour son pardon ; mais, pour donner un exemple à tous, il feignit de trouver le péché irrémissible, et, montrant un grand courroux au pénitent, « il le chassa, comme homme perdu, de sa présence ».
Le pauvre chevalier se désolait ; un cardinal prit pitié de lui et lui promit de fléchir le pape. Mais les jours passaient, et l’absolution ne venait pas. Pendant ce temps, l’écuyer « ne cessait jour et nuit de regretter les grands biens qu’il avait laissés », et s’efforçait de décider son maître à retourner au « paradis » perdu. Enfin, il s’avisa d’une grande malice : il fit croire au chevalier qu’on avait secrètement instruit leur procès et qu’on les cherchait tous deux pour les faire mourir. Alors le chevalier, désespéré, retourna droit à la caverne ; avant d’y entrer, il dit à des pâtres qui gardaient leurs troupeaux sur le mont : « Mes amis, si vous entendez parler de gens qui cherchent un chevalier qui se repentait de son péché et auquel le pape n’a pas voulu pardonner, parce qu’il avait été dans cette cave de la reine Sibylle, dites que c’est moi, que, n’ayant pu recouvrer la vie de l’âme, je n’ai pas voulu perdre celle du corps, et que, si l’on veut me trouver, on me trouvera en la compagnie de cette reine. » Il leur remit une lettre, d’un contenu semblable, pour le capitaine de Montemonaco, et, tout pleurant, suivi de son écuyer qui ne pleurait pas, il entra dans la caverne, et jamais, depuis, on n’eut de leurs nouvelles.
Cependant le pape avait résolu d’accorder au chevalier l’absolution tant attendue. Quand il sut qu’il était parti de Rome, il fut très inquiet, « car s’il était parti, c’était par désespération, dont il se sentait très coupable ». Il envoya de tous côtés, notamment au Mont de la Sibylle, des messagers porteurs de lettres d’absolution ; mais ils ne purent qu’entendre le récit des pâtres et lire la lettre adressée au capitaine45. Le pape « fut de cela si dolent qu’à peine se pourrait croire, car il en sentait sa conscience très grandement grevée, mais le repentir venait trop tard46 ».
Parmi les noms de visiteurs écrits sur les parois de la chambre d’entrée, Antoine de la Sale remarqua celui d’un Allemand, « qui est écrit dans la roche comme ci-dessous est :
Her Hans Wanbranbourg 47Intravit.
Mais, remarque La Sale, s’il dit qu’il est entré, il ne dit pas qu’il soit sorti ; « c’est pourquoi je crois que c’est le chevalier susdit »
. Et au-dessous est « le nom d’un autre, qui me semble des parties de France ou d’Angleterre, selon le langage de son nom, qui s’appelle Thomin de Pons ou de Pous : je ne sais si la lettre à deux jambages est une n ou un u. Celui-là ne dit pas qu’il
soit ni entré ni sorti ; personne ne sait si c’est l’écuyer du chevalier ou un autre. »
La Sale raconte encore l’histoire d’un seigneur gascon48 qui, en 1380, était venu là-haut savoir des nouvelles de son frère, qu’il croyait avoir pénétré chez la Sibylle. Il nous rapporte ensuite qu’étant à Rome en 1422 il fut interrogé fort curieusement, par plusieurs seigneurs lorrains et bourguignons qui se trouvaient là, sur la caverne de la Sibylle, où ils s’imaginaient à tort qu’il avait pénétré. L’un d’eux, Gaucher de Ruppes, lui jura « sur sa bonne foi et l’ordre de chevalerie »
qu’un oncle de son père affirmait y avoir été, et que dans la famille on était convaincu qu’il y était retourné : Antoine pourrait sans doute lui en donner de sûres nouvelles. « Auquel je répondis, et je répondrais à tous ceux qui soutiendraient telles choses, qu’il était mal informé ; et que ce n’était que fausse croyance à tous ceux qui y ajoutent foi, et qu’ils abandonnent le chemin de la vérité, et en ce je veux vivre et finir mes jours. »
La Sale justifie doctement son incrédulité en montrant que « toutes les écritures saintes, tant grecques que latines »
, ne parlent que de dix sibylles, et qu’aucune d’elles ne peut habiter la fameuse montagne. C’est le diable qui a mis cette fable en crédit « pour décevoir les simples gens » ; tout bon chrétien doit se garder de se laisser prendre à cette fausse croyance et surtout d’aller se « mettre en ce péril »
.
Après cette protestation, — qui ne laisse pas de surprendre un peu chez le narrateur minutieux de l’aventure du chevalier allemand, — Antoine de la Sale termine d’un ton plus léger son livre du Paradis de la reine Sibylle :
« J’ai mis tout cela en écrit, mon très redouté seigneur, pour rire et passer le temps, et je vous l’envoie afin que, si c’est votre plaisir, quelque jour, disant vos heures, en attendant le dîner ou le souper, vous y alliez pour vous divertir, et je vous promets que la reine et toutes ses dames vous feront bon accueil et vous festoieront en très grande joie. »
II
Antoine de la Sale n’est pas le premier qui ait écrit sur les merveilles du Monte della Sibilla, mais il ne connaissait pas son prédécesseur. En 1391, Andrea da Barberino composait l’étrange roman en prose intitulé Guerino il Meschino, œuvre dont le succès, qui nous étonne, n’a pas cessé, jusqu’à nos jours, d’être immense dans le peuple italien. L’auteur de ce roman a été le plus fécond « adaptateur » qui ait jamais existé : presque tout ce qui nous reste, imprimé ou encore inédit, d’histoires italiennes en prose empruntées plus ou moins directement à nos vieux poèmes français est sorti de son infatigable main. Le Guerino a-t-il aussi une source française ? On n’en a retrouvé aucune trace ; et je suis porté à croire que, pour cette fois, Andrea s’est essayé à voler de ses propres ailes, non sans les garnir de plumes empruntées de toutes parts : son roman, fort ennuyeux d’ailleurs, diffère beaucoup de ses autres écrits et présente des caractères qui semblent bien italiens. N’en retenons, et brièvement, que ce qui concerne notre sujet.
Guerino est, comme bien d’autres héros, à commencer par Télémaque, à la recherche de son père : on lui a dit que la Sibylle de Cumes, « qui ne doit mourir qu’à la fin du monde et qui sait toutes les choses présentes et passées », — c’est un souvenir évident de Virgile et des légendes antiques sur une sibylle immortelle, — pourrait lui en donner des nouvelles. Il apprend qu’elle fait depuis longtemps son séjour dans l’Apennin, et, pour aller chez elle, il se rend à Norcia : il prend donc le chemin opposé à celui que devait prendre Antoine de la Sale, le versant méditerranéen au lieu du versant adriatique. Les habitants de Norcia essaient de le dissuader de la redoutable aventure, en lui racontant, — notez ce trait, — que, « selon une écriture », un certain messire Lionel de France avait tâché de pénétrer dans la caverne, mais en avait été repoussé par un vent terrible (cela rappelle la « veine de vent » que n’osèrent pas franchir les explorateurs venus de Montemonaco) ; on parlait d’un autre homme qui y était allé, et n’était jamais revenu. Il persiste, s’engage dans la montagne, et, après avoir fait halte dans un château situé au pied du mont (c’est Castelluccio), arrive chez des ermites qui lui donnent de sages conseils. Il gravit des roches terribles, au-dessus de gouffres béants, en s’aidant plus des mains que des pieds, et parvient enfin à une caverne dans laquelle quatre ouvertures donnent accès. Il s’y enfonce, une chandelle à la main49, et suit le souterrain jusqu’à une porte de métal, portant sur chacun de ses battants un démon peint qui paraît vivant, et qui tient une tablette avec cette inscription : « Qui entre par cette porte et ne sort pas au bout d’un an vivra jusqu’au jugement dernier, et alors sera damné. » Guerino frappe, et est admis auprès de la Sibylle et de ses demoiselles, qui attendaient son arrivée. Elle lui montre son palais et ses trésors, et son jardin, « pareil à un paradis », où sont mûrs ensemble les fruits de toutes les saisons, — preuve évidente pour Guerino qu’il s’agit là d’un sortilège. Ce qui est plus grave encore, c’est ce qu’il constate bientôt : le samedi, tous les habitants de cet empire prennent des formes de bêtes, de serpents ou de scorpions, et les gardent jusqu’au lundi à l’heure où le pape, à Rome, a terminé sa messe.
La Sibylle raconte à Guerino qu’elle est bien la Sibylle de Cumes, et qu’elle vivra jusqu’à la fin du monde ; mais elle ne l’éclaire pas sur l’origine et le caractère de sa puissance surnaturelle. Pendant un an, Guerino lutte d’adresse avec la Sibylle, celle-ci voulant l’amener à céder à ses désirs, lui, averti par les ermites, s’y refusant, et cherchant à lui arracher le secret dont la poursuite l’avait attiré chez elle. Ils échouent l’un et l’autre, et, le dernier jour de l’année, Guerino prend congé, reçoit les vêtements qu’il avait dépouillés à l’arrivée, et rentre dans le monde des humains. Il va remercier les ermites, repasse à Norcia, et s’empresse d’aller à Rome, où le pape l’absout de sa témérité en considération du but de son voyage et de sa résistance à la tentation.
Ce récit, visiblement arrangé dans un sens édifiant, a certainement pour base un conte plus ancien, qui est aussi le fondement de celui d’Antoine de la Sale. On y voit, comme le fait très bien remarquer M. Söderhjelm, la transition entre l’ancienne conception de la Sibylle et la transformation qu’elle a subie : la Sibylle est encore ici avant tout une voyante qui connaît les choses cachées, et c’était là sans doute la forme la plus ancienne de la légende, car cette légende n’est qu’une adaptation de l’épisode bien connu de l’Énéide, adaptation érudite50, qui a fait transporter à cet endroit de l’Apennin la grotte de la Sibylle parce qu’on y voyait, — non loin d’un lac, — une caverne avec un prolongement mystérieux, comme celui qu’on montre encore au lac Averne. De là le nom de Monte della Sibilla, dont on ne peut malheureusement pas déterminer l’antiquité. Mais l’antre de la Sibylle semble être en même temps, dans Virgile51, l’accès du monde souterrain : or, une croyance fort répandue, — était-elle italienne d’origine ? c’est ce qui reste à examiner, — plaçait sous terre, et spécialement dans une montagne, le royaume d’une déesse ou d’une fée, où ceux qui pouvaient y pénétrer jouissaient de toutes les délices. La Sibylle devint la reine d’un de ces « paradis », tout en restant d’abord avant tout la prophétesse qu’elle était ; puis peu à peu elle perdit cette qualité primitive et ne fut plus qu’une de ces créatures de séduction et de volupté dont l’image, depuis Calypso jusqu’à la Dame du lac, a rempli d’épouvante et d’enchantement les rêves des mortels.
On ne parle plus guère ensuite de notre « paradis ». Il faut cependant que la réputation s’en fût répandue en Allemagne, — on a vu que c’étaient surtout des Allemands qui passaient pour y avoir pénétré, — car on voit pendant le xve siècle plus d’un Allemand s’en enquérir. Enea Silvio Piccolomini — le futur Pie II — fut un jour consulté par un Allemand, médecin du roi de Saxe, sur l’existence en Italie d’un « mont de Vénus » où l’on enseignait les arts magiques ; il répondit qu’il ne connaissait, en fait de mont dédié à Vénus, que le mont Éryx en Sicile ; quant à l’enseignement de la magie, il se rappelait qu’il y avait près de Norcia une caverne, où, disait-on, on pouvait converser avec les démons et se faire instruire dans la nécromancie. Enea ne dit pas que cet endroit s’appelât le mont de Vénus et ne paraît même pas connaître la légende de la Sibylle. Ce nom de « mont de Vénus » est, en effet, propre aux Allemands, qui le transportaient au mont de la Sibylle d’après une forme de la tradition que l’Italie n’a pas connue. En 1497, Arnold de Harff, patricien de Cologne, allant de Rome à Venise, se détournait de son chemin et entraînait ses compagnons de route à le suivre « parce que, dit-il, j’avais entendu parler d’un de ces monts de Vénus dont, dans notre pays, on raconte tant de merveilles ». Quand il exposa au châtelain de Castelluccio son désir de visiter « le mont de Vénus, dont en Allemagne on dit tant de choses étranges », le châtelain se mit à rire, mais voulut bien le lendemain conduire les Allemands dans la montagne, où ils explorèrent plusieurs grottes, sans rien y voir de merveilleux. Après quoi ils visitèrent le lac voisin et recueillirent quelques souvenirs des anciennes pratiques de magie dont il avait été le théâtre. C’étaient eux, on le voit, qui avaient introduit le nom de « mont de Vénus » dans le récit qu’on leur avait sans doute fait du royaume souterrain de la Sibylle.
En Italie même, on ne parle guère de Norcia qu’à cause de ce lac et des prodiges qui s’y faisaient. Pulci y était allé pour apprendre la magie, et Benvenuto Cellini, sur le conseil d’un nécromant sicilien, s’était proposé de faire le même voyage. Plusieurs auteurs du xve
et du xvie
siècle y font allusion, mais ne parlent pas de la Sibylle52. Nous la retrouvons toutefois, et de la façon la plus intéressante, — car ce qui en est dit ne provient ni du Guerino ni d’Antoine de la Sale, — dans l’ouvrage célèbre de fra Leandro Alberti, la Description de toute l’Italie, paru à Bologne en 1550. En parlant de la « Treizième région », ou Marche d’Ancône, Alberti écrit : « On voit dans ce pays les montagnes les plus hautes de l’Apennin, sur l’une desquelles est construit le château de
Santa Maria in Gallo. Non loin de là se trouve la large, horrible, épouvantable caverne nommée caverne de la Sibylle ; la renommée (ou plutôt une fable insensée) prétend que c’est l’entrée pour arriver à la Sibylle, qui demeure dans un beau royaume orné de grands et magnifiques palais, habités par des hommes nombreux et de belles demoiselles, qui prennent ensemble les plaisirs de l’amour. Il en est ainsi dans le jour ; la nuit tous, tant hommes que femmes, deviennent d’affreux serpents, ainsi que la Sibylle elle-même ; et tous ceux qui veulent entrer là, il leur faut d’abord subir les caresses de ces repoussants reptiles53. Et nul n’est contraint de rester passé la fin de l’année, si ce n’est que, chaque année, il faut qu’il en reste un de ceux qui y sont entrés. Et ceux qui y seront entrés et en seront ressortis reçoivent de la Sibylle tant de grâces et de privilèges qu’ils passent ensuite dans la félicité tout le restant de leurs jours. Ces fables et d’autres semblables se racontent dans le vulgaire, et je me rappelle les avoir entendu conter aux femmes, par manière de plaisir et de divertissement, quand
j’étais encore enfant, dans la maison de mon père54. »
Depuis lors on n’a plus parlé du paradis de l’Apennin55 : il s’est évanoui comme tant d’autres, et le mont de la Sibylle n’est plus visité que par quelques alpinistes, par les pâtres qui y mènent leurs troupeaux, et par les chasseurs de la montagne, suivis de leurs meutes de grands chiens noirs et roux.
III
La Sibylle a pourtant récemment revu des pèlerins. Il y a bien trente ans que, ayant lu le livre d’Antoine de la Sale, j’avais été frappé de la ressemblance que présente l’aventure de son chevalier avec celle que la légende, en Allemagne, attribue au Tannhäuser. Je m’étais promis dès lors d’aller visiter la grotte mystérieuse, non sans quelque espoir de retrouver sur les murs du vestibule le nom d’Antoine de la Sale et peut-être celui de Hans van Bramburg avec la prestigieuse mention : intravit, et, qui sait ? de pénétrer dans le souterrain et d’arriver jusqu’au « paradis ». Je voulais surtout savoir s’il restait dans la mémoire du peuple des alentours quelque vestige des anciennes croyances, si la Sibylle exerçait encore sur les âmes sa fascination mêlée de terreur et de désir.
J’ai réalisé ce projet en juin 1897 ; mais, hélas ! comme jadis messire Lionel de France, j’ai été, — et moins près encore du but, — « repoussé par le vent ». La Sibylle, craignant sans doute une investigation indiscrète, s’est enveloppée de brume et s’est défendue par un souffle glacé. Cependant ce voyage, dont le but principal a été manqué, n’a pas été dénué de tout intérêt, et j’en veux rappeler quelques impressions, en signalant ce qui pourra être utile à des recherches futures sur cet attrayant sujet.
Je dois dire à l’avance que tout ce qui, dans ce récit, a quelque valeur pour l’étude des lieux ou de la légende est dû à mon excellent ami le professeur Pio Rajna, de Florence, l’auteur bien connu de ces deux beaux livres qui s’appellent les Sources du Roland furieux et les Origines de l’épopée française. Mis au courant de mon projet de pèlerinage, il le prit tout de suite à cœur et voulut s’y associer : on ne pouvait souhaiter un compagnon de route à la fois plus agréable et plus précieux. C’est grâce à lui que nous avons pu trouver, dans ce pays peu accessible, une aide et une hospitalité sans lesquelles nous aurions eu peine à faire même ce que nous avons fait. Il a, seul, pénétré une première fois dans la « chambre » où Antoine de la Sale s’était jadis arrêté ; enfin, reprenant l’ascension d’un autre côté et dans des conditions plus favorables, il a pu faire des observations de tout genre, dont je ne donnerai qu’un bref résumé, et il a ainsi posé les jalons d’une investigation plus complète, qui, je l’espère bien, sera un jour reprise et menée à bonne fin.
Le premier avantage que j’ai retiré de mon expédition a été de voir Spolète, la station où l’on quitte le chemin de fer. C’est une ville que les touristes visitent peu et qui vaut la peine d’un arrêt. Sous son vieux nom français d’Espolice, elle m’était, depuis longtemps, familière. Nos chansons de geste mentionnent souvent cette vieille cité lombarde, siège d’un puissant duché, dont un titulaire, Gui, se fit même empereur au ixe siècle et, d’après un de nos poèmes, fut vaincu par un Guillaume d’orange.
Spolète a conservé un beau souvenir de son antique puissance dans le grandiose viaduc, — le Ponte… delle… Torri, — jeté sur un ravin sauvage au viie siècle, par le duc Theudelapius. Elle a beaucoup d’autres monuments dignes d’être vus, de l’époque romaine, du haut Moyen Âge et de la Renaissance. Sa cathédrale présente les styles les plus divers. Le portail principal montre au cintre une grande mosaïque de 1207 et, dans les jambages, d’admirables et bizarres ornements du xie siècle, signés du nom de Gregorius… Meliorantius. Le chœur est illuminé par les fresques de Filippo Lippi, les dernières qu’il ait peintes. Il y a surtout un couronnement de la Vierge, malheureusement endommagé, où la Vierge, adorablement belle, vêtue d’un manteau blanc tout brodé d’or, est entourée d’un délicieux pullulement d’anges. Et ce qui rend ces suaves peintures plus chères encore, c’est qu’on voit tout près du chœur, au-dessus d’une arcade, le tombeau du peintre, qui mourut à Spolète avant d’avoir achevé son œuvre. Ce tombeau, que Laurent le… Magnifique voulut, de si loin, consacrer à son ami, a toute l’élégance florentine : au-dessus d’un sarcophage un médaillon porte l’image délicatement modelée de Filippo, et sur le sarcophage se lisent deux gracieux distiques d’Ange Politien. Dans cette église rude et un peu barbare ces fresques et ce monument apportent comme un sourire, comme un rayon de beauté venu d’un ciel plus ◀doux▶.
Cinq heures de voiture mènent de Spolète à Norcia par une des plus belles routes qui se puissent voir, remontant d’abord le Nera56, puis le Corno ou Cornia, passant d’une rive à l’autre quand le rocher la serre de trop près, changeant à chaque instant d’aspect et de points de vue. Sur les hauteurs sont perchés de vieilles tours écroulées, des villages qui ont l’air de forteresses, comme Poncianello, célèbre par ses belles filles, ou de vraies villes, comme Cerreto. Aux flancs des montagnes, des grottes profondes font des trous noirs dans la verdure ensoleillée des prairies ; les pentes plus hautes éclatent de l’or éblouissant des genêts. Bientôt les oliviers disparaissent, mais longtemps encore les grands chênes enfoncent leurs puissantes racines dans le roc. Le Nera verdit au fond du ravin avec des franges d’écume ; il est ◀doux▶ maintenant entre ses saules argentés, mais souvent, au printemps ou à l’automne, il devient furieux, s’enfle démesurément, et précipite à travers l’Ombrie ses flots qui viennent à Orte faire déborder le Tibre. « Le Nera donne à boire au Tibre, mais souvent il l’enivre », c’est le dicton populaire. À Triponzo, « les trois ponts », on passe dans la vallée du Cornia, plus étroite et hérissée de rochers plus droits : elle a, comme tant d’autres, son « pont du diable » suspendu sur le gouffre. On rencontre des pâtres farouches, les jambes dans des culottes de peau de chèvre, qui mènent aux montagnes des troupeaux de moutons s’allongeant à perte de vue : tel de ces troupeaux compte dix mille bêtes, que les bergers poussent devant eux à grand renfort de chiens… On sent déjà l’air se rafraîchir ; on approche de la frigida… Nursia de Virgile.
Norcia était autrefois si diffamée par le voisinage du lac aux sortilèges que Norcino était devenu synonyme de sorcier, — ce qui paraît injuste, car dans tous les récits ce sont des étrangers qui viennent faire consacrer au lac leurs livres damnables. Elle est, d’autre part, sanctifiée pour avoir vu naître saint Benoît, le fondateur du Mont-Cassin, l’auteur de la règle des moines d’Occident, dont la statue s’élève sur la place publique et qui aurait dû préserver sa ville natale d’un si mauvais renom. Là, grâce à la prévoyance de notre ami, nous sommes l’objet des plus aimables attentions de la part de l’avocat Laurento Laurenti, qui traite pour nous avec les muletiers et complète fort utilement notre bagage. Nous partons de Norcia, où il n’y a rien à voir, à trois heures, et en quatre heures nos mulets nous amènent à Castelluccio.
Le sentier que nous suivons serpente d’abord sur les collines, entre des buissons chargés d’églantines roses, puis franchit des rochers abrupts ; assez difficile par endroits, il est en somme praticable. Mais le froid augmente à mesure que nous nous élevons, et les nuages sont si bas que nous n’apercevons pas, même près du but, les cimes du Vettore et de la Sibilla dont hier, à Spolète, nous voyions étinceler au soleil les plaques de neige. Nous franchissons un col appelé à bon droit la Ventosola, où nous sommes assiégés par une bise glaciale ; elle s’adoucit un peu, mais sans lâcher prise, pendant que nous traversons lentement le piano… grande qui fait l’orgueil de Castellucclo. C’est une immense prairie, qui a conservé l’égalité de surface, bien rare à cette altitude, du lac qu’elle était jadis et qu’elle redevient à la fonte des neiges ; elle est couverte d’un épais tapis de velours vert qui, sous les nuages gris de ce jour, apparaît mat et foncé, mais qui prend au soleil les transparences d’émeraude pâle des gazons alpestres. Tout au bout de cette vaste plaine se dresse le rocher, en forme de sabot renversé, dont Castelluccio occupe le haut. Ce « mauvais petit château » (c’est le sens propre de Castelluccio), jadis forteresse papale, est aujourd’hui un pauvre village. Nous y arrivons tout transis, et nous sommes heureux de nous réchauffer dans la cuisine de la maison hospitalière que M. Calabresi, le grand propriétaire du pays, a bien voulu, — toujours grâce aux soins vigilants de notre ami Rajna, — mettre à notre disposition.
Puis on délibère avec les muletiers et les habitants sur l’ascension du lendemain. Tous hochent la tête et la déclarent impossible. La nuit sera glaciale et la journée enveloppée d’un épais brouillard. La course est de sept heures environ : autant pour revenir et au moins deux heures de repos là-haut, c’est-à-dire qu’il faudrait partir à quatre heures du matin pour être rentrés à huit heures du soir, et passer les seize heures dans la brume. Ils se refusent à nous fournir des mulets et des guides. Notre ami, alpiniste aguerri, finit pourtant par décider un jeune homme à l’accompagner, et part à pied au milieu de la nuit. La prévision des gens du pays était juste : il fut toute la journée dans le brouillard, et perdit plus d’une fois son chemin ; il arriva cependant jusqu’à la « chambre » décrite par Antoine de la Sale et y fit des constatations qu’il devait compléter par la suite et que j’ai utilisées plus haut. Pour nous, après avoir passé à Castelluccio une journée morose, et n’espérant plus que le temps se rassérénât, nous nous résignâmes à repartir, d’autant plus que le froid et le vent duraient toujours et qu’on nous les disait plus âpres encore sur les hauteurs. Nous reprîmes donc, le lendemain matin, le chemin de Norcia, souhaitant de renouveler quelque jour notre visite, et de trouver la Sibylle, en ce moment si revêche, plus accueillante une autre fois.
Ce qui me consolait un peu de ma déconvenue, c’est ce que notre ami nous avait rapporté : l’entrée du couloir souterrain est aujourd’hui fermée par une énorme pierre, placée là, nous dirent les naturels du pays, pour empêcher les fées de sortir. Souvent, en effet, surtout par les belles matinées ou soirées d’été, quand le soleil levant ou la lune éclairent dans les vallons les vapeurs légères et mouvantes, on voyait les fées danser sur les prairies, et ces apparitions, toutes gracieuses qu’elles fussent, jetaient dans l’âme une vague terreur ; parfois même, — mais cela était douteux, — on avait vu les fées se mêler aux salterelli que les villageois des montagnes mènent le soir aux sons des zampogne. On avait donc voulu leur fermer l’issue ; « en quoi, disait Hajna à ceux qui nous racontaient cela, vous avez fait une sottise ; car les fées se font aussi petites qu’elles veulent, et vous n’avez pu ne pas laisser quelque fente par où elles auront su se glisser ». Et ils avouaient en effet que les apparitions dansantes avaient été revues même après la clôture du souterrain.
Cette croyance est tout ce que j’ai recueilli dans le pays qui puisse rappeler l’ancienne légende, et, comme on voit, elle ne la rappelle que de très loin elle se rattache plutôt aux traditions antiques sur les danses des nymphes et se retrouve telle quelle dans beaucoup de pays où l’on ne connaît pas d’histoire de paradis souterrain. On nous a bien parlé de la « fontaine du Meschino » et de l’ermitage où habitaient les bons solitaires qui le conseillèrent si sagement ; on savait aussi que Guerino était allé consulter « la fée Alcine » ; mais ce n’étaient là que des réminiscences littéraires : tous ces villageois ont lu ou entendu lire le roman d’Andrea da Barberino dans sa forme modernisée, où la Sibylle, sans doute par suite d’un scrupule religieux, a été remplacée par la fée Alcine, empruntée à l’Arioste. La pauvre Sibylle est oubliée sur la montagne même dont son royaume occupe les fondements ; l’accès de son empire est fermé, et nous n’aurions pu, même si le temps nous avait favorisés, arriver au pont fantastique, aux dragons, aux portes de métal qui battent toujours, et à la porte de cristal derrière laquelle est le paradis plein de délices pour le corps et de péril pour l’âme.
Ainsi, en vue du port, j’abandonnais le projet qui m’avait fait venir de si loin. Mais Rajna, quelques semaines plus tard, recommença l’épreuve avec un peu plus de succès. Cette fois, au lieu de prendre l’itinéraire de Guerino, il prit celui d’Antoine de la Sale, bien préférable, à ce qu’il paraît. Il fit, de Montemonaco, deux visites à la Sibylle, et constata la parfaite exactitude, sauf les changements survenus depuis, des renseignements d’Antoine de la Sale ; mais il ne put, cette fois encore, pénétrer dans le couloir souterrain. L’entrée est tellement obstruée qu’il faudrait d’assez longs travaux pour la dégager. La section d’Ascoli du Club alpin, qui a déjà fait une visite au Mont et rendu le vestibule plus accessible, voudra peut-être s’en charger, et quelque jour de hardis explorateurs, munis de vivres, de lumières et de cordes, entreprendront la descente que les jeunes gens de Montemonaco ont jadis poussée jusqu’à la fameuse « veine de vent ». Je serai heureux, quant à moi, si j’ai pu contribuer à éveiller la curiosité pour notre légende et pour les lieux que cette légende a jadis entourés d’un si fascinant mystère.
Ce mystère, comme je l’ai déjà dit, m’avait rappelé, il y a longtemps, celui qui enveloppe en Allemagne la légende du Tannhäuser et du Venusberg. Je ne savais pas que j’avais été précédé dans ce rapprochement. Quand j’en parlai, à Pise, en 1872, à mon ami A. d’Ancona, il me dit qu’il venait d’être fait par Alfred de Reumont, le célèbre historien allemand qui habita si longtemps Florence et était presque devenu un Florentin57. Il est singulier qu’en Allemagne, où on a tant écrit sur l’histoire poétique du Tannhäuser, on n’ait tenu presque aucun compte de ce parallélisme. Il soulève des questions que j’essaierai de traiter dans une autre étude. Je n’ai pas voulu les mêler à l’exposé de la légende italienne telle que la font connaître les témoignages d’Andrea da Barberino, d’Antoine de la Sale et de fra Leandro Alberti. Ces témoignages nous prouvent que dès le xive siècle au moins on croyait que la Sibylle habitait l’intérieur de la montagne qui porte son nom, et qu’elle y régnait sur un « paradis » souterrain, où l’on pouvait pénétrer, mais d’où l’on avait grand-peine à sortir, et où l’on rentrait parfois, malgré l’énormité du péché, tant étaient grandes les voluptés dont on y avait joui. C’est un mythe qui se retrouve ailleurs avec d’innombrables variantes, une des formes que la pauvre humanité a données à son éternel rêve de bonheur. À ce titre, il est intéressant même pour le philosophe ; Wagner l’a compris à sa façon, et, s’en emparant, lui a donné, selon son habitude, une signification et une portée nouvelles.
Notre voyageur du xve siècle n’y entendait pas tant de mystère : il nous a simplement redit ce que les gens du pays de la Sibylle lui avaient raconté. Il y croyait peut-être plus qu’il ne l’avoue ; il s’en est moqué néanmoins et a tourné le tout en un simple conte bleu. Antoine de la Sale préludait par là, je l’ai dit, à ces narrations qui devaient faire sa gloire ; celles-là n’ont plus rien de fantastique, et il y a porté à sa perfection le don d’observation fidèle et minutieuse qu’il manifestait déjà dans l’agréable récit de sa visite à la montagne sibylline.
La Légende du Tannhaüser58
Quand Richard Wagner, en 1842, composa son drame musical de Tannhäuser, il n’était pas encore en pleine possession de toutes les idées qu’il devait plus tard saisir et réaliser avec tant de force, mais elles flottaient déjà dans son esprit, et il avait au moins indiqué, dans le Vaisseau fantôme, celle qui les domine et les résume toutes et qu’il devait plus puissamment incarner dans le Tannhäuser. Je veux parler de cette conception grandiose d’après laquelle la musique, étroitement unie à la poésie et sortant de la même âme, doit être l’interprétation la plus profonde et la plus pathétique du mystère de la destinée humaine, suspendue entre l’amour et la mort, entre l’égoïsme et le sacrifice, entre l’aspiration idéale et la fascination des sens. La musique se prêtait à ce rôle transcendant par son pouvoir unique de soulever au fond des cœurs toutes les vagues des passions humaines et de les apaiser en même temps, de faire tout pressentir sans rien expliquer nettement, d’être ce qu’il y a dans l’art à la fois de plus intime et de plus général, de plus expressif et de plus indéfini. Le drame musical devenait ainsi une sorte de religion : aux plus sublimes révélations des mystères purificateurs il pouvait opposer les orgies les plus déchaînées des bacchanales ; il célébrait sous mille formes diverses la lutte de l’homme et contre les forces aveugles de la nature et contre son propre cœur.
C’est dans les mythes traditionnels, dans les vieilles légendes populaires que cette âme de musique et de poésie étroitement unies devait, d’après Wagner, trouver à s’incorporer. Là, en effet, s’étaient traduites, en des symboles d’autant plus précieux qu’ils étaient à demi inconscients, cette même angoisse de la destinée, cette même recherche du bonheur, cette même lutte entre le désir individuel et l’ordre immuable, cette même succession d’ardent espoir et de morne désenchantement, d’immolation de soi-même et d’immolation des autres, qui constituaient pour le cœur agité et pour la pensée inquiète du maître le drame éternel de la vie humaine comme le drame passager de sa propre vie. L’histoire, où ces éléments ne sont pas moins en jeu, ne lui semblait pas se prêter aussi bien à fournir la base de l’interprétation rêvée : elle précise trop les caractères et les faits, en même temps que les événements y sont trop fortuits et ne naissent pas des données psychologiques et morales, tandis que les mythes et les légendes, n’étant que l’incarnation d’idées et de sentiments, subordonnent nécessairement les événements à ces données mêmes. En outre, le poète est beaucoup plus libre avec les légendes qu’avec l’histoire : il lui suffit de s’inspirer de l’idée qu’il croit y reconnaître ; il la développe ensuite à sa guise, comme ont fait à travers les siècles ceux qui nous les ont transmises en les variant à l’infini. Il fallait s’adresser au Moyen Âge plutôt qu’à l’Antiquité. Les chefs-d’œuvre classiques ont leur perfection en eux-mêmes : la poésie n’ose pas les transformer, la musique qu’on leur ajoute n’est qu’un ornement accessoire, un lierre qui s’enroule autour d’une colonne. Au contraire, le Moyen Âge a produit en masse des œuvres imparfaites, où des idées profondes, des pressentiments sublimes ont pris des formes souvent vagues et imprécises qui permettent à l’imagination moderne de les interpréter et de les compléter à son gré.
Le Moyen Âge que Wagner voulait faire revivre, en le transfigurant par le sentiment moderne, c’était le Moyen Âge allemand. Il croyait sentir en lui l’âme germanique des anciens temps, et il rêvait de lui donner une pleine conscience d’elle-même, de remplacer par une voix claire et puissante le naïf et mystérieux bégaiement de son enfance. Mais ici se place un de ces « malentendus féconds » dont aimait à parler Renan. Plusieurs des sujets que Wagner a traités avec amour parce qu’il les croyait profondément allemands ne le sont pas. Il les a bien pris dans des poèmes allemands du Moyen Âge, mais ces poèmes étaient traduits ou imités du français. Tel est le cas pour Tristan et Iseut, pour Perceval, sans doute pour Lohengrin. À vrai dire, derrière la forme française copiée dans les poèmes allemands on entrevoit pour ces thèmes une forme primitive bien plus ancienne, mais elle n’est pas germanique, elle est celtique, elle est née dans cette race poétique par excellence, dont faisaient partie les Gaulois, nos pères, à laquelle appartiennent aujourd’hui les Irlandais, les Gaëls d’Écosse, les Gallois d’Angleterre et les Bretons de France. C’est dans l’imagination rêveuse, mélancolique et passionnée de cette race que se sont élaborées, sinon formées, — car beaucoup d’entre elles remontent à un passé plus lointain encore, — les plus belles fictions du Moyen Âge. Elles se sont perdues dans leur langue originaire, mais au xiie siècle, ayant exercé sur les Français une incomparable fascination, elles prirent une forme française où elles se modifièrent notablement, et passèrent ainsi, grâce à l’influence extraordinaire de la poésie française, dans tous les pays de l’Europe et notamment en Allemagne.
La légende du Tannhäuser a une histoire analogue, bien que l’intermédiaire français y fasse défaut. La source directe où Wagner l’a puisée n’est pas, cette fois, un poème allemand du xiie
siècle ; c’est une chanson populaire sensiblement plus récente. Il l’avait trouvée chez Henri
Heine, auquel il devait déjà le thème du Vaisseau fantôme. « Quel admirable poème ! — avait dit Heine en parlant du vieux Volkslied qu’il reproduisait et dont il devait écrire plus tard une sorte de parodie à moitié bouffonne, à moitié pathétique. — Avec le cantique du Grand Roi (c’est le roi Salomon que je veux dire), je ne connais pas de chant plus enflammé d’amour que le dialogue entre dame Vénus et le Tannhäuser. Cette chanson est comme une bataille d’amour ; il y coule le plus rouge sang du cœur. »
Wagner s’éprit aussi de cette légende, où il trouvait, comme Heine, un thème éminemment dramatique. Le problème qu’il y sentait obscurément formulé revient souvent dans son œuvre et se posait au fond de sa propre nature, à la fois très sensuelle et très idéaliste. C’est la lutte qui se livre dans le cœur entre deux formes de l’amour, l’amour charnel et passionné, l’amour pur et idéal ; Tannhäuser ne peut longtemps, même aux bras de Vénus, se contenter du premier, mais quand il l’entend dénigrer par des gens qui ne sauraient en comprendre les ivresses, il proteste avec toute l’ardeur de son imagination et de ses souvenirs. La conciliation se ferait par la tendresse d’Élisabeth, qui saurait apaiser et épurer les flammes trop dévorantes de celui qu’elle aime, si l’imprudent défi jeté par Tannhäuser à toutes les conventions sociales ne mettait entre elle et lui une barrière qui ne peut se briser sur terre. C’est par le sacrifice volontaire d’Élisabeth que cette barrière est renversée, mais seulement dans le ciel, c’est-à-dire en dehors de la réalité humaine et présente.
Voilà ce que le poète-musicien a trouvé dans la légende du Tannhäuser, et cette conception est émouvante, humaine et dramatique. Mais elle est étrangère à la légende. Celle-ci n’est qu’une variante — relativement assez moderne — d’un thème très antique et très répandu, l’aventure du mortel qui, grâce à l’amour d’une déesse, pénètre tout vivant dans la région surnaturelle où brille un éternel printemps, où règne un immuable bonheur.
Une des formes de ce thème se distingue des autres en ce que le héros, après avoir joui quelque temps — souvent pendant des siècles qui lui ont paru des jours — des voluptés du pays enchanté où il a eu la merveilleuse chance d’être accueilli, éprouve le besoin de revoir le monde des vivants, y reparaît en effet, et finit par rentrer dans le séjour féerique où l’attendent l’amour et l’immortalité. C’est à cette classe qu’appartient la légende qui fait le fond de la chanson de Tannhäuser ; seulement elle remplace la nostalgie tout humaine des vieux contes païens par le sentiment nouveau du « péché », et elle présente comme un acte de désespoir le retour du héros dans le « paradis » infernal. Le rêve de volupté est devenu un mystère de perdition ; le sort du héros, qui remplissait d’enthousiasme et d’envie les auditeurs primitifs, est aux yeux des hommes du Moyen Âge un objet d’horreur et d’effroi, tout en gardant un périlleux attrait pour les âmes.
Wagner a, autrement encore, remanié la légende : il n’a pas laissé s’accomplir le retour désespéré de Tannhäuser ; il l’a remplacé par un dénouement édifiant, où la religion, l’amour et la pureté d’âme triomphent des forces de l’enfer ; la dissonance tragique et douloureuse qui terminait le vieux chant s’est transformée en un accord céleste, où les voix des anges font taire les derniers appels des démons.
C’est à une autre source que Wagner avait puisé cet élément purificateur et consolant, qui était absent, tout comme le personnage d’Élisabeth, de la légende même du Tannhäuser.
Cette légende, en effet, ne lui a point paru suffisante pour lui fournir tout son drame. Il y a mêlé celle de la « guerre poétique de la Wartburg », qui n’a rien à faire avec elle.
Un poème assez bizarre de la fin du xiiie siècle nous raconte qu’au commencement de ce même siècle, chez le landgrave Hermann de Thuringe, — dans ce beau château de la Wartburg qui rappelle tant de souvenirs et qu’on a si brillamment restauré, — cinq « chantres d’amour » soutinrent contre un sixième, Henri d’Ofterdingen, une lutte poétique où celui-ci, vaincu, appela à son aide le magicien Klingsor. Cet Henri d’Ofterdingen, d’ailleurs inconnu, a donné lieu, de la part des érudits allemands, à toutes sortes de conjectures : l’un d’eux avait proposé, dès 1838, de l’identifier au Tannhäuser. Wagner a-t-il connu et adopté cette conjecture ? L’idée a fort bien pu lui venir à lui-même. Pour cette partie de son œuvre, il s’est largement inspiré d’une fantastique et ultra-romantique nouvelle d’Hoffmann, Henri d’Ofterdingen, où le mystérieux Minnesinger de la Wartburg est représenté comme ayant une nature à moitié satanique, où une chanson lascive célèbre les joies indescriptibles du séjour de Vénus, et où la belle Mathilde, nièce du landgrave, se sent gagnée par les accents audacieux d’Ofterdingen, qui remplissent d’horreur et d’indignation les représentants du pur amour chevaleresque : c’est, on le voit, tout le second acte du drame ; Mathilde est devenue Élisabeth, en empruntant un reflet mystique à l’auréole de la sainte qui devait être la belle-fille du landgrave Hermann, et Henri d’Ofterdingen a été remplacé par Tannhäuser, auquel le poète a même laissé le prénom d’Henri. Wagner a ainsi, avec une remarquable habileté, « corsé » le thème principal de son œuvre. Du même coup, il a mis au premier plan le problème qu’il voulait traiter, l’opposition de l’amour idéal à l’amour charnel. Mais il en est résulté, dans le caractère du héros, quelque incohérence, et, dans la donnée même du drame, quelque incertitude. Au lieu d’aller droit à Rome, pour se purifier de son péché, en sortant du Venusberg, Tannhäuser s’y rend parce que sa criminelle aventure a été, par sa faute, révélée à tous, et pour en revenir digne de l’amour d’Élisabeth : dès lors, le miracle de la grâce octroyée par Dieu malgré le pape perd sa vraie signification, et le salut final du pécheur semble dû beaucoup plus aux prières et à la mort d’Élisabeth qu’à son propre repentir. Ce salut même, qui satisfait les spectateurs, est moins grandiose et moins émouvant que le dénouement terrible et mystérieux du vieux lied, la rentrée de Tannhäuser, désespéré, dans le paradis infernal qui se referme à jamais sur lui.
L’histoire du chevalier Tannhäuser, de son séjour et de sa rentrée dans le Venusberg n’apparaît pas en Allemagne avant le milieu du xve siècle. En 1453, un rimeur appelé Hermann de Sachsenheim écrivit un long poème sur la montagne enchantée où règnent tous les plaisirs dans un éternel printemps, et où Vénus tient sa cour avec son époux le Tannhäuser : cela suppose que déjà la légende existait avec ses traits essentiels. À la même époque à peu près appartient un petit poème dans lequel Tannhäuser exprime son repentir d’être allé dans le Venusberg et raconte le refus du pape Uubain IV de lui pardonner ; il espère néanmoins obtenir sa grâce par l’intercession de la Vierge. La même inspiration miséricordieuse semble animer un petit poème dialogué, aussi du milieu du xve siècle, où Tannhäuser, dans la montagne, déclare à Vénus, malgré ses objurgations, qu’il va la quitter et qu’il compte, pour obtenir son pardon, sur Jésus-Christ et sa ◀douce▶ mère. Mais c’est au xvie siècle seulement que remonte la belle chanson populaire qui a fait la célébrité de la légende, et qui lui a donné sa forme la plus poétique en traduisant par un gracieux et profond symbole le dur refus de pardon du pape et le blâme infligé par Dieu même à son représentant.
Cette chanson existe, sous des formes assez diverses, en haut-allemand, en bas-allemand, en néerlandais, en danois ; on la trouve dans des manuscrits et des imprimés des xvie et xviie siècles ; on en a recueilli de nos jours, en Suisse et en Autriche, de précieuses variantes orales. Voici une traduction de ce naïf chef-d’œuvre que Heine mettait à côté du Cantique des Cantiques 59 :
Tannhäuser était un bon chevalier,Et il désirait voir des merveilles ;Il voulut entrer dans la montagne de Vénus,Où elle est avec d’autres belles femmes.
Une fois qu’une année fut passée,Ses péchés commencèrent à lui faire peine :« Vénus, noble dame fine,Je veux me séparer de vous.
— Sire Tannhäuser, je vous aime,Vous ne devez pas l’oublier ;Vous m’avez juré par sermentDe ne pas vous séparer de moi.
— Dame Vénus, je ne l’ai pas juré,Cela je le conteste ;Si quelqu’un d’autre le disait,J’invoquerais le jugement de Dieu.
— Sire Tannhäuser, que dites-vous là ?Il vous faut rester parmi nous.Je vous donnerai une de mes compagnesPour être toujours votre femme.
— Si je prenais une autre femmeQue celle que j’ai dans la pensée,Au feu de l’enferIl me faudrait brûler éternellement60.
— Vous parlez tant du feu de l’enfer,Et pourtant vous ne l’avez pas senti ;Pensez à mes lèvres rougesQui rient à toute heure.
— Que me font vos lèvres rouges ?Je ne m’en soucie pas61…Donnez-moi congé, noble dame,De votre corps orgueilleux.
— Tannhäuser, ne parlez pas ainsi !Revenez à d’autres pensées :Allons dans ma chambrette,Et jouissons du noble jeu d’amour !
— Votre amour m’est devenu déplaisant ;Je devine vos mauvaises pensées :Je vois au feu de vos yeuxQue vous êtes une diablesse62… »
Il partit ainsi de la montagneDans le trouble et le repentir.« Je veux aller à RomeEt me confesser au pape.
Me voilà joyeusement en route :Que Dieu me protège toujours !Je vais trouver le pape Urbain,Voir s’il pourrait me sauver.
Ah ! pape, mon cher seigneur,Je vous avoue en pleurant le péchéQue j’ai commis dans ma vie,Comme je vais vous le raconter.
Je suis resté pendant un anAuprès d’une dame nommée Vénus.Je veux me confesser et recevoir une pénitence,Savoir si je pourrais voir Dieu. »
Le pape tenait à la main un bâton sec ;Il le ficha en terre63 :« Aussi bien que ce bâton peut verdoyerTu peux obtenir la grâce de Dieu64 ! »
Il repartit de làEn trouble et en douleur :« Ah ! Marie, pure Vierge mère,Il me faut me séparer de toi65 ! »
Il rentra dans la montagne,Pour toujours jusqu’à la fin :« Je retourne auprès de ma dame si tendre,Puisque Dieu m’y renvoie. »
« Soyez le bienvenu, Tannhäuser !Je vous ai attendu longtemps.Soyez le bienvenu, cher sire,Mon amant choisi entre tous ! »
Le troisième jour était venu,Quand le bâton se mit à verdoyer :Le pape envoya par tous paysSavoir ce qu’était devenu Tannhäuser.
Il était rentré dans la montagne,Il avait choisi son amour,Et à cause de cela le quatrième pape UrbainFut perdu pour l’éternité.
Aucun pape, aucun cardinalNe doit damner un pécheur :Que le péché soit aussi grand qu’il voudra,Dieu peut toujours le pardonner66.
Il y a dans ce beau poème, si pénétrant avec son allure elliptique, son dialogue passionné, son mélange d’ardent paganisme et de mysticisme chrétien, divers éléments à distinguer. D’abord le fond de la légende : un mortel entre dans le royaume d’une déesse, s’arrache aux délices qui l’y enchaînent, revient à la région des humains et finit par retourner auprès de celle qu’il avait quittée ; — puis la couleur religieuse donnée à son aventure, à son départ et à son retour ; — la doctrine d’après laquelle il n’y a pas de si grand péché dont le repentir n’obtienne le pardon ; — enfin le symbole par lequel s’exprime cette pensée : — ces éléments appartiennent soit au folklore de presque tous les peuples, soit aux conceptions les plus chères des peuples du moyen âge catholique ; — il y a enfin un élément spécialement allemand, qui se marque uniquement par le nom du héros et par celui du Venusberg.
Il a existé au xiiie siècle un Minnesinger appelé le Tannhäuser, dont les chansons, écrites souvent d’un style bizarre et pédantesque, offrent un singulier mélange de joie de vivre et de piété, de licence et de repentir. Est-ce à cause de cela qu’on en a fait le héros de notre légende ? On ne lisait plus guère au xve siècle les poésies des Minnesinger, et rien d’ailleurs dans celles du Tannhäuser ne suggérait l’idée d’une aussi fantastique aventure. Mais si le poète n’était plus connu directement, son nom était resté célèbre parmi les Meistersänger. Il y avait un ton, c’est-à-dire une forme rythmique et musicale, qui se rattachait à une des formes inventées par lui, et qui fut longtemps employé avec deux variétés, « le ton court » et « le ton long » de Tannhäuser. Les plus anciennes poésies où apparaisse la légende sont composées « dans le ton long de Tannhäuser », et l’introduction de ce nom dans la merveilleuse histoire n’a peut-être pas d’autre cause. On a cependant pensé que c’était bien le Minnesinger du xiiie siècle qui en était le héros. « La légende, dit un savant critique, dut entourer de bonne heure le poète vagabond ; le pécheur repentant, dans la chanson populaire, adresse son cri d’angoisse au pape Urbain IV, et cela s’accorde bien avec l’époque où vécut le Tannhäuser historique67. » Cet accord même paraît suspect : la légende ne connaît guère de telles précisions. Il n’est pas d’ailleurs aussi complet qu’il en a l’air. Le Tannhäuser paraît être né vers 1200, et nous n’avons aucune trace certaine de lui passé 1255 ; admettons même qu’il ait vécu jusqu’au temps du pape Urbain IV (1261-1264) : est-ce à un sexagénaire qu’on aurait attribué l’aventure du Venusberg ? Je crois bien plutôt que le nom du pape Urbain est venu d’Italie avec la légende elle-même68, et que par un motif quelconque, peut-être simplement pour remplir un vers, on l’a spécifié « quatrième69 ».
Le nom du Venusberg est propre aussi à la légende allemande, mais il n’y a pas de raison de croire qu’il appartient à une ancienne tradition. On ne le rencontre pas en Allemagne antérieurement à la légende du Tannhäuser elle-même, et il paraît être simplement le produit d’une substitution du nom de Vénus à celui de la Sibylle, moins connu70. On a dit, il est vrai, que Vénus n’était ici que le prête-nom d’une vieille divinité nationale, Holda ou Berchta ; mais il est aujourd’hui démontré que Holda et Berchta ne sont pas d’anciennes divinités germaniques, que leurs noms n’apparaissent pas avant le xive siècle, et qu’elles n’ont rien de commun avec Vénus. On a voulu aussi reconnaître dans la Vénus de notre légende la déesse germanique de l’amour, Freia ; mais rien, dans ce que nous savons sur cette épouse de Wotan, ne nous la montre en possession d’un royaume souterrain où elle attire les mortels. La « basse mythologie » allemande connaît des montagnes où habitent des êtres surnaturels, et où l’on voyait des entrées de l’enfer ; mais ce sont des séjours d’effroi et non de volupté. Le Venusberg souvent mentionné dans la littérature allemande des xve et xvie siècles provient sans doute de notre légende et n’est nulle part bien défini : il n’a pas de localisation propre ; c’est seulement dans notre siècle qu’on s’est plu à l’identifier avec une montagne de Thüringe, le Horselberg. Vénus a d’ailleurs si bien remplacé la Sibylle, en Allemagne, dans notre légende que les Allemands, au xve siècle, s’enquéraient en Italie de la « montagne de Vénus », que personne n’y connaissait, et arrivaient à la retrouver, par une sorte de divination, dans la « montagne de la Sibylle », dont les Italiens racontaient des choses toutes pareilles71.
Le Venusberg et le Tannhäuser écartés, reste la légende religieuse. Celle-ci ressemble tellement à la légende italienne sur la Sibylle qu’il faut que l’une provienne de l’autre. Dans toutes deux, nous voyons le héros s’arracher, par remords, aux délices du « paradis » souterrain où il a pénétré ; dans toutes deux, il se rend de là directement à Rome et demande l’absolution au pape, qui la lui refuse ; dans toutes deux, il retourne, désespéré, à la montagne fatale, et les messagers du pape, envoyés pour lui annoncer qu’il est pardonné, arrivent trop tard. Certains traits, conservés seulement dans quelques variantes du Lied, augmentent encore la précision de ces rapprochements : une chanson suisse nous dit que, quand Tannhäuser était chez « dame Frene », un an lui semblait un jour, tout comme au héros de La Sale ; une autre, suisse également, rapporte que, le dimanche, les belles dames de la montagne « sont des vipères et des serpents », comme les habitantes du paradis de la Sibylle. Il faut noter que ces traits archaïques se trouvent dans des chansons qui appartiennent à une région intermédiaire entre l’Allemagne et l’Italie72.
Le seul critique qui, jusqu’à ces derniers temps eût rapproché de la chanson allemande le récit d’Antoine de La Sale, Alfred de Reumont, croyait que c’était la légende allemande qui avait pénétré en Italie. M. Soderhjelm pense aussi que la légende du Tannhäuser a été apportée au Monte della Sibilla par ces visiteurs allemands que mentionne La Sale et dont le bon Arnold de Harff fut le dernier. Mais cette hypothèse soulève de grandes difficultés. Il faut admettre, en effet, que deux légendes presque pareilles, comprenant également des traits forts particuliers, comme la métamorphose des habitants de la montagne en serpents et le voyage à Rome du pécheur repentant, s’étaient formées indépendamment en Allemagne et en Italie, et qu’elles se sont fusionnées dans l’histoire racontée à La Sale par les gens de Montemonaco ; la légende allemande aurait donné au pape un rôle odieux parce que Urbain IV était l’ennemi des Staufen, tandis que la légende italienne, représentée par Guerino il Meschino, aurait attribué au pape un rôle bienveillant et fait absoudre par lui le héros de l’aventure. Cela ne paraît pas vraisemblable. Le récit de Guerino est bien plutôt, comme je l’ai dit, une variante édifiante de l’histoire originaire : si Guerino reçoit l’absolution du pape, cela s’explique fort bien, puisqu’il a résisté aux séductions de la Sibylle.
Mais la présence même de ce récit dans un roman écrit en Toscane avant la fin du xive siècle nous fait remonter, pour la légende italienne, à une époque bien plus reculée que celle où apparaissent en Allemagne les premières allusions à l’aventure du Tannhäuser. Je crois donc, pour ma part, que la légende, dans sa forme religieuse, s’est constituée en Italie et a de là passé en Allemagne. Dans la version qu’Antoine de La Sale recueillait en 1420 à Montemonaco, nous voyons, comme dans la chanson allemande, le pape refuser l’absolution au visiteur de la caverne enchantée, s’en repentir ensuite, mais trop tard, et lui envoyer des messagers porteurs de sa grâce, qui n’arrivent qu’après qu’il est rentré pour toujours dans le royaume de perdition. Seulement la dureté du pape a été atténuée dans ce récit, — soit par Antoine, soit par ceux de qui il la tenait, — avec une visible gaucherie. Elle n’aurait été qu’apparente : le pape aurait eu dès le premier moment l’intention de pardonner, et c’est grâce aux machinations de son écuyer73 que le chevalier, se croyant à tort condamné, serait retourné auprès de la Sibylle74. C’est avec cette atténuation maladroite que la légende italienne passa en Allemagne, sans doute par l’intermédiaire de la Suisse. Le nom de la Sibylle y fut remplacé par celui de Vénus, et le Venusberg devint longtemps pour les Allemands un objet de terreur et de désir ; seulement, comme je l’ai dit, on ne savait où le placer : on le cherchait non en Allemagne, mais en Italie, peut-être par une vague réminiscence de l’origine de la légende. Quant au héros, sans doute anonyme dans les récits italiens, il reçut le nom de Tannhäuser, pour les raisons que j’ai essayé d’indiquer plus haut.
Est-ce aussi en Allemagne que fut ajouté à la légende le trait du bâton sec qui se couvre de verdure ou de fleurs75, ce beau symbole qui donne tant de poésie au récit et lui a sûrement valu la plus grande part de son succès ? On peut le croire, car il manque dans tous les récits italiens et aussi dans les plus anciens textes allemands. Je ne le crois pas cependant. Si nous admettons que la façon dont La Sale présente le rôle du pape est une atténuation voulue, il s’en suit que dans la forme primitive le pape refusait pour de bon l’absolution et était averti ensuite par un miracle qu’il avait eu tort de la refuser. Ce miracle devait être celui que nous trouvons dans les chansons allemandes, le bâton sec qui reverdit ou fleurit, emblème du repentir qui transforme l’âme du pécheur. Comme le dit Dante en son admirable style, les prêtres ont beau maudire le pécheur,
Per lor maladizion si non si perde,Che non possa tornar l’eterno amore,Mentre che la speranza ha fior del verde76.
Ce qui paraît impossible aux hommes, Dieu
peut le faire, voilà ce que signifie ce symbole. C’est la mise en action, sous une autre forme, de la parole évangélique : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’être sauvé. — Aucun riche ne peut donc être sauvé ? — Rien n’est impossible à Dieu. »
Cet emblème du bâton desséché qui reverdit ou fleurit se retrouve dans quelques légendes pieuses ; c’est un produit charmant et spontané de l’imagination populaire. Déjà dans Homère, quand Achille jure par le bâton qu’il tient à la main et « qui ne portera plus de feuilles ni de branches et ne reverdira plus, car l’airain lui a enlevé son feuillage et son écorce », il veut certainement dire qu’il ne changera pas plus de résolution que le bâton ne reverdira.
La morale qui se dégage de la forme religieuse donnée à notre légende est une de celles que le Moyen Âge a le plus aimées, et il l’a souvent, comme ici, appliquée à des histoires auxquelles elle était d’abord tout à fait étrangère. C’est l’idée, éminemment catholique, qu’il n’est pas de si grand péché que Dieu ne pardonne à la confession et au repentir sincère. Les légendes de saint Grégoire, incestueux et parricide, de saint Jean Bouche d’Or, fornicateur et assassin, de Robert le Diable, chargé de tous les crimes, de bien d’autres saints, ne sont, dans leurs versions médiévales, que des illustrations de cette pensée. Ce qui est propre à la nôtre, c’est l’antagonisme qu’elle exprime entre l’inflexibilité de l’Église et l’infinie miséricorde de Dieu. Cet antagonisme donne au récit son caractère original et tragique, car on ne sait au juste si le héros est finalement pardonné ou s’il sera, par la faute du pape, damné irrémissiblement. Il rentre, il est vrai, dans le paradis infernal, et semble par là renoncer au vrai paradis ; mais le miracle du bâton peut signifier qu’il est néanmoins sauvé, et qu’au jugement dernier, quand s’accomplira la destinée des hôtes de la montagne mystérieuse, il aura la joyeuse surprise de se trouver rangé à droite, tandis que le pape qui l’a témérairement condamné ira subir dans l’enfer la peine de sa présomptueuse dureté. Il semble cependant que ce ne soit pas tout à fait là l’esprit de la légende, et que l’ami de la Sibylle doive, par la damnation, expier sa désespérance, — le seul péché impardonnable, car Judas lui-même, s’il s’était sincèrement repenti, attrait obtenu sa grâce, — comme le pape expiera son manque de foi en la clémence divine.
C’est en Italie que la légende doit avoir pris cette forme religieuse, qui s’est localisée à la montagne de la Sibylle, où sans doute on ne logeait d’abord qu’une voyante et non une séductrice. Le voyage de Rome semble l’indiquer : des monts Sibyllins à Rome la route n’est pas longue, et on prétend même que, par un temps clair, on peut, de leurs hauteurs, apercevoir le dôme de Saint-Pierre. L’esprit du récit convient au génie italien, et nous avons vu que dès le xive siècle, et sans doute même dès le xiiie , ce récit devait exister en Italie avec ses traits essentiels. La légende du Tannhäuser, telle qu’elle apparaît en Allemagne au xve et au xvie siècles, n’est donc pas d’origine allemande ; elle remonte à la légende du Monte della Sibilla, dont nous pouvons constater l’existence à une époque bien plus ancienne.
La légende italienne n’est d’ailleurs, nous l’avons vu, que l’adaptation aux idées chrétiennes d’un thème antérieur au christianisme. Ce thème paraît de formation celtique, et il a dû être apporté en Italie, avec bien d’autres, des bords lointains de l’océan britannique. Il contient, si on veut le presser, un problème psychologique plus haut et plus vaste que la lutte de l’amour sensuel et de l’amour pur, un problème que Wagner touche en passant lorsqu’il nous montre Tannhäuser, au milieu des délices du séjour de Vénus, aspirant à la lutte et à la souffrance humaines. C’est le problème même du bonheur, que l’humanité, depuis qu’elle pense, qu’elle sent et qu’elle songe, se pose toujours et n’arrive pas à résoudre.
Le héros de notre légende est accueilli dans un séjour où tous les maux de la terre sont inconnus, où le temps s’écoule sans faire sentir sa fuite, sans amener les dégradations de la vieillesse et la menace, chaque jour plus voisine, de la mort, où toutes les jouissances, ici laborieusement conquises, disputées à la souffrance, précaires et fugitives, sont données sans mélange et obtenues sans travail, où l’amour, enfin, « le seul bien d’ici-bas », est à la fois éternel et toujours nouveau. Mais dans ce « paradis », dans cette « terre de la joie », dans ce « pays de l’éternelle jeunesse », il éprouve au bout de quelque temps la satiété de voluptés sans lutte, d’une vie sans activité et sans travail ; il ressent l’impérieuse nostalgie de la vraie vie humaine avec ses désirs rarement satisfaits, avec ses peines qui assaisonnent les joies, avec ses efforts qui donnent du prix aux résultats atteints… Ainsi ce bonheur parfait que l’âme humaine rêve toujours, elle a beau le construire librement d’après son rêve, dès qu’elle essaie de le réaliser, elle sent qu’elle ne saurait en jouir.
Le sentiment qui est au fond des vieux mythes sur le séjour de la joie sans mélange s’est retrouvé — tant il est vraiment humain — dans l’âme du poète philosophe qui, de nos jours, a essayé, sans recourir à ces mythes et sans les connaître, de donner, lui aussi, un corps à notre rêve de bonheur. Sully Prudhomme nous montre deux amants, — il a réuni dans son paradis deux êtres qui s’aimaient sur terre, et cela est plus délicat et plus touchant que les amours du mortel, dans les vieilles légendes, avec une déesse ou une fée, — il nous les montre, — en un séjour où est rassemblé tout ce qui peut charmer les sens et l’âme, où il n’y a ni douleur, ni fatigue, ni mal d’aucun genre, où le besoin de savoir est satisfait aussi bien que celui de sentir, — jouissant d’abord avec ivresse et de tout ce qui les entoure et de leur amour que rien ne menace plus. Mais bientôt la mélancolie se glisse dans l’âme de Faustus : il ne peut se contenter de jouir sans mériter, sans valoir ; il pense aux hommes, ses frères, qui gémissent encore sous le poids de l’ignorance, de la misère, de la douleur et du vice, et, d’accord avec sa chère Stella, il demande à retourner sur la terre, à reprendre la seule vie qui convienne à l’homme, celle où il y a de la lutte, de l’effort et du mérite.
La vague conception des anciens âges est ici singulièrement ennoblie par une pensée où ont passé le souffle de la philosophie idéaliste et la flamme de la charité chrétienne ; mais elle est essentiellement la même, et elle répond à l’éternelle antinomie qui fait le fond de la nature humaine. Elle semble au premier abord bien pessimiste ; à la méditer, elle apparaît consolante. Elle nous réconcilie avec notre destinée en nous montrant que cette destinée nous est imposée par notre nature et que nous en rêverions vainement une autre tant que nous garderons cette nature, dont nous ne pouvons nous défaire sans cesser d’être nous-mêmes. Elle nous fait accepter les fatigues, les incertitudes, les souffrances, la vieillesse, la mort, comme les données mêmes de notre condition ; elle nous rend plus précieuses les joies que nous arrachons à tant de menaces ; elle rehausse, enfin, en nous le sentiment de notre dignité méritant sans cesse par l’effort les biens que nous pouvons atteindre, nous nous sentons supérieurs à ce que seraient des bienheureux auxquels la félicité tomberait du ciel toute prête et toujours renouvelée, sans qu’ils fissent rien pour la conquérir par eux-mêmes.
Cette idée si profonde, où se mêlent d’une façon si poétique l’enchantement de l’espérance et le désenchantement de la réflexion, n’est à vrai dire que suggérée par le vieux conte, elle n’y est pas nettement indiquée, car il fait rentrer le héros, et pour toujours, dans le paradis qu’il a quitté. Encore moins a-t-elle pu être celle des premiers mythes, d’où ce conte s’est peu à peu développé, et qui ne connaissent pas même le retour passager du héros. À l’origine, il s’agissait sans doute simplement de la possibilité pour l’homme d’arriver, même avant sa mort, à la félicité dont quelques héros jouissent, après la mort, dans la « terre des bienheureux ». Plus anciennement encore, cette terre de la mort, devenue la terre de l’immortalité, n’était que le reflet du vague rêve qui se levait dans l’âme enfantine des premiers hommes pensants lorsqu’ils voyaient le soleil disparaître derrière une montagne ou, au bout de l’horizon, se plonger dans la mer. Ils imaginaient le pays mystérieux où l’astre séjourne jusqu’à ce qu’il reparaisse de l’autre côté du ciel ; ils se plaisaient à y voir un monde enchanté, d’où l’astre éternellement jeune ressortait chaque jour aussi brillant, et où peut-être était réalisée cette félicité parfaite qui ne se trouve pas sur la terre.
C’est ainsi que les rêves des vieux âges, passant de lieux en lieux, et de générations en générations, se colorent des pensées changeantes des époques, des races et des patries qui se les transmettent. L’antique « Hespérie », la terre que le soleil visite au-delà des mers du couchant, est devenue le pays féerique, peuplé de femmes d’une incomparable et éternelle beauté, où règne la félicité sans mélange. Des mortels y sont allés, et l’on en a vu revenir vivants quelques-uns qui y sont retournés pour toujours. Ailleurs, c’est dans une de ces montagnes qui semblent former la barrière de l’empire nocturne du soleil, qu’on a placé le palais de l’éternelle jeunesse. Le christianisme est venu : l’Église voit dans ce faux paradis un véritable enfer, et refuse d’absoudre le téméraire qui assure y avoir pénétré ; mais le peuple croit que Dieu aurait pardonné à celui qu’a égaré le rêve indomptable du bonheur. Et le poète philosophe de nos jours ne trouve que vanité dans le rêve lui-même, tandis que pour le dramaturge la lutte entre l’enfer et le paradis devient la lutte entre deux formes de l’amour… C’est toujours, sous des masques différents, le même visage qui nous apparaît, le même sphinx qui nous fascine. Nous voudrions accorder les joies éphémères de la vie avec une félicité plus parfaite et plus durable, la jouissance avec la noblesse morale, l’amour pur et dévoué avec la volupté aux appels puissants, et, ballottés entre nos inconciliables désirs, nous écoutons avidement et nous écouterons toujours les contes qui nous parlent, fût-ce pour nous faire frémir, de mortels comme nous qui ont pénétré, vivants, dans le monde de nos rêves et qui, revenus un moment parmi les hommes, ont pu leur en révéler quelques secrets.
Le Juif errant
Première étude (1880)
On croit généralement que la légende du Juif Errant a été répandue en Europe pendant tout le Moyen Âge, et c’est à cause de l’Antiquité qu’on lui attribue qu’on est porté à lui chercher un sens mystique et profond. Il n’en est rien toutefois : on ne trouve aucune trace du Juif éternel ni dans le vaste amas des apocryphes grecs et slaves, ni dans les traditions du christianisme oriental, ni dans les légendes pourtant si abondantes du Moyen Âge latin. La popularité du Juif Errant est restreinte à quelques contrées du nord-ouest de l’Europe, l’Allemagne, la Scandinavie, les Pays-Bas et la France77 ; elle y est de date récente, et elle s’y est propagée, non par la tradition orale, mais par une voie toute littéraire.
Avant de rechercher le point de départ de cette littérature, nous dirons quelques mots de légendes plus anciennes, qui ont avec celle qui nous occupe un rapport certain ou probable, ou qui du moins nous présentent une idée analogue. Le premier Juif Errant, comme on l’a fort bien remarqué78, c’est Caïn. Il se met en route après son crime, « vagabond et fugitif sur la terre », et il porte sur le front un signe qui le préserve au moins de la mort violente, s’il ne le soustrait pas à la mort naturelle.
Une légende arabe, qui probablement, comme tant d’autres recueillies dans le Coran, a sa source dans les récits populaires des Juifs d’Arabie, nous montre un autre voyageur sans trêve, plus rapproché de notre héros : Samiri, celui qui avait fabriqué le veau d’or, fut maudit par Moïse ; il s’éloigna aussitôt des tentes d’Israël. « Depuis ce temps il erre, comme une bête sauvage, d’un bout du monde à l’autre. Chacun le fuit et purifie le sol que ses pieds ont foulé, et lui-même, dès qu’il approche d’un homme, il crie sans relâche : Ne me touchez pas ! » S’il avertit ainsi ses semblables de s’éloigner de lui, c’est, d’après des légendes postérieures, que son contact donne la fièvre79. Son mouvement perpétuel lui a fait donner le nom de al Kharaïti, « le Tourneur ». Les marins arabes ont transformé cette légende : ils font du « vieux Juif » un monstre marin à face humaine, à barbe blanche, qui apparaît parfois, au crépuscule, à la surface des flots80.
Il n’y a aucun lien direct, bien qu’il y ait peut-être plus qu’une ressemblance fortuite, entre ces vieux récits et les légendes qui se groupèrent autour du souvenir de la passion de Jésus. L’imagination populaire, comme on sait, ne se contenta pas de ce que rapportent les évangiles. Elle développa longuement l’histoire antérieure ou subséquente de plusieurs des personnages qui apparaissent dans ce drame, de Judas par exemple, de Pilate, des deux larrons, de Joseph d’Arimathie ; elle créa les merveilleux épisodes de Bérénice (Véronique), qui recueillit sur un linge l’empreinte de la face divine ; de Longin, l’aveugle-né, qui, ayant percé de sa lance le flanc du Sauveur, recouvra la vue en se frottant les yeux avec le sang qui en coula, etc. Tous les traits indiqués dans le récit évangélique devinrent le point de départ d’amplifications plus ou moins poétiques.
Il en était un qui devait particulièrement frapper l’imagination, c’est celui des soufflets donnés au Christ. On rapporta à un seul homme, et à celui qui aurait dû en avoir le plus d’horreur, le crime odieux d’avoir frappé cette face auguste, on l’aggrava encore, et on inventa pour le coupable une expiation égale à son forfait. Une légende italienne, que nous sommes porté à croire fort antique, raconte qu’un Juif, appelé Malc, donna à Jésus un soufflet avec un gant de fer ; en punition, il est condamné à vivre sous terre, tournant toujours autour d’une colonne (sans doute la colonne où Jésus fut attaché) ; à force de tourner, il a creusé profondément la terre sous ses pas. Il se frappe avec désespoir la tête contre cette colonne, mais il ne peut se donner la mort, car sa sentence est de souffrir ainsi jusqu’au jugement dernier. Le nom originaire de ce personnage est Malc et non Marc (bien que cette dernière forme soit la plus répandue), et c’est bien le même Malc auquel saint Pierre coupa l’oreille et que Jésus guérit. Dans tous les mystères du Moyen Âge, on le représente comme ayant pris part aux tortures de Jésus, malgré le bienfait qu’il en avait reçu. Un curieux passage d’une chanson de geste nous a seul conservé une légende fort semblable où Marcus, qui n’est plus le soldat blessé par Pierre, mais le lépreux guéri par le Seigneur, frappe le Christ, et est l’objet d’une malédiction particulière, à l’aide de laquelle on expliquait bizarrement l’incurabilité de la lèpre :
Dius, tu garis Marcus, ki tous fu enleprés :Mesiaus fu de viaire et de bouche et de nés,Li premiers hons en terre ki en fu encombrés.Ice fu li premiers, dire l’oï letrés,Ki te mist a l’estache quant tu i fus menés,Et tu le maudesis, meïsmes Damedés,Ke jamais pour s’amour ne fust lepreus sanés,Ne sera il pour voir, ja Dius n’en ert faussés81.
Répandue à Venise, à Naples, en Sicile, la légende de Malc a donné lieu à des expressions proverbiales qui en attestent la popularité : on dit en Sicile, d’une personne laide et mal plaisante : Havi’na faccia di lu judeu Marcu 82. Lu judeu Marcu est devenu, par une sorte d’assimilation à Judas, lu Juda-Marcu dans des chants populaires siciliens83. Il nous paraît probable que c’est cette même légende (où s’est introduit à tort le nom de Joseph, emprunté au conte postérieur dont nous allons parler) qui se trouve dans un récit populaire recueilli au xviie siècle par un auteur allemand, mais d’après les dires de Vénitiens, et où on voit Joseph à Jérusalem, dans une crypte, n’ayant d’autre occupation que de frapper de sa main contre le mur et quelquefois contre sa poitrine84.
C’est encore, si nous ne nous trompons, la même légende qui se retrouve au fond du curieux récit où, pour la première fois avec une date certaine et des traits précis, apparaît, sinon le Juif Errant, au moins un témoin immortel de la Passion. Le célèbre moine de Saint-Alban, Matthieu Paris, raconte qu’en l’année 1228 un archevêque d’Arménie vint en Angleterre, et que, entre autres merveilles qu’il raconta de son pays, il parla « de ce Joseph, dont le nom revient souvent dans l’entretien des hommes, qui fut présent à la Passion du Seigneur, lui parla, et vit encore, en témoignage de la vérité de notre foi ». L’archevêque assura qu’il connaissait ce Joseph, lequel avait mangé à sa table peu de temps avant son départ, et il raconta son histoire. « Au temps du jugement du Christ, cet homme, appelé alors Cartaphilus, était portier du prétoire de Ponce Pilate. Quand Jésus, condamné et entraîné par les Juifs, franchit la porte du prétoire, Cartaphilus le frappa du poing dans le dos avec mépris, et il lui dit en ricanant : Va donc, Jésus, va plus vite ; pourquoi es-tu si lent ? Et Jésus le regardant d’un front et d’un œil sévère lui dit : Je vais, et toi, tu attendras que je vienne. C’est comme s’il avait dit, dans les termes de l’Évangéliste : Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit ; mais toi, tu attendras son second avènement. Donc, d’après la parole du Christ, ce Cartaphilus attend. Il avait environ trente ans, au temps de la passion du Seigneur ; chaque fois qu’il arrive à cent années révolues, il est pris d’une maladie qui semble incurable, il tombe dans une sorte d’extase, après quoi il guérit et il revient à cet âge qu’il avait l’an où le Seigneur fut mis à mort… Il a été baptisé par Ananias, le même qui baptisa Paul, et il a reçu le nom de Joseph… Il habite d’ordinaire les deux Arménies et d’autres pays de l’Orient ; il vit au milieu des évêques et des prélats. C’est un homme religieux, de vie sainte ; ses paroles sont rares et circonspectes ; il ne parle que quand des évêques et des personnes religieuses le lui demandent. Il raconte alors des faits de l’Antiquité et des circonstances de la Passion… et cela sans risée et sans paroles frivoles, car il est d’ordinaire dans les larmes… On vient le trouver de pays lointains pour jouir de sa vue et de son entretien ; s’il a affaire à des hommes respectables, il répond à toutes les questions qu’on lui pose. Il refuse d’ailleurs tous les présents qui lui sont offerts, content d’un vêtement et d’une nourriture simple. Il met toute son espérance dans ce fait qu’il a péché par ignorance. Quelques années plus tard, le frère de l’archevêque vint à son tour en Angleterre, et les moines qui l’accompagnaient assurèrent aussi qu’ils savaient d’une façon indubitable que ce Joseph, qui a vu le Christ prêt à mourir et qui attend son retour, vit encore à sa manière habituelle.
L’archevêque arménien alla aussi à Cologne. En allant ou en revenant, il s’arrêta, pendant le carême, chez l’évêque de Tournai, et là il raconta de nouveau son historiette, dont nous trouvons une variante dans la Chronique en vers de Philippe Mousket, qui écrivait à Tournai vers 1243. Le récit de Mousket est donc indépendant de celui de Matthieu Paris, bien qu’il remonte à la même source. « L’archevêque, dit-il, raconta qu’il avait vu un homme qui assistait au crucifiement de Dieu. Quand les perfides Juifs emmenèrent Dieu à la mort, cet homme leur dit : Attendez-moi, j’y vais aussi, voir mettre en croix le faux prophète. Le vrai Dieu se retourna, et le regardant, lui dit : Ils ne t’attendront pas, mais toi tu m’attendras. Et en effet il attend encore ; il n’est pas mort depuis le temps. Tous les cent ans on le voit rajeunir. On raconte qu’il fut baptisé par Ananias : ainsi il pourra amender ses torts. Il ne mourra pas jusqu’au jour du Jugement. »
Ces deux textes (qu’on peut lire l’un et l’autre dans Graesse, p. 122 ss.) donnent lieu à plusieurs observations. Ils ont cela de commun que des paroles dites par le héros du récit au Christ sont reprises par celui-ci et deviennent le texte même de sa sentence. Mais ces paroles ne sont pas les mêmes. Chez Matthieu Paris, Cartaphilus dit à Jésus : « Va, marche », et Jésus lui répond : « Je vais, et tu attendras que je vienne. » L’homme de Mousket dit, bien plus innocemment, aux Juifs qui font crucifier Jésus : « Attendez-moi », et Jésus lui dit : « C’est toi qui m’attendras. » La seconde version paraît altérée ; pourquoi cette curiosité aurait-elle été seule punie, et non l’inhumanité des Juifs ? Les deux versions ont en commun, dans les paroles de Jésus, le mot : « Tu m’attendras », et c’est sur cette attente que porte tout le récit.
Au reste, Cartaphilus (que Mousket ne nomme pas) n’est pas Juif ; en sa qualité d’employé de Pilate, il faut bien plutôt le considérer comme un Romain. Son nom est bizarre. On en a proposé une explication fort ingénieuse : χάρτα φίλος signifie en grec « très cher, bien-aimé », et sous ce nom il faudrait simplement reconnaître le disciple « que Jésus aimait ». De lui, en effet, Jésus dit à Pierre, dans l’évangile même attribué à ce disciple (Jean XXI, 22) : « Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Sur quoi il se répandit parmi les disciples un bruit, que ce disciple ne mourrait pas. » Il est difficile de méconnaître un lien entre ces paroles du Christ et celles qu’il adresse à Cartaphilus : « Tu attendras jusqu’à ce que je vienne. » Mais quel est ce lien ? Une autre parole de Jésus, recueillie dans les trois évangiles synoptiques avec de minimes différences, dut aussi frapper l’imagination : « Je vous le dis en vérité, il y en a, parmi ceux qui sont ici devant moi, qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venir dans sa royauté » (Matth. XVI, 28), ou « d’avoir vu la royauté de Dieu » (Luc IX, 27), ou « d’avoir vu la royauté de Dieu venue dans sa puissance » (Marc IX, 1). Quand les faits eurent démenti le sens le plus naturel de ces paroles, la croyance populaire dut chercher à les justifier néanmoins : on supposa que certains témoins de la vie du Christ avaient été miraculeusement soustraits à la mort. On put regarder cette destinée soit comme une récompense, soit comme un châtiment, et de là vient qu’on l’attribua soit au disciple bien-aimé, à qui elle semblait d’ailleurs clairement prédite, soit au contraire à un homme coupable d’une offense particulière envers le Christ. Les récits relatifs à l’immortalité de saint Jean sont connus. En l’an 16 de l’hégire, le chef arabe Fadilah rencontra un vieillard qui lui dit que par l’ordre de Jésus il restait en vie jusqu’à son avènement ; il s’appelait Zerib, fils d’Élie85. Entre la légende du disciple bien-aimé et l’histoire du châtiment de Malc qui avait frappé le Sauveur, le bizarre récit de l’archevêque arménien sur Cartaphilus semble une transition ou plutôt un compromis : ce qui relie clairement Cartaphilus à Malc, c’est la mention du coup qu’il donna à Jésus ; d’autre part son nom, la sainteté et la douceur de son existence l’en séparent nettement. Peut-être faut-il encore compter, parmi les personnages qui ont concouru à la formation du type de Cartaphilus-Joseph, Joseph d’Arimathie, maintenu miraculeusement en vie, d’après une légende ancienne, dans la prison où l’avaient jeté les Juifs.
Au reste, il est malaisé de faire la part de la tradition et de l’invention dans le récit de l’archevêque arménien. Ajoutons qu’il fut transmis par interprète, et peut-être le truchement de l’archevêque, le chevalier d’Antioche qui rapportait ses paroles en français (lingua gallicana) s’est-il amusé de la crédulité de ses auditeurs. Il est curieux que Matthieu Paris parle de la légende comme si, avant l’arrivée de l’archevêque, on l’eût déjà connue en Angleterre : « On l’interrogea dit-il, sur ce Joseph dont le nom revient si souvent dans l’entretien des hommes... » Mais ce n’est sans doute là qu’une prétention du moine anglais, pour ne pas paraître avoir ignoré une chose si merveilleuse. Il est certain qu’avant lui il n’est fait nulle part mention de ce personnage et de son histoire. Ce qui donne lieu de soupçonner la sincérité de l’archevêque arménien, c’est que ni en Arménie ni dans aucune autre partie de l’Orient chrétien, on ne rencontre, que nous sachions, la moindre trace de la légende qu’il débitait avec tant d’assurance, à moins qu’on ne regarde l’histoire, citée plus haut, du Joseph gardé dans une crypte à Jérusalem comme étant réellement orientale ; mais comment n’en trouverait-on aucune mention plus ancienne ? En Occident même, elle ne sortit pas des livres du chroniqueur anglais et du rimeur wallon, et pendant des siècles on n’en rencontre plus aucune mention. Les mystères du Moyen Âge, qui ont mis en scène, avec tous les détails du récit évangélique de la Passion, les légendes qui s’étaient groupées alentour, ignorent complètement celles de Cartaphilus ; elle est également absente des compilations mêlées d’histoire et de fable, notamment de l’immense ouvrage de Jean d’Outremeuse, où ont trouvé place presque tous les contes de ce genre connus du Moyen Âge. Ni les prédicateurs ni les poètes n’y font la moindre illusion ; les artistes ne l’emploient pas dans leurs compositions peintes ou taillées. Il faut arriver au commencement du xviie siècle pour voir reparaître une histoire analogue ; mais, cette fois, reproduite dès son début avec prédilection par l’imprimerie et l’imagerie populaires, elle eut tout de suite une vogue qui n’a pas encore pris fin.
La bibliographie des plus anciennes éditions de la Relation merveilleuse d’un Juif appelé Ahasvérus a été dressée par Graesse (p. 101 ss.) avec un désordre qui fait naître de grands soupçons d’inexactitude. L’édition qu’il place en tête est de Leipzig, 1602, in-4°, mais elle porte sur le titre : Neulich gedruckt zu Leyden. Graesse cite avec doute une édition de Leide, 1602, qui pourrait donc être la première, mais il en mentionne sans réserve dubitative une de Bautzen, 1601 ; il en signale plusieurs autres de 1602 et 1604. Personne n’a contrôlé ces indications confuses. Graesse emprunte d’ailleurs le texte de la lettre qui est la partie essentielle de ce livret à une édition où l’auteur de cette lettre signe Chrysostomus Dudulaeus et date de « Refel (Reval), le 1er août 1613 », tandis que dans la bibliographie il ne fait apparaître ce nom qu’en 1619, et que d’autres en reculent la première apparition jusqu’en 1635. Il a dû d’ailleurs exister de cette lettre des éditions isolées. Quoi qu’il en soit, toutes celles que nous avons se ressemblent par le fond, qui est en abrégé le suivant :
« Paul d’Eitzen, docteur de la sainte Écriture et évêque à Schleswig, a raconté à plusieurs personnes que dans sa jeunesse, après avoir étudié à Wittenberg, étant retourné en 1547 chez ses parents à Hambourg, le dimanche suivant, à l’église, pendant le sermon, il remarqua un homme d’une haute taille, aux cheveux longs tombant sur les épaules, debout, pieds nus, en face de la chaire, qui écoutait le prédicateur avec grand recueillement ; et chaque fois que le nom de Jésus était prononcé, il s’inclinait très bas avec grande humilité, frappait sa poitrine et soupirait. Il n’avait pas d’autre vêtement, dans cet hiver très dur, que des chausses tout à fait déchirées au bas, un pourpoint serré par une ceinture et tombant jusqu’aux pieds ; il semblait avoir cinquante ans. Plusieurs personnes qui étaient là se sont rappelé avoir vu cet homme en Angleterre, France, Italie, Hongrie, Perse, Espagne, Pologne, Moscovie, Livonie, Suède, Danemark, Écosse et en divers autres lieux… Paul d’Eitzen l’ayant trouvé après le prêche, lui demanda qui il était et depuis quand il était dans cette ville. À quoi il répondit très modestement et dit qu’il était Juif de naissance, qu’il s’appelait de son nom Ahasvérus, qu’il était cordonnier de son métier, qu’il avait assisté de sa personne au crucifiement et à la mort du Christ, que depuis lors il était resté en vie et qu’il avait parcouru bien des contrées ; à l’appui de quoi il raconta beaucoup de circonstances de la Passion du Seigneur. À de nouvelles demandes il répondit qu’au temps de la Passion il était établi à Jérusalem, et que, tenant avec les autres Juifs le Seigneur Christ pour un hérétique et un séducteur du peuple, il avait fait son possible pour qu’il fût exterminé. Quand Pilate eut prononcé la sentence, sachant que le condamné devait passer devant sa maison, il courut en hâte chez lui, dit à ses gens de venir voir, et, prenant son petit enfant dans ses bras, vint se placer devant sa porte. Quand Christ, portant sa lourde croix, arriva là, il s’appuya pour se reposer à la maison du cordonnier et s’y arrêta quelque peu, mais lui, par colère et mauvais vouloir et pour s’en faire gloire auprès des autres Juifs, chassa le Seigneur Christ et lui dit de s’en aller où il devait aller, sur quoi Jésus le regarda fixement et lui adressa ces paroles : Je m’arrêterai et me reposerai, mais toi tu marcheras jusqu’au jugement dernier. Aussitôt il mit son enfant à terre et ne put rester là plus longtemps. Il suivit Christ et vit toute sa Passion. Ensuite il lui fut impossible de retourner à Jérusalem, il se mit à parcourir le monde, et ne revint qu’après beaucoup d’années dans sa ville natale, où il trouva tout détruit et ravagé… Quant aux intentions de Dieu en le laissant ainsi misérable dans ce monde, il n’en peut croire autre chose, sinon que Dieu veut peut-être garder jusqu’au jugement dernier un témoin vivant contre les Juifs et les incrédules… Pour lui, il accepterait volontiers que Dieu du ciel le retirât de cette vallée de misère. Il fut ensuite interrogé par des personnes savantes, qu’il remplit d’admiration par les réponses aux questions qu’on lui fit sur ce qui s’était passé dans le pays de l’Orient après la crucifixion du Seigneur… Quant à sa manière de vivre, il se tient très tranquille et réservé, il ne parle guère que pour répondre aux questions qu’on lui fait ; quand on l’invitait à dîner, il mangeait peu et sobrement ; il est toujours pressé, ne reste jamais longtemps au même endroit ; à Hambourg, Dantzig et ailleurs on lui a offert de l’argent, mais il ne prenait guère plus de deux escalins, et il les distribuait aussitôt aux pauvres, disant qu’il n’avait besoin de rien, que Dieu pourvoyait à ses besoins, car il s’était repenti de son péché, et Dieu lui pardonnerait ce qu’il avait fait par ignorance. Pendant tout le temps qu’il a passé à Hambourg et à Dantzig on ne l’a jamais vu rire. En tout pays où il est venu, il en parlait le langage. De beaucoup d’endroits, proches ou lointains, les gens sont venus à Hambourg ou Dantzig pour le voir. Il ne pouvait entendre blasphémer ou jurer par la Passion de Dieu, il s’indignait alors amèrement. »
Cette lettre, s’il faut en croire certaines indications, date de 1564 ; mais nous ne voyons nulle part aucune raison de croire qu’elle ait été publiée avant le commencement du xviie siècle. Elle paraît être anonyme dans les premières éditions du livret où elle est insérée ; plus tard elle est signée d’un certain « Chrysostomus Dudulaeus, Westphalus », parfaitement inconnu. Paul d’Eitzen, qui doit à cette lettre une célébrité que ne lui aurait pas assurée la part qu’il prit aux luttes religieuses de son temps, était un fervent disciple de la Réforme. Après avoir passé son doctorat à Wittenberg en 1546 sous les auspices de Mélanchthon, il devint en 1562 prédicateur (et évêque ?) à Schleswig, donna sa démission en 1593 et mourut le 25 février 159886. Le récit qu’on met dans sa bouche n’a dû paraître qu’après sa mort, et c’est bien à tort sans doute qu’on a invoqué, pour attester la réalité de ce récit, l’autorité de son nom, alléguée par un audacieux nouvelliste. La Newe Zeitung von einem Juden von Jerusalem n’est en effet qu’un de ces « canards » si fréquents à la fin du xvie et au commencement du xviie siècle qui, conçus le plus souvent ainsi sous forme de lettres, exploitaient la curiosité publique en répandant le récit d’aventures extraordinaires, de prodiges, de crimes singuliers, d’apparitions, de voyages imaginaires, etc. L’auteur de celui qui nous occupe a eu entre tous un merveilleux succès ; il a véritablement créé une légende qui est devenue tout à fait populaire dans divers pays.
Quand nous disons « créé », il faut s’entendre : il n’en a pas inventé le fond, mais il l’a très arbitrairement transformé. « Il fallait, dit Magnin, que cette légende singulière eût jeté de bien profondes racines au Moyen Âge pour avoir ainsi survécu en Allemagne à la réforme de Luther. « Cette opinion est tout à fait erronée. Le même critique pense que Matthieu Paris n’a rapporté la légende contée par l’évêque arménien que « parce qu’elle différait du récit reçu dans les contrées soumises à l’Église latine ». M. Paul Lacroix, de son côté87, prétend que, « avant le viiie siècle, on ne mettait pas en doute cette légende dans toute la chrétienté ; elle se rattachait aux traditions de l’an mil, etc. ». Ce sont là des assertions sans le moindre fondement. Il n’y a aucune trace de la légende, nous l’avons déjà dit, ni en Orient ni en Occident, avant Philippe Mousket et Matthieu Paris ; il n’y en a aucune mention entre Matthieu Paris et l’auteur de la lettre résumée ci-dessus. Cet auteur était visiblement protestant, et toute sa mise en scène est protestante. Il s’appuie sur un des docteurs de l’église luthérienne ; il appelle toujours le Seigneur Christ et non Jésus-Christ ; il fait assister son héros au prêche dans l’église luthérienne à Hambourg ; enfin, ce qui est décisif, il lui donne le nom d’Ahasvérus, qui appartient exclusivement aux bibles protestantes, la Vulgate et les traductions catholiques donnant Assuérus. Il n’est même pas impossible que le désir d’opposer à la « tradition » dont se vantaient les catholiques un témoignage bien plus authentique, celui d’un contemporain même du Christ, ait été l’un des motifs de la composition de ce récit. Un autre a certainement été de convaincre les Juifs, très nombreux alors dans le nord de l’Allemagne, par la déclaration d’un des leurs. Le nouvelliste réussit au moins à fournir contre eux un nouveau prétexte de vexations. On lit dans la dissertation de Schultz, citée plus loin, que plus d’une fois en Allemagne la populace chrétienne envahit le quartier des Juifs, prétendant qu’ils recélaient Ahasvérus, qu’on avait vu pénétrer chez eux. D’autre part, les Juifs se moquaient des chrétiens qui croyaient à une pareille fable, et des apologistes sérieux regrettaient qu’on essayât de convaincre les Israélites avec de tels arguments. Toutefois le motif principal de notre auteur a été tout simplement de mystifier ses contemporains et sans doute aussi de gagner quelque argent.
Il ne nous paraît pas douteux qu’il ait emprunté le fond de son histoire à Matthieu Paris. L’Historia major de cet auteur, publiée à Londres en 1571 et réimprimée à Zurich en 1586, avait eu dès l’abord un grand succès, surtout parmi les protestants, à cause de l’esprit qui y règne, constamment hostile à la cour de Rome. C’est là que l’auteur de notre Relation a trouvé la matière qu’il a arrangée à sa guise. Entre son récit et celui du moine anglais il subsiste des coïncidences tellement frappantes qu’elles ne peuvent être l’effet du hasard ou le produit d’une tradition vraiment populaire. Ainsi Cartaphilus est représenté comme « ayant des paroles rares et circonspectes, répondant aux questions qu’on lui pose », Ahasvérus « est tranquille et réservé, il ne parle que pour répondre aux questions qu’on lui fait » ; — Cartaphilus « se contente d’un vêtement et d’une nourriture simple », Ahasvérus « mange peu et sobrement » ; — Cartaphilus « refuse tous les présents qu’on lui offre », Ahasvérus « ne prend pas plus de deux escalins et les distribue aux pauvres » ; — Cartaphilus « espère son salut parce qu’il a péché par ignorance », Ahasvérus « pense que Dieu lui a pardonné ce qu’il a fait par ignorance » ; — Cartaphilus est conservé « comme argument pour notre foi », Ahasvérus dit que « Dieu a voulu le garder comme un témoin contre les Juifs ». Certaines indications ont été développées avec une exagération naturelle : ainsi Cartaphilus raconte les histoires antiques « sans risée » ; quant à Ahasvérus, « on ne l’a jamais vu rire ».
Voilà ce qui atteste la dépendance où le second récit est du premier, mais le nouvelliste allemand a pratiqué plusieurs changements à son modèle. Comme il voulait faire du Romain un Juif, il lui a donné un autre nom, tiré, assez mal à propos, de la Bible, où Ahasvérus est un nom perse, — une autre profession, car le portier de Pilate ne pouvait être Juif (mais pourquoi Ahasvérus est-il cordonnier ?), — et par là même il a dû quelque peu modifier son crime. Il a supprimé le coup porté au Seigneur, reste de l’antique légende de Malc, et il a changé les paroles fatales du Christ. Au lieu de dire à l’inhumain : « Et toi, tu attendras que je vienne », Jésus lui dit : « Je vais me reposer, et toi tu marcheras jusqu’à la fin du monde. » Ce changement a sans doute été suggéré à notre auteur par la donnée même qu’il voulait introduire dans son récit. Il prétendait faire croire que son héros avait été vu récemment en Allemagne, et signaler des lieux où on l’avait rencontré ; il ne pouvait rendre cette histoire admissible qu’en ajoutant qu’il n’avait fait que passer dans chacun de ces lieux ; il était donc indiqué de substituer à la vie paisible et retirée de Cartaphilus la vie agitée et vagabonde d’Ahasvérus. Remarquons d’ailleurs que cette circonstance, qui, en s’accentuant davantage, devait être la grande cause de la popularité de la légende, n’est pas encore très accusée dans ce premier récit : Ahasvérus est inquiet, pressé, mais non condamné à marcher toujours ; il peut très bien s’entretenir longuement avec Paul d’Eitzen et autres, et s’asseoir à la table de ceux qui l’invitent ; il paraît faire à Hambourg et à Dantzig un assez long séjour. Cartaphilus est baptisé ; on ne nous dit pas expressément qu’Ahasvérus l’eût été ; mais cette circonstance fut ajoutée, comme nous le verrons, dans les remaniements postérieurs. La crise séculaire de Cartaphilus est inconnue à Ahasvérus : en effet elle se concilierait mal avec ses perpétuels voyages. Un reste de l’ancien récit se retrouve dans ce fait qu’Ahasvérus sait à fond ce qui est arrivé depuis la Passion en Orient : c’est qu’il avait habité l’Arménie sous le nom de Cartaphilus. — Enfin les derniers traits nouveaux imaginés par le copiste sont d’avoir doté le Juif d’une famille, de lui avoir fait parler toutes les langues (ce qui était indispensable à son nouveau genre de vie), et de lui avoir attribué cette horreur profonde pour les blasphémateurs, que l’auteur avait sans doute la louable intention de faire ainsi renoncer à leur mauvaise habitude.
Les modifications faites par Dudulaeus, que ce nom soit réel ou fictif, au récit de Matthieu Paris, rendaient Ahasvérus si différent de Cartaphilus, au moins en apparence, que des « critiques » en firent expressément deux personnages : une brochure parue en 1645, sous le titre de Relatio oder Kurtzer Bericht von zweien Zeugen der Leyden Jesu Christi, s’efforce doctement de prouver qu’il existe encore dans le monde des vivants deux témoins de la Passion, un Juif et un Romain.
L’opuscule dont nous avons rapporté le titre fait suivre, dans la reproduction qu’en a donnée Graesse, la lettre en question du récit d’autres apparitions du Juif en 1575, 1599 et 1601 ; mais elles ne sont mentionnées nulle part en dehors dudit opuscule. Il n’en est pas de même de celles qui en suivirent la publication et la diffusion, évidemment très considérables dès l’origine. Pendant tout le commencement du xviie siècle, on ne parle que du Juif immortel en Allemagne d’abord, puis en France, en Belgique, en Danemark, en Suède. L’opinion publique en fut émue. L’avocat parisien Bouthrays (Botereius), qui publiait en 1604 une histoire de son temps, parle au livre XI (t. II, p. 172) de ce Juif contemporain du Christ dont s’entretient toute l’Europe. Il craint, il est vrai, qu’on ne lui reproche de s’arrêter à des contes de vieille, mais il se justifie en disant : « Rien n’est plus répandu que ce récit, et notre histoire en langue vulgaire (nostratium vernacula historia) n’a pas rougi de le rapporter. J’ai donc les anciens auteurs de nos annales pour garants qu’on l’a vu, dans plus d’un siècle, en Espagne, en Italie, en Allemagne, et qu’en cette année (1602 ?) on l’a reconnu pour le même qui avait été vu à Hambourg en l’an 1564. Le vulgaire, prompt à forger des bruits, en raconte beaucoup de choses ; je n’en parle que pour ne rien omettre. » Les témoignages écrits allégués par Bouthrays sont sans doute purement imaginaires ; la date de 1564 est celle de la prétendue lettre de l’ami de Paul d’Eitzen. Cependant par historia vernacula il entend peut-être le livret traduit de l’allemand, qui aurait alors été imprimé avant 1604, tandis qu’on attribue d’ordinaire la première édition à 1609. M. de Douhet cite une édition faite à Turin à la fin du seizième siècle, d’autres de Leide et de Bruges, vers 1600, mais ce sont des assertions sans preuves. Un contemporain de Bouthrays, Boulenger, en rapportant ce passage, déclare qu’il n’y ajoute nullement foi88.
Un autre historien un peu postérieur, Louvet, aurait pu nous donner sur le fameux Juif des renseignements bien plus précis. « Plusieurs personnes, dit-il, le virent avec l’autheur, au mois d’octobre (1604), en la ville de Beauvais, lequel, un jour de dimanche, à l’issue de la messe parochiale de l’église de Nostre-Dame de la Basse-Œuvre, estoit auprès des tours de l’evesché environné de plusieurs petits enfants, auxquels il faisoit des remonstrances, parlant de la Passion
de Nostre Seigneur. L’on disoit bien que c’estoit le Juif errant, mais neantmoins on ne s’arrestoit pas beaucoup à luy tant parce qu’il estoit simplement vestu qu’à cause qu’on l’estimoit un compteur de fables, n’estant pas croyable qu’il fust au monde depuis ce temps-là. L’autheur eust fort desiré de discourir avec luy, et l’eust volontiers interrogé ; mais le peu d’estime qu’on faisoit de luy luy fit perdre l’occasion de parler à luy, dont peu après il eust un grand regret. Il ne laissa neantmoins de parler à plusieurs hommes et femmes de ceste ville de Beauvais, lesquels adjoustèrent aucunement foy à ce qu’il leur faisoit entendre. Il demanda l’aumône en la maison de M. Raoul Adrian, advocat, qui luy fut donnée par sa femme89. »
Le Juif Errant passe pour avoir souvent apparu depuis lors, notamment en Allemagne et en Bretagne. En Angleterre, c’est le vieux Cartaphilus qui reparut à la fin du xviie siècle, et qui, s’il faut en croire une lettre de la duchesse de Mazarin, citée par dom Calmet90, fit beaucoup de dupes et provoqua beaucoup de discussions parmi les savants et les gens du monde : celui qui jouait son rôle avait lu Matthieu Paris.
Mais partout ailleurs, c’est le nouveau type, le vrai Juif Errant, l’éternel marcheur, qui passe sans s’arrêter devant les peuples ébahis. La plus célèbre de ces apparitions fut celle qui échut en 1640 à deux bourgeois de Bruxelles et qui est devenue la base de la complainte dont nous dirons un mot tout à l’heure. Une autre complainte avait été imprimée en français dès 1609, à Bordeaux, avec un petit livre traduit du Volksbuch allemand, Cette complainte (reproduite dans Schoebel, p. 20) n’offre rien de remarquable : elle est directement inspirée du récit attribué à Paul d’Eitzen ; elle fait seulement rencontrer le Juif « en la rase campagne », par « deux gentilshommes au pays de Champagne », auxquels il raconte son aventure. On chante encore en Velay une autre chanson, qui remonte, d’après l’éditeur, au xviie siècle91. Le livret lui-même, tel qu’il est encore aujourd’hui imprimé en France et sans doute en Allemagne, ne contient pas seulement la relation de l’ami de Paul d’Eitzen. Il y joint une fantastique histoire du Juif Errant, où sont intercalées les légendes de l’arbre de la Croix, de Judas, de la Véronique, de Longin, etc., de manière à former comme un petit cycle apocryphe de la Passion. Ahasvérus s’y donne comme étant fils d’un charpentier, de la tribu de Nephthali, et comme ayant assisté à plusieurs scènes antérieures de la vie du Christ. En outre, il raconte ses voyages autour du monde et en profite pour donner sur tous les pays possibles et impossibles des renseignements qui, réunis, forment la plus étrange ethnographie qu’on puisse imaginer. Les bibliographes qui se sont occupés du Juif Errant ont tous négligé de nous dire si ces additions se trouvent déjà dans les premières éditions du livre populaire, et ces premières éditions sont introuvables à Paris.
Ce n’est pas seulement en France que le Volksbuch allemand fut traduit : il passa en hollandais, en danois et en suédois. En anglais, il ne paraît pas avoir été traduit, mais il a fourni le sujet d’une ballade, d’ailleurs assez peu populaire, qui est comprise dans le recueil de Percy. Des chants du même genre existent en diverses langues du Nord ; le plus célèbre est la complainte française. Cette complainte, écrite avec une trivialité et une platitude souvent comiques, mais qui ne manque pas de naïveté et même à quelques endroits d’un certain charme pénétrant, paraît avoir été composée en Belgique. Elle met en scène les deux bourgeois « de Bruxelles en Brabant », dont la rencontre avec le Juif, en 1640, avait laissé un souvenir dans le pays92 ; et elle lui donne le nom d’Isaac Laquedem, que nous retrouvons dans une complainte en flamand, publiée par Coussemaker dans les Chants populaires des Flamands de France 93 et qui paraît propre aux Pays-Bas. On a reconnu dans Laquedem le mot hébreu kedem, qui signifie à la fois « origine » et « orient », avec la préposition la, qui indique la direction, l’appartenance94 ; le nom a dû être fabriqué par quelqu’un qui avait une teinture d’hébreu. On attribue généralement cette complainte à l’an 1774 ; nous ne voyons pas pourquoi le style nous en semble plus moderne, et elle est d’ailleurs rigoureusement datée ; Isaac, interrogé sur son âge, répond :
J’ai bien dix-huit cents ans…Je passe encor douze ans ;J’avais douze ans passésQuand Jésus-Christ est né.
À moins qu’on ne trouve à ces vers des variantes plus anciennes, il faut admettre que la complainte a été composée en l’an 1800. Nous remarquons dans cette rapsodie deux traits qui font aujourd’hui partie inhérente de la figure du Juif Errant, et qui, si nous ne nous trompons, sont déjà dans le Volksbuch : l’un, qu’il marche toujours, l’autre, qu’il a dans sa poche cinq sous, qui se renouvellent à mesure qu’il les dépense. Le premier n’était qu’indiqué, comme nous l’avons vu, dans le récit attribué à Paul d’Eitzen ; il était naturel qu’il fût exagéré par la suite ; c’est ainsi que dans un passage que fit Ahasvérus à Naumburg, au xviie siècle, il ne pouvait ni s’asseoir ni même rester en place, il ne mangeait, ne buvait ni ne dormait. Quant aux merveilleux cinq sous, ils paraissent provenir des deux escalins (dans d’autres versions c’est un gros) que consent seulement à recevoir Ahasvérus dans le récit de Dudulaeus. Ici l’imagination populaire a heureusement modifié le modèle, et a créé un trait vraiment fantastique et curieux. Au reste, on a remarqué avec raison que les Grecs avaient un conte analogue : le magicien Pasès (voyez Suidas) avait une demi-obole qui, quand il l’avait dépensée, revenait entre ses mains et on disait τό ІІάσητος ήμιωбόλιον comme nous disons « les cinq sous du Juif Errant ».
Ahasvérus et Isaac Laquedem ne sont pas les seuls noms du Juif Errant. D’après Schultz95, copié par Graesse (p. 127) là et ailleurs, Bouthrays appellerait notre héros Gregorius ; mais Schultz (ou celui qu’il copiait lui-même) avait mal lu l’historien français, qui dit que Jésus s’arrêta ante tabernam gregorii illius (nam is cerdo fuisse dicitur). Un chimiste allemand, Libavius, qui écrivait au commencement du xviie siècle, lors de la grande vogue du personnage, révoquant en doute l’immortalité attribuée à Paracelse par ses adeptes, dit qu’il croirait plus volontiers à celle du Juif Ahasvérus. Il déclare ensuite que cette dernière n’est pourtant guère assurée, car les témoignages qu’on a sur le Juif se contredisent, entre autres alius ipsum appellat Buttadaeum, alius aliter 96.
Ce nom se retrouve ailleurs. Dans un livret populaire allemand dont il parut en 1640 une édition citée à cette date par un contemporain, mais qui était sans doute bien antérieur, on racontait qu’Ahasvérus « frappa le Christ avec la forme d’un soulier ». On ajoutait qu’il « embrassa le christianisme et fut nommé au baptême Buttadaeus97 ». Ces deux traits semblent indiquer un récit où on aurait rapproché, et par le coup porté au Seigneur et par le baptême, Ahasvérus de Cartaphilus. Ce livret, sur lequel nous n’avons trouvé que le témoignage de Droscher, a dû non seulement être répandu en allemand, mais être, comme le livret ordinaire, dont il n’était qu’une variante, l’objet de plus d’une traduction. Le Juif Errant est extrêmement populaire en Bretagne : tout le monde y sait par cœur le gwerz qui lui est consacré et qu’a traduit M. Luzel98. Ce gwerz, où ont été introduits quelques traits d’un intérêt spécialement breton, est pour le fond évidemment issu du livre populaire français, traduit lui-même de l’allemand : il lui a emprunté son étrange géographie et ses descriptions de mœurs barbares. Or ce gwerz, comme toute la tradition populaire bretonne, appelle le Juif Boudedeo, légère altération de Buttadaeus : ce nom a donc dû jadis se trouver dans les livrets populaires. Il paraît aussi s’être conservé chez les Saxons de Transylvanie, sous la forme Bedeus 99. Mais d’où vient-il lui-même ? On en a donné une fantastique interprétation (poisson Dieu, Schoebel, p. 67), que rien ne justifie. On serait tenté d’y voir un composé de « bouter » et de « Dieu », et le nom signifierait « celui qui frappe, qui pousse Dieu » ; le breton Boudedeo semblerait venir d’un italien Buttadio. Mais le nom n’est pas italien ; l’Italie ne connaît pas le Juif Errant100. En France, il vient de l’Allemagne, et c’est là aussi que ce nom singulier apparaît d’abord. Libavius et Droscher, ses deux seuls garants anciens, l’écrivent Buttadaeus, ce qui semble indiquer une parenté quelconque avec Thaddaeus101. C’est sans doute un nom plus ou moins gauchement forgé dans une vague idée d’imitation hébraïque. Pourtant il est bizarre qu’il ne soit donné à Ahasvérus qu’après son baptême (ce qui paraît d’ailleurs absolument exclure l’explication boute-Dieu).
Au livret populaire et à la complainte s’est jointe pour entretenir la célébrité du Juif Errant, l’imagerie populaire. Elle s’est exercée sur ce thème dans plusieurs pays, mais elle n’a rien créé de remarquable ou de nouveau. Champfleury a reproduit plusieurs des images du Juif Errant ; il s’en vend encore par milliers en France tous les ans ; elles sont accompagnées de la complainte et souvent d’une notice à grandes prétentions érudites et sceptiques (reproduite dans le Dictionnaire des légendes) qui a sans doute été
jointe à ces documents par ordre supérieur, afin d’éclairer les acheteurs trop crédules. Cette notice dit que « d’autres traditions appellent le Juif errant Richab-Ader »
. Ces traditions nous sont inconnues.
Il est dans la nature de la tradition populaire de substituer aux anciens noms les noms plus nouvellement célèbres et de confondre ce qui a quelque analogie. Le Juif Errant, marcheur éternel, a pris la place d’autres personnages qui, profondément différents à l’origine, étaient comme lui toujours en mouvement. C’est ainsi qu’en Picardie, en Bretagne, ailleurs encore sans doute, on dit, quand un coup de vent subit et violent rase le sol en soulevant des tourbillons de poussière : « C’est le Juif Errant qui passe ! »
Il prête ici son nom au chasseur éternel, ancien dieu germanique ou celtique, remplacé ailleurs par d’autres personnages plus ou moins modernes comme Hérode, le roi Hugon, Théodoric, Arthur, etc. Il faut se garder d’admettre pour cela un lien quelconque entre ces légendes, et notamment de faire du Juif Errant un personnage mythique et « orageux ». Il n’y a pas non plus à attacher d’importance à diverses traditions allemandes où figure notre héros, et où, grâce à la popularité de son nom, il a pris la place d’êtres surnaturels avec lesquels il n’a rien à
faire (voyez Simrock, Deutsche Mythologie, etc.).
L’explication mythologique n’est pas la seule qu’on ait essayé de donner de la légende du Juif Errant. On y a reconnu l’emblème de l’humanité, marchant toujours jusqu’à la fin du monde ; on s’est surtout cru fondé à y voir l’image du peuple juif, chassé de ses foyers pour avoir méconnu le Christ, errant depuis lors par le monde, et conservant toujours, malgré toutes les persécutions, sa bourse suffisamment garnie. On y a découvert un symbolisme plus transcendant encore : le Juif errant absorbe en lui Caïn, Wodan, Rudra, Xerxès, Jésus même et bien d’autres, et sa légende, « c’est l’évolution de la guerre, l’état originel de l’humanité, aboutissant à la paix, qui est son état typique102 »
.
Nous croyons avoir suffisamment réfuté ces imaginations en suivant d’aussi près que nous l’avons pu la genèse et les phases diverses de cette légende, infidèle de bonne heure à ses origines populaires et soumise aux remaniements des lettrés. Née vraisemblablement d’un récit apocryphe relatif à Malc, altérée plus ou moins sciemment par l’archevêque arménien du xiiie siècle, complètement refondue par le nouvelliste allemand du xviie , elle se compose d’un élément traditionnel assez antique et des embellissements qu’a accumulés l’imagination une fois éveillée sur ce sujet. L’inspiration en est d’ailleurs peu conforme à l’esprit d’autres légendes formées autour du récit de la Passion. Pourquoi Jésus, « tout débonnaire », qui ne punit la haine de l’aveugle Longin qu’en lui donnant à la fois la lumière des yeux et celle de l’âme, aurait-il si sévèrement châtié un autre de ceux auxquels il priait son Père de pardonner, « parce qu’ils ne savaient ce qu’ils faisaient ». Le châtiment de Malc paraît, il est vrai, justifié par son ingratitude, mais ce trait a précisément disparu des formes postérieures du récit. En revanche, ce récit a été influencé par les vagues traditions relatives à un « témoin » qui devait subsister parmi les hommes jusqu’à l’avènement du « règne de Dieu ». C’est aussi comme « argument pour notre foi », comme « témoignage contre les incrédules », que le conte de Cartaphilus et plus tard d’Ahasvérus a été surtout avidement accueilli.
En dehors de l’élément religieux, ce qui, dans ce conte, devait frapper vivement l’imagination, c’est l’idée d’un homme restant immortel à travers les générations qui meurent incessamment, mêlé d’ailleurs aux autres hommes et parcourant sans cesse leur séjour. Il y a là certainement une donnée poétique, mais beaucoup moins féconde qu’elle ne le semble au premier abord. Tous les poètes et romanciers, en France, en Allemagne, en Angleterre, qui ont essayé de la développer, ont échoué et devaient échouer. Une épopée du Juif Errant ne sera jamais qu’une série de tableaux historiques, auxquels manquera un lien réel. L’élément vraiment poétique du sujet, l’impossibilité pour un homme qui serait immortel de goûter les joies de la vie mortelle, est gâté ici par le fait même que l’immortalité, au lieu d’être un don imprudemment souhaité, est dès l’abord, pour le héros, un châtiment, et que, d’ailleurs, toujours accablé sous le souvenir de sa faute, il est dans un rapport indissoluble avec celui qu’il a offensé, qui le punit, et dont il attend le retour.
La réconciliation d’Ahasvérus avec le Christ, la mort du Juif Errant, idée précisément opposée à celle de la légende, est peut-être ce qu’elle pouvait offrir de plus sympathique, surtout à notre époque, et un poète français, M. Ed. Grenier, l’a traitée avec talent. Goethe avait voulu faire un Ahasvérus, et il avait conçu le sujet avec une originalité profonde, en donnant au cordonnier de Jérusalem un caractère très particulier, mélange de bon sens, d’étroitesse d’esprit et d’ironie, qui lui aurait permis d’avoir une attitude personnelle en face de l’humanité qui s’écoule devant lui. Toutefois, après avoir esquissé son poème jusqu’à la mort du Christ, il s’aperçut que l’apparente richesse de ce sujet n’était que décevante, et il y renonça, fort heureusement, pour s’attacher à la légende de Faust, bien autrement humaine et féconde103.
Seconde étude (1891)
Je voudrais revenir sur la légende du Juif Errant. J’avais remarqué précédemment que ce personnage, appelé Ahasvérus dans le livret allemand de 1602 auquel il doit surtout sa popularité104, Michob-Ader dans les lettres de « l’Espion turc » qui le vit à Paris sous Louis XIV105, Isaac Laquedem dans la fameuse complainte française, portait encore un autre nom dont l’existence en divers pays fort éloignés les uns des autres offrait une coïncidence qui me restait inexplicable. Au commencement du xviie siècle, le médecin allemand Libavius, révoquant en doute l’existence du « Juif éternel », remarque que alius ipsum appellat Buttadœum 106, alius aliter 107. Or en Bretagne toute la tradition populaire appelle le Juif Errant Boudedeo, et ce nom paraît aussi se retrouver chez les Saxons de Transylvanie sous la forme altérée Bedeus. « Mais d’où vient-il ? disais-je… On serait tenté d’y voir un composé de « bouter » et « Dieu », et ce nom signifierait « celui qui frappe, qui pousse Dieu » ; le breton Boudedeo semblerait venir d’un italien Buttadeo. Mais le nom n’est pas italien : l’Italie ne connaît pas le Juif Errant. » Mon savant ami Alessandro d’Ancona, qui publiait peu de temps après une belle étude sur la légende108, acceptait cette conclusion, dont il devait bientôt lui-même montrer le peu de solidité.
En effet, comme M. d’Ancona le fit voir dans un article publié en 1882109, non seulement le Juif Errant est connu en Italie, mais c’est là qu’on le trouve le plus anciennement, et précisément sous le nom latin de Buttadeus, tandis que la tradition populaire encore vivante le désigne en Sicile par le nom de Buttadeu ou Arributtadeu, et dans les Alpes par celui de Buttadeo. Le célèbre astrologue Guido Bonatti, que Dante a placé en enfer, parlant d’un personnage qu’il avait vu en 1223 et qui prétendait avoir vécu à la cour de Charlemagne110, ajoute :
Et dicebatur tunc quod erat quidam alius qui fuerat ternpore Jesu Christi, et vocabatur Joannes Buttadeus, eo quod impulisset Dominum quando ducebatur ad patibulum, et ipse dixit ei : Tu exspectabis me donec venero… Et ille Joannes transivit per Forlivium, vadens ad Sanctum Jacobum era
Christi millesima ducentesima sexagesima septima.
En 1400, d’après le chroniqueur siennois Sigismondo Tizio,
Johannes Buttadeus, qui olim Christum dum ad patibulum duceretur inhumaniter impulerat, cui a Christo fuit dictum : Exspectabismedumvenero
, passa par Sienne, et, ayant vu le tableau où Andrea Vanni venait de représenter le Christ portant sa croix, il déclara que c’était le portrait du Christ le plus ressemblant qu’il eût jamais vu. Tizio connaissait d’ailleurs et cite le passage de Bonatti ; le livre ayant été imprimé à Augsbourg en 1491, ce passage fut reproduit en Allemagne dès 1602 dans une des premières éditions du livre populaire cité plus haut111, et c’est là que l’avait pris Libavius, dont le témoignage perd désormais son intérêt. C’est sans doute aussi de cette édition, où figure sur le titre même la forme latine Johannes Buttadœus, qu’est venu en s’altérant aux Saxons de Transylvanie le singulier nom de Bedeus, et l’on peut conjecturer que la forme bretonne Boudedeo remonte à la même source, par des intermédiaires inconnus. Le
commentaire de Bonatti prouve d’ailleurs qu’au xiiie
siècle on regardait bien le nom de Buttadeus comme un composé de buttare, fr. bouter, et le nom de Dieu (eo quod impulisset Dominum).
Il semblait donc jusqu’à ces derniers temps que toutes les mentions du Juif immortel sous le nom de Buttadeus ou de formes correspondantes fussent italiennes d’origine et remontassent même en dernière analyse au passage cité plus haut de Guido Bonatti. Mais voici que deux témoignages récemment signalés placent la question sur un nouveau terrain. Le célèbre historien, jurisconsulte et moraliste Philippe de Novare, en terminant ce Livre de Forme de plaît qui est une des sources les plus importantes de notre connaissance du droit féodal, énumère les meilleurs jurisconsultes qu’il ait connus dans les royaumes de Jérusalem et de Chypre, où il exerça pendant plus de quarante ans sa brillante activité. Il ne cite que les morts ; quant aux « bons plaideurs » qui vivent encore, il n’en parle pas par réserve, mais il assure qu’il serait heureux de faire leur éloge s’il leur survivait : « Et de ce, remarque-t-il en parlant de lui à la troisième personne, fait il bien a creire, ja n’i eüst il plus d’avantage que de vivre longuement et bien, etenssiavroitilpasséJehan
Boutedieu
112. »
Philippe de Novare écrivait cette déclaration entre 1250 et 1255 ; ce n’est qu’en 1267 que Jean Boutedieu traversait Forli et laissait de son nom le plus ancien témoignage que l’on connût jusqu’ici. Il est clair d’ailleurs que, pour que la plaisanterie de Philippe fût comprise, il fallait que Jean Boutedieu fût un personnage généralement connu dans le milieu où elle se produisait. Mais on peut se demander quel était précisément ce milieu. Philippe était né en Italie, où nous trouvons presque exclusivement, après lui, le nom qu’il donne au Juif immortel ; d’autre part il écrivait en français tant sa prose que ses vers, et il se montre tout imbu de littérature française ; enfin il vivait en Syrie : un personnage mythique mentionné par lui peut donc avoir une origine italienne, française ou orientale. C’est toutefois la dernière, ou plutôt une combinaison des deux dernières, qui est la plus vraisemblable. M. Wesselofsky a récemment montré que les deux légendes, parallèles et peut-être originairement identiques, de Malchus le Maudit (celui qui souffleta le Christ) et du Juif Errant appartiennent primitivement au
cycle des légendes locales formées à Jérusalem autour des traditions ou des fictions relatives à la Passion du Seigneur113. C’est donc, selon toute probabilité, dans le milieu des Français établis en Syrie que le personnage du Juif qui avait poussé le Christ pour hâter sa marche et qui avait été condamné à ne pas périr et à marcher sans cesse par le monde reçut le nom de Jean Boutedieu, et c’est de Terre-Sainte qu’il passa plus tard, muni de ce nom, en Italie.
Un autre témoignage est venu prouver que d’ailleurs il ne s’y était pas renfermé. La Bibliothèque nationale a récemment acquis un recueil de petits mystères provençaux du xve siècle, tous plus ou moins groupés autour de la Passion, mais parmi lesquels, chose singulière et ici particulièrement regrettable, la Passion elle-même fait défaut. Seulement, le scribe a eu l’idée de dresser deux tables, qui ne concordent d’ailleurs pas exactement, des seize pièces environ dont aurait dû se composer une représentation complète ; la seconde de ces tables comprend la liste des personnages qui figurent dans chaque pièce ; or, pour la Passion, absente, comme on l’a vu, du recueil, après les noms habituels des bourreaux du Christ, tels que Piquausel, Talhafer, Barissaut, on lit l’un après l’autre les deux suivants : Malcus, Botadieu 114. Que ce dernier nom nous offre la forme provençale correspondant au français Boutedieu et à l’italien Buttadeo, il n’y a évidemment pas lieu d’en douter, et cette indication est doublement intéressante, puisqu’elle nous montre d’une part ce personnage en Provence à une époque et sous un nom où on ne l’y avait pas encore rencontré, et puisque d’autre part elle nous le fait voir intervenant dans un mystère de la Passion, tandis que jusqu’à présent, dans aucune des innombrables formes que ce mystère a revêtues au xve siècle chez tous les peuples de l’Europe, on n’avait trouvé la moindre mention du Juif maudit sous un quelconque de ses noms115. Malheureusement, étant privés du texte même de la pièce provençale, nous ne savons pas au juste ce qui se passait entre Botadieu et le Seigneur116.
La forme française Boutedieu et la forme provençale Botadieu sont bien d’accord avec la forme italienne Buttadeo pour nous faire voir dans le surnom du malheureux Jean un composé du verbe bouter, botar, buttare, et du représentant en vulgaire de l’accusatif latin Deum. M. Morpurgo, dans la curieuse publication qui donne occasion à la présente étude117, sans combattre précisément cette explication, ne trouve pas non plus improbable « celle qu’a indiquée Mme Michaelis de Vasconcellos dans un remarquable article de la Revista Lusitana
118 ». Cet article, fort intéressant en effet, résout et soulève plusieurs questions dont je dirai un mot, puisque je suis revenu à m’occuper de ce sujet. Pas plus que l’Italie, disais-je dans ma première étude, l’Espagne (et j’y comprenais le Portugal) ne connaît le Juif Errant. Or mon savant ami Adolpho Coelho m’a rappelé, ce que je n’aurais pas dû oublier, que ce personnage était connu en Espagne sous le nom, qui indique toute une transformation poétique de sa légende,
de Juan Espera-en-Dios. Mme de Vasconcellos démontre à son tour, contre M. Coelho, que le Portugal l’a également adopté, en l’appelant João de Espera-em-Deos. À propos du nom de Buttadeo, elle avait d’abord fait en note la remarque suivante : « Dans le nombre extrêmement considérable des vieilles formules de serment ou d’imprécation, moitié plaisantes, moitié sérieuses, que j’ai recueillies dans des comédies vulgaires portugaises, se rencontre celle de votadeus, voto-a-Deus (espagnol : votadios, voto-a-Dios). Voto a, dans cette formule, n’a absolument rien à faire avec le verbe botar « pousser, heurter », qui correspond à l’italien buttare. C’est le substantif voto, lat. votum, promesse, serment (cf. voto-a-tal), votamares, voto-a-la-Virgen-Maria, etc.). » Mais, dans un post-scriptum ajouté à son article, Mme de Vasconcellos indique un rapport possible entre les deux mots Buttadeo et votadios. C’est que dans un dialogue espagnol (manuscrit) du xve
siècle elle a relevé, entre les noms d’autres héros populaires, celui de Juan de Voto-a-Dios. « De cette mention, dit-elle, on peut tirer une double supposition, que j’émettrai prudemment sous forme de questions : 1° Juan Espera-en-Dios aurait-il aussi en Espagne le nom de Juan de Voto-a-Dios ? 2° Ce nom, modifié par
le procédé de l’étymologie populaire, correspondrait-il à l’italien Buttadio ? » Si je comprends bien la savante et ingénieuse romaniste, elle a été portée à supposer que le nom Buttadio avait été, par étymologie populaire, changé en Espagne, en celui de Voto-a-Dios. M. Morpurgo paraît lui prêter l’hypothèse inverse, et en tout cas il la fait sienne. Remarquant que, dans le document qu’il publie et dont nous allons parler, Jean Bottadio ou Vottadio dit qu’il a pour autre nom Servo di Dio, il est porté à penser que le premier nom lui-même ne signifie pas autre chose que devoto ou votato a Dio, et qu’il a été transformé en Buttadeo « par une fausse analogie avec buttare ». L’antiquité des formes Boutedieu, Buttadeo, Botadieu, et de l’explication qu’on leur donne rend cette supposition très peu vraisemblable ; mais voici un témoignage curieux qui vient compliquer la question. Mon regretté confrère le comte Paul Riant l’a trouvé dans un des manuscrits qu’il avait examinés au cours de ses immenses recherches sur les sources de l’histoire de l’Orient latin ; c’est un manuscrit de la fin du xive
siècle qui se trouve à Évreux (n° 36), et qui contient sous le nom de Liber terre sancte Jerusalem, un ouvrage que M. Riant, dans la note qu’il avait bien voulu me communiquer,
appréciait ainsi : « Guide pour les pèlerins, compilé d’après Ludolf de Sudheim et Philippus, troisième quart du xive
siècle ; très peu de notices originales ; le manuscrit n’est pas original, est une copie incomplète et mauvaise119. »
L’une des notices ajoutées par le compilateur est celle qui nous intéresse : « Aussitôt après l’église du Spasme, la station de Simon le Cyrénéen et la maison de Judas (Philippus, p. 52), on lit : Item magis ultra per eamdem viam est locus a vulgo [il manque évidemment dictus et un nom], ubi Johannes Buttadeus impellit (1. impulit) Christum Dominum quando ibat ligatus ad mortem, insultan dodicens Domino : Vade ultra, vade ad mortem ! Cui respondit Dominus : Ego vado ad mortem, sed tu usque ad diem judicii non120. Et, ut quidam dicunt simplices, visus est aliquando multis ; sed hoc asseritur a sapientibus quia dictus Johannes, qui corrupto nomine dicitur Johannes Buttadeus, sano vocabulo appellatur Johannes Devotus Deo, qui fuit scutifer
Karoli Magni et vixit CCL annis. Vient ensuite la maison du mauvais riche. »
Tout est digne de remarque dans cette notice, et d’abord l’assurance avec laquelle l’auteur oppose à la bonne foi des simples, qui croient qu’on a rencontré plus d’une fois Jean Boutedieu, la meilleure information des gens raisonnables, qui savent que le personnage en question était Jean Dévot-à-Dieu, l’écuyer de Charlemagne ; puis le rapprochement étymologique de M. Morpurgo, ou du moins un rapprochement très semblable, fait à son insu cinq cents ans avant lui. Signalons aussi la formule, jusqu’à présent inconnue, et très ingénieuse, du dialogue entre le Juif et le Seigneur : c’est parce que, en poussant Jésus, il lui a dit expressément d’aller à la mort qu’il est condamné, lui, à chercher la mort, sans la trouver jamais, jusqu’au jour du jugement. Il règne d’ailleurs dans ces quelques lignes, qui ont au moins deux sources différentes, une assez grande confusion. L’auteur semble admettre d’abord comme vraie l’histoire de Joannes Buttadeus et ensuite reprocher à ceux qui l’admettent d’avoir, pour la construire, défiguré le nom et altéré le
caractère de Johannes Devotus Deo. Mais ce qui nous importe, c’est l’existence légendaire de ce dernier personnage, évidemment identique au Juan de Voto-a-Dios signalé en Espagne au xvie
siècle par Mme de Vasconcellos. Quelle est la bonne forme entre les deux ? Si l’on admet la première, il faut la croire originairement latine, le mot dévot et ses congénères n’ayant pas été aussi anciennement populaires dans l’idiome vulgaire des pays romans. Si l’on croit une forme vulgaire plus vraisemblable à l’origine, il faudra admettre l’espagnol de Voto-a-Dios, ou l’italien de Voto-a-Dio (car le français ni le provençal ne peuvent entrer en ligne de compte). La question est fort obscure, et il faudrait, pour la résoudre, des éléments qui nous font défaut. Mais quel est le personnage dont il s’agit ici et qui passait pour avoir atteint, non l’immortalité, mais une longévité extraordinaire ? Il n’est pas aussi inconnu qu’il le semble au premier abord. Il est évident, en effet, que c’est le même que ce Jean des Temps dont Vincent de Beauvais, d’après une source qui m’est inconnue, dit simplement à l’année 1139 :
Joannes de Temporibus moritur, qui vixerat annis trecentis sexaginta uno
121
a
tempore Karoli Magni, cujus armiger fuerat
, notice qui a été répétée depuis par divers chroniqueurs, notamment flamands122, et révoquée en doute ou plutôt bizarrement atténuée par l’historien Paul Émile quand il daigna recouvrir de son beau style cicéronien sa compilation extraite de nos vieilles annales123. Il faut d’ailleurs que Jean des Temps ait été plus célèbre qu’il ne résulte de cette mention chez un chroniqueur du xiiie
siècle, puisque l’arrangeur du traité contenu dans le manuscrit d’Évreux le connaissait sous le nom de Johannes Devotus Deo, tout en ne lui accordant que deux cent cinquante ans de vie124, et qu’en Espagne il est resté connu sous son nom de Juan de los Tiempos, par lequel il est désigné dans un drame de Calderon125. Il est
même probable que c’est la célébrité attachée à son nom qui engagea, au xiiie
siècle, un aventurier à se donner à son tour pour l’écuyer non plus de Charlemagne, mais d’Olivier, appelé Richard, et à jouer ce rôle avec succès, notamment à la cour de Frédéric II126, jusqu’à sa mort, arrivée en 1234127. Mais le nom de Jean Dévot-à-Dieu, que lui donne notre guide de Terre-Sainte, ne se rencontre pas ailleurs que dans le dialogue espagnol du xve
siècle, où il n’est accompagné d’aucun trait caractéristique, et, jusqu’à ce qu’il
se produise de nouveaux éclaircissements, je suis porté à regarder ce nom soit comme altéré de celui de Buttadeo, soit au moins comme en étant parfaitement indépendant.
Quoi qu’il en soit de ce petit problème, M. Morpurgo a récemment découvert128 et publié sur l’histoire de Jean Boutedieu en Italie des documents tout à fait nouveaux et fort curieux, d’abord en ce qu’ils éclairent l’histoire même de la légende, et ensuite en ce qu’ils jettent sur l’état des esprits au xve siècle, sur les croyances, les mœurs, les façons de vivre des Italiens et particulièrement des Toscans de cette époque, une très vive et amusante lumière129.
Le plus important de beaucoup de ces documents est la relation qu’un certain Antonio di Francesco di Andrea a laissée de ses rapports avec Jean Boutedieu. Antonio et ses deux frères, Andrea et Bartolomeo, habitaient au Borgo a San Lorenzo et avaient en outre une maison à Florence même ; M. Morpurgo les a retrouvés dans des actes, ainsi que presque tous les personnages que mentionne Antonio. Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur l’authenticité du document, non plus que sur la complète bonne foi de l’auteur. Le savant éditeur et commentateur a seulement constaté d’assez fortes erreurs ou contradictions dans les dates, mais on sait combien il s’en rencontre fréquemment de telles dans les écrits du Moyen Âge (et même de temps plus proches), et Antonio paraît avoir rédigé ses souvenirs assez longtemps après les événements. Il l’a fait dans une forme simple et dénuée d’art, mais qui n’en est que plus piquante dans sa naïveté et qui sent encore, en plein xve siècle, comme le remarque M. Morpurgo, « la schiettezza trecentista ». On lira certainement avec plaisir les extraits que je vais donner de son récit, bien que la traduction leur enlève forcément une bonne partie de leur grâce :
À l’honneur et gloire de Dieu tout-puissant en Trinité, Père, Fils et Esprit-Saint, et de Marie toujours vierge et de toute la cour céleste de Paradis, moi, pauvre pécheur ou pour mieux dire grand et habituel et large pécheur, je ferai ici record dans ce mien volume d’une des choses les plus merveilleuses que peut-être par aventure la plus grande partie de ceux qui vivent aujourd’hui aient jamais entendues. Et c’est avec grande peur que j’ai pris la plume pour écrire et faire record de ces choses si merveilleuses, craignant que les gens n’y prêtent pas foi, et c’est très craintivement que je m’y applique. Mais je prends courage, et j’invoque pour mes vrais témoins Dieu et les autres habitants du ciel, et ensuite les quelques personnes qui vivent encore et qui ont vu une partie de ces choses que je vais raconter, et leurs noms se feront connaître au fur et à mesure que, en poursuivant cette œuvre, il y aura lieu de les nommer.
Après cette solennelle protestation de bonne foi, Antonio rappelle qu’un homme « appelé Giovanni Bottadio 130, autrement Giovanni servo di Dio (et c’est ainsi qu’il se fait nommer), fut dans ces contrées d’Italie et les parcourut toutes » vers les années 1310 à 1320, « et, ajoute-t-il, beaucoup d’anciens à qui j’ai parlé m’ont dit l’avoir vu et avoir parlé avec lui dans ce temps… Et depuis ce temps on ne l’a plus vu et on n’a plus entendu parler de lui en Italie ; et il va ainsi parcourant toute la terre ; et je trouve qu’il reste environ cent ans à revenir dans un pays. » C’est en effet en 1411 d’après ses souvenirs, mais en 1416 d’après les synchronismes qu’il fournit, que pour la première fois, non pas Antonio lui-même, mais son frère Andrea vit l’éternel voyageur. Le cadre dans lequel il le rencontra et le rôle qu’il lui vit jouer conviennent admirablement à la figure tourmentée de ce grand pécheur puni pour sa dureté de cœur, mais repentant et devenu secourable et pitoyable à tous, en même temps qu’ils nous présentent une scène comme il s’en passait souvent à cette époque. Aux environs de Noël, un habitant de Bologne, Giano di Duccio, qui s’était réfugié en Toscane au Borgo a San Lorenzo, « parce que les exilés de Bologne, surtout les Guidotti, l’avaient menacé de lui faire manger ses enfants par force de faim, comme étant l’ami de Luigi da Prato, gouverneur de Bologne », ce Giano donc voulut retourner à Bologne, pensant que les exilés n’avaient plus aucune chance d’y rentrer. Il se mit en route, accompagné d’Andrea, frère du narrateur :
Ils partirent du Borgo avec un cheval portant deux paniers et dans les paniers les deux fils de Giano, l’un appelé Duccio, âgé de douze ans, et l’autre Giovanni, âgé de huit ans, et Andrea guidait ce cheval chargé desdits enfants, et derrière allait Giano sur un gros cheval. Et arrivé sur l’Alpe, laquelle était chargée de neige, il survint une fortune de temps avec chasse-neige, si bien que les chevaux se faisaient avec la neige des brodequins aux pieds, et ils choppaient et même tombaient souvent, et les enfants étaient en grand péril… Et comme on se reposait un moment, survint ledit Giovanni Bottadio, et il passait marchant très fort ; pour quoi ledit Andrea l’appela et lui dit : « Frère, plaise-vous nous faire un peu de compagnie pour l’amour de Dieu, afin que ces enfants ne périssent pas ! » Et il était en habit de pinzochero du tiers ordre de saint François, mais il n’avait pas de manteau, et il n’avait qu’un soulier. Il répondit : « Oui bien, pour l’amour de Dieu ! » Et il partit avec eux, tenant les mains aux paniers, et Andrea menait le cheval à la main, et derrière Giano sur son dit cheval. Et allant ainsi, (et pourtant le péril était grand), ledit Giovanni serviteur de Dieu se tourna vers Guano et lui dit : « Veux-tu que je mette ces enfants en sûreté ? » Giano dit : « Oui, par Dieu ! » Giovanni dit : « Où voulons-nous arriver ce soir ? » Giano dit : « À Scaricalasino. » Giovanni dit : « Or sus, au nom de Dieu ! » Et il prit les enfants à son cou, un sur chaque épaule, et leur dit : « Prenez-moi aux cheveux, et tenez-vous bien. » Il avait abaissé son chaperon, et, ayant ainsi fait, il se mit en route, et, parce que son soulier l’embarrassait, il le jeta, et il partit, et en peu de temps ils le perdirent de vue. Il arriva [à Scaricalasino] à l’auberge d’un hôte qui a nom Capecchio, et il posa les enfants devant le feu, et il se mit à l’aise, lui et les enfants, et il fit tuer une couple de bons chapons, et ils étaient déjà mis au feu et le pot bouillait, quand arriva Giano, qui croyait sûrement avoir perdu ses fils, et qui fit grande fête, et un bon bout de temps après arriva Andrea. Et le temps venu, s’étant mis à table et ayant soupé, revenus près du feu, cuisant des châtaignes et discourant avec grand plaisir, Giano se tourna vers ledit hôte, et lui dit : « Comment vont les affaires ? » Il répondit : « Petitement ; et j’ai ces filles (il en avait deux grandes), et je n’ai pas le moyen de les doter et de les marier. » Sur quoi ledit Giovanni serviteur de Dieu se mit à rire131, et Giano demanda : « De quoi riez-vous ? » Il dit : « Je ris parce que celui-là vous conte des bourdes ; il dit qu’il fait peu d’affaires, quand de Bologne à Florence il n’y a pas d’auberge mieux achalandée et qui fasse plus que celle-ci ; il dit qu’il n’a pas de quoi marier ou doter ses filles, et je dis qu’il a muré dans un trou de cette maison 240 florins d’or, en sorte qu’il les peut très bien marier, et il ne le fait pas par avarice et mauvaise inclination, et il s’en repentira. » Capecchio, l’hôte, répondit : « Je crois que j’ai logé des bateleurs. » Et on échangea beaucoup de paroles, l’un niant, l’autre affirmant, puis on alla reposer. Et Giano étant déjà au lit avec ses fils [mais Giovanni non, car il ne dormait jamais dans un lit132], Giano dit à Giovanni : « Est-ce vrai ce que vous dites, qu’il a ces deniers dans le mur ? » Giovanni dit : « Tu les as près de ta tête à moins de deux brasses, et si tu veux les voir je te les ferai voir. » Giano dit qu’il le croyait sans le voir. La nuit passée, on se mit en point de partir, et Capecchio prit par la main ledit Giovanni et le tirant à part lui dit : « Donnez-moi conseil pour ma conduite. » Et il lui dit : « Marie tes filles, autrement je t’annonce qu’elles tourneront mal. » Et il promit de le faire, et il le fit par la suite. — Et j’ai dit tout cela jusqu’à présent afin que vous entendiez comment les choses secrètes sont pour lui manifestes ; et maintenant nous parlerons d’affaires plus importantes.
Ces grandes affaires, où Giovanni montra mieux encore son omniscience, sont les affaires de Bologne. Giano di Duccio, comme on l’a vu, y rentrait sans crainte, croyant le parti des Guidotti dépourvu de toutes chances de revanche : Giovanni lui annonça que dans dix jours les exilés seraient redevenus maîtres de la ville ; mais en même temps il lui donna des conseils et un « bref » grâce auxquels il n’aurait rien à craindre d’eux, et tout se passa comme il l’avait prédit.
Antonio ne nous dit pas dans tout cela comment Andrea et Giano avaient reconnu leur mystérieux compagnon, qu’il désigne d’emblée comme Giovanni Bottadio, et ne nous apprend pas s’il s’était fait connaître à eux ; mais Andrea l’avait invité à venir le voir à Florence ou au Borgo. C’est ce qu’il fit l’année suivante, après avoir été à Vicence (où on voulut le pendre comme espion, mais où les plus grosses cordes cassèrent, si bien que le capitano le relâcha) visité la Marche Trévisane, Venise et la Marche d’Ancône. Il ne fit que passer au Borgo, non sans avoir fait une prédilection surprenante et qui se réalisa dans le mois133, mais il resta plus longtemps à Florence.
Il vint à Florence dans ma maison, dans le quartier degli Alberti da San Romeo, où tout le monde accourait pour le voir, et entre autres y vint messer Lionardo d’Arezzo134, chancelier de la Seigneurie, et il resta avec lui dans ma pauvre maison trois heures ou plus à discourir. Et en descendant, messer Lionardo fut interrogé par plusieurs citoyens sur ce qu’il pensait de cet homme, et il répondit : « Ou c’est un ange de Dieu, ou c’est le diable, car il a toutes les sciences du monde, il connaît toutes les langues et les mots les plus rares de toutes les provinces. » Et il n’en dit rien d’autre.
Voilà tout ce qu’on nous raconte de la première visite de Giovanni à Florence, qui ne paraît avoir été que d’un jour ; il revint une autre année au mois de mai, et toujours chez notre narrateur.
Tout le monde venait pour le voir, et Peruzzi, et Ricasoli, et Busini, et Morelli, et Alberti, et autres, proches ou lointains. J’avais peur que les planches de ma maison, qui était petite et vieille, ne rompissent, et je dis ma crainte à tous, en ajoutant : « Ce soir il ira loger ailleurs. » Ils attendirent alors patiemment l’heure où il devait sortir, pour le voir, et il arriva une si grande multitude de gens que toute la place des Alberti et toutes les rues se remplirent. Et vers les deux heures du soir vint une grande troupe envoyée pour lui par la Seigneurie, entre autres Richard, commandeur, et Maso del Fante, massier, et quatre sergents, et nous sortîmes avec lui de ma maison, Bartolomeo mon frère et moi, avec beaucoup de torches, et nous traversâmes toute cette foule si serrée que nous pouvions à peine passer, et pourtant nous ne fûmes vus de personne. Ô Dieu vrai, combien tes œuvres sont admirables !… Et le matin la Seigneurie voulut le voir, et il fut conduit au Palais, et ils tirèrent de lui beaucoup d’informations135. Et, ayant pris congé, il partit de Florence et alla vers la Pouille et la Sicile.
Cependant les curieux qui étaient restés à attendre jusqu’à minuit étaient fort désappointés, et ils eurent grande peine à croire le récit que leur fit Antonio. L’un d’eux, Giovanni Morelli, jura que, si Giovanni se trouvait en lieu sur lequel il eût juridiction, il verrait bien s’il s’en irait ainsi par l’air. Mais l’année suivante Giovanni vint en effet au Mugello, dont Morelli était devenu vicario, et il déjoua tous les efforts que celui-ci fit pour le forcer à venir le trouver. Il y alla enfin de son plein gré ; le soir venu, Morelli, sous prétexte de l’honorer, le fit mettre « dans une honnête prison, qui est une bonne chambre, laquelle est dans le roc sous le fondement de la tour, et dans laquelle sont deux fenêtres toutes petites, avec du fer très gros et si serré qu’un rat n’y passerait pas, et une porte basse de grosses planches toutes bardées de gros fer avec une grande serrure » ; mais le lendemain il n’y avait plus personne, et Morelli retourna à Florence assez humilié, mais consolé par la promesse que lui avait faite Giovanni, et qui se réalisa bientôt, que sa femme, jusque-là stérile, allait lui donner un fils.
Trois fois encore Giovanni vint à Florence, étonnant toujours les gens par ses révélations sur ce qu’ils croyaient le plus secret. La seconde fois il se logea dans une auberge et fit demander Antonio, assurant qu’il était chez lui, bien que son frère Bartolomeo sût qu’il était parti le matin pour un voyage de plusieurs jours ; mais le hasard avait voulu qu’il frit revenu à l’improviste, en sorte que Bartolomeo, qui avait perdu du coup toute confiance en Giovanni, trouva son frère à la maison, à son grand émerveillement, et l’amena à son étrange ami.
J’allai chez lui, qui avait ordonné un dîner très large, avec beaucoup de poissons136, et il était déjà à table quand j’arrivai. Il me fit mettre à table, et nous mangeâmes de grand cœur, et quand je voulus payer, l’aubergiste ne le voulut en aucune façon137 ; ce fut Giovanni qui paya, quoi que j’en eusse. Nous allâmes à la maison, et, comme c’était samedi, je lui demandai en grâce de se laisser laver la tête par moi, ce qu’il voulut bien, et je la lui lavai en grande révérence, et il en sortait une grande odeur. Et quand sa tête fut essuyée, je commençai à parler, et je lui demandai de m’accorder une grâce que je voulais de lui. Il dit : « Demande ! » Et je lui dis : « C’est que vous me répondiez bien clairement, et que vous disiez si vous êtes Giovanni Bottadio. » Il me répondit que nous faussions le mot. « Comment cela ? » lui dis-je. « Il faut dire, me répondit-il, Giovanni Battè-Iddio, c’est-à-dire Giovanni frappa Dieu. Quand Jésus gravissait la montagne où il fut mis en croix, et que sa mère avec d’autres femmes en grandes lamentations et plaintes allait derrière, il se retourna pour leur parler et s’arrêta quelque peu ; sur quoi ce Giovanni le frappa par derrière dans les reins, et dit : Va vite ! Et Jésus se tourna vers lui : Et toi, tu iras si vite que tu m’attendras 138. Et celui-là est ce Giovanni que vous dites. » Et je lui dis : « Est-ce vous ? » Il me répondit : « Antonio, ne cherche pas plus avant ! » Et là-dessus il baissa les yeux, et il laissa tomber quelques larmes, et il ne dit plus rien. Et il partit et s’en alla. — Et il y en a qui disent et qui affirment qu’il sera le troisième témoin des faits du Seigneur ; car il y en a deux dans le paradis terrestre, c’est Énoch et Élie139, et en terre il y a ce Giovanni. — Il va, et il ne peut rester que trois jours dans une province, et il marche vite, visible ou invisible ; et il a à dépenser à son plaisir, bien qu’il aille dégarni, sans bourse et sans sac ; il porte seulement la tunique avec un chaperon, il est ceint d’une corde, et nu-pieds le plus souvent ; il arrive aux auberges et mange et boit du bon140, puis il ouvre la main et laisse tomber ce que l’hôte doit recevoir, et tu ne vois jamais d’où lui vient l’argent, et jamais il ne lui en reste141. Il a toutes les trois sciences, hébraïque, grecque et latine, et il connaît tous les langages et a à sa disposition tous les mots les plus choisis de toutes les provinces, en sorte que s’il parle avec des Florentins tu diras qu’il est né et nourri à Florence, et ainsi avec des Génois et avec des Bergamasques et avec des Siciliens, et avec des gens de n’importe quel autre lieu, si bien que c’est une chose de grande admiration que le fait de cet homme.
La dernière fois que cet homme extraordinaire vint voir son ami Antonio, la femme de celui-ci était gravement malade, et les médecins comme les parents et les amis engageaient Antonio à se résigner sans garder d’espoir.
Et ledit Giovanni étant arrivé chez moi, je le menai dans la chambre pour qu’il vît ma peine, et en ce moment ma femme délirait. Et Giovanni me réconforta et dit : « Elle guérira ; je te ferai un bref. » Il le fit et dit : « Pends-le lui au cou avec révérence de Dieu. » Et je le fis, et aussitôt elle sortit du lit saine comme si elle n’avait jamais eu de mal : Dieu en soit loué ! Et avec ce bref j’ai guéri beaucoup de malades de diverses maladies. Je l’ai prêté à qui ne me l’a jamais rendu : Dieu lui pardonne ! — Et Giovanni, quand il partit, m’embrassa, ce qu’il n’avait jamais fait. Je m’étonnai, et je lui dis : « Est-ce que je ne vous reverrai plus jamais ? » Il me répondit : « Jamais avec les yeux corporels. » Il s’en alla. Il vint au Paradiso 142, où les frères le mirent en prison et voulaient le livrer à l’autorité143, mais la nuit il s’en alla invisible, et les frères restèrent avec leur courte honte. Et depuis il n’est plus revenu dans ce pays.
Et il va ainsi vagabondant par le monde, et il ira jusqu’à ce que Dieu vienne juger les vivants et les morts en sa majesté dans la vallée de Josaphat. Puisse-t-il prier pour nous, que Dieu nous pardonne nos péchés et nous conduise au ciel ! Amen !
À ceux qui douteraient de la véracité de l’excellent Antonio et de la présence en Toscane, à l’époque indiquée, d’un personnage jouant le rôle de Giovanni Buttadeo, M. Morpurgo offre un second témoignage, également inédit et qui vient pleinement confirmer le premier. Le Florentin Salvestro Mannini écrivait alors au jour le jour tout ce qui lui semblait digne de remarque ; il consignait volontiers dans son journal, dont il ne nous est parvenu que des extraits, les prédictions, surtout politiques, dont il était avide comme la plupart de ses contemporains, celles par exemple « d’une possédée de Sienne appelée Gostanza et qui a au corps les démons Sforzo et Braccio », ou celles « d’un ermite, frère mineur, qui se tient là-haut dans l’Alpe à Stamberliche », ou celles de l’abbé don Simone Mattei de Santa Liberata. « Souvent, ajoute M. Morpurgo, après l’événement, le brave homme annotait la prophétie, écrivant en marge : Il a dit vrai, ou Il n’a pas dit vrai ; et de ce que ce dernier cas était le plus fréquent il ne résultait ni pour lui ni pour les autres la moindre diminution de foi. » Or, le 23 juin 1416, Mannini, étant podestat à Agliana, vit Giovanni servo di Dio et lui posa plusieurs questions sur l’avenir prochain, et Giovanni lui donna des réponses qu’il enregistra pieusement, par exemple : « Je lui demandai ce qui arriverait du fait de l’empereur, et il me dit que nous n’eussions pas de crainte, et que s’il passait nous le fissions passer sans encombre et que s’il voulait de notre argent nous lui en donnassions, et que nous fissions en sorte qu’il nous confirmât la possession de Pise, et que nous ne fissions de ligue avec personne contre lui ni contre d’autres, et que nous attendissions paisiblement, parce que les cieux et Dieu étaient avec nous. » « Parmi les prophéties relevées par Mannini, celles de Giovanni, dit M. Morpurgo, sont les plus modérées et les plus raisonnables », comme on peut en juger par celle-ci, que l’éditeur compare, non sans raison, à un « article de fond » dans quelqu’un de nos grands journaux. En général, notre homme se montre avisé, intelligent et sagace ; il est bien Italien, tout Juif et cosmopolite qu’il se prétend. M. Morpurgo remarque que, plus prudent que ses confrères d’Arménie ou d’Allemagne, il évite de donner des détails sur les scènes de la Passion et remplace ces narrations dangereuses par un silence éloquent et des larmes. Mais il faut dire aussi que ces détails, on paraît les lui avoir fort peu demandés : les bons Toscans qui assiègent la maison où il loge et manquent d’étouffer sur la place sont bien plus curieux de savoir de lui comment tourneront leurs affaires privées ou publiques, combien ils ont encore à vivre, si leur femme leur donnera un fils ou s’ils guériront de leur maladie, que de lui entendre raconter le drame du Golgotha. Il se tire d’ailleurs fort habilement d’affaire avec eux. La première fois qu’il vint au Borgo, comme on l’accablait de semblables questions, « avec peu de révérence et bestialement », il se tourna vers le podestat et lui dit : « Voyez tous ces gens qui m’interrogent ; s’ils savaient ce que je sais, ils s’attristeraient beaucoup, et il y en a qui pleureraient à chaudes larmes, car, avant que vous sortiez d’office, tel qui est dans cette foule sera pendu en ce lieu même, et cela arrivera sans faute. » Et un mois ne se passa pas « qu’un garçon appelé Ercole, qui passait pour le meilleur garçon qu’il y eût là, fut pendu en ce lieu même, comme l’avait dit Giovanni serviteur de Dieu. » Un tel accident ne devait pas être fort difficile à prévoir, et il était possible aussi, avec quelque connaissance en physiognomonie, de surprendre l’apothicaire Giunta Galetti comme le fit notre Juif Errant. Giunta demanda audit Giovanni conseil sur sa conduite. Giovanni serviteur de Dieu répondit : « Tâche d’être aussi bon que tu passes pour l’être ! » Et Giunta voulant en demander plus, il lui dit : « Tu sais et je sais !… » Et il s’approcha de son oreille et lui dit en secret ses péchés, que personne que Dieu et lui ne connaissait, et il lui dit de s’amender, sinon qu’il finirait mal. » Les conseils de Giovanni sont partout excellents, pacifiques et pleins d’une très bonne morale, et s’il a fait quelques dupes, comme on ne peut guère en douter malgré sa réserve à l’égard d’Antonio, il a pu aussi exercer en plus d’un cas, grâce au prestige qui l’entourait, une salutaire influence.
Pour nous, il nous intéresse surtout comme un document vivant sur la légende dont il a prétendu se faire le héros. Ce qu’il racontait de lui-même nous sert à connaître quelques traits de cette légende telle qu’il l’avait évidemment apprise avant d’avoir l’idée de l’exploiter, et la crédulité qu’il rencontra partout nous montre combien cette légende, avec le nom de Jean Boutedieu, qui est probablement d’origine franco-palestinienne, était populaire en Italie au xve siècle. C’est une très intéressante contribution à l’histoire poétique du Juif Errant que nous devons à M. Morpurgo, et au mérite de la publication d’un document vraiment curieux, il a joint celui d’un commentaire aussi agréable que savant.
Le Lai de l’Oiselet
La sagesse des Indiens et leur faculté d’invention ingénieuse leur ont fait créer la plus grande partie des courtes fictions qui, sous forme de contes ou de fables, ayant franchi à des époques diverses les mers qui font communiquer l’Inde avec l’Égypte, ou les montagnes qui la séparent de la Perse, circulent depuis des siècles parmi les diverses nations de l’Orient et de l’Occident, les charment par leur sujet et les instruisent par leur morale. De ce nombre est aussi l’historiette qui a fourni son thème au poème français qu’on lira plus loin. La forme sanscrite dans laquelle elle a certainement été conçue n’a pas encore été retrouvée ; mais l’existence n’en est pas douteuse : elle est attestée par de nombreuses dérivations plus ou moins directes.
La première se trouve dans le célèbre roman grec de Barlaam et Joasaph, l’une des productions les plus curieuses de la littérature byzantine. On en a longtemps attribué la rédaction à saint Jean de Damas (670-760 environ) ; maïs il paraît plus ancien : il a dû être écrit à Jérusalem au viie , peut-être même au vie siècle. Ce qui en fait le plus grand intérêt, c’est que, sous le nom du prince indien Joasaph, l’auteur raconte en réalité l’histoire légendaire du Bouddha, devenu sous sa plume un ascète chrétien converti de l’idolâtrie à la vraie religion par un certain Barlaam. Ce roman eut un grand succès et passa pour une histoire vraie, si bien que Joasaph, c’est-à-dire le Bouddha, figure encore comme un saint dans le martyrologe de l’Église romaine, comme dans le calendrier de l’Église grecque. Il y a en effet entre l’enseignement moral du christianisme et celui du bouddhisme, malgré la différence des points de départ, des rapports si frappants, que l’un a pu très facilement emprunter beaucoup des paraboles et des récits que l’autre avait créés pour rendre cet enseignement plus sensible et plus efficace. C’est ce qu’a fait l’auteur de Barlaam et Joasaph, non seulement pour le cadre général de son livre, pris dans la légende du Bouddha, mais pour plusieurs petits récits, bouddhiques aussi de caractère ou d’adoption. De ce nombre est celui qui nous occupe, qu’il met dans la bouche de Barlaam inculquant au jeune Joasaph la doctrine chrétienne. Voici comment il le rapporte :
Un oiseleur144 avait pris un des oiseaux les plus petits (on l’appelle un rossignol), et il allait le tuer avec son couteau, mais l’oiseau reçut la faculté de parler et lui dit : « quoi te servira-t-il de m’ôter la vie ? Tu ne pourras apaiser ta faim avec mon corps ; mais si tu voulais me relâcher, je te donnerais trois préceptes qui, si tu les suis bien, pourront t’être d’un grand avantage. » L’oiseleur surpris d’entendre l’oiseau parler, promit de le relâcher s’il lui communiquait ces trois utiles préceptes. « Écoute donc », dit l’oiseau. « Voici le premier : N’essaie jamais d’atteindre une chose qui ne peut être atteinte, Voici le second : Ne te chagrine pas pour une chose perdue et impossible à recouvrer 145. Voici le troisième : Ne crois jamais à une parole incroyable. Observe ces trois recommandations et tu t’en trouveras bien. » Le chasseur laissa donc l’oiseau s’envoler, comme il le lui avait promis. Et le rossignol, en voltigeant au-dessus de sa tête, se mit à chanter doucement ; puis, sa chanson finie, voulant savoir si l’homme avait compris la valeur de ses préceptes et en avait retiré quelque utilité, il lui dit : « Que tu as été déraisonnable ! tu as perdu par ta faute un grand trésor : j’ai dans mes entrailles une perle plus grosse qu’un œuf d’autruche. » L’homme, en entendant ces mots, fut plein de douleur : il tendit son filet et s’efforça de reprendre l’oiseau ; il lui disait : « Viens dans ma maison, j’aurai tous les soins de toi, je te nourrirai de mes mains et je te laisserai voler à ton aise. » Mais le rossignol lui répondit : « Maintenant, je vois que tu es vraiment déraisonnable. Tu n’as retiré aucun fruit des préceptes que je t’ai donnés : tu te chagrines de m’avoir perdu quand tu ne peux me recouvrer ; tu as essayé de me prendre quand il t’est impossible de m’atteindre ; et tu crois qu’il y a dans mes entrailles une perle plus grosse qu’un œuf d’autruche, quand mon corps tout entier n’atteint pas cette grosseur146 . »
Le rédacteur du roman grec a donné à cette fable une morale qui n’était certainement pas dans sa source indienne et qui ne lui convient guère : « Non moins sots sont les hommes qui ont confiance dans les idoles, qui adorent des dieux façonnés par eux et se figurent être gardés par ceux dont ils sont les gardiens. »
Ce roman de Barlaam et Joasaph a eu une fortune singulière147. On en fit de bonne heure une version syriaque148, qui est perdue149, mais de laquelle est issue une traduction arabe150, encore inédite151, ainsi qu’une autre version arabe faite sur le grec152. Dans une troisième version arabe, inédite également, le roman chrétien a été transformé en un roman musulman : Barlaam est devenu un derviche153. De cette version arabe est issue une version juive qui, par un nouveau retour de fortune, a fait servir la légende, originairement bouddhique, puis chrétienne, puis musulmane, à l’enseignement des doctrines du judaïsme154.
Ces diverses traductions n’auraient pas d’intérêt pour la question qui nous occupe, si elles se bornaient à reproduire tel quel le conte de l’oiseau ; mais il n’en est pas tout à fait ainsi, et c’est pourquoi je dois parler de celles des versions de ce conte, insérées dans le roman, qui ont pu venir à ma connaissance.
Le Barlaam juif appelé Ben Hammelek va-Hannazir (le Prince et le Derviche) qui a été traduit en allemand155, raconte ainsi l’histoire qui nous intéresse156. Je ne donne ce texte fort prolixe que dans un résumé.
Un homme avait un beau jardin et s’apercevait qu’un oiseau y venait chaque jour et en mangeait les plus beaux fruits. Il lui tendit un piège et le prit. L’oiseau lui dit : « Rends-moi la liberté et jeté donnerai trois avis que je tiens de mes ancêtres157. — Donne-les moi », lui dit l’homme, « et je te relâcherai. » L’oiseau lui dit : « Ne t’afflige pas de ce que tu auras perdu ; n’essaie pas d’avoir ce que tu ne peux atteindre ; ne crois pas des choses impossibles. » L’homme le laissa aller, et l’oiseau s’étant posé sur une branche, lui dit : « Si tu m’avais ouvert le corps, tu y aurais trouvé une perle grosse comme un œuf d’autruche, qui t’aurait permis de passer toute ta vie sans rien faire. » L’homme consterné se laissa tomber à terre de douleur, puis il lui dit : « Reviens ; je te traiterai comme la prunelle de mes yeux. — Fou que tu es » répondit l’oiseau, « tu as bien vite oublié mes préceptes. Tu t’affliges de ce que tu as perdu ; tu veux m’avoir quand tu ne peux m’atteindre ; et tu crois que j’ai un œuf d’autruche dans le corps quand mon corps tout entier n’est pas si gros158 ».
Si nous comparons ce conte à celui du Barlaam, nous y remarquons quelques différences. Il ne s’agit plus simplement d’un chasseur, mais du maître d’un jardin, qui tend un piège à l’oiseau parce qu’il dévaste ce jardin. En outre, l’oiseau n’est pas nommé. D’où provient cette différence, puisque le conte fait partie d’une traduction du roman grec ? Il est malaisé de le dire159. Quoi qu’il en soit, c’est cette version qui circula surtout dans la littérature arabe, comme le montrent d’abord une imitation persane où nous retrouvons les traits qui la distinguent de celle du Barlaam grec160, et, encore plus clairement, la version latine de Pierre Alphonse, dont nous devons nous occuper un peu plus longuement, parce qu’elle est la source du poème français qui est l’objet principal de cette étude.
En 1106, un rabbin juif nommé Moïse, né à Huesca, en Aragon, s’y faisait baptiser le jour de la fête de saint Pierre et prenait le nom de ce saint, auquel il joignait comme patronymique celui de son parrain, le roi Alphonse Ier d’Aragon. Pierre Alphonse était très versé dans la littérature arabe, qui elle-même, généralement à travers le pehlvi d’abord (langue perse du temps des Sassanides), puis le syriaque, avait emprunté à l’Inde cette masse de contes qui ont si longtemps passé pour le produit de l’imagination arabe et que la science moderne rend aujourd’hui à leur vraie patrie. Sous le titre d’Enseignement des clercs (Disciplina clericalis), il composa en latin un ouvrage fort incohérent, mélange de préceptes, de proverbes et de récits, dans lequel un père est censé instruire son fils sur la meilleure façon de se conduire dans le monde. Parmi les contes indiens que Pierre Alphonse a connus sous forme arabe se trouvait aussi le nôtre, qu’il rapporte comme suit :
Un homme avait un verger où des ruisseaux d’eau courante entretenaient une herbe toujours verte, et où les oiseaux, attirés par l’agrément du lieu, se réunissaient en grand nombre et faisaient entendre leurs chants. Un jour que, fatigué, il se reposait dans ce verger, un petit oiseau vint se poser sur un arbre et se mit à chanter délicieusement. L’homme, qui l’avait vu et entendu chanter, tendit un filet et le prit. L’oiseau lui dit : « Pourquoi t’es-tu donné tant de peine pour me prendre, et quel profit espères-tu de cette prise ? — Je ne veux », dit-il, « qu’entendre tes chants. — Vain espoir ! je ne chanterai ni pour prix ni pour prière. — Si tu ne chantes pas, je te mangerai. — Et comment me mangeras-tu ? Bouilli, que donnera un si petit oiseau ? la chair même en sera dure. Rôti, je fournirai moins encore. Mais si tu me laisses aller, tu y auras un grand profit. — Lequel ? — Je te donnerai trois règles de sagesse161 que tu estimeras plus que la chair de trois veaux. » L’homme, confiant dans la promesse de l’oiseau, le laissa partir. L’oiseau lui dit : « L’un des conseils que je t’ai promis est : Ne crois pas tout ce qu’on te dit : le second : Garde toujours ce qui est à toi 162 ; le troisième : Ne te fais pas de chagrin de ce que tu auras perdu. » Ayant ainsi parlé, l’oiseau se posa sur un arbre et se mit à dire dans son ◀doux▶ chant : « Béni soit Dieu, qui a éteint la pénétration de tes yeux et t’a enlevé la sagesse ! Si tu avais fouillé les replis de mes entrailles, tu y aurais trouvé une hyacinthe du poids d’une once. » En entendant ces mots, l’homme se mit à pleurer et se frapper la poitrine pour s’être laissé tromper par l’oiseau. Mais l’oiseau lui dit : « Tu as vite oublié les avis que je t’ai donnés. Ne t’ai-je pas recommandé de ne pas croire tout ce qu’on te dit ? Et comment peux-tu croire qu’il y ait dans mon corps une pierre précieuse du poids d’une once, quand tout entier je ne pèse pas autant ? Ne t’ai-je pas dit aussi : Ne te fais pas de chagrin de ce que tu auras perdu ? Comment donc te désoles-tu pour cette hyacinthe ? » Après s’être ainsi moqué du vilain, l’oiseau s’envola dans les profondeurs de la forêt163.
Pierre Alphonse emploie ce conte à mettre en lumière une morale qui s’en dégage plus naturellement que celle du Barlaam et Joasaph. « Ne désire pas ce qui, appartient aux autres et ne te chagrine pas pour les choses que tu as perdues, parce que la douleur ne les fait pas recouvrer. » C’est cet enseignement qu’on en a généralement tiré.
On voit que le récit de Pierre Alphonse a en commun avec celui du livre hébreu, qui représente pour nous la version arabe, le trait fort important qui distingue cette version, dès le début, de celle du Barlaam grec : l’homme qui s’empare de l’oiseau est, non pas un oiseleur, mais le propriétaire d’un jardin ; en outre, non plus que dans le Prince et le Derviche, l’oiseau n’est nommé. Seulement le conte de la Disciplina présente d’autres traits qui l’éloignent de l’original et qui doivent être attribués soit au dernier rédacteur, soit, plus probablement, aux intermédiaires par lesquels le conte a passé pour arriver jusqu’à lui. Il n’est plus question des dégâts commis par l’oiseau ; au contraire, le maître du jardin jouit de ses chants, et s’il le prend, c’est pour le mettre en cage et l’entendre toujours. Quand l’oiseau est pris, il s’engage entre lui et l’homme un dialogue beaucoup plus long, avec des détails de cuisine fort inutiles. L’homme lâche son captif avant d’avoir entendu ses préceptes, et non après. Au lieu d’une perle grosse comme un œuf d’autruche, il s’agit d’une pierre précieuse pesant une once. Enfin, et c’est le plus notable, les préceptes sont fort altérés. Le troisième, devenu le premier, recommande de ne pas croire à toute promesse ou parole, sans ajouter « incroyable » ; le second, devenu le troisième, défend de se chagriner de ce qu’on a perdu, sans ajouter « et qu’on ne peut recouvrer » ; enfin le premier, devenu le second, est tout à fait changé : au lieu de dire : « N’essaye jamais d’atteindre une chose qui ne peut être atteinte », l’oiseau dit : « Garde toujours ce qui est à toi. » La tentative que fait l’homme pour reprendre l’oiseau, et qui est liée au troisième précepte, a disparu avec lui. On voit qu’en passant de bouche en bouche, ou de livre en livre, dans le monde arabe, le conte indien s’était sensiblement altéré.
Une autre dérivation de l’ancienne parabole se présente à nous sur le sol même de l’Inde, mais sans que nous puissions affirmer qu’elle n’y a pas été réintroduite après des pérégrinations exotiques. Elle se trouve en effet dans un roman hindoustani, la rose de Bakawali, et on sait que la littérature hindoustanie, qui est celle des musulmans de l’Inde, a puisé très souvent dans des sources arabes aussi bien que sanscrites. Nous en avons la preuve à l’endroit même de ce roman qui nous intéresse ; car l’auteur fait précéder l’histoire de l’oiseau captif du récit d’une autre aventure qui lui serait arrivée antérieurement et dans laquelle serait intervenu un jugement de Salomon, personnage assurément inconnu à l’ancienne littérature de l’Inde. Voici comment le romancier rapporte le conte, qui, dans sa version prolixe, est visiblement altéré en plus d’un point, mais qui cependant paraît indépendant des sources des deux autres versions, ce qui lui donne pour la comparaison une réelle valeur :
Quelques jours après (sa première mésaventure), ce même moineau becquetait l’herbe quelque part, lorsqu’un derviche le prit et l’enferma dans une cage. L’animal, inquiet sur sa vie, lui dit alors : « Homme de Dieu, tu n’auras pas beaucoup de profit en me vendant et fort peu d’avantage en me mangeant ; ainsi, il est inutile que tu me gardes. De plus, si tu me lâches, je te donnerai trois164 avis dont chacun équivaudra à une perle de grand prix. » ces mots, le derviche s’empressa d’ouvrir la cage, et tenant l’animal par les pattes, sur sa main, il écouta ce qu’il avait à lui dire : « Le premier de ces avis », dit le moineau, « c’est que bien des gens assurent que, si Dieu voulait, il ferait passer par le trou d’une aiguille une rangée de soixante-douze chameaux 165 ; rien, en effet, n’est en dehors de la puissance de Dieu ; mais il ne faut pas faire grand cas des efforts de l’homme. Le second, c’est qu’il ne faut pas s’affliger d’une chose qu’on perd 166. Et je te dirai le troisième lorsque tu m’auras relâché. » Le derviche rendit la liberté à l’oiseau167, et celui-ci, étant allé se percher sur la branche d’un arbre voisin, s’écria : « Apprends, faquir, que tu es un grand fou, et que ton esprit est attaqué, puisque tu as perdu volontairement ta proie. J’ai en effet dans mon gésier un rubis de grand prix : si tu m’avais tué pour me manger, tu t’en serais emparé. » Le derviche se frotta les mains de désespoir en entendant ces mots, et dit au volatile : « J’ai manqué, je l’avoue, une bonne fortune, mais donne-moi donc le troisième avis168. » L’oiseau dit : « Ton cœur est semblable à un vase poli ; mes discours n’y laisseraient aucune trace ; pourquoi les faire entendre ? On dit en proverbe : Pleurer devant un aveugle, c’est abîmer inutilement ses yeux. Ô ignorant ! je t’avais déjà dit qu’il ne fallait pas s’affliger d’une chose qu’on perd. Tu l’oubliais déjà, sans songer d’ailleurs que je ne puis avoir le rubis dont je parle169. Et quant à mon troisième avis, le voici, et si tu l’avais su par avance, tu ne te livrerais pas au chagrin : Ne crois pas tout ce qu’on te dit 170. » Il dit ces mots et s’envola, tandis que le faquir, désolé, prit la route de son logis171.
Un conte arabe, qui se présente en dehors du Barlaam, doit encore être mentionné ici. Il offre un début étranger à notre histoire, mais qui provient également d’une fable indienne. Il continue ainsi (je ne le donne qu’en résumé) :
Un oiseleur ayant pris un passereau, celui-ci lui dit : « Tu vois que je ne suis pas gras et que je ne puis satisfaire ton appétit. Mais si tu veux me lâcher, je te dirai trois maximes qui te seront fort utiles, la première pendant que tu me tiendras encore, la seconde quand je serai sur l’arbre voisin, et la troisième, quand je serai au sommet. » L’oiseleur voulut entendre la première maxime. L’oiseau lui dit : « Ne te repens jamais au sujet d’une chose passée 172. » L’oiseleur satisfait de cette maxime le lâcha ; il se posa sur le tronc de l’arbre, et dit : « Ne crois que ce dont tu auras constaté la réalité. » Puis il vola jusqu’au sommet et dit : « Tu as perdu ta fortune, que tu avais entre les mains. — Comment ? — Si tu m’avais tué, tu aurais trouvé dans mon gésier deux rubis du poids de cinquante miscals chacun. » A ces mots, l’homme se livra au désespoir et lui dit : « Tu m’as abusé ; mais dis-moi maintenant la troisième maxime. — A quoi bon ? » répondit l’oiseau : « Tu viens en ce moment d’oublier les deux premières. Ne t’ai-je pas dit de ne pas te repentir d’une chose passée et de ne croire que ce dont tu aurais constaté la réalité ? Tu as cru cependant que j’avais dans le corps deux rubis du poids de cinquante miscals, moi qui tout entier n’en pèse pas dix, et tu te repens d’une chose qui est passée. » Et il s’envola laissant l’oiseleur en proie au chagrin173.
C’est surtout dans la littérature écrite que notre conte, comme la plupart des récits à tendance morale, s’est transmis, en Orient aussi bien qu’en Occident ; on l’a cependant recueilli naguère à l’état de tradition orale chez les Avares, petit peuple de race tartare, aujourd’hui musulman et soumis à la Russie, qui habite la côte occidentale de la mer Caspienne, et qui est sans doute le débris, demeuré obscur, de ces fameuses hordes Avares qui firent trembler l’Europe pendant deux siècles. Voici le conte avare, qui ressemble particulièrement à celui qu’on vient de lire en dernier lieu :
Un homme avait tendu des pièges et pris un oiseau. L’oiseau lui dit : « A quoi te servirai-je ? Si tu manges ma chair, elle ne te rassasiera pas ; mais lâche-moi, je te donnerai en échange trois conseils : l’un pendant que je serai encore dans tes mains, les deux autres quand je serai perché sur la branche. » L’homme consentit. « Fais attention », dit l’oiseau : « Ne crois pas ce qui ne s’accorde pas avec la raison. » Il lâcha l’oiseau. Une fois perché sur la branche, celui-ci lui dit : « Fais attention : Ne regrette pas ce qui est passé. Dans mon corps », dit-il ensuite, « il y a un morceau d’or gros comme un œuf ; si tu m’avais tué, tu l’aurais pris et tu aurais eu de quoi manger jusqu’à la fin de tes jours en restant couché dans ton lit. — Ô jour maudit ! » s’écria l’homme en se mordant le doigt de dépit. L’oiseau était prêt à s’envoler. « Ne m’as-tu pas promis trois avis ? » lui cria l’homme. « Tu ne m’en as donné que deux. — Je vais te donner le troisième, bien que tu n’aies pas su appliquer les deux premiers », répondit l’oiseau. « Je ne suis pas moi-même aussi gros qu’un œuf ; comment puis-je avoir dans le corps un morceau d’or de cette grosseur : Voilà le troisième avis. Ayant ainsi parlé, il s’envola derrière les collines et disparut174.
On voit que dans ces deux derniers contes encore le premier avis de l’oiseau a disparu, comme dans la Disciplina clericalis et le conte hindoustani175, ainsi que la tentative de l’homme pour reprendre l’oiseau, qui en est inséparable. Cette circonstance semble bien indiquer que ces différentes versions ont une source commune, bien que d’autres considérations, où je ne puis entrer ici, fassent songer à une classification différente.
Notre parabole nous apparaît sous une forme bien plus éloignée des premières dans un recueil de fables arméniennes dont l’auteur supposé, le docteur Vartan, vivait au xiiie siècle, et qu’on n’a encore ni fait connaître en entier, ni, ce qui en vaudrait bien la peine, étudié au point de vue des sources où il a été puisé. Le petit drame a lieu ici, non plus entre un oiseau et un homme, mais entre un moineau et un renard. Voici la traduction qui en a été donnée en français :
Le renard tenait un moineau dans sa gueule et voulait le manger, quand celui-ci lui dit : « Il faut d’abord que tu rendes grâces à Dieu, et puis tu me mangeras176, car c’est le moment où je vais pondre une perle grosse comme un œuf d’autruche177. C’est un œuf impayable, mais laisse-moi, pour que je te le ponde, et après mange-moi : je te jure que je viendrai à ta volonté. » Comme le renard le laissa, il s’envola et se plaça sur une branche d’arbre très élevée. Le renard lui dit alors : « Eh bien ! fais à présent ce que tu as décidé178, et viens comme je le désire. — Crois-tu que je sois un insensé comme toi », lui dit alors le moineau, « pour que je revienne quand tu le désires ? Pourquoi m’as-tu pu croire et t’imaginer qu’un aussi petit corps pût pondre une telle perle, quand, avec tout mon corps, je ne l’égale pas179 ? Écoute donc le conseil que je te donne : N’ajoute plus foi à des paroles extravagantes, et ne dors pas auprès d’une muraille chancelante. » Le renard lui répondit : « Dieu te jugera, puisque tu m’as trompé. — Il est des mensonges qui sont louables », répliqua le moineau ; « Dieu donne de grandes récompenses pour le mensonge qui préserve de la mort et du danger, ou qui sauve les autres hommes. » Le renard se cacha alors tout auprès et se mit à grimper pour saisir le moineau ; mais celui-ci lui lança de sa fiente aux yeux, en lui disant : « Ô insensé ! écoute cet autre conseil que jeté donne : Ne tente pas d’arriver où tu ne peux parvenir ; et180 dans les démêlés entre mari et femme, ou entre les frères, ne dis aucune parole indiscrète, pour ne pas en rougir ensuite181. »
Il y a bien des cas dans lesquels on peut prouver qu’un récit dont les personnages primitifs étaient exclusivement des animaux les a plus tard remplacés en tout ou en partie par des hommes ; mais la conformité des autres versions et l’état visiblement altéré de celle-ci nous font écarter, sans hésiter, une semblable hypothèse pour le cas qui nous occupe ; le contraste de la malice et de la sagesse de l’oiseau avec la crédule sottise de celui qui l’a pris est d’ailleurs plus piquant, s’il se produit entre un animal et un homme. Mais le conte arménien a conservé des traits de l’original, qui manquent dans tous les dérivés de provenance arabe : s’il a perdu le nombre de trois préceptes et laissé tomber le second, fort essentiel au récit, il a gardé le premier, perdu dans les versions arabes, il a gardé l’œuf d’autruche, il a gardé la vaine tentative de l’ennemi de l’oiseau pour se remettre en possession du captif qu’il a laissé échapper ; il remonte donc probablement à une source indépendante, et sans doute au roman grec.
On a cru trouver l’origine de notre conte dans un autre récit oriental, que voici en abrégé :
Un paysan avait un beau jardin, dans lequel un rosier surtout se faisait remarquer par les fleurs qu’il produisait chaque matin. Un jour, le paysan s’aperçut qu’un rossignol déchirait les fleurs du rosier ; il lui tendit un filet et le prit. Le rossignol lui remontra la légèreté de son offense, et le paysan, touché de ses discours, le relâcha. L’oiseau alla se poser sur un arbre et lui dit : « Je veux te récompenser de ta bonté ; au pied de l’arbre qui est derrière toi, tu trouveras un trésor. » Le paysan creusa, et il trouva, en effet, un vase plein d’or et d’argent. « Comment », dit-il à l’oiseau, « se fait-il que tu aies aperçu ce vase sous la terre, et que tu n’aies pas vu le filet tendu pour te prendre ? — Toute prévoyance », répondit le rossignol, « est inutile contre la destinée182. »
Cette fable se trouve dans l’Anvâr i Suhailï, rédaction persane du Kalilah et Dimnah, célèbre roman d’origine sanscrite, traduit en pehlvi, de là en syriaque, en arabe, et dans un très grand nombre de langues de l’Asie et de l’Europe : elle n’était pas dans l’original arabe, ni dans la rédaction persane plus ancienne où a puisé l’auteur de l’Anvâr iSuhaili, ni même peut-être dans le texte primitif de ce livre183. Ce n’est pas là assurément, une présomption en faveur de son antiquité. On a fait remarquer, il est vrai, que l’idée fataliste qui y est exprimée se retrouve, également rapportée à des oiseaux, dans un conte dont l’origine indienne est certaine et dans le texte sanscrit de l’original du Kalilah et Dimnah 184, mais je ne pense pas que cela prouve que notre conte, dont la plus ancienne rédaction (celle du Barlaam grec) remonte si haut, soit une altération de celui qu’on vient de lire, qui n’apparaît qu’à une époque fort récente185. Il me paraît bien plus probable que ce dernier provient d’un mélange de l’histoire de l’oiseau donneur d’avis avec une autre histoire relative à un oiseau montreur de trésors. La question ne se déciderait que si, comme on peut fort bien l’espérer, on retrouvait notre conte même dans la littérature sanscrite186.
On peut dès à présent affirmer que les trois préceptes de l’oiseau, plus ou moins altérés ailleurs, sont donnés dans le roman grec sous une forme très voisine de l’original. On y reconnaît une symétrie qui est troublée dès qu’on en modifie un, et qui devait s’exprimer, dans la langue primitive, par des mots mieux faits que ceux du grec pour la mettre en pleine lumière. Voici comment on peut les traduire tels qu’ils étaient sans doute en sanscrit :
Ne poursuis pas l’inattingible.Ne regrette pas l’irrecouvrable.Ne crois pas l’incroyable.
Telle est la sagesse du petit oiseau, et elle n’est pas si banale, ni surtout si aisée qu’elle en a l’air. Le troisième précepte est le fondement de la critique ; le premier est peut-être celui de la philosophie, si on l’applique aux choses de l’esprit ; si on l’applique, ainsi que le second, aux choses du cœur, il peut donner, sinon le bonheur, au moins l’absence de tourment. Mais, ô petit oiseau, que le second est facile à donner et difficile à mettre en pratique, et comme on voit bien que dans votre léger corps emplumé ne bat pas un cœur pareil au nôtre ! Qu’avons-nous donc à regretter, si ce n’est l’irrécouvrable ? Nos pleurs, dites-vous, ne nous le rendront pas ? C’est pour cela que nous les répandons, c’est pour cela que la source n’en tarit pas, et est toujours prête à jaillir, car chaque heure nous enlève ce qu’aucune ne nous rendra. Heureux cependant, vous dites vrai, les hommes qui marchent droit, regardant devant eux, sans traîner péniblement le fardeau toujours alourdi du passé, sans demander à l’avenir plus qu’il ne peut donner ! Heureux, autant que peuvent l’être ceux que Prométhée a façonnés avec de l’argile trempée dans des larmes !
De toutes les versions orientales que nous avons examinées, deux seulement ont pénétré en Europe au moyen âge, celle de Barlaam et Joasaph et celle de Pierre Alphonse. La première s’est transmise de livre en livre sans grande altération187 ; la seconde a eu un développement plus intéressant.
Deux versions françaises en vers de l’ouvrage du converti espagnol ont été faites à la fin du xiie ou au commencement du xiiie siècles ; toutes deux ont été imprimées, d’une façon plus ou moins satisfaisante. La première donne de notre conte une traduction fidèle, sans addition ni changement notables. Les trois « manières de savoir » qu’enseigne l’oiseau y sont ainsi formulées :
Ne croi pas quant que tu orras ;Garde bien ce que tu avras,Par pramesse nel perdre pas ;Ne trop ne soies confonduPor nule rien qu’aies perdu 188 .
L’autre traducteur, ici comme en d’autres cas, procède plus librement. Dès le début, il nous présente le propriétaire du jardin (quidam, dans le latin, uns preudom dans la première traduction189) comme un « païsant ». Il nous dépeint avec complaisance le charme du chant de l’oiselet ; il ajoute le détail que l’oiseau se prit au lacs quand il revint dans le jardin ; il insiste plus sur les marques de douleur données parle vilain, qui frappe ses deux poings l’un contre l’autre, pleure des yeux, soupire du cœur, bat sa poitrine et tire ses cheveux ; en revanche, il omet, et bien à tort, l’opposition relevée par l’oiseau entre son propre poids et celui qu’il avait attribué à la prétendue pierre précieuse, etc.. Voici les trois « manières de grant sens » qu’enseigne l’oiseau :
L’uns des sens qu’apprendre te deiEst tels que tu ne creies pasA tos les diz que tu orras ;L’autre si est que tu avrasCe que toens iert, ja n’i faldras ;Li tierz que ne deis pas plorerNe ne te deis desconforterSe perdu as aucune rien 190.
Il faut remarquer ici que le second des avis est visiblement mal traduit. Le latin donne : Quod tuum est semper habe 191 ; cela manque un peu de clarté, mais le premier traducteur a assurément mieux saisi en traduisant : « Garde bien ce que tu auras. »
De même que le conte du Barlaam, celui de la Disciplina a été séparé de l’ouvrage où il se trouve et recueilli isolément. Il est inutile d’insister sur les recueils latins où il est ainsi inséré192 ; mais il faut dire un mot du gracieux petit poème de John Lydgate, moine anglais du xive siècle, The Chorle and the Bird. Lydgate dit expressément qu’il traduit d’après un paunflet (c’est-à-dire un petit livre) français qu’il vient de lire. On a dit à tort que la source de Lydgate était notre lai ; il ne l’a certainement pas connu. Il a puisé dans une traduction française de Pierre Alphonse, mais il est impossible de savoir si les changements considérables qu’on relève dans le détail sont de lui ou de son modèle ; on peut cependant remarquer que beaucoup d’entre eux rentrent dans le style habituel de l’auteur193. Voici les trois avis de l’oiseau :
Yeve net of wisdom to hasty credenceTo every taie nor to eche tyding...Désire thou nott be no condiciounThing which is impossible to recure 194...For tresaure loste make never to gret sorroweWhich in no wise may not recovered be 195.
Le petit poème que je réimprime procède évidemment aussi du récit de Pierre Alphonse, bien qu’il y soit changé au point d’y être transformé presque complètement. Il se rattache à cette forme du récit, et s’écarte de celle que nous offre Barlaam par des traits incontestables. Dans Pierre Alphonse et dans le lai, un vilain (rusticus) est propriétaire d’un jardin où l’abondance des sources et la fraîcheur de la végétation attirent des masses d’oiseaux ; rien de pareil dans Barlaam, où un oiseleur de profession prend un rossignol, évidemment dans le bois. Sans insister sur d’autres différences, remarquons seulement que des trois sens de l’oiseau, les deux qui coïncident dans la Disciplina et Barlaam (voyez ci-dessus) se retrouvent dans le lai, le premier sous une forme modifiée, le second plus semblable à la Disciplina qu’à Barlaam (Ne crois pas tout ce qu’on te dit), et que le troisième dans le lai est, au moins pour le fond, celui de Pierre Alphonse et nullement celui de Barlaam. C’est donc dans la Disciplina clericalis qu’est la source du Lai de l’Oiselet.
La question est de savoir si cette source a été directement utilisée. L’auteur du lai a-t-il travaillé d’après le texte latin ou a-t-il fait usage d’une de nos versions françaises ? La première version suit de si près le texte latin, et le lai s’en écarte au contraire tellement, qu’il n’est pas aisé de relever un trait permettant d’établir une coïncidence ou une divergence ; cependant, il me paraît probable que si l’auteur du lai avait eu cette version sous les yeux, il lui aurait emprunté la traduction de hyacinthus par jagonce, d’autant plus qu’elle lui fournissait une rime avec once. Pour la seconde version, la question paraît compliquée : d’une part, elle ne peut avoir été la seule source du lai ; en effet, l’auteur du lai, tout en modifiant lavis qui répond à quod tuum est semper habe, l’arrange de façon à montrer qu’il n’a pas eu sous les yeux le contre-sens de cette version, et il a conservé le trait, omis par elle, du contraste entre la grosseur de l’oiseau et celle de la pierre qu’il prétend être dans son corps ; mais, d’autre part, il y a entre cette version et le lai de remarquables concordances. Dans l’une comme dans l’autre, le maître du jardin est, dès l’abord, appelé un paysan ; le charme particulier du chant de l’oiselet est mis en relief ; l’oiseau est pris au lacs quand il revient dans le jardin après l’avoir quitté ; le vilain monte sur l’arbre pour s’emparer de lui ; il annonce à l’oiseau qu’il le mettra dans une cage ; le désespoir du vilain est décrit avec complaisance ; enfin, et surtout, l’addition faite au troisième reproche de l’oiseau :
Qui plores que tu as perduCe qui n’est ne onques ne fu (v. 146)
pourrait être l’origine de la modification, dans le lai, du conseil correspondant :
Ne pleure pas ce qu’ainc n’eus ;
et le récit se termine par ces vers :
Quant le vilain out mout laidiLi oiselès et escharni,Chantant s’en tome, sil laissa,Aine puis el vergier n’abita.
dont le dernier, auquel rien ne correspond dans le latin, peut fort bien avoir suggéré à l’auteur du lai, non seulement son dénouement, mais toute la conception du rôle si original et si merveilleux qu’il a donné à l’oiseau.
Il paraît donc probable que l’auteur du lai a connu la seconde de nos versions poétiques de Pierre Alphonse, mais qu’à côté d’elle, il a consulté, soit le texte latin, soit une autre version plus fidèle. Je pencherais pour la seconde hypothèse. Rien n’indique, en effet, que cet auteur ait été un clerc : parmi ceux qui représentent pour lui les types de la culture élégante, et qui sont les vrais servants d’Amour, et les seuls auditeurs dignes de l’oiseau, il ne mentionne les clercs qu’en passant, à côté des chevaliers ; dans les poèmes du même goût composés par des clercs, ceux-ci au contraire, sont toujours mis au premier rang. La singulière et charmante doctrine dans laquelle l’oiseau unit si intimement le dieu d’Amour et l’amour de Dieu, convient aussi, à ce qu’il me semble, bien qu’elle ait une forme de sermon, à un prédicateur laïque plus qu’ecclésiastique.
Quoi qu’il en soit, le thème sur lequel il a travaillé, l’auteur du lai l’a complètement transformé. Le point de départ de cette transformation a été sans doute le contraste qui l’a choqué, dans le conte de Pierre Alphonse, entre la beauté du jardin verdoyant, arrosé par des eaux fraîches, habité par des oiseaux au chant délicieux, et le paysan, le vilain (rusticus) qui le possède. On sait quelle importance la haute société des xiie et xiiie siècles attachait à cet ensemble de qualités mondaines, qu’on appelait la « courtoisie » et qui comprenait quelques-unes des plus hautes qualités morales en même temps que la stricte observation des conventions et des règles de la vie élégante. Cette dernière partie de la perfection courtoise était naturellement la plus facile à acquérir, celle aussi dont on se targuait le plus et dont le manque exposait surtout aux railleries et au dédain. Le monde, pour un « gentil » clerc ou chevalier de cette époque, se divisait en deux classes, les « courtois » et les « vilains », et on avait beau proclamer que nul n’est vilain s’il ne fait vilenie, on déclarait d’ordinaire les vilains par naissance incapables de posséder jamais le fonds moral de la courtoisie autant que d’en acquérir les formes. La courtoisie était d’ailleurs considérée comme inséparable de l’amour, conçu d’une manière assez factice et subtile, et l’amour entendu de cette façon était à son tour regardé comme la condition indispensable du goût pour tout ce qui est bon et beau, notamment pour la nature, la verdure, et le chant printanier des oiseaux que les poètes d’alors ne se lassaient pas d’écouter, d’admirer et de célébrer. Comment donc ne pas s’indigner en voyant ce beau verger, où un oiseau si merveilleux faisait entendre sa ◀douce▶, voix, aux mains d’un vilain, nécessairement sot, grossier, cupide, et incapable de rien comprendre à ce qui aurait pu charmer des yeux et des oreilles plus dignes ? Le poète ne mit plus dès lors dans les conseils de l’oiseau et la malicieuse épreuve qu’il fait de leur utilité le point culminant de son récit : il fallut que le vilain fût dépouillé de ces biens qu’il ne méritait pas. Par une idée singulièrement poétique, le conteur français imagina, en faisant du verger une merveille toute féerique, d’en attacher la beauté, la durée et la constante fraîcheur au chant même de l’oiselet : lui envolé, les eaux se tarissent, les arbres s’effeuillent, les fleurs se flétrissent, et le rustre qui n’a vu dans le délicieux chanteur qu’un objet de lucre ou de gloutonnerie est puni par la perte, non seulement de l’oiseau qu’il a voulu prendre, mais de tout ce qu’il n’aurait jamais dû posséder. L’oiseau simplement malicieux du conte indien devient ici un être surnaturel, sorte de génie ailé, dont le chant, pendant qu’il célèbre à la fois l’amour divin et l’amour terrestre, répand sur le verger qui l’entoure, sur les eaux, sur les pelouses, sur les arbres, sur les fleurs, un ◀doux▶ enchantement qui les fait avec une joie toujours nouvelle couler, verdoyer, croître et embaumer. Depuis qu’un vilain est devenu le maître de ce séjour de délices, l’oiseau sait bien qu’il ne pourra y rester longtemps avec lui, il annonce dans son dernier chant le déclin et la ruine de ce qui l’entoure, et, quand le vilain a réalisé par sa conduite tout ce que son nom annonce de bassesse et de sottise, il s’envole et l’enchantement s’évanouit avec lui. Le poète a créé ainsi une sorte de magie nouvelle et charmante, tout imprégnée de l’esprit de son temps, et en faveur de laquelle on lui pardonnera d’avoir affaibli, en la reléguant presque au second plan, l’ingénieuse sagesse du vieux conte.
Il n’oublie pas cependant ce qui faisait le vrai sujet de ce conte, les trois sens de l’oiselet, et il sait au contraire augmenter l’agrément et l’humour de l’invention par un trait qui lui appartient en propre. Dans les récits orientaux l’homme qui a pris l’oiseau est convaincu, après avoir entendu les trois préceptes, de leur profondeur et de leur utilité ; il est vrai qu’il perd aussitôt l’occasion de les appliquer. Le vilain de notre lai se récrie au contraire sur la banalité et le peu de valeur des trois sentences que l’oiseau lui débite, et déclare qu’il les savait depuis longtemps et que tout le inonde les connaît : son humiliation n’en est que plus plaisante quand l’oiseau, après lavoir mis à l’épreuve, les lui répète impitoyablement, en lui montrant combien il a mal su les appliquer. Il y a là une fine ironie qui n’est pas sans une réelle portée morale. Les trois sens en eux-mêmes ne sont pas absolument identiques à ceux de la Disciplina. Le premier :
Ne croi pas quant que tu os dire,
est exactement conservé. Le second :
Ne pleure pas ce qu’aine n’eüs,
est, comme on l’a déjà vu, légèrement modifié. Quant au troisième :
… Ce que tu tiens en tes mainsNe giete pas jus a tes piés,
il est, comme nous l’avons fait remarquer, tout à fait différent du troisième de la seconde traduction française de Pierre Alphonse ; il ressemble plus au premier du texte latin, mais il en diffère par l’expression. Le poète français a en outre. interverti les deux préceptes196.
Quelques remarques se présentent encore sur les circonstances qui sont propres à l’auteur du lai. L’idée de faire donner par l’oiseau les préceptes de l’amour courtois lui était tout naturellement suggérée : on voit de bonne heure au moyen âge les oiseaux considérés comme des sortes de prêtres de la religion d’Amour, qui en promulguent les dogmes et en interprètent les lois. Ainsi dans le charmant poème appelé Fablel du dieu d’amour, le rossignol convoque tous les oiseaux pour leur demander s’ils ne trouvent pas que l’empire d’Amour est en décadence ; dans Florence et Blancheflor, les oiseaux sont les barons qui forment la cour d’Amour, et un combat judiciaire entre le rossignol et le papegaut donne gain de cause à la demoiselle qui préfère comme amant le clerc au chevalier ; partout dans la poésie consacrée au « fin amour » nous retrouvons cette conception, qui reçoit son expression dernière dans le Parlement des Oiseaux de Chaucer. D’où vient ce rôle donné aux oiseaux ? En partie sans doute de l’importance que cette même poésie, suivant la tradition d’une poésie populaire plus ancienne, attache au « renouveau » de la saison d’amour, dont les chansons des oiseaux sont comme la musique vivante : ces chansons ne donnent-elles pas aux cœurs jeunes des conseils d’amour qu’ils se plaisent naturellement à traduire en paroles naïves ? Mais il y a là sans doute aussi une influence toute littéraire, dont l’origine ne paraît pas se trouver dans l’antiquité et est plutôt orientale : on sait quelle sagesse nombre de compositions allégoriques, érotiques ou mystiques de l’Inde et surtout de la Perse attribuent aux oiseaux, et quel rôle ils jouent dans de longs poèmes dialogues où ils interprètent et approfondissent les préceptes d’un amour par lequel il faut souvent entendre l’amour divin, mais qui s’exprime sous la forme de l’amour humain. On ne voit pas bien seulement par quelle voie ces idées arrivèrent en Occident. Dans notre poème aussi l’oiseau môle dans son petit discours l’amour céleste et l’amour terrestre, mais il ne les confond pas. Il esquive les difficultés graves qu’aurait soulevées cette alliance pour des moralistes plus sérieux, et insiste sur la ressemblance des qualités que doit posséder un bon chrétien et un « fin amant ». Les théories de ce genre sont fréquentes au moyen âge ; elles ne sont qu’aimables et gracieuses quand elles sont, comme ici, effleurées du bout de l’aile. Si on voulait les approfondir, elles risqueraient fort de devenir, et elles sont devenues en effet dans plus d’une œuvre postérieure, ou dangereuses ou pédantesques. Mais nous sommes loin encore des raffinements et des lourdeurs des docteurs ex professo en science amoureuse. Nous sourions à cette poétique conciliation de Dieu et du siècle, déclarés inconciliables, avec une si impitoyable logique, par l’enseignement orthodoxe, et nous nous plaisons un moment à concevoir un paradis tout autre que celui qui effrayait Aucassin, un paradis qui ressemblerait plutôt à cet enfer où il voulait aller avec Nicolette sa ◀douce▶ amie, et où vont « les beaux clercs et les beaux chevaliers qui sont morts aux tournois et aux nobles guerres, et les bons sergents et les francs hommes, et les belles dames courtoises, et l’or et l’argent, et le vair et le gris, et les harpeurs et les jongleurs et les rois du siècle197. » C’est dans ce paradis, sans doute, que retourne l’oiselet quand il prend son vol.
Notre conte a reçu de son auteur le nom de lai ; ce nom ne lui convient pas exactement. Les lais sont de courts récits narratifs, d’origine celtique, nés de chants, malheureusement perdus dans leur forme première, que des musiciens venus du pays de Galles et de la Bretagne française répandirent au xiie siècle dans toutes les cours d’Angleterre et de France. Bientôt le sens primitif du mot se perdit ou du moins s’élargit, et on donna le nom de lai à beaucoup de récits en vers, d’un caractère sentimental ou gracieux, qui n’avaient rien d’originairement breton. C’est ainsi qu’on eut le lai d’Orphée, le lai de Narcisse, le lai d’Aristote, le lai de l’épervier, d’autres encore. La plupart des lais vraiment bretons parlaient d’amour, et, à ce titre, notre petit poème, au moins par le caractère que l’auteur y a introduit, méritait une place dans cette aimable compagnie. Il la méritait d’autant plus qu’on aimait à désigner comme des lais les chansons des oiseaux des bois, sans doute parce que, comme les lais celtiques que chantaient les bardes ambulants, elles remplissent le cœur d’une émotion tendre, ◀douce▶ et mélancolique, bien que l’esprit n’en perçoive pas le sens précis.
Le Lai de l’oiselet a été composé dans la première partie du xiiie siècle. Rien ne nous permet d’en désigner ou d’en soupçonner l’auteur ; la langue indique qu’il devait être du pays intermédiaire entre l’Île-de-France et la Picardie. Il avait un heureux génie, et, s’il n’a pas toujours eu le courage d’éviter les écueils que ne redoutaient pas assez les rimeurs du moyen âge, la prolixité inutile, l’emploi des formules banales, les rimes de pur remplissage, il a su en général revêtir sa pensée d’expressions précises et gracieuses. Son petit oiseau nous charme autant que son lourd vilain nous amuse, et ce petit poème peut être regardé comme un des joyaux les plus finement taillés de notre vieille poésie.
Il a dû avoir du succès ; sa présence dans cinq manuscrits nous l’atteste déjà. On n’en a cependant pas signalé d’imitation ancienne dans les langues étrangères, qui adoptaient si volontiers ce qui avait été composé en français, et en France même on a reproduit d’habitude le récit du Barlaam ou celui de Pierre Alphonse, qui ne mêlaient pas à la piquante morale du conte les éléments étrangers ajoutés par notre lai. On doit cependant, suivant toute vraisemblance, reconnaître l’influence de ce dernier dans un joli récit dont le lai n’est sans doute pas la source unique, mais auquel il a fourni quelques traits.
Ce récit se trouve dans un des ouvrages les plus attrayants du moyen âge, ouvrage d’un caractère prétendu historique, et qui contient en effet de l’histoire, mais de l’histoire telle qu’elle courait dans le peuple et que la racontaient les jongleurs quand leurs auditeurs étaient rassasiés de chansons héroïques, de romans aventureux ou de joyeux fableaux. Il s’agit de la Chronique de Reims, ou, comme l’appelle son dernier et savant éditeur, des Récits d’un ménestrel de Reims au xiiie siècle. L’auteur a écrit et sans doute d’abord parlé son livre à Reims en 1260, comme l’a parfaitement établi M. Natalis de Wailly. C’est en cette même année que, d’après lui, le conte de l’oiseau servit à consoler dans sa tristesse le bon roi Louis IX. Le roi venait de perdre, à seize ans, son fils aîné, Louis, qui devait lui succéder ; il était plongé dans son deuil, et « on ne pouvait en tirer un mot. »
Atant es vous l’arcevesque Rigaut de Rouen qui le vint veoir et conforter, et mout lui disoit de bons mos de l’escriture et de la patience saint Job, et li conta un essemple d’une masenge198 qui fu prise en une masengiere ou jardin d’un païsant, Quant li païsans la tint, si li dist qu’il la mangeroit, et la masenge respondi au païsant : « Se tu », dist elle, « me manjues, tu ne seras gaires saoulés, car je sui une petite chosete ; mais si tu me vouloies laissier aler, je t’apenroie trois sens199 qui t’avroient grant mestier se tu les vouloies mètre a uevre. — Par foi », dist li païsans, « et je te lairai aler ». Et lasche la main, et la masenge se trait seur une branche, et fu merveilles liée de ce qu’elle fu eschapée. « Or t’apenrai », dit la masenge au païsant, « se tu veus, mes trois sens. — Oïl voir », dist il. — « Or escoute », dit la masenge : « je te lo (et si le retien bien) que ce que tu tiens à tes mains que tu ne getes a tes piés200, et que tu ne croies pas quant que tu orras, et que tu ne meines mie trop grand duel de la chose que tu ne pourras avoir ne recouvrer201. — Que est ce ? » dist li vilains : « n’en diras-tu el ?202 Par le cuer Beu ! se jeté tenoie, tu ne m’eschaperoies huimais. — En non de moi », dit la masenge, « tu avroies droit, car j’ai en ma teste203 une pierre précieuse aussi grosse comme uns ues de geline204 qui bien vaut cent livres ». Quant li païsans l’oï, si débat ses poins, et destire ses cheveus et demeine le plus grant duel dou monde. Et la masenge commença a rire, et li dist : « Soz vilains, mauvaisement as entendu et mis a uevre les trois sens-que je t’avoie dit ; saches de voir que tu iés de tous trois deceûs. Tu me tenoies en ta main, si me getas a tes pies quant tu me laissas aler ; et me creïs de ce que je te fis entendant que j’avoie en ma teste une pierre précieuse qui estoit aussi grosse comme uns ues de geline, et je toute ne sui si grosse ; et si meines duel de moi a cui tu ne recouverras jamais, car je me garderai mieus que je ne me sui gardée. » Atant bâti ses éles et s’envola, et laissa le païsant son duel fesant. « Sire », dist li arcevesques, « vous veez bien que vous ne pouez recouvrera vostrefil, et bien devez croire que il est en paradis, si vous devez conforter. » Li rois vit bien et sot que li arcevesques li disoit vrai, si se conforta et oublia auques son duel205.
M. de Wailly, dans la critique aussi sobre que judicieuse à laquelle il a soumis les récits de la Chronique de Reims, dit que ce qui choque même la vraisemblance, c’est de supposer qu’Eudes Rigaut, archevêque de Rouen, ait pu essayer de consoler Louis IX de la mort de son fils en lui récitant l’apologue de la mésange et du paysan. Je ne sais si mon savant confrère ne prête pas ici involontairement aux hommes du xiiie siècle notre façon de penser et de sentir. N’employait-on pas alors des apologues de ce genre dans les circonstances les plus sérieuses et pour les applications les plus graves ? Pourquoi un prélat n’aurait-il pas cité au roi, pour le tirer de sa douleur, un « exemple » que le célèbre prédicateur Jacques de Vitri, et beaucoup d’autres après lui, ont inséré dans leurs sermons pour porter les âmes à la piété ? Cela me paraît d’autant plus admissible qu’Eudes Rigaut était un grand conteur d’histoires et avait même, paraît-il, composé des « livres de facéties », qui malheureusement ne nous sont pas parvenus. Il me plaît, quant à moi, de croire que les conseils du petit oiseau, apportés du fond de l’Inde, ont pu aider saint Louis à reprendre courage dans son chagrin ; il ne faut pas oublier d’ailleurs que la grande consolation que lui donne l’archevêque, c’est, naturellement, que son fils est en paradis.
Notre lai fut publié pour la première fois par Barbazan en 1756206; d’après cette édition Le Grand d’Aussy, en 1779, en donna une traduction abrégée, dans laquelle il a notamment, et bien à tort, supprimé le trait de la pierre précieuse que l’oiseau prétend avoir dans le corps207. Un an auparavant, Wieland avait imprimé dans le Mercure allemand son imitation de l’original, Des Vœgleins Lehren, qui se lit encore avec plaisir, mais ne vaut pas à coup sûr le vieux conte français. Je n’ai pas lu les imitations de deux autres poètes, l’un allemand, Nicolay, l’autre anglais, Way208.
Appendice.
Le texte du Lai de l’Oiselet
Le lai de l’Oiselet nous est parvenu dans cinq manuscrits, qui sont tous conservés à la bibliothèque nationale de Paris ; ces manuscrits contiennent un grand nombre d’autres pièces. Je me borne à indiquer le folio où notre poème se trouve dans chacun d’eux. Ce sont les suivants :
A. B. n. f. f. 837, f. 45. — xiiie siècle.
B. N. Acq. 1104, f. 79. — xiiie -xive siècle.
C. 25 545, f. 151. — xive siècle.
D. 24 432, f. 42. — xive siècle.
E. 1593, f. 169. — xive siècle.
Un de mes anciens auditeurs, M. Henri Deloncle, a bien voulu, pour une de nos conférences de l’École pratique des hautes Études, soumettre ces cinq manuscrits à une étude extrêmement minutieuse et en relever toutes les variantes. Je n’ai à parler ici que de la façon dont, avec l’aide de ses collations, j’ai constitué le texte. Je dirai brièvement que les cinq manuscrits remontent à deux copies différentes du manuscrit original perdu : ABD descendent de l’un, C représente l’autre, E paraît être le produit d’une fusion des deux. Ce qui distingue CE de ABD, c’est que l’ordre des sens de l’oiseau n’y est pas le même : le sens qui est le premier dans CE est le second dans ABD, ce qui amène naturellement à cet endroit d’assez fortes divergences. J’ai considéré l’ordre de CE comme l’original, parce qu’il concorde avec celui de Pierre Alphonse : dès lors l’établissement du texte était tout indiqué. La bonne leçon devait résulter de la comparaison des deux familles entre elles : je n’entre pas dans le détail de cette comparaison ; je dirai seulement qu’elle donne comme résultat un texte qu’on peut regarder comme partout satisfaisant. En ce qui concerne les formes, qui varient dans les manuscrits divers et souvent dans un seul et même manuscrit, j’ai adopté celles qui se rapprochent le plus du français normal. Une rime (largece et tece pour le français teche au v. 164) fait seule difficulté : elle semble appartenir à un dialecte qui traitait le c autrement que le picard et que le français, dialecte dont plusieurs poèmes du moyen âge paraissent offrir des traces, mais qu’on n’a retrouvé jusqu’ici représenté par aucun patois subsistant209. La forme pint pour pin est attestée par deux rimes ; elle est surprenante au premier abord, mais elle n’est pas sans analogues210. En général, la langue de notre lai est très correcte, et par là même donne lieu à peu d’observations ; elle ne présente pas non plus à la lecture de difficultés sérieuses.
LE LAI DE L’OISELET
Il avint jadis a un tans,Bien a passé plus de cent ans,Qu’il estoit uns riches vilains ;De son nom ne sui pas certains,Mais riches ert de grant manièreDe prés, de bois et de rivière,Et de quant qu’afiert a riche ome211 :Se dire vos en vueil la some,Il avoit un manoir si belN’a borc, n’a vile, n’a chastel,Se le voir vos en vueil conter,En tout le monde n’out son per,Ne si bel ne si delitable ;Li contes vos sembleroit fable,Qui vos en diroit la façon212 :Je ne cuit que ja mais face onTel donjon ne si riche tor ;La rivière coroit entor,Qui tôt enclooit le porpris213 ;Et li vergiers qui fu de prisEstoit d’arbres et d’eaue enclos :Cil qui le fîst ne fu pas fos,Ains fu uns chevaliers gentis ;Après le père Fout li fis,Qui le vendi a cel vilain ;Ainsi ala de main en main :Bien savés que par mauvais oirDechiéent viles et manoir214.Li vergiers fu beaus a devise215 :Erbes i out de mainte guise,Que je ne sai mie nomer ;Mais por voir vos puis raconterQu’il i avoit roses et florsQui getoient moût grans odors,Et espices de tel manièreQu’une ame216 gisant en litièreQui malade fust et enferme217S’en alast tote saine et fermePor tant que el vergier geûstTant qu’une nuit passée fust.De bones erbes fu garnis ;Et li preeaus fu si onis218Qu’il n’i avoit ne mont ne val ;Et li arbre tuit par igalEstoient d’un grant contre mont219 :Si bel vergier n’avoit el mont.Ja cel fruit ne demandissiésQue vos trover n’i peùssiés,Et si estoit il en tos tans :Cil qui le fist fu mout sachans ;Il fu tos fais par nigromance,Laens avoit mainte provance220.
Li vergiers fu et beaus et lons,Tos fu fais a compas reons ;En mi avoit une fontaine,Qui bêle estoit et clére et saine,Et sordoit de si grant randonCom s’ele bolist a bandon221,Et s’estoit froide corne marbres ;Ombre li faisoit uns beaus arbres,Dont les branches loins s’estendoient,Qui sagement duites estoient222 ;Fueilles i avoit a plenté223 :En tôt le plus lonc jor d’esté,Quant ce venoit el mois de mai,N’i peùssiés choisir le rai224Dou soleil, tant par ert ramus ;Moût par doit estre chiers tenus,Quar il est de tele natureQue tos tens sa fueille lui dure :Vens ne ores, tant ait de force225,N’en abat fueille ne escorce.Li pins ert deliteus et beaus226.Chanter i venoit uns oiseausDeus fois le jor et plus noient,Et si sachiés a escientQu’il i venoit la matinéeEt l’autre fois a la vesprée.Li oiseaus fu merveilles gens :Moût seroit grans detriemensQui vos en diroit la façon227 ;Il estoit mendre d’un moissonEt pou graindre d’un roietel228,Si chantoit si bien et si belLoissignuels, merle, ne mauvis,Ne l’estorneaus, ce m’est avis,Chans d’aloe ne de calendre229,N’estoit si plaisans a entendreCom ert li siens, bien le sachiés.Li oiseaus fu si afaitiésA dire lais et noveaus sonsEt rotruenges et chançonsGigue ne harpe ne vieleN’i vausist pas une cenele230.El chant avoit une merveille,Qu’ains nus on n’oï sa pareille :Quar tel vertu avoit li chansQue ja nus ne fust si dolans,Por que l’oisel chanter oïst,Que maintenant ne s’esjoïstEt obliast ses grans dolors ;Et s’ainc n’eûst parlé d’amors,S’en fust il maintenant espris,Et cuidast estre de tel prisGom est emperéres ou rois,Mais qu’il fust vilains ou borjois ;Et se eûst cent ans passés,Et en cest siècle fust remés231,S’il oïst de l’oisel le chantSi li semblast il maintenantQu’il fust meschins et damoiseaus232,Et si cuidast estre si beausQu’il fust amés de damoiseles,De meschines et de puceles233.Et une autre merveille i out,Que li vergiers durer ne poutSe tant non que li oisillonsI venist chanter ses dous sons :Car dou chant issent les amorsQui en vertu tienent les florsEt les arbres et tôt le mes234 ;Mais que li oiseaus fust remés235,Maintenant li vergiers sechastEt la fontaine restanchast236,Qui par Toisel sont en vertu.Li vilains cui li estres fu237I venoit deus fois par costumePor oïr celé soatume238.A la fontaine sos le pintPar une matinée vint,Son vis239 lava a la fontaine ;Et li oiseaus a haute alaine,Qui ert sor le pint, li chantaUn lai ou deliteus chanta.Li lais est moût bons a entendre :Exemple i porroit on bien prendreDont mieus en vaudroit en la fin.Li oiseaus dit en son latin :« Entendes », fait-il, « a mon lai,« Et chevalier et clerc et lai,« Qui vos entremetés d’amors« Et qui en soffrés les dolors ;« Et a vos le di je, puceles,« Qui estes avenans et bêles,« Qui le siècle volés avoir :« Je vos di vraiement por voir« Vos devés Dieu amer avant,« Tenir sa loi et son cornant,« Volentiers aler au mostier,« Et si oïr le Dieu mestier240 :« Quar dou service Dieu oïr« Ne puet a nului maus venir241 ;« Et por vérité vos recort242« Dieus et Amors sont d’un acort.« Dieus aime onor et cortoisie,« Et fine Amors ne les het mie ;« Dieus het orgueil et fausseté,« Et Amors les tient en vilté ;« Dieus escoute bêle proiére,« Amors ne la met pas arriére ;« Dieus convoite sor tôt largece,« Il n’i a nule maie tece243 :« Li aver sont li envios,« Et li tenant li convoitos,« Et li vilain sont li mauvais,« Et li félon sont li punais244 ;« Mais sens, cortoisie et onors« Et loiauté maintient Amors ;« Et se vos a ce vos tenés,« Dieu et le siècle avoir poés. »Ce dit li oiseaus en son chant.Et quant voit le vilain séantQui desos le pint l’escoutoit,Qui fel et envios estoit,Si a chanté d’autre manière :« Quar laisse ton corre, rivière245 !« Donjons, péris ! tors, quardechiés !« Matissiés, flors ! erbes, sechiés246 !« Arbres, quar laissiés le porter247 !« Ci me soloient escouter248« Clerc et dames et chevalier« Qui la fontaine avoient chier,« Qui a mon chant se delitoient,« Et par amors mieus en amoient,« Si en faisoient les largeces,« Les cortoisies, les proeces,« Maintenoient chevalerie.« Or m’ot cil vilains pleins d’envie,« Qui aime assés mieus le denier« Qu’il ne face le donoier249.« Cil me venoient escouter« Por déduire et por mieus amer« Et por lor cuers mieus aaisier250 ;« Mais cist i vient por mieus mangier ! »Quant ce out dit, si s’en vola.Et li vilains qui remest la251Pense, se il le pooit prendre,Assés tost le porroit chier vendre,Et se vendre ne le pooitEn jaiole le meteroit252,Si li chanteroit tart et tempre253.Son engin a fait, si l’atempre254,Et enquiert et guaite et porvoitTant que les branches aperçoitOu cil s’aseoit plus sovent :lluec fait las, si les i tent,Mout a bien sa chose atemprée.Et quant ce vint a la vesprée,Li oiseaus ou vergier revint ;Et quant il s’asist sor le pintSi fu maintenant pris au las.Li vilains, li chetis, li las,Monte a mont : l’oisillon aert255.« Tel loier a qui vilain sert »,Fait li oiseaus, « ce m’est avis.« Mal avés fait qui m’avés pris :« En moi a povre raençon256.« — Ains en avrai mainte chançon »,Fait li vilains, « de ceste prise.« Servi avés a vo devise,« Or servirés a ma partie257.« — Ceste cheance est mal partie,« J’en ai le peior a moi pris.« Je suel avoir a mon devis258« Champaigne, bois, rivière et prés259 :« Or ier en jaiole enserrés260,« Ja mais n’avrai déduit ne joie ;« Je soloie vivre de proie261 :« Or me donra l’on a mangier« Si com un autre prisonier.« Laissiés moi aler, beaus amis,« Et bien soies seùrs et fis262« Ja en prison ne chanterai.« — Par foi, et je vos mangerai :« Ja par autre tor n’en irés.« — En moi povre repast avrés,« Quar je sui lasches et petis263 :« Ja n’en acroistra vostre pris« Se vos ociés tele rien264.« Laissiés m’aler, si ferés bien :« Pechié ferés se m’ociés.« — Certes por noient en parlés,« Car com plus proies en seroie« Sachiés que je meins en feroie.« — Certes », fait li oiseaus, « c’est drois,« Car ainsi l’aporte la lois265 :« Mainte fois l’avons oï dire.« Mais uns dis nos enseigne et glose :« Besoins fait faire mainte chose.« Ma force ne m’i puet tenser266 ;« Mais se vos me laissiés aler,« De trois sens vos feroie sage« Qu’aine ne sout on de vo lignage,o Si vos porroient moût valoir.« — Se seûrté en puis avoir267 »,Fait li vilains, « tost le ferai.« — Tel fiance corne je ai »,Fait li oiseaus, « vos en créant268. »Et cil le lait aler a tant.Li oiseaus sor l’arbre s’en vole,Qui eschapés fu par parole :Mas estoit et tos hericiés269,Car laidement fu manoiés,Tenus out esté contre laine270 ;A son bec ses plumes ramaineEt rasiet au mieus que il puet.Li vilains, cui savoir estuet271Les trois sens, le semont qu’il die272.Li oiseaus fu pleins de voisdie273,Si li dist : « Se tu bien entens,« Aprendre porras un grant sens :« Ne croi pas quant que tu os dire 274. »Li vilains fronce le nés d’ire,Et dit : « Je le savoie bien.« — Beaus amis, donques le retien,« Garde que tu ne l’oblier275.« — Or me puis je bien apenser »,Fait li vilains, « de sens aprendre I« Musage me fais a entendre,« Qui ce me rueves retenir276.« Je te voudroie ja tenir :« Bien sai quant tu m’eschaperoies« Ja mais autrui ne gaberoies277.« Mais je m’en vois a tart vantant278 ;« Cestui sai bien : di l’autre avant.« — Enten i bien », fait li oiseaus ;« Li autres est et bons et beaus :« Ne pleure pas ce qu’aine n’eus 279. »Li vilains ne fu mie mus280,Ains respondi par félonie281 :« Tu m’as ta fiance mentie.« Trois sens me dévoies aprendre,« Si com tu me feïs entendre,« Qu’onques ne sout tos mes lignages ;« Mais de ce est tos li raona sages282 :« Il n’est si fos n’onques ne fu« Qui plorast ce qu’aine n’out eu.« Tu m’as moût largement menti. »Et li oiseaus lui respondi :« Veus tu donc que jes te redie,« Si que tu nés oblies mie ?« Vos entendes tant au plaidier« Que peor ai de l’oblier :« Je cuit que jâ nés retendrés283.« — Je les sai mieus de vos assés »,Fait li vilains, « de grant pièce a284.« Dehé qui gré vos en savra285« D’aprendre ce dont il est sages !« Je ne sui mie si sauvages,« Par mon chief, com vos me tenés.« Por ce se m’estes eschapés,« M’aies vos ore ainsi gabant ;« Mais se vos me tenés convant286,« Vos m’aprenderés l’autre sen,« Car des deus ai je bien l’asen287.« Or le dites a vo voloir,« Car sor vos n’ai point de pooir :« Dites qués est il, si l’orrai.« — Entent i bien, sil te dirai :« Li tiers est tés, qui le savroit« Ja mais povres on ne seroit. »Mout durement s’en esjoïQuant la vertu dou sen oï,Et dist : « Cestui m’estuet savoir,« Que durement tent à l’avoir288. »Qui li veïst l’oisel coitier289 !« Il est », fait il, « tans de mangier ;« Quar le me dites errantment. »Et quant li oisillons l’entent,Si dit : « Je techasti, vilains290,« Que ce que tu tiens en tes mains« Ne gietes pas jus a tes pies. »Li vilains fu mout corrociés ;Et quant il s’est teûs grant pose,Si dist : « N’estoit ce autre chose ?« Ce sont adevinail d’enfant291 ;« Quar je sai bien a esciant« Tés est povres et soffraitos292« Oui aussi bien le set com vos.« Menti m’avés et engignié :« De quant que m’avés enseignié« Estoie je sages devant. »Li oiseaus respont maintenant :« Par foi, se tu cel sen seûsses,« Ja laissié aler ne m’eusses ;« Quar si tu m’eusses tué,« Si com tu eus en pensé,« Ja mais ne fust jors, par mes ieus,« Qu’il ne t’en fust durement mieus293.« — A ! por Dieu, que ses tu donc faire ?« — Ahi ! fel vilain de put aire294,« Tu ne ses qu’il t’est avenu :« Il t’est durement mescheù295 ;« Il a en mon cors une piére« Qui tant est précieuse et chiére,« Bien est de trois onces pesans,« La vertu en li est si grans,« Qui en son demeine l’avroit« Ja rien demander ne savroit« Que maintenant ne li fust preste296. »Quant li vilains entendi ceste297,Débat son pis, deront ses dras298,Et se claime chetif et las,Son vis a ses ongles depiece.Li oiseaus en fait grant leece299,Qui de sor l’arbre l’esgardoit ;Tant a atendu que il voitQu’il a tos ses dras depeciésEt qu’il s’est en mains lieus bleciés ;Puis lui a dit : « Chetis vilains,« Quant tu me tenis en tes mains,« G’iére plus legiers d’un moisson300,« D’une masenge ou d’un pinçon,« Qui ne poise pas demie once. »Cil qui de félonie gronce301Li dist : « Par foi, vos dites voir.« — Vilains, or pues tu bien savoir« Que de la piére t’ai menti.« — Or le sai je », fait il, « de fi ;« Mais certes or ains le cuidai302.« — Vilains, or en droit prové t’ai303« De cel sen que pas nel savoies ;« Et de ce que tu me disoies« Nus n’est si fos n’onques ne fu« Qui plorast ce qu’aine n’ont eu,« Maintenant, ce m’est vis, ploras304« Ce qu’aine n’eus, ne ja n’avras ;« Et quant me tenis en tes las,« Qu’en mains eus’as pies ruas.« Des trois sens estes abosmés305 :« Beaus amis, or les retenés ;« Il fait bon aprendre bon mot.« On dit que tés n’entent qui ot306« Et tés parole par grant sens« Qui en soi a pou de porpens307 ;« Tés parole de cortoisie« Qui ne la savroit faire mie,« Et tés cuide estre bien sénés« Qui a folie est assenés308. »Quant ce out dit, si s’en volaEt de tel eûr s’en ala309Qu’aine puis el vergier ne revint :Les fueilles cheïrent dou pint310,Li vergiers failli et sécha,Et la fontaine restancha311 ;Li vilains perdi son déduit.Or sachent bien totes et tuit312Li proverbes dit en apert313 :Cil qui tôt convoite tôt pert.