(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre troisième. La volonté libre »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre troisième. La volonté libre »

Chapitre troisième
La volonté libre

I. L’idée de liberté. — Définition de la liberté au point de vue psychologique.

II. Genèse de l’idée de liberté.

III. Les récentes théories du libre arbitre.

IV. Réalisation progressive de l’idée de liberté. — Ses moyens psychologiques. Comment la liberté est un objet de désir. Comment le désir produit la réalisation approximative des divers éléments de la liberté.

Le terme du développement volontaire est ce qu’on nomme liberté. De nouvelles discussions se sont élevées récemment sur ce sujet toujours actuel ; la situation respective des divers partis semble s’être précisée. Quoique nous ayons ailleurs traité tout au long le problème166, nous ne pouvons-nous dispenser de revenir sur une question qui n’est pas épuisée, ne fût-ce que pour dissiper certains malentendus et répondre, directement ou indirectement, à des objections dont nous avions jusqu’ici différé l’examen. Nous ne considérerons d’ailleurs le sujet qu’au point de vue psychologique.

I
L’idée de liberté

Les partisans actuels du libre arbitre ne déclarent plus seulement la liberté inexplicable en tant que « limite aux lois167 » et affranchissement de la causalité ; ils en sont venus à déclarer la « liberté absolument indéfinissable168 », si bien qu’à la fin de la discussion, on ne sait même plus quel est le point en litige. Qu’il y ait des faits psychiques impossibles à définir et d’autant plus clairs qu’ils brillent de leur clarté propre, c’est chose incontestable : tel est le fait de la pensée, tel est le fait du plaisir ou de la douleur ; tel est même le fait du vouloir, au sens le plus général du mot, comme réaction ou appétition provoquée par le plaisir ou la douleur. Mais le psychologue ne saurait admettre que la liberté soit un fait de ce genre, évident par lui-même, simple et irréductible, comme la jouissance ou la souffrance. On a soutenu aussi que la liberté est simplement une coloration particulière et un caractère spécifique des actions portant la « marque du moi ». Liberté serait ainsi une question de simple qualité, non une question de causalité. Sans doute la base de la liberté est l’attribution des actes au moi comme sujet, de telle sorte qu’ils aient l’empreinte personnelle. Mais est-ce comme sujet passif que le moi doit imprimer sa marque ?

Une douleur rendue originale par la manière dont elle est subie, comme un rayon curieusement réfracté par la nacre ou l’opale, devient-elle libre en vertu de son caractère individuel ? Il faut évidemment que le sujet soit actif, qu’il conditionne les décisions de sa volonté et que, par conséquent, il soit cause. La liberté, quoi qu’on en puisse dire, est donc essentiellement un problème de causalité. De plus, comme il s’agit de savoir si et comment je suis cause, moi, de mes actes, la liberté doit, en somme, se définir par rapport à deux idées : celle d’attribution au moi et celle de causalité.

On oppose la question préalable ; on prétend que, la causalité impliquant le déterminisme, la liberté ne peut se définir en termes de causalité, qui la détruisent. Mais encore est-il qu’il faut au moins ici une définition négative ; si la liberté est l’exception à la causalité, il faut le dire et la déterminer au moins parce qu’elle n’est pas. Si d’ailleurs il est vrai que la causalité implique le déterminisme, il n’est pas vrai qu’elle implique, comme on l’a soutenu, une illégitime traduction de l’inétendu en étendu, « du temps en espace », du conscient en matière ; la notion d’espace n’est pas le moins du monde impliquée dans celle de cause, qui implique seulement les idées plus générales de succession et d’activité.

Le psychologue a donc, à tous les points de vue, le droit et même le devoir de définir la liberté, et de la définir en termes de causalité, soit comme exception à la causalité, soit comme forme supérieure de la causalité même. Dans le premier cas, la liberté sera par définition l’inexplicable, la limite aux raisons explicatives. Dans le second cas, elle sera l’explication par certaines raisons d’ordre supérieur, qu’il s’agira de déterminer.

La première définition, outre qu’elle contredit le principe essentiel de la pensée et de la science, ne saurait convenir à l’idée de liberté, car elle aboutit à une pure indétermination qu’on n’a pas le droit de qualifier liberté plutôt que hasard. Qu’un acte se produise sans cause et sans raison, ou tout au moins sans cause adéquate et sans raison suffisante, par conséquent avec une partielle absence de cause et de raison, ce sera là un phénomène miraculeux, scandale de la pensée et de la nature, mais de quel droit le qualifierez-vous liberté ? L’idée de liberté implique nécessairement, outre l’élément d’activité, un élément d’intelligence ; elle implique une causalité d’ordre intellectuel ; là où cesse l’intelligence, c’est l’abîme, c’est la nuit, l’insondable et l’innommable, c’est x. Aussi les philosophes qui, comme Lotze, ont fait appel à l’idée d’indétermination pour définir la liberté ont-ils fait fausse route : l’indéterminé, s’il existe, est indéterminé, voilà tout ce qu’on peut dire. Tout autre nom qu’on voudrait lui attribuer est une détermination en contradiction avec sa nature. Le seul synonyme à peu près plausible est le mot de hasard, qui désigne l’apparition d’un phénomène sans cause, du « premier commencement » d’une série soumise pour le reste à la causalité. En tout cas, une pareille notion n’a rien à voir dans la psychologie, car elle est la négation même de la psychologie : au point où se produit ce phénomène sans cause, le psychologue n’a plus qu’à donner sa démission. Et s’il dit : ici cessent les causes, il n’a pas le droit d’ajouter : ici commence la liberté. C’est un trou noir dont il ignore invinciblement le contenu. Inutile d’ajouter que, dans l’expérience, jamais psychologue n’arrivera devant un tel gouffre ; jamais il n’aura le droit de prétendre que ce qu’il n’a pu expliquer soit pour cela inexplicable. Aucun physiologiste ne peut expliquer dans le menu détail pourquoi et comment tel homme meurt, ni réduire tous les facteurs de cette mort en équation complète ; est-ce une raison pour qu’il attribue la mort soit à un acte de libre arbitre, soit à un hasard, soit à un miracle ? Nullement ; le physiologiste se borne à dire : toute mort a son déterminisme, dont nous ne pouvons donner qu’une description générale. De même, chaque volition a son déterminisme, dont le psychologue ne peut donner qu’une description générale. Les diverses sciences sont ici analogues ; aucune ne peut épuiser la totalité des raisons d’un fait particulier quelconque, et aucune n’a le droit d’en conclure que les raisons cessent là où nous ne les apercevons pas.

Aussi Kant, au lieu de placer l’indéterminé dans la série même des phénomènes, l’a-t-il placé au dehors et au-dessus, sous le nom de noumène. Mais nous refusons de nouveau à l’indétermination nouménale le nom de liberté, pour lui laisser seulement ce nom d’x que Kant lui donne avec raison quand il est conséquent avec lui-même.

Pour l’humanité, et en dehors de tout système philosophique, la liberté a toujours été l’indépendance sous certains rapports. Nous adoptons cette notion, plus vivante et plus concrète que celle de l’indétermination. Quant à la perfection morale, qui a fourni aussi des définitions de la liberté, elle constitue sans doute la plénitude de la liberté, puisque la volonté du moi, en cessant d’être égoïste, conséquemment dépendante des mobiles sensibles et des besoins matériels, s’identifie avec la volonté de l’universel. Mais c’est en tant qu’enveloppant de l’indépendance que la perfection morale est libre. Voici donc, selon nous, la véritable définition psychologique de la liberté, conforme à l’idée que le genre humain s’en est toujours faite : — La liberté est le maximum possible d’indépendance pour la volonté, se déterminant, sous l’idée même de cette indépendance, en vue d’une fin dont elle a également l’idée. — Nous trouvons ainsi dans la détermination de la volonté raisonnable deux idées directrices : l’idée de sa causalité propre et l’idée de sa finalité. La liberté sera réelle et étendue dans la proportion où sera réelle et où s’étendra la causalité appartenant à la volonté dans sa poursuite de la finalité : plus la volonté raisonnable trouvera en elle-même les réelles conditions requises pour causer tel effet et pour atteindre telle fin, plus elle se jugera indépendante et libre ; le maximum de puissance indépendante et consciente attribuable au moi dans la poursuite de ses fins constitue donc bien la liberté. Si cette indépendance peut être absolue, il y aura liberté absolue ; si elle ne peut être que relative, il n’y aura qu’une liberté relative et limitée, c’est-à-dire une indépendance sous tels rapports n’excluant pas la dépendance sous tels autres rapports. Le problème est, encore une fois, de savoir jusqu’à quel point et comment le moi est cause.

Par ce mot de moi, on désigne tout ensemble la partie inconsciente et la partie consciente de la personnalité ; on donne souvent le nom de moi au caractère, dont les profondeurs échappent à la conscience. Mais il ne suffit pas que la résolution résulte du caractère et porte ainsi la marque de notre tempérament physique et moral, pour être libre. Notre caractère, s’il est cause, est aussi avant tout l’effet du dehors ; il est l’accumulation de nécessités pour la plupart organiques. En outre, n’étant pas tout entier conscient et raisonné, il n’est pas tout entier transparent pour soi. Quand donc une action dérive de notre caractère, nous n’en voyons pas toujours pour cela l’origine dans notre moi ; nous nous sentons poussés par le dedans, mais toujours poussés. Mon caractère n’est pas mon vrai moi ; il existe en grande partie pour moi, malgré moi, et non par moi. Je le trouve en grande partie préformé, si bien que je ne le connais moi-même ni dans son origine, ni dans ses éléments intimes, ni dans son action et ses effets. Etre déterminé par son caractère, ce n’est donc pas être déterminé par soi. Pour coïncider avec le moi, il faudrait au moins que le caractère devint tout entier conscient, diaphane, de toutes parts à jour et pénétré de lumière. Et ce n’est pas encore assez : pour constituer la liberté véritable, il faut que ce soit la lumière même qui agisse, il faut que ce soit le moi conscient et réfléchi. La liberté est la causalité intelligente du moi.

L’idée de liberté étant ainsi définie, deux problèmes se posent pour le psychologue : 1° quelle est la genèse de cette idée ; 2° quels en sont les effets ?

II
Genèse de l’idée de liberté

De l’aveu de tous, nous éprouvons un sentiment de liberté : 1° en délibérant ; 2° en nous déterminant. Ce sentiment n’est pas, comme certains philosophes l’ont cru, une simple conception abstraite de possibles jointe à l’ignorance de la réalité qui en sortira : c’est un sentiment concret de puissance. Il a sa première origine dans la réelle activité du désir, qui n’est point un état passif ni reposant en soi, mais un effort vers l’avenir. En outre du côté physique, il y a dans le désir des mouvements à la fois commencés et empêchés, d’où un état de tension dans les forces cérébrales. Il est clair que le sentiment de tendance psychique joint à la sensation de tension physique ne suppose nullement l’ambiguïté réelle et absolue des futurs. Il n’y en a pas moins ici la révélation interne d’une vraie puissance qui se développe en nous et par nous.

Outre le sentiment de puissance inhérente au désir, il y a aussi, pendant la délibération, un sentiment de puissance inhérente à l’intelligence même. Notre pouvoir conscient de comparer les motifs et mobiles est un facteur capital de la résolution ; notre conscience ne se voit donc pas inerte, mais en train de diriger et de décider par le jugement, par la comparaison entre les idées et par l’idée même de son pouvoir directeur. Or, puisque la partie pensante de notre être est en même temps partie agissante et dirigeante, et même, en certains cas, déterminante, comment n’aurions-nous pas, dans la délibération, conscience du pouvoir de notre conscience, comment n’aurions-nous pas l’idée de la puissance même des idées ? Que, là encore, il n’y ait point ambiguïté absolue ni arbitraire, cela est certain ; encore y a-t-il action réelle.

La résolution, enfin, ne peut pas ne point nous donner une impression de force personnelle portée au plus haut degré d’intensité. En effet, dans les circonstances graves et pour ainsi dire tragiques, c’est notre personne tout entière que nous sentons enjeu : il y va de nous-mêmes. Nous sentons en nous des impulsions énergiques en sens opposés et une victoire finale en un certain sens : cette victoire est celle de notre moi tout entier. Du côté physique, il y a passage des forces de tension à un déploiement d’énergie et à un mouvement dans un sens déterminé. Sous tous les rapports, nous avons un sentiment de puissance active et personnelle, qui est la base du sentiment de liberté.

Le rapport du sujet aux objets dans l’intelligence est une nouvelle explication de l’idée de liberté. Aussitôt que nous reconnaissons distinctement des états mentaux particuliers, ils deviennent pour nous des « objets » : ils ont une forme déterminée provenant des représentations déterminées qu’ils enveloppent et qui, elles-mêmes, se réduisent à des perceptions renouvelées : ils finissent donc par ressembler aux objets du monde extérieur, et nous les pensons comme quelque chose qui n’est plus notre moi ni l’action de notre moi. De là un double effet : ces objets de notre conscience réfléchie nous paraissent exercer sur nous une influence analogue aux influences extérieures et, en tout ce qui résulte de leur influence, nous nous voyons déterminés. En même temps, nous avons une tendance à nous rendre indépendants de ces objets internes tout comme des objets externes, et nous formons ainsi l’idée de volonté indépendante. Comme il nous arrive d’agir indépendamment des motifs conscients et de tous les objets internes clairement aperçus par notre réflexion, nous croyons avoir réalisé notre idée de volonté indépendante. Et de fait, nous l’avons réalisée dans une certaine mesure, nous avons acquis une indépendance relative.

Enfin il y a une raison plus profonde encore peut-être de l’aspect d’indétermination sous lequel nous nous apparaissons à nous-mêmes, et cette raison tient à la forme nécessaire de la pensée : sujet-objet. Notre pensée eût-elle épuisé toutes les raisons possibles d’un acte, il resterait toujours quelque chose dont elle ne pourrait plus donner de raison, à savoir elle-même. Aucune détermination de rapports entre les objets de pensée ne peut nous rendre compte de la pensée qui conçoit et ces objets et ces rapports. En tant que sujet pensant, je suis donc inexplicable à moi-même. Il en résulte que, quand j’agis sous l’influence de telles pensées, il reste toujours la pensée même qui n’est pas tout entière expliquée par ses objets ; si bien que l’acte intelligent ne paraît jamais lui-même complètement expliqué par les objets de l’intelligence.

Ajoutons que le sujet conscient ne se voit pas seulement pensant, mais encore sentant et désirant ; or le sentiment et le désir ne sont pas plus explicables que la pensée même par les « objets » qui les provoquent et auxquels ils s’appliquent. Ils constituent une réaction de l’être vivant par rapport à ces objets, et aucune explication en termes d’objets ne rendra jamais compte de la réaction subjective qui est au fond du plaisir ou de la souffrance, surtout au fond du désir, sans lequel il n’y aurait ni plaisir ni souffrance. L’appétition, c’est-à-dire le vouloir-vivre ou la volonté fondamentale, est objectivement inexplicable. Et c’est de là même que provient la conception du sujet pur. Illusoire ou non, cette conception du sujet pur a pour origine l’antithèse fondamentale de l’interne et de l’externe, de la conscience et des objets auxquels elle s’applique, sans lesquels elle n’existerait pas et dans lesquels, cependant, elle ne paraît pas s’épuiser ; car ces objets, à leur tour, en tant du moins qu’objets de conscience, n’existeraient pas sans la conscience. Il y a donc là une antithèse de sujet et d’objet qui est la « forme » même de la conscience, ou plutôt sa nature constitutive, au-delà de laquelle aucune détermination par les raisons ne peut remonter. En résulte-t-il qu’il y ait dans la conscience une réelle indétermination ? Non sans doute, mais il y a une indétermination relative aux raisons tirées des objets dont nous avons conscience. Il n’est pas étonnant que cette indétermination relative confère à la conscience une indépendance proportionnelle par rapport à ses objets, et lui permette de se poser en face d’eux comme capable de réagir sur eux.

Aussi ce que nous discernons clairement on nous par la réflexion est-il toujours moins que ce que nous sommes ; ce n’est pas le tout de notre caractère, le tout de notre être physique et psychique : ce n’est donc pas le sujet humain tout entier. Le moi connu, le moi d’expérience, que le sujet aperçoit, est en réalité un objet, son produit en même temps que le produit des choses extérieures : il n’est pas le sujet lui-même, le sujet tout entier ; et par là, n’entendez plus seulement le sujet pur, qui peut n’être qu’une abstraction, mais le sujet sentant, pensant et faisant effort au sein d’un organisme. Il en résulte que l’analyse objective ne saurait jamais épuiser toutes les raisons d’une volition particulière. C’est à bon droit que les explications trop claires et trop simples de nos actes ne nous satisfont pas. Quand les motifs et mobiles les plus visibles ont été énumérés, nous avons le sentiment que ce n’est pas tout : notre pensée ne peut concevoir autant que notre nature fournit. Nous exprimons ce fait en disant : j’ai agi de telle manière, d’abord pour telle raison, puis pour telle autre, puis pour telle autre encore, puis, en définitive, parce que je l’ai voulu. Expression légitime pour désigner notre volonté en tant qu’elle a pour ressort : 1° notre caractère même ; 2° l’idée de sa propre causalité. Mais, comme nous ne pouvons prendre une conscience claire et réfléchie de la réaction par laquelle notre caractère individuel, en ses profondeurs obscures, a ainsi déterminé le vouloir, sous l’idée elle-même déterminante de sa propre autonomie, nous finissons par prendre cette détermination incomplètement connue pour une indétermination réelle.

Si, dans les causes passées et présentes d’un acte tout n’est pas pour nous déterminé, à plus forte raison en est-il de même quand il s’agit de l’avenir. De plus, parmi les causes ou conditions de l’acte se trouve alors l’idée même de l’indétermination des futurs, qui vient se joindre à toutes les autres idées servant de motifs et de mobiles. Nous concevons l’avenir comme indéterminé sur un point tant que nous ne l’aurons pas déterminé sur ce point par l’idée même et le désir que nous aurons eus de telle détermination plutôt que de telle autre. Cette conception d’une indétermination relative de l’avenir par rapport à nous est la condition sine qua non de notre acte volontaire.

On a soutenu que l’avenir devait apparaître absolument indéterminé à toute volonté, pour que la volonté même pût agir. C’est là une exagération. Il est seulement nécessaire que l’avenir apparaisse à toute volonté comme non déterminé indépendamment de sa volition ; ce qui n’empêche pas la volition elle-même, déterminante du côté de l’avenir, d’être déterminée du côté du passé. Aucun de nous ne prétend agir sur le cours des astres, parce que ce cours nous apparaît comme entièrement déterminé indépendamment de nos idées et désirs ; mais nous prétendons tous influer sur les mouvements de notre plume au moment de signer un contrat, parce que ces mouvements nous paraissent non déterminés indépendamment de nos idées et désirs. Nos idées et désirs, à leur tour, n’ayant pas une intensité et une direction toujours identiques, il y a encore là un élément d’indétermination par rapport à notre connaissance de nous-mêmes. Ainsi je suis pour moi-même indéterminé en ce sens que je ne me connais pas tout entier et que, par conséquent, je puis réagir sur moi comme sur un être encore incomplètement déterminé en dehors de cette action. Je ne m’apparais pas comme tout fait et immuablement pré-déterminé, mais comme en train de me faire et de me déterminer moi-même progressivement.

En résumé, la part d’illusion que renferme l’idée du libre arbitre vient de ce que notre action est déterminée d’abord par des états psychiques qui ne sont pas tous amenés à la conscience claire, puis par notre nature psychique elle-même, dont nous ne pouvons donner de raison. Nous avons conscience d’être incités à l’action par le dedans et psychiquement, non par le dehors et physiquement, mais nous ne pouvons complètement analyser ni les causes internes de notre acte ni celles de notre existence comme sujets conscients : nous ne pouvons mettre tous les termes du problème en équation. De là résulte le sentiment d’agir par soi combiné avec l’impossibilité de donner une raison précise, ultime et parfaitement déterminée du choix auquel on a abouti. Nous nous figurons alors non seulement que le choix résulte de notre puissance, — ce qui est vrai, — mais que cette puissance même est ambiguë, — ce qui n’est pas impliqué dans l’expérience intérieure.

D’après ce qui précède, on ne doit pas dire avec Spinoza que c’est simplement l’ignorance des causes qui produit l’apparence du libre arbitre, puisque nous n’attribuons pas à notre liberté un accès de fièvre dont nous ignorons les causes. Il faut à la fois ici une connaissance et une ignorance : 1° la connaissance que les causes sont en nous, qu’elles sont nous-mêmes, et de plus la connaissance partielle de ces causes ; 2° l’ignorance du total des causes et l’impossibilité de calculer toutes les actions ou réactions dont notre choix résulte. Et ce n’est pas tout encore : il faut ajouter l’élément essentiel que nous avons restauré dans la psychologie de la volonté, à savoir l’idée même de l’indépendance du moi, sous laquelle nous agissons toujours. Comme cette idée détermine une indépendance relative, une non-détermination par tels et tels motifs ou raisons objectives, qui sans elle l’eussent emporté, nous acquérons un sentiment croissant d’indépendance en agissant sous l’idée de notre indépendance subjective. Donc, encore une fois, nous avons conscience de vouloir en vertu de raisons internes, partiellement connues, et parmi lesquelles se trouve l’idée même de notre moi indépendant ; d’autre part, nous sommes incapables de calculer la totalité des actions exercées par les motifs et mobiles sur notre caractère, ainsi que la totalité des réactions exercées par notre caractère même sur les motifs et mobiles ; il en résulte que l’idée de notre indépendance, partiellement réalisée par le fait même qu’elle est conçue et désirée, nous produit l’effet d’une indépendance complète. Nous érigeons ainsi en quelque chose d’absolu la partie des relations que nous n’apercevons pas d’une conscience claire, et nous nous attribuons le libre arbitre absolu, le pouvoir absolu de choisir.

Ce pouvoir de choisir est, en réalité, le pouvoir d’être déterminé par un jugement et un sentiment de préférence. En ce sens, il est clair que nous avons le pouvoir de choisir, c’est-à-dire de comparer, au point de vue intellectuel et sensitif, diverses résolutions possibles, et de réaliser le résultat de cette comparaison. Mais la comparaison n’est pas arbitraire, sinon elle ne servirait à rien ; nous ne jugeons ni ne sentons arbitrairement ; nous n’arrivons donc pas arbitrairement à la conscience de tel rapport entre les diverses directions jugées et senties qui s’ouvrent à notre activité. Choisir arbirairement, ce n’est pas choisir, c’est cesser au contraire de choisir pour s’en rapporter au hasard, comme quand on nous présente une assiette d’oranges. Si nous prenons au hasard, les raisons de notre mouvement seront toutes mécaniques ; si nous choisissons, nous serons alors déterminés par un jugement de préférence fondé sur la grosseur, la couleur, le poids, la qualité de telle orange. Dès lors il ne nous sera plus possible de choisir l’orange la moins bonne, à moins que nous n’ayons des raisons de la choisir, par exemple pour laisser à notre voisine de table les meilleurs fruits, ou que nous ne voulions par-là montrer notre liberté de choix, — ce qui est toujours une raison. Dans ce dernier cas, nous choisissons encore, en réalité, de prendre au hasard, pour montrer que nous ne sommes point sous la dépendance d’aucune orange particulière. Mais c’est par un véritable paralogisme qu’on donne le nom de choix à l’absence même de choix, c’est-à-dire au hasard, lequel se résout lui-même en déterminisme mécanique.

Pour vérifier par l’expérience notre puissance de vouloir au même instant, dans les mêmes conditions internes et externes, une chose ou son contraire, il faudrait vouloir à la fois cette chose et son contraire, ce qui est absurde. Nous ne pouvons donc vérifier notre pouvoir des contraires qu’en réalisant l’un et l’autre successivement ; mais alors, nous ne sommes plus dans les mêmes conditions, puisque nous avons à chaque fois le souvenir de l’action précédente, avec un motif de faire l’action contraire pour montrer notre pouvoir même, ou encore de répéter la même action pour montrer qu’aucun ordre fixe ne nous enchaîne. En réalité, ici encore, nous choisissons de ne pas choisir ; nous choisissons de vouloir au hasard pour montrer par-là que notre volonté n’est pas déterminée dans une seule direction. Et, en dernière analyse, nous sommes déterminés à nous laisser déterminer par des conditions fortuites, c’est-à-dire nécessaires, extérieures à notre jugement de préférence ou de choix.

Le sentiment que nous croyons avoir de notre pouvoir des contraires n’est au fond que l’expérience de la possibilité du hasard dans nos résolutions mêmes. Cette possibilité existe toutes les fois que la question nous offre un intérêt médiocre, ou que nous ne concevons pas avec force les motifs pour et les motifs contre, ou que les uns contre-balancent les autres et nous laissent indécis, indifférents ; alors notre volonté, paresseuse ou lassée, se laisse déterminer dans la première direction venue. Ce hasard apparent est un ensemble de petites conditions qui ont nécessité le vouloir en tel sens plutôt qu’en tel autre, en vertu de son équilibre instable. Nous avons alors raison de dire que nous aurions pu vouloir autrement, en ce sens que la moindre petite circonstance aurait pu faire tourner autrement la girouette intérieure ; mais de là à croire que, tout demeurant identique, nous aurions réellement pu vouloir un des contraires aussi bien que l’autre, la distance est infinie. Le pouvoir d’abandonner sa volonté au hasard n’est pas la vraie liberté de choix, qui est au contraire le pouvoir de ne pas être déterminé mécaniquement par le hasard, mais intellectuellement par des raisons169.

III
Les récentes théories du libre arbitre

Le libre arbitre, tel que le représentent ses partisans actuels, n’est pas autre chose que la vieille liberté d’indétermination ou d’indifférence. Tous les efforts récemment faits pour distinguer ces deux choses, quelque subtils qu’ils puissent être, sont aussi vains que les précédents. Admettre un indéterminisme quelconque, c’est admettre que certains actes, considérés sous tel rapport, ne sont pas déterminés par leurs antécédents et n’y ont pas leur complète raison ; sous ce rapport, ils constituent des « commencements absolus », des nouveautés absolues, que rien de ce qui les a précédés n’entraînait à sa suite. Or un acte qui, sous un rapport quelconque, n’a pas de raison capable d’expliquer pourquoi il est tel et non tel, n’est-ce pas un acte de liberum arbitrium indifferentiæ ? On répond : — La volonté ne se détermine jamais sans motif, mais elle peut se déterminer entre plusieurs motifs aussi bien pour l’un que pour l’autre. — Alors, répliquerons-nous, s’il y a des motifs, la volonté ne se détermine pas conformément à eux et peut même se déterminer contre ; donc sa détermination précise, en tant que telle, n’a pas de motif. Dès lors, ou bien elle est le résultat de causes subconscientes et inconscientes, plus fortes que les motifs conscients et visibles, et dans ce cas il y a déterminisme, ou bien elle est le résultat d’une décision absolument inexplicable, qui n’a sa raison ni dans les raisons présentes à la conscience ni dans d’autres raisons cachées. Il existe alors, sur ce point, une indétermination, aboutissant à telle détermination sans qu’il y ait de raisons pour que cette détermination et non l’autre se réalise. Nous voilà évidemment revenus à la liberté d’indifférence.

D’autres partisans du libre arbitre, qui se prétendent en même temps adversaires de la liberté d’indifférence, accordent que la volonté suit toujours l’ensemble des impulsions actuelles les plus fortes, mais ajoutent qu’elle contribue elle-même à la force de ces impulsions par l’attention qu’elle leur accorde ou leur refuse. La question du libre arbitre, dit M. W. James, « est extrêmement simple » ; elle concerne simplement la quantité d’attention ou de consentement à une idée que nous pourrons réaliser à un moment donné. « La durée et l’intensité de notre effort sont-elles ou ne sont-elles pas des fonctions fixes de l’objet ? Voilà le problème. » — Remarquons que M. James pose mal la question, car il est clair qu’à l’objet pensé ou désiré il faut ajouter le sujet pensant et désirant, avec ses dispositions actuelles : il y a là deux termes également nécessaires. Selon nous, la décision finale est « fonction » dépendante des deux termes, et elle exprime leur rapport ; selon M. James, au contraire, on peut admettre qu’il y a dans toute volition « une variable indépendante, à savoir l’intensité ou la durée de notre effort d’attention à une idée » ; étant donnée cette variation d’intensité et de durée dans le maintien d’une idée, nous rendrons dominante et fixe une idée qui, sans cela, eût passé vite ou eût été faible, et les mouvements corporels suivront. « L’unique fonction de la volonté, avait déjà dit M. Renouvier, est la fonction d’appeler ou de maintenir dans la conscience, ou d’éloigner de la conscience les idées de toute nature ». Voilà ce qui semble tout « simple » à M. W. James. Cette théorie remonte jusqu’à Lotze, pour ne pas aller plus loin. Ainsi, entre une idée et une autre, entre un désir et un autre, on imagine un phénomène spécifique : le maintien ou l’abandon de la première idée, du premier désir, comme si, entre une vague et une autre, on imaginait je ne sais quel phénomène intermédiaire consistant dans le « maintien » ou dans la suppression de la première vague, de façon à changer ainsi la direction du navire. Si l’unique fonction de la volonté est ainsi d’appeler ou de maintenir les idées dans la conscience, autant dire que cette fonction est égale à zéro ; le maintien d’une idée ou d’une passion à un certain degré d’intensité, au milieu d’idées ou de passions d’intensité moindre, n’est rien de plus, pour le psychologue, que l’idée même avec son intensité et les autres idées avec leur intensité. Le maintien du vent du nord n’est rien de plus, pour le physicien, que le mouvement du vent du nord avec sa force supérieure à celle du vent du sud. Le maintien ne serait quelque chose de nouveau que si l’intensité qui le produit sortait tout d’un coup du néant. Et c’est en effet à cette hypothèse que M. James aboutit avec M. Renouvier et avec Lotze ; une représentation ou une passion qui devient tout d’un coup plus intense ou moins intense, sans que la raison s’en trouve dans une relation antérieure avec les autres représentations et passions ou avec l’état de notre moi. Il y a donc des idées et des désirs qui commencent absolument ; il y a des vagues qui naissent tout d’un coup dans la mer intérieure, sans être formées par les gouttes d’eau précédentes, sans s’expliquer par la combinaison, l’intensité, la durée, la direction finale des mouvements inhérents aux particules d’eau. Il y a des flots qui s’appellent eux-mêmes, se maintiennent, se suspendent, sans qu’on puisse ramener leur mouvement à une loi. Cette théorie, loin de supprimer la liberté d’indifférence, n’en est qu’une aggravation, puisqu’elle la transporte dans le domaine de l’intelligence même, c’est-à-dire là où elle est le moins à sa place. La volonté, dans cette hypothèse, n’agit pas sans motifs présents, ni contre les motifs présents, mais elle peut sans motif changer tout d’un coup son motif présent en un motif subséquent contraire ; donc il y a toujours un changement qui, comme tel, est sans motif et qui, par conséquent, se confond avec la liberté d’indifférence.

D’autres psychologues, enfin, croient échapper tout ensemble au déterminisme et à l’indéterminisme, à la théorie qui veut que les mêmes causes produisent les mêmes effets et à la théorie qui veut que les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, en soutenant que, dans la vie psychique, les mêmes causes ne reviennent jamais, le même état profond ne se reproduit pas. Ainsi se trouverait supprimée, avec la possibilité des mêmes causes, l’alternative des effets identiques ou différents. Chaque état psychique étant, par rapport à l’état antérieur, hétérogène, nouveau et original, du moins dans ce qu’il offre de vraiment personnel et de caractéristique, il n’y aurait plus lieu de lui appliquer un raisonnement qui ne conclut à l’identité des effets que par l’identité des causes. En un mot, l’action est libre, selon cette doctrine, parce que « le rapport de l’action à l’état d’où elle sort ne saurait s’exprimer par une loi, cet état psychique étant unique en son genre et ne devant plus se reproduire jamais170 ». — Nous répondrons d’abord que l’intervention d’un nombre immense de lois pourrait elle-même produire un phénomène original, qui ne s’exprimerait plus par une loi, mais par des milliers de lois ; au lieu d’être attaché à une chaîne, il serait attaché à mille ; en serait-il plus libre ? En outre, quand même ici toute loi serait impossible, faute d’une répétition du phénomène, il n’en résulterait pas l’absence de causes déterminant par une rencontre unique cet effet unique. La variabilité ou la complexité, même infinie, n’exclut nullement la causalité. Le principe de causalité ne consiste pas, comme on se l’imagine, à dire simplement que les mêmes causes produisent les mêmes effets, mais à dire qu’un effet quelconque, fût-il unique au monde et sui generis, sans rien d’identique auparavant, sans rien d’identique après, est lié à un ensemble de raisons ou de causes qui le détermine tel qu’il est présentement. Causalité, c’est un lien tel que, A étant donné, fût-ce une seule fois, B est donné par cela même, et donné une seule fois comme A ; B est donc nécessairement, ou déterminément, si vous préférez ; il est donné en fait. Contentons-nous de dire : il est donné ou il est ; cela suffit. Si vous prétendez qu’il est librement, tandis que d’autres disent nécessairement, peu importe cette querelle de mots ; le fait est qu’il est donné réellement, et que lui seul est donné. On en peut dire autant de chaque état du monde, à chaque instant ; si vous voulez prétendre que cet état est libre, à votre aise ; il est ce qu’il est, et au-delà il n’y a rien à chercher. C’est précisément la thèse fondamentale du vrai déterminisme.

On accuse les déterministes défaire reposer leur opinion sur des considérations de passé ou de futur, de dire que telle chose aurait pu être autrement, ou encore que l’on aurait pu d’avance la prévoir. Mais ces considérations sont tout indirectes. Soit qu’on pût ou non prévoir les choses, soit qu’il y eût ou non une intelligence capable de les calculer, soit qu’elles fussent ou non accessibles à l’intelligence, le déterministe soutient que, sous le rapport de l’être et non du connaître, elles étaient déterminées au moment même où elles se sont produites et comme elles se sont produites. Quant à savoir si elles auraient pu être autrement, ce sont les partisans du libre arbitre qui se livrent à ces hypothèses en dehors de la réalité et qui construisent des romans dans le passé ou dans l’avenir ; le déterministe, lui, se contente de dire : A est, donc B est ; la réalité de l’un est la cause unique de la réalité de l’autre ; cela est ainsi de fait, et le fait coïncide avec le droit, parce que le fait est réel et que toute autre hypothèse est purement imaginaire. L’impossibilité du contraire n’est qu’une expression indirecte de ce qu’il y a d’unique et d’original dans la réalité actuelle.

Au reste, pourvu qu’on ne cesse jamais de revenir ainsi à la réalité et à l’actualité, la considération du possible et de l’impossible peut avoir sa valeur comme considération auxiliaire. Il n’est pas vrai que l’argumentation des déterministes sur le passé revête cette forme puérile : « l’acte une fois accompli est accompli », ni qu’on puisse ramener à cette tautologie l’assertion déterministe que l’acte contraire était impossible. « Il ne saurait être question, dit-on, ni de prévoir l’acte avant qu’il s’accomplisse, ni de raisonner sur la possibilité de l’action contraire une fois qu’il est accompli ; car se donner toutes les conditions, c’est, dans la durée concrète, se placer au moment même de l’acte et non plus prévoir. » — Sans doute on se donne toutes les conditions, mais idéalement ; on sait que, quand toutes les conditions seront données, y compris telle condition ultime, l’acte aura lieu ; en quoi cette prévision est-elle chimérique parce que toutes les conditions prévues n’existeront qu’au moment même de l’action ? Niera-t-on aussi la possibilité de prévoir une éclipse de soleil, parce que ce serait se donner d’avance toutes les conditions, y compris l’intercalation de la lune entre le soleil et la terre, qui ne sera donnée qu’au moment même de l’éclipse ? — On nous répondra que l’éclipse « revient », tandis qu’un acte concret et profond ne revient pas. Mais la même éclipse ne revient pas plus que la même action ; jamais le soleil, ni la terre, ni la lune ne sont aux mêmes points de l’espace dans des conditions absolument identiques. Le second vol commis par un voleur n’est jamais identique au premier ; ce n’en est pas moins un vol, et on peut prévoir que, si Cartouche a une bonne occasion de voler pour la seconde fois, il en profitera. On réplique encore que la prévision consiste, en astronomie, à laisser précisément la durée véritable hors du calcul, pour se borner à déterminer une série de rapports de position, de simultanéités ou coïncidences, une série de relations numériques, tandis que la prévision psychologique porte sur les intervalles mêmes, non sur les extrémités, sur la durée réelle et non sur les limites dans lesquelles on l’enferme artificiellement. Nous répondrons que la prévision psychologique ne porte pas plus que l’autre sur la durée comme telle, mais sur des rapports de succession ou de simultanéité entre certains états de conscience et leurs conditions, soit internes, soit externes. Prévoir que vous refuserez, vous, de voler pour vous enrichir, ce n’est pas s’occuper de la durée ni en elle-même ni en vous : c’est déterminer des relations entre votre caractère supposé connu et certains actes compatibles ou incompatibles avec ce caractère ; et ces relations sont précisément indépendantes de la durée.

Enfin on veut prêter une action à la durée vraie, à la « durée concrète », en la considérant elle-même « comme une force », non sans doute dans les êtres matériels et inertes, sur lesquels la durée glisse sans les atteindre, mais chez les êtres vivants et conscients, où la durée produit un changement perpétuel. « Une sensation, dit-on, par cela même qu’elle se prolonge, se modifie au point de devenir souvent insupportable ; le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé171. » Qu’importe, s’il se grossit selon des lois ? Et comment soutenir qu’une sensation prolongée soit libre ? D’ailleurs, la distinction est artificielle. Si telle sensation prolongée devient insupportable, ce n’est pas simplement parce qu’elle est prolongée dans la durée, mais parce que, les conditions organiques ayant changé et une accumulation d’effets s’étant produite, de nouvelles sensations se produisent aussi et sont déterminées ; le temps n’y est pour rien. Ce n’est point de son passé que la sensation se renforce et se grossit ; elle est renforcée par les conditions présentes du corps et du cerveau.

C’est donc arbitrairement qu’on veut faire de la durée une sorte de « vie interne » qui se déploierait toujours différente de soi et toujours hétérogène, une liberté en devenir, échappant aux lois de la répétition et de la conservation. Cette idée du temps nous semble mythique ; fût-elle réalisée, elle ne constituerait pas pour cela une véritable liberté, mais une sorte de hasard vivant. Ce serait le triomphe de cet indéterminisme auquel on prétendait échapper. L’indéterminisme ne consiste pas seulement à prétendre que les mêmes effets ne s’expliquent pas par les mêmes causes, mais aussi que des effets toujours changeants et nouveaux ne s’expliquent pas par quelque changement et quelque nouveauté dans les causes.

Enfin l’hétérogénéité absolue qu’on imagine dans la conscience est chimérique. Nous n’avons, prétend-on, aucune raison de conserver à un sentiment « son ancien nom, sauf qu’il correspond à la même cause extérieure ou se traduit au dehors par des signes analogues ». Ainsi donc l’amour ne serait pas toujours l’amour, parce qu’il se nuance sans cesse ? Et on ne pourrait rien prévoir à son sujet, pas même le plaisir que causera la vue de l’objet aimé, parce que « une cause interne profonde donne son effet une fois, et ne le produira jamais plus » ?

Si nouveauté, hétérogénéité, originalité étaient synonymes de liberté, il faudrait dire alors que nous sommes libres non pas seulement dans nos résolutions et actions, mais aussi dans nos sentiments profonds, dans nos plaisirs et nos douleurs les plus intenses, qui intéressent notre être tout entier, qui le font vibrer en toutes ses parties et aboutissent à un cri de joie ou de douleur sans précédents en nous. Le désespoir d’avoir perdu l’être que nous avons le plus aimé est un état d’âme absolument hétérogène aux autres dans sa partie affective et sensitive, non pas seulement dans sa partie active. Si donc il suffit qu’un « état psychique » soit « unique en son genre et ne doive plus se produire jamais en nous » pour que cet état soit libre, alors nous sommes libres jusque dans les souffrances les plus aiguës et les plus profondes, uniques en leur genre, où pourtant la fatalité nous domine tout entiers. Bien plus, nous sommes libres en tout et partout, car aucun état psychique, même « superficiel », ne se reproduira absolument le même. C’est donc par un véritable paradoxe que l’école de Lotze identifie le libre avec le nouveau, avec le changeant, avec l’hétérogène. De ce qu’un acte de libre arbitre introduirait une nouveauté absolue dans le monde, il n’en résulte nullement que les nouveautés relatives qui existent dans le monde soient libres.

IV
Réalisation progressive de l’idée de liberté — Ses moyens

Dans l’idée de liberté psychologique et morale, telle que la conçoit la conscience de l’humanité, non telle que l’imaginent les auteurs de systèmes, quels sont les éléments réalisables selon les lois psychologiques et physiologiques établies par la science ? En d’autres termes, qu’y a-t-il dans l’idée de liberté : 1° d’impossible ? 2° de possible psychologiquement et physiquement ? 3° de possible métaphysiquement ? Voilà, selon nous, comment doit être posé le problème. Il consiste à rechercher, dans l’idée de liberté, les éléments conciliables avec le déterminisme, soit sur le terrain scientifique de la psychologie et de la cosmologie, soit sur le terrain des conceptions métaphysiques, et à distinguer cette portion conciliable de la portion inconciliable, c’est-à-dire en contradiction formelle avec le déterminisme. Notre but n’a jamais été de concilier la liberté et le déterminisme précisément dans ce qu’ils ont de contradictoire, par je ne sais quel prestige de dialectique hégélienne. Si donc l’on commence par définir la liberté : « ce qui est en contradiction absolue avec le déterminisme et inconciliable par définition avec le déterminisme, de quelque manière qu’on l’entende », il est clair qu’il n’y aura plus de conciliation à chercher.

Mais est-ce là l’idée que la conscience humaine se fait de la liberté ? Est-ce sous cette forme toute négative qu’elle la conçoit ; ou n’est-ce pas avant tout, comme nous l’avons fait voir plus haut, sous la forme positive d’une indépendance du moi par rapport aux motifs et mobiles particuliers qui influent sur sa volonté ? Définition qui n’exclut pas à priori des éléments compatibles avec le déterminisme. En tout cas, c’est de cette définition, nous, que nous partons, et nous avons bien le droit de la poser telle, car l’histoire entière de la morale et même de la métaphysique est d’accord avec ce sens général du mot liberté. Le libre arbitre vulgaire n’est lui-même qu’un certain mode d’indépendance du moi qu’on lui attribue par rapport à des contraires qui se balancent ; et quoique cette indépendance n’ait pas le caractère absolu que lui prêtent les métaphysiciens du libre arbitre, elle n’en a pas moins sa vérité relative, dont l’humanité s’est toujours contentée dans la pratique.

Mais notre méthode va plus loin encore, sans pour cela tomber dans les jeux de logique hégélienne. Même en définissant la liberté, par pure hypothèse, le contraire du déterminisme, c’est-à-dire une puissance d’indétermination absolue, le psychologue peut encore et doit se demander : — Jusqu’à quel point l’idée de cette indétermination, idée qui est réelle alors même que l’indétermination ne le serait pas, peut-elle agir sur le déterminisme même et conformément aux lois du déterminisme ? D’où résultera une certaine conciliation, non pas sans doute de l’indétermination réelle, mais de l’idée d’indétermination avec le déterminisme même. Ce sera, en d’autres termes, un déterminisme modifié par l’idée de son propre contraire et de ses propres limites, façonné par l’idée d’une puissance d’indétermination, prenant ainsi un aspect nouveau sans changer d’essence rationnelle. Prétendra-t-on que de tels problèmes soient factices et qu’une telle méthode soit artificielle, alors que, tout au contraire, nous rétablissons dans la question un élément capital négligé à la fois par les déterministes et par les indéterministes : l’idée de la liberté et de son action ? Le déterminisme est-il complet s’il n’étudie pas l’influence de cette idée, qui, en fait, existe dans la conscience humaine ? Et l’indéterminisme, de son côté, n’est il pas puéril, s’il confond de prime abord l’idée et le sentiment de la liberté avec une réelle suspension du déterminisme réclamé par l’intelligence ? Les deux partis adverses raisonnent chacun selon des hypothèses de leur invention et selon des définitions de leur fabrique, au lieu de prendre pour point de départ les faits donnés dans la conscience humaine. L’homme s’est toujours cru libre, surtout dans l’accomplissement des actes moraux, et il a toujours fait consister cette liberté dans une certaine indépendance de son moi intelligent et actif par rapport aux objets extérieurs, et même aux objets intérieurs ou motifs particuliers d’agir. Jusqu’à quel point, pour la science psychologique, cette indépendance est-elle possible et réelle ? Jusqu’à quel point, pour la science morale, est-elle nécessaire ? Jusqu’à quel point enfin est-elle concevable pour la philosophie générale, qui étudie les principes les plus élevés de la connaissance et de l’existence ? Voilà comment nous concevons et posons le problème, avec la persuasion que toute autre manière de le poser est « simpliste », inexacte et illusoire.

Les considérations morales et métaphysiques étant ici mises de côté, voyons comment, au point de vue psychologique, pourra se réaliser l’idéal de l’action libre. Il ne sera pas inutile d’examiner, sous un angle différent, des questions que nous avons longuement traitées ailleurs, ni de lever certaines difficultés qu’on a voulu nous opposer.

Le moi étant, avant tout, une unité consciente, si les deux termes dont l’un détermine l’autre sont également enveloppés dans cette unité, la détermination commence à perdre son caractère mécanique, et l’être est déjà déterminé par quelque chose de soi, sinon par soi. Le plus bas degré de cette détermination, celui où la contrainte est encore le plus manifeste, c’est l’impulsion résultant d’une sensation, par exemple d’une douleur intense. La sensation pénible et l’impulsion consécutive ont beau être embrassées dans une même conscience, l’être a beau se trouver déterminé par quelque chose de soi, à savoir sa propre douleur, il est évident qu’il n’est pas libre. On peut seulement dire qu’alors, malgré la contrainte interne, il y a déjà l’apparition d’un ordre de choses différent de ce mécanisme grossier où le premier terme pousse, sans le savoir, un second terme mû sans le savoir. Par la conscience, un lien s’établit entre les deux termes, sans supprimer encore l’action nécessitante du premier sur le second. Il faut d’ailleurs remarquer que, dans le cas qui nous occupe, le mode de l’action contraignante exercée par la douleur échappe à la conscience. Il y a des raisons organiques qui font que la douleur produit des vagues de mouvements réflexes et de mouvements expressifs, sans le concours de notre volonté ; la conscience constate ici et subit le résultat, sans apercevoir les intermédiaires entre la douleur antécédente et l’impulsion conséquente. L’unité des deux termes dans la conscience est incomplète, puisqu’ils demeurent des extrémités séparées. Et il en est ainsi dans toute passion. Chaque fois que nous agissons en vertu d’une passion quelconque, il s’accomplit dans notre organisme une foule de mouvements dont la passion est en grande partie le reflet et qui, en tout cas, contribuent à lui donner sa physionomie propre, son caractère d’agitation et de « perturbation » intérieure. La conscience n’embrasse donc alors en elle-même que des résultats dont les vraies conditions lui échappent : elle se voit passive et ne saurait avoir un sentiment de liberté.

Lorsque nous agissons, au contraire, sous l’influence d’idées, et surtout d’idées générales, la part de la passion est réduite au minimum. Il existe bien toujours quelque sentiment attaché à l’idée, sentiment qu’elle commence à éveiller et dont elle est même en partie le symbole ; mais la part de la raison est dominante, et nous pouvons même agir sous le sentiment de la rationalité, par amour de la raison. En ce cas, non seulement les différents termes sont embrassés dans l’unité d’une même conscience, mais encore le lien de ces termes entre eux et avec l’action est conscient, réfléchi, raisonné. On peut dire qu’alors la détermination par le moi commence, puisque c’est le moi intelligent qui opère la synthèse des différents termes, des motifs et de l’acte. Si nous pouvions n’agir qu’en vertu de motifs tous parfaitement éclairés, si nous pouvions être pour nous-mêmes comme une sphère de pure lumière, nous nous rapprocherions davantage de l’idéal. En effet, notre moi conscient serait la synthèse complète et complètement lumineuse de notre être entier, avec tous ses motifs, toutes ses impulsions, toutes ses déterminations, et notre moi se reconnaîtrait tout entier dans chacun de ses actes. Ce serait donc la parfaite attribution au moi, qui, nous l’avons vu, est la première condition de la liberté.

Nous ne saurions cependant ériger cette pleine conscience de soi en complet équivalent de la liberté même. Il ne suffit pas, comme on l’a prétendu, d’envelopper dans une même unité de conscience le déterminant et le déterminé pour qu’ils soient par là identiques et qu’on en puisse conclure la détermination par soi, conséquemment la liberté. La question de causalité se pose nécessairement ici : il faut que le moi soit cause pour être libre. Nous allons voir que le seul moyen, c’est que le moi agisse sous l’idée de sa causalité même, de sa liberté, et avec cette liberté pour fin.

On a contesté que la liberté pût être un but. Mais la liberté, étant le maximum relatif ou absolu de puissance indépendante et spontanée pour le moi, peut et doit être un objet de désir. En effet, tous les éléments qui entrent dans l’idée de liberté sont pour nous des biens, des fins possibles et même nécessaires. Le premier de ces éléments, c’est la puissance, qui est un bien pour nous, puisqu’elle est le premier moyen de se procurer tous les biens. Nous désirons donc toutes les formes de puissance à leur maximum, y compris la puissance de la volonté sur les objets extérieurs ou même sur ces objets intérieurs qu’on nomme motifs et mobiles. Le monde du dedans doit être à notre service comme le monde du dehors. L’indépendance, second élément de la liberté, est désirable pour les mêmes raisons et est d’ailleurs inséparable de la puissance. En troisième lieu, pour posséder le maximum d’indépendance, il faut que notre puissance se confonde le plus possible avec notre moi lui-même et nous soit ainsi vraiment inférieure, vraiment propre et personnelle ; c’est ce qui constitue la spontanéité. A ce point de vue encore, l’indépendance est désirable, puisque le centre de nos désirs est précisément notre moi et qu’ils finissent toujours par revenir à ce centre. Vouloir la liberté, c’est au fond se vouloir soi-même, c’est vouloir la conservation et l’expansion de son vrai moi, sans obstacles et sans limites, autant qu’il est possible.

La forme intellectuelle de la puissance, qui est la puissance des idées, est également désirable pour un être intelligent, et l’homme en a toujours fait une des conditions de sa liberté. L’idée de la force des idées est donc, non pas la définition adéquate, mais un des éléments de l’idée de liberté. Je ne suis point libre si mes idées ne sont que des reflets passifs et ne peuvent avoir aucune influence, ni en moi, ni hors de moi. Si, au contraire, je pense que mes idées sont des facteurs essentiels, des conditions de changement en moi et hors de moi, je trouve en elles un point d’appui. Nous sommes loin, on le voit, de définir l’idée de liberté : « le concept abstrait de la force des concepts172. » Au reste, même en réduisant l’idée de liberté à cette formule digne de Zénon d’Elée, si manifestement incomplète, l’idée de liberté aurait encore une influence. Un « concept abstrait » peut avoir sa part comme facteur dans nos déterminations, grâce à toutes les idées concrètes, à tous les sentiments concrets dont il est le centre et qu’il éveille. Devoir, honneur, patrie, humanité, liberté civile et politique, égalité, fraternité, voilà des concepts abstraits qui n’ont pas été, croyons-nous, sans avoir quelque rôle dans l’histoire. Le concept de la liberté intérieure et celui même de la puissance des idées ne sont nullement indifférents : ils ne laissent point l’esprit dans la même inertie qu’une formule de pure algèbre.

Notre puissance indépendante et spontanée doit pouvoir s’exercer à l’égard même des contraires, afin de nous permettre de remonter toujours dans l’échelle des biens d’un degré à l’autre, de ne jamais être immobilisés dans telle alternative aux dépens de l’alternative opposée. En ce sens, chacun des contraires choisis doit laisser place, autant que faire se peut, à la possibilité du contraire : c’est ce qu’on exprime par le nom de contingence. Et c’est le quatrième élément de la liberté. Notre puissance n’est pas pour cela absolument ambiguë et indéterminée ; mais elle est déterminable par quelque idée supérieure à tels contraires donnés, idée qu’elle peut toujours élever au-dessus d’eux et qui les rend relativement contingents. Ce pouvoir ascendant est sans nul doute un bien et doit être un objet de désir, comme le pouvoir qu’a un oiseau de toujours voler plus haut que tels rameaux d’un arbre : sursum voluntas.

Un dernier pas dans la réflexion intérieure nous fait comprendre que la plus haute expansion de notre moi et de sa spontanéité indépendante n’est pas l’égoïsme, mais l’amour universel d’autrui. Cet achèvement de la liberté, qui constitue la perfection morale, est le « suprême désirable ». Il n’est donc pas étonnant que l’idée de liberté morale ou de perfection morale, ainsi entendue, soit un idéal capable d’exercer un attrait sur l’être raisonnable. Une intelligence qui conçoit l’univers et l’identification volontaire de son individualité avec l’universel ne saurait demeurer indifférente à cette idée, la plus haute de toutes en même temps que la plus large. Donc, à tous les points de vue et à tous les degrés, la liberté est désirable, et son idée doit exercer une action.

Déterminons davantage la nature de cette action.

Au point de vue à la fois psychologique, on distingue avec raison les effets répressifs et les effets excitants, les effets inhibiteurs et les effets dynamogènes. Par elle-même et par ses concomitants cérébraux, l’idée de liberté, avec la tendance qui l’accompagne, doit nécessairement provoquer ces deux sortes d’effets. Si une impulsion passionnelle, par exemple, développe ses conséquences sans que se présente à l’esprit l’idée même d’une résistance possible, d’une certaine indépendance du moi intelligent par rapport à ses inclinations, il est clair que rien ne viendra, au moins de ce côté, contrebalancer l’impulsion actuelle et sa réalisation en mouvements conformes. Au contraire, l’idée de la résistance possible pour le moi, par le seul fait qu’elle surgit, produit déjà un certain ralentissement dans l’impulsion qui se développe. Toute idée nouvelle enlève de son intensité à l’idée antérieurement dominante, car elle partage la conscience. Si cette idée nouvelle agit dans le même sens que l’idée précédente, les deux impulsions finissent par s’ajouter et se fusionner ; ce qui entraîne à la fin une inclination plus forte. Mais, si l’idée nouvelle est en quelque sorte négative par rapport à l’autre, l’effet est un arrêt plus ou moins complet de la précédente, une diminution d’intensité. Or c’est ce qui arrive quand, sous l’empire d’une impulsion, nous concevons l’opposition possible à cette impulsion : par le fait même, il se produit déjà une certaine opposition réelle. Si, de plus, l’idée de l’opposition possible éveille en nous le désir que nous avons normalement de notre indépendance, c’est-à-dire notre tendance à nous posséder nous-mêmes et à demeurer des êtres raisonnables, si, par conséquent, cette idée réveille l’amour que nous avons naturellement et de notre puissance personnelle et de notre intelligence impersonnelle, comment n’en résulterait-il pas un effet d’inhibition prononcé ? Physiologiquement, tous les mouvements moléculaires correspondant à ces idées et à ces tendances vont à l’opposé du mouvement centrifuge qui entraîne à l’acte. Psychologiquement, les idées provoquent ce qu’on appelle le retour sur soi, la concentration et la possession de ses forces : on « rentre en soi-même », au lieu de se laisser pousser par le dehors et vers le dehors. L’effet répressif et inhibiteur de l’idée de liberté est donc incontestable.

On connaît l’effet excitateur et dynamogène que peuvent avoir beaucoup d’idées. Ce sont d’abord les idées relatives à quelque sensation ou sentiment, surtout agréable, puis les idées relatives à notre puissance personnelle, laquelle nous cause d’ailleurs un sentiment de plaisir et de satisfaction intime. Le seul fait de penser d’avance soit à une sensation, soit à une action, prépare à recevoir la sensation et la rend plus intense, prépare à l’action et la rend plus facile. L’attente a des effets connus pour favoriser ce qu’on attend. A plus forte raison la confiance en soi est-elle dynamogène et, pour ainsi dire, tonique. Or, le type de la confiance, c’est la conviction que nous avons de notre liberté. Si je me persuade qu’il dépend de moi de réaliser un idéal que je conçois, j’acquiers du même coup un commencement de force pour le réaliser. L’idée et le désir de la puissance, surtout s’il s’y joint la conviction de la puissance même, produisent donc des effets dynamogènes. Il est bien clair qu’il ne suffit pas de s’attribuer une puissance quelconque pour la créer de toutes pièces en soi ; par exemple, il ne me suffit pas de me persuader que j’amènerai 100 au dynamomètre pour obtenir ce chiffre. Mais il s’agit là d’une puissance physique subordonnée à des conditions tout extérieures. Même en ce cas, la force dynamométrique est augmentée par l’idée, le désir et la persuasion du succès. A plus forte raison quand le point d’application de la volonté est intérieur ; bien plus, quand il est la volonté même. Il s’agit alors d’une puissance sur soi, d’une sorte de réflexion de la puissance. L’idée, ici, n’est pas encore omnipotente, mais elle peut produire des accroissements successifs d’énergie interne. Au fond, il s’agit de développer en nous une puissance consciente et intelligente ; donc, plus j’ai conscience, plus la puissance croit : l’idée même de la puissance s’ajoute à la puissance réelle et l’élève à un degré supérieur.

Il est bien entendu que nous ne parlons pas d’une puissance en l’air et sans objet, mais du pouvoir de se décider à tel acte déterminé, par exemple adresser des excuses à quelqu’un qu’on a offensé. Si je conçois fortement la possibilité pour moi de vouloir faire ces excuses, par conséquent ma puissance sur moi-même, et si, d’autre part, je conçois les excuses comme bonnes à tel ou tel point de vue, cette idée de ma puissance, jointe à celle de l’effet désiré, me mettra dans des conditions favorables à l’exercice de ma puissance propre. Il peut même arriver que toute ma puissance réside de fait dans cette idée ; en tout cas, si je ne l’eusse pas conçue, aucune volonté d’excuses n’eût été possible : l’idée est donc bien la condition de ma puissance sur moi. Du même coup, elle enlève de leur force à toutes les idées adverses, elle produit un effet d’arrêt sur les mouvements contraires à sa direction propre.

En somme, est incomplète toute analyse qui considère seulement l’idée de la puissance sans celle de l’objet désirable auquel elle s’applique, ou l’idée de l’objet désirable sans celle de la puissance. Je ne me confère aucune puissance par la conception d’une puissance sans objet ; mais, d’autre part, il n’est pas vrai que l’idée de l’objet agisse seule, par son degré de désirabilité intrinsèque, sans que l’idée de ma puissance personnelle vienne y ajouter son action. La réalité concrète enveloppe à la fois et l’idée de ma puissance et l’idée d’un objet auquel elle s’applique : les deux termes sont inséparablement objets de pensée et de désir.

Après les effets généraux de l’idée de puissance, examinons plus particulièrement les effets produits par l’idée d’indépendance. Ils sont encore à la fois dynamogènes et inhibiteurs, quoique les résultats d’inhibition soient ici les plus visibles. Se concevoir indépendant ou se désirer indépendant, d’une manière vague et absolue, dans l’abstrait, ce serait à coup sûr un faible secours. L’idée d’indépendance a toujours besoin d’être spécifiée et n’offre vraiment de sens que sous tel ou tel rapport, par conséquent d’une façon relative. Etre indépendant, c’est pouvoir agir et vouloir dans telles circonstances, sans que l’acte ou la volition soit l’effet de tel et tel ordre de causes ou de raisons. Dira-t-on que l’acte indépendant ou la volition indépendante doivent être affranchis de toute espèce de causes et de raisons ? Comme il s’agit alors d’une impossibilité, il est certain que l’idée de cette impossibilité ne la rendra pas possible. Toutefois je pourrai encore agir sous cette idée et produire certains effets qui auront à coup sûr une cause, mais dont la cause sera, en partie du moins, l’idée même de ma prétendue indépendance des causes. Il y aura chez moi une tendance inhibitrice à l’égard de toute cause autre que moi. Mais, pour me porter ensuite à telle action déterminée, il faudra quelque raison positive et particulière. Si donc l’idée chimérique d’indépendance absolue n’est pas sans entraîner certains effets, par le reste d’éléments admissibles qu’elle renferme encore à côté des éléments inadmissibles, à plus forte raison l’idée d’indépendance relative est-elle parfaitement réalisable. Etant donné un objet quelconque, je puis toujours concevoir mon indépendance relativement à cet objet, et, si cette indépendance, sous un rapport quelconque, me paraît désirable, l’idée et le désir peuvent en préparer, en commencer la réalisation. Cette réalisation ne sera peut-être ni complète ni durable, mais elle n’eût même pas été ébauchée sans l’idée et le désir ; en outre, elle ne s’achèvera que par l’accroissement de l’idée et du désir.

Nous avons dit que le troisième élément de l’idée de liberté est l’idée de spontanéité, c’est-à-dire d’action ayant son origine dans le moi, d’initiative personnelle. Cette idée est en harmonie avec toutes les tendances de notre être ; celles qui nous portent à nous concentrer comme celles qui nous portent à nous répandre ont également besoin de trouver dans le moi une puissance de spontanéité toujours à leur disposition et constituant de l’énergie accumulée. L’idée de spontanéité doit donc aussi avoir une action. De fait, elle produit un effet inhibiteur sur tout ce qui nous apparaît comme contrainte, soit externe, soit interne. Elle est éminemment propre à développer l’instinct de résistance à l’égard de toute force conçue comme étrangère à notre moi. Par cela même, elle est aussi dynamogène. Elle nous fournit, dans l’idée même de notre activité personnelle, un point d’appui pour l’action, un motif toujours présent et toujours capable de s’opposer aux sollicitations ou impulsions étrangères.

Les partisans du libre arbitre vont, nous l’avons vu, jusqu’à considérer la spontanéité comme absolue et, en conséquence, comme constituant un « premier commencement », une initiative complète de changement ou de mouvement. C’est alors la causalité s’exerçant sans raison en un sens plutôt qu’en l’autre ; il y a bien encore, selon eux, activité, mais non intelligibilité : la cause rend raison de l’effet en tant qu’elle le produit, mais elle n’en rend pas raison en tant qu’elle le produit tel et non tel. Par-là la spontanéité devient contingence absolue, c’est-à-dire possibilité des contraires dans les mêmes conditions ; on suppose dans la volonté une indétermination échappant à toute prévision de l’intelligence. Nous touchons au point où l’inintelligible pénètre dans l’idée de liberté. Malgré cela, nous avons dit que l’idée de liberté, même sous ses formes illégitimes, offre encore des parties réalisables. L’idée de l’indétermination de la volonté pourra-t-elle donc produire des effets ? — Cette idée, objectera-t-on, n’est ni une image, ni l’idée d’une action, ni l’idée d’un objet ; elle n’est pas même l’idée d’un rapport ; elle est précisément l’idée de la négation d’un rapport : comment donc pourrait-elle agir et surtout se réaliser ? — Certes répondrons-nous, on ne peut réaliser l’idée d’une indétermination absolue de la volonté, comme celle qu’admettent les partisans de la liberté d’indifférence et de la contingence complète ; nous aurions alors, en effet, la négation de tout rapport, notamment du rapport des conditions et raisons à leurs conséquences. « La liberté, dit M. Renouvier, échappe aux lois. » S’il en est ainsi, il ne dépend pas de nous de réaliser des phénomènes qui seraient vraiment sans raison et sans loi. Mais l’idée de l’indétermination de la volonté n’en contient pas moins des éléments réalisables par l’effet même que cette idée exerce, et c’est ce qui nous reste à montrer.

Remarquons d’abord que l’idée d’indétermination, si elle était absolument seule et à l’état d’abstraction pure, n’agirait point. On ne peut pas vouloir à vide ; on ne peut donc pas vouloir uniquement pour vouloir, dans l’abstrait, en un état d’indétermination absolue : il faut toujours en venir à vouloir quelque chose de déterminé, comme de remuer le bras. Mais on peut fort bien vouloir cette chose déterminée, remuer le bras, non pour elle-même, mais en vue d’une autre fin ; et cette fin peut être, en certains cas, totalement ou partiellement, d’exercer notre vouloir, de manifester notre indétermination sous tel ou tel rapport. Par exemple, je veux remuer mon bras pour vouloir, pour exercer ma volonté et mon pouvoir relatif des contraires, qui me permet de lever ou d’abaisser le bras arbitrairement, de le mouvoir à droite ou à gauche, etc. Mon action a donc ici, comme éléments déterminés : 1° la fin de vouloir et de manifester mon indépendance ; 2° le mouvement du bras, moyen en vue de cette fin. Quant à la direction finale du mouvement, elle demeure indéterminée pour ma volonté, qui, comme on dit, l’abandonne au hasard. Et n’oublions pas que ce hasard est, au fond, le déterminisme cérébral : quand j’imprime indifféremment telle direction à mon bras, l’indifférence de ma volonté n’empêche pas certaines différences mécaniques d’exister dans mon cerveau en faveur de tel mouvement, par exemple vers la droite ou la gauche. Il en résulte que, quand je me suis dit : « je veux mouvoir mon bras indifféremment à droite ou à gauche », la solution déterminée du problème en faveur de la droite vient de l’état mécanique actuel de mon cerveau et de mon bras, qui aboutit nécessairement au mouvement vers la droite. On peut donc très bien se proposer pour lin de réaliser une volonté indéterminée sous certains rapports. Mais, en se réalisant, la volonté se trouve déterminée : 1° par l’idée même de son indétermination relative ; 2° par l’objet particulier auquel cette volonté s’applique pour se réaliser in concreto (l’idée de mouvoir le bras). Le reste est déterminé par des circonstances physiques décorées du nom de hasard (direction du bras en haut, en bas, à droite, à gauche, etc.). La volonté peut ainsi, dans une certaine mesure, se prendre elle-même pour fin, non arbitrairement, encore une fois, mais en se voulant elle-même dans tel acte particulier et concret qu’elle ne veut pas pour lui seul, mais pour elle. Elle agit alors sous une certaine idée d’indépendance et en vue de cette indépendance. Par cela même, elle réalise une certaine dose de liberté, qui se ramène à la détermination par un motif supérieur à tels et tels autres motifs donnés ; et ce motif supérieur est le moi lui-même, se posant en face des autres choses. Il y a toujours déterminisme, mais il y a en même temps une indépendance relative du moi, qui mérite de s’appeler une liberté relative et qui, pratiquement, produit les résultats attribués au libre arbitre par le vulgaire. Que peut-on demander de plus si on ne se paie pas de chimères ?

En somme, de même que l’idée de spontanéité absolue engendre une spontanéité relative, l’idée de contingence absolue engendre une contingence relative. Nous ne pouvons pas faire, en concevant le contraire de telle action, qu’il soit possible absolument, mais nous pouvons, par l’idée même de la contingence des contraires, le rendre possible relativement. Son existence sera alors déterminée, totalement ou partiellement, par l’idée même et le désir de réaliser des possibles qui, sans cette idée et ce désir, seraient restés latents. En outre, si la contingence ne peut être absolue, du moins elle peut s’étendre de plus en plus loin. En d’autres termes, la possibilité des contraires peut former une série de plus en plus longue jusqu’au point qui exclut toute possibilité des contraires. Or, de même qu’il n’est pas indifférent de suspendre notre science à une ignorance de plus en plus reculée, il n’est pas indifférent de suspendre nos volitions contingentes à une nécessité de plus en plus éloignée, d’attacher la chaîne des doubles possibilités à un clou placé de plus en plus haut. Demander que ce clou disparaisse à son tour, c’est demander qu’un levier soulève le monde sans point d’appui. Et serions-nous bien avancés d’être dans le vide, dans l’indifférence ?

Concluons que la volition appelée libre est celle qui a pour première condition l’idée même de notre liberté comme pouvoir de choisir avec conscience entre deux contraires, dont aucun ne peut se réaliser sans ce choix. Nous avons fait voir que le choix n’est pas pour cela arbitraire, indéterminable et absolu ; il est relatif : 1° à notre caractère ; 2° à nos motifs et mobiles, qui sont la réaction actuelle de notre caractère par rapport aux circonstances ; 3° à l’intensité avec laquelle notre moi conçoit sa puissance indépendante et l’oppose aux motifs extérieurs.

De là la part de vérité et la part d’erreur que contient la notion du libre arbitre. On a défini le libre arbitre « un pouvoir réel et présent, une quantité de force actuellement disponible, suffisante pour faire équilibre à tous les motifs173 », et on prétend que nous avons « conscience » de ce pouvoir. Certes, il y a des cas où nous avons en effet conscience d’un pouvoir réel, d’une force disponible qui peut faire équilibre à tous les motifs intellectuellement conçus, mais, d’après ce qui précède, quelle est cette force ? Elle est double : c’est d’abord la partie sensitive de notre être, la force de nos inclinations subconscientes ou inconscientes, la force de notre caractère. On peut se déterminer contre les raisons, mais non pas pour cela sans causes ; seulement les causes peuvent être déraisonnables, ou du moins étrangères à la raison. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la passion aussi, et l’habitude, et le caractère. En second lieu, nous pouvons faire équilibre, au moins momentanément, à toutes les raisons objectives par le moyen d’une idée, qui est celle même de notre pouvoir de choisir celle de notre indépendance, de notre moi autonome. Nous avons toujours cette force disponible, cette idée à opposer aux autres idées, le fameux moi : moi, dis-je, et c’est assez. Mais l’idée du moi est encore une raison, l’idée d’indépendance et de liberté est une raison, tout interne, il est vrai, et non plus externe, — d’autant plus importante pour nous permettre de « rentrer en nous-mêmes ». La résolution finale sera donc déterminée en raison composée de toutes les causes internes et externes saisies par l’intelligence, plus les mobiles subconscients et inconscients.

Il résulte de notre analyse que la liberté est la subjectivité par excellence, puisqu’elle est le moi posant son indépendance en face du dehors, se prenant pour fin et agissant sous l’idée même de sa liberté. Aussi la pleine liberté supposerait-elle la pleine conscience de soi. Tout ce qui est ou subconscient ou inconscient est en dehors de la liberté vraie : tout ce qui n’est pas d’une transparence absolue pour soi retombe du coup dans les impulsions aveugles, qui sont le contraire de la liberté. C’est donc abusivement qu’on oppose la liberté à l’intelligence, alors qu’elle est l’intelligence exerçant son action sous l’idée de sa propre causalité.

Par cela même, la liberté n’est pas « sans lois », mais elle a des lois propres, très différentes par leur nature des lois physiques. Ce sont des lois de finalité intellectuelle, qui permettent au moi de se prendre pour fin et, dans l’acte moral, de prendre en même temps pour fin l’être universel. On n’est pas libre par l’affranchissement des lois de l’intelligence, mais, tout au contraire, par leur entier accomplissement. On n’est pas libre par l’absence de motifs, mais par la présence même de tous les motifs pour et contre, que dominent, d’une part, l’idée de notre liberté et, d’autre part, l’idée de la fin universelle. La liberté, terme du développement volontaire, est ainsi la motivation par excellence, la motivation complète, s’étendant aussi loin qu’il est possible, embrassant dans la pleine lumière un ensemble de fins aussi vaste qu’il est possible, pour les ramener à l’unité du moi. Les Stoïciens n’avaient pas tort de placer la liberté idéale dans la plénitude et l’universalité de l’intelligence ; leur tort fut de ne pas voir que le moi, en se concevant lui-même, arrive à concevoir sa propre indépendance, sa propre liberté, et à la vouloir ; qu’ainsi le sujet pensant ne s’absorbe pas entièrement dans l’objet, mais se pose au contraire en face de lui et agit sous l’idée de son activité personnelle. Plénitude de la connaissance objective et plénitude de la conscience subjective, tel est l’idéal de la volonté.

Une dernière conséquence dérive de la théorie précédente. C’est par un préjugé invétéré qu’on donne pour caractéristique des actes libres l’impossibilité de les prévoir. En ce qui concerne l’agent lui-même, est-ce à condition de ne point prévoir ce qu’il fera qu’il est vraiment libre ? J’hésite entre ma passion et mon devoir, je ne sais pas qui l’emportera ; je ne me connais pas assez moi-même pour savoir si je suis plus entraîné dans une direction que dans l’autre, et ainsi je me trouve divisé en deux : un moi intelligent et lumineux qui regarde un autre moi passionné et obscur en se demandant ce qu’il va faire. Tout ce qui est incertain pour moi n’est point attribuable au moi ni à sa causalité. Si ma volition finale est pour moi impénétrable, c’est qu’elle dépend de conditions étrangères à moi, conditions qui, pour leur part, la détermineront sans moi et peut-être contre moi. Au contraire, je sais parfaitement que je ne tuerai pas un homme pour lui voler sa fortune : suffit-il, comme dans l’exemple de Cicéron, de lever le petit doigt pour faire disparaître l’homme et avoir ses millions, je prévois, de prescience certaine, que je refuserais de lever le doigt. Cette parfaite détermination de l’avenir dans ma pensée prouve que mon avenir, ici, dépend véritablement de moi, être conscient et raisonnable, non de telle ou telle influence extérieure, non de telle passion, qui se réduirait elle-même à une action extérieure et à une perturbation nerveuse. J’embrasse dans mon unité de conscience tous les termes avec le lien de l’un à l’autre, et c’est vraiment ici que le déterminant et le déterminé tendent à se confondre. C’est alors la conscience claire de mon vrai moi qui détermine ce moi : j’agis sous l’idée de moi-même et de ma causalité propre. Prétendre que cette auto-détermination, pour laquelle l’avenir même n’a plus de secret, exclut la liberté, c’est la plus étrange des erreurs, puisque la vraie liberté consiste à être déterminé par soi-même, en tant qu’être raisonnable, non à être indéterminé et indifférent, comme un corps en équilibre instable qui attend que le moindre souffle extérieur le fasse pencher d’un côté ou de l’autre. L’obsession de l’indéterminé nous est devenue naturelle par ce fait que nous avons besoin d’être relativement indéterminés, ou plutôt non déterminés en présence des choses extérieures ; mais transporter cette indétermination au sein de nous-mêmes et jusque dans notre intelligence, sous prétexte de nous rendre libres, voilà l’erreur vulgaire. Pour être presque inévitable, ce n’en est pas moins une illusion. C’est donc dans le déterminisme, non en dehors, qu’il faut chercher la vraie liberté, puisqu’elle est la détermination par des raisons supérieures, ayant leur unité dans l’idée même de notre moi comme cause et comme fin.