(1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre III. De l’étude. »
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(1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre III. De l’étude. »

Chapitre III.
De l’étude.

Lorsque l’âme est dégagée de l’empire des passions, elle permet à l’homme une grande jouissance ; c’est l’étude, c’est l’exercice de la pensée, de cette faculté inexplicable dont l’examen suffirait à sa propre occupation, si au lieu de se développer successivement, elle nous était accordée tout à coup dans sa plénitude.

Lorsque l’espoir de faire une découverte qui peut illustrer, ou de publier un ouvrage qui doit mériter l’approbation générale, est l’objet de nos efforts, c’est dans le traité des passions qu’il faut placer l’histoire de l’influence d’un tel penchant sur le bonheur ; mais il y a dans le simple plaisir de penser, d’enrichir ses méditations par la connaissance des idées des autres, une sorte de satisfaction intime qui tient à la fois au besoin d’agir et de se perfectionner ; sentiments naturels à l’homme et qui ne l’astreignent à aucune dépendance.

Les travaux physiques apportent à une certaine classe de la société, par des moyens absolument contraires, des avantages à peu près pareils dans leurs rapports avec le bonheur. Ces travaux suspendent l’action de l’âme, dérobent le temps, ils font vivre sans souffrir ; l’existence est un bien dont on ne cesse pas de jouir ; mais l’instant qui succède au travail, rend plus doux le sentiment de la vie, et dans la succession de la fatigue et du repos, la peine morale trouve peu de place. L’homme, dont il faut occuper les facultés de l’esprit, obtient de même par leur exercice le moyen d’échapper aux tourments du cœur. Les occupations mécaniques calment la pensée en l’étouffant, l’étude, en dirigeant l’esprit vers des objets intellectuels, distrait de même des idées qui dévorent. Le travail, de quelque nature qu’il soit, affranchit l’âme des passions dont les chimères se placent au milieu des loisirs de la vie.

La philosophie ne fait du bien que par ce qu’elle nous ôte ; l’étude rend une partie des plaisirs que l’on cherche dans les passions. C’est une action continuelle, et l’homme ne saurait renoncer à l’action ; sa nature lui commande l’exercice des facultés qu’il tient d’elle. On peut proposer au génie, de se plaire dans ses propres progrès, au cœur, de se contenter du bien qu’il peut faire aux autres ; mais aucun genre de réflexion ne peut donner du bonheur dans le néant d’une éternelle oisiveté.

L’amour de l’étude, loin de priver la vie de l’intérêt dont elle a besoin, a tous les caractères de la passion, excepté celui qui cause tous ses malheurs, la dépendance du sort et des hommes. L’étude offre un but qui cède toujours en proportion des efforts, vers lequel les progrès sont certains, dont la route présente de la variété sans crainte de vicissitudes, dont les succès ne peuvent être suivis de revers. Elle vous fait parcourir une suite d’objets nouveaux, elle vous fait éprouver une sorte d’événements qui suffisent à la pensée, l’occupent et l’animent sans aucun secours étranger. Ces jours si semblables pour le malheur, si uniformes pour l’ennui, offrent à l’homme, dont l’étude remplit le temps, beaucoup d’époques variées. Une fois il a saisi la solution d’un problème qui l’occupait depuis longtemps, une autrefois une beauté nouvelle l’a frappé dans un ouvrage inconnu ; enfin, ses jours sont marqués entre eux par les différents plaisirs qu’il a conquis par sa pensée : et ce qui distingue surtout cette espèce de jouissance, c’est que l’avoir éprouvée la veille, vaut la certitude de la retrouver le lendemain. Ce qui importe, c’est de donner à son esprit cette impulsion, de se commander les premiers pas, ils entraînent à tous les autres. L’instruction fait naître la curiosité. L’esprit répugne de lui-même à ce qui est incomplet, il aime l’ensemble, il tend au but, et de même qu’il s’élance vers l’avenir, il aspire à connaître un nouvel enchaînement de pensées qui s’offre en avant de ses efforts et de son espérance.

Soit qu’on lise, soit qu’on écrive, l’esprit fait un travail qui lui donne à chaque instant le sentiment de sa justesse ou de son étendue, et sans qu’aucune réflexion d’amour-propre, se mêle à cette jouissance, elle est réelle, comme le plaisir que trouve l’homme robuste dans l’exercice du corps proportionné à ses forces. Quand Rousseau a peint les premières impressions de la statue de Pigmalion, avant de lui faire goûter le bonheur d’aimer, il lui a fait trouver une vraie jouissance dans la sensation du moi. C’est surtout en combinant, en développant des idées abstraites, en portant son esprit chaque jour au-delà du terme de la veille, que la conscience de son existence morale devient un sentiment heureux et vif ; et quand une sorte de lassitude succéderait à cette exertion de soi-même, ce serait aux plaisirs simples, au sommeil de la pensée, au repos enfin, mais non aux peines du cœur, que la fatigue du travail nous livrerait.

L’âme trouve de vastes consolations dans l’étude et la méditation des sciences et des idées. Il semble que notre propre destinée se perde au milieu du monde qui se découvre à nos yeux ; que des réflexions, qui tendent à tout généraliser, nous portent à nous considérer nous-mêmes comme l’une des millièmes combinaisons de l’univers, et qu’estimant plus en nous la faculté de penser que celle de souffrir, nous donnons à l’une le droit de classer l’autre. Sans doute, l’impression de la douleur est absolue pour celui qui l’éprouve, et chacun la ressent d’après soi seul. Cependant il est certain que l’étude de l’histoire, la connaissance de tous les malheurs qui ont été éprouvés avant nous, livre l’âme à des contemplations philosophiques, dont la mélancolie est plus facile à supporter que le tourment de ses propres peines. Le joug d’une loi commune à tous, ne fait point naître ces mouvements de rage qu’un sort sans exemple exciterait ; en réfléchissant sur les générations qui se sont succédées au milieu des douleurs, en observant ces mondes innombrables, où des milliers d’êtres, partagent simultanément avec nous le bienfait ou le malheur de l’existence, l’intensité même du sentiment individuel s’affaiblit, et l’abstraction enlève à soi-même.

Quelles que soient les opinions que l’on professe, personne ne peut nier qu’il est doux de croire à l’immortalité de l’âme ; et lorsqu’on s’abandonne à la pensée, qu’on parcourt avec elle les conceptions les plus métaphysiques, elle embrasse l’univers, et transporte la vie bien loin au-delà de l’espace matériel que nous occupons. Les merveilles de l’infini paraissent plus vraisemblables. Tout, hors la pensée, parle de destruction ; l’existence, le bonheur, les passions sont soumises aux trois grandes époques de la nature, naître, croître et mourir ; mais la pensée, au contraire, avance par une sorte de progression dont on ne voit pas le terme ; et, pour elle, l’éternité semble avoir déjà commencé. Plusieurs écrivains se sont servis des raisonnements les plus intellectuels pour prouver le matérialisme ; mais l’instinct moral est contre cet effort, et celui qui attaque avec toutes les ressources de la pensée la spiritualité de l’âme, rencontre toujours quelques instants où ses succès même le font douter de ce qu’il affirme. L’homme donc qui se livre, sans projet, à ses impressions, reçoit par l’exercice des facultés intellectuelles un plus vif espoir de l’immortalité de l’âme.

L’attention qu’exige l’étude, en détournant de songer aux intérêts personnels, dispose à les mieux juger. En effet, une vérité abstraite s’éclaircit toujours davantage en y réfléchissant ; mais une affaire, un événement qui nous affecte, s’exagère, se dénature lorsqu’on s’en occupe perpétuellement. Comme le jugement qu’on doit porter sur de telles circonstances dépend d’un petit nombre d’idées simples et promptement aperçues, le temps qu’on y donne par-delà, est tout entier rempli par les illusions de l’imagination et du cœur. Ces illusions, devenant bientôt inséparables de l’objet même, absorbent l’âme par l’immense carrière qu’elles offrent aux craintes et aux regrets. La sage modération des philosophes studieux dépend, peut-être, du peu de temps qu’ils consacrent à rêver aux événements de leur vie, autant que du courage qu’ils mettent à les supporter. Cet effet naturel de la distraction que donne l’étude, est le plus efficace secours qu’elle puisse apporter à la douleur ; car aucun homme ne saurait vivre à l’aide d’une continuelle suite d’efforts. Il faut une grande puissance de caractère pour se déterminer aux premiers essais, mais les succès qu’ils assurent deviennent une sorte d’habitude, qui amortit lentement les peines de l’âme.

Si les passions renaissaient sans cesse de leur cendre, il faudrait y succomber ; car on ne peut pas livrer beaucoup de ces combats qui coûtent tant au vainqueur : mais bientôt on s’accoutume à trouver de vraies jouissances ailleurs que dans les passions qu’on a surmontées, et l’on est heureux et par les occupations de l’esprit, et par l’indépendance parfaite qu’on leur doit. Trouver dans soi seul une noble destinée, être heureux, non par la personnalité, mais par l’exercice de ses facultés, est un état qui flatte l’âme en la calmant.

Plusieurs traits de la vie des anciens philosophes, d’Archimède, de Socrate, de Platon, ont dû même faire croire que l’étude était une passion ; mais si l’on peut s’y tromper par la vivacité de ses plaisirs, la nature de ses peines ne permet pas de s’y méprendre. Le plus grand chagrin qu’on puisse éprouver c’est l’obstacle de quelques difficultés qui ajoutent au plaisir du succès. Le pur amour de l’étude ne met jamais en relation avec la volonté des hommes, quel genre de douleur pourrait-il donc faire éprouver ?

Dans cette sorte de goût, il n’y a de naturel que ses plaisirs. L’espérance et la curiosité, seuls mobiles nécessaires à l’homme, sont suffisamment excités par l’étude dans le silence des passions. L’esprit est plus agité que l’âme ; c’est lui qu’il faut nourrir, c’est lui qu’on peut animer sans danger, le mouvement dont il a besoin se trouve tout entier dans les occupations de l’étude, et à quelque degré qu’on porte l’action de cet intérêt, ce sont des jouissances qu’on augmente, mais jamais des regrets qu’on se prépare. Quelques anciens, exaltés sur les jouissances de l’étude, se sont persuadés que le paradis consistait seulement dans le plaisir de connaître les merveilles du monde ; celui qui s’instruit chaque jour, qui s’empare du moins de ce que la Providence a abandonné à l’esprit humain, semble anticiper sur ces éternelles délices et déjà spiritualiser son être.

Toutes les époques de la vie sont également propres à ce genre de bonheur ; d’abord, parce qu’il est assez démontré par l’expérience, que quand on exerce constamment son esprit, on peut espérer d’en prolonger la force ; et parce que, dut-on ne pas y parvenir, les facultés intellectuelles baissent en même-temps que le goût qui sert à les mesurer, et ne laissent à l’homme aucun juge intérieur de son propre affaiblissement. Dans la carrière de l’étude tout préserve donc de souffrir, mais il faut avoir agi longtemps sur son âme avant qu’elle cesse de troubler le libre exercice de la pensée.

L’homme passionné qui, sans efforts préalables, imaginerait de se livrer à l’étude, n’y trouverait aucune des ressources que je viens de présenter. Combien l’instruction lui paraîtrait froide et lente auprès de ces rêveries du cœur, qui, plongeant dans l’absorbation d’une pensée dominante, font de longues heures un même instant ! La folie des passions, ce n’est pas l’égarement de toutes les idées, mais la fixation sur une seule. Il n’est rien qui puisse distraire l’homme soumis à l’empire d’une idée unique. Ou il ne voit rien, ou ce qu’il voit la lui rappelle. Il parle, il écrit sur des sujets divers, mais pendant ce temps son âme continue d’être la proie d’une même douleur. Il accomplit les actions ordinaires de la vie comme dans un état de somnambulisme ; tout ce qui pense, tout ce qui souffre en lui, appartient à un sentiment intérieur, dont la peine n’est pas un moment suspendue. Bientôt il est saisi d’un insurmontable dégoût pour les pensées étrangères à celle qui l’occupe ; elles ne s’enchaînent point dans sa tête, elles ne laissent point de trace dans sa mémoire. L’homme passionné et l’homme stupide éprouvent par l’étude le même degré d’ennui, l’intérêt leur manque à tous les deux ; car, par des causes différentes, les idées des autres ne trouvent en eux aucune idée correspondante : l’âme fatiguée s’abandonne enfin à l’impulsion qui l’entraîne et consacre sa solitude à la pensée qui la poursuit ; mais elle ne tarde pas à se repentir de sa faiblesse ; la méditation de l’homme passionné enfante des monstres, comme celle du savant crée des prodiges. Le malheureux alors revient à l’étude pour échapper à la douleur, il arrache un quart d’heure d’attention à travers de longs efforts, il se commande telle occupation pendant un temps limité, et consacre ce temps à l’impatience de le voir finir ; il se captive non pour vivre, mais pour ne pas mourir, et ne trouve dans l’existence que l’effort qu’il fait pour la supporter.

Ce tableau ne prouve point l’inutilité des ressources de l’étude ; mais il est impossible à l’homme passionné d’en jouir, s’il ne se prépare point par de longues réflexions à retrouver son indépendance ; il ne peut, alors qu’il est encore esclave, goûter des plaisirs dont la liberté de l’âme donne seule la puissance d’approcher.

Je relis sans cesse quelques pages d’un livre intitulé : La Chaumière indienne ; je ne sais rien de plus profond en moralité sensible que le tableau de la situation du Paria, de cet homme, d’une race maudite, abandonné de l’univers entier, errant la nuit dans les tombeaux, faisant horreur à ses semblables sans l’avoir mérité par aucune faute ; enfin, le rebut de ce monde, où l’a jeté le don de la vie. C’est là que l’on voit l’homme véritablement aux prises avec ses propres forces. Nul être vivant ne le secourt, nul être vivant ne s’intéresse à son existence ; il ne lui reste que la contemplation de la nature, et elle lui suffit ; c’est ainsi qu’existe l’homme sensible sur cette terre, il est aussi d’une caste proscrite, sa langue n’est point entendue, ses sentiments l’isolent, ses désirs ne sont jamais accomplis, et ce qui l’environne, ou s’éloigne de lui, ou ne s’en rapproche que pour le blesser. Oh Dieu ! faites qu’il s’élève au-dessus de ces douleurs dont les hommes ne cesseront de l’accabler ! faites qu’il s’aide du plus beau de vos présents, de la faculté de penser, pour juger la vie au lieu de l’éprouver ! et lorsque le hasard a pu combiner ensemble la réunion la plus fatale au bonheur, l’esprit et la sensibilité, n’abandonnez pas ces malheureux êtres destinés à tout apercevoir, pour souffrir de tout ; soutenez leur raison à la hauteur de leurs affections et de leurs idées, éclairez-les du même feu qui servait à les consumer !