L’abbé Galiani
L’abbé Galiani et sa Correspondance, par MM. Lucien Perey et Gaston Maugras.
I
La correspondance de l’abbé Galiani publiée par MM. Lucien Perey et Gaston Maugras, forme deux énormes volumes de six cents pages, et enterre définitivement sous sa masse les deux éditions qui l’ont précédée et qu’elle va remplacer. Ces deux éditions, disent les deux nouveaux éditeurs dans leur Préface, ont disparu, absorbées par les bibliothèques. Il n’en reste plus sur la place un seul exemplaire. C’était, d’ailleurs, un écrémage des lettres de l’abbé Galiani, et voici tout le poli… Galiani est un de ces hommes qui doivent vivre plus par la correspondance que par les livres qu’il a écrits, malgré leur perfection, sur des questions dont le temps a emporté l’intérêt, passionné alors qu’il les écrivait. L’esprit de Galiani, si à part et si personnel, est plus curieux à étudier que ses ouvrages, et cet esprit est surtout dans sa correspondance il y parle beaucoup des livres qu’il a faits, mais il y parle aussi des livres qu’il veut faire, et ses projets de travaux qu’il n’a pas accomplis donnent la mesure et la portée d’un esprit qui tranchait sur les esprits de son temps par la pétulante originalité du sien. Tout ami des Encyclopédistes qu’il fût, l’abbé Galiani n’en partagea jamais les niaises idées de perfectibilité et la baveuse philanthropie. Morellet l’appelait sagacement ; « Machiavellino », et ce n’était pas pour rien qu’il était du pays de Machiavel. Il avait la netteté positive et profonde des esprits italiens, qui sont, pour moi (preuve l’ancienne Rome et la cour pontificale romaine), les premiers politiques du monde. Cet abbé Galiani, qui n’était abbé que par ses abbayes, s’il l’avait été autrement eût été digne d’être cardinal.
Le sacerdoce lui aurait donné la gravité que naturellement il n’avait pas. Sa vie eût été différente, et sa gloire, dans la mémoire des hommes, serait mieux que ce trait de feu qui l’a traversée, mais qui a passé, et que le but de cette Correspondance est de raviver. Le ravivera-t-elle ?… Ce qu’il y a de personnel et d’intime dans cette Correspondance donnera-t-il une idée complète d’un esprit qui était surtout une personne ?… Catherine II, qui n’avait pas vu Galiani aux soupers du baron d’Holbach, sa perruque sur le poing, arrachée, dans le feu de l’inspiration, de sa tête fumante, disait que : « quand elle avait devant elle une lettre de Galiani elle croyait avoir le Vésuve »
, et son imagination ne la trompait pas. Il y avait réellement, en Galiani, du Vésuve ! Mais il y avait autre chose. Il y avait autre chose que le feu de l’improvisation napolitaine dans ce Napolitain charmant, que j’aurais voulu prêtre pour mettre en valeur tout ce qu’il y avait de profond sous cette flamme, trop légère pour être dévorante, venant de cet éblouissant de conversation qui batifolait dans les idées avec une grâce si brillante, mais qui pourtant ne fut toute sa vie qu’un abbé qui n’était pas prêtre, — l’Abbé Arlequin !
Car c’est ce qu’il est, — un Arlequin parfois sublime, si vous voulez, mais un Arlequin, tout comme Carlin, le fameux Carlin dont il voulut, un jour, écrire l’histoire. C’est lui qui aurait dû être baptisé, comme Mademoiselle Clairon, par un Arlequin. Le Génie de la Comédie qui la visait déjà avant qu’elle fût née l’avait fait naître, en carnaval, dans une petite ville qui aimait le plaisir, et le baptême était si pressé que le curé, qui s’était déguisé en Arlequin et son vicaire en Gilles, baptisèrent l’enfant sans changer de costumes. Baptême présage ! Il aurait encore mieux convenu à Galiani qu’à la Clairon. Elle, elle fut tragédienne, mais lui ne fut jamais qu’un Arlequin, quoiqu’il eût été certainement créé pour être mieux que cela. Ses facultés, supérieures à ses œuvres, n’eurent jamais leur véritable encadrure. Pour lui, la destinée se retourna contre le bonheur de sa naissance. À l’origine de sa vie, il eut le malheur d’être heureux. Il était d’extraction distinguée. Il avait pour oncle Mgr Célestin Galiani, archevêque de Tarente, grand aumônier du Roi de Naples, et dès son premier âge on lui jeta des abbayes à la tête comme à un neveu de Monseigneur son oncle. Au lieu de le garder dans quelque fort séminaire d’Italie, on l’envoya, à trente ans, comme secrétaire d’ambassade, en France, où les abbés comme lui se moquaient joliment de leurs abbayes ! Il s’y moqua des siennes et il y contracta la maladie qui y régnait alors, cette petite vérole confluente de philosophie qui y défigurait les plus beaux visages, quand elle ne les aveuglait pas. Heureusement, il sauva ses beaux yeux italiens de la cécité et ils lui restèrent assez perspicaces pour voir le faux de beaucoup de doctrines du temps. Un peu gravé de cette horrible petite vérole philosophique, du moins il n’en mourut pas ; car il faut bien qu’on le sache, cet Arlequin d’abbé philosophe est mort en chrétien… Il a trompé son monde, comme Littré.
Et nous ne le saurions pas peut-être sans ces lettres, dont les deux dernières ont été communiquées aux éditeurs par M. Geffroy, directeur de l’École française d’archéologie à Rome. L’une de ces lettres, très grave, très noble et très éloquente, est de la Reine Caroline, qui exhorte avec ferveur l’homme qu’elle admire à mourir en chrétien, et l’autre est la réponse du mourant, qui déclare que, malgré ses erreurs et ses péchés, il n’a pas cessé d’être chrétien et de demander à Dieu sa miséricorde.
Heure grave, où le léger d’esprit qui va, dans une minute, n’être plus qu’un corps pesant sous de la poussière, cesse d’être Arlequin !
II
Ce léger d’esprit, qui se pliait avec la souplesse du chat de Bergame aux choses les plus antipathiques aux esprits légers, était propre à tout, — aussi bien aux sciences qu’à la littérature, — et c’est par la science qu’il commença sa célébrité. Presque au sortir des écoles, antiquaire et numismate déjà (deux sciences de vieillards !), il avait exhumé les richesses archéologiques d’Herculanum et fait un livre sur les monnaies, d’une compétence qui avait frappé les connaisseurs en ces matières, quand le ministre Tanucci l’envoya à Paris comme secrétaire de l’ambassade Napolitaine. Chose singulière ! le ton qu’on avait, en ce moment-là, à Paris, et qu’il prit bientôt, comme Alcibiade — cet autre Arlequin de l’Antiquité — prit le ton persan chez les Persans, déplut tout d’abord à cet homme que dix ans de travaux scientifiques avaient passé à leur empois… mais qui, en deux temps, fut désenglutiné et devint Français et Parisien, et tellement Parisien que quand il fut obligé de quitter Paris il eut le mal du pays d’un pays qui n’était pas le sien et qu’il emporta dans le sien pour lui gâter éternellement sa patrie ! C’est à Paris, en effet, que cet Italien, naturalisé Français par un langage aussi étonnant pour un étranger que celui d’Hamilton (dans les Mémoires de Gramont), publia son fameux livre dialogué sur les blés, que Voltaire appela du Platon égayé par Molière, et qui fricassa les économistes balourds de ce temps dans la poêle à frire de la plaisanterie, chauffée avec cette verve qui faisait penser Catherine II au Vésuve, quand elle lisait Galiani ! L’italien combiné de français parut aux Français un phénomène dans lequel ils étaient pour quelque chose, et qu’ils aimèrent comme Narcisse aimait son image. L’abbé Galiani fit les délices d’une société charmante qui les lui rendit, et quand, par suite d’une indiscrétion diplomatique, car ce pétulant intellectuel, cette tête à feu et à fusées, ne pouvait pas être la tirelire à serrure des petits secrets politiques qu’il faut garder, il fut forcé de quitter cette société qui était devenue la patrie de son esprit, il la quitta comme on quitte une maîtresse aimée, et la Correspondance que voici atteste à chaque page ce sentiment presque élégiaque dans une nature si peu tournée à l’élégie, mais dont l’esprit souffre de regret comme un cœur !
Il est bien probable que sans ce regret inconsolable de Paris nous ne connaîtrions l’abbé Galiani que par ses livres, mais que nous n’aurions pas cette Correspondance. Elle est adressée aux deux femmes dont les salons lui furent le plus familiers. À cela près de quelques lettres à Diderot et à très peu d’autres, elle est toute entre Galiani, Madame d’Épinay et Madame Necker. Madame Necker, qui répond rarement, Madame d’Épinay, qui répond toujours. Si la nostalgie de Paris n’avait pas poussé le pauvre Galiani à jeter des lettres
dans ce tombeau où les lettres arrivent
, disait si mélancoliquement Madame de Staël de l’absence, il ne se serait pas endormi sous le bleu du ciel de Naples comme les lazzaroni de ses bornes, car il n’avait rien du lazzarone, cet homme d’éther et de phosphore, mais il aurait, avec cette dextre souplesse qui est le caractère de son genre de génie, rempli stoïquement les hautes fonctions économiques, financières, administratives et judiciaires auxquelles le gouvernement napolitain l’appela pour lui faire oublier sa disgrâce d’un jour. Même avec le souvenir des salons dont il avait été la joie, l’intérêt et le charme, il remplit ces fonctions comme s’il avait été fait, de toute éternité, pour elles. Il les remplit avec une capacité supérieure qui aurait stupéfié les aimables frivoles de Paris. Une fois à Naples, il entra dans la gravité du magistrat, dans la préoccupation soucieuse des affaires, dans la correction de la vie utile, ces atroces gaines ! Et ce fut encore un de ses tours de souplesse, à ce prestigieux et prodigieux Arlequin ! Un autre que lui se serait brisé contre tout cela… Mais lui, il se coula dans ces gaines maudites et il y resta immobile toute sa vie ; seulement, il s’en vengea par ces lettres, où, à travers les plaintes et les désespérances qu’il exhale, il redevient souvent l’homme des idées et des paradoxes de là-bas, remettant en catimini sur sa perruque de juge (il était juge) le chapeau pointu et blanc à la patte de lièvre, et nous montrant avec un sourire un bout de sa batte folichonne d’Arlequin !
III
Et de fait et en réalité, c’est l’Arlequin des Salons de Madame Geoffrin ou de Madame d’Épinay qui revient le plus et domine le plus dans ces lettres, et ce n’est pas moi qui l’y invente et qui veut l’y faire voir ! Il y était quand il les écrivait, et ceux qui les lisaient, ces lettres, l’y voyaient comme moi. Ce n’est pas moi qui ai donné, du reste, le premier, à Galiani ce nom d’Arlequin ; ce n’est pas moi qui ai plaqué le premier ce masque de la Comédie italienne sur son visage. Marmontel, qui ne voyait pas grand-chose, avait vu cela, et, lui qui ne bouillait pas de couleur, avait dit qu’il était, ce petit Poucet d’abbé Galiani, gros et grand comme rien mais spirituel comme tout, une tête de Machiavel, qu’il ne rapetissait pas, lui, comme Morellet avec son Machiavellino ! sur les épaules d’un Arlequin en miniature. Il était, en effet, fabuleusement petit. Pour donner une idée de l’exiguïté de sa taille et du peu de hauteur de sa stature, on raconte qu’un jour une duchesse de ce temps matérialiste, qui n’estimait que la matière et à laquelle il s’était permis de faire une déclaration d’amour, le prit d’à genoux où il s’était mis, et, l’enlevant de terre comme un enfant coupable, l’assit d’autorité sur le marbre d’une cheminée qui était haute et sonna pour dire au domestique : « Descendez monsieur ! » L’anecdote est bien jolie pour être vraie, mais si elle l’est, il y avait un Galiani et un autre monsieur qu’on ne faisait pas descendre des hauteurs où lui-même s’était mis, et c’était l’homme d’esprit tout-puissant, qui n’en disait pas moins en parlant de lui-même à Madame d’Épinay : « votre petite chose », et qui était la démonstration vivante et glorieuse du spiritualisme, alors si profondément méconnu. L’abbé Galiani démontrait, en effet, par la petitesse de sa personne, que l’esprit n’a pas besoin d’espace comme la matière, et que toutes ses puissances accumulées peuvent tenir dans une imperceptibilité…
Et c’est bien là la beauté de l’esprit, sa force et sa gloire ! L’esprit peut être bossu comme Pope, cul-de-jatte comme Scarron, malade comme Voltaire, nain comme Galiani, mais il n’en est pas moins puissant, dans ces corps chétifs, et peut-être l’est-il davantage ! Galiani, cet extrait d’homme, cet homonculus à mettre dans le flacon des alchimistes du Moyen Âge, une fois assis dans un des fauteuils du salon de Madame Geoffrin, qu’il appelait ses trépieds de Sybille et qui avaient plus d’esprit que lui, disait-il, avait autant de conversation que le robuste et tonitruant Diderot, et dans ses lettres il montrait autant d’esprit épistolaire que Voltaire et Madame Du Deffand dans les leurs. À la date de son siècle, — car nous avons eu, depuis, le prince de Ligne, et plus tard encore la correspondance adorable de cet observateur de génie qui s’appelait Beyle et qui se fit nommer Stendhal, — à la date de son siècle, je ne vois guères que Voltaire et Madame Du Deffand qu’on puisse, épistolairement, lui comparer. Et encore, Madame Du Deffand, aveugle et égoïste, était amère, et Voltaire heureux, parce qu’il fut heureux était cruel. L’esprit de Galiani, dans ses lettres, est plus mâle et plus gai, et il n’aurait jamais été que gai d’une gaieté étincelante s’il n’avait pas quitté Paris. La pensée qu’il pouvait ne jamais revenir à Paris fut la paille de son joyeux acier… Comme l’esprit épistolaire d’un homme est toujours l’esprit de sa conversation qu’il a transporté dans ses lettres, Galiani a transporté son esprit de conversation dans les siennes, et comme la qualité supérieure de cet esprit était la verve, le mouvement, le piétinement fécond sur une idée qui en fait sortir tous les aperçus, il a cette verve qui s’allume à la moindre question ou à la moindre suggestion et qui développe l’idée, mais en la creusant toujours. La verve de Galiani a cela d’étrange qu’elle sort toujours d’une profondeur et qu’elle en creuse une autre. Quand, dans ses lettres à Madame d’Épinay qu’il embrase au feu de cette verve, il rencontre une idée, il la perce et va devant lui, d’aperçus en aperçus, qui ne sont souvent qu’une chaîne de paradoxes, mais qui descendent parfois jusqu’à ce fond de puits où se cache la vérité…
IV
J’ai dit plus haut que dans ces deux volumes de Correspondance on voyait plus l’abbé Galiani qui n’y était pas que l’abbé Galiani qui y était… J’y ai vu, moi, tout de suite, le prêtre qui n’y était pas, et j’ai regretté ce prêtre qui aurait pu y être. J’y ai regretté le panégyriste du Pape Benoît XIV, qui était peut-être un théologien comme il fut plus tard un financier et un jurisconsulte. L’incroyable particularité de ces admirables natures italiennes, quand elles sont bien italiennes, c’est une flexibilité de facultés que l’on dirait universelles. Que n’aurait pas pu être l’abbé Galiani, si les circonstances, dont nous sommes plus ou moins les girouettes, avaient soufflé d’un autre côté sur sa vie ? Il rappelle, par la variété des connaissances et des aptitudes, un autre Italien de son siècle, monstrueux, il est vrai, dans l’ordre physique de l’action, mais charmant dans l’ordre de l’esprit, l’aventurier Casanova, dont on dit aussi : que ne fut-il pas et que n’aurait-il pas pu être ?… Il était, comme Galiani, de ceux-là qui portent une science énorme, qui leur semble naturelle tant ils se la sont assimilée vite ! avec la grâce de la légèreté. Ils sont tout à la fois les Calibans de la science et les Ariels de l’imagination et de l’esprit… Ils réunissent tous les contrastes. Ils sont, comme Galiani, tout à la fois des Machiavels et des Arlequins ; mais, hélas ! malheureusement pour eux comme pour Galiani, ce petit abbé qui a manqué la grande gloire, c’est Arlequin qui emporte toujours Machiavel !
Certes ! il l’emporta dans Galiani, mais, au moins, il attesta aux yeux de ses contemporains qu’il y avait un Machiavel éparpillé dans ses ouvrages et dans ses conversations, qui furent ses plus brillants ouvrages, quand, un jour de sa vie, il voulut davantage : il voulut attester, par un livre spécial, comme il se sentait Machiavel dans la conscience de son esprit ! Antiquaire, il avait trouvé l’épée de César Borgia, et c’est à propos de cette épée qu’il pensa à écrire la vie de l’homme indéchiffrable de scélératesse qui l’avait portée. N’était-ce pas continuer Machiavel ?… N’était-ce pas lutter avec l’auteur du Traité du Prince, qui ne l’avait racontée que dans son Traité du Prince, comme preuve à l’appui du traité, et avec lequel, en reprenant et en détaillant cette vie terrible, il se montrerait plus Machiavel que Machiavel lui-même ?… Sa vive imagination s’était éprise de ce projet et il commence des recherches, qui, du reste, n’aboutirent pas. L’histoire de César Borgia ne fut pas écrite et reste à écrire, et de tous les ouvrages de Galiani c’est celui-là qui n’est pas fait dont l’imagination se souvient le plus. Par le tour hardi de son esprit, qui méprisait la vérité bête et qui la croyait moins, à cause de sa bêtise, la vérité, Galiani était digne et peut-être capable d’écrire cette histoire qui épouvante les plumes timorées. Nous aurions eu peut-être, grâce à lui, un chef-d’œuvre, et nous ne l’avons pas. C’est là un desideratum désespéré pour tous ceux qui aiment l’Histoire difficile et piquante. À Naples, empêché par ses devoirs publics, il ne put l’écrire. L’aurait-il écrite s’il fût revenu à Paris ? Je ne le crois pas. Les salons qui l’adoraient l’auraient repris, caressé, enivré, dévoré. Et l’Arlequin délicieux qu’il avait été dans ces salons enchantés de sa jeunesse fût redevenu plus fort en lui que le Machiavel qu’il voulait être, et le lui eût fait oublier !