(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 180-182
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 180-182

Sage, [Alain-René le] né à Ruis en Bretagne en 1677, mort à Boulogne-sur-mer en 1747.

N’eût-il fait que Turcaret & Crispin Rival de son Maître, ces deux Comédies le mettroient au dessus de tous les petits Comiques de notre Siecle, & à côté des meilleurs du Siecle précédent. Ses Pieces de Théatre annoncent l’Observateur, le Critique, le Peintre habile du ridicule ; son talent principal est de saisir la Nature, de la développer avec adresse, & de la peindre avec une piquante précision.

Ses Romans, bien différens de cette foule de Productions bizarres, prodiguées avec tant de fécondité, parce qu’il est aisé d’être fécond en ce genre, sont des chef-d’œuvres d’instruction & d’amusement. Sans se tourmenter l’imagination pour inventer des caracteres peu naturels, accumuler des situations forcées, étaler des sentimens gigantesques, multiplier des événemens sans vraisemblance ; il a réuni dans son Gilblas de Santillane, tout ce qui peut piquer la curiosité, flatter le bon goût, & contenter la raison. L’Ecrivain promene sans fatigue son Lecteur, au milieu d’une infinité de tableaux qui peignent d’après nature tout ce que la Scene du monde, depuis la Cour jusqu’aux plus basses conditions, peut offrir d’instructif & de varié. Sa maniere de présenter les choses, rend intéressans jusqu’aux plus petits détails. Par-là ce Roman est lu encore aujourd’hui avec un plaisir égal par les Gens sensés & par les Esprits frivoles.

La nouveauté a donné souvent de la vogue à des Productions de cette espece. Elles sont tombées, parce qu’elles n’avoient pas le même mérite, & il n’y a qu’un mérite réel qui puisse soutenir un Ouvrage dans tous les temps & dans tous les états.

Gusman d’Alfarache, le Diable Boiteux, les nouvelles Aventures de Dom-Quichotte, le Bachelier de Salamanque, ne valent pas Gilblas, pour l’invention & la conduite ; mais on y remarque partout le même ton de morale, la même adresse pour l’amener & la faire goûter, la même finesse de critique, le même badinage, la même raison, tout cela revêtu d’un style agréable & correct.

Avec tant de talens, le Sage ne fit jamais fortune, parce que son ame, naturellement fiere & élevée, étoit ennemie de la flatterie & de l’intrigue, qu’on sait être les voies qui y conduisent ordinairement. C’est ce qui porta un de ses amis à lui faire cette Epitaphe :

Sous ce tombeau gît le Sage abattu
Par le ciseau de la Parque importune :
S’il ne fut pas ami de la Fortune,
Il fut toujours ami de la Vertu.

Le Sage étoit sourd & fort gai, qualité qui accompagne rarement la surdité. Sa gaieté même étoit caustique. Comme il ne pouvoit entendre qu’à la faveur d’un cornet : « Voilà mon bienfaiteur , dit-il un jour à M. l’Abbé de Voisenon en le lui montrant ; je vais dans une maison, j’y trouve des visages nouveaux ; persuadé qu’il s’y rencontre des gens d’esprit, je fais usage de mon cornet ; je vois que ce ne sont que des sots, aussi-tôt je le resserre en disant, je te défie de m’ennuyer ».