Réalistes et Naturalistes
I. Alphonse Daudet. Les Rois en exil. — 1879.
S’il est un auteur dont toute production soit désormais un événement littéraire, c’est sans conteste M. Alphonse Daudet. C’est à la pointe de la plume, par un travail et des progrès incessants, qu’il est arrivé à cette haute situation, prenant place à côté de ceux-là même qui étaient ses maîtres quand il ne les a pas laissés derrière lui. Les rois en exil, qu’il publie chez Dentu, ne sont pas faits pour l’ébranler dans cette position conquise, bien au contraire. Examinons la philosophie du livre et la fable si intéressante qui l’enveloppe ; fable qui, si on y regarde bien, si l’on se souvient, est le plus souvent notre navrante chronique contemporaine.
Le principe émis par l’auteur est celui-ci : « Tant que les rois sont sur le trône, ils appartiennent à l’histoire ; dépossédés, rentrés dans le rang, ils deviennent▶ l’affaire du romancier. » Les modèles n’ont pas manqué à M. Daudet, et il a pu travailler d’après nature. Pourtant les principaux personnages sont absolument de fantaisie, comme le royaume d’Illyrie et de Dalmatie, dont il les a faits souverains.
Le roman commence un soir d’été en 1872. Le roi et la reine d’Illyrie, Christian et Frédérique, sont arrivés le matin à Paris, descendus dans un hôtel de la rue de Rivoli, au coin de la rue de Castiglione. La reine secouée par les émotions du voyage, de la fuite, a dormi tout le jour, se réveille vers cinq heures, vient sur le balcon, et dans la splendeur d’un jour d’été parisien, voit les Tuileries en ruines au bout d’un grand jardin tout en joie, ces Tuileries où elle est venue, il y a dix ans, toute jeune mariée, où elle a dansé avec son cousin Maximilien quelque temps avant son départ pour le Mexique !
Dès cette première soirée, dès cette première page on peut voir ce que sera le roman, la lutte entre cette reine vraiment reine, et son Christian, un bon garçon, coureur, voluptueux, enchanté de ne plus régner, ravi de ces vacances que l’exil lui fait, et qui le premier soir, pendant que sa femme pleure dans les bras de la reine de Palerme, se sauve avec son aide de camp, et tout frétillant, ivre de l’atmosphère parisienne, va passer quelques heures à Mabille.
Dans un chapitre intitulé « la Bohème de l’exil », M. Daudet a étudié l’effet de l’exil sur les âmes les mieux trempées, l’affaissement, la torpeur qui envahit les plus forts ; la reine Frédérique y échappe, grâce à des dévouements chaleureux dont elle est entourée, mais ce qu’elle ne peut éviter, c’est la misère, ce sont les diamants vendus, les pierres de la couronne démontées, portées chez ma tante ! Sa vie ◀devient▶ un long martyr, une humiliation perpétuelle, avec la peur que le roi ne fasse quelque grosse sottise. Elle les lui pardonne toutes, excepté celles qui peuvent atteindre et souiller la couronne, qu’elle veut garder intacte pour l’enfant, le petit comte de Zara.
Pour bien comprendre ce que nous venons de résumer, il faut savoir que la République illyrienne a fait offrir à Christian II, s’il veut renoncer pour lui et pour les siens à ses droits et prétentions, de lui rendre tous ses biens, environ 250 millions. Christian hésite ; mais la reine est là. Plutôt mendier, mourir, que de ravir à Zara cette couronne qu’il doit porter un jour.
Malheureusement toute une bande d’usuriers, d’agents d’affaires, informés par un valet de chambre du roi, cherchent à le circonvenir, à lui faire faire des dettes, des billets, à l’amener à n’avoir pas d’autres ressources que cette renonciation ; la femme d’un de ces flibustiers Séphora Lévis, dont le roi est amoureux fou, mène la chose et fait si bien que Christian signe, quand la reine prévenue accourt.
Telle est la scène que nous extrayons du livre et dont l’accent est aussi vrai que dramatique.
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Et il signa.
La porte s’ouvrit, la reine parut. Sa présence chez Christian à cette heure était si nouvelle, si imprévue, depuis si longtemps ils vivaient loin l’un de l’autre, que ni le roi eu train de parapher son infamie, ni Lebeau qui le surveillait ne se retournèrent au léger bruit. On crut que Boscovich remontait du jardin. Glissante et légère comme une ombre, elle était déjà près de la table, sur les deux complices, quand Lebeau l’aperçut. Elle lui donna un ordre de silence, le doigt aux lèvres, et continuait à avancer, voulant saisir le roi en pleine trahison, éviter les détours, les subterfuges, les dissimulations inutiles ; mais le valet brava sa défense par une alarme à la d’Assas : « La reine, sire !… » Furieuse, la Dalmate frappa droit devant elle avec sa paume solide d’écuyère dans ce mufle de bête méchante ; et droite, elle attendit que le misérable eût disparu, pour s’adresser au roi.
Que vous arrive-t-il donc, ma chère Frédérique, et qui me vaut ?…
Debout, à demi renversé sur la table qu’il essayait de lui cacher, dans une pose souple que faisait valoir sa veste de foulard bordée de rose, il souriait, les lèvres un peu pâles, mais la voix calme, la parole aisée, avec cette grâce de politesse dont il ne se départait jamais vis-à-vis de sa femme et qui mettait entre eux comme des arabesques fleuries et compliquées sur la laque dure d’un écran. D’un mot, d’un geste, elle écarta cette barrière où il s’abritait :
— Oh ! pas de phrases… pas de grimaces… Je sais ce que tu écrivais là !… n’essaye pas de me mentir.
Puis, se rapprochant, dominant de sa taille fière cet abaissement craintif :
— Écoute, Christian… Et cette familiarité extraordinaire dans sa bouche donnait à ses paroles quelque chose de sérieux, de solennel… Écoute… tu m’as fait bien souffrir depuis que je suis la femme… Je n’ai rien dit qu’une fois, la première, tu te rappelles… Après, quand j’ai vu que tu ne m’aimais plus, j’ai laissé faire. En n’ignorant rien, par exemple… pas une de tes trahisons, de tes folies. Car il faut que tu sois fou vraiment, fou comme ton père qui s’est épuisé d’amour pour Lola, fou comme ton aïeul Jean mort dans un honteux délire, écumant et râlant des baisers, avec des mots qui faisaient pâlir les sœurs de garde… Va ! C’est bien le même sang brûlé, la même lave d’enfer qui te dévore. À Raguse, les nuits de sortie, c’est chez la Fœdor qu’on allait te chercher. Je le savais, je savais qu’elle avait quitté son théâtre pour te suivre… Je ne l’ai jamais rien reproché. L’honneur du nom restait sauf… Et quand le roi manquait aux remparts, j’avais soin que sa place ne fut pas vide… Mais à Paris… à Paris…
Jusqu’ici elle avait parlé lentement, froidement, gardant au bout de chaque phrase une intonation de pitié et de gronderie maternelle qu’inspiraient bien les yeux baissés du roi, sa boudeuse mine d’enfant vicieux qu’on sermonne. Mais ce nom de Paris la mit hors d’elle. Ville sans foi, ville railleuse et maudite, pavés sanglants, toujours levés pour la barricade et l’émeute ! Et quelle rage avaient-ils donc, tous ces pauvres rois tombés, de se réfugier dans cette Sodome ! C’est elle, c’est son air empesté de fusillades et de vices qui achevait les grandes races ; elle qui avait fait perdre à Christian ce que les plus fous de ses ancêtres savaient toujours garder chez eux : le respect et la fierté du blason. Oh ! dès le jour de l’arrivée, dès leur première soirée d’exil, en le voyant si gai, si excité, tandis que tous pleuraient secrètement, Frédérique avait deviné les humiliations et les hontes qu’il allait lui falloir subir… Alors, d’une haleine, sans débrider, avec des mots cinglants qui marbraient de rouge la face blême du royal noceur, la zébraient en coups de cravache, elle lui rappela toutes ses fautes, sa glissade rapide du plaisir au vice et du vice à plat dans le crime :
— Tu m’as trompée, sous mes yeux, dans ma maison… l’adultère à ma table et touchant ma robe… Quand tu en as eu assez, de cette poupée frisée qui ne m’a pas même caché ses larmes, tu es allé au ruisseau, à la boue des rues, y vautrant effrontément ta paresse, nous rapportant tes lendemains d’orgie, tes remords éreintés, toute la souillure de cette vase… Rappelle-toi comme je t’ai vu, trébuchant et bégayant, ce matin où tu as pour la seconde fois perdu le trône.. Que n’as-tu pas fait, Sainte-Mère des anges !… Que n’as-tu pas fait !… tu as trafiqué du sceau royal, vendu des croix, des titres…
Et d’une voix plus basse, comme si elle eut craint que le silence et la nuit pussent l’entendre :
— Tu as volé aussi… tu as volé !… Ces diamants, ces pierres arrachées, c’était toi… Et j’ai laissé soupçonner et partir mon vieux Grœb… Il fallait bien, le vol étant connu, trouver un faux coupable pour éviter qu’on devinât le vrai… Car ç’a été ma préoccupation unique et constante : maintenir le roi debout, intact, tout accepter pour cela, même des hontes qui aux yeux du monde finiront bien par me salir moi-même… Je m’étais fait un mot d’ordre de combat qui m’excitait, me soutenait, aux heures d’épreuve : Pour la couronne !… Et maintenant tu veux la vendre, cette couronne qui m’a coûté tant d’angoisses et de larmes, tu veux la troquer contre de l’or pour ce masque de juive morte que tu as eu l’impudeur de mettre aujourd’hui devant moi, face à face…
Il écoutait sans rien dire, aplati, rentrant la tête. L’injure à celle qu’il aimait le redressa. Et regardant la reine fixement, avec ses coups de sangle en croix sur la figure, il lui dit, toujours poli mais très ferme :
— Eh bien ! vous vous trompez… La femme dont vous parlez n’est pour rien dans la résolution que j’ai prise… Ce que je fais, c’est pour vous, pour moi, notre repos à tous… Voyons, vous n’êtes pas lasse de cette vie d’expédients, de privations !… Croyez-vous que j’ignore ce qui se passe ici, que je ne souffre pas de vous voir cette meute de fournisseurs, de créanciers sur les talons… L’autre fois, quand cet homme criait dans la cour, je rentrais, je l’ai entendu… Sans Rosen, je l’écrasais sous la roue de mon phaéton. Et vous guettiez son départ derrière le rideau de votre chambre. Beau métier pour une reine ! Nous devons à tout le monde. Ce n’est qu’un cri contre nous. La moitié de vos gens attendent leurs gages… Ce précepteur, voilà dix mois qu’il n’a rien reçu… madame de Silvis se paye de porter majestueusement vos vieilles robes. Et des jours qu’il y a, M. le conseiller préposé aux sceaux de la couronne emprunte à mon valet de chambre de quoi s’acheter du tabac à priser… Vous voyez que je suis au courant… Et vous ne connaissez pas mes dettes. J’en suis criblé… Tout va craquer bientôt. Ça sera du propre. Vous le verrez vendre votre diadème, avec de vieux couverts et des couteaux, sous une porte…
Peu à peu, entraîné par sa nature railleuse et les habitudes de blague de son milieu, il quittait le ton réservé du début, et, de sa petite voix de nez insolente, détaillait, des drôleries parmi lesquelles beaucoup devaient être du cru de Séphora, qui ne perdait jamais l’occasion de démolir à coups moqueurs les derniers scrupules de son amant.
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Il ajouta, montrant tout à coup le Slave tortueux et félin :
— Remarquez, d’ailleurs, que c’est une plaisanterie, cette signature… On nous rend nos biens, après tout, et je ne me considère nullement comme engagé… Qui sait ? Ces millions-là vont peut-être nous aider à reconquérir le trône.
La reine releva la tête impétueusement, le fixa une seconde à le faire loucher, puis haussant les épaules :
— Ne te fais donc pas plus vil que tu n’es… Tu sais bien qu’une fois signé… Mais non. La vérité, c’est que la force te manque, c’est que tu désertes Ion poste de roi au moment le plus périlleux, quand la nouvelle société, qui ne veut plus ni Dieu ni maître, poursuit de sa haine les représentants du droit divin, fait trembler le ciel sous leurs pas. Le couteau, les bombes, les balles, tout est bon… On trahit, on assassine… En plein cortège de procession ou de fête, les meilleurs comme les pires, pas un de nous qui ne tressaille quand un homme se détache de la foule… Tout placet recouvre un poignard… En sortant de son palais, qui peut être sûr d’y rentrer ?… Et voilà l’heure que tu choisis, toi, pour l’on aller de la bataille…
— Ah ! s’il ne s’agissait que de se battre, dit Christian II vivement… Mais lutter comme nous contre le ridicule, la misère, tout le fumier de la vie, sentir qu’on s’y enfonce chaque jour davantage…
Elle eut une flamme d’espoir dans ses yeux.
— Vrai ?… tu te battrais ?… Alors, écoute…
Haletante, elle lui raconta en quelques paroles brèves l’expédition qu’Élysée et elle préparait depuis trois mois, envoyant lettres sur lettres, discours, dépêches, le Père Alphée toujours en route par les villages et la montagne.
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— Non, voyez-vous, ma chère amie, le fanatisme de votre chapelain et ce gascon à tête brûlée vous égarent… J’ai mes rapports, moi aussi, et de plus certains que les vôtres… La vérité, c’est qu’en Dalmatie comme ailleurs la monarchie a fait son temps… Ils en ont assez, là !… Ils n’en veulent plus…
— Ah ! je sais bien, moi, le lâche qui n’en veut plus…, dit la reine.
Puis elle sortit précipitamment, laissant Christian très étonné que la scène eût tourné si court. Il ramassa bien vite l’acte dans sa poche, prêt à s’en aller, lui aussi, quand Frédérique revint, cette fois accompagnée du petit prince.
Saisi au milieu du sommeil, habillé en toute hâte, Zara — qui venait de passer des mains de la femme de chambre dans celles de la reine sans qu’un mot fût prononcé — ouvrait de grands yeux sous ses boucles fauves, mais ne questionnait pas, se souvenant confusément, dans sa petite tête encore bourdonnante, de réveils semblables pour des fuites précipitées, au milieu de figures pâlies et d’exclamations haletantes. C’est là qu’il avait pris l’habitude de s’abandonner, de se laisser conduire, pourvu que la reine l’appelât de sa voix grave et résolue, qu’il sentit l’enveloppement tendre de ses bras et son épaule toute prête à ses fatigues d’enfant. Elle lui avait dit : « Viens ! » et il venait avec confiance étonné seulement de tout ce calme auprès d’autres nuits grondantes, couleur de sang, où montaient des flammes, des bruits de canon, des fusillades.
Il vit le roi debout, non pas ce père insouciant et bon, qui parfois le surprenait au lit ou traversait la salle d’étude avec un sourire encourageant, mais une physionomie ennuyée et sévère, qui s’accentua durement à leur entrée. Frédérique, sans dire un mot, entraîna l’enfant jusqu’aux pieds de Christian II, et s’agenouillant d’un mouvement brusque, le mit debout devant elle, joignit ses petits doigts dans ses deux mains jointes :
— Le roi ne veut pas m’écouter, il vous écoutera peut-être, Zara… Allons, dites avec moi… « Mon père… »
La voix timide répéta : « Mon père… »
— Mon père, mon roi, je vous conjure… ne dépouillez pas votre enfant, ne lui enlevez pas cette couronne qu’il doit porter un jour… Songez qu’elle n’est pas à vous seul, qu’elle vient de Dieu qui l’a mise, il y a six cents ans, dans la maison d’Illyrie… Dieu veut que je sois roi, mon père… C’est mon héritage, mon bien, vous n’avez pas le droit de me le prendre.
Le petit prince suivait, avec le murmure fervent, les regards d’imploration d’une prière ; mais Christian détournait la tête, haussait les épaules, et furieux, quoique toujours poli, mâchonnait quelques mots entre ses dents… « Exaltation… scène inconvenante… tourner la tête de cet enfant… » Puis il se dégageait et gagnait la porte. D’un bond la reine fut debout, regarda la table vide du parchemin étalé, et comprenant bien que l’acte infâme était signé, qu’il le tenait, eut un véritable rugissement :
— Christian !…
Il continuait à marcher.
Elle fit un pas, le geste de ramasser sa robe pour une poursuite, puis subitement :
— Eh bien ! soit…
Il s’arrêta, la vit toute droite devant la fenêtre ouverte, le pied sur l’étroit balcon de pierre, d’un bras emportant son fils dans la mort, et de l’autre menaçant le lâche qui fuyait. Toute la lumière nocturne éclairait du dehors cet admirable groupe.
— À roi d’opérette, reine de tragédie ! dit-elle, grave et terrible… Si tu ne brûles pas à l’instant ce que tu viens de signer, avec le serment sur la croix que tu ne recommenceras jamais plus… la race est finie, broyée… La femme… l’enfant, là, sur ce perron !…
Et l’on sentait dans ses paroles, dans son beau corps tendu au vide une telle lancée que le roi, terrifié, se précipita pour la retenir :
— Frédérique !…
Au cri de son père, au tressaillement du bras qui le portait, l’enfant — tout entier hors de la fenêtre — crut que c’était fini, qu’on mourait. Il n’eut pas un mot, pas une plainte, puisqu’il partait avec sa mère. Seulement ses petites mains se cramponnèrent au coude la reine, et renversant sa tête d’où s’allongèrent ses cheveux de victime, il ferma ses beaux yeux à l’épouvante de la chute.
Christian ne résista plus… Cette résignation, ce courage d’enfant roi qui, de son futur métier, savait déjà cela : bien mourir !… Son cœur éclatait dans sa poitrine. Il jeta sur la table l’acte froissé qu’il tenait, qu’il tourmentait depuis une minute, et tomba, sanglotant, dans Un fauteuil. Frédérique, toujours méfiante, parcourut la pièce de la première ligne à la signature, puis l’approcha d’une bougie, la lit brûler jusqu’à ses doigts, en secoua sur la table les débris noirs, et s’en alla coucher son fils, qui commençait à s’endormir dans son héroïque pose de suicide.
On juge de l’intensité du roman par cette magnifique scène que nous avons été forcés d’écourter.
La reine n’en a pas fini avec ses tribulations ni le roi avec ses tentatives. Un jour Christian part avec quelques gentilshommes pour aller se mettre à la tête d’un mouvement populaire et conquérir son royaume à la pointe de l’épée. Séphora le guette, le prend en route, et, parti pour Prague, le roi se réveille à Fontainebleau, avec la juive. Pendant le temps qu’il y passe avec elle, ses pauvres compagnons se font massacrer là-bas, au cri de : Vive Christian II ! À la suite des désastres, le roi abdique en faveur de son fils.
Cette scène de l’abdication, comme celles de ces existences royales, sont étudiées, on le voit, d’après la vérité même et l’histoire. Nous ne voulons pas donner le dénouement du roman pour laisser quelque surprise à nos lecteurs.
À côté de ces mœurs de haute vie, M. Alphonse Daudet a peint un coin très fidèle aussi de la brocante parisienne, des marchands de curiosités, dévoilé mille supercheries qui feront réfléchir l’amateur, s’il en est capable. Quant aux personnages historiques du livre, ils portent des masques si transparents que tous les Parisiens reconnaîtront le roi de Westphalie aveugle, si touchant avec sa fille, la reine de Galice, le duc de Palerme, le roi et la reine de Palerme. Ils ne figurent, du reste, dans le roman, que comme fond, comme tapisseries, et il est vraisemblable que les criailleries du Nabab ne recommenceront pas pour les Rois en exil.
Signalons encore tout un amoncellement de types plus ou moins accusés, hommes et femmes ; la juive Séphora de la rue Éginhard, son mari Tom Lévis « l’agent des étrangers », la princesse Colette de Rosen et son mari Herbert, attachés à la petite cour du roi et de la reine d’Illyrie, et surtout le précepteur Élysée Méraut, fervent royaliste et bohème insensé que toute une génération a connu et vu circuler et applaudir dans les tavernes du quartier, où il prêchait avec une éloquence admirable le principe d’hérédité et ses traditions.
Pour nous résumer, le livre de M. Alphonse Daudet est une de ses maîtresses productions et on y retrouvera toute la vaillance de l’écrivain de race.
II. Jules Vallès (Jean La Rue). Jacques Vingtras. — 1879.
Jusqu’à ce jour, nos sottes conventions sociales ont admis que la mère était un être sacré, dont les faiblesses mêmes devaient être soigneusement cachées par les enfants, et qu’il en était d’elle comme de la patrie qu’on ne saurait maudire, sans se maudire un peu soi-même. Un nouvel auteur M. Jean La Rue, vient de changer tout cela et voilà un volume de 400 pages, plein de fiel et de rancunes à l’adresse de sa mère, par un fils qui ne peut pas n’avoir point mérité, comme tout le monde, les légères calottes maternelles qui ont accompagné son enfance.
On est impressionné cependant, il faut le dire, par un rare talent dans ces mémoires d’une enfance malheureuse et trop blessée, on y trouve avec un certain amour du juste, un esprit de révolte contre tous principes, et l’on se demande en les lisant, s’il ne faut pas surtout plaindre un cœur où rien n’a pris racine que la haine, et qui, contrairement à Michelet, n’a su voir dans la mère, qu’une femme comme toutes les autres, et dans ses volontés qu’un despotisme à combattre.
Voici, d’abord, la dédicace de l’auteur :
À tous ceux
Qui crevèrent d’ennui au collège
Ou qu’on fit pleurer dans la famille
Qui, pendant leur enfance furent tyrannisés par leurs maîtres
Ou rossés par leurs parents
je dédie ce livre.Jean La Rue.
Londres.
Je prends entre autres passages intéressants d’allure et de forme, ce chapitre qui peut donner idée du talent très caractérisé de l’auteur :
« J’ai marché ce matin, pieds nus, sur une chose de bouteille (ma mère dit que je grandis et que je dois me préparer à aller dans le monde, elle me demande pour cela de châtier mon langage, et elle veut que je dise désormais : chose de bouteille, et quand j’écris, je dois remplacer chose par un trait).
J’ai marché sur une chose de bouteille et je me suis entré du verre dans la plante des pieds. Ah ! quel mal cela m’a fait ! le médecin a eu peur en voyant la plaie.
Vous devez souffrir beaucoup mon enfant ?
Oui, je souffre, mais à ce moment le vent a entrouvert ma fenêtre ; j’ai aperçu dans le fond le coin du faubourg, le bout de banlieue, le bord de campagne où l’on m’emmène tous les soirs. Je n’irai plus de quelque temps.
J’ai le pied coupé. Quelle chance !
Et je regarde avec bonheur ma blessure qui est laide et profonde.
MON ENTRÉE DANS LE MONDE
Ma mère ne se contente pas de me recommander la chasteté pour les mots, elle veut que je joigne l’élégance à la pudeur.
Elle a eu l’idée de me faire donner des leçons de comme il faut.
Il y a M. Soubasson qui est maître de danse, de chausson et professeur de maintien.
C’est un ancien soldat, qui boit beaucoup, qui bat sa femme, mais qui nage comme un poisson, et a une médaille de sauvetage, il a retiré de l’eau l’inspecteur d’académie qui allait se noyer. On lui a donné cette chaire de chausson et de danse au lycée en manière de récompense et de gagne-pain. Il y a adjoint son cours de maintien qui est très suivi parce que M. Soubasson a la vue basse, l’oreille dure, aime à téter, et qu’en lui portant aux lèvres un biberon plein de tord-boyaux, on est libre de faire ce qu’on veut dans son cours.
Dieu sait ce qu’on n’y fait pas !
Mais moi, j’ai des leçons particulières en dehors du lycée. M. Soubasson vient à la maison. Il amène son fils que mon père saupoudre d’un peu de latin et en échange, M. Soubasson me donne des répétitions de maintien.
Ma mère y assiste.
— Glissez le pied, une, deux, trois, la révérence ! souriez !
— Tu entends, Jacques, souris donc, mais tu ne souris pas !
Je ne souris pas ? Mais je n’en ai pas envie.
Il faut essayer tout de même, et je fais la bouche en chose de poule.
Ma mère, elle, minaude devant la glace, essaie, cherche, travaille et trouve enfin un sourire qu’elle me présente comme une grimace.
— Tiens, comme cela !
Je dois aussi tenir le doigt en l’air, ça me fatigue !
— Attention à l’auriculaire, dit toujours M. Soubasson qui s’est fait indiquer les noms scientifiques des doigts de la main, et qui trouve que le latin est une bien belle chose vue que c’est toujours avec ce petit doigt qu’il se fouille l’oreille. Il se la fouille même un peu trop à mon idée.
Ce que ma mère me dit de choses blessantes, pendant la leçon de maintien, ce que je la fais souffrir dans ses goûts d’élégance, cette femme, à quel point je suis commun et j’ai l’air d’un paysan, non, ce n’est pas possible de le dire ! Je ne puis pas arriver à glisser mon pied, ni même tenir le petit doigt en l’air ?
— Je le croyais fort, dit ma mère, qui sait que je pose un peu pour le mognon et qui veut me blesser dans mon orgueil.
Je ne suis pas fort, il paraît, puisque au bout de dix minutes, l’auriculaire retombe énervé, demandant grâce, crispé comme une queue de rat empoisonné ! Rien que d’y penser il se tord encore aujourd’hui et j’en ai encore la chair de poule.
Au bout de deux mois, c’est à peine si je suis en état de faire une révérence à trois glissades ; en tous cas je suis incapable de parler en même temps, si je parlais il me semble que je dirais : j’avons, jarnigué, moussu le maire, parce que je salue comme les villageois dans les pièces. Il me prend des envies, quand je répète avec ma mère, de l’appeler « Nanette » et de lui crier que j’appelle « Jobin », ce qui est faux, on le sait, et ce qui est mal, je le sens bien !
Il faut pourtant que tout ce temps-là n’ait pas été perdu, que je mette en pratique tôt ou tard mes leçons d’élégance, et que je fasse plus ou moins honneur à M. Soubasson, à ma mère.
— Jacques, nous irons samedi voir la femme du proviseur. Prépare ton maintien.
J’en serre l’annulaire avec frénésie, je fais et refais des révérences, j’en sue le jour, j’en rêve la nuit !
Le samedi arrive, nous allons chez le proviseur en cérémonie.
— Pan, pan !
— Entrez !
Ma mère passe la première, je ne vois pas comment elle s’en tire, j’ai un brouillard devant les yeux.
C’est mon tour !
Mais il me faut de la place, je fais machinalement signe qu’on s’écarte.
La compagnie stupéfaite se retire comme devant un faiseur de tours. On se demande ce que c’est : vais-je tirer une baguette, suis-je un sorcier ? Vais-je faire le saut de carpe ? On attend. J’entre dans le cercle et je commence :
Une, je glisse.
Deux, je recule.
Trois, je reviens et je fends le tapis comme avec un couteau.
C’est un clou de mon soulier.
Ma mère était derrière modestement, et n’a rien vu.
Elle me souffle :
— Le sourire maintenant !
Je souris.
— Et il rit encore ! murmure indignée la femme du proviseur.
Oui, et je continue à éventrer le tapis.
— C’est trop fort !
On se rapproche, on m’enveloppe, je suis fait prisonnier. Ma mère demande grâce.
Moi, j’ai perdu la tête et je crie « Nanette ! Nanette ! »
— Mon avancement est fichu pour cinq ans, dit mon père le soir en se couchant.
On renvoie M. Soubasson le lendemain, comme un malotru, et nous en faisons tous une maladie. Je retourne aux mauvaises manières, je n’en suis pas fâché pour mon petit doigt qui se tend, reprend sa forme accoutumée. Je préfère avoir de mauvaises manières et n’avoir pas l’auriculaire comme une queue de rat empoisonné.
Heureux l’auteur, s’il s’en fût tenu à ces récits charmants de naïveté et d’humour, mais quelque complaisance qu’on y mette, on a peine à pardonner à un enfant, eût-il la quarantaine, de dire en parlant de sa mère : Cette femme ! Quelque talent qui soit déployé dans ce livre, quelque succès qu’il obtienne, il n’est pas de fils, il n’est pas de mères, qui n’éprouveront comme un sentiment d’étonnement et de répulsion en lisant certaines pages que j’aime mieux ne pas citer.
III. L’auteur d’Aziyadé (Pierre Loti). Le Mariage de Loti. — 1880.
Voici une œuvre littéraire qui, bien que de forme romanesque, ne saurait être classée dans les romans proprement dits. Il s’agit en effet d’un livre d’impressions, fait de dépouillement de carnets, de tableaux vrais, dessinés et peints d’après nature, reliés par une sorte d’idylle sans manière ni convention, et qui sort absolument de la littérature courante.
Ce livre, qui a paru chez Calmann-Lévy, a pour titre : Le Mariage de Loti — (Rarahu) et porte pour signature : l’auteur d’Aziyadé. J’avoue humblement n’avoir pas lu Aziyadé, mais j’ai lu Rarahu et sans crainte de contradiction, je le déclare un des ouvrages les plus captivants qui aient paru depuis longtemps. Je ne sais si son auteur est ce qu’on appelle un homme de talent, je n’y veux seulement pas songer, mais ce qui m’a frappé avant tout, c’est l’accent de sincérité qui sonne à chaque mot de son livre. L’émotion y vient d’elle-même et le charme y est d’autant plus puissant qu’il paraît inconscient. À côté de délicieux détails, on en trouve de demi-grotesques et mis comme à dessein ; ce n’est ni une imitation de Paul et Virginie, ni de Colomba, que nous donne l’auteur de Rarahu, mais celui qui a écrit ce poème de la vie tahitienne d’aujourd’hui est, sans y chercher, un petit parent de Bernardin et de Mérimée. Je voudrais pouvoir donner un extrait des singulières amours de cette pauvre fille demi-sauvage, mais je craindrais de détruire l’harmonie d’une œuvre délicate en en retirant une seule page. Je me contenterai d’en citer un charmant hors-d’œuvre, une soirée chez la reine Pomaré.
La scène se passait chez la reine Pomaré, en novembre 1872.
La cour, qui est le plus souvent pieds nus, étendue sur l’herbe fraîche ou sur des nattes de pandanus, était en fête ce soir-là, et en habits de luxe.
J’étais assis au piano, et la partition de l’Africaine était ouverte devant moi. Ce piano, arrivé le matin, était une innovation à la cour de Tahiti ; c’était un instrument de prix qui avait des sons doux et profonds, — comme des sons d’orgue ou de cloches lointaines, et la musique de Meyerbeer allait pour la première fois être entendue chez Pomaré.
Debout près de moi, il y avait mon camarade Randle, qui laissa plus tard le métier de marin pour celui de premier ténor dans les théâtres d’Amérique, et eut un moment de célébrité sous le nom de Randetti, jusqu’au moment où, s’étant mis à boire, il mourut dans la misère.
Il était alors dans toute la plénitude de sa voix et de son talent, et je n’ai entendu nulle part de voix d’homme plus vibrante et plus délicieuse. Nous avons charmé à nous deux bien des oreilles tahitiennes, dans ce pays où la musique est si merveilleusement comprise par tous, même par les plus sauvages.
Au fond du salon, sous un portrait en pied d’elle-même, où un artiste de talent l’a peinte il y a quelque trente ans, belle et poétisée, était assise la vieille reine, sur son trône doré, — capitonné de brocart rouge. — Elle tenait dans ses bras sa petite fille mourante, la petite Pomaré V, qui fixait sur moi ses grands yeux noirs, agrandis par la fièvre.
La vieille femme occupait toute la largeur de son siège par la masse disgracieuse de sa personne. — Elle était vêtue d’une tunique de velours cramoisi ; un bas de jambe nue s’emprisonnait tant bien que mal dans une bottine de satin.
À côté du trône était un plateau, rempli de cigarettes de pandanus.
Un interprète en habit noir se tenait debout près de cette femme qui entendait le français comme une Parisienne, et qui n’a jamais consenti à en prononcer seulement un mot.
L’amiral, le gouverneur et les consuls étaient assis près de la reine.
Dans cette vieille figure ridée, brune, carrée, dure, il y avait encore de la grandeur ; il y avait surtout une immense tristesse, — tristesse de voir la mort lui prendre l’un après l’autre tous ses enfants frappés du même mal incurable, — tristesse de voir son royaume, envahi par la civilisation, s’en aller à la débandade, — et son beau pays dégénérer eu lieu de prostitution…
Des fenêtres ouvertes donnaient sur les jardins ; — on voyait par là s’agiter plusieurs têtes couronnées de fleurs, qui s’approchaient pour écouter : toutes les suivantes de la cour, Faïmana, coiffée comme une naïade, de feuilles et de roseaux ; — Téhamana, couronnée de fleurs de datura ; Téria, Raouréa, Tapou, Eréré, Taïréa, Tiahoui et Rarahu.
La partie du salon qui me faisait face était entièrement ouverte ; la muraille absente, remplacée par une colonnade de bois des îles, à travers laquelle la campagne tahitienne apparaissait par une nuit étoilée.
Au pied de ces colonnes, sur ce fond obscur et lointain, se détachait une banquette chargée de toutes les femmes de la cour, cheffesses ou princesses. Quatre torchères dorées, d’un style pompadour, qui s’étonnaient de se trouver en pareil lieu, les mettaient en pleine lumière, et faisaient briller leurs toilettes, vraiment élégantes et belles. Leurs pieds, naturellement petits, étaient chaussés ce soir, dans d’irréprochables bottines de satin.
C’était d’abord la splendide Arriinoore, en tunique de satin cerise, couronnée de péia, Arriinoore qui refusa la main du lieutenant de vaisseau français M… qui s’était ruiné pour la corbeille de mariage, — et la main de Kaméha-méha V, roi des îles Sandwich.
À côté d’elle, Paüra, son inséparable amie, type charmant de la sauvagesse, avec son étrange laideur ou son étrange beauté, — tête à manger du poisson cru et de la chair humaine, singulière fille qui vit au milieu des bois dans un district lointain, — qui possède l’éducation d’une miss anglaise, et valse comme une Espagnole…
Titaüa, qui charma le prince Alfred d’Angleterre, type unique de la Tahitienne restée belle dans l’âge mûr ; constellée de perles fines, la tête surchargée de reva-reva flottants.
Ses deux filles, récemment débarquées d’une pension de Londres, déjà belles comme leur mère ; des toilettes de bal européennes, à demi dissimulées, par condescendance pour les désirs de la reine, sous des lapas tahitiennes en gaze blanche.
La princesse Ariiléa, belle-fille de Pomaré, avec sa douce figure, rêveuse et naïve, fidèle à sa coiffure de roses du Bengale naturelles, piquées dans ses cheveux dénoués.
La reine de Bora-Bora, autre vieille sauvagesse aux dents aiguës, en robe de velours.
La reine Moé (Moé : sommeil, ou mystère), en robe sombre, d’une beauté régulière et mystique, ses yeux étranges à demi fermés, avec une expression de regard en dedans, comme les portraits d’autrefois.
Derrière ces groupes en pleine lumière, dans la profondeur transparente des nuits d’Océanie, les cimes des montagnes se découpant sur le ciel étoilé ; une touffe de bananiers dessinant leurs silhouettes pittoresques, leurs immenses feuilles, leurs grappes de fruits, semblables à des girandoles terminées par des fleurs noires. Derrière ces arbres, les grandes nébuleuses du ciel austral faisaient un amas de lumière bleue, et la Croix-du-Sud brillait au milieu. Rien de plus idéalement tropical que ce décor profond.
Dans l’air, ce parfum exquis de gardénias et d’orangers qui se condense le soir sous le feuillage épais ; un grand silence, mêlé de bruissements d’insectes sous les herbes ; et celle sonorité particulière aux nuits tahitiennes, qui prédispose à subir la puissance enchanteresse de la musique.
Bien que cet épisode ne se relie en rien au roman même, il peut donner idée de la valeur de l’écrivain et de la sincérité de ses récits. Tout ce qu’il nous montre a été vu et bien vu par lui ; c’est pour moi plus un poète qu’un romancier, plus un peintre peut-être aussi qu’un poète ; pour être juste, il faudrait, je crois, lui décerner ces trois qualités à la fois, mais, attendons l’avenir qui ne peut manquer de consacrer par le succès, son talent fait d’émotion et de simplicité.
IV. René Maizeroy. Les Mémoires d’un Saint-Cyrien. — 1880.
Je signalerai tout particulièrement un nouveau volume paru chez Havard, et intitulé : les Mémoires d’un Saint-Cyrien. L’auteur, M. René Maizeroy, a certainement dessiné son croquis d’après nature. Tous ceux qui ont été chercher leur première épaulette dans l’ancienne retraite de Mme de Maintenon s’y reconnaîtront. Entre autres intéressants chapitres je trouve celui de l’Infirmerie que je cite tout entier.
Un paysage rabelaisien, cette infirmerie, sommeillante, calme, pleine de grasses odeurs de cuisine et si bien close derrière ses murs épais, dont les vieilles pierres s’effondrent sous l’enlacement fougueux des lierres.
Dans les molles tiédeurs de l’avril nouveau, quand les lilas dressent indiscrètement leurs grappes rosées par-dessus la grille, quand, entre les branchages à peine teintés d’un pâle frottis de laque verte, ses cheminées sans cesse empanachées de fumée, ses toits d’ardoise où roucoulent au couchant des vols de pigeons blancs et sa massive silhouette se profilent sur les fonds tendrement bleus du ciel, on attend le carillon enroué de Thélème appelant au réfectoire les moinillons dodus et replets.
Cette paisible Thébaïde est nichée au bout, tout au bout de l’École, derrière le marchfeld, derrière les jardins, dans un coin solitaire dont rien ne vient troubler le silence recueilli, ni les roulements rauques du tambour, ni les commandements enroués de la théorie. Seulement, dans les arbres, des las de merles qui sifflent moqueusement ; des convalescents en large houppelande de flanelle fredonnant une chanson du bahut ou la dernière gaudriole entendue un jour de sortie, — dans quelque beuglant des Champs-Élysées : et, à l’heure crépusculaire de l’angélus, des cantiques psalmodiés par les bonnes sœurs dans leur microscopique oratoire…
Les bonnes sœurs de l’infirmerie ! Elles ont toutes leur nom de guerre comme de vrais troupiers chevronnés.
La plus vieillotte, d’abord, la sœur Vieux Bahut, qui en a vu, et qui branle tant le chef sous les ailes retombantes de sa coiffe. Et la jolie sœur Paufine, si blanche, si douce, qu’on eût dit, lorsqu’elle égrenait son rosaire à genoux, une de ces saintes inviolées que les primitifs ont peintes sur fond d’or telle qu’une floraison mystique de lis…
Et la sœur Cordon-Bleu, qui vous cuisinait de ces pommes de terre frites si croustillantes, si rissolées, de ces crèmes dorées qui sentaient inéluctablement leur péché capital.
Et la sœur Vincent qui, chaque matin, marmottait une façon de prière commune au milieu du dortoir où chacun ronflait magistralement. C’est elle aussi qui suivait le docteur dans sa visite, qui demandait un jour de grâce pour le pauvre carottier irrémédiablement menacé de reprendre son service. Et le médecin principal cédait toujours avec son sourire bonhomme.
— Vous encouragez leurs péchés, ma sœur, c’est très mal ! disait-il, et il ajoutait se tournant vers le caporal infirmier : Allons ! même traitement… demi-trois quart ! café !…
C’était elle qui enfouissait dans ses poches les Figaro oubliés sous leur oreiller par des imprudents et les cartes, les maudites cartes surtout, lorsque le pas lourd du capitaine de service craquait dans les escaliers. La pauvre femme a-t-elle dû en confesser de péchés à l’aumônier pour ces petits garnements de saint-cyriens, qui lui mettaient l’âme en peine !
Detaille trouverait un bien spirituel motif de tableau dans la visite journalière du médecin. La toile de fond d’abord. Une salle propre, inondée de soleil avec des traînes de tapis qui amortissent le brait des pas. De chaque côté les lits bien alignés, les tablettes avec leur timbale de tisane…
Le médecin enveloppé d’un immense tablier passe escorté de la sœur et de deux infirmiers qui tiennent des registres et des médicaments ! car les malades de l’infirmerie rendraient des points au malade de Molière.
On n’a pour s’en convaincre qu’à décrocher les planchettes numérotées suspendues à la tête de chaque lit. Que lit-on derrière ?
— Patouillet (1998). Promotion de la colonne, a carotté avec succès pendant huit jours l’embarras gastrique chronique.
— De Montalvin (3521). Promotion de Mentana, a supporté stoïquement pendant toute l’inspection générale des rhumatismes articulaires qui n’ont jamais rien pu articuler.
— Chênelart (2005). Promotion du schah. Quatre séjours. À su avoir successivement toutes les maladies connues et à connaître.
Et ainsi de suite. On dirait le répertoire de Diafoirus scandé de tintamarresques quolibets.
Ver solitaire qui résiste à toutes les racines de grenadier. Langues qui ne veulent pas déblanchir. Fièvres chroniques et surtout le sempiternel embarras gastrique, revenant comme un répons monotone dans cette maladive litanie d’hôpital.
Aussi, dans les longues études où les paupières se closent alourdies de sommeil sur des livres indigestes, dans les exercices où le fusil pèse plus lourdement à l’épaule, dans les repas coutumiers où les couteaux s’ébrèchent dans la viande, c’est vers l’infirmerie que se tournent les regards suppliants, que les désirs partent à pleines volées, ainsi que vers le pays du Kief éternel et des béates paresses…
S’il ne se rencontrait dans le jardin un vieux sergent moustachu qui fait les cent pas, la pipe aux lèvres, et de çà de là quelques pantalons rouges vaguant dans les couloirs, il serait impossible de se croire encore à l’École.
La vie extérieure ne franchit pas la grille bouchée de vastes plaques de tôle. Une fois qu’on est entré, l’hier est oublié. On ne pense à rien qu’à se laisser vivre douillettement, placidement, du matin au soir en robe de chambre et en bonnet de coton, comme n’importe quel bourgeois bête ; qu’à manger et à boire à ventre déboutonné et qu’à dormir, les bons sommes interrompus dont on est réveillé doucement par le clair soleil de midi s’émiettant entre les lamelles des volets…
Il n’est plus question de Saint-Cyr, de tout ce qui s’y passe, et des chefs, que pour les parodier en dérisions folles, en une mascarade militairement organisée.
Et les jours d’appel des condamnés, lorsqu’il faut relever l’ancre pour quitter le pays de la flemme, en endossant à nouveau sa tenue coutumière qui exhale d’âcres relents d’armoire, les jambes s’alourdissent, titubantes, paralysées d’une soudaine fatigue comme celles des convalescents qui tentent leurs premiers pas au grand air libre après une longue et cruelle maladie, et cahin-caha, on redescend l’allée de tilleuls qui mène à l’École, portant religieusement dans sa main le graisseux cornet de frites envoyé par les camaros de l’infirmerie aux pauvres camaros déshérités qui tiennent au bahut !
On peut juger d’après cet échantillon de la façon spirituelle et séduisante qui donne le relief au livre de M. René Maizeroy. Sa touche est légère, c’est celle d’un véritable écrivain, d’un Parisien qui n’écrasera pas un papillon dans ses doigts pour nous le montrer, et qui nous peindra aussi bien et mieux les choses par leur esprit que par leur corps.
V. J.-K. Huysmans. En ménage. — 1881.
Je ne tenterai pas d’analyser le dernier roman que M. J.-K. Huysmans vient de publier chez Charpentier. En ménage est un roman réaliste plus qu’on ne peut l’imaginer, mais qui n’est certes pas sans intérêt ; je choisis, autant que possible, un passage qui peut donner idée de la tonalité générale du livre et de sa partie descriptive, par trop descriptive peut-être ! voici par exemple une scène d’attente qui n’est que trop vraie :
La journée du jeudi parut longue à André. Il lui sembla qu’elle ne coulerait jamais. Appréhendant que Cyprien ne vînt, il commanda à Mélanie de lui servir le dîner de meilleure heure, et il s’habilla avant, se nettoyant à fond, mettant ses effets les plus propres. Il mangea sans appétit sortit et comme il avait encore plusieurs heures à tuer, il flâna, songeant à celle rencontre de deux amoureux qui ne se sont pas revus depuis cinq ans. Il avait peur de trouver Jeanne molle et fanée. Qu’était-elle ◀devenue▶ depuis ce temps ? par quelles tribulations, par quels hauts et quels bas de misère avait-elle passé avant que de revenir à lui ? elle était maintenant, peut-être, très laide, grêlée ou infirme ? — Il se disait que, dans ce cas, elle n’eût certainement pas désiré le revoir. — Eh qui sait ? c’était peut-être une tentative désespérée, les derniers abois d’une atroce dèche ! — Et, il se sentait attendri d’avance, prêt à des sacrifices, car, pour l’instant, une recrudescence d’affection le poussait vers elle.
Il consulta sa montre, la colla à son oreille, croyant qu’elle ne marchait pas, mais elle tictaquait régulièrement. Les minutes lui paraissaient s’égoutter lentement, comme des heures ; puis il essaya de se représenter leur tête-à-tête. — Nous allons être fièrement embarrasses, pensait-il ; et il cherchait des phrases qui sauveraient la situation et n’en découvrait pas.
Ennuyé et joyeux tout à la fois, il se mirait dans les pans de glace des magasins et vérifiait la tenue de sa cravate et de son col.
Il se promenait maintenant dans le Palais-Royal ; il musait dans cette galerie où se tient Chevet, une courte galerie qui combine toujours, près du Théâtre-Français, le doux parfum d’un marché aux fleurs et le pestilentiel bouquet d’une tinette et, souriant, oubliant pour une seconde la longueur de son attente, il se faisait cette réflexion ; que par le soupirail ouvert sous la boutique d’un fabricant d’écume, située en face de Chevet, dans le même couloir, montait chaque fois qu’il le longeait, une odeur de vinaigre chaud à l’échalote et d’oignons, qui roussissent dans une poêle. Il baguenaudait, revenant sur ses pas, examinant la vitrine affriolante du marchand de primeurs, avec ses tortues endormies sous un jet d’eau dans une cuvette, ses grands poissons fumés couleur de colle forte, ses oranges posées dans du papier de soie comme des boules de seins dans un corsage, ses jambonneaux, ses mortadelles, ses poulardes et ses fruits, si énormes et si superbes, qu’ils semblent façonnés par la main de l’homme.
Et il tirait encore sa montre, arrivait dans ce carré à colonnes qui sert de vestibule à la galerie d’Orléans, et il demeurait extasié devant cette boutique où se prélassent les extraordinaires tremblons de la vieille garde, les invraisemblables schapskas, les exorbitants kolbachs des soldats du premier Empire, et il pensait, narquois, que ça puait le Laurent de l’Ardèche et le Marco Saint-Hilaire, l’histoire écrite pour les Invalides qu’on a oublié de nous tuer.
On voit jusqu’où peut pousser l’amour du détail ; le tort est de tout aimer à un même degré, et de n’avoir pas ce que nous appellerons des plans d’intérêt qui ne mettraient pas tant d’éléments divers sur la même ligne et, par conséquent, sans perspective. M. Huysmans n’en est pas moins, parmi les jeunes, un de ceux que nous sommes certains de retrouver quelque jour dans le beau chemin.
VI. Gustave Toudouze. Madame Lambelle. — 1880.
M. Gustave Toudouze vient de publier chez Victor Havard un volume intitulé Madame Lambelle ; c’est un drame qui, sans imiter Balzac ni George Sand, sans entrer dans les détails prescrits par le Code du Naturalisme, participe un peu de ces trois formes du roman d’aujourd’hui ; l’action est simple, et, sans gros moyens, l’auteur arrive à l’émotion ; en un mot, c’est un livre honnête et qui repose l’esprit de toutes les exagérations qui rendent si pénible la lecture des romans modernes.
L’œuvre est des plus émouvantes ; l’intrigue, habilement conduite, fait passer devant les yeux charmés du lecteur, une série de tableaux tantôt gais, tantôt tristes, et toujours du plus vif intérêt. C’est de la bonne et saine littérature que tout le monde peut lire sans crainte d’y rencontrer les violences et les crudités réalistes du jour.
Voici, du reste, la lettre que Gustave Flaubert adressait de Croisset à l’auteur le 21 janvier 1880, c’est l’une des dernières qu’il ait écrites, puisqu’il mourait trois mois après, le samedi 8 mai 1880, à midi.
Mercredi soir.
J’ai passé tout l’après-midi à vous lire, mon cher ami, et je vous crie bien haut bravo sans restriction aucune.
Jules de Goncourt m’appelait « un gros sensible », ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai eu souvent les yeux mouillés — une fois même, il a fallu prendre son mouchoir ! — Votre roman déborde de sensibilité — ou plutôt de sentiment, ce qui vaut mieux — et pas de mièvrerie, pas de grimace. Cela est sain et bon, — et habile, car l’intérêt ne se ralentit pas une minute. — J’ai dévoré vos 370 pages !
L’émotion m’a empoigné au dîner du médecin, quand il rentre chez lui, et elle n’a cessé. — Mais vous avez du TALENT, mon camarade ! — Aucun mot ne m’a choqué, — rien de vulgaire. Ce livre-là doit vous faire adorer des femmes — et apprécier, applaudir par les artistes.
On voit que vous aimez votre mère, c’est senti. Gardez-la le plus longtemps que vous pourrez. Je vous envie !
Je n’aime pas beaucoup la mort de Fougerin, qui ne meurt qu’après avoir fait sa recommandation à Gaston. Cela est un peu voulu. C’est la seule tache que j’aperçoive.
L’épilogue est fort beau : le retour de tendresse de Mme Lambelle pour sa bru.
Dans la vieille Claudine, il y a des naïvetés adorables.
Enfin le problème est résolu ! Moral et pas… bête.
Encore une fois, mon cher ami, toutes mes félicitations bien sincères, et à vous
ex imo
Gve Flaubert.
Voici quelques extraits de cette œuvre :
Madame Lambelle vient de perdre son mari ; pendant l’enterrement elle est restée seule dans sa maison, qui avoisine le cimetière :
Elle s’avança vers l’escalier ; mais sur la première marche, son pied glissa : une feuille de rose avait failli la faire tomber.
En se baissant pour l’écarter, Jeanne remarqua alors une ligne blanchâtre et inégale allant de degré en degré, roulant de haut en bas ; elle se prolongeait même sur le palier avec un mélange de feuilles vertes, de pétales de fleurs, de brindilles, se perdant dans l’entrebâillement d’une porte qu’on avait sans doute oublié de fermer complètement.
La lumière se fit brutalement en elle, et ses mains se portèrent, par une involontaire crispation d’épouvante, à sa gorge pour arrêter l’effroyable cri qui allait en jaillir. La porte entrouverte donnait dans sa chambre, la chambre mortuaire ! et cette traînée sinistre avait été laissée par la bière, tandis que les porteurs la descendaient du premier étage au jardin.
Glacée d’horreur, ne pouvant ni crier ni pleurer, tellement son angoisse était forte, elle n’osait plus faire un pas : il lui aurait semblé sacrilège de fouler ces vestiges funèbres.
Brusquement, elle redressa la tête, l’oreille tendue, écoutant ; ses doigts se croisèrent nerveusement.
Dans le lointain une vague harmonie s’élevait, et, s’engouffrant par la porte du rez-de-chaussée, arrivait jusqu’à elle, empruntant de nouvelles sonorités à la cage de l’escalier. Cela ressemblait à un chant d’église.
En effet, l’illusion n’était pas possible, on entendait de mieux en mieux.
Des voix plus aiguës détonnèrent, dominant les notes basses, les grondements sourds des chantres renforcés par le serpent, alors Jeanne reconnut l’organe des enfants de chœur, elle distingua même certains d’entre eux, se rappelant les avoir entendus le dimanche à la messe.
L’office étant terminé, le convoi arrivait maintenant au cimetière.
Alors les chants s’abattirent sur elle plus larges, plus sonores, indiquant que les prêtres entraient dans le champ du repos.
C’était affreux. Un mur, un étroit chemin, séparaient seuls la maison du docteur Lambelle du cimetière où l’on le portait en ce moment, et sa veuve entendit tout ce qui s’y passait comme si elle eût assisté à ce dernier acte de la funèbre cérémonie.
Elle avait beau s’enfoncer les poings dans les oreilles, elle entendait ce chant de mort qui la poursuivait jusque chez elle, implacable, désespérant.
On sentait que ça allait finir à une certaine hâte machinale dans les dernières prières répétées par le prêtre et dans les réponses des chantres.
Blême, les yeux hagards, dans une épouvantable tension de nerfs, la veuve s’appuyait à la rampe de l’escalier, entendant malgré elle, devinant les détails qui ne lui parvenaient pas, sur le point de ◀devenir▶ folle et ne pouvant se soustraire à la terrible fascination.
Les chants cessèrent. Une voix monta, grave, cadencée, scandant les paroles : sans doute quelque ami du défunt prononçait un discours, lui adressant ses adieux.
Puis plus rien, un silence plus effrayant que toutes les manifestations précédentes. La jeune femme, involontairement attirée par cet horrible mutisme, se pencha pour mieux entendre et crut percevoir le bruit des pelletées de terre jetées sur le cercueil.
Alors, avec un grand cri, comme si elle eût reçu un choc en pleine poitrine, Jeanne se renversa, les bras raidis, les yeux clos, l’air d’une morte. Ne paraissant plus même vivre, du moins elle ne pensait plus, elle ne souffrait plus.
Claudine, en montant l’escalier, la trouva évanouie, les cheveux dénoués se répandant sur les marches du premier étage, les mains glacées. Elle la crut morte.
Dans le jardin, Gaston courait à travers les allées, sans se préoccuper de sa blouse noire, inquiet de la santé des poissons rouges et des canards auxquels il n’avait pas porté de pain depuis plusieurs jours.
Malgré l’écrasement produit par cette catastrophe qui brise ses rêves d’avenir, la vaillante femme s’est mise courageusement au travail pour élever honorablement son fils Gaston. Le jeune homme est à l’école des Beaux-Arts, lorsqu’éclate la guerre de 1870. Il prend un fusil et se fait soldat. Nous le retrouvons au combat de L’Hay, près de la maison où s’écoulèrent ses premières années :
— Halte !
Le commandement, transmis à voix basse par les chefs de section, les sous-officiers et les caporaux, courut de rang en rang ; en quelques instants, toute la colonne s’immobilisa, l’arme au pied, gardant le silence le plus profond.
Çà et là, un soldat bouclait plus solidement son ceinturon, un autre rattachait un cordon de soulier dénoué pendant la marche, un lieutenant assurait son revolver dans la ceinture de laine bleue tordue autour de ses reins, et le fourrier liait à la baguette de son fusil le guidon jaune de la compagnie.
Tout cela avait lieu sans bruit et sans paroles inutiles. Les bidons, recouverts de drap, ne heurtaient pas le fourreau du sabre-baïonnette, enveloppé pour plus de précaution, dans un coin de la capote relevé en pointe. On avait ordonné de laisser au campement les sacs et les charges inutiles ; les hommes n’emportaient que leurs munitions, la cartouchière, la giberne et la musette de toile pleine de cartouches.
Un vent glacé soufflait venant des hauteurs, tandis que d’en bas, du creux profond où coulait invisible la Bièvre, une humidité pénétrante montait lentement, emplissant la vallée d’un brouillard opaque, impénétrable, qui formait une muraille jaunâtre, où l’œil ne pouvait trouver de solution de continuité.
La nuit durait encore, déjà moins mystérieuse ; à mille indices légers on sentait qu’elle allait finir, que le réveil se préparait.
Dans la route, encaissée d’un côté par les champs haussés sur un talus de deux mètres surmonté d’une haie d’épines, on devinait l’entassement des formes immobiles composant les premiers rangs de la compagnie. Au-dessus, au-delà des terres cultivées, des maisons commençaient à sortir des ténèbres, découpant la ligne nette d’un toit, la crête en biseau d’un mur, le prolongement d’un corps de bâtiment.
Une buée éloignait les objets, glissant entre les masses sombres. Quelques mètres plus loin, le chemin formait un coude, et, grâce au brouillard du bas, on aurait pu se croire à l’extrême bord de quelque précipice
Un ordre fut donné.
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Plaintives, les dernières notes du clairon traînaient dans le chemin creux, et déjà, dans le lointain, des rumeurs présageaient le retour offensif des masses prussiennes ; un murmure confus montait incessant, grandissant à mesure que le crépuscule croissait ; on sentait qu’une armée compacte revenait, à marche forcée, doublée de troupes fraîches, pour reprendre les positions perdues et écraser sous le nombre les vainqueurs d’un moment.
Jean Faucheux, appuyé à la croix de pierre après un coup d’œil réconfortant aux mots « Devoir — Dévouement », creusés dans le grain poli, suivit d’un long regard les troupes françaises disparaissant peu à peu dans les brumes violettes de la vallée de la Bièvre.
Il ne s’occupait même pas de ce qui pourrait lui arriver quand il serait seul.
Au loin Paris flambait dans la poussière d’or rouge du soleil couchant, arrondissant ses coupoles et dressant haut ses édifices. En présence de ce spectacle, le fossoyeur, en extase ; n’entendait pas la clameur sauvage grondant derrière lui.
Madame Lambelle vient de marier son fils, récemment de retour de Rome où il a passé quatre ans, sa vie de sacrifice et de dévouement lui semble terminée, et elle va à L’Hay, sur la tombe de son mari, n’aspirant plus qu’au dernier repos. Là, elle comprend soudain que sa tâche n’est pas terminée.
Toute amertume s’envola du cœur de la veuve. Il lui sembla que le Ciel s’ouvrait à ses yeux ; elle tomba à genoux, pleurant et priant, soulagée et comme apaisée par ses larmes… Elle était vaincue.
Elle avait pu oublier un moment qu’il lui restait encore des devoirs à accomplir sur la terre ; croire, sous l’impression d’un inexplicable sentiment d’angoisse et de lassitude, que le repos éternel lui était dû et ◀devenait▶ son seul refuge ; elle demanda pardon avec des sanglota de ce désespoir injuste. N’avait-elle pas encore à aimer, à veiller sur ses enfants, à leur rendre la vie heureuse et facile, à écarter de leur route tout ce qui pourrait les blesser ou les attrister ? Plus que jamais elle était mère, ayant deux enfants au lieu d’un.
Son visage rayonnait sous ses larmes, une flamme brillait dans ses yeux, tandis qu’elle relisait une fois de plus les deux mots qui depuis tant d’années lui dictaient toujours la marche à suivre. Chaque fois qu’elle avait eu besoin d’interroger cette tombe, elle les y avait retrouvés comme une réponse à tout. En ce moment un rayon de soleil, filant obliquement entre les roses et les camélias, faisait pleuvoir sa poussière d’or sur la surface de la pierre et embrasait les syllabes connues :
DEVOIR — DÉVOUEMENT
Conservant son sourire navré, comme s’il eût compris ce qui s’était passé dans le cœur de Mme Lambelle, Jean Faucheux la regardait.
Il essuya brusquement du revers de sa main ses paupières humides, et s’éloigna, reprenant la direction des tombes militaires, après lui avoir lancé ce souhait, qui semblait jaillir de son cœur et qui alla doucement remuer celui de Jeanne ;
— Que Dieu vous fasse la grâce d’embrasser vos petits-enfants !
Telle est la conclusion, de ce livre émouvant dont le succès obtenu auprès du public et constaté par toute la presse a été ratifié par l’Académie française ; pour ce roman elle a décerné en 1881 le prix Lambert à M. Gustave Toudouze.
VI. Jules Claretie. Monsieur le Ministre. — 1881.
Puisque le public est affamé des choses du jour, voici par exemple une actualité s’il en fut. Le livre qui paraît chez Dentu est intitulé Monsieur le Ministre et signé par Jules Claretie. Bien que l’auteur n’en soit plus à ses débuts, nous devons constater dans ce livre, non pas un progrès, le mot serait impropre quand il s’agit d’un écrivain comme Jules Claretie, mais un déplacement de point d’observation. L’auteur semble cette fois avoir pris à tâche de ne parler que de ce qu’il a vu et qui lui a semblé mériter d’être vu. Nous n’en voulons pour preuve que l’Introduction dont nous donnons ici les premières pages ; il s’agit de la première visite d’un ministre fraîchement « portefeuillé » à l’Opéra :
On venait de finir le troisième acte de l’Africaine. Le ministre sortit de la loge du directeur de l’Opéra et dit, souriant, comme un homme qui tient à se délasser du fardeau des affaires :
— Allons au foyer, voulez-vous, Granet ?
— Allons au foyer, monsieur le ministre !
Il fallait traverser l’immense scène envahie par les machinistes manœuvrant les portants comme les matelots équipent leur navire ; — et, cravatés de blanc, coquets, sans pardessus, leur claque sur la tête, des gens en habit, noir, allaient, venaient, traversaient la scène parmi les cordages, arpentant lestement le vaste espace qui mène au foyer de la danse.
Il en sortait de partout, des fauteuils et des loges, et la plupart, fredonnant la ballade de Nélusko, franchissant lestement, en habitués, l’espèce d’antichambre qui mène de la salle à la scène. Un garçon, en cravate blanche, prenait, assis devant une table, les noms des entrants, sur un feuillet de papier à en-tête portant ces mots : Messieurs, d’un côté, et de l’autre Médecin, sur deux colonnes ; et il se levait de temps à autre, saluant avec respect les personnages officiels qu’il reconnaissait.
— Avez-vous vu passer M. Vaudrey, Louis ? demanda un homme encore jeune, le monocle à l’œil, qui, dans ces couloirs, semblait littéralement chez lui.
— Monsieur le ministre est dans la loge de Monsieur le directeur ! répondit le garçon poliment.
— Merci, Louis !
Et pendant que, par l’étroit petit escalier, l’habitué entrait sur la scène, le garçon, de son écriture cursive d’employé de bureau, écrivait sur le papier imprimé :
« M. Guy de Lissac. »
Sur le théâtre, M. Vaudrey, le ministre, que cherchait Lissac, avait pris par le bras Granet, son compagnon, et regardait, étonné, cette immense machinerie de l’Opéra, mise en mouvement par le fourmillement des ouvriers, et qu’il ne connaissait pas. Vaudrey montrait, devant ce spectacle, une stupéfaction naïve dont Granet, son ami et son collègue à la Chambre, souriait dans sa moustache cirée.
— Je trouve cela plus curieux que la pièce même ! disait le ministre.
Le plancher et les portants faisaient de larges taches jaunes, et la scène entière, immense, ressemblait à une large plage de sable. Vaudrey levait la tête pour voir, en haut, les rangées symétriques des herses, illuminées comme des traînées de gaz parallèles dans les draperies des frises. Une vaste toile, au fond, représentait un clair paysage hindou, criblé de soleil, et dans le vide énorme laissé entre le rideau tombé et la toile du décor, des taches noires semblaient danser sur les planches jaunes, silhouettes bizarres produites par les visiteurs, qui se découpaient nettement, dans leurs habits de cérémonie, comme des ombres chinoises.
— C’est fort drôle, dit le ministre, mais voyons le foyer. Vous connaissez le foyer, Granet ?
— Je suis Parisien, répondit le député sans trop appuyer, mais son petit sourire très fin, donnait à entendre à Sulpice Vaudrey que Son Excellence, toute fraîche, sentait encore un peu la province.
Sulpice hésitant traversait l’immense scène dans le brouhaha du changement, qui ressemblait à un branle-bas de combat à bord d’un trois-ponts et le démontage rapide de l’énorme navire de l’Africaine, ce déchiquetage méthodique d’un décor par une nuée d’ouvriers en vestes bleues, criant, poussant rapidement devant eux ou emportant des bouts de mâts, des morceaux d’escaliers, faisant disparaître par les trappes et les trappillons cette carcasse d’une œuvre d’art ; ce spectacle d’une fourmilière humaine s’acharnant sur un décor gigantesque dans l’immensité de ce cadre qui tenait à la fois de la cathédrale et de l’usine, stupéfiait le ministre, qui s’arrêtait droit, les basques de son habit frottant contre la toile baissée.
Des deux côtés de la scène, dans les loges placées sur le théâtre, on le lorgnait et, çà et là, on entendait ce murmure qui lui parvenait comme une brise ou qu’il devinait :
— C’est le nouveau ministre de l’intérieur !
— Ah ! bah ! M. Vaudrey ?
— M. Vaudrey.
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Derrière la toile de fond, des musiciens en costume de brahmines, leurs lunettes sur le nez, pour déchiffrer plus sûrement leur partie, promenaient, d’un air fatigué, leurs instruments de cuivre, qu’ils berçaient comme des enfants au maillot. Des Indiens, la joue barbouillée, les jambes serrées dans leurs maillots jaunes, bâillaient, las et avachis, s’étirant en attendant l’entrée en scène. Des guerriers dormaient sur des bancs de bois, la boucle ouverte, le front coupé par le casque bossué posé sur le nez comme une visière. D’autres, leurs piques leur servant de cannes, avaient déposé à leurs pieds ce casque pour mieux appuyer, en fermant les yeux, leur tête contre la muraille.
De petites gamines, en jupes courtes, pirouettaient déjà, toutes maigres, et fredonnaient des airs. Des fillettes croisaient leurs jambes ou, à demi penchées, renouaient, en laissant voir leur sein, les rubans de leurs souliers roses. Il y en avait qui, coiffées d’une sorte de casque siamois à ornements d’or, riaient en frappant l’une contre l’autre de petites cymbales argentées. Des rudes gars, à barbes postiches, vêtus en grands-prêtres, robes jaunes à larges raies rouges, les coudoyaient, presque sans dire gare, en passant. Un huissier se promenait, en habit à la française, la chaîne au cou, noir et grave, parmi ces jolies filles effrontées.
Le foyer, au fond, s’ouvrait par une large baie, drapée de rideaux d’un velours grisâtre à reflets violets, et, au-dessus de quelques marches où des gens en habits noirs causaient avec des danseuses, Vaudrey apercevait ce grand salon étincelant sous une lumière crue, ces groupes de femmes à demi vêtues, où les hommes ressemblaient des scarabées posés sur des roses, dans un éblouissement de lumières réfléchies par l’immense glace qui sert de fond. Peu à peu, en entrant, il distinguait, au-dessous des peintures représentant des danses antiques et des portraits de la Camargo ou de Noverre, comme un fouillis de jupes de gaz, d’épaules blanches, de jambes roses, avec ces éternelles notes sombres des habits noirs tachetant çà et là, ces couleurs claires, comme de larges pâtés d’encre sur des toilettes de bal.
On avait trop parlé à Sulpice Vaudrey de ce foyer des danseuses. Il éprouva brusquement une déception. Ce scintillement lumineux faisait ressortir avec plus de brutalité le défraîchi des tentures, et ces jolies fillettes aux jupes ballonnées, les bras nus, souriantes, tordant leurs pieds sertis de satin sur la barre d’appui garnie de velours gris, paraissaient, sur ce plancher en pente, s’agiter dans un milieu poussiéreux et fané.
— Ce n’est que ça ? fit le ministre presque involontairement.
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— Ah ! monsieur le ministre, dit un gros homme émerillonné, les cheveux et les favoris d’une blancheur de neige — ici !… Vous. Par quel hasard ?
Il s’approchait en saluant, mais sans obséquiosité, avec la bonhomie familière que donnent l’embonpoint et l’argent. Gras et riche, bien portant, solide à soixante ans comme à quarante, Molina, — Molina le tombeur, comme on l’appelait, — passait ses après-midi à la Bourse et ses après-dîners au foyer de la danse.
— Ah ! Monsieur le Ministre, dit Molina, enchanté de ses effets de cicérone. Il faut avoir vécu là ! il vous faudra y vivre ! Rien n’est plus amusant. C’est un pays à part. On regarde pousser les jolies filles à vue d’œil, comme des asperges. On est habitué à voir trotter au tour de vous une grande enfant maigriote qui vous salue comme une gamine et croque des noisettes comme une souris. On s’en va faire un voyage de trois mois, passer une saison à Vichy ou à Dieppe, et crac, au retour transformation. Éclosion du papillon. Plus de gamine. Une femme. Les yeux narquois vous regardent drôlement avec une expression qui vous trouble. On était tenté de payer deux sous de marrons, six mois avant, à des fillettes à qui l’on offre carrément un coupé ! Ça vous sautait sur les genoux, et on leur saute au cou ! — Et de génération en génération, on assiste à la mobilisation d’un tas de petites recrues qui font ici leurs premières armes, passent ensuite dans la vieille garde, se font bâtir à elles-mêmes des Invalides, en pierre de taille, et arrivent très loin, du bout du pied, quand elles ne se font pas tout de suite mal au genou.
— Mal au genou ? dit le ministre.
— Terme spécial qui ne se trouve pas dans le Dictionnaire d’économie politique de Maurice Block, monsieur le ministre ; ça veut dire qu’on a eu des malheurs… Situation très intéressante, que ce mal au genou ! Mais ça coupe souvent, non pas les jambes, mais la carrière !
— On a souvent mal au genou, à l’Opéra ?
— Ah ! monsieur le ministre, que voulez-vous ? Il y a tant de chutes, dans ce métier à pirouettes ! C’est comme dans la politique !…
Le gros Molina se mit à rire encore de sa plaisanterie un peu facile, et posant sur son large nez coupé en deux comme celui d’un chien de chasse un binocle, il dit tout à coup en se retournant du côté de la porte :
— Et Marie Launay ? Qu’est-ce qu’elle tient donc à la main ?
Toute légère, gentille et preste dans ses vêtements de danseuse hindoue, une fillette de seize ou dix-sept ans, mais déjà femme, avec des ardeurs cachées, de grands yeux bleus, entrait au foyer en fredonnant, une longue feuille de papier à la main.
Elle secoua, comme s’il la gênait, le collier de grosses perles fausses qui dansait sur son cou très fin et tombait un peu bas sur sa poitrine encore maigre, et cherchant des yeux quelqu’un dans le tourbillon des danseuses, elle cria de loin à une petite brune grassouillette qui riait, au fond, dans un tas d’habits noirs.
— Eh ! Anna, tu n’as pas souscrit ?
La brunette accourait déjà, se dégageant très vite du cercle de vivants madrigaux qui l’entourait, et arrivait en trois bonds légers, jusqu’à Marie Launay, qui lui tendait un crayon en aluminium et une feuille de papier.
— Que diable est cela ? fit Molina
— Allons voir ! dit Granet.
— Il n’y a pas d’indiscrétion ? demanda Vaudrey à demi sérieusement.
Le financier était déjà tout près des deux fillettes et demandait à la jolie blonde ce que contenait ce papier, où l’autre danseuse épelait des noms.
Marie Launay, exquise avec le frisottis de ses cheveux blonds, eut un joli sourire d’enfant un peu timide encore, sous le regard finaud du gros homme, et promenant ses yeux clairs, d’une pureté de vierge, sur Sulpice et Granet, debout à côté de Molina :
— Çà ?… C’est la souscription pour Mlle Legrand.
— Tiens ! c’est vrai, fit Molina. Vous lui offrez une statuette ?
— Pour son départ. Oui, tout l’Opéra a souscrit et même les abonnés. Voyez !
Marie Launay, lestement, prenait à son amie la feuille de papier où des noms divers, tantôt tracés à l’encre, tantôt au crayon, s’étalaient avec des aspects singuliers de jambages d’écoliers ou de pattes de mouche élégantes et des orthographes fantaisistes dans une promiscuité bizarre, et Molina se mit à rire tout d’un coup, de son éternel gros rire de sacoche remuée, en parcourant la liste et en trouvant, à côté des noms de danseurs et de choristes, les particules de quelques habitués :
— Ah ! Monsieur le Ministre ! Ça, c’est monumental ! Voyez donc : Amélie Dunois, 2 francs. — Jeanne Garnot, 5 francs, — Bel-Enfant (Charles), 1 fr. 50. — Warnier 1er, 2 francs. — Warnier 2º, 2 francs. — Gigonnet, 4 francs. — Le baron Humann, 100 francs. — Le baron… L’ancien préfet !… Humann souscrivant avec Bel-Enfant et Gigonnet ! Humann apposant sa signature au-dessous de cet autographe : — Ge sousse-cris pour ci fran ! On donnerait cela à un journal qu’on ne le croirait pas ! — Est-ce qu’il y a un reporter par ici ? Pour un joli écho de Paris, voilà un joli écho !
Comme on le voit, c’est la nature prise sur le fait, et ceux qui ont assisté à cette première visite, ◀devenue▶ si fréquente, d’un ministre à l’Opéra, constateront la justesse absolue d’observation. Le livre est aussi parisien, dramatique et amusant, que politique, bien que la politique ne soit mise qu’au second plan.
On sent, dans l’ensemble de l’ouvrage, comme une seconde manière de M. Jules Claretie ; on y retrouve, avec ses qualités premières d’invention, quelque chose de plus vécu peut-être, et un souci de la vérité qui complète, selon nous, le talent de l’éminent romancier.
VIII. Léon Hennique. Deux nouvelles. — 1881.
M. Léon Hennique vient de publier à Bruxelles, chez Kistemaeckers, un petit livre intitulé : Deux nouvelles : et quelles nouvelles, bon Dieu ! L’une, les Funérailles de Francine Cloarec, lugubre au possible ; quant à l’autre, Benjamin Rozes, c’est simplement l’histoire d’un ancien notaire qui ne sait comment détruire son ver solitaire. Cette répugnante aventure est contée sous forme d’idylle, non sans talent, mais avec tous les détails les plus nauséabonds qu’on puisse imaginer. Qu’on me permette et qu’on m’excuse de citer quelques lignes qui pourront donner idée des autres, de celles que je n’ose même pas me rappeler.
Durant cinq journées, Pédoussault purgea son client. L’ex-notaire ne quittait plus les cabinets qu’il avait accaparés, se consumait en efforts superflus, s’y adonnait à la douleur furieuse quand on venait le déranger, s’écriant d’une voix rauque et comprimée :
— Il y a quelqu’un !
On l’entendait gémir du grenier. Des morceaux de vers l’abandonnaient, se cassaient péniblement, mais la tête du bothriocéphale résistait à la médication… Les courses continuelles le lassant, sur les conseils de Pédoussault, curieux d’examiner les fragments de ver solitaire, on installa dans la chambre à coucher une antique chaise percée, reléguée depuis plus de dix ans au fond d’un débarras.
M. Hennique ne gaze rien, nous saurons tout :
Elle infecta la maison.
Et la preuve c’est que :
Suzanne avait beau courir dans les corridors, maintenir les odeurs sous un couvercle de sapin commandé exprès, elles s’échappaient néanmoins, s’emparaient des armoires, du linge, promenaient partout leur puanteur tiède, malgré les courants d’air, malgré les branches de lavande que Mme Rozes ne cessait de brûler.
Arrêtons-nous devant ces complaisantes explications et espérons que M. Hennique n’a pas glissé là-dedans quelque histoire d’amour ; je plaindrais du fond du cœur les pauvres amoureux. C’est égal, on a beau crier contre la littérature musquée, notre odorat la préférera toujours à l’autre. M. Hennique rend le métier difficile pour les réalistes qui le suivront et je me demande ce qu’ils trouveront pour le dépasser ou seulement pour l’égaler.
IX. Gustave Flaubert. Bouvard et Pécuchet. — 1881.
Le dernier numéro de la Revue politique et littéraire (Germer-Baillière) contient la fin du très curieux roman posthume de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet. Le 13e chapitre n’a pas été écrit complètement ; on n’a retrouvé dans les papiers qu’une sorte de plan, j’y rencontre cette singulière prédiction faite par Pécuchet :
Pécuchet voit l’avenir de l’humanité en noir :
L’homme moderne est amoindri et ◀devenu▶ une machine.
Anarchie finale du genre humain. (Buchner.)
Impossibilité de la paix. (Id.)
Barbarie par l’excès de l’individualisme et le délire de la science.
Trois hypothèses : 1º le radicalisme panthéiste rompra tout lien avec le passé et un despotisme inhumain s’ensuivra ; 2º si l’absolutisme théiste triomphe, le libéralisme dont l’humanité s’est pénétrée depuis la réforme succombe, tout est renversé ; 3º si les convulsions qui existent depuis 1789 continuent, sans fin, entre deux issues, ces oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n’y aura plus d’idéal, de religion, de moralité.
L’Amérique aura conquis la terre.
Avenir de la littérature.
Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote d’ouvriers.
Fin du monde par la cessation de calorique.
Bouvard voit l’avenir de l’humanité en beau. L’Homme Moderne est en progrès.
L’Europe sera régénérée par l’Asie. La loi historique étant que la civilisation aille d’Orient en Occident, — rôle de la Chine, — les deux humanités seront enfin fondues.
Inventions futures ; manières de voyager.
Ballon. — Bateaux sous-marins avec vitres par un calme constant, l’agitation de la mer n’étant qu’à la surface. On verra passer les poissons et les paysages au fond de l’Océan. — Animaux domptés. — Toutes les cultures.
Avenir de la littérature (contre-partie de la littérature industrielle). Sciences futures.
Régler la force magnétique.
Paris ◀deviendra▶ un jardin d’hiver ; espaliers à fruits sur le boulevard. La Seine filtrée et chaude. Abondance de pierres précieuses factices, prodigalité de la dorure, éclairage des maisons : on emmagasinera la lumière, car il y a des corps qui ont cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera les rues.
Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion.
Communion de tous les peuples, fêtes publiques.
On ira dans les astres, et, quand la terre sera usée, l’humanité déménagera vers les étoiles.
Ce rêve fantastique n’est qu’indiqué, mais on devine quel parti l’auteur de Salammbô et de Madame Bovary eût tiré de ce scénario étonnant.
X. Alphonse Daudet. Numa Roumestan. — 1881.
On a tant parlé de cette physionomie si intéressante de Roumestan, le héros du livre qui vient de paraître chez Charpentier, qu’on a fini par la dénaturer. Qu’on nous permette de la remettre sous son vrai jour et de lui rendre son véritable aspect.
Numa Roumestan, c’est l’homme du Midi. On a voulu reconnaître tour à tour sous ses
traits, MM. Numa Baragnon, Gambetta, Cazot et bien d’autres. Rien de vrai dans ces
découvertes, Alphonse Daudet a, comme tous ceux qui veulent créer un type, sans copier
servilement telle ou telle individualité, résumé dans un personnage vingt ans peut-être
d’observation sur les natures méridionales, mobiles, tout en surface, en voix, en
gestes, natures
de ténors et d’avocats. « Quand je ne
parle pas, je ne pense pas ! »
dit naïvement Numa Roumestan. Des élans courts,
des convictions fragiles, un égoïsme inconscient qui fait que ce garçon ne dit jamais en
parlant d’un ami : « Je l’aime ! » Mais : « Il m’adore !… Il se jetterait au feu
pour moi ! »
Avec cela le désir de plaire, de séduire, la folie de promettre,
un mépris presque oriental de la femme, et une aptitude au mensonge qui vient d’une
imagination débordante, d’une incontinence de parole bien plus que d’une âme fausse et à
combinaisons.
Pour mettre le type plus en relief, Alphonse Daudet a fait de son héros un puissant, d’abord député, puis ministre ; on étudie beaucoup les ministres en ce moment, et Monsieur le Ministre, de Jules Claretie, dédié justement à l’auteur de Roumestan, en est la preuve ; pour que l’opposition fût plus sensible, le romancier a marié son héros à une fille du Nord, nature en dedans, profonde, d’humeur posée. Le livre est le débat de ces deux natures : mari léger, femme sérieuse ; Numa trafiquant des mots, sans s’inquiéter de leur valeur, de leur accord avec sa pensée, pourvu qu’ils brillent et qu’ils sonnent ; Rosalie très droite au contraire, ayant en tête quelque chose de la rigidité de son père, M. Le Quesnoy, premier président de Chambre.
À peine marié, Numa Roumestan trompe sa femme ; les détails de la constatation de cette trahison sont à ce point vivants, la scène est si sobrement et si nettement écrite, que nous devons la saisir au passage :
Un jour d’été, — ils passaient la belle saison à Orsay dans la propriété des Le Quesnoy, — Rosalie, son père et son mari partis pour Paris comme ils faisaient chaque matin, s’aperçut qu’il lui manquait un petit modèle de la layette à laquelle elle travaillait. Une layette, mon Dieu, oui. On en vend de superbes toutes faites ; mais les vraies mères, celles qui le sont d’avance, aiment à coudre, à tailler elles-mêmes, et, à mesure que le carton s’emplit où s’entassent les parures de l’enfant, à sentir qu’elles hâtent sa venue, que chaque point les rapproche de la naissance espérée. Pour rien au monde, Rosalie n’aurait voulu se priver de cette joie, n’aurait permis qu’une autre mît la main à l’œuvre gigantesque entreprise depuis cinq mois, depuis qu’elle avait été sûre de son bonheur. Là-bas, à Orsay, sur le banc où elle travaillait dans l’ombre d’un grand catalpa, c’était un étalage de petits bonnets qu’on essayait sur le poing, de petites robes de flanelle, de brassières qui, avec leurs manches droites, figuraient la vie et les gestes gourds de la toute petite enfance… Et c’était justement ce modèle qui manquait.
« Envoie ta femme de chambre… » disait la mère… La femme de chambre, allons donc ! Est-ce qu’elle saurait ?… « Non, non, j’y vais moi-même… Je ferai mes emplettes avant midi… Puis j’irai surprendre Numa et manger la moitié de son déjeuner. »
L’idée de ce repas de garçon avec son mari dans l’appartement de la rue Scribe, à demi fermé, les rideaux enlevés, les housses sur les meubles ; l’amusait comme une escapade. Elle en riait toute seule, en montant — ses courses faites — l’escalier sans tapis de la maison parisienne en été, et se disait, mettant avec précaution la clef dans la serrure pour le surprendre : « J’arrive un peu tard… Il aura déjeuné. »
Il ne restait plus, en effet, dans la salle à manger, que les débris d’un petit festin gourmand, à deux couverts, et le valet de chambre en jaquette à carreaux, installé devant la table, en train de vider les bouteilles et les plats. Elle ne vit rien d’abord, que sa partie manquée, par sa faute. Ah ! si elle n’avait pas tant flâné dans ce magasin, devant les jolies babioles à broderie et à dentelle.
« Monsieur est sorti. »
La lenteur du domestique à répondre, la pâleur subite de cette large face impudente, s’aplatissant entre de longs favoris, ne la frappaient pas encore. Elle n’y voyait que l’émoi du serviteur pris le nez dans son vol et sa gourmandise. Il fallut bien dire pourtant que monsieur était encore là… et en affaires… et qu’il en aurait pour longtemps. Mais que tout cela fut long à bégayer, quelles mains tremblantes il avait, cet homme, pour débarrasser la table et mettre le couvert de sa maîtresse.
« Est-ce qu’il a déjeuné seul ?
— Oui, madame… C’est à-dire… avec M. Bompard. »
Elle regardait une dentelle noire jetée sur une chaise. Le drôle la voyait aussi, et leurs yeux se rencontrant sur ce même objet, ce fut comme un éclair pour elle. Brusquement, sans un mot, elle s’élança, traversa le petit salon d’attente, fut droit à la porte du cabinet, l’ouvrit grande et tomba raide. Ils ne s’étaient pas même enfermés.
Et si vous aviez vu la femme, ses quarante ans de blonde esquintée, marqués en couperose sur une tête aux lèvres minces, aux paupières fripées comme une peau de vieux gant ; sons les yeux, en balafres violettes, les cicatrices d’une vie de plaisirs, des épaules carrées, une vilaine voix. Seulement, elle était noble… La marquise d’Escarbès !… et, pour l’homme du Midi, cela tenait lieu de tout, le blason lui cachait la femme. Séparée de son mari par un procès scandaleux, brouillée avec sa famille et les grandes maisons du faubourg, Mme d’Escarbès s’était ralliée à l’Empire, avait ouvert un salon politique, diplomatique, vaguement policier, où venaient, sans leurs femmes, les personnages les plus huppés d’alors ; puis après deux ans d’intrigues, quand elle se fut créé un parti, des influences, elle songea à faire appel. Roumestan qui avait plaidé pour elle en première instance, ne pouvait guère refuser de la suivre. Il hésitait cependant à cause des opinions très affichées. Mais la marquise s’y prit de telle sorte et la vanité de l’avocat fut tellement flattée de cette façon de s’y prendre, que toutes ses résistances tombèrent. Maintenant l’appel étant proche, ils se voyaient tous les jours, tantôt chez lui, tantôt chez elle, menant l’affaire en partie double et vivement.
Rosalie faillit mourir de cette horrible découverte qui l’atteignait tout à coup dans sa sensibilité douloureuse de femme à la veille d’être mère, portant deux cœurs, deux foyers de souffrance en elle. L’enfant fut tué net, la mère survécut. Mais lorsqu’après trois jours d’anéantissement, elle retrouva toute sa mémoire pour souffrir, ce fut une crise de larmes, un flot amer que rien ne pouvait arrêter ni tarir. Sans une plainte, quand elle avait fini de pleurer sur la trahison de l’ami, de l’époux, ses larmes redoublaient devant le berceau vide où dormaient, seuls, les trésors de la layette sous des rideaux à transparent bleu. Le pauvre Numa était presque aussi désespéré. Cette grande espérance d’un petit Roumestan, de « l’aîné », toujours paré d’un prestige dans les familles provençales, détruite, anéantie par sa faute, ce pâle visage de femme noyé dans une expression de renoncement, ce chagrin aux dents serrées, aux sanglots sourds, lui fendait l’âme, si différent de ses manifestations et de la grosse sensibilité à fleur de peau qu’il montrait, assis au pied du lit de sa victime, les yeux gros, les lèvres tremblantes « Rosalie..,, allons, voyons… » II ne trouvait que cela à dire, mais que de choses dans cet « allons… voyons » prononcé avec l’accent du Midi facilement apitoyé. On entendait là-dessous : « Ne te chagrine donc pas, ma pauvre bête… Est-ce que ça vaut la peine ? Est-ce que ça m’empêche de l’aimer ? »
C’est vrai qu’il l’aimait autant que sa légèreté lui permettait un attachement durable. Il ne rêvait personne autre qu’elle pour tenir sa maison, le soigner, le dorloter. Lui qui disait si ingénument : « J’ai besoin d’un dévouement près de moi ! » il se rendait bien compte que celui-là était le plus complet, le plus aimable qu’il pût désirer ; et l’idée de le perdre l’épouvantait. Si ce n’est pas cela de l’amour !
Hélas ! Rosalie s’imaginait tout autre chose. Sa vie était brisée, l’idole à bas, la confiance pour toujours perdue. Et pourtant elle pardonna. Elle pardonna par pitié, comme une mère cède à l’enfant qui pleure, qui s’humilie ; aussi pour la dignité de leur nom, pour le nom de son père que le scandale d’une séparation aurait sali, et parce que, les siens la croyant heureuse, elle ne pouvait leur ôter cette illusion. Par exemple, ce pardon accordé si généreusement, elle l’avertit qu’il n’eût pas à y compter s’il renouvelait l’outrage. Plus jamais ! ou alors leurs deux vies séparées cruellement, radicalement, devant tous !… Ce fut signifié d’un ton, avec un regard où les fiertés de la femme prenaient leur revanche de toutes Les convenances et entraves sociales.
Surpris par sa femme, le méridional jure de ne plus recommencer, et sincèrement ; mais une fois passé grand homme, député, ministre, il oublie son serment et se laisse aller dans les bras d’une chanteuse légère, la petite Alice Bachellery, avec laquelle il roucoule des duos, car il a une très jolie voix, le beau Roumestan !
Je signalerai comme un véritable chef-d’œuvre, le chapitre intitulé : « le discours de Chambéry » où le ministre de l’instruction publique, tout en composant son discours, met à mal la jeune personne ; il a bien ses verdeurs, mais tout cela est si finement, si légèrement dit. Tout passe avec de l’esprit. Qu’il suffise de savoir que la femme de Numa découvre d’une façon presque aussi brutale que la première fois, qu’elle a été trompée. Surcroît de misère, elle s’était reprise à aimer son méridional et, comme dix ans auparavant, elle était encore enceinte… « Oh ! cette fois, il ne faut pas que l’enfant meure ! » C’est ce que la pauvre femme se dit tout à coup au milieu de son désespoir et de sa colère. Très calme, elle quitte le ministère et se réfugie chez son père, le président Le Quesnoy, dans cette vieille maison de la place Royale où son enfance s’est passée. Grand scandale dans Paris ; l’infidèle Roumestan, délaissé, navré, resté seul au ministère, est obligé pourtant d’y faire ses réceptions officielles du nouvel an. Ici, un tableau de maître, peint d’après nature.
« Messieurs de l’administration centrale !…
« Messieurs de la direction des Beaux-Arts !…
« Messieurs de l’Académie de médecine !… »
À mesure que l’huissier, en grande tenue, culotte courte, épée au côté, annonçait de sa voix morue dans la solennité des pièces de réception, des files d’habits noirs traversaient l’immense salon rouge et or et venaient se ranger en demi-cercle devant le ministre adossé à la cheminée, ayant près de lui son sous-secrétaire d’État. M. de la Calmette, son chef de cabinet, ses attachés fringants, et quelques directeurs du ministère, Dansaert, Béchut. À chaque corps constitué présenté par son président ou son doyen, l’Excellence adressait des compliments pour les décorations, les palmes académiques accordées à quelques-uns de ses membres ; ensuite le corps constitué faisait demi-tour, cédait la place, ceux-là se retirant, d’autres arrivant à grands pas, avec des bousculades aux portes du salon ; car il était tard, une heure passée, et chacun songeait au déjeuner de famille qui l’attendait.
Dans la salle des concerts, transformée en vestiaire, des groupes s’impatientaient à regarder leurs montres, boutonner leurs gants, rajuster leurs cravates blanches sous des faces tirées, des bâillements d’ennui, de mauvaise humeur et de faim. Roumestan, lui aussi, sentait la fatigue de ce grand jour. Il avait perdu sa belle chaleur de l’année dernière à pareille époque, sa foi dans l’avenir et les réformes, laissant aller ses speech mollement, pénétré de froid jusqu’aux moelles malgré les calorifères, l’énorme bûcher flambant ; et cette petite neige floconnante qui tourbillonnait aux vitres lui tombait sur le cœur, légère et glacée comme sur la pelouse du jardin.
« Messieurs de la Comédie-Française !… »
Rasés de près, solennels, saluant ainsi qu’au grand siècle, ils se campaient en nobles attitudes autour de leur doyen qui d’une voix caverneuse présentait la Compagnie, parlait des efforts, des vœux de la Compagnie, la Compagnie sans épithète, sans qualificatif, comme on dit Dieu, comme on dit la Bible, comme s’il n’existait d’autre Compagnie au monde que celle-là ; et il fallait que le pauvre Roumestan fût bien affaissé, pour que même cette Compagnie, dont il semblait faire partie avec son menton bleu, ses bajoues, ses poses d’une distinction convenue, ne réveillât son éloquence à grandes phrases théâtrales.
C’est que depuis huit jours, depuis le départ de Rosalie, il était comme un joueur qui a perdu son fétiche. Il avait peur, se sentait subitement inférieur à sa fortune et tout près d’en être écrasé. Les médiocres que la chance a favorisés ont de ces transes et de ces vertiges, accrus pour lui de l’effroyable scandale qui allait éclater, de ce procès en séparation que la jeune femme voulait absolument, malgré les lettres, les démarches, ses plates prières et ses serments. Pour la forme, on disait au ministère que Mme Roumestan était allée vivre près de son père à cause du prochain départ de Mme Le Quesnoy et d’Hortense ; mais personne ne s’y trompait, et sur tous ces visages défilant devant lui, à de certains sourires appuyés, à des poignées de mains trop vibrantes, le malheureux voyait son aventure reflétée en pitié, en curiosité, en ironie. Il n’y avait pas jusqu’aux infimes employés, venus à la réception en jaquette et redingote, qui ne fussent au courant ; il circulait dans les bureaux des couplets où Chambéry rimait avec Bachellery et que plus d’un expéditionnaire, mécontent de sa gratification, fredonnait intérieurement en faisant une humble révérence au chef suprême.
Deux heures. Et les corps constitués se présentaient toujours, et la neige s’amoncelait, pendant que l’homme à la chaîne introduisait pêle-mêle, sans ordre hiérarchique :
« Messieurs de l’École de Droit !…
« Messieurs du Conservatoire de musique !…
« Messieurs les directeurs des théâtres subventionnés ! » Cardaillac venait en tête, à l’ancienneté de ses trois faillites ; et Roumestan avait bien plus envie de tomber à coups de poing sur ce montreur cynique dont la nomination lui causait de si graves embarras, que d’écouter sa belle allocution démentie par la blague féroce du regard et de lui répondre un compliment forcé dont la moitié restait dans l’empois de sa cravate :
« Très touché, messieurs… mn mn mn… progrès de l’art… mn mn mn… ferons mieux encore… »
Et le montreur, en s’en allant :
« Il a du plomb dans l’aile, notre pauvre Numa… »
Ceux-là partis, le ministre et ses assesseurs faisaient honneur à la collation habituelle ; mais ce déjeuner, si gai l’année précédente et plein d’effusion, se ressentait de la tristesse du patron et de la mauvaise humeur des familiers qui lui en voulaient tous un peu de leur situation compromise. Ce scandaleux procès, tombant juste au milieu du débat Cardaillac, allait rendre Roumestan impossible au cabinet ; le matin même, à la réception de l’Élysée, le maréchal en avait dit deux mots dans sa brutale et laconique éloquence de vieux troupier : « Une sale affaire, mon cher ministre, une sale affaire… » Sans connaître précisément cette auguste parole, chuchotée à l’oreille dans une embrasure, ces messieurs voyaient venir leur disgrâce derrière celle de leur chef. »
« Ô femmes ! femmes ! » grognait le savant Béchut dans son assiette. M. de la Calmette et ses trente ans de bureau se mélancolisaient en songeant à la retraite comme Tircis ; et tout bas le grand Lappara s’amusait à consterner Rochemaure. « Vicomte, il faut nous pourvoir… Nous serons ratiboisés avant huit jours. »
Sur un toast du ministre à l’année nouvelle et à ses chers collaborateurs, porté d’une voix émue où roulaient des larmes, on se sépara. Méjean, resté le dernier, fit deux ou trois tours de long en large avec son ami, sans qu’ils eussent le courage de se dire un mot ; puis il partit. Malgré tout son désir de garder près de lui ce jour-là cette nature droite qui l’intimidait comme un reproche de conscience, mais le soutenait, le rassurait, Numa ne pouvait empêcher Méjean de courir à ses visites, distributions de vœux et de cadeaux, pas plus qu’il ne pouvait interdire à son huissier d’aller se déharnacher dans sa famille de son épée et de sa culotte courte.
Quelle solitude, ce ministère ! Un dimanche d’usine, la vapeur éteinte et muette. Et, dans toutes les pièces, en bas, en haut, dans son cabinet où il essayait vainement d’écrire, dans sa chambre qu’il se prenait à remplir de sanglots, partout cette petite neige de janvier tourbillonnait aux larges fenêtres, voilait l’horizon, accentuait un silence de steppe.
Ô détresse des grandeurs !…
Une pendule sonna quatre heures, une autre lui répondit, d’autres encore dans le désert du vaste palais où il semblait qu’il n’y eût plus que l’heure de vivante. L’idée de rester là jusqu’au soir, en tête-à-tête avec son chagrin, l’épouvantait, Il aurait voulu se dégeler à un peu d’amitié, de tendresse. Tant de calorifères, de bouches de chaleur, de moitiés d’arbres en combustion ne faisaient pas un foyer.
Pendant ce temps, Rosalie, enfermée chez son père, sourde à toutes les prières, s’obstine à vouloir une séparation éclatante, le bruit et le scandale d’un procès. Je ne puis résister au plaisir de laisser à M. Daudet le soin de dire comment le président Le Quesnoy parvient à faire renoncer sa fille à ses projets de vengeance :
Elle était là, dans le salon, où il l’avait vue pour la première fois et dont les meubles restaient les mêmes aux mêmes places, arrivés à cet âge où les mobiliers, comme les tempéraments, ne se renouvellent plus. À peine quelques plis fanés dans les tentures fauves, une buée sur le reflet des glaces alourdi comme celui des étangs déserts que rien ne trouble. Les visages des vieux parents penchés sous les flambeaux de jeu à deux branches, en compagnie de leurs partenaires habituels, avaient aussi quelque chose de plus affaissé. Mme Le Quesnoy, les traits gonflés et tombants, comme défibrés, le président accentuant encore sa pâleur et la révolte fière qu’il gardait dans le bleu amer de ses yeux. Assise près d’un grand fauteuil dont les coussins se creusaient d’une empreinte légère, Rosalie, sa sœur couchée, continuait tout bas la lecture qu’elle lui faisait tout à l’heure à voix haute, dans le silence du whist coupé de demi-mots, d’interjections de joueurs.
C’était un livre de sa jeunesse, un de ces poètes de nature que son père lui avait appris à aimer ; et du blanc des strophes elle voyait monter tout son passé de jeune fille, la fraîche et pénétrante impression des premières lectures :
La belle aurait pu sans souciManger ses fraises loin d’ici,Au bord d’une claire fontaine,Avec un joyeux moissonneurQui l’aurait prise sur son cœur,Elle aurait eu bien moins de peine.Le livre lui glissa des mains sur les genoux, les derniers vers retentissant en chanson triste au plus profond de son être, lui rappelant son malheur un instant oublié. C’est la cruauté des poètes ; ils vous bercent, vous apaisent, puis d’un mot, avivent la plaie qu’ils étaient en train de guérir.
Elle se revoyait à cette place, douze ans auparavant, quand Numa lui faisait sa cour à gros bouquets, et que, parée de ses vingt ans, du désir d’être belle pour lui, elle le regardait venir par cette fenêtre, comme on guette sa destinée. Il restait dans tous les coins des échos de sa voix chaude et tendre, si prompte à mentir. En cherchant bien parmi cette musique étalée au piano, on aurait retrouvé les duos qu’ils chantaient ensemble ; et tout ce qui l’entourait lui semblait complice du désordre de sa vie manquée. Elle songeait à ce qu’elle aurait pu être, cette vie, à côté d’un honnête homme, d’un loyal compagnon, non pas brillante, ambitieuse, mais l’existence simple et cachée où l’on eût porté à deux vaillamment les chagrins, les deuils jusqu’à la mort…
Elle aurait eu bien moins de peine…Elle s’absorbait si fort dans son rêve que, le whist terminé, les habitués étaient partis sans qu’elle l’eût presque remarqué, répondant machinalement au salut amical et apitoyé de chacun, ne s’apercevant pas que le président, au lieu de reconduire ses amis, comme il en avait l’habitude chaque soir, quel que fût le temps et la saison, se promenait à grands pas dans le salon, s’arrêtait enfin devant elle à la questionner d’une voix qui la faisait tout à coup tressaillir.
« Eh bien, mon enfant, où en es-tu ? Qu’as-tu décidé ?
— Mais toujours la même chose, mon père.
Il s’assit auprès d’elle, lui prit la main, essaya d’être persuasif ;
« J’ai vu ton mari… Il consent à tout… tu vivras ici près de moi, tout le temps que ta mère et ta sœur resteront absentes ; après même, si ton ressentiment dure encore… Mais, je te le répète, ce procès est impossible. Je veux espérer que tu ne le feras pas. »
Rosalie secoua la tête.
« Vous ne connaissez pas cet homme, mon père. Il emploiera son astuce à m’envelopper, à me reprendre, à faire de moi sa dupe, une dupe volontaire, acceptant une existence avilie, sans dignité… Votre fille n’est pas de ces femmes-là… Je veux une rupture complète, irréparable, hautement annoncée au monde… »
De la table où elle rangeait les cartes et les jetons, sans se retourner, Mme Le Quesnoy intervint doucement :
« Pardonne, mon enfant, pardonne.
— Oui, c’est facile à dire quand on a un mari loyal et droit comme le tien, quand on ne connaît pas cet étouffement du mensonge et de la trahison en trame autour de soi… C’est un hypocrite, je vous dis. Il a sa morale de Chambéry et celle de la rue de Londres… Les mots et les actes toujours en désaccord… Deux paroles, deux visages… Toute la félinerie et la séduction de sa race… L’homme du Midi enfin ! »
Et, s’oubliant dans l’éclat de sa colère :
« D’ailleurs, j’avais déjà pardonné une fois… Oui, deux ans après mon mariage… Je ne vous en ai pas parlé, je n’en ai parlé à personne… J’ai été très malheureuse… Alors nous ne sommes restés ensemble qu’au prix d’un serment… Mais il ne vit que de parjures. Maintenant, c’est fini, bien fini. »
Le président n’insista plus, se leva lentement et vint à sa femme. Il y eut un chuchotement, comme un débat, surprenant entre cet homme autoritaire et l’humble créature annihilée : « Il faut lui dire… Si… si… Je veux que vous disiez… » Sans ajouter une parole, M. Le Quesnoy sortit, et son pas de tous les soirs, sonore, régulier, monta des arcades désertes dans la solennité du grand salon.
« Viens là… » fit la mère à sa fille d’un geste tendre… Plus près, encore plus… Elle n’oserait jamais, tout haut… Et même, si rapprochées, cœur contre cœur, elle hésitait encore : « Écoute, c’est lui qui le veut… Il veut que je te dise que ta destinée est celle de toutes les femmes, et que ta mère n’y a pas échappé. »
Rosalie s’épouvantait de cette confidence qu’elle devinait aux premiers mots, tandis qu’une chère vieille voix brisée de larmes articulait à peine une triste, bien triste histoire de tous points semblable à la sienne, l’adultère du mari dès les premiers temps du ménage, comme si la devise de ces pauvres êtres accouplés étant « trompe-moi ou je le trompe » l’homme s’empressait de commencer pour garder son rang supérieur.
— Oh ! assez, assez, maman, tu me fais mal… «
— Son père qu’elle admirait tant, qu’elle plaçait au-dessus de tout autre, le magistrat intègre et ferme !… Mais qu’était-ce donc que les hommes ? Au nord, au midi, tous pareils, traîtres et parjures… Elle qui n’avait pas pleuré pour la trahison du mari, sentit un flot de larmes chaudes à cette humiliation du père… Et l’on comptait là-dessus pour la fléchir !… Non, cent fois non, elle ne pardonnerait pas, Ah ! c’était cela, le mariage. Eh bien, honte et mépris sur le mariage ! Qu’importaient la peur du scandale et les convenances du monde puisque c’était à qui les braverait le mieux.
Sa mère l’avait prise, la serrant contre son cœur, essayant d’apaiser la révolte de cette jeune conscience blessée dans ses croyances, dans ses plus chères superstitions, et doucement elle la caressait, comme on berce.
« Si, tu pardonneras… Tu feras comme j’ai fait… C’est notre lot, vois-tu… Ah ! dans le premier moment, moi aussi, j’ai eu grand chagrin, une belle envie de sauter par la fenêtre… Mais j’ai pensé à mon enfant, à mon pauvre petit André qui naissait à la vie, qui depuis a grandi, qui est mort en aimant, en respectant tous les siens… Toi de même tu pardonneras pour que ton enfant ait l’heureuse tranquillité que vous a faite mon courage, pour qu’il ne soit pas un de ces demi-orphelins que les parents se partagent, qu’ils élèvent dans la haine et le mépris l’un de l’autre… Tu songeras aussi que ton père et la mère ont déjà bien souffert et que d’autres désespoirs les menacent… »
Elle s’arrêta, oppressée. Puis, avec un accent solennel :
— Ma fille, tous les chagrins s’apaisent, toutes les blessures peuvent guérir… Il n’y a qu’un malheur irréparable, c’est la mort de ce qu’on aime… »
Dans l’épuisement ému qui suivit ces derniers mots, Rosalie voyait grandir la figure de sa mère, de tout ce que perdait le père à ses yeux. Elle s’en voulait de l’avoir méconnue si longtemps sous cette apparente faiblesse faite de coups douloureux, d’abdication sublime et résignée. Aussi ce fut pour elle, rien que pour elle qu’en termes doux, presque de pardon, elle renonça à son projet de vengeance. « Seulement n’exige pas que je retourne avec lui… J’aurais trop honte… J’accompagnerai ma sœur dans le Midi… Après, plus tard, nous verrons. »
Le président rentrait. Il vit l’élan de la vieille mère jetant ses bras au cou de son enfant et comprit que leur cause était gagnée.
« Merci, ma fille… » murmura-t-il, très touché.
Puis, après avoir hésité un peu, il s’approcha de Rosalie pour le bonsoir habituel. Mais le front si tendrement offert d’ordinaire se déroba, le baiser glissa dans les cheveux.
— Bonne nuit, mon père.
Il ne dit rien, s’en alla courbant la tête, avec un frisson convulsif de ses hautes épaules. Lui qui dans sa vie avait tant accusé, tant condamné, il trouvait un juge à son tour, le premier magistrat de France !
Quelle maîtresse scène de comédie, que de délicatesse de tact dans ces quelques pages !
Arrivons au dernier chapitre, où l’on voit Numa remis avec sa femme, haranguant du haut d’un balcon le bon populaire de sa ville natale, accouru pour acclamer le petit Roumestan qu’on vient de baptiser. Rien de plus animé, de plus vivant, que cette dernière partie. Pendant que Numa parle au balcon, Rosalie couchée, toute pâle et faible encore, tient son petit dans ses bras, on vient de le lui rapporter de l’église :
À présent, c’est fini ; elle se sent à l’abri des déceptions et des blessures. Elle a un enfant. Cela résume tout son bonheur, tout son rêve. Et se faisant un bouclier de la chère petite créature qu’elle serre en travers de sa poitrine, elle l’interroge tout bas, de tout près, comme si elle cherchait une réponse ou une ressemblance dans l’ébauche de cette petite figure informe, ces minces linéaments qui semblent creusés par une caresse dans la cire et marquent déjà une bouche sensuelle, violente, un nez courbé pour l’aventure, un menton douillet et carré.
« Est-ce que tu seras un menteur, toi aussi ? Est-ce que tu passeras ta vie à trahir les autres et toi-même, à briser les cœurs naïfs qui n’auront fait d’autre mal que de te croire et de t’aimer ?… Est-ce que tu auras l’inconstance légère et cruelle, prenant la vie en virtuose, en chanteur de cavatines ? Est-ce que tu feras le trafic des mots, sans t’inquiéter de leur valeur, de leur accord avec ta pensée, pourvu qu’ils brillent et qu’ils sonnent ! »
Et la bouche en baiser sur cette petite oreille qu’entourent des cheveux follets :
« Est-ce que tu seras un Roumestan, dis ? »
— Parbleu !
Voilà les grandes lignes de ce livre, qu’il est impossible de quitter quand on l’a commencé et dont le succès sera long. Continuons ; Rosalie, la pauvre femme, n’est pas la seule victime de Numa. Il y a aussi la famille du tambourinaire Valmajoux, pauvres diables de paysans provençaux que le prometteur a fait venir à Paris et qu’il abandonne sans vergogne quand il voit que les Parisiens ne comprennent pas le tambourin.
L’histoire de ce pauvre fou est navrante. Il y a aussi Hortense Le Quesnoy, belle-sœur de Numa, qui, grisée par les mensonges de son beau-frère, s’est éprise de ce beau paysan Valmajoux qu’on lui a dit être le descendant d’une grande famille princière. Dans son dernier article, notre éminent collaborateur Zola a reproché à Daudet cet amour de jeune fille ; il me semble qu’il se trompe ; Il y a des jeunes filles romanesques, et celle-là l’est au point qu’elle ne lit aucun de nos romans modernes, sous prétexte qu’ils ressemblent trop à la vie. Ce que Daudet a voulu peindre, c’est plutôt, selon nous, une passion d’imagination. Du reste « l’imagination » pourrait être le sous-titre de son livre, si la mode était encore aux sous-titres. Tous les Méridionaux sont des imaginaires, et ce beau fou de Bompart, l’ami du ministre, type invraisemblable dans le Nord, pullule chez eux comme les cigales. Ivres de naissance, ivres sans boire, car la race est sobre, c’est le soleil qui échauffe et féconde sans cesse leurs cerveaux et y fait germer toutes ces exagérations, ces rêves de grandeur qui se refroidissent peu à peu à l’heure où ses rayons disparaissent derrière les grandes plaines et les hautes montagnes.
Je ne saurais mieux résumer cet article qu’en citant les mots
de Roumestan, dans l’ivresse du triomphe, quand il est nommé ministre : — « Ah !
le Midi monte !… le Midi monte !… Paris est à nous ! Nous tenons tout ! Il faut en
prendre votre parti, messieurs. Pour la seconde fois, les Latins ont conquis la
Gaule ! »
Et du diable si ce n’est pas vrai !
XI. J.-K. Huysmans. À vau-l’eau. — 1882.
L’école nouvelle des réalistes vient de produire un petit livre bien curieux : À vau-l’eau, par M. J.-K. Huysmans, paru à Bruxelles, chez Kistemaeckers. C’est l’histoire d’un employé, vieux garçon, qui ne sait comment tuer le temps qui s’écoule entre l’heure où il quitte son bureau et celle où il va dîner ; roman minuscule très curieux de détails ; pourquoi faut-il qu’il y en ait d’inlisables ! Citons cependant ce petit tableau charmant de vérité :
En vain il avait essayé de s’intéresser à l’Histoire, toutes ces explications compliquées de choses simples ne l’avaient ni captivé, ni convaincu. Vaguement il furetait, n’espérant plus dépister un bouquin qu’il joindrait aux siens. Mais cette promenade le distrayait ; puis, quand il était las de remuer la poussière des imprimés, il se penchait au-dessus des berges, et la vue des bateaux aux coques goudronnées, aux cabines peintes en vert poireau, au grand mât abattu sur le pont lui plaisait ; il demeurait là, enchanté, contemplant la cocotte mijotant sur un poêle en fonte, à l’air ; l’éternel chien noir et blanc courant, la queue en trompette, le long des péniches ; les enfants, très blonds, assis près du gouvernail, les cheveux dans les yeux et les doigts dans la bouche.
Ce serait gai de vivre ainsi, pensait-il, souriant malgré lui de tes envies puériles ; et il sympathisait même avec les pécheurs à la ligne, immobiles en rang d’oignons séparés par des boîtes d’asticots les uns des autres.
L’infortuné avise un moyen de se distraire.
Pour se raiguiser l’appétit encore émoussé par les objets apéritifs des cafés : — les absinthes puant le cuivre ; les vermouths : la vidange des vins blancs aigris ; les madères : le trois-six coupé de caramel et de mélasse ; les malagas : les sauces de pruneaux au vin ; les bitters : l’Eau de Botot à bas prix des herboristes, — M. Folantin essaya d’un excitant qui lui réussissait dans son enfance : tous les deux jours, il se rendit aux bains.
Cet exercice lui plaisait surtout parce qu’ayant deux heures à tuer, entre la sortie de son bureau et son repas, il évitait ainsi de rentrer chez lui, de demeurer tout botté, tout habillé, consultant sa pendule, attendant l’heure du dîner. Et, les premières fois, ce furent des moments délicieux. Il se blottissait dans l’eau chaude, s’amusait à soulever avec ses doigts des tempêtes et à creuser des maelstroms. Doucement, il s’assoupissait au bruit argentin des gouttes tombant des becs des cygnes et dessinant de grands cercles qui se brisaient contre les parois de la baignoire ; tressautant alors que des coups furieux de sonnettes partaient dans les couloirs, suivis de bruits de pas et de claquements de portes. Puis le silence reprenait avec le doux clapotis des robinets, et toutes ses détresses fuyaient à la dérive ; dans la cabine voilée d’une vapeur d’eau, il rêvassait, et ses pensées s’opalisaient avec la huée et ◀devenaient▶ affables et diffuses.
N’est-ce pas absolument charmant ? Ah ! si tout était sur ce ton ! mais, hélas ! Enfin, ce n’est certes pas là une œuvre banale, et c’est quelque chose aujourd’hui.
XII. Edmond de Goncourt. La Faustin. — 1882.
Le livre à sensation étant à l’ordre du jour, il faut placer au premier rang la Faustin, le nouveau roman que M. Edmond de Goncourt vient de publier chez Charpentier.
Comme les livres d’Alphonse Daudet présentement, ceux de M. de Goncourt ont été et sont encore aujourd’hui des événements littéraires.
La Faustin est une comédienne amoureuse d’un lord, et autour de cet amour gravite tout ce qui a rapport à l’existence d’une grande artiste : ses familiers, les coulisses, les répétitions, les soupers, la vie intime.
Beaucoup de détails un peu bien réalistes qui n’en font point un ouvrage précisément à l’usage des demoiselles de Saint-Denis ou du couvent des Oiseaux. Aussi le livre ne leur est-il point dédié et s’adresse-t-il à de plus raffinés.
Je veux cependant lui emprunter quelques pages pour montrer jusqu’où peut aller la fidélité, pour ainsi dire photographique, des descriptions de M. de Goncourt. Voici par exemple une échappée sur un de ces intérieurs « d’artistes » ou plutôt de cabotins qu’on voit manœuvrer dans le roman :
Sur un guéridon, entre deux sacs de bonbons, l’un portant l’étiquette de Boissier, l’autre l’étiquette de Siraudin, étaient posés un plat de perdrix aux choux et une salade sentant le vinaigre.
Dans le boudoir, où l’on déjeunait, des morceaux d’habillements de femmes traînaient sur le divan, qui faisait le tour de la pièce, et dans des coins, des vitrines de Boule modernes laissaient apercevoir un fouillis de porcelaines et de choses d’un grand prix, mêlées à des objets de deux sous, semblables à celui-ci : un bocal dans lequel un Deburau en verre filé, représenté le serre-tête noir aux tempes, perdait à tout moment l’équilibre, sous le coup de queue indolent d’un gros poisson rouge, éternellement tournoyant.
Derrière la pendule, une petite merveille du siècle dernier, figurant la statuette qu’anime l’adoration amoureuse d’un Pygmalion, agenouillé à ses pieds sur le marbre blanc, la carte d’un acteur du Palais-Royal : un décrassoir en ivoire où les dents cassées du peigne, les lentes de la tête, les poux écrasés, étaient un chef-d’œuvre de laborieuse imitation sur le lisse carton.
Une porte entre-bâillée donnait à deviner, dans de l’ombre suspecte, un cabinet de toilette qui n’était pas encore fait, des serviettes fripées, de vieilles moitiés de citrons desséchées ; et de ce cabinet, les parfums, à base de musc, faisaient irruption dans l’odeur de choux et de bouts de cigarettes éteintes de la salle à manger.
Trois femmes assises, l’une sur une chaise, l’antre sur un pouf, la dernière sur un escabeau, tassées et serrées aux côtés de la sœur de la Faustin, mangeaient de la perdrix tout en cueillant, du bout des doigts, une feuille de barbe de capucin dans le saladier, ou un bonbon au fond d’un des deux sacs. Et la tétonnière de la troupe, débraillée dans sa robe mal ragrafée, pour se gaver plus à l’aise, avait ôté son corset, posé sur l’angle d’un meuble.
Cette femme était la grosse Moumoute, une ancienne lorette à aspirations bourgeoises, et qui avait fini par épouser un chef d’orchestre du boulevard du Crime, une femme de quarante ans, ayant conservé, dans la pléthore de la graisse, de doux yeux d’enfant.
La plus jeune, une fillette de dix-sept à dix-huit ans, avait le nez friand, du vice et de l’intelligence de Paris sur un minois futé, des bottines qui reniflaient l’eau, une tenue de petite rouleuse du Quartier latin, une voix éraillée, une conversation agrémentée de termes médicaux. Elle vivait encore, pour le moment, en traduisant du Darwin à l’usage des revues et des journaux, et répondait au nom enfantin de Lillette.
La troisième, une femme de vingt-six ans, une femme silencieuse, aux impatiences frémissantes du corps, à la tiède pâleur que rosaient à tout moment des animations passagères du sang, au bleu foncé de la prunelle se répandant dans le blanc de l’œil comme du crépuscule, à la coiffure bouffante montrant de délicats modelages des tempes. Elle était vêtue de la toilette qu’elle portait toute la journée chez elle et chez les autres, une robe de chambre de piqué blanc, où les épaules étaient enveloppées d’un petit châle de crépon de Chine sang de bœuf, noué par derrière à l’enfant : toilette où rayonnait sa pâle et vivace beauté, et sur laquelle, le matin, dans sa voiture découverte, elle avait jeté une fourrure. Après avoir fait du dressage pendant quelques années pour les femmes de la société, Joséphine se trouvait aujourd’hui entretenue par un grand marchand de chevaux des Champs-Élysées.
Et autour du guéridon allait et venait, se reposant d’un genou familier sur le rebord du pouf, une petite bonne enceinte, au visage minable d’une figure du moyen âge, après les grandes famines. Elle avait aux pommettes du rouge volé à sa maîtresse, et une égratignure lui balafrait en travers la physionomie. Coiffée d’un zest de bonnet envolé en haut de la tête, et traînant ses pas las dans des babouches algériennes, elle jurait et faisait claquer la porte à l’ordre ou au coup de sonnette, qui la poussaient à chaque instant dans l’antichambre.
— Ça se soutient, la pièce ? hasarda la grosse mangeuse, entre deux bouchées.
— Oui, oui, répondit la maîtresse de la maison.
— Nous sommes toujours dans les cinq mille… il m’a dit ça… hier… le nouveau régisseur… j’avais couru après lui dans les coulisses — chanta la voix fluide d’un petit garçon de sept ans, à moitié caché par un mantelet de dentelles de Chantilly.
Couché sur un coin du divan, la tête en bas, les jambes croisées en l’air, il se faisait les ongles avec une lime minuscule. Le col droit, un mouchoir passé entre sa chemise et son gilet, tout chez le bambin, depuis la semelle immaculée de ses bottines jusqu’à la raie correcte du milieu de sa tête, sentait le rassis d’un vieux gandin, d’un vieux gommeux. Petit bonhomme déjà entré dans la vie de ce monde, prenant part à ses conversations, écoutant ses confessions, et témoin de ses débats d’affaires et de toutes sortes. Misérable enfant, amené comme un joli petit animal dans les soupers de cabinet, et qu’on oubliait, et qu’à moitié réveillé un garçon de café ramenait, au petit jour, chez sa mère.
— Vois-tu, Moumoute, reprit la mère, avec l’effet de lumière électrique sur l’empoisonnée au quatrième acte, les cent représentations, c’est comme si nous les tenions.
— Et la reprise de l’autre, quand passera-t-elle au Châtelet ?
— La semaine prochaine… et voilà 700 francs qu’il va me devoir… oui, il me donne gentiment 500 francs pour les premières et 200 francs pour les reprises… Ça ne fait rien, cette existence avec ce Machabée, ce n’est pas drôle… Au fond, mes bichettes, j’étais née pour épouser un Laruette, et tenir en province une table d’hôte de cabots… Tiens, j’ai envie de partir pour Turin, — dit-elle, en se lançant tout à coup à travers le boudoir ; puis, au milieu de son bondissement, se retournant soudainement par une brusque virevolte vers ses amies, elle ajouta en brandissant sa fourchette, au bout de laquelle il y avait une bouchée de perdrix :
Je ferais peut-être le roi.
Et plus loin, ce prologue de répétition vraiment copié sur le vif :
Dans la salle emballée sous d’immenses bandes de toile écrue : la pleine nuit — une nuit dans laquelle il n’y a de lumineux que les petits carrés de fou, produits par la lumière du jour, passant à travers les rideaux rouges de la vitre des troisièmes loges, et le scintillement de saphir du lustre, pareil à un faisceau de stalactites pendant dans les froides ténèbres, à la voûte d’un glacier.
Ça, et encore un peu de pâleur blême sur les cariatides des avant-scènes, sur les mythologies effacées du plafond et sur le manche d’une contre-basse émergeant au-dessus de la rampe, du noir profond de l’orchestre, voilà tout ce qu’on voit dans la salle vide, ou, sur le rebord du balcon de la première galerie, se promène solitairement un chat blanc.
Sur la scène, éclairée par deux quinquets à réflecteur placés dans les coulisses, il fait presque le sombre de la salle, avec dans les frises et les trouées des échafaudages des lueurs bleuissantes, comme il s’en trouve dans la charpente d’un clocher d’église en construction, sous un clair de lune.
Là-dedans des hommes en paletot et en chapeau rond, aux apparences de plumitifs besogneux, et des femmes en tenue de « brûleuse de maison », les mains enfoncées dans de vieux manchons : des espèces de larves bourgeoises se mouvant dans une sorte d’obscurité fantastique.
Et de temps en temps, dans le vide et la mort de la grande salle, frappée d’un vivant soleil sur son toit, vibre le roulement sourd de voitures, dont la sonorité tressautante a l’air de passer et peser dessus, ainsi que le feraient des charretées de moellons sur des catacombes.
Je m’arrête là ; chaque page qui suit est une étude psychologique très fouillée de la Faustin, sous les traits de qui on retrouvera souvent cette grande tragédienne qu’on commence à oublier, hélas ! et qui s’appelait Rachel. Non pas que M. de Goncourt ait voulu peindre son portrait, mais parce que toutes les femmes sont femmes, et que les phénomènes qui se produisent dans des milieux identiques doivent donner lieu à d’inévitables ressemblances.
Pour nous résumer, la Faustin est un livre étrange, une étude des plus curieuses sur la névrose artistique, et qui restera comme une scène vivante de l’existence de théâtre au xixe siècle. Nul n’aura plus et mieux vu que M. Edmond de Goncourt ; nul n’aura apporté plus de documents et de matériaux à ceux de l’avenir qui voudront reconstituer notre présent.
XIII. Pierre Loti. Fleurs d’ennui. — 1882.
L’auteur du Mariage de Loti, Pierre Loti, puisqu’il veut, littérairement, s’appeler ainsi, vient de publier chez Calmann-Lévy un volume intitulé : Fleurs d’ennui. C’est un recueil de nouvelles, d’impressions, de notes de voyage dont : Pasquala Ivanovitch, le Voyage de quatre officiers de l’escadre internationale au Monténégro et Suleïma, forment l’ensemble. Même charme de langage, même élévation d’idées, même variété d’impressions que dans les livres précédents du même auteur.
Je coupe de loin en loin, un peu trop au hasard peut-être, quelques pages de Suleïma, laissant à l’esprit du lecteur le soin de remplir les lacunes.
C’était en Algérie — à Oran — en 1869, époque à laquelle jetais presque un enfant.
Plumkett avait encore tous ses cheveux. C’était un matin de mars. Oran se réveillait sous un ciel gris. Nous étions assis devant un café qu’on venait d’ouvrir dans le quartier européen. Nous n’avions pas froid, parce que nous arrivions de France ; mais les Arabes qui passaient étaient entortillés dans leurs manteaux et tremblaient.
Il y en avait un surtout qui paraissait transi ; il traînait une espèce de bazar portatif qu’il étalait devant nous, et s’obstinait à nous vendre à des prix extravagants des colliers en pâle odorante et des babouches.
Une petite fille pieds nus, en haillons, se cramponnait à son burnous ; une délicieuse petite créature, qui était tout en grands yeux et en longs cils de poupée. Elle avait un peu l’exagération du type indigène, ainsi que cela arrive chez les enfants. Les petits Arabes et les petits Turcs sont tous jolis avec leur calotte rouge et leurs larges prunelles noires de cabris ; ensuite, en grandissant, ils ◀deviennent▶ très beaux ou très laids.
C’était sa fille Suleïma, nous dit-il. En effet, c’était possible après tout ; en décomposant bien cette figure de vieux bandit et en la rajeunissant jusqu’à l’enfance, on comprenait qu’il eût pu produire cette petite.
Nous donnions des morceaux de sucre à Suleïma, comme à un petit chien ; d’abord elle se cachait dans le burnous de son père, puis elle montrait sa tête brune, en riant d’un gros rire de bébé, et en demandait d’autres. Elle retournait ce sucre dans ses petites mains rondes, et le croquait comme un jeune singe.
Nous disions à ce vieux :
— Elle est bien jolie, ta petite fille. Veux-tu nous la vendre aussi ?
C’était dans toute la candeur de notre âme ; nous nous amusions de l’idée d’emporter celle petite créature d’ambre, et d’en faire un jouet. Mais le vieil Arabe, nullement candide, écarquillait ses yeux, en songeant que sa fille réellement serait belle, et souriait comme un mauvais satyre.
Les gens du café nous contèrent son histoire : il venait d’arriver à Oran, où il était sous la surveillance de la police, ayant fait autrefois le métier de détrousseur dans le désert.
Je passe cinquante pages et je trouve cette note écrite dix ans plus tard ;
Suleïma me confiait hier ses projets d’avenir.
Voici : Elle est très ambitieuse. Elle a déjà amassé un peu d’argent, et elle le cache dans un recoin que son père ne connaît pas. Bientôt elle se fera faire un collier à plusieurs rangs de louis d’or disposés dans le goût musulman ; et puis, en emportant sa richesse à son cou, elle s’en retournera dans le Sud, dans le cercle de Biskra, où elle est née, pour y trouver un mari qui n’en saura rien, et ◀devenir▶ une grande dame de l’endroit.
Que dire à cela ? Et d’ailleurs, quelle sorte de sermon serais-je bien en droit de lui faire, puisque, moi aussi, j’y aurai contribué, à ce collier d’or !…
Plus loin encore ; Loti a repris la mer et cause de Suleïma avec son ami Plumkett :
« — Cela passera », dit-il avec un grand calme et l’air de penser à autre chose.
« — Mais je ne sais bien, que cela passera. Ne faites donc pas le garçon stupide, Plumkett, vous qui comprenez. À la fin, vous êtes irritant, je vous assure.
« Cela passera, c’est incontestable, — et cela même ne serait jamais venu, sans son pauvre petit baiser d’adieu. Je puis vous dire aussi très positivement — vu le peu de racine que cela a eu le temps de prendre — que dans trois jours il n’y aura plus rien.
« Mais c’est cette certitude qui est triste, — et aussi ce cynisme tranquille avec lequel tous les deux nous en parlons. »
Plumkett et moi, nous faisons les cent pas, tournant comme deux automates au même point et sur le même pied, — ce qui est une habitude de marins.
Nous ne nous disons plus rien, — ce qui est ◀devenu▶ une habitude à nous, après nous être trop parlé. — En effet, nous nous connaissons si bien, et nos pensées se ressemblent tellement, que ce n’est même plus la peine de perdre de temps à nous contredire pour essayer de nous donner le change.
En vérité, il y a des instants où c’est une gêne et une fatigue de tant se connaître : on ne sait plus par où se prendre pour se trouver encore quelque chose de neuf.
Bien des jours ont passé ; Loti revient à Alger.
Cette grande bâtisse neuve où la pluie nous avait fait entrer par hasard était le tribunal de guerre. — On jugeait une empoisonneuse, amenée des cercles du. Sud, de la zone militaire.
En haut, une galerie supérieure, disposée en tribune, dominait la salle. Nous y montâmes, et nous vîmes l’accusée sur son banc. Elle était voilée entièrement, — affaissée, effondrée, — une masse informe de burnous et de draperies blanches.
Les juges étaient de vieux officiers de l’armée d’Afrique, aux figures jaunies, éteintes par les fatigues et la vie de garnison.
On lut l’acte d’accusation, qui était à faire frémir. Elle avait empoisonné, l’un après l’autre, ses trois maris, et, en dernier lieu, la chienne d’un grand Agha.
Et nous regardions, Mohammed et moi, cette forme blanche, chargée de crimes, imaginant là-dessous le visage épouvantable d’une femme vieille et sinistre.
L’interprète commanda à l’accusée de se lever et d’ôter son voile.
Alors elle s’avança vers la table des juges, rejeta tous ses burnous avec un geste étonnamment jeune, et apparut à la manière de Phryné, dans son beau costume d’Arabe du Sud, la taille cambrée et la tête haute…
— Moi, je l’avais devinée avant qu’elle eut dévoilé son visage : Dès qu’elle avait marché, dès qu’elle s’était levée, je l’avais pressentie et reconnue à un je ne sais quoi de déjà aimé et d’inoubliable.
Et pourtant elle était très changée, Suleïma ; elle était transfigurée et bien belle. La petite sauterelle du Désert s’était développée tout à coup au grand air de là-bas ; sous ses vêtements libres, elle avait pris la splendeur de lignes des statues grecques, elle s’était épanouie en femme faite et admirable.
Ses beaux bras étaient nus, elle était couverte de bracelets et de colliers et portait la volumineuse coiffure à paillettes de métal des femmes de l’intérieur, qui jetait sur sa beauté un mystère d’idole.
Elle promenait autour d’elle la flamme insolente de ses grands yeux noirs de vingt ans, regardant avec aplomb ces hommes, ayant conscience d’être désirée par tous.
Un officier de zouaves, l’un des juges, pendant qu’elle tournait la tête, lui envoya par derrière un baiser ; les autres étaient là, souriant cyniquement à cette accusée, les plus vieux échangeant tout bas des grivoiseries de caserne…
Et moi, je cherchais son regard. Enfin il monta jusqu’à moi et s’y arrêta : sans doute un souvenir, d’abord vague, lui traversait l’esprit, et puis elle se rappelait mieux, elle me reconnaissait… Mais que lui importait après tout que ce fût moi ou un autre ; je ne pouvais plus rien pour elle, et ce sentiment qu’elle avait eu un matin, en me donnant son baiser de petite fille, n’avait peut-être pas duré deux heures…
Quant à moi, une pensée folle d’amour m’emportait vers elle, à présent qu’il y avait entre nous cette barrière de crimes ; à présent qu’elle était une chose perdue appartenant à la justice, et aussi inviolable qu’une fille sacrée.
Même ses crimes lui donnaient tout à coup sur mes sens un charme ténébreux, et ce souvenir de l’avoir possédée ◀devenait▶ une chose absolument troublante. J’aurais voulu dire cela à ces hommes qui la convoitaient, leur faire savoir à tous que j’avais en une seule fois son vrai baiser, son seul mouvement un peu pur de tendresse et d’amour…
À présent c’était fini en elle de tout sentiment humain ; le vice l’avait prise tout entière, et, sous l’enveloppe encore admirable, rien ne restait plus….
Pourtant quand ses yeux se levaient vers moi, il me semblait qu’ils avaient encore quelque chose d’attendri, de suppliant, de presque bon ; — mais cela passait vite, et quand ils regardaient le tribunal et la foule, ils exprimaient le défi farouche et dur.
Aucun remords, aucune pudeur.
Elle parlait, et l’interprète traduisait :
« Ses maris d’abord l’avaient ruinée ; elle n’avait seulement plus de quoi s’acheter à manger avec son pain dans sa prison. Le dernier lui avait pris tout son argent et même son collier à trois rangs de louis d’or. Ce collier qu’elle avait à présent était en cuivre ; — et, comme preuve, elle en arrachait des paillettes, qu’elle lançait aux juges avec dédain.
« Quant à la chienne de l’Agha, ce n’était pas vrai. Toute la tribu pourrait le dire : elle était morte d’une certaine gale de chien ?… »
……………………………………………………………………………………………
Le lendemain, dès le matin, je m’acheminai vers ce quartier d’Alger qui est la prison.
C’était encore le calme délicieux des premières heures du jour ; très bas dans le ciel, le Baal resplendissait comme un grand feu d’argent.
La notion plus exacte des situations et des choses m’était revenue avec le jour, comme il arrive d’ordinaire. J’espérais seulement qu’en allant là de très bonne heure, avant le lever des gens de justice, j’obtiendrais peut-être, par un procédé vieux comme le monde, la permission de la voir.
Je sonnai à cette porte de prison, et, en affectant un ton dégagé et très bref, je m’adressai au gardien.
— C’était impossible, naturellement, je l’avais prévu : il aurait fallu des démarches longues, que personne n’aurait comprises, et pour lesquelles d’ailleurs le temps manquait (nous partions à midi pour Tunis).
J’avais envie d’offrir de l’argent à cet homme : j’étais venu pour cela, et c’était le moment de risquer ce coup décisif. Mais maintenait j’hésitais ; il avait par hasard l’air honnête… Je n’osais plus.
D’ailleurs, elle n’avait pas été condamnée à mort ; on avait déclaré les preuves insuffisantes, me dit-il ; cinq années de prison, c’était tout ce qu’on avait osé lui donner. — Les juges aussi, évidemment, l’avaient trouvée belle.
Et l’histoire finit de la manière la plus banale du monde. Je donnai à ce gardien un louis, en lui disant, sur un ton naturel et poli : « Portez-le à cette Suleïma, et dites-lui, je vous prie, que c’est de la part du Roumi qui lui donnait des morceaux de sucre à la porte d’un café d’Oran, quand elle était petite fille. »
On peut juger, par ces extraits écourtés, du reste du livre. L’auteur des Fleurs d’ennui est une personnalité littéraire sans y avoir cherché, plus heureux en cela que bien d’autres. — Quel malheur, disait dernièrement une femme d’esprit, que Messieurs les romanciers ne veuillent plus nous donner à boire que du vitriol ou de l’eau sucrée, à ne voir que des mauvais lieux ou des sacristies. — Lisez Pierre Loti, Madame, et vous verrez qu’il y a encore un juste milieu qui n’est point à dédaigner et où Mérimée a laissé des successeurs.
Spiritualistes et Romantiques
I. George Sand. Dernières pages. — 1877.
En un volume paru chez Calmann-Lévy, on vient de réunir sous le titre de : Dernières pages, quelques morceaux laissés inachevés par George Sand ; ce sont bien, on en jugera par les dates, les dernières productions du grand écrivain ; quant au charme, à la fermeté du style, on les trouve aussi bien dans ces pages jetées au hasard que dans les meilleurs romans de l’auteur ; la grande conception, l’architecture, y manquent, volontairement, et ce sont des matériaux qui eussent bien certainement pris place dans une œuvre nouvelle.
Les meilleurs morceaux de ce livre sont incontestablement : Dans les bois, Nuit d’hiver, Voyage chez M. Blaise, la Blonde Phœbé et Mon Grand Oncle, recueillis sous le titre d’impressions et souvenirs.
Dans les bois, qui commence par une leçon de botanique, finit d’une façon assez imprévue par un remarquable portrait de l’empereur Napoléon III ; on sent que l’auteur s’est efforcé de faire juste et ressemblant.
Quand j’ai lu hier dans un journal que l’état du malade de Chislehurst était grave, j’ai senti qu’il était mort au moment où nous lisions cette dépêche. « N’était-il pas déjà mort à Sedan ? Pourquoi ne s’y est-il pas fait tuer ? » s’écrie-t-on de toutes parts. — Sans doute il a manqué là une belle occasion de mourir, mais la raison qui la lui a fait manquer est bien simple : un mort ne peut pas courir à la mort.
Il y avait déjà trois ans que Napoléon III n’existait plus. Les événements n’agissaient plus sur lui que comme la pile de Volta sur un cadavre. Ses velléités libérales de la dernière heure étaient, dans la situation où il se plaçait, des illusions que le raisonnement ne contrôlait plus. La guerre avec la Prusse ne fut même pas une illusion, car il ne sut pas cacher que le spectre de la défaite lui était apparu et l’emmenait fatalement à sa perle. Alexandre Dumas fils a dit qu’en se rendant prisonnier il crut sauver son armée et la France. Cette illusion étant insensée, elle est possible chez un moribond dont l’âme flottante n’est plus capable de lâcheté ni d’héroïsme, et ne distingue plus le songe de la réalité.
Au reste, pour qui aurait étudié de près, sans prévention d’aucun genre, toute la vie de cet homme funeste, je crois que l’observateur se serait assuré d’une chose nouvelle à dire, mais ancienne dans l’histoire : c’est que certains personnages historiques n’ont pas eu de libre arbitre et n’ont pas existé dans l’acception que nous donnons au mot d’existence comme conscience de la vie. Celui-ci a été traité d’homme chimérique. Le mot est juste s’il désigne un cerveau nourri de chimères, encore plus juste s’il dépeint un être problématique, insaisissable à l’analyse. Moi, je dirai simplement l’impression qu’il m’a causée personnellement.
Au temps de Ham, par correspondance, écriture et rédaction d’un jeune homme sans énergie, dominé par une vision énergique, vision conçue dès l’enfance, entretenue par un entourage dont il subissait la pression avec une lassitude résignée ; point d’instruction réelle, beaucoup d’intelligence, les rudiments et même les éclairs d’un génie plutôt littéraire que philosophique et plutôt philosophique que politique. Santé perdue, vitalité chancelante, inégale, suspendue par moments avec des reflux d’expansion et des refoulements douloureux. Point d’amertume cependant, point de rancunes, peu de courroux ; trop contemplatif pour être passionné ; aimable, aimant, fait pour être aimé dans l’intimité, désintéressé de tout pour son compte, et pourtant — voyez quels contrastes formidables ! — capable des plus grands crimes politiques, parce que ses notions de droit humain différaient entièrement des nôtres.
Quand je lui ai parlé, quand je l’ai vu à l’Élysée, deux fois en une semaine, j’ai été complètement abusée par lui, et ensuite, me croyant jouée, je n’ai plus voulu le revoir. J’ai quitté Paris et manqué à un rendez-vous donné par lui. On ne m’a pas dit : « Le roi a failli attendre », on m’a écrit : « L’empereur a attendu. »
Mais j’ai continué à lui écrire quand j’espérais sauver une victime, à commenter ses réponses et à l’observer dans tous ses actes ; je me suis convaincue qu’il n’avait voulu jouer personne ; il jouait tout le monde et lui-même. Il croyait à ce qu’il disait ; mais, se regardant comme unique moyen de salut, comme l’instrument investi d’une mission inévitable, ne se sentant pas l’énergie physique et morale nécessaire, mais comptant la trouver dans l’arrangement fatal des circonstances, il adoptait toutes les idées qu’on voulait lui suggérer, sous forme d’oracles : « Allons toujours ! se disait-il ; si telle chose est impossible, je passerai à une autre, et si elle est mauvaise, le résultat me l’apprendra. » L’exercice du pouvoir absolu aidant, cette illusion de jouer à pile ou face avec les événements ◀devint▶ une monomanie, et le fatalisme tranquille et patient prit toutes les apparences d’une force et d’une habileté.
L’habileté était nulle. L’homme était naïf sous son air contenu et réfléchi. Il ne posait pas comme son oncle. Il n’avait pas appris à se draper dans la toge antique. Il était petit, voûté, flétri, et ne cherchait point à paraître majestueux. Louis Blanc, qui l’avait vu à Ham, lui avait trouvé un profil et un regard d’aigle en cage. Le regard d’aigle avait disparu quand je le vis ; la cage était restée ; quelque chose d’inquiet, de contraint, de timide, qui se résolvait en expression affectueuse et triste. Je n’ai pas à raconter ici les paroles échangées entre nous sur le rôle qu’il jouait à cette époque. Je n’allais point le voir pour l’interroger. Il me répondit quand même et ses promesses ne furent point tenues. Mais je trouvai une grande sensibilité et une spontanéité de bonne résolution qui me frappèrent vivement. Je crus, pendant une quinzaine, qu’il réparerait tout et qu’il lutterait véritablement pour tout réparer. Je me méfiais de son énergie, elle fut au-dessous de ce que j’attendais. La persécution ne se relâcha à l’égard de quelques-uns que pour peser plus cruellement sur le grand nombre. Une prétendue, une fausse raison d’État frappa d’impuissance l’homme de sentiment qui déplorait, dans le principe, les moyens dont on s’était servi pour lui donner le pouvoir, qui paraissait en ignorer les excès, être prêt à les désavouer. Il ne désavoua rien et accepta avec une lâche douleur les meurtres de la rue et les iniquités de la persécution dans toute la France. Lui, sans haine et sans ressentiment, chevaleresque au besoin quand il s’agissait d’oublier une injure personnelle, il servit les haines aveugles, les vengeances odieuses, je ne dirai pas d’une classe de citoyens, ce ne serait pas vrai, mais de la légion de ces gens de proie qui, dans toute localité et en toute circonstance, sont sur la brèche dans les mauvais jours pour dénoncer, maudire et calomnier leurs ennemis personnels ou seulement les adversaires dont ils redoutent l’influence et la moralité. C’est à ces meneurs de réaction qu’au grand scandale et à la grande tristesse des honnêtes gens de tous les partis l’aveugle souverain, grisé par le succès du premier plébiscite et n’en comprenant pas les causes profondes, se fit l’esclave et l’oblige des moyens apparents de son succès. Il ne comprît pas qu’il pouvait être humain sans danger. En cela comme en tout, il se trompait. Il se trompait comme se trompait le parti radical en attribuant l’élan du vote des campagnes à la pression des meneurs. Cette pression existait, mais elle était parfaitement inutile. La légende napoléonienne et l’effroi d’une république sans force et sans union servaient l’Empire en dépit de ses agissements sans pudeur.
L’Empire était proclamé, je ne saurais dire fondé ; le titulaire en sapait la base lui-même en montant sur ce pavois souillé que lui tendaient les mauvaises passions. Né honnête homme, il se faisait porter en triomphe par des ambitieux dépourvus de tout scrupule. Ce qu’il y avait d’impur dans la nation française allait travailler pour lui et le rendre solidaire de tout le mal commis et à commettre. La France passa condamnation. Et alors il se crut grand et fort. Il entreprit de grandes choses qui ne pouvaient aboutir. Il parut devoir mener à bien tout ce qui répondait au sentiment public. Homme à principes erronés, il gouverna une nation qui manquait de principes et qui mettait un idéal de prospérité romanesque à la place de la vraie civilisation ; le succès et la chance à la place du droit et de la justice.
C’est donc par le sentiment seul qu’il pouvait la conduire ; il l’avait compris un instant en voulant sauver l’Italie. Il manqua de confiance pour son dénouement et tomba au dernier acte. Dès lors son étoile pâlit, et il ne la vit plus. Peut-être cessa-t-il d’y croire, peut-être cet illuminé ◀devint▶-il sceptique ; son intelligence ne pouvait survivre à une telle transformation. Il commença à mourir durant la guerre du Mexique.
La France l’avait trop accepté, elle était ◀devenue▶ chimérique comme lui, elle partagea sa décadence en la précipitant. Elle se trouva désorganisée, anarchique et sans conscience d’elle-même. Elle le maudit avec excès quand elle se vit perdue, l’implacable colère ne s’avoua pas qu’elle était trop tardive pour être digne.
Une colère plus logique et plus noble fut celle de Victor Hugo, qui, dès le début, lança le plus éloquent de ses anathèmes à Napoléon le Petit. Mais le grand poète romantique n’eut pas ici le sens suffisant de la réalité. Son chef-d’œuvre restera comme un monument littéraire, il n’a pas de valeur historique. Napoléon III ne mérita jamais « ni cet excès d’honneur ni cette indignité » d’être traité comme un monstre. Il ne mérita pas davantage d’être rabaissé jusqu’à l’idiotisme. Il eut, comme homme privé, des qualités réelles. J’ai eu l’occasion de voir en lui un côté vraiment sincère et généreux. Il eut aussi un rêve de grandeur française qui ne fut pas d’un esprit sain, mais qui ne fut pas non plus d’un esprit médiocre. Vraiment la France serait trop avilie si elle avait subi pendant vingt ans la toute-puissance d’un crétin travaillant pour lui seul. Il faudrait désespérer d’elle à tout jamais. La vérité est qu’elle prit ce météore pour un astre et ce songeur silencieux pour un homme profond. Puis, quand elle le vit succomber à des désastres qu’elle eût dû prévoir et prévenir, elle le prit pour un lâche.
Il ne l’était pas, il avait un courage froid, et je ne crois pas qu’il tînt à la vie. Il se sentit écrasé, désillusionné de son rôle, peut-être las de lui-même.
On a sans doute conspiré beaucoup autour de lui dans son dernier exil. On doit avoir hâté sa fin en stimulant ce reste de vie, qui fut employé, des gens bien informés me l’ont dit, devinez à quoi ? à faire des paysages à l’aquarelle qui lui plaisaient beaucoup.
Il s’est cru l’instrument de la Providence. Il ne fut que celui du hasard. Le parti, d’abord minime, et tout à coup immense, qui le porta au faite du pouvoir ne fut même pas un parti, si, par là, on entend une fraction de nation obéissant à une doctrine, à un système, à une croyance quelconque. Ce fut un essaim d’aventuriers d’abord, et puis une réunion d’intéressés spéculant sur l’aventure, et puis l’engouement soudain des masses dégoûtées d’une république en dissolution. La France, ◀devenue▶ industrielle sous Louis-Philippe, n’était pas redevenue politique ; Ne sachant pas se gouverner elle-même, elle se jeta dans l’inconnu. La république s’était suicidée en juin par une effroyable scission entre le peuple et la bourgeoisie. Nous n’étions plus dignes de la liberté. L’inconnu étrange, triste, poli et froid, passait dans la rue sur un cheval dressé aux courbettes. Je lui trouvai, ce jour-là, le profil de don Quichotte. Des gens, arrivés à ce spectacle pour le siffler, l’acclamèrent ; je n’ai jamais su pourquoi. Une sorte de vertige s’était emparé de ce Paris des boulevards qu’il avait mitraillé la veille. Ce fut un triomphe. Il en parut étonné, et peut-être, car il avait ses moments d’esprit et de malice discrète, comprit-il qu’il devait cette ovation à la grâce de son cheval. Paris est artiste, Paris est enfant. Paris est sublime et niais, admirable aujourd’hui, absurde demain. Il vit cela et il osa, lui qui avait un grand fonds de timidité modeste. On le voulait impudent, il le fut. Il commanda, dit-on, son manteau impérial. Des ouvrières étaient occupées à en broder les abeilles d’or, qu’il disait encore à ceux qui le poussaient en avant : « Non, je ne trahirai pas la République ! » Et le merveilleux de l’affaire, c’est qu’il le disait de bonne foi. Il était dupe de lui-même jusqu’au dernier moment. On le persuadait tout d’un coup, en lui montrant le succès obtenu en dépit de son inaction, de ses scrupules ou de sa gaucherie. Il se disait alors : « C’est ma destinée, donc c’est mon devoir. » Et rien ne comptait plus dans sa conscience ni dans sa mémoire. C’était le fanatisme d’un autre siècle mettant l’aigle dans le nimbe à la place du calice. Il ne connaissait pas le remords, pouvant toujours se dire : « Ce n’est pas moi qui l’ai voulu ; c’est la fatalité qui me commande. »
Ce portrait n’a pas la prétention de s’imposer à l’histoire. Il sera nié, discuté, refait de mille manières ; moi, je le crois, non bien fait, mais ressemblant. Je l’ai reconstruit en me promenant dans les bois et en me rappelant l’ensemble des détails qui m’ont frappé. Le premier venu des êtres humains est très difficile à connaître et à classer. Le plus difficile de tous est celui dont la vie a été l’objet de l’émotion et de la curiosité publique. Ni la haine ni l’engouement n’ont pu le juger.
Tel est à peu près dans son ensemble ce portrait dessiné et peint de main de maître ; pas de passion, point de concessions faites aux légendes stupides et intéressées ; Mme Sand a écrit ce qu’elle a vu, ce qu’elle a senti, et, par la conscience qui l’anime, cette simple ébauche prendra place parmi ses œuvres les mieux achevées et les documents historiques.
II. Paul Féval. Les Étapes d’une conversion. — 1877.
Voici un livre d’aujourd’hui, bien qu’il ait eu jadis son succès, car Paul Féval a presque entièrement remanié les Étapes d’une conversion, qui viennent de paraître chez Victor Palmé ; ce n’est pas précisément l’histoire de l’auteur qui est racontée dans ce volume, mais, pour ceux qui le connaissent, c’est tout au moins celle de quelqu’un qui lui ressemble :
Mon ami, dit-il, s’appelait Jean… Avant de tourner ses yeux vers Dieu, il avait dépensé une longue vie à regarder les hommes pour faire fortune et gagner de la renommée.
Jean est donc un écrivain, et comme l’âge a émoussé sa plume, il dicte à l’auteur ce livre singulier qu’il n’intitule pas les Étapes d’un converti, mais les Étapes d’une conversion, parce que :
À notre insu, nos joies et nos douleurs, nos triomphes et nos défaites nous rapprochent de Dieu. Ce n’est pas nous qui marchons vers la conversion, c’est la conversion qui marche vers nous. J’ai voulu marquer les diverses stations de la mienne.
La première étape est la mort du père, et la mort de ce père est tout le livre. Il n’y a que cela : un honnête homme qui meurt avec les secours de la religion, entre sa femme et ses enfants ; drame doux et cruel, qui vous poursuit longtemps après la lecture finie.
Ce Jean, sans nom de famille, en qui on a cru reconnaître Raymond Brucker, l’ancien collaborateur de Gozlan, fondu avec une autre personnalité littéraire, retrouve une langue des vivants quand il regarde, du fond de sa conversion, la littérature d’il y a dix ou quinze ans qu’il a quittée.
Ah ! dit-il, j’ai eu de la peine à me déshabituer de la plume et de ceux qui s’en servent ! Je les connaissais tous, les pauvres chers esprits, je les aimais, je les aime encore. Ils sont bons, que Dieu les appelle ! J’ai pleuré le trop-plein de ma joie quand Augustin Thierry, ce maître, nous est revenu après avoir voyagé si loin de nous ! Dès qu’il fut ◀devenu▶ aveugle, il vit la Lumière. Et Frédéric Soulié, le robuste inventeur, si violent et si doux ? C’est moi qui lui donnai à baiser la croix de mon chapelet, la dernière nuit. M. Guizot, qui avait été mon professeur, m’a mis à la porte de chez lui, disant qu’il ne voulait pas d’un coquin comme moi pour convertisseur. Qu’importe de l’outil, cependant, pourvu que la besogne soit, faite ! Mais M. Guizot s’adorait lui-même tout franchement, et beaucoup de catholiques l’y aidaient. Balzac, lui, me répondit gravement : « Je suis plus converti que toi. » Alfred de Musset… chère belle âme tourmentée !… Mais laissons dormir les morts. Dis-moi des nouvelles de ceux qui vivent. Parle-moi d’Hugo, le poète colossal qui a ébloui ce siècle et dont le dernier cri sera un cantique, je l’espère encore ; parle-moi du bon, du grand Dumas, qui n‘a jamais eu le temps de regarder son propre cœur. Parle-moi d’Eugène Sue, loup enragé dans ses livres, bergère à la maison, qui fait bouillir ses mains dans de l’eau de rose quand il a touché la patte d’un tribun ; et de Gozlan, amertume étincelante, montée en bouquet comme un feu d’artifice ; et de Jules Sandeau, ce chrétien qui s’ignore, si tendre, si fin, si Français ; et d’Alphonse Karr, et de George Sand, l’âme admirable, à qui rien ne manque, sinon Dieu, c’est-à-dire tout. Michelet est-il ◀devenu▶ capucin comme il en avait peur ?
Et quelques pages plus loin :
Jean se mit à parler de Tartuffe moderne a, « le livre à faire ».
Certes il ne confondait pas certains hommes de talent, de belles-lettres et de savoir, avec ces pauvres diables de cannibales crottés qui gagnent leur bock à dévorer de la viande de prêtre dans les journaux dits populaires ; non, il faisait la part de chacun, rendant justice au mérite de ceux qui vendent du Jésus pour des centaines de mille francs, tandis que d’autres spéculateurs subalternes n’en retirent pas même trente deniers…
— Molière est mort, disait-il ; Molière ressuscité pourrait seul modeler le pendant de son étonnant chef-d’œuvre que beaucoup, parmi les catholiques, ont le tort de nier ou de méconnaître. Il a fait le Tartuffe de la religion ; il a eu raison : ce monstre existait ; ce qu’on pourrait reprocher à Molière, c’est de lui avoir donné, pour les besoins de la scène, des audaces et des naïvetés qui ne cadrent pas avec la prudence de l’hypocrite consommé. Mais le génie n’a pas à rendre compte de ses défaillances. Il crée une formule ; à ce moule il donne un nom qui ◀devient▶ la justice des siècles. Autres temps, autres monstres. Molière, rendu à la vie et promenant sur notre monde la clairvoyance de son regard, reconnaîtrait Tartuffe et chercherait en vain sur ses épaules l’habit de fantaisie dont sa « fronderie » gauloise l’affubla aux jours où cet habit revêtait la puissance, le crédit, l’autorité. Molière reprendrait aujourd’hui son moule pour y fourrer le vrai Tartuffe, vivant de popularité escamotée : non pas du tout ces petits Tartuffiaux qui font des livres en pâte de guimauve juive, mais le grand Tartuffe de notre époque, l’hypocrite social et politique qui attaque à la fois l’Église, la magistrature, l’armée et l’État, l’homme-poison, violent ou douceâtre, il importe peu, travaillant le suffrage universel comme on foule le raisin dans la cuvée, pour en exprimer quoi ? sa propre fortune, la réussite de sa propre ambition, la pitance de son propre appétit. Voilà un Tartuffe qui en vaut la peine ! Un mâle d’hypocrite, celui-là, ne reculant devant rien, promettant l’impossible de sa voix de stentor, enflée par la trompette de la foire, mentant à des millions de naïfs qui lui donnent un sou chacun sur le prix de leur pain, pour abattre tout pouvoir, pour démolir toute loi, pour miner toute morale, parce que tout pouvoir le gêne, toute loi l’entrave, toute morale le condamne. Serait-ce assez de Molière lui-même pour se prendre corps à corps avec ce pitre géant, avec celle monstrueuse queue-rouge qui montre au pauvre la richesse d’autrui en lui criant : « Déshérité, voilà ton héritage ! nomme-moi député, moi, ton bienfaiteur, ton seul ami, ton frère et ton père ! nomme-moi ministre, nomme-moi tout, ce sera comme si tu te nommais toi-même ! »
Nous citerons encore la dernière page du livre, sobre et sereine. C’est le moment ou la vieille servante Julienne dit « la soupe est servie », pour la première fois depuis « le malheur ». On entre dans la salle à manger, et toute la famille s’arrête à regarder la place vide du père…
Maman appela Charles (le frère aîné), et Charles vint. Il était aimé parce qu’il n’y avait chez nous que de l’amour ; mais il était le moins aimé, à cause de sa piété supérieure et de sa modestie trop haute. Ce sentiment de gêne en face de la perfection existe partout où il y a des créatures humaines, dans l’état ecclésiastique comme ailleurs, et je l’ai trouvé au fond des solitudes habitées par les saints.
Maman appuya sa main sur le front de Charles, et je pense que c’était une bénédiction ; puis elle l’embrassa tendrement et désigna la place d’honneur.
Charles dit tout bas, en fléchissant presque les genoux ;
— Ma mère, oh ! ma mère, je vous en prie !…
Mais elle répondit :
— Mon cher enfant, cela se doit. Il le voulait, et je le veux.
Nous entourâmes Charles et nous l’embrassâmes tous. Mon frère le soldat, qui n’avait jamais été de son avis sur quoi que ce fût au monde, lui dit du meilleur de son bon cœur :
— Tu sais, tu peux me commander, je t’obéirai !
Et la religieuse se pendit à son cou, tandis que mes deux autres sœurs, Louise et Anne, attendaient leur tour. Julien hochait sa vieille tête avec un grave contentement.
Quand nous eûmes conduit Charles à sa place nouvelle, il récita le bénédicité comme papa avait coutume de le faire. Désormais, il y avait dans notre douleur même une consolation austère et douce : le vide n’était plus béant. En plongeant la louche dans la soupière, Charles dit :
— Je suis ici sous l’autorité de notre mère, et je lui ai obéi en acceptant cette place comme je lui obéirai toujours.
Et nous nous assîmes tous, et ainsi commença le premier repas de notre famille orpheline.
On peut juger d’après ces extraits de l’ensemble et des qualités de l’ouvrage ; pour ceux qui connaissent l’auteur, il faut, bien qu’il s’en défende, voir dans les Étapes d’une conversion comme une autobiographie ; et l’œuvre s’en ressent, car il n’est permis d’étudier avec ce scrupule le jeu d’une âme que sur soi-même ; aussi peut-on dire que jamais Féval n’a rien écrit d’un plus grand cœur ni de plus d’émotion que ce livre.
III. Victor Hugo. Religions et Religion. — 1880.
L’événement littéraire de la semaine est l’apparition du nouveau livre de poésies de Victor Hugo : Religions et Religion.
Ce n’est qu’avec le respect que commande le génie qu’il convient de parler d’une œuvre de notre grand poète, et la louange même qu’on lui adresse doit être épurée de tout compliment, de toute flatterie ; la vérité convient aux forts.
Tout d’abord, repoussons ces admirations bizarres qui s’exclament devant les 78 ans du poète et voient surtout en ce livre une difficulté vaincue. Victor Hugo n’a pas besoin de ces admirations relatives ; sa forme est aussi belle, aussi puissante aujourd’hui qu’elle l’a jamais été, et les vigueurs de son esprit n’ont pas besoin d’indulgence. Jamais le poète n’a été plus en possession de lui-même que dans ces pages qu’il a écrites hier, et sa vie aura ceci de particulier qu’ayant brillé d’une éclatante aurore et d’un resplendissant midi, elle n’aura pas eu de déclin.
Donc, pas de sourires bénins et attendris à cette vieillesse qui n’est qu’un épanouissement ; ne vous dérangez pas de votre chemin de peur de heurter le chêne, il est plus solidement planté que vous.
Le nouveau livre de Victor Hugo a pour nous le tort de venir juste au moment où il n’était plus nécessaire ; c’est un flamboyant enfonçage de portes ouvertes. Tout le monde depuis Voltaire, et même avant lui, a bien compris que les légendes de l’antiquité, de Brahma, de Vichnou, de Mahomet, de Jéhovah, du christianisme, etc., ne devaient plus être acceptées telles quelles et sans examen ; généralement les esprits justes les ont considérées comme un moyen trouvé par les grands philosophes des temps passés de faire parvenir la vérité à la postérité ; ces fables, ces paraboles sont comme des plis cachetés mis à notre adresse ; ouvrons-les avec calme, avec recueillement et sans nous écrier à tous moments : « Ô mon Dieu, que nos pères étaient bêtes ! » Pas si bêtes, puisqu’à bien regarder les ablutions (par exemple) des Juifs et le carême des Chrétiens ont été institués pour des raisons hygiéniques indiscutables. Peut-être bien que le Juif lépreux à qui Moïse eût dit : « Va te baigner ! » n’y eût point été ; en lui donnant cet ordre de la part de Dieu, Moïse a été obéi et la race a vécu. Les peuples ont leur enfance comme les hommes ; certes nous mentons en menaçant notre enfant de croquemitaine et du loup, mais on l’a subitement impressionné, empêché de se blesser, de se brûler, jusqu’au temps où l’on pourra s’adresser à sa raison et à son intelligence.
Faut-il pour cela que nos enfants, à l’âge d’hommes, viennent nous rebattre les oreilles de la découverte qu’ils ont faite qu’il n’y a vraiment pas de louloups ni de croquemitaines ? Qu’ils nous remercient, et c’est tout ce qu’ils ont à faire.
Quoi qu’on en dise, à ne les considérer que comme des hommes, nous serons toujours les obligés de Moïse, Brahma, Jésus-Christ, et sans discuter leurs dogmes, je crois que nous n’avons rien de mieux à faire qu’à nous féliciter de leur venue. J’ajouterai que Victor Hugo, artiste et poète, va peut-être un peu loin en trouvant suffisant comme célébration religieuse le culte des fakirs qui cherchent Dieu dans leur nombril, et ne faut-il pas penser que les religions bonnes ou mauvaises qui nous ont valu tant de chefs-d’œuvre d’art, d’architecture, de poésie, tant de belles inspirations, méritent d’être traitées avec moins de dédain ? Quoiqu’en République, il faut être poli même avec les dieux ; pour nous qui avons vu si bien chanter le Christ et Jéhovah par le grand poète, le grand romancier de Notre-Dame de Paris, nous trouvons que ces fictions ont du bon, ne serait-ce qu’au point de vue de l’art, et qu’il y a de sa part un peu d’ingratitude à leur préférer le néant et le doute, deux bien vilaines connaissances pour les petits comme pour les grands esprits.
Et puis, en résumé, est-il bien nécessaire de tant analyser, et est-ce bien l’œuvre du poète de défendre à l’esprit de méconnaître les limites fixées par la science ? Est-ce enfin bon, utile au bonheur de l’humanité, de dire au gourmet qui mange une pêche, à la jeune fille qui respire une fleur, aux amoureux qui parlent d’amour éternel, aux déshérités de cette vie qui croient à une autre existence : — ce fruit, cette fleur, ne sont qu’un composé d’hydrogène, d’oxygène, de carbone, etc. ; ne croyez pas aux serments, vous vous mentez tous deux ! Et quant à toi, pauvre âme torturée, dis-toi bien que tes douleurs sont stériles, que l’espérance n’est qu’un mot, et qu’il n’y a de vrai que la mort.
Nous estimons que la connaissance des choses est fort utile, mais nous déclarons aussi qu’il est des instants où l’ignorance n’est pas sans douceur ; tout le monde n’est pas né trappiste, et quand on jouit de la vie, il est très désagréable, à notre sens, de s’entendre dire : « Frère, il faut mourir ! » En tout cas, si nous admettons qu’on détruise nos préjugés et qu’on sape nos erreurs, c’est à la condition qu’on nous les remplacera par des vérités absolues, sans quoi nous faisons un marché de dupes, et nous avons encore moins avec le néant qu’avec le mirage qui nous trompait, il est vrai, mais qui nous soutenait durant le chemin.
IV. Albert Delpit. Le Fils de Coralie. — 1879.
Nous avons annoncé l’apparition du Fils de Coralie, de M. Albert Delpit. Nous reproduisons ici une scène très dramatique de l’ouvrage, qui vient de paraître chez Ollendorff : voici en peu de mots la situation.
Le capitaine d’artillerie Daniel aime une ravissante jeune fille de Montauban, Mlle Édith Godefroy ; la tante de l’officier a obtenu pour son neveu la
main de celle-ci ; après bien des hésitations, la famille a pardonné au jeune homme
d’être fils naturel. Au moment où le mariage va se conclure, on découvre que Mme Dubois n’est pas la tante du
capitaine
mais sa mère, et qu’elle n’est autre que Coralie, une courtisane naguère célèbre.
M. Godefroy reprend brutalement sa parole ; et lorsque Daniel, qui ignore tout, le somme
de lui dire pourquoi, le père d’Édith lui répond : « Demandez à votre
tante ! »
Et sans attendre une nouvelle réplique de Daniel, Godefroy sortit brusquement, laissant en face l’un de l’autre ces deux êtres si étroitement liés : la mère, obligée de révéler sa honte à son fils, obligé de l’entendre !
Coralie était toujours là, sombre, muette. Ses yeux seuls vivaient dans sa figure blanche. C’était la fin. Elle louchait à l’épouvantable catastrophe. Pourquoi eut-elle essayé de résister encore ? Tous ses efforts auraient été vains. Elle ne pouvait pas se soustraire à l’effrayante explication. Il fallait qu’elle satisfît la dignité de son fils qu’on outrageait. Elle aperçut comme dans un éclair sa vie entière de désordre et de honte ; elle mesura ses infamies ; l’abjection de son existence lui apparut. Et elle allait se confesser à Daniel ! Impossible de fuir. Elle était acculée. Jamais créature humaine ne souhaita plus ardemment la mort. Elle aurait voulu que la foudre l’écrasât, que la terre s’entrouvrit pour l’engloutir et l’arracher à ce supplice !
— Ma chérie, balbutia Daniel à voix basse, est-ce vrai ce qu’a dit cet homme ? Est-ce vrai que c’est à toi de me répondre, de me révéler…
— Oui.
— Il ment, n’est-ce pas ? Il ment…, ou on l’a trompé ?
— Non. Tu ne peux pas épouser Édith. L’obstacle est invincible. Tu souffriras beaucoup dans les premiers temps, mais tu te consoleras par l’oubli ; l’oubli vient toujours.
— Toi aussi, tu parles de cette façon ! C’est donc réel ? Je suis donc déshonoré ? Tu courbes le front, tu ne réponds rien ? Je suis déshonoré ! moi ! Comment ? par qui ?
Coralie eut un frisson. Elle dit d’un ton rauque :
— Par ta mère.
Daniel recula, épouvanté. La moitié du voile se déchirait. Cependant il ne comprenait pas encore. Il répéta machinalement, comme un homme égaré :
— Par ma mère ?
— M. Bonchamp, M. Godefroy, ont découvert le secret redoutable que j’espérais cacher à tout le monde, même à toi.
— Quel secret ? En vérité, tes réticences me tuent. Parle !
— Je t’ai menti, je ne pouvais pas faire autrement. Ta mère n’est pas morte en te mettant au monde. Elle a eu une existence houleuse : c’était une femme perdue.
Un lourd silence régnait. Daniel était sans voix, écrasé sous la révélation. Les paroles de sa tante sonnaient lugubrement à ses oreilles. Coralie n’avait pas bougé de place : il lui semblait qu’elle s’arrachait le cœur de la poitrine. Et pourtant une vague espérance luisait ; si elle pouvait lui persuader que sa mère était morte en effet ! Le jeune homme s’assit, anéanti, la tête baissée, l’œil sans regard, le cerveau sans idées. Il était le fils d’une femme perdue ! Cette pensée intolérable lui rongeait le cœur ; brusquement, il se leva, fit quelques pas en chancelant, puis il prit les deux mains de sa tante, et avec une violence contenue :
— Tu as cru devoir me cacher la vérité jusqu’à présent, peut-être as-tu bien fait, Je ne veux pas discuter ton silence, seule ta tendresse pour moi a pu te dicter tes pieux mensonges ; mais tu comprends que je dois tout savoir. Si tu le taisais, je m’adresserais à d’autres ; au besoin, je forcerais M. Godefroy à parler. Il vaut mieux que ce soit loi qui parles que des indifférents ou des ennemis. Comment se nommait ma mère ? Qu’a-t-elle fuit ? Qu’est-elle ◀devenue▶ ?
— Un mot t’apprendra tout. Elle s’appelait Coralie.
Daniel resta le bras tendu, immobile. Non seulement sa mère avait eu une existence honteuse, mais encore c’était une fille de joie qu’on paye, qu’on achète comme une bête de somme. Brutalement il comprit la source de sa fortune. Son honneur eut des nausées. Il s’écria violemment :
— Je suis le fils de cette drôlesse, moi !
Ce fut le dernier coup. Le mot foudroya Coralie. Elle tomba agenouillée, la poitrine soulevée par les sanglots. Alors le voile se déchira entièrement, Daniel comprit tout. Il dit très bas :
— C’est toi qui est ma mère, c’est toi qui est Coralie.
Elle ne répondit même pas. À quoi bon ! Nier, mentir encore ? c’était impossible. Daniel la regardait ; elle l’avait élevé ; il revoyait le jour où elle était venue s’asseoir à son chevet, lorsqu’il était malade, longtemps auparavant. Jusqu’alors, il la connaissait à peine. Il se savait seulement orphelin, n’ayant d’autres parents que sa tante. Elle payait exactement sa pension et lui envoyait de l’argent ; leurs rapports se bornaient là. Une fièvre cérébrale compliquée d’une angine couenneuse ; ou le couche, et on écrit à cette tante. Elle arrive le surlendemain. Pendant trois semaines, elle l’avait veillé avec un dévouement acharné, le disputant à la mort. Que de fois, au sortir de son délire, il s’était éveillé sur la poitrine de cette femme qui le serrait étroitement pour mieux le garder ! Daniel se rappelait tout cela. Il apercevait, de loin en loin, dans la pénombre du souvenir, ce long dortoir de collège, avec ses rideaux blancs aux franges rouges, puis sa pensée suivait le cours des ans. À dater de sa guérison, elle ne voulut plus le quitter. Elle partit pour Paris, lui disant : « J’ai des affaires régler, mais ce ne sera pas long ; je reviendrai bientôt. » En effet, elle revint bientôt. Elle s’installait en Auvergne, près de lui ; elle se dévouait à son bonheur ; elle exaltait son courage aux heures de succès, et le relevait aux heures de défaillance. Depuis lors, il n’avait pas eu une joie ou une douleur qui ne leur fussent communes. La guerre déclarée, elle ne versa pas une larme, elle lui dit : « Pars, et fais ton devoir ! » Après la capture de Metz, ce devoir était rempli. Il pouvait s’en aller en Allemagne comme les autres ; elle fut la première à lui écrire : « Tu as eu raison de t’évader. Retourne te battre. » Dans ces lettres, jamais une plainte, jamais une terreur ; elle ne voulait pas que rien le détournât de sa mission héroïque. Et cette femme qu’il mettait si haut s’appelait Coralie ! Elle avait vécu du désordre ; c’était une fille célèbre, une de celles que les débauchés se montrent du doigt en riant ! M. de Bruniquel parlait encore d’elle quelques jours auparavant ; elle avait été sa maîtresse, à lui et à bien d’autres. Il la regardait, agenouillée dans sa prostration ; il se sentit juge ; il pesa dans sa conscience le bien et le mal, et ses larmes coulèrent. Il s’approcha d’elle, et, simplement, doucement, il lui dit :
— Tu es ma mère, Relève-toi.
Elle se releva d’un bond ; elle le regarda à son tour ; elle murmura :
— Daniel…
— Quoi que tu aies fait, reprit-il, je suis forcé de t’absoudre.
Une folle joie anima les traits de Coralie. Elle craignit d’avoir mal entendu ; elle lui demanda timidement, ayant peur de sa réponse :
— Tu ne me maudis pas !
Daniel sourit, de ce sourire navré des êtres qui se résignent :
— Je ne peux pas te maudire, puisque je suis ton fils… Tu n’es pas une femme pour moi, tu es la mère, l’être sacré qui a pris soin de mon enfance, qui m’a élevé, qui m’a aimé, moi qui étais seul au monde. Que d’autres t’accablent ; moi, je te pardonne. Que d’autres le méprisent ; moi, je te respecte.
— C’est vrai ? c’est vrai ? Tu me pardonnes ?
Gravement, il répondit :
— Je fais mieux que de te pardonner : j’oublie.
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— Daniel, Daniel, je ne veux pas de ton sacrifice. Je suis le seul obstacle à ton bonheur. Quoi que tu penses, aucun lien légal n’existe entre nous. Si tu me renies, si tu dis : « Je ne connais pas cette femme », tu peux épouser Édith, puisque tu ne portes pas mon nom.
Il la regarda longuement, et avec une douceur infinie :
— C’est vrai, je ne porte pas ton nom ; eh bien ! je te donne le mien. Tu ne m’as pas reconnu à ma naissance, mais tu es ma mère et tu m’as aimé, aussi je te légitime. Embrasse-moi !…
Cette scène si dramatique suffira pour donner une idée des développements qu’a pu prendre l’action romanesque commandée par des sentiments aussi grands et aussi généreux. Le Fils de Coralie donne à M. Albert Delpit une place définitive parmi les meilleurs romanciers d’aujourd’hui.
V. Ludovic Halévy. Les Petites Cardinal. — 1880.
La série des fines et charmantes études renfermées dans le roman de M. Ludovic Halévy qui obtint un si grand et si légitime succès sous le titre de Monsieur et Madame Cardinal a aujourd’hui une suite que publie Calmann-Lévy sous le titre des Petites Cardinal.
En effet le temps a marché pour les héros du livre comme pour d’autres moins gais qu’eux. L’auteur, à force de recherches, a retrouvé la trace de cette intéressante famille et nous la dépeint avec cette conscience qu’il a montrée dans ses moindres écrits, et cet esprit léger qui ont fait vivre son théâtre.
Les différents chapitres de ce livre illustré de douze élégantes vignettes d’Henri Maigret sont Madame Canivet, le Programme de Monsieur Cardinal, Virginie Cardinal, le Feu d’artifice, la Pénélope, Pendant l’émeute, Régénérés, Un budget parisien, la Boule noire et à l’Opéra.
Nous détacherons la seconde nouvelle, une charmante étude intitulée Pauline Cardinal, qui permettra à nos lecteurs de constater que le second volume de M. Halévy est à la hauteur du premier. C’est Mme Cardinal qui écrit à Mme Canivet, une de ses amies.
PAULINE CARDINAL
Ribeaumont, 12 mai 1878.
Ah ! ma chère amie, quelle semaine ! Que de joie d’abord et puis que de tristesse !… Dimanche dernier il y avait des élections pour le conseil municipal… M. Cardinal se présentait… Il a été nommé ! Vous ne pouvez pas vous faire une idée du bonheur de M. Cardinal…
Je suis quelque chose ! Enfin je suis quelque chose, c’est le premier échelon !… Il ne faisait que répéter cela… Il ne pouvait pas tenir en place. Il allait et venait. Il se promenait autour de sa maison. Il a voulu me faire voir la salle des délibérations, me montrer où il serait assis… Le soir, il n’a pas pu dîner… La nuit, il n’a pas pu dormir… Deux ou trois fois il s’est assoupi légèrement, mais il se réveillait tout de suite en sursaut et il recommençait : Je suis quelque chose ! c’est le premier échelon !
J’étais bien tourmentée, moi, de le voir dans cette agitation. Je tâchais de le calmer. Je lui ai fait de la tisane au milieu de la nuit… du tilleul avec de la tête de pavot. Je lui disais :
— Il faut dormir, monsieur Cardinal, il faut dormir, sans cela vous serez sans force pour les luttes qui se préparent.
Car il se prépare des luttes, ma chère amie. M. Cardinal ne sera pas nommé maire… Il s’y attend… L’ancien maire va avoir la majorité dans le conseil… C’est un grand industriel retiré des affaires, très riche… deux ou trois millions… C’est un de ces hommes qui, selon l’expression de M. Cardinal, abusent de leur fortune, qui la répandent sans discernement dans le pays, qui donnent dans tous les sens, à tout le monde, pour l’école et pour l’église, pour les bibliothèques et pour les salles d’asile… Ça n’est plus de la charité, c’est de l’affectation.
Sur ce terrain-là, M. Cardinal ne peut pas lutter. Il ne remue pas les millions à la pelle. Il n’a qu’une modeste et honorable aisance. Il pourrait bien cependant donner de temps en temps quelques petites choses, mais il ne donne jamais rien. C’est un système chez lui. Il rougirait d’arriver par ces moyens-là. Il veut tout devoir à sa valeur personnelle.
M. Cardinal est décidé à entrer tout de suite en lutte avec le maire… Il prépare pour la première séance un discours politique… Mais entendons-nous… Ce sera un discours politique sans en avoir l’air, parce que, c’est une bêtise de la loi, les conseils municipaux ne doivent s’occuper que des affaires de la commune… Mais ce serait bien malheureux si, après avoir tant travaillé, M. Cardinal ne savait pas tourner la loi. Il paraît que tourner la loi c’est l’A B C de la politique.
Cinq jours après l’élection, c’est-à-dire avant-hier vendredi, tombait la fête de naissance de M. Cardinal… Le mercredi matin, je reçois une petite lettre de Pauline, bien gentille, bien affectueuse :
« Chère maman, cela te fait de la peine que je sois fâchée avec papa, et moi aussi ça me chagrine… C’est vendredi la fête de naissance de papa… Si j’osais, j’irais dîner avec vous à la campagne… Je laisserais ma voiture au pavillon Henri IV et je prendrais un fiacre à Saint-Germain pour ne pas offusquer papa. Vois si je peux me risquer, j’apporterais, naturellement, un cadeau pour papa. Tu m’écrirais pour me dire ce qui lui ferait plaisir, etc., etc. »
Les lettres de Pauline, le facteur me les remet toujours en cachette, et je vais les lire en cachette au fond du jardin. Voilà que tout d’un coup, pendant que j’étais en train de lire et de relire celle-là, je vois apparaître M. Cardinal. Il y avait à la fin de la lettre des choses si tendres et si câlines pour moi que j’en étais toute bouleversée… Je me sentais les yeux tout pleins de larmes qui ne demandaient qu’à couler…
— C’est une lettre de Pauline, me dit sévèrement M. Cardinal.
— Oui.
— Encore un nouveau scandale…
C’était de l’injustice… Voilà les pleurs qui me débordent, et, tout en sanglotant, je donne la lettre à M. Cardinal, en lui disant :
— Tenez… Lisez…
Il prend la lettre et après l’avoir lue :
— J’avais tort, madame Cardinal, j’avais tort… Il y a encore de bons sentiments chez cette pauvre enfant… Et tenez, puisque je viens d’avoir une grande joie, je veux que vous aussi vous ayez la vôtre… Je ne veux pas savoir comment vit Pauline… si elle a un hôtel, des chevaux, des diamants…
— Si elle en a !
C’est un cri qui part bêtement… L’orgueil maternel qui éclatait…
— Je ne veux pas le savoir, continue M. Cardinal… Je vais chercher d’ici à demain une combinaison pour que Pauline puisse venir ici le jour de ma fête… J’y penserai cette nuit… C’est dans mes veilles de la nuit que je trouve le mieux les choses.
En effet, vers deux heures du matin, voilà M. Cardinal qui me secoue et qui me dit :
— J’ai trouvé la combinaison… Pauline pourra même, si elle veut, passer quelque temps avec nous… huit ou dix jours.
— Huit ou dix jours ?
— Oui. Seulement qu’elle vienne très simplement vêtue… Nous dirons dans le pays que c’est une petite nièce à nous… demoiselle de magasin à Paris… qu’elle est un peu souffrante, que nous la prenons avec nous par charité… Cela fera bon effet… Vous pourrez partir demain matin pour aller chercher Pauline.
À onze heures, le lendemain, j’étais chez Pauline… Le valet de chambre me dit ;
— Madame est sortie… Madame monte à cheval tous les matins, mais madame rentrera à midi pour déjeuner… Si la mère de madame veut se donner la peine d’attendre madame…
Voilà comme ils sont stylés les domestiques de ma fille !… J’entre dans le petit salon… J’ouvre la fenêtre… J’étais si heureuse… J’allais voir Pauline rentrer à cheval… Je ne l’avais jamais vue à cheval. À midi moins cinq, une amazone tourne le coin de la rue… C’était Pauline… Sur un cheval qui brillait au soleil comme de l’argent, et suivie d’un petit groom qui avait un air si distingué !… Elle approche… Elle lève la tête… et me voyant à la fenêtre…
— Ah ! maman, s’écrie-t-elle tout haut, maman ; bonjour, maman ! que je suis contente !…
Et remarquez, ma chère amie, que j’étais fagotée comme quatre sous, moi. J’avais l’air d’une vieille sorcière… Allez… allez… elle a du cœur, cette enfant-là, et il n’y en a pas encore beaucoup qui, dans sa position, reconnaîtraient leur mère comme ça tout haut, dans la rue, devant les passants et devant un petit groom aussi distingué…
Elle arrive avec son amazone relevée sur le bras et son petit chapeau d’homme… Un amour, c’était un amour !… Elle se jette dans mes bras…
— Maman !… Maman ! Eh bien, est-ce arrangé pour demain ?
Je lui réponds que c’est arrangé pour aujourd’hui, si elle veut… et je lui raconte la petite combinaison de M. Cardinal. J’étais un peu inquiète… Je me disais : « Ça ne va pas l’amuser, cette pauvre petite, de quitter son hôtel et son luxe, pour venir s’enterrer dans un trou avec ses père et mère. »
Eh bien… pas du tout… Elle a été enchantée, positivement enchantée. Passer huit jours au vert, ça la referait, ça la reposerait. Elle n’en pouvait plus de l’hiver qu’elle venait de passer. Cela n’était pas toujours gai d’être obligée de s’amuser toujours… Cela la distrairait de venir s’ennuyer un peu avec nous à la campagne… Enfin un las de petites câlineries bien gentilles, dites bien gentiment, et qui me rappelaient ma Pauline d’autrefois.
Il y avait encore quelque chose qui la ravissait ; c’était le déguisement… S’habiller en petite bourgeoise… Ce n’était pas le lendemain qu’elle voulait partir, c’était le jour même, c’était tout de suite, avec moi… Elle avait le soir un dîner qui l’assommait… Ça l’en débarrasserait…
Pauline fait venir Hermance, sa première femme de chambre, elle en a deux, et elle lui dit de chercher dans ses robes ce qu’il y avait de plus simple, de plus tranquille ; d’étaler tout cela en haut, dans le cabinet de toilette, sur le grand divan… Nous déjeunons au galop et, après, nous montons voir les robes… Rien ne pouvait aller… Ces costumes-là auraient fait des attroupements dans Ribeaumont.
Pauline fait atteler son landau et nous voilà en route pour Paris, courant les magasins de confection et les marchandes de modes. Pauline achète deux ou trois robes et autant de chapeaux… Elle trouvait tout cela délicieux… Tu verras, maman, comme je vais être gentille… Elle était stupéfaite du bon marché… Elle disait tout le temps au commis : « Vous devez vous tromper… Cela doit coûter plus cher a que ça. » Moi, je la poussais du coude, ce n’est pas la peine de dire des choses pareilles dans les magasins.
Nos emplettes faites, la voiture toute pleine de paquets, nous rentrions, quand Pauline s’écrie : « Et le cadeau de papa ! Qu’est-ce que je pourrais bien lui donner à papa ? »
Moi, j’ai une inspiration… Je lui réponds : « Ta sœur, autrefois, a donné à ton père un buste de Voltaire, et il dit souvent qu’il voudrait bien avoir en pendant un buste d’un autre écrivain de ce temps-là… Le nom ne me revient pas… Ah ! j’y suis… Jean-Jacques… Oui, mais Jean-Jacques quoi ?… attends… Il y a une rue qui s’appelle comme ça… la rue où il y a la poste aux lettres… Jean-Jacques Rousseau, c’est cela… »
Nous allons au boulevard acheter le buste, nous le fourrons dans la voiture avec les robes de quarante-neuf francs et les chapeaux de treize francs cinquante… Nous rentrons, et pendant qu’Hermance arrangeait une petite malle, Pauline s’habille… Elle choisit une robe de percale à petits pois et un chapeau de paille avec des coquelicots… Elle était à croquer… Nous descendons… Nous remontons dans le landau… Nous allions partir, quand Pauline se frappe le front :
— Ah ! mon Dieu, et mon dîner de ce soir que j’oubliais, et celui de demain, et celui d’après-demain.
Elle envoie le valet de pied chercher Hermance et, quand Hermance arrive, elle lui dit :
— Vous allez écrire tout de suite au baron que ce n’est pas possible ce soir, que je vais chez maman à la campagne. Vous écrirez la même chose à M. Paul pour demain, et la même chose au marquis pour après-demain.
— Bien, madame.
— Ah ! vous écrirez une lettre très gentille à M. Paul… Les deux autres, ce que vous voudrez, ça m’est égal.
Nous partons. J’étais un peu interloquée. Je lui dis ;
— Tu fais écrire à ces messieurs par ta femme de chambre.
— Oh ! Hermance signe de mon nom. Ils croient tous que ce sont des lettres de moi. Elle écrit bien mieux que moi, Hermance ; elle a été institutrice dans une grande maison ; elle ne fait jamais une faute d’orthographe… Tandis que moi ! C’est un peu de ta faute, maman… Tu étais bien plus occupée de m’apprendre la danse que l’orthographe…
— C’est que cela me paraissait plus utile, et j’avais bien raison… Serais-tu ce que tu es sans la danse ? Et l’orthographe ? vois un peu où ça mène, l’orthographe… à être ta femme de chambre !
……………………………………………………………………………………………
Vous allez comprendre pourquoi je vous ai parlé des régiments de Saint-Germain… Avant-hier, vers dix heures du matin, M. Cardinal lisait ses journaux dans son cabinet… Il est abonné à neuf journaux — c’est sa grande dépense — huit de son opinion et un tout ce qu’il y a de plus clérical. Celui-là, c’est pour entretenir sa colère, comme il dit… Pauline était allée faire un petit tour dehors sur la route, en robe de mousseline blanche, avec une rose rouge piquée au hasard dans ses cheveux, et par là-dessus un vieux chapeau de paille de M. Cardinal… Elle était ravissante…
M. Cardinal avait voulu l’arrêter au passage… Il lui avait proposé de lui réciter sa conférence sur Voltaire, parce que dès qu’il tient quelqu’un… mais ça n’avait pas tenté Pauline…
— Non, vois-tu, puisque je suis à la campagne, il faut que je profite de la campagne… Je vais aller me promener dans les champs.
— Sais-tu seulement ce que c’était que Voltaire ?
— Oh ! très bien… c’était un petit vieux tout ridé qui était autrefois en marbre dans le vestibule du Théâtre-Français… On l’a monté au foyer dans une jardinière… Une vraie tête de singe, mais il n’a pas l’air bête… Là, tu vois bien que je sais ce que c’est que Voltaire.
Elle était partie pour se promener, et moi j’étais allée cueillir des fraises dans le potager. La vie de campagne, enfin, la vie de famille !… Tout à coup des chevaux passent au trot sur la roule… Je dis…
— Allons bon ! encore de ces pierrots de chasseurs qui viennent agacer M. Cardinal et le troubler dans ses travaux !
Mais voilà que j’entends des éclats de voix, des éclats de rire dans la cour de la maison… Je regarde de loin ; c’était Pauline qui rentrait poursuivie par deux officiers de chasseurs à cheval… Elle les avait rencontrés sur la route, et voyez le guignon, ils la connaissaient tous les deux… Elle avait voulu se sauver, mais ils avaient couru après elle jusque dans la cour de la maison. Elle s’était réfugiée sur le perron, et de là-haut, moitié riante, moitié fâchée, elle leur criait :
— Laissez-moi tranquille… Allez-vous-en !… Allez-vous-en !…
— Venez déjeuner avec nous tout à l’heure au pavillon Henri IV…
— Un autre jour je ne dis pas non… mais aujourd’hui je ne peux pas. Allez-vous-en !… Allez-vous-en !…
Mais ils ne voulaient pas s’en aller, et, pendant que j’arrivais, moi, aussi vite que je pouvais, du fond du potager, l’un de ces deux messieurs commence à faire monter par son cheval les marches du perron… Et, tout à coup, voilà M. Cardinal qui sort de la maison. C’était bien ce que je craignais, et je reste là comme médusée avec mon panier de fraises à la main…
— Arrière, messieurs, arrière !… Je suis ici chez moi.
— Voyons, papa, ne te fâche pas… Je connais ces messieurs.
— Et moi je ne les connais pas, s’écria M. Cardinal… et je ne veux pas les connaître… Sortez, messieurs, sortez !… La propriété d’un citoyen libre n’est pas à la merci des prétoriens. Cela rappelle les plus mauvais jours de notre histoire… Encore une fois, messieurs, sortez !…
Et, en disant cela, M. Cardinal avait le bras droit tendu en avant… Il était admirable… Les deux officiers, c’étaient évidemment des gens comme il faut, car ils sont partis sans rien dire, après nous avoir saluées, nous les femmes… Il est vrai que Pauline, qui était restée sur le perron, leur faisait, dans le dos de M. Cardinal, de ces petits gestes suppliants qui, à l’Opéra, dans la pantomime, veulent dire : allez-vous-en !… allez-vous-en !
Ils s’en vont, mais après leur départ, une scène épouvantable a commencé… M. Cardinal a été dur, trop dur même pour Pauline… Alors elle a perdu la tête… elle est vive, vous savez… Elle a dit à son père que ces officiers étaient des messieurs très bien, qu’il y en avait un qui était du Jockey… Elle lui a reproché d’avoir été bête et grossier… des choses enfin qu’on ne dit pas à son père… M. Cardinal écoutait tout cela d’un air écrasé. J’essayais d’arrêter Pauline… Je ne pouvais pas… Elle était emballée… Elle a fini par nous déclarer qu’elle en avait déjà assez de la vie de famille, qu’une lieue à pied ça ne l’effrayait pas et qu’elle s’en allait déjeuner au pavillon Henri IV.
Et elle est partie comme une folle. Alors M. Cardinal, avec un sang-froid extraordinaire, m’a dit :
— J’ai voulu vous rendre votre fille, Mme Cardinal, cela n’a pas réussi… Il me reste une chose : le travail… Rentrons, Mme Cardinal, rentrons.
Nous sommes rentrés… Il s’est assis et il a repris la lecture de ses journaux… Sa main tremblait un peu, mais il lisait cependant… Il a une telle énergie, une telle force de volonté… Au bout d’un quart d’heure, il a levé la tête, il était redevenu tout à fait calme, et il m’a dit :
— Ce geste que j’ai fait tout à l’heure du haut du perron pour chasser ces écervelés, vous n’avez pas remarqué ?
— Oh ! si, tu étais superbe…
— Eh bien ! c’est un des gestes familiers de Mirabeau.
Quel homme ! ma chère amie, quel homme !… Toujours à son affaire, toujours à ses idées politiques, même dans des moments pareils…
Toute à vous,
Zoé Cardinal.
Comme on le voit, les personnages de M. Ludovic Halévy n’ont pas changé au fond ; ils ont seulement grandi, ils ont marché avec le siècle, ils sont « dans le mouvement » ; suivons-les du regard, et nous verrons par le petit bout de la lorgnette ce qui se passe en grand autour de nous, car, tout bien considéré, pour ne s’occuper que de la politique à la mode du jour, celle de M. Cardinal vaut bien l’autre.
VI. Georges Rodenbach. Le Coffret. — 1879.
Nous n’avons pas l’habitude d’offrir des vers à nos lecteurs ; en voici cependant qui nous ont paru d’un sentiment si juste, si vrai, que nous faisons une exception en leur faveur. Ils sont tirés d’un livre de poésies de M. Georges Rodenbach, intitulé : Les Tristesses, publié par M. Alphonse Lemerre :
LE COFFRET
À ma mère.
Ma mère, pour des jours de deuil et de souci,Garde, dans un tiroir secret de sa commode,Un petit coffre en fer rouillé, de vieille mode,Et ne me l’a fait voir que deux fois jusqu’ici.Comme un cercueil, la boîte est funèbre et massive,Et contient des cheveux de ses parents défunts,Dans des sachets jaunis aux pénétrants parfums,Qu’elle vient quelquefois baiser le soir, pensive !Quand sont mortes mes sœurs blondes, on l’a rouvertPour y mettre des pleurs — et des boucles frisées.Hélas ! nous ne gardions d’elles, chaînes brisées,Que ces deux anneaux d’or dans ce coffret de fer.Et toi, puisque ton front vers le tombeau se penche,Ô mère, quand viendra l’inévitable jourOù j’irai dans la boîte enfermer à mon tourUn peu de tes cheveux… que la mèche soit blanche !
N’est-ce pas d’un sentiment exquis, et ces seize vers ne valent-ils pas bien des volumes de prétendues poésies incompréhensibles qui ne varient que de la platitude à la démence.
VII. Anatole France. Le Crime de Sylvestre Bonnard. — 1881.
Une avalanche de romans continue à fondre sur Paris. Comme de coutume quelques mauvais, beaucoup de médiocres et quatre ou cinq très bons. Parmi ceux-ci, l’un d’eux nous a paru plus particulièrement digne d’être recommandé à nos lecteurs ; il est signé par M. Anatole France, un écrivain délicat et consciencieux dont nous avons déjà eu l’occasion d’entretenir nos lecteurs. Son œuvre nouvelle est intitulée : Le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut (chez Calmann-Lévy).
C’est l’histoire charmante d’un brave savant qui, au bout de sa vie, s’est mis à écrire le récit de son unique passion ; passion chaste s’il en fût, et dont les étapes forment une suite d’idylles au sein de Paris.
Je ne puis m’empêcher de détacher ces quelques pages de ce livre émouvant, sans recherche de ce qu’on appelle l’effet. C’est une histoire des plus simples dont le charme n’échappera à personne.
Je me rappelle mes désirs d’enfant. Comme je comprends aujourd’hui les envies toutes-puissantes de mon premier âge !
Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsque j’avais huit ans, s’étalait dans une méchante boutique de la rue de Seine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais. J’étais très fier d’être un garçon ; je méprisais les petites filles et j’attendais avec impatience le moment (qui, hélas ! est venu) où une barbe blanche et piquante me hérisserait le menton. Je jouais aux soldats et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageais les plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C’étaient là des jeux de mâles, je pense ! Et pourtant j’eus envie d’une poupée. Les Hercule ont de ces faiblesses. Celle que j’aimais était-elle belle au moins ? Non. Je la vois encore : Elle a une tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts, d’horribles mains de bois et de longues jambes écartées. Sa jupe à fleurs était fixée à la taille par deux épingles. Je vois encore les têtes noires de ces deux épingles. C’était une poupée de mauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, tout bambin que j’étais et ne portant pas encore de culottes, je sentais, à ma manière, mais très vivement, que cette poupée manquait de grâce, de tenue, qu’elle était grossière, qu’elle était brutale. Mais je l’aimais malgré cela, je l’aimais pour cela. Je n’aimais qu’elle. Je la voulais. Mes soldats et mes tambours ne m’étaient plus de rien. Je ne mettais plus dans la bouche de mon cheval à bascule des branches d’héliotrope et de véronique. Cette poupée était tout pour moi. J’imaginais des ruses de sauvage pour obliger Virginie, ma bonne, à passer avec moi devant la petite boutique de la rue de Seine. J’appuyais mon nez à la vitre et il fallait que ma bonne me tirât par le bras. « Monsieur Sylvestre, il est tard, et votre maman vous grondera. » M. Sylvestre se moquait bien alors des gronderies et des fessées. Mais sa bonne l’enlevait comme une plume, et M. Sylvestre cédait à la force. Depuis, avec l’âge, il s’est gâté et cède à la crainte. Il ne craignait rien alors.
J’étais malheureux. Une honte irréfléchie, mais irrésistible, m’empêchait d’avouer à ma mère l’objet de mon amour. De là mes souffrances. Pendant quelques jours, la poupée, sans cesse présente à mon esprit, dansait devant mes yeux, me regardait fixement, m’ouvrait les bras, prenait dans mon imagination une sorte de vie qui me la rendait mystérieuse et terrible, et d’autant plus chère et plus désirable.
Enfin, un jour, jour que je n’oublierai jamais, ma bonne me conduisit chez mon oncle, le capitaine Victor, qui m’avait invité à déjeuner. J’admirais beaucoup mon oncle, le capitaine, tant parce qu’il avait brûlé la dernière cartouche française à Waterloo que parce qu’il confectionnait de ses propres mains, à la table de ma mère, des chapons à l’ail, qu’il mettait ensuite dans la salade de chicorée. Je trouvais cela très beau. Mon oncle Victor m’inspirait aussi beaucoup de considération par ses redingotes à brandebourgs et surtout par une certaine manière de mettre toute la maison sens dessus dessous dès qu’il y entrait. Encore aujourd’hui, je ne sais trop comment il s’y prenait, mais j’affirme que, quand mon oncle Victor se trouvait dans une assemblée de vingt personnes, on ne voyait, on n’entendait que lui. Mon excellent père ne partageait pas, à ce que je crois, mon admiration pour l’oncle Victor, qui l’empoisonnait avec sa pipe, lui donnait par amitié de grands coups de poing dans le dos et l’accusait de manquer d’énergie. Ma mère, tout en gardant au capitaine une indulgence de sœur, l’invitait parfois à moins caresser les flacons d’eau-de-vie. Mais je n’entrais ni dans ces répugnances ni dans ces reproches, et l’oncle Victor m’inspirait le plus pur enthousiasme. C’est donc avec un sentiment d’orgueil que j’entrai dans le petit logis qu’il habitait rue Guénégaud. Tout le déjeuner, dressé sur un guéridon au coin du feu, consistait en charcuterie et en sucreries.
Le capitaine me gorgea de gâteaux et de vin pur. Il me parla des nombreuses injustices dont il avait été victime. Il se plaignit surtout des Bourbons, et comme il négligea de me dire qui étaient les Bourbons, je m’imaginai, je ne sais trop pourquoi, que les Bourbons étaient des marchands de chevaux établis à Waterloo. Le capitaine, qui ne s’interrompait que pour nous verser à boire, accusa par surcroît une quantité de morveux, de jeanfesse et de propres-à-rien que je ne connaissais pas du tout et que je haïssais de tout mon cœur. Au dessert, je crus entendre dire au capitaine que mon père était un homme que l’on menait par le bout du nez ; mais je ne suis pas bien sûr d’avoir compris. J’avais des bourdonnements dans les oreilles, et il me semblait que le guéridon dansait.
Mon oncle mit sa redingote à brandebourgs, prit son chapeau tromblon, et nous descendîmes dans la rue, qui m’avait l’air extraordinairement changée. Il me semblait qu’il y avait très longtemps que je n’y étais venu. Toutefois, quand nous fûmes dans la rue de Seine, l’idée de ma poupée me revint à l’esprit et me causa une exaltation extraordinaire. Ma tête était en feu. Je résolus de tenter un grand coup. Nous passâmes devant la boutique ; elle était là, derrière la vitre, avec ses joues rouges, avec sa jupe à fleurs et ses grandes jambes.
— Mon oncle, dis-je avec effort, voulez-vous m’acheter cette poupée ?
Et j’attendis.
— Acheter une poupée à un garçon, sacrebleu ! s’écria mon oncle d’une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer ! Et c’est cette Margot-là encore qui te fait envie. Je te fais compliment, mon bonhomme. Si tu gardes ces goûts-là, tu n’auras guère d’agrément dans la vie, et les camarades diront que tu es un fameux jobard. Si tu me demandais un sabre, un fusil, je te les payerais, mon garçon, sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite. Mais te payer une poupée, mille tonnerres ! pour te déshonorer ! Jamais de la vie ! Si je te voyais jouer avec une margoton ficelée comme celle-là, Monsieur le fils de ma sœur, je ne vous reconnaîtrais plus pour mon neveu.
En entendant ces paroles, j’eus le cœur si serré que l’orgueil, un orgueil diabolique, m’empêcha seul de pleurer.
Mon oncle, subitement calmé, revint à ses idées sur les Bourbons ; mais moi, resté sous le coup de son indignation, j’éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise. Je me promis de ne pas me déshonorer ; je renonçai fermement et pour jamais à la poupée aux joues rouges.
Ce jour-là, je connus l’austère douceur du sacrifice.
Capitaine, s’il est vrai que, de votre vivant, vous jurâtes comme un païen, fumâtes comme un Suisse et bûtes comme un sonneur, que néanmoins votre mémoire soit honorée, non seulement parce que vous fûtes un brave, mais aussi parce que vous avez révélé à votre neveu en jupons le sentiment de l’héroïsme ! L’orgueil et la paresse vous avaient rendu à peu près insupportable, ô mon oncle Victor ! mais un grand cœur battait sous les brandebourgs de votre redingote. Vous portiez, il m’en souvient, une rose à la boutonnière. Cette fleur que vous laissiez cueillir aux demoiselles de boutique, à ce que je crois aujourd’hui, cette fleur au cœur grand ouvert qui s’effeuillait à tous les vents, était le symbole de votre glorieuse jeunesse. Vous ne méprisiez ni l’absinthe, ni le tabac, mais vous méprisiez la vie. On ne pouvait apprendre de vous, capitaine, ni le bon sens ni la délicatesse, mais vous me donnâtes, à l’âge où ma bonne me mouchait encore, une leçon d’honneur et d’abnégation que je n’oublierai jamais.
On juge du reste du livre rien qu’à ces quelques extraits. Encore une page, douloureuse celle-ci, mais bien charmante aussi : il s’agit de la mort d’un petit enfant.
Quand il jouait sur l’herbe, sa mère le suivait d’un regard inquiet et à tout moment arrêtait son aiguille pour le reprendre sur ses genoux. Le pauvre petit ne voulait pas s’endormir. Il disait que quand il dormait il allait loin, bien loin, où c’était noir et où il voyait des choses qui lui faisaient peur et qu’il ne voulait plus voir.
Alors, sa mère m’appelait et je m’asseyais près de son berceau : il prenait un de mes doigts dans sa petite main chaude et sèche et il me disait ;
— Parrain, il faut que tu me contes une histoire. Je lui faisais des contes de toute sorte, qu’il écoutait gravement. Tous l’intéressaient, mais il y en avait un surtout dont sa petite âme était émerveillée : c’était l’Oiseau bleu. Quand j’avais fini, il me disait : Encore ! encore ! Je recommençais, et sa petite tête pâle et veinée tombait sur l’oreiller.
Le médecin répondait à toutes nos questions :
— Il n’a rien d’extraordinaire !
Non ! le petit Sylvestre n’avait rien d’extraordinaire. Un soir de l’an dernier, son père m’appela :
— Venez, me dit-il ; le petit est plus mal.
J’approchai du berceau près duquel la mère se tenait immobile, attachée par toutes les puissances de son âme.
Le petit Sylvestre tourna lentement vers moi ses prunelles qui montaient sous ses paupières et ne voulaient plus redescendre.
— Parrain, me dit-il, il ne faut plus me dire des histoires.
Non, il ne fallait plus lui dire des histoires !…
Pauvre Jeanne, pauvre mère !
Je suis trop vieux pour rester bien sensible, mais, en vérité, c’est un mystère douloureux que la mort d’un enfant.
J’arrête ici mes extraits, une grande partie du roman y passerait. Pour moi le grand charme de ce livre est de n’avoir pas de profession de foi, de démontrer, sans y chercher, le vide des discussions et des disputes littéraires du jour, d’être vrai sans efforts de précision, et d’aller droit au cœur sans avoir recours à ces banalités qui peuplent les romans fabriqués à la grosse pour les rez-de-chaussée des journaux. Le Crime de Sylvestre Bonnard restera comme un des romans les plus réussis d’aujourd’hui, parce qu’il est écrit sincèrement et que rien ne vaut que par la vérité d’impression et d’expression. C’est là qu’est la marque du talent de M. Anatole France.
VIII. Octave Feuillet. Histoire d’une Parisienne. — 1881.
M. Octave Feuillet est un de ces rares écrivains que les engouements passagers pour
telle ou telle forme n’ont jamais fait broncher de leur chemin ; il a eu le bonheur, en
naissant romancier, d’avoir des idées saines et de posséder la langue qui convenait le
mieux à les exprimer ; chose rare aujourd’hui où la plupart de ceux qui croient avoir
des idées les émettent dans un incroyable argot, et où ceux qui n’en ont pas font des
professions de foi et rejettent leur indigence sur le souci de la forme et de la vérité.
« N’a pas de l’esprit qui veut ! »
disait M. Scribe à un critique qui
lui reprochait d’en trop dépenser ; n’est pas toujours né écrivain qui croit l’être ;
l’honnêteté et le talent qui sont obligés de plaider pour
eux-mêmes seront toujours suspects.
M. Octave Feuillet n’a jamais entretenu le public de sa personnalité littéraire ; ajoutons qu’il n’en a jamais eu besoin et que ses œuvres le défendraient plus que suffisamment s’il était attaqué.
Arrivons à l’Histoire d’une Parisienne, dont nous tenons à donner un résumé à nos lecteurs.
L’idée mère du livre se trouve dans sa conclusion. Il s’agit des femmes qui, nées pour être gardiennes du foyer, en ont été pour ainsi dire chassées par l’indifférence dédaigneuse ou l’imbécillité de leurs maris. De là bien des déclassées qui sortent chaque jour des rangs du monde où elles sont nées.
La conclusion de cette histoire trop véridique est que, dans l’ordre moral, il ne naît point de monstres : Dieu n’en fait pas ; — mais les hommes en font beaucoup. — C’est ce que les mères ne doivent pas oublier.
Jeanne Bérengère, élevée avec tous les soins de l’amour maternel par Mme de Latour-Mesnil, est mariée à un homme du monde six fois millionnaire, M. de Maurescamp, dont voici d’ailleurs le portrait ;
C’était un homme d’une trentaine d’années, qui menait avec un certain éclat la haute vie parisienne. Il tenait son titre de son grand-père, général sous le premier Empire, et sa fortune de son père, qui l’avait conquise honorablement dans l’industrie. Lui-même occupait, grâce à son nom décoratif, quelques agréables sinécures dans de hautes sociétés financières. Fils unique et millionnaire, il avait été fort gâté par sa mère, par ses domestiques, ses amis et ses maîtresses. Sa confiance en lui-même, son aplomb convaincu, sa grande fortune, imposaient au monde, et il ne manquait pas de gens qui l’admiraient. On l’écoutait dans son cercle avec un certain respect. Blasé, sceptique, railleur, froid et hautain de tout ce qui n’était pas pratique, profondément ignorant d’ailleurs, il parlait d’une voix grasse et forte, avec autorité et prépondérance. Il s’était formé sur les choses de ce monde, et particulièrement sur les femmes, qu’il méprisait, quelques idées assez médiocres qu’il érigeait en principes et en systèmes, simplement parce qu’elles avaient l’honneur de lui appartenir. — « J’ai pour principe… Il entre dans mes principes… J’ai pour système… Voilà mon système ! » — Ces formules revenaient à toute minute sur ses lèvres. S’il fût né pauvre, il n’eût été qu’un homme ordinaire ; riche, c’était un sot…
Physiquement, M. de Maurescamp était un grand et beau garçon, un peu haut en couleur et d’une élégance un peu lourde. Fort comme un taureau, il paraissait désirer d’accroître indéfiniment ses forces ; il jonglait le matin avec des haltères, faisait des armes, se plongeait deux fois par jour dans l’eau glacée et développait avec orgueil dans des vestons collants un torse suisse.
Ce personnage banal et quelque peu grossier devait blesser cent fois par jour les délicatesses féminines de Bérengère ; c’est ce qui arriva. Mme de Maurescamp cependant ◀devint▶ mère.
Mme de Maurescamp, comme on le devine, voulut nourrir son fils ; elle remplit ce devoir avec d’autant plus de plaisir qu’il lui permettait de gagner encore du temps et de prolonger à l’égard de son mari une situation dont elle s’accommodait à merveille. Mais, enfin, le moment vint où l’enfant dut être sevré. Ce fut vers ce temps-là que M. de Maurescamp eut un soir la surprise de voir sa femme descendre pour le dîner avec une coiffure à la Titus : elle avait fait raser ses magnifiques cheveux sous le prétexte qu’ils tombaient, ce qui n’était pas vrai. Mais elle espérait que ce pénible sacrifice, en l’enlaidissant un peu, lui en épargnerait de plus pénibles encore. Elle avait compté sans son hôte. M. de Maurescamp, fort au contraire, trouva que cette coiffure de petit soldat lui prêtait quelque chose d’original et de piquant. La pauvre femme en fut donc pour ses frais et n’eut plus qu’à laisser repousser ses cheveux.
Cependant, la délivrance à laquelle elle aspirait dans le secret de son cœur devait lui venir pour ainsi dire d’elle-même et du côté où elle l’attendait le moins.
……………………………………………………………………………………………
Mais l’amour de M. de Maurescamp ne contenait aucun élément impérissable : c’était — pour employer une expression de ce temps, — un amour naturaliste, et les amours naturalistes, quoiqu’ils ne ressemblent guère à la rose, en ont cependant l’éphémère durée. Il se disait depuis longtemps, et il laissait entendre à ses amis, qu’il avait épousé une statue assez agréable avoir, mais dont les glaces auraient découragé Pygmalion lui-même. Il le disait même en termes moins honnêtes, empruntant plus volontiers ses comparaisons à l’histoire naturelle qu’à la mythologie. Au fond M. de Maurescamp, qui était d’un naturel très jaloux, n’était pas autrement fâché d’une circonstance qui lui semblait être une forte garantie de sécurité domestique. Bref, dépité de se voir méconnu, ennuyé des scrupules et des objections diverses qu’on lui opposait sans cesse, occupé d’ailleurs autre part plus agréablement, il se retira définitivement sous sa tente, d’où sa femme n’essaya pas de le faire sortir.
Mme de Maurescamp, livrée à elle-même, veut rester étrangère aux distractions que le monde ne manque pas d’offrir aux jeunes femmes délaissées. Tout d’abord elle rencontre une jeune femme, Mme d’Hermany, qu’elle considère comme un ange de pureté jusqu’au jour où elle s’aperçoit que cette femme, abandonnée comme elle, a cru utile de donner un compagnon à son cœur en la personne d’un ami de son mari.
Rien ne trouble plus profondément notre être moral que de découvrir les défaillances de ceux qui personnifient pour nous le bien et l’honneur, qu’ils soient nos parents, des amis ou nos maîtres. Quand nous cessons d’estimer ceux en qui nous avions placé notre confiance et nos respects, nous sommes portés à douter des vertus mêmes dont ils étaient pour nous l’image sensible. Les fausses idoles nous font suspecter la religion elle-même.
Je passe bien des pages intéressantes et j’arrive à cette partie de la vie de Mme de Maurescamp où elle se lie de pure amitié avec le comte Jacques de Lerne ; ici se place un charmant épisode, une piquante histoire d’amour de ce sympathique gentilhomme,
— J’avais, dit-il, madame, vingt et un ans, et, si étrange que la chose puisse paraître, je n’avais jamais aimé.. Je me faisais alors, il faut vous le dire, des femmes et de l’amour une idée extraordinairement élevée, une idée presque sainte. J’avais dans le cœur un trésor véritable de dévouement, de passion et de respect que je n’entendais pas placer légèrement. — Enfin, une femme se rencontra que j’aimai comme elle voulait être aimée et qui m’aima comme elle voulut. Elle appartenait au monde le plus patricien. Elle était mal mariée, cela va sans dire, et très malheureuse. Elle n’était plus très jeune, mais je ne l’en aimais que davantage parce qu’elle en avait souffert plus longtemps… Du reste, extrêmement belle encore, quoique blonde : en outre, d’une honnêteté timorée qui me désespéra plus d’une fois… car enfin, quoiqu’elle me fût sacrée, j’avais vingt ans… Mais il fallait la respecter ou la quitter. — Nos tête-à-tête étaient rares et courts. Son mari était jaloux et la surveillait de près. Il y aurait bien eu quelques moyens vulgaires de nous donner des rendez-vous au dehors… dans un fiacre ou chez un ami. Mais tout ce qui était vulgaire, tout ce qui eût pu dégrader notre amour nous répugnait également à tous deux… Des mois se passèrent dans ce charme et dans cette contrainte. Malgré les réserves, assurément très pénibles, que sa conscience m’imposait, — j’étais aussi amoureux et aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde : j’avais la joie profonde de rendre à cette chère créature tout son bonheur arriéré et de n’y avoir mêlé aucun remords sérieux, car le peu qu’elle me donnait, elle l’eût donné à un frère, et cependant ce peu était pour moi une suprême volupté.
Par une belle nuit du mois d’octobre, pendant les chasses… nous étions voisins à la campagne… son mari était allé passer vingt-quatre heures à Paris… j’obtins, à force de supplications et sous la foi des serments, d’être reçu dans sa chambre pendant une heure…
— Pardon ! dit Mme de Maurescamp en se soulevant sur son fauteuil, — si je m’en allais ?
— Non, non, ne craignez rien. — La chambre était au rez-de-chaussée du château et s’ouvrait sur le parc… J’y pénétrai vers minuit par une fenêtre un peu haute et d’un accès assez difficile autour de laquelle il y avait, je m’en souviens, des lianes de jasmins et de clématites qui répandaient dans la nuit une odeur exquise… Je ne sais si ce fut cette odeur un peu capiteuse ou l’impression, nouvelle pour moi, de cette chambre personnelle… mais je dois vous avouer que je me montrai cette nuit-là moins résigné que de coutume aux scrupules impitoyables qu’on m’opposait… Ce fut une scène douloureuse que je ne me rappelle pas sans honte… La pauvre femme finit par se jeter à mes genoux, les mains jointes, me suppliant d’être honnête homme, me demandant avec larmes si je n’étais pas heureux, si jamais je pouvais l’être davantage, si je pouvais l’être aux dépens de son repos, de son honneur, de sa vie même… car elle ne survivrait pas à une faute ! Enfin, elle vainquit. Je cédai moitié à ses pleurs, moitié à mon propre sentiment, qui me disait en effet qu’il n’y avait rien au-delà des ivresses de cette amitié passionnée et innocente… Elle me remercia en me baisant follement les mains, et je sortis par où j’étais venu… À peine eus-je posé le pied sur le sable de l’allée que je me retournai pour lui envoyer un dernier baiser en murmurant : — À demain ! — Je la vis aux clartés de la lune debout et immobile dans le cadre de la fenêtre, les bras croisés sur le sein, le buste un peu en arrière. — À l’envoi de mon baiser elle répondit par un léger mouvement d’épaules ; puis, de sa belle voix de contralto que j’adorais, elle laissa tomber lentement ces deux mots :
— « Adieu… imbécile !… »
Je ne l’ai plus revue. Dès ce moment, elle me ferma sa porte, sa fenêtre et son cœur !
L’action du roman marche, Jeanne échange chaque jour un peu plus de marques de sympathie avec le jeune homme, mais sans que sa pureté en soit atteinte. Cependant le monde s’émeut, et M. de Maurescamp, décidé à en finir, provoque M. de Lerne. La scène qui précède ce duel et où Mme de Maurescamp explique à son mari toute sa conduite, est admirablement rendue ; c’est un des beaux chapitres du roman. M. de Maurescamp est allé sur le terrain à coup sûr ; l’attente du résultat du duel est terrible pour la jeune femme. Enfin, vers le soir, un domestique apparaît :
— C’est une dépêche pour madame, dit-il.
— Donnez, dit Jeanne, en faisant deux pas au-devant de lui.
Elle attendit que le domestique se fût retiré, et, sans ouvrir la dépêche, elle regarda sa mère.
— Laisse-moi l’ouvrir ! murmura Mme de Latour-Mesnil en essayant de prendre le télégramme.
— Non, dit la jeune femme en souriant, j’aurai du courage, va !
Elle décacheta l’enveloppe bleue.
À peine eut-elle jeté les yeux sur la dépêche, qu’elle lui échappa des mains : son regard ◀devint▶ fixe, ses lèvres s’agitèrent convulsivement, elle étendit ses deux bras en croix, poussa un cri prolongé qui remplit tout l’hôtel et tomba toute raide sur le sable aux pieds de sa mère.
Pendant que les domestiques accouraient à ce cri sinistre, Mme Latour-Mesnil, éperdue, se jetait sur sa fille, et, tout en lui prodiguant ses soins, ramassait fiévreusement la dépêche.
Voici ce qu’elle lut :
« Soignies, 3 heures 1/2.
« M. Jacques, blessé mortellement, vient de succomber. »
Le duel a été régulier dans la forme, mais Jeanne sait que son mari a abusé d’un avantage matériel, une faiblesse naturelle du bras de son adversaire, pour le tuer. À partir de ce jour, Mme de Maurescamp n’est plus la jeune femme abandonnée et pure que nous avons vue ; elle demande au monde toutes ses distractions et au milieu de ses aventures poursuit un but terrible ; elle veut faire tuer son mari, comme celui-ci a tué Jacques de Lerne ; elle cherche et elle trouve pour lui l’adversaire qu’elle a rêvé. Le duel a lieu et cette fois, Jeanne l’a volontairement motivée ; la scène mérite d’être décrite. Nous avons dit que Jeanne s’était faite mondaine et cela dans la pire acception de ce mot. On vient de dîner :
On apporta le café ; on fit circuler les cigares. — Jeanne de Maurescamp annonça qu’elle avait envie d’essayer de fumer et prit un cigare sur le plateau.
— Allons ! vous allez vous faire mal, s’écria M. de Maurescamp ; prenez au moins une cigarette.
— Non ! non ! je veux un cigare ! dit la jeune femme dont les yeux étaient un peu troublés.
M. de Maurescamp haussa les épaules et ne dit plus rien.
Elle fit craquer une allumette, en approcha son cigare, et se mit à fumer résolument, aux exclamations de l’assistance.
Au bout de deux ou trois minutes :
— Tiens, dit-elle, vous avez raison… ça me fait mal !
Puis, se tournant soudainement vers son voisin de droite :
— Capitaine, lui dit-elle en étant de ses lèvres son cigare humide et en le lui présentant, — tenez, finissez mon cigare !
Sur ce geste, sur ces simples mots, il sembla que les vingt convives, — si vivants et si bruyants, fussent ◀devenus▶ de marbre : — il se fit tout à coup un tel silence qu’on put entendre, au dehors, comme si la salle eût été vide, les murmures du vent d’hiver.
Tous les yeux, qui s’étaient d’abord fixés sur Jeanne, se portèrent sur son mari qui était naturellement assis en face d’elle ; il était extrêmement pâle : il regardait M. de Sontis, et il attendait.
L’officier de chasseurs hésita : il interrogea d’un air grave les yeux de Jeanne.
— Eh bien ! dit-elle, de quoi avez-vous peur ?
Il n’hésita plus : il prit le cigare qu’elle lui offrait et le mit entre ses dents.
Au même instant, le baron de Maurescamp retira de sa bouche son propre cigare, et le lança violemment au visage de M. de Sontis :
— Finissez aussi le mien, capitaine ! lui cria-t-il.
Le cigare à demi fumé vint s’écraser sur la face du capitaine, et il en jaillit des étincelles.
Tout le monde s’était levé.
Au milieu de la confusion et de la stupeur générales, Jeanne, subitement dégrisée, se tenait elle-même debout, froide, impassible, s’appuyant d’une main sur sa chaise : son beau visage, — que nous avons connu si pur et si noble, semblait recouvert du masque de Tisiphone : il exprimait ce mélange d’horreur et de joie sauvage qu’on dut lire sur le front charmant de Marie Stuart quand elle entendit l’explosion qui la vengeait du meurtrier de Rizzio.
Nous ne pouvons que renvoyer les lecteurs au livre, pour y chercher les épisodes d’un dénouement saisissant. Tout ce que nous pouvons dire en terminant, c’est que l’Histoire d’une Parisienne résume complètement pour nous le talent de M. Octave Feuillet ; on y retrouve, sous une forme élégante et correcte, de charmants et émouvants détails qui ne font cependant pas perdre de vue l’ensemble du sujet. En un mot, M. Octave Feuillet est resté l’exquis et consciencieux écrivain que tout le monde a lu, et son œuvre nouvelle prendra place à côté de Monsieur de Camors et de ses plus beaux romans.
IX. André Lemoyne. Légendes des bois. — 1881.
Ce n’est qu’avec une extrême réserve que nous accueillons les poètes ; la raison en est, hélas ! que beaucoup de ceux qui croient avoir reçu « l’influence secrète » n’écrivent en vers que de la prose en se créant des difficultés pour rimer ! Heureusement, cette fois, il s’agit d’un bel et bon ouvrage, de l’œuvre d’un véritable poète, des Légendes des bois et Chansons marines de M. André Lemoyne, parues chez Charpentier.
Nous citerons ces strophes :
…………………………………………………Les chiens déconcertés renoncent à la piste.Voici l’heure paisible où finissent les jours…Libre vers son refuge, il monte grave et triste…À l’horizon lointain expirent les abois,Sur les chênes dormants la nuit remet son voile…Lui qui ne verra plus l’aurore dans les bois,Donne un dernier regard à la première étoile !…Traînant son corps meurtri pour gagner la hauteurOù sont restés les siens, il retrouve sa harde :« Comme te voilà fait, pauvre triomphateur ! »Chacun en grand’ pitié le flaire et le regarde.Demain je servirai de pâture aux corbeaux ;Qu’il soit le bienvenu le triste héros de proie,Les hommes n’auront pas la curée aux flambeaux.Frappé, mais non vaincu, je puis mourir en joie.Sur la mousse d’hiver, déjà haute en velours,Il se couche oublieux des profondes morsures,Et dit l’adieu suprême, en fermant ses yeux lourds,À des biches en pleurs qui lèchent ses blessures.
C’est un sentiment profond de la nature qui donne de tels accents et qui fait que le lecteur croit voir le tableau que le poète a tracé. Bien d’autres morceaux intéressants figurent dans ce recueil, mais celui-ci suffira pour en donner une juste opinion.
X. Ludovic Halévy. L’Abbé Constantin. — 1882.
M. Ludovic Halévy est surtout un observateur ; et, si bien voir et bien reproduire ce qu’on a vu est du naturalisme, l’auteur des Petites Cardinal est un naturaliste ; avec cette réserve pourtant, que très délicat de sens, il aimera mieux peindre la giroflée embaumée qui se balance à la crête d’un mur, que le tas d’ordures qui en salit le pied. Il n’en faut pas plus pour être traité de Berquin aujourd’hui. Va pour Berquin ! dirait M. Halévy, et il aurait raison, car le charme et la grâce ne sont pas tant à dédaigner.
Ajoutons que si nous trouvons un grand mérite au livre de M. Ludovic Halévy, c’est que par ce temps où les gouvernements, pour sortir d’embarras, jettent du prêtre à manger au bas populaire, pour qu’il ne s’occupe pas trop de leurs agissements, l’auteur a osé nous montrer un curé brave homme ; il a négligé, suivant la mode prescrite pour les lecteurs de caboulots, de nous le montrer ivre, courtisant ses pénitentes, vivant en concubinage avec sa bonne et enterrant régulièrement, tous les six mois, un fœtus dans le fond de son jardin.
Rien de tout cela.
L’abbé Constantin, dont l’histoire vient de paraître en un volume chez Calmann-Lévy est tout simplement un homme qui, au moment de nos derniers désastres, est parti comme aumônier à la suite d’un régiment où s’était engagé son vieil ami le docteur Reynaud.
Le pauvre docteur fut tué en défendant un village ; le résultat de cette mort fut que le brave curé remplacerait pour Jean, le père qu’il n’avait plus. L’espace me manque malheureusement pour donner les mille détails de cette éducation ; Jean en apprenant comment il avait perdu son père, a voulu suivre la carrière militaire ; il est ◀devenu▶ officier d’artillerie, et l’abbé Constantin l’a suivi pas à pas avec une sollicitude paternelle : il ne le quittera pas un instant dans la vie et le suivra jusqu’à ce qu’il lui ait assuré un bonheur solide. Une famille américaine vient se fixer près de l’église de l’abbé Constantin ; Bettina, la jeune fille, est charmante et millionnaire ; les millions sont l’obstacle à tous projets, car Jean ne veut rien devoir qu’à lui-même. Les deux jeunes gens s’aiment avec toute la grâce, le charme des cœurs honnêtes ; je n’en veux pour preuve que ce délicat tableau, un Detaille, où l’on voit la jeune fille se relevant la nuit pour regarder passer le régiment qui part avec son bien-aimé.
……………………………………………………………………………………………
Bettina resta seule. Elle fut honnête. Elle fit pour s’endormir, les efforts les plus sincères. Elle n’y réussit qu’à moitié. Elle tomba dans un demi-sommeil, dans un engourdissement qui la laissa flottante entre le rêve et la réalité. Elle avait promis de ne penser à rien, et elle pensait à lui cependant, toujours à lui, rien qu’à lui, mais vaguement confusément. Combien de temps se passa ? elle n’aurait su le dire. Tout à coup, il lui sembla qu’on marchait dans sa chambre ; elle entrouvrit les yeux et crut reconnaître sa sœur. D’une voix toute ensommeillée, elle lui dit :
— Vous savez ? je l’aime.
— Chut… Dormez ! dormez !
— Je dors… je dors.
Elle s’endormit pour tout de bon, moins profondément, cependant, qu’à l’ordinaire, car vers quatre heures du matin, un bruit la réveilla en sursaut, qui la veille, n’aurait aucunement troublé son sommeil. Une pluie tombait torrentielle et venait battre contre les deux grandes fenêtres de la chambre de Bettina.
— Oh ! la pluie, se dit-elle, il va être mouillé !
Ce fut sa première pensée. Elle se lève, traverse la chambre pieds nus, entrouvre un volet. Le jour était venu, gris, bas, lourd, le ciel était chargé d’eau ; le vent soufflait en tempête et faisait par rafales, tourbillonner la pluie,
Bettina ne se recouche pas. Elle sent qu’il lui serait tout à fait impossible de se rendormir. Elle met un peignoir et reste là devant la fenêtre ; elle regarde tomber la pluie. Puisqu’il faut absolument qu’il s’en aille, elle aurait voulu qu’il s’en allât par un beau temps, sous un grand soleil éclairant sa première étape.
En arrivant à Longueval, il y a un mois, Bettina ne savait pas ce que c’était qu’une étape. Elle le sait aujourd’hui. Une étape d’artillerie est une course de trente à quarante kilomètres, avec une heure de halte pour déjeuner.
C’est l’abbé Constantin qui lui a appris cela ; pendant leurs tournées du matin chez les pauvres, Bettina accable le curé de questions sur les choses militaires et particulièrement sur le service de l’artillerie.
Huit ou dix lieues sous cette pluie battante. Pauvre Jean ! Bettina pense au petit Turner, au petit Norton, à Paul de Lavardens, qui vont dormir bien tranquillement jusqu’à dix heures du matin, pendant que Jean recevra ce déluge.
Paul de Lavardens, ce nom réveille eu son esprit un souvenir qui lui est douloureux, le souvenir de ce tour de valse, la veille… Avoir ainsi dansé, lorsque le chagrin de Jean était manifeste ! Ce tour de valse prend aux yeux de Bettina les proportions d’un crime : c’est horrible ce qu’elle a fait !
Et ensuite n’a-t-elle pas manqué de courage et de franchise dans ce dernier entretien avec Jean ? Lui, ne pouvait, n’osait rien dire, mais elle aurait dû montrer plus de tendresse, plus d’abandon. Triste et souffrant comme il était, jamais elle n’aurait dû lui permettre de s’en aller à pied. Il fallait le retenir, le retenir à tout prix. L’imagination de Bettina travaille et s’exalte. Jean a dû emporter cette impression qu’elle était une mauvaise petite créature, sans cœur et sans pitié.
Et dans une demi-heure, il va partir, partir pour vingt jours… Ah ! si elle pouvait, par un moyen quelconque !… Mais le moyen, il existe… Le régiment va défiler le long du mur du parc de la terrasse. Voilà Bettina prise d’une envie folle d’aller voir passer Jean.
Il comprendra bien, en l’apercevant là à une pareille heure, qu’elle vient lui demander pardon de ses cruautés de la veille. Oui, elle ira… Mais elle a promis à Suzie d’être sage comme une image, et faire ce qu’elle va faire, est-ce bien être sage comme une image ? Elle en sera quitte pour tout avouer à Suzie en rentrant, et Suzie pardonnera.
Elle ira ! elle ira ! Seulement comment s’habiller ? Elle n’a sous la main qu’une robe de bal, un peignoir de mousseline, de petites mules à talons et des souliers de bal en satin bleu.
Réveiller sa femme de chambre, jamais elle n’oserait… et puis, le temps presse… Cinq heures moins un quart. Le régiment part à cinq heures.
Elle peut se tirer d’affaire avec le peignoir de mousseline et les souliers de satin ; elle trouvera dans le vestibule un chapeau, ses petits sabots de jardin ; et le grand manteau écossais qu’elle met pour conduire les jours de pluie. Elle entrouvre sa porte avec des précautions infinies ; tout dort dans le château, elle se glisse le long des murs dans les couloirs ; elle descend l’escalier.
Pourvu que les petits sabots soient bien là à leur place ? C’est sa grande préoccupation. Les voici. Elle les attache par-dessus les souliers de bal, elle s’enveloppe dans le grand manteau. Elle entend que la pluie, au dehors, redouble de violence. Elle aperçoit un de ces immenses parapluies d’antichambre, dont se servent les valets de pied quand ils montent sur le siège ; elle s’en empare, elle est prête… Mais quand elle veut sortir elle s’aperçoit que la porte-fenêtre du vestibule est fermée par une grosse barre de fer. Elle tâche de l’enlever, mais la barre tient bon, résiste, et le grand cartel du vestibule fait entendre lentement cinq coups. Il part en ce moment.
Elle veut le voir ! elle veut le voir ! sa volonté s’irrite avec les obstacles. Elle fait un grand effort. La barre cède, glisse dans les rainures…
Mais Bettina s’est fait à la main une longue estafilade qui laisse voir un mince filet de sang. Bettina tamponne son mouchoir autour de sa main ; elle prend son grand parapluie, elle tourne sa clef dans la serrure, elle ouvre la porte. Enfin, la voilà dehors.
Le temps est épouvantable, le vent et la pluie font rage. Il faut cinq à six minutes pour gagner cette terrasse qui a vue sur la route. Bettina se lance en avant courageusement tête baissée, enfoncée sous un immense parapluie. Elle a déjà fait une cinquantaine de pas. Tout à coup furieuse, folle, aveuglante, une bourrasque se jette sur Bettina, s’engouffre dans son manteau, l’entraîne, la soulève, lui fait presque quitter terre, retourne violemment le parapluie. Ce n’est rien encore. Le désastre est complet. Bettina a perdu un de ses petits sabots… Ce n’étaient pas des sabots sérieux, c’étaient de mignons petits sabots pour le beau temps.
Et, en ce moment, lorsque Bettina désespérée lutte contre la tempête, avec son soulier de satin bleu qui plonge dans le sable mouillé, en ce moment le vent lui apporte l’écho lointain d’une sonnerie de trompettes. C’est le régiment qui part ! Bettina prend une grande résolution ; elle abandonne le parapluie, rattrape son petit sabot, le rattache tant bien que mal et part en courant avec un déluge sur la tête.
Enfin elle est sous bois ; les arbres la protègent un peu. Encore une sonnerie plus rapprochée cette fois. Bettina croit entendre le roulement des voitures. Elle fait un dernier effort. Voici la terrasse… Elle est arrivée… Il était temps. Elle aperçoit à vingt mètres, les chevaux blancs des trompettes, et sur la route, elle voit onduler vaguement dans le brouillard, la longue file des canons et des caissons. Elle s’abrite sous un des vieux tilleuls qui bordent la terrasse. Elle regarde, elle attend. Il est là, parmi cette masse confuse de cavaliers. Pourra-t-elle le reconnaître ? Et lui ? la verra-t-il ? Quelque hasard lui fera-t-il tourner la tête de ce côté ?
Bettina sait qu’il est lieutenant à la deuxième batterie de son régiment ; elle sait qu’une batterie se compose de six canons et de six caissons. C’est encore l’abbé Constantin qui lui a appris cela. Il faut donc laisser passer la première batterie, c’est-à-dire compter six canons, six caissons, et ensuite ce sera lui…
C’est lui, en effet, enveloppé dans son grand manteau, et c’est lui qui, le premier, la voit, la reconnaît. Quelques instants auparavant, il s’était rappelé une longue promenade, qu’il avait faite avec elle, un soir, à la nuit tombante, sur cette terrasse. Il avait levé les yeux, et à cette place même où il se souvenait de l’avoir vue, c’était elle qu’il avait retrouvée.
Il la salue, et, tête nue, sous la pluie, se tournant sur son cheval à mesure qu’il s’éloigne, tant qu’il peut l’apercevoir, il la regarde. Il se redisait ce qu’il s’était déjà dit la veille :
— C’était la dernière fois !
Elle, avec un geste des deux mains, lui envoyait ses adieux, et ce geste plusieurs fois répété, amenant ses mains, si près, si près de ses lèvres, qu’on aurait pu croire…
— Ah ! se disait-elle, si, après cela, il ne comprend pas que je l’aime et s’il ne me pardonne pas mon argent !
Tout naturellement, les jeunes gens s’épousent sans grands coups de théâtre, rien que par la force de l’amour et de la logique des choses, et le lecteur se sent tout heureux du bonheur mérité ses héros, parce que tous sont bons, honnêtes, en dehors des maladies sociales imposées aux personnages des romans vulgaires et qui s’appellent l’adultère, la trahison, la bassesse, etc. Je m’arrête et je me résume en expliquant le succès qui va accueillir le livre, parce qu’il est non seulement très mondain, très élégant de forme, mais aussi très vrai, tout en ne disant que des vérités qui sont douces à dire et à entendre.
XI. Claude Tillier. L’Oncle Benjamin. — 1882.
Claude Tillier, dont l’œuvre la plus importante, l’Oncle Benjamin, vient de paraître chez Conquet, est mort en 1844, laissant la réputation d’un pamphlétaire assez obscur du commencement du règne de Louis-Philippe. Pauvre maître d’études, dirigeant une école de village, poursuivi par la misère, son œuvre s’est ressentie de ses rancunes, et il faut bien le dire, c’est à la société et un peu au ciel qu’il s’en est pris de ses infortunes. En tenant compte de ces conditions particulières, on trouve dans l’Oncle Benjamin de véritables qualités d’écrivain, c’est-à-dire la franchise de l’idée, la netteté de l’expression. Chez lui, rien de torturé ni d’alambiqué ; il dit ce qu’il veut dire à la façon de Stern et de Courier ; on y trouve aussi du charme de Goldsmith, et en même temps de cet esprit fin et de cette logique railleuse qui sont la marque gauloise des contes de Voltaire.
C’est un philosophe un peu chagrin, mais un déiste épris de la nature ; il émet bien par-ci par-là quelques idées toutes faites sur la noblesse et les préjugés du passé, mais il a la bonne foi de plaider les causes contraires, laissant le lecteur libre de conclure à sa guise.
Le roman est d’une fabulation amusante ; c’est l’histoire d’un médecin de campagne au dernier siècle. L’oncle Benjamin est un excellent homme, bienfaisant, philosophe, descendant de Rabelais, longuement assis à table, mais prêt toujours aussi à la quitter pour aller au chevet d’un pauvre malade. Les rêveries d’égalité ont hanté son cerveau, et c’est ce qui permet à l’auteur de mettre dans la bouche de son personnage tout ce qu’il pense à ce sujet. On lira avec plaisir une historiette de pays, fournie par ces idées. Un « noble » du village a infligé au pauvre docteur qui ne voulait pas le saluer le premier, un châtiment singulier.
— Tu ne veux pas me saluer ? eh bien, tu m’embrasseras ! lui a dit le gentilhomme ; et de vigoureux gaillards saisissent Benjamin qui, l’épée sur la gorge, est obligé d’embrasser le marquis, ni sur le visage, ni sur la main ! Le médecin jure de se venger ; une arête qui s’est piquée dans la gorge du « noble » fournit au médecin le moyen de lui appliquer la peine du talion. Le récit est des plus drôles et écrit de haute fantaisie. Il m’est impossible d’analyser ce roman, mais je tiens à donner à mes lecteurs quelques échantillons d’un livre qu’on s’étonnera de trouver pour ainsi dire inédit. Je choisis parmi les passages qui résument le mieux l’humour de l’auteur.
Qu’est-ce que vivre ? Se lever, se coucher, déjeuner, dîner, et recommencer le lendemain. Quand il y a quarante ans qu’on fait cette besogne, cela finit par ◀devenir▶ bien insipide.
Vivre, cela vaut-il la peine d’ouvrir les yeux ? Toutes nos entreprises n’ont qu’un commencement ; la maison que nous édifions est pour nos héritiers, la robe de chambre que nous faisons ouater avec amour, pour envelopper notre vieillesse, servira à faire des langes à nos petits-enfants. Nous nous disons : Voilà la journée finie ; nous allumons notre lampe, nous attisons notre feu, nous nous apprêtons à passer une douce et paisible soirée au coin de notre âtre : pan ! pan ! quelqu’un frappe à la porte ; qui est là ? c’est la mort : il faut partir. Quand nous avons tous les appétits de la jeunesse, que notre sang est plein de fer et d’alcool, nous n’avons pas un écu ; quand nous n’avons plus ni dents, ni estomac, nous sommes millionnaires. Nous avons à peine le temps de dire à une femme : Je t’aime ! à notre second baiser, c’est une vieille décrépite. Les empires sont à peine consolidés, qu’ils s’écroulent : ils ressemblent à ces fourmilières qu’élèvent avec de grands efforts de pauvres insectes ; quand il ne faut plus qu’un fétu pour les achever, un bœuf les effondre sous son large pied, ou une charrette sous sa roue. Ce que vous appelez la couche végétale de ce globe, c’est mille et mille linceuls superposés l’un sur l’autre par les générations. Ces grands noms qui retentissent dans la bouche des hommes, noms de capitales, de monarques, de généraux, ce sont des tessons de vieux empires qui résonnent. Vous ne faites pas un pas que vous ne souleviez autour de vous la poussière de mille choses détruites avant d’être achevées.
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En attendant, mon opinion est que l’homme est une machine qui a été faite tout exprès pour la douleur ; il n’a que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance lui arrive par toute la surface de son corps : en quelque endroit qu’on le pique, il saigne ; en quelque endroit qu’on le brûle, il vient une vésicule. Les poumons, le foie, les entrailles ne peuvent lui donner aucune jouissance : cependant le poumon s’enflamme et le fait tousser ; le foie s’obstrue et lui donne la fièvre ; les entrailles se tordent et font la colique. Vous n’avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous la peau, qui ne puisse vous faire crier de douleur.
Voici quelques lignes à propos du duel ; rien n’est plus logique ni plus sensé :
Il faut, répétez-vous, que tout homme provoqué en duel se batte. Quoi ! si un meurtrier de grand chemin m’arrêtait à la corne d’un bois, je ne me ferais aucun scrupule de lui échapper à l’aide de mes bonnes jambes, et quand c’est un meurtrier de salon qui me met un cartel sous la gorge, je me croirais obligé d’aller me jeter sur la pointe de son épée ?
À votre compte, quand un individu que vous ne connaissez que pour lui avoir par mégarde marché sur le pied, vous écrit : « Monsieur, trouvez-vous à tel endroit, afin que j’aie la satisfaction de vous égorger, en réparation de l’insulte que vous m’ayez faite », il faut qu’on se rende aux ordres du quidam et qu’on prenne bien garde encore de le faire attendre. Chose étrange ! il y a des hommes qui ne risqueraient pas mille francs pour sauver l’honneur à leur ami, la vie à leur père, et qui risqueraient leur vie dans un duel pour une parole équivoque ou pour un regard de travers ; mais alors, qu’est-ce donc que la vie ? ce n’est donc plus un bien sans lequel tous les autres sont fort peu de chose ? c’est donc un haillon qu’on jette au chiffonnier qui passe, ou une pièce de monnaie effacée qu’on abandonne au premier aveugle qui vient chanter sous votre fenêtre ? Ils exigent que je joue ma vie à l’épée contre celle de M. de Pont-Cassé, et si je jouais cent francs avec lui à l’impériale, ou à la triomphe, je serais un homme perdu de réputation, le moindre savetier d’entre eux ne voudrait pas de moi pour gendre. Il faut donc, selon eux, que je sois plus prodigue de ma vie que de mon argent ? Et moi qui me pique d’être philosophe, je réglerais ma conscience sur l’opinion de tels casuistes !
Au fait, qu’est-ce donc que ce public qui s’établit juge de nos actions ? Des épiciers qui vendent à faux poids, des drapiers qui aunent mal, des tailleurs qui habillent leurs marmots aux dépens de leurs pratiques, des rentiers qui font l’usure, des mères de famille qui ont des amants, et, en somme, un tas de grillons et de cigales qui ne savent ce qu’ils chantent, des niais qui disent oui et non sans savoir pourquoi, un aréopage d’imbéciles qui n’est pas capable de motiver ses conclusions.
Vous craignez qu’on vous accuse de manquer de courage si vous refusez un cartel ; mais ces malheureux qui font le métier d’égorgeurs et qui vous défient parce qu’ils se croient sûrs de vous tuer, que croyez-vous donc que soit leur courage ? celui du boucher qui égorge un mouton qui a les pattes liées, celui du chasseur qui tire sans pitié sur un lièvre en forme ou sur l’oiseau qui chante sur son arbre. J’ai connu, moi, plusieurs de ces gens-là qui n’avaient pas seulement la fermeté de se faire arracher une dent.
Toutes ces bonnes raisons n’empêchent pas d’ailleurs Benjamin de se battre et de donner une verte leçon à un mousquetaire qui enlève la fille du docteur Minxit, son vieil ami.
On juge, d’après ces extraits, du style général de l’ouvrage ; si nous avons insisté sur ce livre qui n’est qu’une réimpression, c’est qu’il nous a paru sortir de la banalité et du commun de trop d’œuvres modernes. Ajoutons qu’il présente de plus un intérêt spécial pour les bibliophiles, en raison des soins qui ont été apportés à son exécution.
XII. Victor Hugo. Les Quatre Vents de l’Esprit. — 1881.
Il est d’usage, quand Victor Hugo publie un volume comme poète, de s’empresser de le juger comme homme politique ; n’est-ce pas un peu de mauvaise foi et n’espère-t-on pas diminuer le poète en le rendant responsable des fautes du tribun ?
Il existe deux Victor Hugo ; c’est du plus grand poète qu’ait eu la France que nous nous occuperons seulement. Aussi bien n’avons-nous guère à juger nous-même son œuvre, laissant au lecteur le droit de se faire une opinion d’après les quelques extraits que nous lui en donnons.
Il faut déclarer que jamais Victor Hugo n’a été plus en puissance de son talent qu’aujourd’hui, et que si les taches de son soleil sont visibles comme autrefois, l’éclat de ses rayons n’a rien perdu de sa puissance ni de sa splendeur.
Mais arrivons au livre qui vient de paraître chez Hetzel et Quantin, et à son titre que le poète explique dans une sorte de préface où nous prenons ces quelques vers :
Ces allures d’éclair, ce vol torrentiel,L’esprit humain les a comme vous, vents tragiques ;Comme vous le printemps, il a ses géorgiques ;Il est l’âcre Archiloque et le Hamlet amer ;Il gonfle l’Iliade ainsi que vous la mer.L’homme peut de l’abîme effarer la prunelle.L’âme a comme le ciel quatre souffles en elle ;L’âme a ses pôles ; l’âme a ses points cardinaux.Vents ! dragons qui sur nous tordez vos bleus anneaux,Et qui vous dispersez avec tant de furieDepuis le hurlement jusqu’à la rêverie,L’esprit humain n’est pas moins aquilon que vous.Comme vous il est vie, amour, joie et courroux.Ses strophes ne sont pas plus vite exténuéesDans leur vol à travers l’azur que vos nuées ;………………………………………………………La pensée est un aigle à quatre ailes, qui vaDu gouffre où Noé flotte à l’île où Jean rêva ;Et chacun de ses grands ailerons, Épopée,Drame, Ode, Ïambe ardent, coupe comme l’épée.
Donc le livre se divise en quatre parties qui sont intitulées : le Livre satirique, le Livre dramatique, le Livre lyrique et le Livre épique ; c’est le Livre satirique qui commence la série.
En tournant les premières pages, je trouve cette fière profession de foi :
Lorsque j’étais encore un tout jeune homme pâle,Et que j’allais entrer dans la lice fatale,Sombre arène où plus d’un avant moi se perdit,L’âpre Muse aux regards mystérieux m’a dit :— Tu pars ; mais, quand le Cid se mettait en campagne,Pour son Dieu, pour son droit et pour sa chère Espagne,Il était bien armé ; ce vaillant Cid avaitDeux casques, deux estocs, sa lance de chevet,Deux boucliers ; il faut des armes de rechange ;As-tu ta dague au flanc ? voyons, soldat martyr,Quels glaives va-t-on voir luire à ton bras robuste ?— J’ai la haine du mal et j’ai l’amour du juste,Muse ; et je suis armé mieux que le paladin.— Et tes deux boucliers ? — J’ai mépris et dédain.
Dans une belle pièce intitulée Éclipse, le poète signale un de ces moments où l’ombre se fait sur une époque, un peuple, une civilisation ; n’est-ce pas de notre temps et de nous-mêmes qu’il s’agit ?
La terre par moments doute ; on ne comprend plus.L’homme a devant les yeux de la brume, un reflux,On ne sait quoi de pâle et de crépusculaire ;On n’a plus d’allégresse, on n’a plus de colère ;La disparition produit l’effarement.L’œil fauve du hibou regarde affreusement.Toutes sortes d’éclairs inexplicables brillent.L’autel penche, et les vers du sépulcre y fourmillent.Tout se mêle ; Irmensul ressemble à Jéhovah ;Le sage stupéfait, balbutie et s’en va ;…………………………………………………………Naît-on ? meurt-on ? quel est le temps ? quel est le lieu ?Les peuples sont hagards ; ces brins d’herbe frissonnent ;On entend des tocsins et des clairons qui sonnent ;Le vent est lourd, l’espace est froid, le globe est nu ;Le démon souriant dit : Je suis méconnu.Le penseur est croyant, le savant est athée ;La conscience écoute, essaye et, déroulée,Prend le faux pour le vrai dans ces tâtonnements.Où l’un voit des védas, l’autre voit des romans.Les choses qu’on nommait vertus perdent leurs formes.Les monstruosités font des ombres énormesJusque sur l’âme humaine et sur le firmament.Plus d’honneur, plus de foi, plus rien, plus de serinent.On voit encor la cime, on ne voit plus le phare,Une lueur de torche empourpre la tiare.On cherche à voir, on rôde, on va, le cou tendu.L’amour au fond des cœurs bat de l’aile, éperduComme s’il n’était plus en sûreté dans l’homme !
Encore un beau morceau du plaidoyer de Victor Hugo sur la peine de mort ; la pièce est intitulée l’Échafaud ; je n’en prends que la fin.
… Qu’est-ce donc qu’il nous veut, l’échafaud,Cette charpente spectre accoutumée aux foules,Cet îlot noir qu’assiège et que bat de ses houlesLa multitude aux flots inquiets et mouvants,Ce sépulcre qui vient attaquer les vivants,Et qui, sur les palais ainsi que sur les bouges,Surgit, levant un glaive au bout de ses bras rouges ?Mystère qui se livre aux carrefours, morceauDe la tombe qui vient tremper dans le ruisseau,Bravant le jour, le bruit, les cris, bière effrontéeQui, féroce, cynique et lâche, semble athée !Ô spectacle exécré dans les plus repoussants,Une mort qui se fait coudoyer aux passants,Qui permet qu’un crieur hors de l’ombre la tire !Une mort qui n’a pas l’épouvante du rire,Dévoilant l’escalier qui dans la nuit descend,Disant : voyez ! marchant dans la rue, et laissantLa boue éclabousser son linceul semé d’astres ;Qui, sur un tréteau, montre entre deux vils pilastresSon horreur, son front noir, son œil de basilic ;Qui consent à venir travailler en public,Et qui, prostituée, accepte sur les places,La familiarité des fauves populaces !Ô vivant du tombeau, vivant de l’infini,Jéhovah ! Dieu clarté, rayon jamais terni,Pour faire de la mort, de la nuit, des ténèbres,Ils ont mis ton triangle entre deux pieux funèbres ;Et leur foule, qui voit resplendir la lueur,Ne sent pas à ton front poindre une âpre sueur,Et l’horreur n’étreint pas ce noir peuple unanime,Quand ils font pour punir ce qu’ils ont nommé crime,Au nom de ce qu’ils ont appelé vérité,Sur la vie, ô terreur, tomber l’éternité !
Voilà, certes, de beaux vers, une haute pensée ; mais j’avoue que cette mort ignominieuse et féroce m’émeut surtout quand je pense aux victimes des révolutions, à Marie-Antoinette, à André Chénier, à ces charretées de jeunes gens et de jeunes filles traînés à l’échafaud de 93 ; quand il s’agit de Troppmann, égorgeant dans la nuit des enfants qui, confiants, font suivi en lui tenant la main, j’ai beau chercher au fond de mon cœur, je n’y trouve pas une larme de pitié, bien au contraire !
Plus loin, ces trois vers auxquels il faut applaudir, et qui résument ce qu’a dit tant de fois Victor Hugo :
Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne.Quatre-vingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagneNe sont jamais allés à l’école une fois.
Le livre satirique est suivi du livre dramatique ; il est composé de deux pièces, une comédie : Margarita est un drame : Esca, le second divisé en deux actes, intitulés, l’un Lison, et l’autre la Marquise Zabeth, le tout sous ce titre général : les Deux Trouvailles de Gallus. Dans ces deux pièces, on retrouvera toutes les hautes pensées du grand poète, et dans la comédie une légèreté que beaucoup ne lui soupçonnaient pas. Nous ne pouvons donner d’extraits ni de Margarita ni d’Esca ; l’espace nous manquerait et d’ailleurs il nous serait difficile d’en rien détacher, le tout appartenant à un ensemble dont les détails ne sauraient guère être appréciés séparément.
La troisième pièce du Livre Lyrique est une merveille de légèreté et d’élégance ; la voici tout entière :
AUX OISEAUX ET AUX NUAGES.
Ô vierges du zénith, nuées,Ô doux enfants de l’air, oiseaux,Blancheurs par l’aube saluées,Que contemple l’œil bleu des eaux :Vous qu’Ève nomma la première ;Vous pour qui le Dieu redoutéFit cet abîme, la lumière,Et cette aile, la liberté ;Vous qu’on voit, du gouffre où nous sommes,Dans le grand ciel mystérieux ;Vous qui n’admirez pas les Romes,Les fourmilières valant mieux ;Vous que la rosée en ses ombresAbreuve ou crée avec ses pleurs,Oiseaux qui sortez des nids sombres,Nuages qui sortez des fleurs,Parlez ; vous que le jour fait naîtrePour un essor illimité,Vous que le libre éther pénètreDe gloire et de sérénité,Vous qui voyez le mont austère,Le frais matin, le soir obscur,Toute la mer, toute la terre,Éternels passants de l’azur ;Que dit-on, dans la nuit sereine,Que pense-t-on, dans la clarté,De tout cette honte humaineQui rampe sous l’immensité ?
Encore une de ces petites pièces pleines de charme et de grâce faciles qui contrastent avec les grands morceaux héroïques qui terminent le volume.
CHANSONS D’AUTREFOIS.
Quelqu’un connaît-il ma cachette ?C’est un lieu calme, où le ciel clairEn un jour de printemps rachèteLe mal qu’ont fait six mois d’hiver.Il y coule des eaux charmantes ;L’iris y naît dans les roseaux ;Et le murmure des amantesS’y mêle au babil des oiseaux.Là vivent, dans les fleurs des groupesÉpars, et parfois réunis,Avec des chants au fond des coupesEt le silence au fond des nids.La grâce de cette ombre heureuseEt de ce verdoyant coteauSemble fade des pleurs de GreuzeEt du sourire de Watteau.Paris dans les brumes se plonge ;Et le cabaret de RégnierNe vaut pas une heure de songeSous les branches d’un châtaignier.Je comprends peu qu’on soit superbeEt qu’il existe des méchants.Puisqu’on pont se coucher dans l’herbeEt qu’il fait clair de lune aux champs.Toutes les fleurs sont un langageQui nous recommande l’amour,Qui nous berce, et qui nous engageÀ mettre dans nos cœurs le jour.Les vagues robes brillances,Les seins blancs et les jeunes voixDes Phyllis et des GalatéesConseillent le rire et les bois.
Quelques pages plus loin, une pièce charmante (je parle des premières strophes), intitulée ; Chanson :
J’aime à me figurer, de longs voiles couvertes,Des vierges qui s’en vont chantant dans les cheminsEt qui sortent d’un temple avec des palmes vertesAux mains ;Un rêve qui me plaît dans mes heures moroses,C’est un groupe d’enfants dansant dans l’ombre en rond,Joyeux avec le rire à la bouche et des rosesAu front !Un rêve qui m’enchante encore et qui me charme,C’est une douce fille à l’âge radieuxQui, sans savoir pourquoi, songe avec une larmeAux yeux !Une autre vision, belle entre les plus belles,C’est Jeanne et Marguerite, astres vous les voyez !Qui, le soir, dans les prés, courent avec des ailes.Aux pieds !
Voilà qui est bien, mais le dernier quatrain !
Mais des rêves dont j’ai la pensée occupée,Celui qui pour mon âme a le plus de douceur,C’est un tyran qui râle avec un coup d’épéeAu cœur !
J’ai dit tout à l’heure : Voilà qui est bien ; pour suivre le cri de ma conscience, il me faut dire maintenant : voilà qui est mal, et ce râlant vient gâter pour moi toute la fête ; ajoutons que, quel que soit le tyran, nous sommes convaincus que jamais M. Victor Hugo ne se fût repu du spectacle de son embrochement : je ne veux le considérer que comme une opposition poétique, une ombre réglementaire au tableau qui reste charmant quand même.
Ne pas dire ce qu’on pense à un grand clairvoyant comme Victor Hugo serait dissimulation perdue, il vous devine, et avec lui la franchise vaut mieux que toute dissimulation, si habile qu’elle soit.
Dans ce même livre lyrique, je trouve une pièce vive et alerte : le Parisien du faubourg. C’est l’histoire de Gavroche, le gamin inventé par le grand poète. Voici quelques vers de son portrait :
Il fait la noce éternelle,La noce est dans sa tonnelle ;Mort-ivre, il tombe dessous ;Et c’est là sa réussite,Il va, quand il ressuscite,Au paradis pour dix sous,Rire et boire, et c’est la vie !On régale ; on se convieSur le vieux comptoir de plomb ;Toujours fête ; et le dimancheTient le lundi par la manche ;Le dimanche a le bras long.
Tout cela est exact ; mais pourquoi de cet espiègle, de cette fantaisie bohème qui ne vaut que par son esprit, qui court toujours les rues comme lui, que par son cœur, qui parle quelquefois, faire tout à coup l’archange vengeur, maître de nos destinées ? pourquoi le poète veut-il qu’à certains jours :
…………………………Il se lève formidable,Abordant l’inabordable,Prenant dans ses poings le feu,Sonnant l’heure solennelle,Ayant l’homme sous son aileEt dans sa prunelle Dieu !
Non ! Gavroche enfant n’est pas « formidable » parce que grisé, il tuera un jour d’émeute un sergent de ville ou un garde municipal qui laisse femme et enfants ; non, il n’aura pas, ce jour-là, Dieu dans sa prunelle, d’abord parce que le conseil municipal qu’il a élu ne le lui permettrait pas, et ensuite parce que Dieu, à qui il ne croit guère, pourrait bien se contenter du modeste Océan pour miroir sur la terre.
Mais ce ne sont là que des taches, et personne ne songe plus à discuter le maître quand il reprend sa voix naturelle et dit dans un fragment du magnifique morceau intitulé : En marchant le matin.
Un groupe tout à l’heure était là sur la grève,Regardant quelque chose à terre. — Un chien qui crève !M’ont crié des enfants ; voilà tout ce que c’est.Et j’ai vu sous leurs pieds un vieux chien qui gisait.L’océan lui jetait l’écume de ses lames.— Voilà trois jours qu’il est ainsi, disaient les femmes,On a beau lui parler, il n’ouvre pas les yeux.— Son maître est un marin absent, disait un vieux.Un pilote passant la tête à sa fenêtre,A repris : — Ce chien meurt de ne plus voir son maître.Justement le bateau vient d’entrer dans le port ;Le maître va venir, mais le chien sera mort, —Je me suis arrêté près de la triste bête,Qui, sourde, ne bougeant ni le corps, ni la tête,Les yeux fermés, semblait morte sur le pavé.Comme le soir tombait, le maître est arrivé,Vieux lui-même ; et, hâtant son pas que l’âge casse,A murmuré le nom de son chien à voix basse.Alors, rouvrant ses yeux d’ombre, exténué,Le chien a regardé son maître, a remué,Une dernière fois, sa pauvre vieille queue,Puis est mort. C’était l’heure, où sous la voûte bleueComme un flambeau qui sort d’un gouffre, Vénus luit ;Et j’ai dit : D’où vient l’astre ? où va le chien ? ô nuit !
Quelle belle et simple mise en scène, et n’est-ce pas un digne pendant au Crapaud, que la mort de cette pauvre bête ?
Avant d’avoir terminé mon analyse et mon effleurement du Livre lyrique, je dois mentionner le Livre épique, qui complète l’œuvre et qui, tout entier, est consacré à l’histoire de la première Révolution. C’est en quelque sorte le plan de l’Expiation, des Châtiments que le poète a suivi. Louis XIV et Louis XV sont condamnés à voirie résultat de leurs fautes et leur châtiment en la personne de Louis XVI. Grave question que celle-là ; bien discutable aussi l’équité de la justice distributive humaine !
Les révolutionnaires d’aujourd’hui, tous voltairiens qui n’admettent en aucune façon la légende biblique rendant les hommes responsables du péché d’Adam et d’Ève, trouvent tout naturel qu’on ait guillotiné Louis XVI qui a aboli la torture et ouvert la voie au « progrès », parce que Louis XIV a révoqué l’édit de Nantes, et que Louis XV a eu des maîtresses ! Au premier abord, on se demande pourquoi ces revendications sanglantes n’ont pas été exercées en leur temps ; mais la logique vous répond : c’est que ces rois étaient féroces, qu’ils eussent arquebuse ou mitraillé les réclamants ; on a mieux aimé attendre un roi doux, confiant et débonnaire qui n’avait pas tiré avec une carabine, qui était chaste et qui n’avait révoqué aucun édit ; on l’a égorgé, lui, sa femme, sa sœur, ses amis ; on a fait mourir son enfant en prison, en disant à Charles IX mort, à Louis XIV mort, à Louis XV mort : « Quelle leçon pour vous ! » Ceux-ci ont dû sourire de la logique populaire.
Voilà pourquoi, malgré ses grandes beautés, je n’ai pas le courage de donner des extraits de ce livre qui est comme l’apothéose des excès de la Révolution. J’ajouterai que ceux des révolutionnaires qui brisent régulièrement les statues, brûlent les tableaux et les bibliothèques, n’y trouveront que des médiocres jouissances. Il y est souvent parlé de Dieu, car Victor Hugo est déiste et croit à son âme ; il a raison, et rien n’est mieux fait pour inspirer la croyance en une autre vie que les chefs-d’œuvre prodigués et renouvelés sans cesse par la création. Les cerveaux vides, épuisés ou flétris dès leur premier jour, peuvent douter, mais celui qui, à près de quatre-vingts ans, produit les deux livres que nous venons de lire, doit croire et il croit. Je n’en veux pour preuve que cette belle pièce, un des morceaux les plus complets de l’œuvre :
Le soleil déclinait ; le soir prompt à le suivreBrunissait l’horizon ; sur la pierre d’un champUn vieillard, qui n’a plus que peu de temps à vivre,S’était assis pensif, tourné vers le couchant.C’était un vieux pasteur, berger dans la montagneQui jadis, jeune et pauvre, heureux, libre et sans lois,À l’heure où le mont fuit sous l’ombre qui le gagne,Faisait gaîment chanter sa flûte dans les bois.Maintenant riche et vieux, l’âme du passé pleine,D’une grande famille aïeul laborieux,Tandis que ses troupeaux revenaient de la plaine,Détaché de la terre, il contemplait les cieux.Le jour qui va finir vaut le jour qui commence.Le vieux pasteur rêvait sous cet azur si beau.L’océan devant lui se prolongeait immenseComme l’espoir du juste aux portes du tombeau.Ô moment solennel ! les monts, la mer farouche,Les vents faisaient silence et cessaient leur clameur.Le vieillard regardait le soleil qui se couche ;Le soleil regardait le vieillard qui se meurt.
Voilà, je crois, le maître dans toute sa splendeur ; c’est par là qu’il est, et que, quoi que les événements ou les hasards dédaigneux de la politique puissent faire, il sera toujours.
Il ne nous appartient pas de dire ce qui doit rester ou non de la grande œuvre de
Victor Hugo, mais nous croyons que malgré quelques taches, le plus grand nombre des
morceaux de ce recueil prendront place dans ses plus belles pages. En tous cas, comme
dit Shakespeare : « La postérité, armée de son large van, sait toujours bien
garder le grain qui est lourd et laisser envoler celui qui est léger !
» C’est
elle qui jugera, car Victor Hugo lui appartient dès aujourd’hui au moins autant qu’à
nous.
XIII. J. Barbey d’Aurevilly. Une histoire sans nom. — 1882.
Une histoire sans nom, tel est le titre du livre étrange et impressionnant que le célèbre auteur des Diaboliques publie chez Lemerre. Nous verrons tout à l’heure si le moment est bien choisi pour faire d’un prédicateur de notre Évangile une sorte de bête furieuse au tempérament indomptable ; mais nous ne voulons présentement parler que de l’œuvre de l’écrivain, de l’artiste, et elle est considérable.
Voici en deux mots l’analyse d’Une histoire sans nom : Un capucin, le Père Riculf, est accueilli, après avoir prêché, chez Mme de Ferjol, une veuve pieuse qui vit avec sa fille Lasthénie, dans une petite bourgade au pied des Cévennes. Un matin, le capucin disparaît subitement comme il était d’usage aux religieux à qui l’hospitalité était donnée.
Et c’était vrai. Il était réellement parti. Mais ce que ces dames ne savaient pas, ce que la vieille Agathe ignorait, c’est que telle était la coutume des capucins, de s’en aller ainsi des maisons qui leur avaient été hospitalières. Ils s’en allaient comme la mort et Jésus-Christ viennent. Ils viennent — disent les Livres Saints — comme des voleurs. Eux, ils s’en allaient comme des voleurs. Quand, le matin, on entrait dans leur chambre, on les eût crus évaporés. C’était leur coutume, et c’était leur poésie ! Chateaubriand qui se connaissait en poésie, n’a-t-il pas dit d’eux : « Le lendemain, on les cherchait, mais ils s’étaient évanouis, comme ces Saintes Apparitions qui visitent quelquefois l’homme de bien dans sa demeure. »
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Tout à coup la vieille Agathe rentra dans la salle. — Je le crois tout de même parti, dit-elle, car j’ai cherché chercheras-tu, et n’ai trouvé que ceci, qu’il n’a pas emporté. Ne laissent-ils pas tous quelque chose quand ils s’en vont, les prédicateurs ? Les uns donnent des images, les autres des reliques. C’est une manière de remercier de l’hospitalité qu’ils ont reçue. Lui, il a laissé ceci, pendu au crucifix de son alcôve. A-t-il eu la pensée de le donner, ou l’a-t-il oublié en s’en allant ?
Et elle déposa sur le drap qu’elle pliait un pesant chapelet, comme ils en portaient à leur ceinture, les capucins.
Il était d’ébène, et entre les dizaines noires il y avait pour les séparer une tête de mort en ivoire jauni, qui faisait la tête de mort, plus tête de mort encore par sa couleur, comme si elle eût été depuis longtemps déterrée.
Mme de Ferjol avança la main, prit le chapelet avec respect, et après l’avoir regardé, le glissa sur le drap plié devant elle.
— Tiens ! dit-elle à sa fille.
Mais Lasthénie, en le prenant, sentit se crisper ses doigts, et elle le laissa échapper.
Étaient-ce les têtes de mort qui agissaient sur les nerfs de la trop sensible fillette ?…
— Garde-le pour toi, maman, fit-elle.
Ô instinct ! instinct ! Le corps en sait parfois plus long que la pensée ! Mais Lasthénie, en ce moment, ne pouvait pas savoir la cause de ce que ses doigts charmants venaient d’éprouver.
J’ai omis de dire que le roman se passe à la veille de la Révolution et, pour l’excuse de certaines parties du livre, que le malaise de la France n’avait pas épargné le clergé plus que le reste du peuple. Les ardeurs contenues de toutes parts allaient éclater et l’envie de la jouissance des biens terrestres avait pénétré jusque dans les couvents. Je me résume :
Abusant d’un état de somnambulisme dans lequel était tombée Lasthénie, le capucin, avant de quitter la maison, l’avait déshonorée, sans que la pureté morale de la jeune fille eût été flétrie de cette souillure mystérieuse. Dans le rêve, elle lui avait donné un anneau qui avait appartenu à son père, et les fiançailles enfiévrées d’un cauchemar avaient reçu ainsi une marque matérielle. Le prêtre avait disparu, mais Lasthénie portait dans son sein la preuve du crime, et bientôt sa mère la maudissait en lui voyant mettre au monde un enfant déjà frappé par la mort. Lasthénie, qui ne peut rien démêler de l’écheveau de cet effroyable mystère, ◀devient▶ à demi folle. Sa mère enterre l’enfant mort-né dans un coin du jardin. Mais je veux, avant de continuer, revenir sur nos pas et couper ces belles pages où la révélation de la future maternité éclate aux yeux de la mère.
Une nuit qu’elle ne dormait pas et qu’elle pensait à ce mutisme qui les courbait l’une en face de l’autre, sous l’oppression d’une inquiétude qui, des deux côtés, était de l’effroi, Mme de Ferjol eut honte de sa faiblesse. « Qu’elle soit lâche ! oui ! dit-elle, mais moi, non ! » Et elle se leva brusquement du lit où elle était couchée, et elle prit sur la table la lampe qu’elle n’éteignait jamais pour voir, quand elle ne dormait pas, le crucifix pendu à son alcôve et prier avec plus de ferveur en le regardant… Seulement, au lieu de le contempler et de le prier, cette nuit-là, elle l’arracha violemment du mur de l’alcôve, et elle l’emporta, comme une ressource désespérée, contre le malheur qu’elle allait chercher, car elle allait en trouver un !… Il fallait qu’elle en finit tout de suite avec l’insupportable anxiété qui la dévorait. Elle entra chez sa fille, la lampe d’une main, le crucifix de l’autre, en ses blancs vêtements de nuit, spectrale, effrayante… Heureusement il n’y avait là personne pour la voir et qu’elle put épouvanter ! C’était elle qui était l’Épouvante ! Qu’allait-elle faire ?… Lasthénie dormait alors sans souffle et sans rêves, de ce sommeil inanimé qui ressemble à la mort et qui prend, au soir, les êtres qui ont beaucoup souffert pendant le jour… Mme de Ferjol leva la lampe au-dessus du visage de sa fille et y fit tomber la lumière frissonnante du frisson de sa main. Puis, l’ayant abaissée, elle la promena autour du visage de l’enfant endormie, dont elle voulait pénétrer le mal secret dans la naïveté du sommeil :
— Oh ! fit-elle avec une indicible horreur. Je ne me suis pas trompée ! J’avais bien vu… Elle a le masque !
Mot tragique, qui exprimait pour elle une chose terrible, et que Lasthénie, la virginale Lasthénie, n’eût pas compris, si elle l’avait entendu !
Et s’acharnant à la regarder, après avoir déposé sur la table de nuit la lampe qu’elle tenait : « Oui, elle l’a !… » dit-elle. Et dans un mouvement de fureur subite, elle leva tout à coup le crucifix, comme on lève un marteau, sur le visage de sa fille pour écraser ce masque dont elle parlait ; mais ce ne fut qu’un éclair ! Le lourd crucifix ne tomba point sur le visage tranquille de la jeune fille endormie ; mais, chose non moins horrible ! c’est contre son visage à elle-même que cette femme exaspérée le retourna et l’abattit !… Elle s’en frappa violemment avec la frénésie d’une pénitence qu’elle voulait s’infliger dans un fanatisme féroce. Le sang jaillit sous la force du coup et le bruit du coup réveilla Lasthénie, qui poussa un cri en voyant cette lumière soudaine, ce visage, ce sang qui coulait et cette mère qui se frappait avec cette croix !
— Ah ! tu cries ! tu cries maintenant ! fit Mme de Ferjol avec un affreux éclat d’ironie. Tu n’as pas crié quand il fallait crier. Tu n’as pas crié quand !…
Mais elle s’arrêta, hérissée, ayant peur de ce qu’elle allait dire, — se cabrant devant ce qu’elle pensait !
— Oh ! dissimulée ! reprit-elle. Fille hypocrite, tu as bien su tout taire, tout cacher, tout engloutir ! Tu n’as pas crié, mais ton crime à présent crie sur ta face, et tout le monde va l’entendre crier comme moi ! Tu ne savais pas qu’il y avait un masque qui ne trompait point et qui dit tout, un masque accusateur, et tu l’as !
Lasthénie, surprise, épouvantée, ne comprenait rien aux paroles de sa mère, et elle serait peut-être ◀devenue▶ folle à cette horrible vision qui la réveillait en sursaut, si l’évanouissement ne l’eût préservée de la folie : mais, sans pitié pour cet évanouissement dont elle était cause, l’implacable Mme de Ferjol laissa sa fille évanouie sur son chevet, et tombant à genoux et des deux mains tenant à poignée le crucifix dont elle s’était frappée :
— Ô mon Dieu, pardonnez-moi ! s’écria-t-elle en baisant les pieds du crucifix et en se déchirant les lèvres à ses clous. Pardonnez-moi son crime que je partage, car je n’ai pas assez veillé sur elle. Je me suis endormie, comme vos disciples ingrats dans le jardin des Oliviers. Et le traître est verni quand je dormais. Ô mon Dieu, recevez mon sang en expiation de mon crime et du sien !
Et elle redoublait ses coups contre sa poitrine, et le sang ruisselait.
Je passe bien des pages émouvantes et j’arrive au suicide de La sthénie ◀devenue▶ folle :
D’ordinaire, elles n’avaient pas besoin de la surveiller. Elles la laissaient la tête contre le mur de sa chambre, que sa tranquille démence avait adopté, et elles allaient et venaient dans cette maison où il n’y avait que deux choses éternelles, Mme de Ferjol qui priait et Agathe qui pleurait, chacune dans son coin… Ce jour-là, elles la retrouvèrent comme elles l’avaient laissée, — à la même place, — la tête contre son mur, les yeux tout grands ouverts, quoiqu’elle fût morte, et Taine partiel cette pauvre âme qui n’était presque plus une âme ! À cette vue Agathe se jeta aux genoux de sa « chérie », qu’elle lia passionnément avec ses bras et sur laquelle elle roula, en sanglotant, sa vieille tête pâmée de douleur. Mais Mme de Ferjol, qui contenait mieux l’émotion d’un pareil spectacle, glissa la main sous le sein de celle qu’elle avait appelée si longtemps de ce nom qui lui convenait tant : « Ma fillette », pour savoir si ce faible cœur qui battait là ne battait plus, et elle sentit quelque chose… Du sang, Agathe ! fit-elle d’une voix horriblement creuse. Elle en rapportait sur ses doigts quelques gouttes. Agathe s’arracha des genoux qu’elle embrassait, et à elles deux elles ouvrirent le corsage. L’horreur les prit. Lasthénie s’était tuée, — lentement tuée, — en détail, et en combien de temps ? tous les jours un peu plus, — avec des épingles.
Elles en enlevèrent dix-huit, fichées dans la région du cœur.
Le roman continue, et vingt-cinq ans après seulement, Mme de Ferjol apprend le drame, le nom du coupable et sa mort. Le moine est ◀devenu▶ un voleur, bandit de la grande espèce. Un jour qu’il allait être pris forçant les barreaux d’une fenêtre, son poignet a été coupé par ses complices, et à sa main morte on a retrouvé la bague donnée par Lasthénie. La veuve ne pardonne pas au criminel que les religieux de la Trappe ont recueilli ; elle veut le maudire jusque dans la fosse où son corps vient d’être déposé :
Elle trouva sans peine la fosse qu’elle cherchait. Le cimetière était désert, et la fosse du dernier trappiste décédé, creusée dans les hautes herbes, était bien la fosse de Riculf. Elle s’en approcha jusqu’au bord et regarda dedans avec ces yeux que la haine a comme l’amour, — ces yeux qui dévorent tout, et elle vit le mort dans le fond de sa fosse. Malgré les pelletées de terre éparpillées autour du visage, et dont le plus grand nombre avait porté sur la partie inférieure du cadavre, on voyait encore la figure d’un homme… Ah ! elle le reconnut malgré les années, malgré cette barbe qui avait blanchi, et ces yeux sans regard que les vers rongeaient déjà dans leurs orbites. Elle enviait le sort de ces vers… Elle reconnut cette bouche audacieuse qui l’avait tant frappée dans les Cévennes et dans laquelle Dieu lui-même avait écrit, de sa main, qu’il fallait se défier de cette bouche terrible. Elle était debout devant cette fosse, la contemplant, oubliant les heures, plongée des yeux dans ce trou où allait pourrir l’homme de sa haine, comme son âme plongeait dans sa haine, comme le soleil d’une soirée d’été plongeait alors à l’horizon… Elle l’avait dans le dos, ce soleil, et sa grande ombre à elle tombait dans la fosse, allongée par ce soleil qui se couchait, en rougissant ses vêtements noirs de ses rayons. Tout à coup une autre ombre s’allongea près de la sienne, et une main se posa sur son bras. Elle tressaillit. C’était l’abbé Augustin.
— C’est vous, madame ? fit-il plus grave qu’étonne.
— Oui, dit-elle avec une profondeur d’accent qui le fit frémir ; j’ai voulu en régaler ma haine !
— Oh ! madame, dit le prêtre, vous êtes une chrétienne, et ce que vous dites n’est pas chrétien. Venir regarder un mort dans sa tombe avec les yeux de la haine, c’est le profaner, et on doit le respect aux morts.
— À celui-là, jamais ! fit-elle. J’avais tout à l’heure envie de descendre dans sa tombe pour le fouler sous mes talons !
Tel est le résumé du roman de M. Barbey d’Aurevilly, qui va certes obtenir un grand retentissement auprès des lettrés et du public. Le succès constaté, qu’il nous soit permis de regretter qu’un écrivain de sa taille montre dans son œuvre de regrettables inégalités, et surtout une sorte de recherche de l’effet quand même, par de gros moyens, parfois indignes de son talent. On l’a accusé d’écrire pour les nerveux et les hystériques ; le reproche est grave. Ce qu’il faut dire, c’est que, moins sage que les abeilles, qui savent rétablir par un grain de cire l’équilibre de leur vol, M. Barbey d’Aurevilly se contente trop souvent de ne battre que d’une aile et de trop sacrifier à la forme, au mépris de ce qu’on appelle le fond ; de là l’étonnante inégalité de son allure ; son aile de droite bat héroïquement le vent pour monter plus haut, mais souvent aussi son aile gauche palpite à peine et le ramène à terre dans un vertigineux tournoiement. Pour mieux dire notre pensée, il y a deux écrivains, deux hommes de grande valeur en M. Barbey d’Aurevilly, le malheur est qu’ils ne sachent pas toujours s’entendre.
Mais la critique est chose facile, et un livre de M. Barbey d’Aurevilly ne se juge pas avec le sans-gêne et la désinvolture dédaigneuse qui conviennent peut-être pour un vaudeville du Palais-Royal ; ce qu’il faut dire, c’est que nous avons devant nous un lutteur qui, parfois blessé, n’en est pas moins un athlète combattant le beau combat, et c’est bien le moins que, se souvenant, la critique lui tire un coup de chapeau, quand il vient de remporter une victoire.
Littérature historique, philosophique et documentaire
I. E. de Broglie. Le Fils de Louis XV. — 1877.
Il faut savoir gré à M. Emmanuel de Broglie d’avoir restitué à l’histoire une figure bien touchante quoique fort ignorée aujourd’hui, celle du prince qui fut le père de Louis XVI. Sous ce titre : Le Fils de Louis XV, Louis Dauphin de France, M. E. de Broglie publie, chez Plon, un livre qui comblera une lacune historique pour beaucoup. Non pas que le Dauphin ait dit ou fait de grandes choses ; ce n’est pourtant pas la volonté qui lui a manqué comme on pourra le voir, mais ses ardents désirs de faire le bien, son amour profond de la patrie, tout cela dut s’éteindre devant la froideur, l’égoïsme du roi Louis XV.
Il est aussi douloureux que curieux de suivre les tentatives du malheureux prince pour sortir de l’obscurité à laquelle son père l’avait voué. Quand la mort vint le prendre, il ne lui fut donné que de pouvoir prévoir les maux qui allaient fondre sur la France, sans y pouvoir remédier ; mais du moins en frappant sur son cœur, il put se dire, avant de mourir, comme Chénier le devait faire trente ans plus tard : « Pourtant il y avait quelque chose là ! »
S’il faut en croire quelques récits du temps, l’enfance du Dauphin ne faisait guère prévoir la douceur que devait prendre son caractère.
Le Dauphin était né avec une âme vive et altière. Dès sa plus tendre enfance, la contradiction lui fut insupportable. Il semblait que tout devait lui céder. Lorsqu’il sut parler, on vit se révéler en lui une hauteur qui le faisait reconnaître comme le petit-fils de Louis XIV. « Faites donc taire ce vent-là ! » disait-il un jour, ennuyé de ce que le vent soufflait trop fort dans les corridors.
Un jour que le cardinal de Fleury, afin de rabaisser un peu chez lui ce sentiment exagéré de sa grandeur, s’amusait, pendant son souper, à lui montrer tous les objets de la chambre, en disant : « Ceci, monseigneur, est au roi ; cela est encore au roi ; rien de cela ne vous appartient. — Au moins, repartit vivement le jeune prince, mon cœur et mon esprit sont à moi. » Singulière réponse, dont l’avenir montra toute la vérité ; celui qui la faisait sut toujours garder siens son cœur et son esprit, et ne se livra jamais à personne.
Tout le monde sait que le Dauphin assista avec son père à la bataille de Fontenoy. Voici la première lettre qu’il écrivit à la reine sa mère.
Lettre du Dauphin à la Reine.
Je vous fais de tout mon cœur mon compliment sur la bataille que le roi vient de gagner. Il se porte à merveille, Dieu merci, et moi, qui ai toujours eu l’honneur de l’accompagner. Je vous en écrirai davantage ce soir ou demain, et je finis en vous assurant de mon respect et de mon amour.
Louis.
Plus loin dans le livre, je trouve cette belle parole du chancelier d’Aguesseau :
Le Dauphin finit, avec le roi, la campagne de 1745. Il assista à la prise de Tournay et à celle d’Ostende. Sa bonne humeur, son affabilité, ne se démentirent pas un moment ; il charmait tout le monde, ceux mêmes qui trouvaient sa dévotion exagérée, par le calme digne et modeste avec lequel il remplissait ouvertement les devoirs de la religion. Il y a quelque chose de touchant à voir cet enfant de seize ans, au milieu d’une armée nécessairement licencieuse, à côté d’un père qui lui donnait de tout autres exemples, tenir ferme et rester fidèle à ses principes, tout en essayant de plaire à tous. « Ah ! monsieur, disait le chancelier d’Aguesseau, qu’il est beau à un prince de cet âge, et au milieu du tumulte des armes, de ne pas rougir de Jésus-Christ ! »
Le Dauphin se maria deux fois. Veuf à dix-sept ans, il épousa Marie-Josèphe de Saxe. Le récit de ce second mariage présente quelques singularités. Descendue à Troyes, la Dauphine y soupa en grande cérémonie.
Pendant le repas, un courrier apporta à Mme la duchesse de Brancas une lettre quelle reconnut être du Dauphin. Aussitôt la Dauphine voulut voir cette lettre que Mme de Brancas n’osait décacheter. Dès qu’elle l’eut ouverte, les assistants la virent se lever précipitamment et chercher un refuge dans sa chambre. Le Dauphin, tout en remerciant Mme de Brancas de la charmante description qu’elle lui avait faite de la princesse Josèphe, finissait en disant « que, quelques charmes qu’elle pût avoir, elle ne lui ferait jamais oublier celle qu’il venait de perdre ». Telle était la bienvenue réservée à la nouvelle épouse. On ne peut s’empêcher d’avoir pitié de ces deux pauvres enfants, l’un de dix-sept ans, l’autre de quinze, qui étaient ainsi l’un et l’autre victimes du bien de l’État.
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Dès que le cérémonial accoutumé, que le maréchal de Saxe appelle dans son langage pittoresque, « un véritable sacrifice », eut été accompli et qu’on eut introduit les jeunes époux dans leur appartement, le Dauphin, se retrouvant dans la première chambre où il avait vu mourir sa première femme, voyant les mêmes meubles qu’on n’avait pas encore eu le temps d’ôter, se mit à pleurer à chaudes larmes, en dépit de la présence de la pauvre Marie-Josèphe. Fort émue à ce spectacle, elle comprit que ces pleurs venaient d’un cœur innocent et incapable de dissimulation. « Donnez, monsieur, un libre cours à vos larmes, dit-elle doucement, ne craignez pas que je m’en offense ; elles me présagent, au contraire, ce que j’ai le droit d’attendre, si je suis assez heureuse pour mériter votre estime, ce qui est mon unique ambition. » Voilà quels étaient les entretiens de ces deux jeunes gens dans un jour où, si l’on n’éprouve pas le bonheur, on s’efforce au moins de le feindre.
C’est de ce mariage si tristement accompli que devaient naître Louis XVI, mort sur l’échafaud, et Charles X, mort en exil.
Dans le détail des cérémonies du mariage, je trouve deux anecdotes fort plaisantes :
Le second mariage du Dauphin fut, comme le premier l’occasion de nombreuses fêtes, tant à la cour qu’à la ville. Elles furent cependant moins animées et moins brillantes que l’année précédente. Les gravures qu’on avait conservées des anciennes étaient si belles, qu’on les offrit à la nouvelle Dauphine, sans s’occuper de savoir si un pareil cadeau lui serait agréable. Il y eut un grand bal paré dans une salle que l’on avait construite exprès pour la circonstance, dans le Manège. La foule y fut si grande que les personnages les plus considérables avaient peine à y trouver place, ce qui donna lieu à une plaisanterie qui courut alors tout Paris. Une personne que l’on pressait vivement de quitter une place qui ne lui était pas destinée, répondit en criant très fort : « Cela m’est égal, monsieur ; si cela ne vous convient pas, je suis colonel au régiment de Champagne. » À quelques pas de là, une dame qui voulait aussi garder sa place, ayant entendu cette réponse, dit à ceux qui le poussaient : « Vous ferez ce que vous voudrez, je suis du régiment de Champagne. » Le mot eut du succès, et telle est l’origine d’une expression qu’on trouve quelquefois dans les mémoires du temps, pour désigner quelqu’un dont la résolution est bien arrêtée. À un grand bal masqué donné par le roi, il y eut aussi une aventure assez comique. On avait placé dans une salle un buffet très bien garni, où les danseurs pouvaient reprendre des forces. Un certain masque en domino jaune allait fréquemment vers ce lieu de délices, et il fallait que ses forces s’épuisassent bien vite, si l’on en croyait le ravage affreux qu’il faisait dans les provisions. Tout le monde, jusqu’au roi, remarqua ces fréquents voyages. Le roi voulut savoir quel était ce nouveau Gargantua, et le fit suivre. On vit alors que c’était un domino jaune que les Cent-Suisses avaient loué, et qu’ils mettaient tous les uns après les autres pour aller jouir des charmes du buffet.
L’espace me manque pour rapporter ici les projets du gouvernement du Dauphin ; on y sent partout l’amour de son pays, et sous la forme demi-philosophique de l’époque, le désir d’égalité qui germait déjà dans tous les esprits. Dans la vie de cet homme si ignoré, je trouve un fait qui peut servir à prouver l’exquise bonté de son cœur.
Un jour, au mois d’août 1756, en rentrant de la chasse, il appuya, en plaisantant, son fusil, pour le décharger, sur l’épaule d’un page, derrière lequel se trouvait placé, de manière à ne point être aperçu, un officier de service. Le coup porta tout entier dans le bras de cet écuyer, nommé M. de Chambors, lui cassa l’épaule et le renversa à terre. Consterné à cette vue, le Dauphin se précipita sur le corps du malheureux blessé, lui demanda pardon de ce malheur comme s’il en eût été volontairement coupable, tout cela avec un désespoir si vrai, si touchant, que le blessé lui dit : « Ah ! Monsieur, la douleur où je vous vois ne sert qu’à augmenter ce que je souffre. » On le transporta à Versailles, où, malgré les soins des deux chirurgiens du Roi, aussitôt envoyés auprès de lui, il mourut peu après.
La douleur du Dauphin fut si vive qu’on craignit pour sa santé ; il eut un accès de fièvre en rentrant et ne put cacher son désespoir à la Dauphine, quoique l’état de grossesse où elle était lui eût fait presque un devoir de lui épargner cette émotion.
Quand il apprit la mort du blessé, il s’écria : « Hélas ! il est donc vrai que j’ai tué un homme ; ô Dieu, quel malheur ! ». Comme on cherchait à le consoler en lui disant qu’il n’était pas coupable d’un accident involontaire : « Vous direz tout ce que vous voudrez, mais ce pauvre homme est toujours mort, et mort d’un coup qui est parti de ma main ; non, je ne me pardonnerai jamais. » Son désespoir fut tel que, depuis lors, il ne voulut plus toucher un fusil et renonça pour toujours à la chasse. S’il ne put se consoler d’avoir involontairement enlevé la vie à un fidèle serviteur, il fit tout au monde pour alléger la douleur de la veuve de M. de Chambors. Il tint, avec la Dauphine, sur les fonts du baptême, l’enfant qui vint au monde peu de jours après la mort de son père. Comme on lui disait qu’il n’était pas conforme à l’étiquette que des personnes royales se présentassent en personne à la cérémonie, il répondit : « Il n’est pas non plus d’usage qu’un Dauphin tue un honnête homme. » Les parents du malheureux écuyer furent comblés de faveurs, son père fait comte, avec deux mille livres de pension. Le Dauphin ne se borna pas là, et n’oublia jamais qu’il était tenu de tenir lieu de père à cet enfant, qui était orphelin par sa faute. Il ne le perdit jamais de vue.
Le prince tint sa parole et les lettres citées qu’il écrivit à Mme de Chambors en sont la preuve. Le malheureux Dauphin eut la douleur de perdre son fils aîné ; rien de plus touchant que les détails de ce deuil. Enfin, il mourut en 1765, quittant une vie pleine d’amertume et de déboires et entrevoyant dans une lente agonie le terrible héritage qui devait échoir au duc de Berry sous le nom de Louis XVI.
II. Louis Veuillot. Molière et Bourdaloue. — 1877.
Voici un événement littéraire, car c’en est un que le livre que M. Louis Veuillot vient de publier chez M. Palmé ; son titre est : Molière et Bourdaloue, et je ne doute pas qu’il en résulte pour l’écrivain une bordée de protestations qui le toucheront peu à en juger par ces quelques lignes de la préface :
Il y a déjà quelques années, j’ai voulu dire là-dessus mon sentiment, que je croyais appuyé d’assez bonnes autorités. En mon âme et conscience, ayant étudié le personnage, je ne trouvais pas qu’il répondit à l’idée que l’on se doit faire d’un homme de bien. Ce fut une protestation comme celle de ces pauvres chrétiens des premiers siècles, qui parfois, à leurs risques et périls, au milieu de la foule idolâtre, allaient insulter les idoles, en attendant qu’il plut au dieu caché de susciter une main assez forte pour les jeter bas. Mon travail parut dans l’Univers et il eut le fruit que je pouvais prévoir. Contester la morale et la moralité de Molière ! aucun impie de nos jours n’a été plus injurié pour avoir dit ou que Dieu est le Mal, ou que Dieu n’est pas.
J’avoue que cet accueil m’a encouragé.
Tout d’abord, l’idée dominante du livre paraîtra paradoxale ; en l’examinant de plus près on verra que M. Veuillot est absolument convaincu de la vérité de sa cause, et c’est cette conviction qui le fera acquitter si son cas n’est pas jugé trop grave ; voici du reste les pièces du procès, c’est au public de décider du sort de l’inculpé, car il faut plus d’un juge et d’une opinion pour prononcer en dernier ressort sur un écrivain comme M. Veuillot.
Il existe d’étranges ressemblances et de puissants contrastes entre Molière et Bourdaloue. Nés presque au même moment, élevés par les mémos maîtres, ils ont parlé aux mêmes hommes et souvent traité les mêmes sujets. Ce sont deux moralistes, deux connaisseurs du cœur humain, deux princes, deux rois de l’éloquence. Après avoir grandement excité l’attention de leurs contemporains, ils sont morts à quelques années l’un de l’autre, en pleine activité, pour ainsi dire les armes à la main, Molière presque sur le théâtre, Bourdaloue en descendant de la chaire ; et la cause immédiate de leur mort fut le zèle que chacun d’eux apportait dans l’exercice de sa profession. Voilà les ressemblances. La différence des professions indique le contraste, dont le développement fournit la matière de cette étude. C’est Bourdaloue qui est le moraliste, le citoyen, l’homme de bien. Comme Bossuet, il a combattu Molière, et il nous a donné la plus forte et la meilleure critique du Tartuffe. Sa vie, si différente de colle de l’auteur comique, parle plus haut encore que son sermon. Présentement il est le vaincu. Sous le règne de Louis-Philippe, lorsqu’on élevait un monument public à Molière, l’idée vint de placer la statue de Bourdaloue sur la fontaine de la place Saint-Sulpice. On objecta que Bourdaloue avait été jésuite, et il n’eut pas de statue.
Au point de vue de la morale et au point de vue des lettres, la comparaison entre ces deux hommes ne sera pas sans utilité. Il y a là un épisode intéressant de notre histoire littéraire. Et cette histoire, pour le dire en passant, sera mal connue tant qu’une plume savante et sincère ne l’aura pas étudiée dans les luttes souvent latentes, mais continuelles, des lettres sacrées et des lettres profanes ; combattons l’esprit de l’homme contre l’esprit de Dieu, origine et fond de toutes les choses de ce monde.
À partir d’ici, nous entrons dans le vif de la question ; M. Veuillot n’y va pas de main morte pour juger les commencements du maître du théâtre moderne.
Le livre finit par un examen détaillé du Misanthrope ; j’y découpe les pages suivantes :
Je n’y vois, je l’avoue, que les charmes de l’esprit inférieur, un grand talent d’écrire, une raison vulgaire, de sentiments qui le sont encore plus. Sauf les lieux communs d’une morale qui n’appartient ni à l’auteur ni à sa philosophie, et qu’il contredit au contraire partout, aucune pensée ne peut soutenir l’examen. Quant aux caractères, ils manquent absolument de noblesse, et les principaux sont des créations de fantaisie dont aucun ne se soutient jusqu’au bout, tel qu’il est d’abord posé. Le conciliant et prudent Philinte se laisse aller comme les autres à crayonner des portraits satiriques ; la douce Éliante se pique lorsque le Misanthrope lui annonce qu’il ne lui demandera plus de le consoler, et se fait aussitôt ramasser par Philinte, ◀devenu▶ subitement imprévoyant ; la prude Arsinoé se met au rabais sans nulle pruderie ; les galants hommes de cour font à Célimène une scène de rustres achevés ; la coquette et l’évaporée Célimène déploie tout à coup autant de sensibilité que de raison ; enfin l’amoureux par excellence, l’amoureux fou, l’amoureux héroïque, Alceste, triomphe instantanément de cet amour qui est en même temps sa punition la plus certaine et sa plus belle folie, le trait le plus estimable de son fâcheux caractère et le seul qui le rende intéressant. Ceux qui reconnaissent là l’humanité fréquentent peut-être une humanité qui s’est modelée sur la comédie, mais certainement cette comédie ne peint pas l’humanité. La raison de l’humanité est plus forte que celle de Philinte, le cœur d’Alceste ne vaut pas le cœur de l’humanité.
Que reste-t-il donc ? On l’a dit en commençant : une peinture fort littéraire de la médisance, peinture elle-même très médisante, mais en même temps très adoucie, qui ne prend le grand travers et le grand vice que par ses petits côtés, pour s’en amuser et non pour le flétrir ; leçon froide, parfaitement incapable de corriger à jamais aucun médisant.
Selon Donneau, le compère converti que nous avons déjà cité, Molière a cependant voulu corriger l’espèce humaine, et même, si nous l’en voulons croire, il l’a fait : « Il n’y a rien dans cette comédie qui ne puisse être utile et dont l’on ne doive profiter… Pour le Misanthrope, il doit inspirer à tous ses semblables le désir de se corriger. Les coquettes médisantes, par l’exemple de Célimène, voyant qu’elles peuvent s’attirer des affaires qui les feront mépriser, doivent apprendre à ne pas déchirer sous-main leurs meilleurs amis. Les fausses prudes doivent savoir que leurs grimaces ne servent de rien, et que, quand même elles seraient aussi sages qu’elles le veulent paraître, elles seront toujours blâmées tant qu’elles voudront passer pour prudes. »
Ces messieurs du tripot comique sont décidément inébranlables dans la résolution d’améliorer le monde et de n’y vouloir d’autres moyens que les leurs ! Eux seuls savent s’y prendre. Ils savent
… Mettre le poids d’une vie exemplaireDans les corrections qu’aux autres on veut faire.Et nous présentant sans cesse le séduisant et victorieux spectacle du bien,
C’est par leurs actions qu’ils corrigent les nôtres !Le Misanthrope produit si manifestement les effets annoncés, il conduit si bien les Arsinoés à vivre avec la belle franchise des Célimènes, et il enseigne si fortement aux Célimènes la réserve des Arsinoés, que je trouve inutile de dire comment Bourdaloue s’y prend pour corriger la médisance. Le tragique tableau qu’il fait de ce vice attristerait les esprits que Molière redresse en riant, et je crois que je peux terminer ici.
Oui, maintenant, je peux laisser dire que Molière n’a d’autres ennemis que les fourbes qu’il a démasqués ; je peux passer au pied de sa statue érigée sur nos places publiques ; je peux entendre l’Académie française regretter qu’il manque à sa gloire ; je peux souffrir que de vains et ridicules rhéteurs, esclaves de la popularité du mal, entassent leurs phrases farcies d’adjectifs pour faire un piédestal de courage à ce flatteur, une couronne de franchise à ce menteur, une renommée de vertu à ce corrupteur. J’ai dit ce que j’avais à dire : Liberavi animam meam. Ceux qui sauront que j’ai vécu, sauront que je n’ai pas fait partie du parterre qui canonise Scapin.
De Bourdaloue j’ai peu parlé, c’est que dans le résumé de ce livre l’homme véritablement en cause s’appelle Molière et que lui seul a reçu les traits de M. Veuillot. Un des plus grands crimes dudit Poquelin, aux yeux de M. Veuillot, est d’avoir été pris en quelque sorte comme drapeau par des gens absolument incapables de le comprendre et qui, en vue d’un bénéfice pour leur commerce d’opinions, ont voulu faire croire qu’il était des leurs.
Cela est fâcheux ; mais cette prétention est-elle une raison suffisante pour le leur laisser tout entier, et la valeur du grand écrivain, de l’étonnant observateur ne lui vaut-elle pas l’honneur d’appartenir à tout le monde indistinctement ? Le pain est nécessaire à la vie de l’homme, et ce n’est pas parce que nos ennemis en mangent que nous n’en mangerions point ; de même pour tout ce qui est de la vérité ; bien que respectant la sincérité des convictions de M. L. Veuillot, je ne pourrais jamais admettre que celui-là ait mené une vie si méprisable et si antireligieuse qui meurt, comme il le dit lui-même, entre deux Sœurs à qui il avait donné l’hospitalité.
« Elles lui donnèrent à ce dernier moment de sa vie tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité, et il leur fit paraître tous les sentiments d’un bon chrétien et toute la résignation qu’il devait à la volonté du seigneur. Enfin il rendit l’esprit entre les bras de ces deux bonnes Sœurs. »
Voilà un récit qui est authentique et auquel il faut croire plutôt qu’à celui du souper de Molière et de Louis XIV qui ◀devient▶ de plus en plus suspect tous les jours. En principe, le livre de M. Veuillot renferme une idée juste ; le clergé français a toujours eu, aura toujours tous les courages, il faudrait plaindre ceux qui y contrediraient, mais l’homme qui écrit ce qu’a écrit Molière et qui est mort comme il est mort, mérite encore le respect des honnêtes gens. Il est bien entendu qu’il n’est pas question ici de ceux qui, par esprit de coterie, infligent aujourd’hui à sa mémoire une sorte d’enterrement civil ; ceux-là, s’il avait vécu de nos jours, n’auraient pas eu à se louer de ce grand homme qui symbolise mieux que tous l’esprit et le bon sens français et qu’à ce titre M. Louis Veuillot peut saluer respectueusement comme un aïeul.
III. Alexandre Dumas fils. Théâtre, 5e volume. — 1877.
La librairie Calmann-Lévy vient de mettre en vente le 5e volume du théâtre complet de Dumas fils ; ce volume comprend la Visite de Noces, la Princesse Georges et la Femme de Claude ; chacune des pièces est précédée d’une préface ; je copie ce post-scriptum inédit ajouté à celle de la Princesse Georges ; il touche à un point délicat pour tous les arts ; doit-on ou ne doit-on pas remanier une œuvre et n’a-t-elle pas plus de chances de succès en se présentant au public sous sa première forme ? en un mot, les perfectionnements qu’on y apporte ne peuvent-ils pas la refroidir, à l’insu de l’auteur, ou tout au moins la rendre incohérente par l’adjonction d’idées d’une autre couvée de l’esprit. Voilà ce que dit Alexandre Dumas :
J’ajouterai quelques mots à cette préface. Émettre une idée, formuler une théorie, soutenir une opinion devant le public, soit que l’on parle du haut d’une chaire, d’une tribune ou d’une scène, me semble chose si grave, que mon esprit — je dirai même ma conscience — n’a de repos que lorsque je me suis assuré que j’ai agi en toute sincérité, et que j’ai dit vraiment ce que je croyais être le vrai. Je n’ai pas la prétention de ne pas me tromper, mais j’ai le ferme désir de ne tromper personne. C’est peut-être donner aux œuvres de théâtre en général, et aux miennes en particulier, plus d’importance qu’elles n’en méritent ; mais je demeure convaincu que rien n’est sans importance dans la communication de la pensée, et que qui a la prétention de persuader les autres doit d’abord s’être persuadé lui-même.
Depuis que j’ai publié cette préface, je ne saurais dire combien de fois il m’est arrivé de revenir sur le dénouement de cette pièce, et de me demander si j’avais eu raison de le poser en principe et de le maintenir, malgré l’opinion d’un grand nombre de spectateurs, de beaucoup de critiques et de quelques-uns de mes amis. Préface et pièce, je viens de relire tout. Je persiste à croire que j’ai raison dans le fond même des choses, et je livre aux œuvres complètes, c’est-à-dire au définitif, le drame tel qu’il a été composé.
Les œuvres de théâtre ne sont pas écrites seulement pour ceux qui viennent au théâtre ; elles sont écrites aussi, et surtout, pour ceux qui n’y viennent pas. Le spectateur ne fait que le succès, le lecteur fait la renommée. C’est parce qu’on lira et relira toujours les chefs-d’œuvre dramatiques du xviie siècle qu’on les représentera et qu’on les applaudira toujours.
Ceux de nous qui espèrent vivre dans l’avenir n’ont donc pas seulement à intéresser le public collectif ; ils ont aussi à gagner le public individuel, le lecteur solitaire, qui ne se laisse pas influencer par son voisin, qui ne cause pas avec sa voisine, qui vous regarde en face, qui vous demande à huis clos les vérités éternelles qu’il sent sûrement ou vaguement en lui, et dont il veut trouver en vous la connaissance et l’expression. Ces quelques lecteurs, le plus souvent inconnus les uns aux autres, et qui n’auront peut-être jamais l’occasion de se communiquer leurs appréciations, sont — si vous parvenez à les rallier — les premiers jalons que vous plantez dans l’avenir. Œuvre qu’on lit, œuvre qui dure ; œuvre qu’on relit, œuvre qui reste.
Je ne cacherai donc pas que, tout en faisant de mon mieux pour attirer ceux qui ne lisent pas, je ne néglige rien pour m’attacher ceux qui lisent ; et l’éloge que je reçois de celui qui a lu mon œuvre me touche beaucoup plus que le compliment de celui qui l’a vu représenter.
À la représentation, il y a entre le public et l’auteur un intermédiaire, le comédien, qui, s’il n’a pas assez de talent, met l’auteur au-dessous de ce qu’il pourrait être, dénature le sens, change les plans, fausse l’optique, et qui, s’il a beaucoup de talent, se substitue quelquefois trop au poète, détourne l’intérêt de l’ensemble pour le porter presque entièrement sur lui seul. Le comédien qui fait corps avec l’œuvre, comme Mlle Desclée, par exemple, dans son rôle de la Princesse Georges ou de la Visite de noces, est extrêmement rare. Il est nombre d’œuvres distinguées qui n’ont pas eu de succès par la faute des interprètes chargés de les représenter ; il est nombre d’œuvres médiocres qui ont dû à des interprètes supérieurs une vogue retentissante, mais éphémère, qu’elles n’ont plus retrouvée quand on a voulu les reprendre plus tard avec des interprètes nouveaux et moyens.
Le théâtre, il ne faut pas se le dissimuler, vil beaucoup d’illusions, d’émotions, d’entraînements, de surprises. Le charme y est plus nécessaire que la vérité. L’œil se laisse prendre par un beau visage, l’oreille par une belle voix. C’est le propre des grandes assemblées humaines de pouvoir être momentanément séduites par un mot, par un geste, par un cri. Pour entraîner mille individus, il n’est besoin que de les émouvoir ; pour en entraîner un, il faut le convaincre.
Le lecteur veut être convaincu. Il n’a plus devant lui ni décors, ni costumes, ni actrice séduisante, ni comédien habile ; il n’a plus que l’âme même du poète en face de la sienne ; et si la communication ne s’établit pas tout de suite, il jette le livre. Le lecteur ne s’étonnera donc pas si j’ai grand souci de son approbation, si je fais précéder chacune de mes œuvres dramatiques, au moment où je les lui livre en dernier ressort, d’une préface où je lui expose tout ce que l’œuvre elle-même, ne peut contenir, où je discute avec lui, où je le prépare, où je le contredis dans le but de le conquérir et de le conserver. Mon œuvre fait tellement partie de mon être intérieur, elle est si véritablement le produit de mes observations, de mes réflexions, de mes impressions personnelles, que c’est véritablement une portion de moi-même que je donne au public sur la scène ; et quand j’arrive au lecteur, je lui livre le reste, le fond même de ma pensée, que les lois du théâtre ne me permettent pas toujours de dire tout entière.
En face de toute situation dramatique qu’il crée, l’auteur doit se dire trois choses : Dans cette situation, qu’est-ce que je ferais ? que feraient les autres ? que faut-il faire ? Tout auteur qui ne se sent pas disposé à cet examen peut renoncer au théâtre, il ne sera jamais auteur dramatique.
Au premier degré, on est déjà dans la vérité ; au second, dans la philosophie ; au troisième, dans la conscience. Ce troisième degré est difficile à atteindre dans un art que l’opinion commune s’est toujours plu à rabaisser au rang des simples amusements de l’esprit, parce qu’on y procède, en apparence, par fictions. Ce n’est cependant que lorsqu’on a atteint au troisième degré que le lecteur vous réunit, vous, auteurs dramatiques, aux grands philosophes, aux grands moralistes, aux grands politiques, aux grands religieux, et qu’il reconnaît votre action sur le développement et le progrès de l’esprit humain.
Nul ne sera donc un auteur dramatique si ce n’est pas la chair et le sang de l’humanité à laquelle il appartient qu’il donne si ceux qui l’écoutent et surtout à ceux qui le lisent. Si la chute de votre œuvre ne vous blesse que dans votre orgueil ou dans vos intérêts, si elle ne vous trouble pas dans votre idéal et dans vos convictions, si à la seconde représentation vous êtes prêt à modifier votre idée, votre développement ou votre conclusion pour complaire au public à qui vous prétendiez la veille apprendre quelque chose de nouveau, vous serez peut-être un homme de théâtre ingénieux, un imprésario adroit, un improvisateur habile ; vous ne serez jamais un poète dramatique. Vous pouvez vous tromper dans le détail de l’exécution ; vous n’avez pas le droit de vous tromper dans la logique et l’enchaînement des sentiments et des faits, encore moins dans leur conclusion.
On ne doit jamais modifier un dénouement. Un dénouement est un total mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut toujours commencer sa pièce par le dénouement, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien par où on doit passer que lorsqu’on sait bien où l’on va.
Lorsque la Princesse Georges a été représentée, je me rappelle que M. Jouvin, dans un article très bienveillant, affirmait que lorsque j’avais lu la pièce aux artistes, le dénouement n’était pas le même, et que Mme de Birac laissait tuer son mari. M. Jouvin se trompait ; la pièce a été conçue, exécutée, lue et représentée avec le même dénouement. Cette conclusion a toujours fait partie de ma donnée. Si M. de Birac était sorti sur le : Allez, de Séverine, pendant la scène Ve du dernier acte, j’aurais refait un dénouement de Racine, celui de Roxane jalouse, qui, ayant comme mon héroïne préparé la mort de Bajazet s’il franchit le seuil de son appartement, le congédie avec ce seul mot ; Sortez, qui est son arrêt, sans qu’il s’en doute.
Prendre son bien où on le trouve n’est pas tout à fait ma devise, quoi qu’en ait dit Molière, qui n’a eu que de l’esprit le jour où il a dit ce mot ◀devenu▶ populaire et dangereux. Loin de vouloir piller Racine, je voulais au contraire, si quelqu’un s’avisait par hasard de l’analogie, montrer, comme je l’ai dit, la différence des sentiments entre une maîtresse et une épouse, entre une musulmane et une chrétienne, entre la passion et l’amour.
Ce qui a pu induire en erreur M. Jouvin, c’est ce qui s’est passé à la répétition générale de la pièce. Malgré les supplications, malgré l’insistance morale et même la résistance physique que lui faisait Séverine, le prince, dans la première version, allait retrouver Mme de Terremonde, et, pour y retourner, il passait, pour ainsi dire, sur le corps de sa femme, qui se roulait à ses genoux et tombait en travers de la porte. Séverine allait ainsi jusqu’aux dernières limites de l’amour et du pardon ; le prince, jusqu’aux dernières limites de la passion et de l’aveuglement.
Les personnes qui ont assisté à cette répétition se rappellent les Oh ! d’horreur qui accompagnèrent la sortie du prince. Séverine était si sympathique au public qu’il ne comprenait pas que son mari la maltraitât à ce point. Une pareille manifestation faite spontanément et irrésistiblement par un public d’amis était un conseil que je ne pouvais manquer de suivre, d’autant plus que la modification à faire ne portait que sur le détail et non sur le fond. Je fis tirer le coup de pistolet au moment où le prince allait sortir. Cela ne changeait rien ni dans les caractères, ni dans les sentiments, ni dans les faits. Séverine aimait toujours son mari jusqu’à l’abnégation la plus complète : le prince donnait toujours le dernier mot de sa passion pour Sylvanie ; M. de Terremonde tuait toujours l’amant de sa femme, et c’était toujours M. de Fondette qui était tué.
Je préférais cependant et je préfère toujours la première version. La péripétie m’y paraît plus dramatique, l’émotion plus poignante, l’intérêt plus prolongé, la vérité plus grande. Je la rétablis dans le texte que je donne aujourd’hui. Je crois que le lecteur la préférera à l’autre, et, si le drame est destiné à être repris dans l’avenir, je me figure qu’elle prévaudra même sur le théâtre.
De la belle préface de la Femme de Claude, adressée à M. Cuvillier-Fleury, j’extrais cette page pleine d’élan patriotique :
Au lieu de composer une pièce de théâtre comme j’aurais dû la composer selon vous, monsieur, comme j’aurais su le faire, croyez-le bien, s’il ne s’était agi que d’une moralité courante à glisser dans les loisirs d’une nation spirituelle, aimable, ayant toute la sécurité de ses intérêts et toute la quiétude de son esprit (mais nous n’en sommes plus là : les hommes vont mal et les choses vont vite) ; au lieu de faire une simple pièce de théâtre, je voulus pousser un cri d’alarme, tenter une reprise de conscience. Au lieu de mettre en mouvement des personnages purement humains, je présentai des incarnations totales, des essences d’êtres, des entités, en un mot, et je dis au public : Tu vois ce Claude ; ce n’est pas seulement un mécanicien, un inventeur, un homme, c’est l’homme dans le grand sens du mot, c’est l’exemple ; c’est ce que, toi et moi, nous devons être toujours, aujourd’hui plus que jamais ; c’est le Français, c’est la France telle qu’il la faut après les épreuves qu’elle vient de traverser, épreuves mortelles si elle n’y prend garde. Comme cet homme, nous ne devons pas perdre de vue une seconde ce but : la reconstitution de la patrie commune et, ce qui est d’un ordre plus élevé encore, la recherche, la connaissance, la proclamation, l’application de la vérité, chacun selon nos forces et notre énergie personnelle ! Notre autonomie, notre durée, notre valeur, ne sont qu’à ce prix. Claude, c’est l’homme qui a souffert dans son âme et dans l’âme des autres, qui a compris, qui a réfléchi, qui s’est élevé, qui a maintenant une volonté bien ferme, un but bien net, et qui marche droit à ce but, en laissant de côté tout ce qui est inutile, en s’associant à tout ce qui est valable, eu exterminant tout ce qui est hostile. À ce Claude qui est nous, à cette France qui travaille, — veut renaître et tend à reprendre la tête du monde, qui est-ce qui veut et peut faire obstacle, en dehors des obstacles visibles et connus de tous ?
Regarde cet homme qui rôde autour de la maison paternelle, de ton cher foyer entamé, délabré, hypothéqué, dont tu es forcé de sacrifier les restes à ton travail et à ta mission. Cet homme pénètre chez toi ; il a la mine ouverte et la main tendue ; il te comprend, il t’aime, il t’offre son amitié et sa bourse ; il partage tes espérances, il voudrait être associé à tes travaux et à tes représailles. Pour l’expliquer sa confiance et pour gagner la tienne, il te raconte qu’ils lui ont tué son fils, son unique enfant. Il pleure ! Quel est cet homme au gros rire, aux larmes faciles, à l’amitié toujours prête, à l’accent expansif de ton compatriote du Midi ? C’est lui ? Qui lui ? C’est le voisin, c’est le faux ami, c’est l’étranger, c’est le haineux, c’est l’espion qui s’est glissé, durant des années, dans ta famille, et qui, tout en jouant avec tes enfants, tout en gaudriolant avec la bonne, tout en le parlant de sa blonde fiancée restée là-bas au pays, prenait l’empreinte de tes serrures, le chiffre de tes revenus et le plan de la maison. Le moyen a été bon ; l’affaire a été bonne. Il a entendu dire que tu te relèves, que tu travailles, que ton génie renaît ; il a peur de cette résurrection, et le voilà qui revient, avec ses allures de bonhomme et notre argent dans sa poche, pour nous corrompre et nous dissoudre, à nos frais cette fois, et sans avoir besoin de se mettre de nouveau en campagne, car, au fond, il n’aime pas ça. Tu ne le reconnais pas ? — Non. — Cette face sanguine à front étroit, à mâchoires larges, à poils roux et frisés, ne te dit rien, ne te rappelle rien ! Tu m’effrayes ! Quel oubli ! Quelle légèreté ! Quelle confiance ! Tu es donc incapable de soupçonner la trahison, même après avoir répété tant de fois que tu as été trahi ! Écoute-le parler alors, ton hôte nouveau, quand il est seul avec Césarine, puisque je l’admets à ce qu’ils se disent. Avec celle-là, il ne se donne plus la peine de ruser ; il jette de côté son accent marseillais et reprend sa voix véritable, impérative et rauque, broyant les gutturales du Nord, comme les lourds camions broient les cailloux des vieilles routes que l’on répare. Écoute ce qu’il dit : il parle de la société qu’il représente et qui a des milliards maintenant ; il parle des acquisitions qu’elle a faites récemment à grands frais et qui lui ◀deviendraient▶ inutiles si elle ne possédait pas le canon de Claude pour les défendre et en faire de nouvelles ; il dit : Nous ne sommes pas des barbares, et il promet de remercier la Providence, publiquement en temps et lieu. — Ah ! tu commences à comprendre. C’est ma faute si tu n’as pas compris plus tôt. Pourquoi ne l’ai-je pas dit tout de suite à quelle nation appartient cet homme, c’était bien plus simple, au théâtre surtout, où l’on n’a pas de temps à perdre ? Parce que je ne pouvais pas te le dire. Tu ne sais donc pas que nous sommes abaissés et déchus à ce point que nos arts eux-mêmes sont sous la censure de cet anonyme que tu n’as pas reconnu et dont tu devrais toujours sentir l’odeur dans l’air que tu respires. Tu ne te rappelles donc pas que, l’an dernier, il nous a fallu retirer de notre exposition de peinture, avant même qu’elle fût ouverte, deux tableaux qui auraient pu lui déplaire, et, s’il y eût eu dans ma pièce le moindre mot qui le désignât positivement, il aurait exigé de nos gouvernants apparents qu’ils défendissent la représentation de cette pièce. Mais il s’est bien reconnu sur la scène, lui, et je l’ai bien reconnu dans la salle, moi, et un soir qu’il sifflait et faisait siffler tant qu’il pouvait, j’ai fait crier par un de mes amis : « À la porte les agents secrets ! » et il s’est tu, car il ne veut pas qu’on le reconnaisse et qu’on le dénonce.
Ces belles pages, inspirées d’un souffle si noble, si patriotique, Dumas seul pouvait les écrire. C’est qu’outre le grand dramaturge qu’il est, c’est aussi un philosophe, un homme de conscience et de combat ; et ce n’est pas un moindre titre de gloire pour nos lettres françaises d’avoir à la fois à la tête de notre théâtre français Alexandre Dumas à côté d’Émile Augier, et Alexandre Dumas éloquent polémiste, prêt à défendre les belles causes et à vaincre par la force de la logique et de la raison dans la langue même de Diderot.
IV. A. de Pontmartin. Nouveaux Samedis. — 1877.
Cette quinzième série des Nouveaux Samedis, qui vient de paraître chez C. Lévy, est riche d’études contemporaines ; M. de Pontmartin y a passé en revue Joseph Autran, MM. Erckmann-Chatrian, Mario Uchard, Ernest Daudet, Buloz, Zola, etc. En feuilletant son livre, je trouve, dans la partie consacrée à la Revue des Deux Mondes, ce portrait peu flatté de Gustave Planche.
Quant à Gustave Planche, un des premiers habitués et bientôt le critique en titre, je ne le cite que pour mémoire. Ce gros et malpropre pédant, lourd, ennuyeux, fastidieux, seccator, maniaque, sans idées, sans originalité, sans esprit, sans style, sans verve, type de vertus négatives et d’impuissance, insulteur de Victor Hugo, de Lamartine, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, de Scribe, de Paul Delaroche, d’Horace Vernet, d’Ary Scheffer, trouble-fête qui priva, pendant vingt ans, nos Expositions des chefs-d’œuvre de nos maîtres, Gustave Planche a été une des erreurs de M. Buloz et de sa Revue. Il ne restera de lui et de son nom symbolique que le plus joli mot d’Alexis de Saint-Priest. On lui demandait si Planche était le fils de l’auteur du Dictionnaire grec, ou du pharmacien de l’angle de la Chaussée-d’Antin. « — De tous les deux », répondit-il ; il y avait, en effet, chez Planche, de la férule et de la formule, du magister et de l’apothicaire. Au surplus, ses victimes eurent tort de s’inquiéter ou de s’irriter. En pareil cas, la postérité du lendemain se charge de distribuer les parts de souvenir et d’oubli. Sainte-Beuve, malgré ses torts, malgré ses vices, vivra autant que la littérature française, — ce qui n’est peut-être pas beaucoup dire. — Gustave Planche, en dépit de son autorité morale, qui consistait uniquement à n’être pas vénal (jamais critique ne fut plus partial), est mort tout entier le jour où il a cessé de faire peur. Mais quelle étrange sensation devaient éprouver les illustres, les Cousin, les Guizot, les Tocqueville, les Vitet, les Villemain, quand M. de Mars, si excellent homme, d’ailleurs, et si respectable, leur disait gravement : « Il est possible que ce mot soit dans le dictionnaire de l’Académie ; mais il n’est pas accepté par M. Planche ! »
De la notice consacrée à la biographie d’Alfred de Musset, je détache ces intéressants souvenirs de M. de Pontmartin :
Le 6 décembre 1829, mon ami Paul Huet, paysagiste romantique, me conduisit chez Achille Devéria, rue Notre-Dame-des-Champs. La Pléïade, me dit-il, s’y trouverait au complet, et un tout jeune homme, à peine sorti du collège Henri IV, devait y lire des vers. Quelle aubaine pour un écolier passionnément épris de littérature ! Il y avait là Victor Hugo, dans tout le limpide éclat de sa jeunesse ; Alfred de Vigny, les deux Deschamps, Sainte-Beuve, Charles Nodier, le doyen du groupe ; Chenavard, Alexandre Dumas entre Henri III et Christine, Poterlet, Louis Boulanger, Eugène Delacroix, Tony et Alfred Johannot, Antonin Moyne, Barye et bien d’autres. Le lecteur annoncé était Alfred de Musset.
Je voudrais essayer de le peindre tel qu’il était alors, ou plutôt de rendre l’impression bizarre, double, complexe, impartie d’attrait et de malaise, que je gardai de cette rencontre. Il avait dix-neuf ans ; sa figure et sa taille étaient vraiment de lignée raphaëlesque, et offraient l’idéal du poète adolescent. Cette taille fine et souple était pincée et serrée outre mesure dans une redingote brune à collet trop haut, comme on les portait à cette époque. Ce qui déparait ce gracieux ensemble, oserai-je le dire ? c’était un manque d’équilibre, un défaut d’instinct aristocratique et d’éducation, qui en troublait l’harmonie. Il visait à l’élégance, et même au dandysme byronien.
Mais cette élégance factice résidait dans la physionomie plutôt que dans les manières ; ce dandysme n’était sur ni de son programme, ni de son tailleur, et sentait le quartier Latin. — « Il est charmant, mais pas très bien élevé ! » disait tout bas Émile Deschamps, dont la politesse exquise était digne d’un grand seigneur de l’ancienne cour. À chaque instant, on se heurtait à une dissonance ; on éprouvait ce genre de sensation que cause à un mélomane une fausse note. La sympathie, qui ne pouvait pas encore être de l’admiration, était déconcertée et comme effrayée par un singulier mélange de fatuité juvénile, de raideur quasi-britannique, de réserve hautaine, de sans-façon, de brusquerie, de morgue, de familiarité, en deçà ou au-delà du ton. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’Alfred de Musset, vingt ans plus tard, en pleine possession de toute sa célébrité, adopté avec enthousiasme par la société la plus élégante qui raffolait de ses Proverbes, ne put jamais se débarrasser de ces alliages : jamais il ne sut mettre d’accord le poète et l’homme, ni trouver complètement son aplomb. Il fut tour à tour ou tout ensemble poète à la mode, gentilhomme d’intention, bohème de souvenir ou de récidive, page ou mousquetaire en goguette, viveur en quête d’émotions violentes ou d’oubli, académicien doublé de don Juan, de Mardoche ou de Rolla, romantique converti par Mlle Rachel, jamais homme simplement et naturellement de tact et de bonne compagnie. Chose étrange ! Sainte-Beuve, plus pauvre, parti de plus bas ; Sainte-Beuve, dont la laideur était dans ce temps-là proverbiale et qui ne cessa d’être laid qu’en devenant vieux, se fondit bien mieux au déclin de sa carrière avec la société polie qui lui accordait de tardifs sourires, Et puis, quand il le voulait, en petit comité surtout, quel causeur délicieux ! Causeur ! Alfred de Musset ne le fut pas trois fois dans sa vie.
Ce soir-là, il lut des fragments de ses Contes d’Espagne et d’Italie, qui allaient paraître le mois suivant. Le succès fut vif, l’étonnement plus vif encore, et, dans le premier moment, stupéfait de ces audaces cavalières, de ces galantes équipées, nous crûmes tous que ce nouveau venu, sérieusement ou par bravade, se proposait d’être aux romantiques de la première heure ce que Danton fut à Barnave, ce qu’un intransigeant serait aujourd’hui à un opportuniste. Ce fut le sentiment de Victor Hugo, dont le sourcil olympien trahissait l’inquiétude. Nous sortîmes. La nuit était froide, mais belle. Je marchais côte à côte avec Paul Huet, qui donnait le bras au pauvre Poterlet, affreusement boiteux. Victor Hugo, Sainte-Beuve et Alfred de Musset nous précédaient de quelques pas. Remarquez que M. Hugo, de huit ans plus âgé que Musset, avait déjà écrit les Odes et Ballades, Cromwell, le Dernier Jour d’un condamné, qu’il venait de publier ses merveilleuses Orientales, qu’il avait Marion Delorme en portefeuille, et qu’il allait faire répéter Hernani. Il pouvait bien, sans trop de présomption, s’attribuer, sur ce jeune blondin de dix-neuf ans, un droit de conseil ou de remontrance. Nous l’entendîmes adresser à l’auteur des Contes d’Espagne quelques observations bienveillantes. Alors, dans le silence de cette nuit de décembre, le long de ces doctes murailles, voisines des tilleuls du Luxembourg, retentit… mais comment rester historien, fidèle au moment où je viens de réclamer les prérogatives de la bonne compagnie ? Jetons un voile, remplaçons le gros mot par l’honnête : « Allez-vous promener ! » — Avouons que, pendant une seconde, l’enfant du siècle en fut le charretier, — et passons !
Deux autres anecdotes sur Alfred de Musset. Elles démontrent, dit l’auteur, les inconsistances, les hiatus, les solutions de continuité entre le superflu et le nécessaire, entre le génie et l’éducation, entre les œuvres et les manières, la tendance du poète à redevenir l’étincelant gamin du début, la difficulté qu’il éprouvait à faire peau neuve, à s’élever ou à se maintenir au diapason du véritable homme du monde.
Pour fêter le brillant succès du Caprice, M. Buloz, qui était alors commissaire du roi près le Théâtre-Français, donna un fort beau dîner où je remplaçai, au dernier moment, Mlle Rachel. Melpomène s’était mise dans l’impossibilité de lacer son corset et de prononcer sans rire ces quatre vers de Cléopâtre :
Et si jamais le ciel favorisait ma coucheDe quelque rejeton de cette illustre souche,Cette heureuse union de mon sang et du sienUnirait à jamais son destin et le mien !Ne riez pas, c’est du Corneille :
Le dîner fut charmant. Ligier, en représentation à Reims et à Châlons, avait envoyé de l’excellent vin de Champagne. Les convives n’étaient pas tout à fait les premiers venus : Meyerbeer, Eugène Delacroix, Jules Janin, le baron Bande, Théophile Gautier, le comte Alexis de Saint-Priest et Alfred de Musset, le héros de cette petite fête.
Je l’observai pendant tout le dîner ; il s’observa encore davantage ; c’est à peine s’il but un verre de vin de Bourgogne et s’il trempa ses lèvres dans la mousse de son vin de Champagne. À présent, pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir : 1º que le comte Alexis de Saint-Priest, très spirituel, auteur d’une remarquable Histoire de la conquête de Naples par Charles d’Anjou, visait à l’Académie et prétendait y arriver ayant l’éminent poète ; — voyez le néant des ambitions humaines ! Il y réussit et il mourut l’année suivante ; — 2º que Meyerbeer, ainsi que je l’ai dit ailleurs, était plus poli, plus mesuré, plus prudent, plus exquis, plus sobre dans son attitude, sa physionomie, sa tenue et son langage qu’un diplomate de haut bord. Au moment où on se leva pour aller prendre le café, M. de Saint-Priest me dit : Regardez ! — Ô surprise ! ô scandale ! Alfred de Musset avait pris Meyerbeer par les épaules et lui tapait sur le ventre ! — Le comte ajouta ce propos qui circula le lendemain : « Ce n’était pas du vin bu ; c’était du vin cuvé ! »
Quelques jours après, je trouvai M. Buloz consterné ; — « Oh ! quel homme terrible ! quel homme impossible ! me dit-il ; figurez-vous… Mme Duchâtel (femme du ministre de l’intérieur) m’avait demandé de lui présenter Alfred de Musset, dont le Caprice fait tourner toutes les têtes ; nous arrivons ; elle accueille le poète avec une grâce charmante. Après les premiers compliments, elle le questionne sur ses interprètes : — « Vous devez être bien content de Mme Allan ? — Oui, madame la comtesse ! Mais croiriez-vous que, si je ne l’en avais pas empêchée, elle voulait mettre un collier de perles sur ses grosses vilaines épaules ? » Tableau ! — Si Mme Allan avait de l’embonpoint, Mme Duchâtel était énorme. Comparées à ses exubérantes épaules, celles de la comédienne auraient pu servir à un cours d’ostéologie. C’est de Mme Duchâtel qu’on disait dans un bal costumé où elle s’était déguisée en bergère : « Voilà une bergère qui a mangé tout son troupeau ! »
Tout le reste du volume est aussi intéressant, et par le fond et par la forme. Je ne puis terminer sans citer aussi un charmant article intitulé : les Fantaisistes du bon sens. M. de Pontmartin y parle en détail de Bernadille et du baron Grimm, du Figaro. Forcé d’être modeste pour le journal où j’écris ces lignes, je ne puis que dire tout haut à l’auteur, en le remerciant de mes plus doux sourires : — Vous êtes mille fois trop bon, trop aimable, etc., en pensant tout bas ; — Vous avez mille fois raison ; et, si loin que vous alliez, vous ne direz jamais plus de bien de nous que nous en pensons nous-mêmes !
V. M. de Loménie. Les Mirabeau. — 1878.
On sait que les dernières années de M. de Loménie ont été consacrées presque exclusivement au grand travail qu’il avait entrepris sur la famille de Mirabeau. Un ami lui avait confié la totalité des manuscrits si riches et si intéressants, recueillis sur cette famille par M. Lucas de Montigny. Il avait complété et contrôlé des documents par des recherches patientes, et c’est seulement après de longues années d’élaboration qu’il s’était déterminé à faire connaître au public le fruit de ses études.
Les deux volumes qui vont paraître chez Dentu ne constituent que la première partie du livre de M. de Loménie ; la seconde partie, celle qui concerne particulièrement le grand orateur, a été interrompue par la mort du regretté académicien, mais elle est dans un état d’achèvement suffisant pour permettre à sa famille de la publier. — Les deux premiers volumes sont donc destinés à avoir une suite.
Aucun sujet ne pouvait d’ailleurs mieux servir son auteur. Tous les membres de cette famille de Mirabeau ont été des personnages d’une rare originalité, très propres à faire ressortir les contrastes du siècle qui a précédé la Révolution.
M. de Loménie les fait revivre tous : d’abord, l’aïeul de Mirabeau, le marquis Jean-Antoine, surnommé le Col d’argent, vieux guerrier mutilé à la bataille de Cassano, la terreur, mais en même temps la vénération de ses enfants et de ses vassaux ; son fils, l’Ami des hommes, qui représente, comme l’a dit M. de Tocqueville, l’invasion de la démocratie dans une tête féodale, à la foi imbu des préjugés d’un grand seigneur d’autrefois et des préoccupations philanthropiques d’un utopiste du dix-huitième siècle ; ses nombreux ouvrages sont oubliés, mais ses lettres offrent un caractère d’énergie primesautier sous des formes archaïques, qui rappelle la manière de Saint-Simon ; son frère le bailli, une des figures les plus nobles et les plus attrayantes qu’on puisse imaginer, marin plein de bravoure et religieux exemplaire au milieu de son siècle, patriote sincère, frère tendre et dévoué ; sous le régime du droit d’aînesse, lui et son aîné sont restés unis par la plus constante affection, et la correspondance touchante où ils se soutiennent, se conseillent et se consolent mutuellement n’a cessé qu’avec leur vie à tous deux. M. de Loménie fait également apparaître la mère du grand orateur, triste personne assurément, mais qu’il importe de connaître pour expliquer son fils et excuser son mari ; il raconte cette lutte implacable entre les deux époux, qui a défrayé la malignité des contemporains ; les scandales et les pamphlets injurieux contre lesquels le marquis de Mirabeau a eu le tort de se défendre à coups de lettres de cachet ; le rôle singulier de son fils, le futur orateur, sans cesse occupé à exciter ses parents l’un contre l’autre, pour tirer profit de leur division, et justifiant cette parole de son père : « Si la graine aux expédients enragés était perdue, elle se retrouverait dans cette tête-là ! »
Le grand charme du livre de M. de Loménie, c’est sa variété. À côté d’études approfondies sur l’état social au dix-huitième siècle, il renferme des chapitres tout à fait piquants. On peut citer comme tels les récits de la jeunesse du marquis, de ses débuts à l’armée et au parterre tumultueux de la Comédie-Française, de son mariage, de ses démêlés avec sa femme, et des descentes de la marquise dans l’hôtel de son mari, alors que les deux époux étaient séparés de fait et non encore de droit.
On connaît maintenant la femme qui donna le jour à Mirabeau ; on sait à quelle guerre domestique le tribun fut mêlé, on pourrait dire dès son enfance, et sous quelles influences se formèrent son caractère et son esprit.
On n’aura plus de raisons pour s’étonner de cet ensemble prodigieux de continuelles contradictions dans un esprit habitué dès l’enfance à voir chaque jour la vérité torturée pour être ployée aux nécessités de honteux plaidoyers du père et de la mère, l’un contre l’autre. Dans ce cerveau clairvoyant, le mépris de la famille a germé dès l’enfance, et l’homme qui a eu pour père ce gentillâtre parleur et cette mère affolée, âpre à l’argent, devait forcément ◀devenir▶ l’avocat corruptible d’une cause embrouillée ; ce fut la Révolution qu’il défendit. Le hasard voulut protester contre une loi immuable de la nature et donna le génie à Mirabeau ; mais il n’a pu remplacer pour lui ce don précieux que de plus humbles trouvent au foyer paternel et qu’on appelle la conscience. Mirabeau fut le plus grand orateur de son temps, ce qui est beau pour l’orgueil d’un vivant, mais ce qui n’est pas assez pour l’honneur d’un mort dont le nom appartient à l’histoire.
VI. Eugène Delacroix. Lettres. — 1879.
Ceci est un livre qui devrait être comme le bréviaire des artistes ; ils y trouveront de saines leçons et apprendront que le génie lui-même a ses hésitations, ses doutes, ses douleurs. La gloire de Delacroix, comme peintre, est trop grande pour qu’on ait à la discuter aujourd’hui ; c’est l’homme qu’il faut connaître dans l’intimité ; les lettres qu’on va lire et qui ont été réunies avec soin, pour être publiées chez Quantin, donneront une juste idée de la finesse de l’esprit, de la supériorité de l’intelligence et de la vaillance du cœur d’Eugène Delacroix.
Voici, par exemple, une de ces lettres de douleur éloquente, comme il n’appartient d’en écrire qu’aux grands cœurs ; rien de plus simple ni de plus cruel que ces lignes pleines de pensées qui l’assaillaient à la mort de sa mère.
À Pierret.
Maule, 29 octobre 181
Que ne puis-je retenir la malheureuse lettre qui vient de m’échapper ! Je la donnai hier pour être mise à la poste ; que n’ai-je attendu à aujourd’hui ? Je te fais des reproches, je te parle de ta négligence pour moi, pauvre orphelin ! de ce que j’ai souffert de n’avoir pas reçu de tes lettres, de toi, cher ami, qui as souffert la plus extrême douleur de l’humanité ! Tu mettais ton père au cercueil tandis qu’au milieu de mes amusements je m’étonnais parfois d’éprouver un retard. Je veux me punir de mon exigence, de ma dureté, par ta douleur même. Tu as donc veillé auprès de ton père cette nuit-là, pauvre cher ami, elle ne sortira pas de ta mémoire. Ce que cette nuit-là a vu, ce que cette chambre-là a vu est gravé devant tes yeux ; ce lit, colle lumière, ce silence à cette heure auprès des restes de ton père, cela est immortel dans ton imagination, lit si je connais bien toute ton âme, cette agonie et le spectacle de cette mort portent encore avec elles une consolation. Cela est donc vrai que le cœur trouve un secret plaisir à s’enivrer de la vue de nos chers amis quand ils nous échappent ? Oui, on dévore des yeux ces traits qui fuient et qui s’effacent. Tout ce qui nous rappelle à notre douleur nous est cher, et c’est nous faire du bien que nous en parler. J’ai vu ce que tu as vu ; ma mère nous a échappé de même ; huit jours avant sa mort, nous étions avec elle à une fête, et ces huit jours passés la terre s’était refermée sur elle, et tout avait repris son train ordinaire. Moi-même quand je me le rappelle, mon désespoir était machinal. Tout le monde pleurait autour de moi, et je pleurais aussi, et quand je n’avais plus de larmes, je me demandais si j’étais insensible. L’idée de cette mort, qui m’avait tant de fois fait frémir quand nous la possédions, me parut un rêve quand elle fut arrivée. Elle ne me poursuivait pas comme une chose funeste qui empoisonne les amusements et les occupations ordinaires : elle m’obsédait comme une illusion qui doit cesser. Cette scène, tout ce que j’avais vu ne pouvait me changer. Elle était dans son lit, ma sœur était venue me réveiller, et elle m’avait dit en fondant en larmes : « Eugène, viens vite, nous n’allons plus avoir de mère. » Je m’étais habillé plein de trouble et en sanglotant. Ma mère avait souffert la nuit des tourments horribles. Des sinapismes, des cautérisations lui avaient arraché des cris affreux qui n’avaient pu m’éveiller. Maintenant, elle était étendue sans mouvement, sa tête était colorée par ses douleurs, et ses yeux à moitié fermés, comme gênés par la lumière. La chambre était ouverte et remplie. Quand le médecin fut venu et fut sorti froidement en nous conseillant de nous armer de courage, comme chacun s’était jeté sur un fauteuil, j’entrai dans cette chambre et je m’y trouvai seul avec ma mère. Je sus lui donner un baiser. C’est le dernier qu’elle ait reçu : elle ne le sentit point ; son visage était froid avec l’apparence de la vie, et ses yeux ne se détournèrent pas sur moi. Mon ami, mes larmes m’empêchent de voir ce que j’écris. Après cela elle ne fut plus à moi, je ne devais plus la toucher, mais je la vis encore. La chambre se trouva encore pleine, et c’était un désordre. Ma sœur se prosternait sur ce lit, mon frère sanglotait ; nos cousins, tous nos amis étaient là. J’étais au pied du lit et je voulus tout voir. Tout d’un coup, sans qu’il parût un mouvement, sans que les yeux fussent fermés davantage, les couleurs disparurent comme un rideau qu’on lève doucement, et la pâleur s’étendit des lèvres jusqu’au front. Tout était fini ! Je crois aussi que tu pleureras ? en lisant cette lettre ; la tienne m’a rappelé ma mère, et je te remercie des larmes que tu me fais répandre. Ta douleur sera douce par l’idée de sa délivrance et de ce que tu as fait pour lui. Moi, à cette heure, je ne puis me persuader mon isolement, je cherche autour de moi ce qui s’effaça si vite, et j’ai perdu ma mère sans la payer de ce qu’elle a souffert pour moi et de sa tendresse pour moi. Si j’avais dû ne la voir mourir qu’aujourd’hui ou dans quelques années, ma douleur eût été plus vive et plus profonde, mais j’aurais véritablement joui de sa vie, car j’étais trop jeune pour lui marquer à tous les moments combien je l’aimais ! Chose incroyable, je ne puis comprendre le culte des tombeaux et l’amour des hommes pour revoir tes tristes demeures de ceux qu’ils ont aimés. Le spectacle de la mort a dans son horreur quelque chose qui rassure, on n’a pas encore tout perdu ; car on voit ces traits, cette bouche insensible qui nous a baisé ! ces mains chéries qu’on a pressées et qui vous ont pressé. Tout cela est mort, mais on se dit : c’est la même chair ; c’est encore ma mère ; mais cette idée : je foule sa cendre ! elle est là et je ne la vois point, elle est près de moi, et c’est une pierre qui nous sépare… c’est là que coulent en abondance les larmes, mais celles-ci sont de désespoir. Mais que viens-je te dire ? Si un autre voyait ce que je t’écris, il dirait : Quelle manière de consoler un fils qui a perdu son père ! Cependant, tu ne m’en voudras pas, j’en suis sûr. Il fallait que je l’écrive tout cela. J’ai éprouvé les mêmes peines : ce sera pour toi une consolation que cette autre concordance entre nous. Ce qui doit te consoler, c’est de pouvoir encore faire le bonheur de ta mère. C’est la consolation que tu ne devras qu’à loi et à ta vertu. Ce qui te consolera encore, c’est d’avoir quelques amis qui savent aussi pleurer et qui sont malheureux de ton malheur. J’aurais désiré vivement d’être avec toi ; à présent que c’est fini, je suis bien aise que ma lettre me précède. On s’écrit mille choses qu’un je ne sais quoi vous empêche de dire. On se revoit, on s’embrasse en étouffant, et ce qu’on n’épanche pas retombe sur le cœur et le serre.
Je t’embrasse.
Eugène.
Que les artistes lisent et relisent cette fiévreuse lettre si pleine d’enseignements pour eux.
L’idée de tableau que j’ai à faire me poursuit comme un spectre. J’aurais bien désiré pouvoir retourner promptement à râtelier Oh ! que je suis ganache ! J’ai plus d’une fois essayé de dessiner pendant mes fièvres, et ce qui m’a le plus affligé, c’est que tout ce que j’ai voulu chercher pour mon tableau n’a été que misérable. Je me suis occupé davantage de toutes les folies qui me passaient par la tête… Un homme qui se lève à huit ou neuf heures, fatigué de sa nuit, et qui va de là tout d’un trait s’encoussiner dans une bergère au coin du feu, tandis que les autres vont à la chasse ; qui avale ses deux prises de quinquina pendant qu’ils déjeunent, et qui voit s’écouler assez lentement, mais bien dans ses mains et sous ses yeux, sa journée qui est toute à son esprit pendant que son corps ne marche, ne digère ni ne mange ; qui enfin se possède bien jusqu’à ce que la fièvre se glisse par des avant-coureurs glaçants jusqu’à la source de ses nerfs pour l’envoyer dans son lit faire de la philosophie ; cet homme-là est alors dans un monde nouveau assurément. Alors que de plans, que d’entreprises qui ne font reculer ni son esprit, ni les forces de son corps ! Il se plonge dans le travail avec ténacité. L’œil distrait de son foyer, il retourne avec acharnement sa matière, et jusque dans la nuit quand il souffre, il est escorté de ses idées qui trompent l’ennui. Voilà ce que j’ai été dans ma fièvre. Les aliments me répugnaient, me soulevaient. La nuit ne m’apportait que de la fatigue, je ne faisais pas deux pas sans éblouissements, je ne pouvais écrire sans avoir la tête fendue ; mais quand je m’arrêtais à mes rêveries, ma tête travaillant beaucoup sans fatigue, je faisais des plans de toute espèce, j’entreprenais de tout. Le malheur est qu’il ne me reste presque rien de tout cela, parce que je ne m’y suis mis que quand je commençais à m’habituer à la fièvre, laquelle alors commençait à aller en dérive à cause des médecines et du quinquina.
Avec la fièvre que j’ai tant maudite s’est donc envolé tout mon génie pour la composition. Que de déconfiture pour ceux qui m’auraient lu ! Il y avait aussi un grand malheur. Je rime dur. Je suis un véritable Welche. J’enfonçais à grands coups de marteau de petits mots dans mes vers pelotonnés et ficelés. Je m’en étais presque fait un plaisir et une lâche. Hélas ! cher ami, tout est difficile. Comment faire quelque chose de complet, de serré et de coulant ? Peinture ou poésie, mêmes choses, mêmes rebuffades. Il y faut retourner souvent avec des outils frais. Il ne suffit pas d’avoir des sources actives et fécondes, il faut un esprit ferme et subtil, ramassé, et qui se multiplie, pour porter le poids de l’invention, pour soutenir partout et développer sans flétrir cette fleur fugitive qui colore la pensée dans la pensée, et qui s’efface si rapidement quand la pensée a pris son habit pour se faire voir et palper. Que les grands hommes sont grands ! Je me figure ces vastes génies au sein de la composition. Ce travail sage et ferme sur ce terrain soulevé, embrasé par ses volcans !…
Il faut s’arrêter ici et renvoyer le lecteur à ce beau livre, qui contient plus de deux cents lettres adressées aux personnages marquants avec qui Delacroix s’est trouvé en relation depuis 1815 jusqu’à 1863.
VII. Eugène Vivier. Très peu de ce qu’on entend tous les jours. — 1879.
Oui, Vivier le célèbre cor, le fantaisiste aimable, a écrit un livre, un livre comme il en devait faire un, ne ressemblant à aucun autre, tiré d’abord pour un très petit nombre d’amis et dont quelques exemplaires seulement vont être mis en vente chez Motteroz, qui l’a imprimé ; inutile de dire que c’est grâce à lui une perle de bibliophile ; ce petit livre, qui n’en est point un, sera rare demain et impossible à se procurer dans quinze jours. Je ne saurais mieux en parler qu’en citant une partie de la préface explicative écrite par un des amis les plus intimes de Vivier dont le nom ne me permet aucune appréciation :
* *
— Eh bien ! mon cher Vivier, à quoi pensez-vous donc, que vous heurtez ainsi tout le monde sur le boulevard ?
— Tiens ! c’est vous, mon cher ami, je ne vous reconnaissais pas ; vous savez, j’ai la vue si basse… Vous me demandiez ?
— Oh rien !… Vous songez sans doute à votre prochain concert ?
— Aucunement ! je pensais à mon ouvrage !
— Ah ! vous faites un opéra ?… un morceau pour cor et violon ?
— Non !…
— Ah ! un livre ?
— Non pas !
— Une brochure ?
— Rien de tout cela !
— Vous écrivez quelques-unes de vos charges, de ces historiettes si drôles qui courent le monde ?
— Non !… je pensais à mon ouvrage !
— Comment ! ni musique, ni prose, ni livre, ni brochure ! Quel ouvrage alors !… Ah !… elle est bien drôle !… Adieu, mon cher Vivier !…
— Adieu !
— Ah !… comme charge, elle est encore plus drôle que les autres ! Hi ! hi ! hi !
La courte scène qu’on vient de lire, Vivier l’a entendu répéter bien des fois depuis quelques années. En effet, il composait ou plutôt recueillait les éléments d’un ouvrage singulier auquel tout le monde travaillait, excepté lui, ne faisant que prendre le crayon et écrire sous la dictée de chacun, car il est bon que le lecteur sache que le conteur charmant, que l’homme à boutades, que le faiseur de charges, comme nous disait tout à l’heure son interlocuteur, n’est pas un fantaisiste dont l’esprit exploite plus ou moins heureusement un caprice éclos dans son cerveau. Loin de là, Vivier ne procède que par l’observation, et toute personne qui a su l’écouter, a toujours trouvé, dans les détails d’une historiette d’apparence légère et ingénieuse, une reproduction scrupuleuse de la nature, la fine satire de quelque ridicule de la nature humaine.
Les scènes militaires, son histoire du Faucon noir du pic de Ténériffe, ses toasts en imitation de langues étrangères, ne sont-elles pas des scènes aussi réelles que celles qui se jouent chaque jour devant nous dans la vie, et qui présentent en relief l’orgueil bête, la crédulité prétentieuse, la vanité solennelle, etc., etc. Le tout admirablement mis en scène et ciselé à la façon des véritables objets d’art.
Quoi de plus fidèle comme calque que la comédie journalière des fausses bienveillances, que cette scène du jeune homme qui se présente chez un ancien ami de sa famille ? Nous n’en indiquerons que l’ensemble, sans prétendre à l’écrire.
Le bon, ou plutôt le féroce bourgeois, vient d’entrebâiller sa porte :
— Ah ! jeune homme ! comment ! c’est vous !… Ah ! sapristi !… restez là !… ne bougez pas !… Comme vous ressemblez à votre père !…
— Monsieur… je venais…
— Ah !… non ! ne bougez pas !… ne parlez pas !… C’est frappant !… c’est lui-même !… il me semble qu’il est devant moi !… Entrez donc, vous verrez ma femme !… vous déjeunerez avec nous !… Ah ! sapristi ! comme vous ressemblez à votre cher père !… c’est lui !… c’est tout à fait lui !
— Vraiment, monsieur, je suis confus !…
— Non ! non ! ne soyez pas confus ! Entrez donc ! c’est-à-dire non, n’entrez pas !… nous avons là les ouvriers… mais je vais faire venir ma femme ! Vous la verrez !… c’est-à-dire non… justement elle a un peu de migraine aujourd’hui… sans cela vous déjeuneriez avec nous… mais ce sera pour un autre jour… Ah ! mais ne bougez donc pas !… c’est cela !… comme cela !… de trois quarts ! Vous n’êtes pas vous !… vous êtes le portrait frappant de votre pauvre père ! un homme charmant, un cœur !… un véritable cœur !… à qui je dois tout !… Quel malheur de ne pouvoir pas vous recevoir !…
— Peu importe, monsieur, je reviendrai un autre jour…
Comment donc !… mais certainement. Ah ! un instant !… voyons… Nous partons après-demain pour la campagne, nous y passons la belle saison… plus tard, nous irons dans le Midi !… enfin nous nous reverrons !… ne vous en allez pas encore !… Dites-moi : vous êtes beau garçon, bien portant, vous devez aimer vivre… Un jeune homme n’a pas toujours sa bourse bien garnie… Rappelez-vous qu’à toute heure la mienne est à votre service !…
— Ah ! monsieur !
— Pas tout de suite malheureusement ; vous savez, je fais faire des travaux à ma maison… je vous ai dit que j’avais les ouvriers… Après cela je m’occuperai de ma villa… j’ai bien d’autres projets en tête… mais enfin quand je serai débarrassé de tout cela…
— Mais, monsieur, je ne vous demande rien !…
— Ne répétez pas cela ! vous allez me froisser !… moi… un vieil ami de votre père… Et, dites-moi, (mille pardons si je vous reçois sur le carré !) vous faites votre droit ?
— Oui, monsieur.
— Quand il s’agira de vos examens, pensez à moi… je suis l’intime de toute la Faculté… étant moi-même ancien magistrat…
— Que de bonté !… justement j’avais grand besoin…
— Pas en ce moment… je suis un peu en froid avec le recteur… tout à fait brouillé même… brouillé à mort… pour une bêtise… une histoire de couturière… entre ces dames… Mais c’est égal… comptez absolument sur moi pour cela comme pour le reste… je suis à vous, tout à vous, ma maison, ma bourse, mon crédit !… Au revoir, cher monsieur !… votre main… Ah ! mon Dieu !… je vous en supplie… arrêtez-vous !… restez-là… comme cela !… Ah ! c’est vraiment étonnant comme vous ressemblez à mon vieil ami, à défunt monsieur votre père !… À bientôt !… à bientôt !… Rappelez-vous bien mon adresse, vous me trouverez toujours comme cela ! »
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Ce que Vivier offre aujourd’hui à quelques amis, sur beau papier de Hollande, encadré précieusement de filets de vermillon, ce sont quelques-uns des mille échantillons de la paresse de l’esprit humain. En un mot, c’est le recueil d’un certain nombre de poncifs du discours, de ces petits paquets tout faits qu’on entend débiter tous les jours par ceux qui ne savent que répéter ce qu’ils ont déjà entendu…
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Les curieux qui ouvriront ce petit livre, écrit pour bien peu, retrouveront ce que nous venons d’annoncer. Les lecteurs avides de péripéties s’empresseront de le fermer ; d’autres, moins avisés encore, y chercheront des allusions, des sens cachés ; ils voudront y découvrir quand même d’autres mots sous les mots de l’auteur. Ce sera tant pis pour eux ; ce carnet n’est qu’un recueil des inutilités du langage, une sorte d’herbier contenant quelques centaines de ces plantes parasites sèches et banales qui germent dans notre conversation et viennent y prendre la place des mots de valeur, de ceux qui sont toujours expressifs et neufs, parce qu’ils ont leur racine dans la conscience, dans le cœur ou dans l’esprit.
À l’appui de cet avant-propos, citons une pincée de ces notes singulières que Vivier a eu la patience de consigner sur son calepin ; par exemple :
* *
Ils ne font que se disputer du matin au soir, — et pourtant ils s’adorent.
* *
Que vous êtes heureux, vous, d’avoir un bon estomac !
* *
Il ne doit pas demeurer loin d’ici, car nous le voyons passer tous les jours.
* *
Excepté le homard à l’américaine et la bombe glacée, tout a été fait dans la maison ; nous avons un excellent cuisinier.
* *
Parbleu ! mon cher — c’est tout naturel, vous ne faites jamais d’exercice ; — comment ne voulez pas engraisser ?
* *
Il faut bien vous aimer — pour venir vous voir par un temps pareil.
* *
C’est bien étonnant que vous ne l’ayez pas reçue, — je l’ai mise à la poste moi-même.
* *
Quel artiste, quel chanteur, quelle méthode, quelle prononciation ; — malheureusement il n’a pas de voix ; — à peine si on l’entend.
* *
Laissez donc repousser votre barbe, — ça vous allait bien mieux.
* *
Vous avez tort, madame, croyez-moi, c’est la couleur qui se porte le plus dans ce moment-ci.
* *
Du gibier, du gibier lorsque la chasse est fermée ? — Quel luxe !
* *
Vous vous écoutez trop, — vous croyez avoir toutes les maladies et vous avez une mine superbe, — vous vous portez comme un charme ; — fumez donc !
* *
Chez moi, c’est impossible, — je demeure avec ma tante.
* *
J’ai tenu à ce qu’elle passât ses examens ; on ne sait pas ce qui peut arriver.
* *
— Maman, quel jupon ?.
— Celui que tu avais hier, mon enfant, tu ne l’as porté que deux fois ; mets-le encore aujourd’hui — pour finir de le salir.
* *
Déjà fatigué ! — Je vous croyais meilleur marcheur que ça.
* *
— Un Corot ! Vous voulez rire ; on vous a trompé. Un Corot ! allons donc ; il n’est même pas signé.
— Mais si, — il est signé. Regardez là, dans le coin, à gauche.
— Tiens, c’est vrai, je ne le voyais pas… Il est joli.
* *
Il y a de très belles choses dans cet opéra ; mais comme il est ennuyeux.
* *
Tu vas te faire écraser ; viens près de moi. Il pleut très fort ; mets-toi sous l’ombrelle de ta petite mère chérie qui ne peut pas te tenir par la main, parce qu’elle est obligée de porter la queue de sa robe ; — allons, viens là, sois obéissant.
* *
— Ne t’endors pas, Gaston, — nous allons arriver !
* *
Pour moi, c’est le contraire ; — si je n’en prenais pas, je ne dormirais pas de la nuit !
Certes, il y a loin, comme nous le disait Vivier, de ces notes aux pensées de Pascal ou de La Rochefoucauld, mais elles n’en ont pas moins une saveur toute particulière ; elles sont prises sur le vif et formeront un recueil bien curieux de tous les lieux communs de notre bourgeoisie. Les bibliophiles et ceux qui sont soucieux de l’histoire de la langue française les reliront plus tard comme ces phrases soulignées des romans de Crébillon fils, si bien au courant du « parlage » des boudoirs du dix-huitième siècle.
Terminons en annonçant que Vivier est en train d’écrire un certain nombre des anecdotes qui ont fait sa réputation de conteur, et dont nous avons détaché un spécimen au commencement de cet article. Nul doute que le succès n’accueille ce livre, qui donnera une juste idée aux races futures de la force de l’observation photographique et intelligente d’un des esprits les plus originaux de notre temps.
VIII. Schopenhauer. Pensées et fragments. — 1880.
La librairie Germer-Baillière vient de mettre en vente un livre que nous recommandons spécialement à ceux qu’intéresse le mouvement philosophique contemporain.
Nous n’avons pas la prétention de découvrir le célèbre philosophe allemand
Schopenhauer, mais nous croyons que beaucoup de ceux qui savent son nom ignorent son
œuvre et la relèguent parmi les spéculations arides qu’on ne lit guère ou qu’on ne lit
pas. À ce point de vue, M. J. Bourdeau vient de rendre un véritable service à ce
philosophe en facilitant, par un abrégé excellent, la lecture du « moraliste
curieux, de l’humoriste original »
, qui a été le créateur d’un nouveau système
de philosophie.
Le livre est intitulé : Pensées, maximes et fragments de Schopenhauer, et contient un résumé de ce qu’a écrit cc grand pessimiste sur les douleurs du monde et le mal de la vie, l’amour, les femmes, le mariage, ses aphorismes sur l’homme, la vie, la société, l’art, la religion.
Pour donner idée de ce philosophe, qui ne ressemble en rien à ce que la légende en a fait chez nous, nous coupons au hasard quelques-unes de ses pensées, dont la forme rappelle souvent celle d’Henri Heine.
On croirait peut-être Schopenhauer matérialiste ; tant s’en faut ; lisez plutôt :
Copernic a chassé Dieu du ciel ; mais, en réalité, Dieu est partout, dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la chaise où repose votre noble dos. N’allez pas au moins ◀devenir▶ matérialiste comme les garçons coiffeurs ou les élèves en pharmacie.
Il n’est pas non plus précisément démocrate ni républicain.
Vils flatteurs, vous dites au peuple qu’il est souverain, mais vous savez bien que c’est un souverain éternellement mineur, dupe d’habiles filous que l’on appelle démagogues. Vous m’épouvantez quand je vous vois jouer avec les passions populaires ; autant vaudrait manier la dynamite. Je tremble d’entendre les chaînes de l’ordre légal se briser avec fracas et le monstre déchaîné rugir. Ultraréactionnaire, oui, je le suis par horreur de vos criailleriez, de votre vacarme, de vos émeutes, qui m’assourdissent, m’inquiètent et me distraient de mes pensées, de mes travaux impérissables. Quand donc nous donnera-t-on, à nous autres philosophes, un philosophe couronné, un roi libre penseur, un Frédéric II ? En attendant, que le diable vous emporte, tous tant que vous êtes.
Sa misanthropie lui fournit de curieuses et frappantes images :
Pourtant, de même qu’il faudrait que notre corps éclatât s’il était soustrait à la pression de l’atmosphère, de même, si le poids de la misère, de la peine, des revers et des vains efforts était enlevé à la vie de l’homme, l’excès de son arrogance serait si démesuré qu’elle le briserait en éclats, ou tout au moins le pousserait à l’insanité la plus désordonnée et jusqu’à la folie furieuse. Eu tout temps il faut à chacun une certaine quantité de soucis, ou de douleurs, ou de misères, comme il faut du lest au navire pour tenir d’aplomb et marcher droit !
À propos de l’amour et du mariage, entre autres appréciations bien nettes, je trouve celles-ci que méditeront non seulement les célibataires, mais quelques gens mariés.
Le mariage est un piège que la nature nous tend.
Il n’aborde pas les questions d’art avec moins d’esprit et d’élévation.
Dans la morale, la bonne volonté est tout ; mais dans l’art, elle n’est rien.
Il faut traiter une œuvre d’art comme un grand personnage ; rester debout devant elle et attendre patiemment qu’elle daigne vous adresser la parole.
Schopenhauer, bien qu’Allemand, n’est d’aucun pays ; voici les vérités qu’il adresse aux gens de sa patrie.
Le véritable caractère national allemand, c’est la lourdeur ; elle éclate dans leur démarche, dans leur manière d’être et d’agir, leur langue, leurs récits, leurs discours, leurs écrits, dans leur façon de comprendre et de penser, mais tout spécialement dans leur style. Elle se reconnaît au plaisir qu’ils trouvent à construire de longues périodes, lourdes, embrouillées. La mémoire est obligée de travailler seule, patiemment, pendant cinq minutes, pour retenir machinalement les mots comme une leçon qu’on lui impose, jusqu’au moment où, à la fin de la période, le sens se dégage, l’intelligence perd son élan et l’énigme est résolue. C’est à ce jeu qu’ils aiment à exceller, et quand ils peuvent ajouter du précieux, de l’emphatique et un air grave plein d’affectation, l’auteur alors nage dans la joie : mais que le ciel donne patience au lecteur. — En outre, ils s’étudient tout spécialement à trouver toujours les expressions les plus indécises et les plus impropres, de sorte que tout apparaît comme dans le brouillard : leur but semble être de se ménager à chaque phrase une porte de derrière, puis de se donner le genre de paraître en dire plus qu’ils n’ont pensé ; enfin ils sont stupides et ennuyeux comme des bonnets de nuit ; et c’est justement ce qui rend haïssable la manière d’écrire des Allemands à tous les étrangers, qui n’aiment pas à tâtonner dans l’obscurité ; c’est au contraire chez nous le goût national.
Du reste, son opinion sur la créature en général n’a rien de flatteur pour notre espèce : je trouve sur l’homme ces quelques lignes significatives :
L’État n’est que la muselière dont le but est de rendre inoffensive cette bête carnassière, l’homme, et de faire en sorte qu’il ait l’aspect d’un herbivore.
Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse, le juriste le voit dans toute sa méchanceté, le théologien dans toute sa bêtise.
L’homme est au fond une bête sauvage, une bête féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s’appelle civilisation : aussi reculons-nous d’effroi devant les explosions accidentelles de sa nature. Que les verrous et les chaînes de l’ordre légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate, c’est alors qu’on voit ce qu’est l’homme.
Dédié aux diplomates.
Laisser paraître de la colère ou de la haine dans ses paroles ou sur son visage, cela est inutile, dangereux, imprudent, ridicule, commun. On ne doit trahir sa colère ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang froid sont les seuls qui aient du venin.
Voici encore pour les Allemands.
On a reproché aux Allemands d’imiter tantôt les Français, tantôt les Anglais ; mais c’est justement ce qu’ils peuvent faire de plus fin, car, réduits à leurs propres ressources, ils n’ont rien de sensé à vous offrir.
Ne nous réjouissons pas trop, car voilà ce que, plus loin, il dit des Français ;
Les autres parties du monde ont des singes ; l’Europe a des Français. Cela se compense.
Consolons-nous cependant en pensant que les Américains et les Italiens sont encore plus maltraités que nous par Schopenhauer.
Terminons en signalant la biographie de Schopenhauer qui précède cet abrégé de son œuvre, et qui donne une idée très juste de ce philosophe fantaisiste encore très mal connu aujourd’hui.
IX. Paul de Saint-Victor. Les Deux Masques. — 1880.
« Ce livre m’a rapatrié dans le monde antique, il m’a ramené aux sources sacrées ; j’y ai puisé les plus pures joies qui puissent rafraîchir et ravir l’esprit. — Les Grecs, a dit Goetheb dans un mot célèbre, ont fait le plus beau songe de la vie. — Ce songe je l’ai refait avec eux. »
Ces mots qui terminent la préface du beau livre que M. Paul de Saint-Victor vient de publier chez Calmann-Lévy, tous ceux qui l’auront lu pourront les répéter avec lui. Entraînes par le mouvement de la vie, assourdis par le brouhaha du jour, peu à peu nous nous sommes éloignés des grandeurs et des simplicités de l’antiquité ; que le regard tombe sur un des morceaux immortels qu’elle nous a légués, statue, poème ou tragédie et tout de suite l’esprit revivifié, reposé, reprend des forces et des rassérènements. C’est non seulement aux savants lettrés, c’est à tous ceux qui ont dans le cœur le sentiment du beau et que l’art peut émouvoir que s’adresse ce livre de grand goût et de profonde érudition.
Voir quelques lignes de la préface de M. de Saint-Victor qui expliqueront mieux que nous ne pourrions le faire le plan et la marche de l’ouvrage.
Le théâtre a deux masques — Tragédie-Comédie — celui qui pleure et celui qui rit, souvent séparés et quelquefois accouplés.
Sous ce titre à double face, l’ouvrage que je présente au public comprendra, en trois séries distinctes, quelques-unes des grandes époques de l’art dramatique. La première est consacrée au théâtre grec — Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane. — J’y ai joint une étude sur Calidasa, le plus célèbre poète du théâtre indien. — La seconde série sera remplie par Shakespeare. — Dans la troisième, j’étudierai le théâtre français, depuis ses origines jusqu’à Beaumarchais.
On a beaucoup écrit sur le théâtre grec. En reprenant un sujet si souvent traité, j’ai tenté de faire autrement, sinon mieux que mes devanciers. La mythologie et l’histoire tiennent dans mon travail autant de place que l’esthétique littéraire. — Replacer les tragédies et les comédies grecques dans le milieu qui les a produites, éclaircir et élargir leur étude en l’étendant sur le monde antique par les aperçus qui s’y rattachent et les rapprochements qu’elle suggère, soulever le masque de chaque dieu et de chaque personnage entrant sur la scène pour décrire sa physionomie religieuse ou son caractère légendaire, commenter les quatre grands poètes d’Athènes, non point seulement par la lettre, mais par l’esprit de leurs œuvres et par le génie de leur temps, tel est le plan que je me suis tracé et que j’ai tâché de remplir.
C’est par Eschyle que l’auteur commencera cette grande étude. Pour expliquer les premières origines du théâtre grec, M. Paul de Saint-Victor remonte à Bacchus, à la grandeur et à la décadence de son culte. Voici deux belles pages pleine de science, de couleur et d’éloquence ; ce sont de véritables tableaux de maître.
C’est dans la grotte de Nysa que Bacchus se forme et s’achève. Il y fleurit, bercé par les caresses des nymphes, délicieusement amolli sous leurs baisers amoureux. Son berceau est un van sacré ; c’est avec du miel et du jus de raisin qu’on le sèvre du lait de la chèvre, qui a coulé dans ses veines sa lasciveté pétulante. De bonne heure, il se jette sur les grappes sauvages ainsi qu’Achille enfant sur les armes. Le vieux Silène le prend et le balance comme une petite amphore dans ses bras courbés en anses ; il lui verse l’esprit du vin et la science infuse des vendanges. Le bon Pan lui apprend à poser ses doigts sur les roseaux du syrinx et à frapper la terre d’un pied cadencé. Il enfourche gaiement le cabri folâtre, il se roule sur les feuilles avec la panthère familière dont ses Ménades prendront plus tard les poses renversées. Tout est danse, musique, allégresse, autour de cette enfance adorée.
Il grandit, le prédestiné ; la vigne qu’il plante et sème sur la terre est le don de son joyeux avènement. Bacchus enfant courait déjà les bois avec ses nourrices, « et les Nymphes l’accompagnaient, dit l’Hymne homérique, — et il les conduisait, et le bruit de leurs pieds enveloppait la vaste forêt ». Maintenant que le voilà roi, il se forme une cour, un Thiase ; il monte sur un char et prend son élan. Quatre panthères accouplées le traînent ; il ne les stimule ni par le fouet, ni par l’aiguillon, mais par une grappe qu’il presse sur leur nuque et dont le fumet les enivre. Toutes les énergies de la sève, toutes les forces de la nature naturante, toutes les obscénités du rut universel prennent forme et souffle, figure et costume, pour se grouper autour de leur chef. Il attire dans son orbite excentrique un système d’êtres fabuleux, moitié hôtes et moitié génies bâtards du ciel et de la terre, se rattachant à la vie physique dont il est le type souverain. Les Satyres capricants aux oreilles aiguisées en pointes, les Panisques à queue de singe, les Ægipans dont le cou est gonflé des glandes qui pendent à celui des chèvres bondissent à sa suite. Après eux galope la cavalerie monstrueuse des Centaures, qui hennissent au fumet du vin, comme les cerfs brament après la fraîcheur des eaux vives. Les bouffons ne manquent pas à cette cour errante. Le vieux Silène est là, plein jusqu’au gosier, ballotté sur l’âne qui apprit à tailler la vigne, lorsqu’on le vit la brouter. Il penche la tête sur ses mamelles rubicondes ; s’il descend de sa monture, sa marche s’égare en festons pesants : deux Bacchantes soutiennent, par les aisselles, ses membres flottants, et barbouillent de lie sa face écrasée. Comos le suit, éclatant de rire jusqu’aux oreilles, comme le Masque ébauché de la comédie, qu’il essaye de temps en temps à son front hardi. Le vin pur, Acratos, et le vin doux, Edoinos, se sont élancés de leur tonne, une torche au poing, pour rallier la troupe altérée. Les jarres mêmes du cellier, les cratères et les rythons du festin, Céramos, Pithos, Cantharos, vaguement modelés eu échansons d’argile, escortent péniblement les buveurs : ils trébuchent sur leurs pieds encore pris dans le moule du socle, comme des cruches mal équilibrées, et laissent couler par leurs fissures la rouge liqueur dont ils sont gorgés.
Ne croirait-on pas avoir sous les yeux quelque merveilleux bas-relief antique.
Suivons ce curieux enchaînement de la légende de Bacchus.
De la mythologie assombrie et rétrécie de basses époques de l’antiquité, il passe, comme par un couloir ténébreux, dans la magie du moyen âge, et il reparaît, déformé sous la figure bestiale de Satan. Métamorphose indiquée : par sa nature ambiguë, son génie troublant, ses instincts obscènes ; ses artifices de sorcier, par le monde démoniaque qu’il entraînait après lui, Bacchus, au temps même de sa splendeur olympienne, était un diable parmi les dieux. Ses orgies ou la lubricité s’accouplait à l’extase, rendez-vous des mécontents et des misérables, anticipaient, en les agrandissant à l’échelle antique, sur les terreurs et les prestiges du Sabbat. Tous les démonographes du seizième siècle, Sprenger, Del Rio de l’Ancre, Boquet, Le Loyer, Hédelin, s’accordent à reconnaître en lui le « prince des sorciers », le « chef des bouquins », le grand maître des cérémonies de l’Enfer. L’imagination des inquisiteurs travaille sur lui au rebours des poètes de la Grèce ; elle le défigure et l’enlaidit avec rage. Presque androgyne autrefois, il ◀devint▶ incube et succube. Les cornes symboliques, qu’il ceignait et déposait comme une couronne d’apparat, s’implantent dans son front ; son beau visage obscurci prend les traits du bouc de ses sacrifices. Un sinistre changement à vue transforme ses bacchanales en sabbat. Les Satyres à pieds de chèvre et à queue de singe jettent bas leurs masques de Génies agrestes, et ◀deviennent▶ des diables fétides. Les Ménades, dépouillées de leur beauté païenne, découvrent de hideuses figures de sorcières. De leur thyrse dégarni de pampres, elles font le manche à balai qui les transporte, par les airs, au bal sabbatique. Les torches odoriférantes qu’elles secouaient au vent du Taygète se changent dans leurs mains en chandelles vertes. Mêmes cris d’appel dans les sierras des Asturies, aux gorges du Jura, sur les plateaux du Blocksberg, que sur les sommets du Parnasse. Sabbath ! Sabbath ! répond comme un écho de barbarisme infernal au Saboë ! Saboë ! des anciens mystères. Mêmes rondes dévergondées et furieuses ; seulement au lieu des grandes danses antiques, belles encore dans leur frénésie, c’est une saltation baroque et cynique, où les danseurs et les danseuses tournent dos à dos, sans se voir, et un bras en l’air. Mêmes banquets et mêmes curées faméliques ; mais le vin doré des Cyclades est remplacé par des breuvages de vertige faits de plantes herborisées sous la lune, au pied des gibets. En place des taureaux et des faons que dépeçaient les Bacchantes, les sorcières saignent des enfants volés, et les font cuire à grand feu, dans la marmite de leurs enchantements.
Bacchus-Satan, assis jambes pendantes, sur une table de pierre que des cierges noirs illuminent, trône, impassible, sur l’abjecte orgie. Sa face est celle d’un bouc noir à physionomie vaguement humaine, le poil hérissé, les yeux ronds et fixes, les mains aux doigts tous égaux et recourbés en griffes d’oiseau de proie. — Quelquefois aussi, il prend l’aspect d’un tronc d’arbre sans pied, surmonté d’un masque livide ; réminiscence difforme de son effigie pastorale. Mais, quelle que soit la figure qu’il prenne, les historiographes du Sabbat constatent tous sa morne tristesse et son air d’ennui méprisant. Sans doute, le Dieu déchu, tombé de sa gloire hellénique dans cette basse sorcellerie gothique, se rappelait alors ses fêtes lumineuses, ses triomphes au soleil de l’Inde, ses autels couronnés de roses, les belles danses de nymphes et d’éphèbes que dirigeait son sceptre fleuri ; ses fraîches vendanges de l’Archipel accompagnées par le rire éclatant des flûtes. Et comme dit Homère : « Il gémissait et s’attristait dans son cœur. »
Une légende musulmane raconte que Moïse, chassé par une peuplade sauvage de la citerne où il menait boire ses chameaux, changea en singes ces hommes inhospitaliers. Ils habitent, depuis leur métamorphose, les palmiers d’une verte oasis qu’ils remplissent de leurs cris et de leurs gambades. Mais, de temps en temps, ils se souviennent qu’ils ont été autrefois des hommes. Alors on les voit interrompre leurs jeux, cesser leurs grimaces et leurs contorsions. Ils s’accroupissent tristement à terre, leurs traits mobiles redeviennent sérieux et pensifs, une lueur de raison éclaire la vague folie de leurs yeux. Saisis de nostalgie en se rappelant la race dont ils sont déchus, ils plongent dans leurs mains noueuses leurs têtes dégradées, et de grosses larmes roulent sur leurs joues velues.
Nous sautons de nombreuses pages, toutes aussi vivantes, pour arriver à Eschyle.
L’étude sur le Prométhée enchaîné n’est ni moins intéressante ni moins élevée ; force, nous est de passer rapidement sur ces lignes brûlantes d’enthousiasme que les recherches savantes et l’étude consciencieuse n’ont pu refroidir. Une délicate et légère silhouette de Mercure :
Coureur éternel des stades de l’Éther, Hermès fut naturellement le dieu des Gymnases. C’est à ce patronage qu’il doit sa forme idéale. Ses premières effigies en faisaient un homme mûr, aux membres robustes, à la barbe épaisse et pointue ; l’art de la belle époque le refit et le rajeunit d’après le modèle accompli de l’adolescent. Svelte sans maigreur, souple sans mollesse, les cheveux courts et bouclés, le cou uni, les hanches étroites, le torse élégamment évasé, la jambe nerveuse et battant l’arène. Il porte sa chlamyde retroussée sur l’épaule, dans l’attitude d’un arrêt balancé entre deux élans. Ses traits sont empreints d’une finesse sereine et d’une riante bienveillance. Sous cet aspect nouveau, Hermès ◀devient▶ le chef des Éphèbes, le prince de la jeunesse, le pur sang divin de la race attique. Charidotès (celui qui donne la grâce), il verse sur le corps de ses élèves la fleur de la beauté juvénile : Agonios, il les dresse aux essors ardents de la course, aux jets vigoureux du disque, aux adresses et aux résistances de la lutte. Un pied sur le socle d’une des colonnes du portique, le jeune athlète, raclant avec le strigile la sueur et la poussière de ses membres, levait les yeux vers sa statue qui tendait la palme. Il l’invoquait dans son cœur, il promettait de lui sacrifier un coq de combat s’il remportait la victoire ; et la souplesse du dieu coulait, dans ses muscles, et une vigueur généreuse fortifiait ses bras.
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Hermès prend un caractère auguste dans cette mission funéraire : non plus seulement conducteur, mais consolateur de la mort. Une pierre gravée le représente tenant délicatement sous son bras une petite Âme qui se débat entre ses ailes de papillon symbolique, et se retournant vers elle d’un air amical, comme pour lui dire de n’avoir point peur. Dans une peinture antique, on le voit présenter solennellement une jeune fille au morne Pluton assis sur son trône : l’enfant recule, effrayé devant cet abord redoutable ; mais le dieu souriant l’encourage et l’enlace d’un bras protecteur, comme d’une grande aile d’Ange gardien.
Passons les Suppliantes, les Sept chefs devant Thèbes, les Atrides, l’Orestie, Agamemnon, où nous trouvons ce portrait de Cassandre :
Ce qui met encore à part le rôle de Cassandre, c’est l’extraordinaire beauté de son style. Tout y est inspiré, dans le sens immédiat du mot ; tout y respire l’égarement divin. Chaque image reflète une lueur de vision subite, chaque vers part comme un trait dardé. Une langue de feu, envolée du trépied de Delphes, semble frémir sur la bouche de la prêtresse d’Apollon. Des repos d’une douceur touchante succèdent à ses crises. Le dieu qui la fatigue s’arrête par instants ; alors la vierge peut laisser respirer son âme : on croit la voir essuyer la sueur de ses joues, l’écume de ses lèvres. Ses traits se calment, ses nerfs se détendent, pareils aux cordes d’une lyre qu’une main violente cesse de tordre pour forcer ses tons. Son langage redevient naturel et simple, elle répond aux questions du Chœur avec un triste abandon. Ce n’est plus qu’une jeune fille mourante qui regrette ingénument la lumière.
Arrêtons-nous où nous sommes. Est-ce tout ? Non, et il s’en faut. Il n’est permis à personne de juger en une heure, en une fois un travail qui est le fruit de si longues études et où l’on sent sous chaque mot un travail d’artiste, de savant et d’écrivain de haute conscience. Ce premier volume, dont nous parlerons encore, doit être lu avec respect et recueillement. Aujourd’hui que les traditions du beau semblent parfois se voiler, il faut savoir gré à celui qui a le courage et la patience d’entretenir le feu sacré et qui dans cette nuit passagère veut bien les éclairer de la lumière qu’il a reconquise.
Pour nous résumer, ce livre de M. Paul de Saint-Victor est un monument littéraire de la langue française, qui doit prendre place dans toutes les bibliothèques et par le sujet et par la hauteur de ses vues, autant que par l’éloquence avec laquelle il a été traité.
X. Gustave Roger. Le Carnet d’un ténor. — 1880.
C’est le livre de bord d’un artiste longtemps applaudi comme chanteur à l’Opéra et à l’Opéra-Comique que vient de publier Ollendorff ; tous ses succès, tous ses déboires, toutes ses luttes, de fines et charmantes observations, tout y est consigné avec un rare esprit, car notre ténor est certainement un écrivain. Roger m’a demandé une préface pour ce livre ; elle est loin de le valoir, mais si je la reproduis c’est qu’elle peut servir de guide au milieu de ces charmantes historiettes et donner une idée de l’importance de l’artiste qui les a écrites.
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Il suffira d’avoir seulement ouvert ce livre pour comprendre que le mot « préface » n’est pas celui qu’il eût fallu écrire en tête de ces quelques pages. Avant-propos serait encore trop prétentieux, et si j’avais pu les intituler « conversations sur Roger », je l’eusse fait bien plus volontiers. En effet, une préface a pour but de détailler au lecteur les raisons qui ont porté un auteur à écrire un livre. Or, ici, il n’y a ni auteur ni livre, il y a un artiste qui, précipitamment, chaque soir, recueillait les impressions de sa journée, sans souci de la forme, écrivant comme on fait à un ami très intime, et réservant, pour cette vieillesse qu’il ne devait pas atteindre, la lecture de quelques feuilles volantes.
Aussi la famille et les amis de Roger, du vaillant et grand artiste, si éclatant quand il plaidait pour son art, si modeste quand il parlait de lui-même, eussent-ils rejeté toute idée de la publication de ce carnet, si Roger ne l’eût pour ainsi dire commencée de son vivant.
Vers 1872, Villemessant me parla du projet qu’il avait de faire paraître quelques anecdotes que Roger lui avait racontées récemment. Les anecdotes, c’était pour lui toute la vie de son journal, et il n’eût pas, pour tout au monde, laissé passer celles de cet ami intime à qui il savait tant d’esprit, tant de justesse d’observation. Aussi furent-ils bien vite d’accord ; Roger demanda que l’un de nous examinât son mémento pour choisir avec lui les passages qui pouvaient le plus intéresser les lecteurs d’un journal.
— Surtout, mon cher ami, dit-il à Villemessant, je vous en prie, ne vous gênez pas avec moi ; du jour où vous ne me trouverez pas intéressant, supprimez tout ce qui vous paraîtra de trop, coupez, rognez, je suis habitué aux amputations !
Et en disant ces mots, le pauvre Roger montrait son bras artificiel, et cela en souriant, en faisant des plaisanteries « pour ne pas attrister les autres ! » comme il disait.
Le Carnet parut par fragments et obtint un véritable succès au Figaro, si bien que plus tard il en publia une seconde série.
C’est à cette occasion que je connus plus intimement Roger. Plusieurs fois nous nous étions rencontrés dans le monde, et la sympathie s’était bien vite et très facilement établie.
Roger me raconta alors sa biographie et comment il avait vécu dans une longue intimité avec Villemessant et sa famille. À ce propos, il me rapporta une anecdote qui faisait la joie du fondateur du Figaro. Je la copie, à peu de chose près, dans le septième volume manuscrit et inédit de ses Mémoires d’un journaliste.
« Nous avions, Roger et moi, raconte Villemessant, la manie des grandes réceptions ; un beau soir, Roger donna un bal qu’il intitula : Bal de poissardes. Tous ceux qui y étaient invités devaient y venir costumés en personnages de la halle, marchands de denrées, etc., etc. La mesure était de rigueur, et je me rappelle que Roger avait, pour conserver la couleur locale, fait venir dans son salon un grand comptoir d’étain pourvu de brocs, litres, setiers, tourniquet, derrière lequel Mme Roger faisait les honneurs de sa maison ainsi que Mme Ramponneau les eût faits dans son cabaret.
« De tous les côtés on avait placé de petites tables comme chez les marchands de vins et dans les guinguettes ; la mise en scène était charmante, l’illusion complète. Je vois encore Mario Uchard costumé en portefaix, celui-ci en garçon charcutier, celui-là en boulanger, etc. Il y en avait de gros, de maigres, de toutes les façons, mais rien que des artistes et des gens du monde.
« Le bal avait lieu rue Turgot, au rez-de-chaussée. Je devais m’y rendre travesti en fort de halle. Le costume n’est pas difficile à confectionner, mais encore faut-il qu’il soit bien porté ; comme la recommandation des hôtes était d’être “nature” a, je pensai ne pouvoir mieux faire que d’aller étudier, à la halle aux blés, les allures et la démarche des forts à peine y étais-je arrivé que je fus reconnu par un marchand de grains.
— Que venez-vous faire ici ? me demanda-t-il.
« Je lui expliquai mon but en le priant de m’aider de ses lumières.
— Oh ! fit-il, vous n’avez pas à aller bien loin, regardez-moi ces deux gaillards-là !
« Et il me montra deux géants, en vêtements de velours, blanchis par la farine, assis sur deux bornes, et mangeant chacun un gros morceau de pain sur lequel ils serraient affectueusement du pouce un morceau de veau dont la vue me donnait faim.
« Je ne pus réprimer un mouvement d’admiration en considérant ces deux magnifiques garçons qui, malgré leurs airs d’hercules, paraissaient fort intelligents et avaient des regards doux comme ceux des jeunes filles,
— Sapristi, dis-je à mon grainetier, je voudrais bien être costumé aussi élégamment que ces gentilshommes !
« Tout à coup je m’arrêtai en présence d’une idée qui venait de me pousser. Elle était folle ; mais, pour aller à un bal masqué, on n’est pas forcé d’être absolument dans son bon sens. Je me fis présenter à nos deux forts.
— Messieurs, leur dis-je, cela vous amuserait-il de venir ce soir à un bal chez un de nos amis, M. Roger, de l’Opéra ?
« Tous deux se regardèrent un peu étonnés.
— Il n’y aura chez lui que des forts de la halle, à peu de chose près.
« Sur un signe du grainetier, tous deux répondirent avec un ensemble qu’envieraient les frères Lionnet :
— Tout de même !
« Puis, un instant après, l’un d’eux dit à l’autre :
— Eh bien, partons pour nous habiller !
— Jamais ! m’écriai-je avec véhémence, n’allez pas mettre d’habits noirs, on ne vous recevrait pas. D’ailleurs, vous n’avez pas à venir avant minuit et vous me demanderez. Voici ma carte et l’adresse de M. Roger.
« Puis je me retirai après avoir fait tout bas une recommandation à mon grainetier.
« Le soir, en arrivant, je dis à Roger : Vous m’excuserez, mais je me suis permis d’inviter deux amis à votre bal.
— Comment donc ! mais c’est tout naturel ! me répondit-il.
« À peine la fête était-elle commencée qu’on me présenta ma carte. Je sortis aussitôt et je trouvai mes deux invités qui, pour compléter leur costume, avaient, d’après les indications du grainetier, apporté chacun un sac de farine ; ils les avaient déposés dans l’antichambre, à côté du vestiaire. Je les fis entrer. Ils ne témoignèrent aucun étonnement, et quand je les présentai à Roger ils le saluèrent fort poliment, mais sans exagération.
— Ma foi, messieurs, dit Roger en les regardant et en cherchant à les reconnaître sous leur farine, je suis artiste, je me crois assez fort en costumes, mais je puis vous déclarer que jamais je n’en ai vu de plus réussis que les vôtres. Est-ce assez nature !
— Ch’est comme cha ! répondit l’un d’eux, sans bien comprendre probablement.
— Et l’accent y est aussi ! s’écria Roger en riant aux éclats.
« Puis il les fit entrer dans le salon, dont les deux géants firent le tour au pas. Des cris d’admiration les accueillirent sur tout le parcours.
— Ce sont des peintres ! non, des sculpteurs ! c’est Pierre ! c’est Jacques, c’est celui-ci ! c’est celui-là ! murmuraient sur leur passage tous les groupes qui cherchaient à les deviner.
— Ne les regardez pas trop ! dis-je à quelques invités, ce sont deux personnages que vous reconnaîtriez bien vite si vous vouliez, mais qui désirent garder l’incognito.
« Et la promenade continua.
« Voyant que mes deux forts ne savaient plus guère que faire après le premier tour de salon.
— Dansez ! mes enfants, leur dis-je ; amusez-vous ! vous êtes ici pour cela ; invitez celles qui vous plairont !
« Ils ne se firent pas répéter deux fois la chose ; toutes les dames les admiraient, c’était à qui danserait avec eux. Ils les faisaient sauter comme des enfants, ils jonglaient avec elles !…
« Chacun, en passant près de mes hercules, pouffait de rire : on les apostrophait, on leur tapait sur le dos, d’où sortaient des nuages de farine.
« Le bal fini, on se mit à table.
« Les deux forts mangèrent et burent d’une telle façon que les autres convives crurent à une plaisanterie ; on suivait leurs mouvements du regard pour voir s’ils n’escamotaient pas les mets.
— Ils imitent même la faim et la soif ! me dit Roger enthousiasmé.
— Je trouve même qu’ils exagèrent un peu ! fis-je froidement et en homme qui craint que ceux qu’il a présentés ne montrent un peu trop de sans-gêne.
« Tout a une fin, même les bals de poissardes ! Il fallut se séparer.
« Chacun, dans l’antichambre, regarda les sacs de farine ; on riait, on croyait qu’il n’y avait dedans que de légères rognures de papier. Un petit monsieur essaya d’en soulever un, et se recula en écarquillant considérablement les yeux ; un autre invité, puis deux autres, puis dix autres firent tous les efforts imaginables pour les remuer seulement ; personne n’y parvint.
— Partons, vicomte ! partons, marquis ! leur dis-je de mon air le plus courtois.
« Aussitôt, sans mot dire, sans le moindre effort, mes deux invités s’emparèrent de leurs sacs, les hissèrent sur leurs épaules et s’éloignèrent aussi légèrement que des bergères d’opéra-comique portant des corbeilles de fleurs !
« De tous côtés s’éleva un cri d’admiration ; je baissai modestement les yeux en disant : Tous mes amis sont comme cela !
— Vous êtes un farceur ! me dit tout bas Roger, vous m’avez amené tout bonnement deux forts de la halle ; que ce fatal secret reste à jamais entre nous !
« Et le secret fut gardé. »
Ainsi finit l’anecdote, rapporté par Villemessant, et si je l’ai contée si longuement, c’est qu’elle touche à un point du caractère de Roger très significatif, à Roger en dehors du théâtre.
Au contraire de la plupart des artistes qui croient qu’on n’est digne de ce nom qu’en prenant certaines allures, en adoptant de singulières libertés de conduite et de langage, en portant une certaine livrée de vulgarité, Roger a été, avant même de ◀devenir▶ un grand artiste, un homme du monde. Son côté grand seigneur n’a échappé à aucun de ceux qui l’ont connu, et, tout en restant le camarade des plus humbles de ses confrères, il a été toujours instinctivement séparé de la bohème dramatique par son éducation, ses manières et le sentiment profond de son art.
Il suffit de parcourir le Carnet d’un ténor pour constater la vérité de ce que j’avance. Sous ces phrases familières jetées au hasard, au courant de la plume, on trouvera toujours le lettré, l’homme courtois mais fier, l’homme de race.
Ce qui ressort aussi de cette lecture, c’est la rare conscience qui a guidé Roger dans toute sa carrière. Nul n’a eu plus de scrupule, plus de respect pour le public et pour les maîtres de l’art. La façon dont il parle de Mme Pauline Viardot en est une preuve frappante. Sévère, très sévère même, dans les premiers jugements qu’il porte sur elle, Roger n’hésite pas à revenir sur ses opinions à mesure que la lumière se fait dans son esprit, et ses dernières notes sont pleines de l’enthousiasme qu’il professait pour la digne sœur de la Malibran.
Bien des fois Roger m’a parlé de Meyerbeer, et j’ai trouvé dans ses notes toutes les impressions qu’il m’avait communiquées.
— Savez-vous, me dit-il un jour avec un de ces élans d’amitié dans lesquels on devinait tout son cœur, savez-vous pourquoi je vous aime bien ? C’est parce que vous aimez Meyerbeer et le Prophète.
— Qui vous a dit cela ?
— Je sais que vous avez poussé l’enthousiasme, étant tout jeune homme, jusqu’à aller figurer à une représentation de ce chef-d’œuvre à l’Opéra afin de le mieux entendre.
C’était la vérité. Entraîné par notre admiration pour le Prophète, nous avions, moi et un de mes amis, ◀devenu▶ depuis un peintre estimé, formé le projet de voir de près ces merveilleux décors, de vivre un instant dans ces costumes, dans l’époque de Jean de Leyde. Aussi, un beau soir, mon ami et moi, affublés de vieux paletots et coiffés d’horribles casquettes pour n’être pas reconnus (nous que personne ne connaissait), nous nous étions rendus à sept heures du soir chez le marchand de vins dont la boutique faisait face, par la rue Drouot, au couloir de l’Opéra. Pour être agréés plus facilement, nous avions pris chacun un verre de vin blanc sur le comptoir ! Cette basse politesse faite au débitant, je lui confiai l’objet de notre visite.
— Ah ! il est trop tard ! nous répondit-il avec indifférence, on vient de prendre les derniers comparses.
— Mais n’y a-t-il plus moyen ?… demandâmes-nous d’un air un peu trop suppliant peut-être.
— On va voir !
Puis ayant dit deux mots à l’oreille d’un garçon qui disparut aussitôt dans le couloir de l’Opéra, il nous reversa, sans nous consulter, d’autorité, deux autres verres de vin. Nous les bûmes et les payâmes, espérant tout bas que la conscience du marchand de vins ne lui permettrait pas de nous faire avaler un pareil vinaigre s’il ne devait pas nous procurer une compensation.
En effet, au bout de quelques minutes, le garçon revenait avec un petit homme noir à l’air très sévère :
— Où sont-ils ? dit-il en entrant dans la boutique ; sont-ce de beaux hommes ?
— Les voilà ! fit le marchand de vins en nous désignant.
— Ils ne sont pas grands ! observa-t-il dédaigneusement. Puis, après un examen des plus méprisants : Allons, montez tout de même !
Nous gravîmes radieux le grand escalier, et nous fûmes conduits au vestiaire où l’on devait nous échanger nos vêtements civils contre des costumes héroïques.
Le cloaque dans lequel on nous introduisit était ce que j’ai vu au monde de plus répugnant. Qu’on se figure un entrepont fort bas, éclairé de quinquets fumeux, tapissé d’étoffes, de brillantes armures, de vêtements en guenilles, peuplé de seigneurs et de gardes du moyen âge, superbes d’aspect, odieux dès qu’ils avaient ouvert la bouche, et l’on aura idée de notre étonnement.
Néanmoins l’aspect artistique s’imposait, et je vois encore deux lansquenets, à cheval sur un banc, jouant au piquet avec des cartes crasseuses, où le pouce avait fait un trou ; c’était un Meissonier vivant.
Le bourreau parut. En présence de ce grand gaillard vêtu de rouge, nous ne pûmes réprimer un mouvement d’admiration ; on eût dit d’un Holbein. C’était tout un musée de tableaux anciens et modernes. Il chercha dans les haches en fer-blanc, qui se trouvaient dans une armoire, celle qui s’emmanchait le mieux à sa main, puis la regardant en connaisseur, après l’avoir fait sauter deux ou trois fois :
— Elle est rudement dèche aussi ! dit-il avec une moue de dédain, et il disparut pour monter en scène.
Nous étions consternés. Notre désappointement fut doublé quand nous apprîmes que nous ne pourrions paraître qu’au troisième acte, et l’on venait à peine de commencer ! Que faire jusque-là !
On nous habilla enfin en trabans de la garde du prophète, costumes rouges à crevés, magnifiques plaques d’or brodées aux armes de Jean de Leyde sur la poitrine. Cela nous consola. Nous prîmes des attitudes, et commençâmes à penser moyen âge. On nous avait posé de fortes barbes noires qui nous rendaient méconnaissables l’un à l’autre.
Le moment de monter au théâtre arriva ; nous allions enfin voir cette immense cathédrale, nous trouver à quelques pas de Roger, assister à cette scène merveilleuse où il se montrait si grand chanteur et si grand comédien ! On nous fit prendre les rangs, et nous entrâmes en scène sur l’air de la célèbre marche. Pour moi, j’étais littéralement ébloui par les lumières, par l’aspect nouveau de cette salle qui me semblait toute noire, par l’éclat de la rampe qui nous en séparait, et surtout par l’exiguïté de cette cathédrale, dont un prodige de peinture avait fait, pour le spectateur, une immensité.
Mon ami, un peu myope, n’était ni moins ému ni moins troublé que moi. Tant et si bien que tout d’un coup j’entendis une grosse voix crier derrière moi :
— Mais où court-il donc, ce serin-là ! Il va se jeter dans la loge du souffleur !
Je frémis et je regardai. Ce n’était pas à moi que ce discours s’adressait ; c’était à mon excellent camarade qui, probablement ébloui comme un papillon par ce torrent de lumières, se dirigeait au pas, et la hallebarde au bras, vers la rampe, se croyant toujours dans les rangs qu’il avait quittés !
On le rattrapa ; nous nous mîmes à genoux sur l’ordre du roi-prophète, et nous tirâmes le glaive ! Nous nous préparâmes enfin à admirer tranquillement la musique de Meyerbeer.
Aussitôt, hélas ! on nous fit rentrer dans notre entrepont, d’où nous ne sortîmes qu’au dernier tableau, pour assister à l’incendie du palais. D’horribles et bruyants pétards nous éclatèrent dans les jambes ; nous étions ahuris, à ce point que Roger, se tournant vers nous, nous dit :
— Mais jetez-vous donc par terre !
— Tordez-vous sur vos lances ! nous cria le chef de la figuration.
Je me tordis ; la toile tomba, et immédiatement on nous fit rentrer dans le terrible entrepont pour nous dépouiller de nos costumes.
— Nous n’accepterons pas la rétribution qu’on donne aux comparses ! me dit, avec un accent plein de délicatesse, mon ami, qui se rajustait comme moi.
Je tombai d’accord avec lui, trouvant que c’était un moyen ingénieux de révéler que nous n’étions pas de la même pâte que les figurants vulgaires.
Nous en fûmes pour nos frais de générosité ! on ne nous offrit rien, et nous n’eûmes même pas un remerciement. L’administration de l’Opéra nous doit encore quarante sous !
C’est à cet épisode quelque peu comique de ma jeunesse que Roger faisait allusion en me parlant de Meyerbeer. On le lui avait dit, et il me le raconta lui-même avec une verve charmante quand je le vis à Bade, où il venait de créer le principal rôle dans la Colombe de Gounod.
Déjà, à cette époque, un terrible accident avait nécessité l’amputation de son bras. Je ne sais rien de plus profondément triste, rien qui donne en même temps plus de sympathie pour Roger que le récit qu’il fait de cette terrible journée de sa vie dans les dernières pages de son carnet. C’est là qu’on voit toute la vaillance de sa nature et à quel point il aimait cet art qui lui a fait oublier de si cruelles souffrances.
La gaîté de Roger était inaltérable, elle n’avait rien de forcé, et elle était comme le témoignage de la pureté et de la tranquillité de sa conscience. Roger avait le cœur trop haut pour que les jalousies de théâtre y pussent atteindre ; jamais je ne l’ai entendu médire d’un autre artiste, mais cent fois je lui ai vu faire l’éloge de ceux qui l’entouraient. Ses appréciations sur Jenny Lind, sur son talent en font foi ; qu’on lise ce qu’il pensait de Duprez et le cas qu’il fait des critiques dont on voulait l’accabler. On ne sait qui avait dit que Duprez ouvrait trop la bouche. — « Qu’est-ce que cela fait ? dit Roger. Dans ce large moule du rythme, il sait mettre du bronze, et s’il ouvre la bouche trop grande, au moins on lui voit le cœur ! »
On ne saurait mieux dire. En feuilletant le Carnet d’un ténor, je trouve une silhouette très curieuse du futur empereur Napoléon III ; sa prédiction n’est point de celles qui se font après coup ; elle est des plus frappantes. Roger, d’ailleurs, observait beaucoup et voyait juste. Son extrême bienveillance était loin d’être banale ; il avait beaucoup regardé, beaucoup étudié, et savait qu’il faut être indulgent pour la nature humaine. Un ingrat ne l’étonnait ni ne le décourageait, il faisait le bien pour le plaisir de le faire, et ouvrait son cœur et sa main sans trop se soucier de la reconnaissance. Aidé dans ses bonnes œuvres par celle qui a veillé sur lui avec la tendresse d’une épouse et d’une mère et qui le pleure aujourd’hui, jamais Roger n’a eu une défaillance dans le bien qu’il croyait pouvoir faire. Et tout cela légèrement, facilement, gaîment, avec une apparente insouciance même.
— Mon bras de moins, me disait-il un jour, m’a beaucoup servi. J’ai appris à réfléchir pendant ma convalescence. J’étais peut-être monté un peu trop haut et je m’exagérais parfois l’importance de la créature humaine ; un coup de fusil a suffi, il a cassé une aile à ma rêverie, et je suis retombé sur la terre. Bah ! ne nous attendrissons pas ! je continuerai tout de même à chanter le duo de la Dame blanche, seulement je ne pourrai plus dire avec tant d’expression dans le duo :
Cette main si jolie !
en pensant à celle que j’ai maintenant !
Et il se mit à rire, ni trop ni trop peu, juste ce qu’il fallait, toujours « pour ne pas attrister ».
Les années vinrent ; le théâtre ne pouvait plus donner à Roger ses succès du passé : loin de s’imposer au public, il se retira dans le professorat et y fit les élèves que l’on sait. Sa vie entière était à eux, et c’est à leur communiquer sa chaleur, sa conscience d’artiste, qu’il a usé ses derniers jours.
Que de fois ne l’avons-nous pas rencontré, descendant cette avenue Frochot, où il demeurait, ruisselant de sueur, épuisé par les leçons de la journée, mais l’air rayonnant, satisfait, de l’homme qui vient d’accomplir un devoir avec passion.
— Savez-vous, me dit-il un jour, de quoi il pourrait être question pour moi ? de la croix de la Légion d’honneur.
En effet, lui répondis-je, votre talent, votre vie, vous ont depuis longtemps désigné.
— Et puis, ajouta-t-il en redressant crânement la tête, par un geste familier, on sait que j’ai toujours défendu l’art avec conviction et que, pour obtenir cette récompense, je n’ai commis aucune bassesse, aucune platitude devant le pouvoir existant.
À cette dernière phrase, je ne pus réprimer un imperceptible sourire.
— C’est juste ! me dit-il en me serrant la main ; je crois bien que je ne serai jamais décoré !
Il avait encore dit vrai.
La maladie vint qui ne sut abattre ni sa foi, ni son courage. Je le rencontrai un soir. Il avait le teint très anime, l’œil brillant des fièvres de la morphine, la voix saccadée.
— Eh bien, Roger, lui dis-je, comment allez-vous ?
— Moi, me dit-il en se frappant la poitrine et en souriant avec une expression singulière, je m’en vais !
Et il s’éloigna à demi vacillant, mais se redressant avec énergie, pour ne pas laisser voir une faiblesse physique.
Il s’en alla en effet ! et le nombre d’amis qu’on a comptés à ce départ a appris à ceux qui pouvaient l’ignorer la valeur de l’homme et de l’artiste qui venait de disparaître.
Avant de terminer cette préface, je viens de relire les pages écrites. Je me demande si ceux qui daigneront y jeter les yeux ne les trouveront pas un peu légères, dans la forme du moins.
Tout réfléchi, je pourrais répondre que si je n’ai pas voulu écrire une préface comme je l’ai dit en commençant, je n’ai pas pensé non plus faire une oraison funèbre. Et puis mon sentiment est qu’il faut laisser dans leur couleur, dans leurs tonalités, les sujets qu’on traite et que tout doit concourir à représenter le personnage qu’on veut faire connaître. Le cadre même d’un tableau, et surtout d’un portrait, n’est point indifférent et doit être composé dans le caractère de la peinture. Enfermer une marquise du temps de Louis XV dans une dorure ornée comme celle de la figure de Cromwell, serait commettre un ridicule contresens.
Roger était gai, varié, anecdotique ; c’est là ce qui m’a autorisé à sortir des préfaces réglementaires dont la forme est prescrite on ne sait trop par qui.
Je n’ai pas voulu non plus peindre l’homme ; la notice biographique et le Carnet d’un ténor suffisent amplement à le préciser. J’ai cherché à esquisser une silhouette du grand artiste, de l’homme de bien que j’ai eu le bonheur de connaître. Si je n’y ai pas réussi, je prie qu’on ne songe qu’à mon intention. Mais, pour me résumer, je crois que pour donner idée de Roger à ceux qui ne l’ont pas connu, il ne faut pas rappeler l’oiseau funèbre des nuits, qui pousse un cri lugubre perdu dans les cyprès, mais le rossignol, qui symbolise la jeunesse brillante, lumineuse, le génie des premiers soleils, chantant librement la nature et le nouveau mois de mai sur un rameau fleuri.
XI. Alphonse Karr. À l’encre verte. — 1881.
L’homme d’esprit par excellence, le vrai Gaulois, le bon sens lui-même, Alphonse Karr enfin, vient de publier chez Lévy un livre exquis intitulé : À l’encre verte ; c’est, je crois, la réunion d’articles déjà parus à des pages inédites. L’espace nous manque pour citer tout ce que nous voudrions signaler, mais qu’on juge par ces quelques extraits du ton général du livre :
« La France est si vivace, disait le grand Frédéric, que si jamais elle est détruite ce ne sera que par elle-même.
Elle s’en occupe. »
« Elle s’en occupe ! » N’est-ce pas un véritable chef-d’œuvre que ces quatre mots, et combien de gens vivraient littérairement aujourd’hui rien que sur cette réplique. Il y en a peut-être qui partiraient de là pour se faire une carrière politique. À propos de politique, je trouve ces quelques lignes charmantes sur les banquets qu’on s’offre de temps à autre, sous prétexte d’avancer les affaires de l’humanité :
Au banquet de Saint-Quentin…
Dès 1830, j’avais remarqué ce qu’il y a de ridicule dans les gueuletons politiques où l’on traite, après boire, les affaires les plus ardues de la France dans une situation physique et morale, où, si vous proposiez à un des convives de lui vendre ou de lui acheter pour 30 francs de n’importe quoi, il vous regarderait avec défiance, et vous dirait : « Nous en causerons un autre jour. »
J’avais trouvé la formule « la patrie est en danger, mangeons du veau » — qui est restée dans la langue politique — avec cette nuance que chaque parti l’applique aux banquets de ses adversaires en même temps que l’appellation de « gueuleton ».
Je passe bien des pages de haute valeur, et j’arrive à la dernière, où je trouve ces trois alinéas, qui ne manquent certes pas de justesse et où ceux qui n’ont pas de raisons pour chérir l’état de choses actuel pourront trouver quelques allusions.
Le danger de la tribune, je l’ai constaté sans relâche et à bien des reprises depuis trente-cinq ans — l’âge des Guêpes ; — il rend maître des assemblées et des gouvernements les avocats, — et les plus mauvais souvent d’entre les avocats — ceux qui n’ont su trouver ni la renommée ni la fortune dans l’exercice de leur profession.
Il écarte de la discussion les hommes spéciaux, les hommes d’études, dont la vie a été occupée dans des travaux sérieux, pour qu’ils n’aient pas eu le loisir d’acquérir dans les cafés ni dans les clubs cette facilité de parler sur tout, sans savoir rien, de remplacer les idées par des phrases, la logique par des mots, la profondeur par le creux, la raison par le bruit, l’étude par le verbiage ; — ce que le vulgaire prend pour de l’éloquence ; — la tribune a perdu la France.
À ce danger de la tribune s’ajoute sa complète inutilité : les partis sont formés d’avance, les coteries groupées ; chaque couleur, chaque nuance a son troupeau, ses adhérents comptés, numérotés ; — avant la discussion les votes sont déjà décidés pour ou contre le gouvernement, pour ou contre telle ou telle proposition ; — pas un seul député n’attend la discussion pour décider son vote, tout a été convenu d’avance et en dehors de l’Assemblée, — c’est donc simplement un danger au dehors et du temps perdu au dedans. Or le temps de messieurs nos représentants se paye et se paye cher.
Toute notre vie politique, son fonctionnement, ne sont-ils pas admirablement résumés dans ces quelques lignes qui seront, hélas ! vraies encore dans vingt ans !
Inutile d’insister sur l’intérêt de ce livre qui, bien que le dernier d’Alphonse Karr, contient autant de bon sens et d’esprit que ses aînés.
XII. Mortimer-Ternaux. Histoire de la Terreur. — 1881.
M. Mortimer-Ternaux, dont la mort a interrompu la publication de son intéressante Histoire de la Terreur, avait laissé en préparation le tome huitième de son œuvre. Ses notes ont été recueillies par son gendre, et la semaine prochaine M. le baron de Layre édite, à la librairie Calmann-Lévy, le volume achevé par ses soins. Il commence au lendemain du coup d’État du 2 juin 1793 et finit à la veille de la mise en accusation des Girondins.
Dans cette sombre année 1793, le rire, on le sait, s’est bien des fois, mêlé aux larmes. Nous pensons intéresser nos lecteurs en empruntant à ce livre très sérieux le récit des efforts ridicules faits par la Convention pour asservir l’art théâtral, qui devrait être le plus indépendant de tous.
LA RÉVOLUTION ET LA LIBERTÉ DES THÉÂTRES
Déjà, à la suite de l’impression produite par l’Ami des lois, la Commune avait mis tout en œuvre dans le but d’empêcher des représentations dangereuses pour la politique de la faction montagnarde. Restée maîtresse du terrain, elle continua ses empiétements et revendiqua hautement la police théâtrale. Quand, au bout de six semaines, Laya voulut faire reprendre sa pièce, le Conseil général opposa une seconde fois son veto, et masqua sa résistance en adressant à la Convention un projet d’arrêté, destiné tout à la fois à demander la censure du Comité d’instruction publique sur le répertoire des théâtres et à proposer la création d’un spectacle populaire.
Cette requête resta sans réponse, et les meneurs de l’Hôtel de Ville n’obtinrent satisfaction que le 3 août 1793.
À l’approche de la fête de la fédération, le Comité de salut public sentait le besoin de réchauffer le zèle des masses populaires, et avait fait rendre par la Convention le décret suivant :
« Art. 1er. À compter du 4 de ce mois et jusqu’au 1er septembre prochain, seront représentées trois fois la semaine, sur les théâtres de Paris qui seront désignés par la municipalité, les tragédies de Brutus, Guillaume Tell, Caïus Gracchus et autres pièces dramatiques retraçant les glorieux événements de la Révolution et les vertus des défenseurs de la liberté. Une de ces représentations sera donnée, chaque semaine, aux frais de la République.
« Art. 2. Tout théâtre où seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public, ou à réveiller la honteuse superstition de la royauté, sera fermé et les directeurs seront arrêtés et punis suivant la rigueur des lois.
« La municipalité est chargée de l’exécution du présent décret.
La réalisation de cette dernière menace ne se fit pas attendre. François de Neufchâteau, ancien membre de l’Assemblée législative, avait donné au théâtre de la Nation, aujourd’hui l’Odéon, une pièce, Paméla ou la vertu récompensée, pastiche de Goldoni et de la Nanine de Voltaire. Les corrections exigées par la censure avaient été faites ; mais la pièce, par ses principes, se rapprochait des tendances de l’Ami des lois, de Laya ; l’auteur ne combattait point assez vivement « le préjugé de la naissance », et son œuvre ne fut pas trouvée suffisamment civique. Un vers surtout exaspérait les Jacobins, en raison des manifestations dont il était le signal :
Le parti qui triomphe est le seul légitime.Aussi, le 2 septembre, aux Jacobins, Robespierre dénonça-t-il avec une vive indignation le modérantisme suspect de ce drame, auquel faisaient un succès les applaudissements des aristocrates et des feuillants.
Ce n’était pas assez, et l’affaire fut portée jusque devant la Convention, où Barère vint dire, au nom du Comité de salut public :
« Le théâtre de la Nation, qui n’était rien moins que national, a été fermé… La pièce de Paméla a fait époque sur la tranquillité publique. On y voyait non la vertu récompensée, mais la noblesse… On y entendait l’éloge du gouvernement anglais, dans le moment où le duc d’York ravage notre territoire… Le Comité, ajoutait-il, s’est rappelé l’incivisme marqué dans d’autres occasions par les acteurs de ce théâtre, soupçonnés d’entretenir des correspondances avec les émigrés ; il a considéré que le principal vice de la pièce de Paméla était le modérantisme ; il a cru qu’il devait faire arrêter les acteurs et les actrices du théâtre de la Nation, ainsi que l’auteur de Paméla. Si cette mesure paraissait trop rigoureuse à quelqu’un, je lui dirais : les théâtres sont les écoles primaires des hommes éclairés et un supplément à l’éducation publique. »L’Assemblée applaudit à ce discours emphatique, et approuva les mesures prises par le Comité de salut public.Une fois lancés sur cette pente, les Jacobins multiplièrent les dénonciations pour réprimer ce qu’ils nommaient un nouveau genre de contre-révolution. Une pièce, intitulée Adèle de Sacy, qu’on jouait au théâtre du Lycée, établi dans le Palais-Égalité, excita les colères du club sans-culotte. À la séance du 4 septembre 1793, au lendemain de la diatribe de Barère, un orateur demanda que les musiciens fussent arrêtés en même temps que les comédiens :
« Car ceux-là sont du complot, fit-il observer, qui se plaisent à racler des airs chers aux ennemis du peuple. »Rousselin renchérit en termes cyniques sur cette motion virulente.
« Les crimes des Comédiens ordinaires du roi, s’écria-t-il en parlant du Théâtre-Français fermé par un décret de la veille, ne datent point d’aujourd’hui ; ils sont de l’origine la plus vieille et la plus gangrenée. Mâles et femelles, tous ont, depuis la Révolution, conspiré contre la liberté. Il ne faut point d’exception. Les femmes sont bonnes, quand elles sont patriotes, mais elles sont atroces, quand elles sont aristocrates… Je demande que tous les pensionnaires du ci-devant veto soient, attendu leur qualité bien notoire de gens suspects, détenus tous, sans exception, jusqu’à la paix, dans des maisons de force et jetés à cette époque sur les plages de quelque pays despotique, où ils porteront leur talent monarchique et efféminé, que la République eût déjà dû proscrire à jamais de son sein : je demande que, pour purifier ce local infecté depuis si longtemps par les gens du bon ton, il y soit établi un club où les sans-culottes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau feront entendre les accents purs de la liberté. »Rousselin obtint d’ailleurs gain de cause, car les acteurs du théâtre de la Nation, après quatre mois d’emprisonnement, adressaient, le 5 nivôse, à la Convention une pétition pour solliciter leur mise en liberté. Ils exposaient qu’on n’avait rien trouvé chez eux qui pût les compromettre, et qu’ils avaient attendu bien longtemps, avec une respectueuse résignation, la décision de l’Assemblée. Mais la misère où leur captivité réduisait leurs familles les obligeait à implorer leur élargissement, et ils s’estimeraient heureux si l’on confiait à leur talent
« le soin de propager dans tous les cœurs les principes républicains et l’amour de la liberté ». Cette pétition fut renvoyée au Comité de sûreté générale, qui relâcha les comédiens, en les engageant à se moraliser.Jaloux de mériter encore plus les bienfaits et les éloges de la Commune, les artistes de l’Opéra s’empressèrent de fonder un prix de 1 200 livres destiné à l’auteur dont l’ouvrage, en trois actes au moins, aurait été jugé le meilleur et le plus républicain.
Cette invasion de la politique dans l’art le moins fait pour la comprendre était la ruine de l’Opéra, et les directeurs déclarèrent qu’ils allaient fermer. La Commune les fit arrêter comme suspects et, saisissant en même temps leur matériel, autorisa les artistes à s’administrer provisoirement.
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Bientôt les pièces reçues au début de la Révolution sont taxées de modérantisme ; le Caïus Gracchus, de Chénier, acclamé en 1793, est interdit en 1794, et le Timoléon, du même auteur, est brûlé par les ordres du Comité de sûreté générale, comme jadis les livres dangereux par la main du bourreau. Dans son désir de régénération, la dictature avait voulu élever le théâtre jusqu’aux plus hauts sommets de l’art ; par l’abus de sa domination ; elle le fit tomber dans les bas-fonds de la médiocrité.
XIII. Ernest Renan. Marc-Aurèle. — 1881.
M. Renan, par la force et la nature de son talent, est un des rares hommes dont les ennemis, et il en a, reconnaissent spontanément le talent. Par le charme, il a obtenu grâce devant les catholiques, les autres lui ont dressé des arcs de triomphe. Le livre qu’il vient de faire paraître chez Calmann-Lévy eût accordé tous les partis, si ce n’eût déjà été fait.
Dernièrement, nous avons promis à nos lecteurs un extrait de son beau livre : Marc-Aurèle ; nous tenons à notre promesse, et nous coupons pour eux le Martyre de Blandine, livrée par les Romains aux supplices de l’amphithéâtre :
La bonne servante lyonnaise avait entendu dire que les jugements de Dieu sont le renversement des apparences humaines, que Dieu se plaît souvent à choisir ce qu’il va de plus humble, de plus laid et de plus méprisé pour confondre ce qui est beau et fort. Se pénétrant de son rôle, elle appelait les tortures et brûlait de souffrir. Elle était petite, faible de corps, si bien que les fidèles tremblaient qu’elle ne pût résister aux tourments. Sa maîtresse surtout, qui était du nombre des détenus, craignait que cet être débile et timide ne fût pas capable d’affirmer hautement sa foi.
Blandine fut prodigieuse d’énergie et d’audace. Elle fatigua les brigades de bourreaux qui se succédèrent auprès d’elle depuis le matin jusqu’au soir ; les questionnaires, vaincus, avouèrent n’avoir plus de supplices pour elle, et déclarèrent qu’ils ne comprenaient pas comment elle pouvait respirer encore avec un corps disloqué, transpercé ; ils prétendaient qu’un seul des tourments qu’ils lui avaient appliqués aurait dû suffire pour la faire mourir. La bienheureuse, comme un généreux athlète, reprenait de nouvelles forces dans l’acte de confesser le Christ. C’était pour elle un fortifiant et un anesthésique de dire :
— Je suis chrétienne ; on ne fait rien de mal parmi nous.
À peine avait-elle achevé ces mots qu’elle paraissait retrouver toute sa vigueur pour se présenter fraîche à de nouveaux combats.
Cette résistance héroïque irrita l’autorité romaine ; aux tortures de la question, on ajouta celle du séjour dans une prison, qu’on rendit le plus horrible possible. On mit les confesseurs dans des cachots obscurs et insupportables ; on engagea leurs pieds dans les ceps, en les distendant jusqu’au cinquième trou ; on ne leur épargna aucune des cruautés que les geôliers avaient à leur disposition pour faire souffrir leurs victimes. Plusieurs moururent asphyxiés dans les cachots. Ceux qui avaient été torturés résistaient étonnamment. Leurs plaies étaient si affreuses qu’on ne comprenait pas comment ils survivaient.
Tout occupés à encourager les autres, ils semblaient animés eux-mêmes par une force divine. Ils étaient comme des athlètes émérites, endurcis à tout. Au contraire, les derniers arrêtés, qui n’avaient pas encore souffert la question, mouraient presque tous peu après leur incarcération. On les comparaît à des novices mal aguerris, dont les corps, peu habitués aux tourments, ne pouvaient supporter l’épreuve de la prison. Le martyre apparaissait de plus en plus comme une espèce de gymnastique, ou d’école de gladiateurs, à laquelle il fallait une longue préparation et une sorte d’ascèse préliminaire.
Le 1er août (177), au matin, en présence de toute la Gaule réunie dans l’amphithéâtre, l’horrible spectacle commença. Le peuple tenait beaucoup au supplice d’Attale, qui paraissait, après Pothin, le vrai chef du christianisme lyonnais. On ne voit pas comment le légat, qui, une première fois, l’avait arraché aux bêtes à cause de sa qualité de citoyen romain, put le livrer cette fois ; mais le fait est certain ; il est probable que les titres d’Attale à la cité romaine ne furent pas trouvés suffisants. Attale et Alexandre entrèrent les premiers dans l’arène sablée et soigneusement ratissée. Ils traversèrent en héros tous les supplices dont les appareils étaient dressés.
Alexandre ne prononça pas un mot, ne fit pas entendre un cri ; recueilli en lui-même, il s’entretenait avec Dieu. Quand on fit asseoir Attale sur la chaise de fer rougie et que son corps, brûlé de tous côtés, exhala une fumée et une odeur abominable, il dit au peuple en latin : « C’est vous qui êtes des mangeurs d’hommes. Quant à nous, nous ne faisons rien de mal. » On lui demanda : « Quel nom a Dieu ? — Dieu, dit-il, n’a pas de nom comme un homme. » Les deux martyrs reçurent le coup de grâce, après avoir épuisé, avec une pleine conscience, tout cc que la cruauté romaine avait pu inventer de plus atroce.
Les fêtes durèrent plusieurs jours ; chaque jour, les combats de gladiateurs furent relevés par des supplices de chrétiens. Il est probable qu’on introduisait les victimes deux à deux, et que chaque jour vit périr un ou plusieurs couples de martyrs. On plaçait dans l’arène ceux qui étaient jeunes et supposés faibles pour que la vue du supplice de leurs amis les effrayât. Blandine et un jeune homme de quinze ans, nommé Ponticus, furent réservés pour le dernier jour. Ils furent ainsi témoins de toutes les épreuves des autres, et rien ne les ébranla. Chaque jour, on tentait sur eux un effort suprême ; on cherchait à les faire jurer par les dieux ; ils s’y refusaient avec dédain.
Le peuple, extrêmement irrité, ne voulut écouter aucun sentiment de pudeur ni de pitié. On fit épuiser à la pauvre fille et à son jeune ami tout le cycle hideux des jeux de l’arène ; après chaque épreuve, on leur proposait de jurer. Blandine fut sublime ; elle n’avait jamais été mère ; cet enfant torturé à côté d’elle ◀devint▶ son fils, enfanté dans les supplices. Uniquement attentive à lui, elle le suivait à chacune de ses étapes de douleur, pour l’encourager et l’exhorter à persévérer jusqu’à la fin. Les spectateurs voyaient ce manège et étaient frappés. Ponticus expira, après avoir subi au complet la série des tourments.
De toute la troupe sainte, il ne restait plus que Blandine. Elle triomphait et ruisselait de joie. Elle s’envisageait comme une mère qui a vu proclamer vainqueurs tous ses fils, et les présente au Grand Bel pour être couronnés. Cette humble s’était montrée l’inspiratrice de l’héroïsme de ses compagnons ; sa parole ardente avait été le stimulant qui maintient les nerfs débiles et les cœurs défaillants. Aussi s’élança-t-elle dans l’âpre carrière de tortures que ses frères avaient parcourue, comme s’il se fut agi d’un festin nuptial.
L’issue glorieuse et proche de toutes ces épreuves la faisait sauter de plaisir. D’elle-même, elle alla se placer au bout de l’arène, pour ne perdre aucune des parures que chaque supplice devait graver sur sa chair. Ce fut d’abord une flagellation cruelle qui déchira ses épaules. Puis on l’exposa aux bêtes, qui se contentèrent de la mordre et de la traîner. L’odieuse chaise ne lui fut pas épargnée.
Enfin, on l’enferma dans un filet, et on l’exposa à un taureau furieux. Cet animal, la saisissant avec ses cornes, la lança plusieurs fois en l’air et la laissa retomber lourdement. Mais la bienheureuse ne sentait plus rien ; elle jouissait déjà de la félicité suprême ; perdue qu’elle était dans ses entretiens intérieurs avec le Christ. Il fallut l’achever, comme les autres condamnés. La foule finit par être frappée d’admiration. En s’écoulant, elle ne parlait que de la pauvre esclave. « Vrai, se disaient les Gaulois, jamais, dans nos pays, on n’avait vu une femme autant souffrir ! »
Quelles belles pages et que d’éloquence dans cette simplicité de récit. Catholique, M. Renan ne l’est certes pas, mais chrétien, il l’est de naissance et d’élection ; à ce compte qu’il lui soit beaucoup pardonné, surtout les éloges douteux des trop libres penseurs, qui ont le tort de vouloir le ranger parmi eux.
XIV. Philippe Gerfault. Pensées d’automne. — 1882.
Les livres de pensées détachées excitent généralement une défiance malheureusement justifiée. Qui ne croit voir mieux qu’un autre ? Qui n’éprouve le besoin d’écrire une observation qui semble nouvelle ? Tout compte fait, chacun pense et ressent de la même façon ; il n’y a guère que la forme qui frappe ; le tout est d’en trouver une. C’est avec ce demi-dédain pour les recueils de maximes que j’ai ouvert un livre paru chez Calmann-Lévy et intitulé : Pensées d’automne, par Philippe Gerfault. Je ne sais si toutes sont comme celles que je vais transcrire, mais j’avoue que j’ai été fort étonné d’y reconnaître celles-ci, qui viennent certainement d’un esprit très fin ; l’auteur serait une femme, que je n’en éprouverais aucune surprise ; je laisse au lecteur le soin d’en juger.
Le veuvage est le Sénat des femmes riches.
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La réputation est un tablier blanc qu’on porte devant soi ; il est destiné à recevoir des taches, et on ne peut pas le changer pour un autre.
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Les amours platoniques sont comme les marches militaires en temps de paix ; beaucoup de poussière et beaucoup de musique ; rien de dangereux.
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La jalousie est le sentiment de la propriété ; l’envie n’est que l’instinct du vol.
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Les baisers de ceux qui ne s’aiment plus sont des bâillements rapprochés.
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Les femmes froides sont celles qui aiment le plus l’amour, comme les frileuses le feu.
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Les courtisanes ont rapetissé le caractère des hommes et propagé la race des petits chiens.
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En amour, les femmes vont jusqu’à la folie, et les hommes jusqu’à la bêtise.
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Méfiez-vous de la mère d’un homme qui méprise les femmes.
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Les vieilles amitiés nous servent comme les vieux fauteuils ; nous en connaissons les ressorts cassés, mais elles ont des coins qui réchauffent,
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Les plaies du cœur se guérissent en s’ouvrant.
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Avoir la réputation d’une mauvaise langue sert à deux fins : à procurer des ennemis et à dîner en ville.
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La vertu, comme la grammaire, s’apprend par la pratique et se relient par les exemples.
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L’imagination est une reine : son premier devoir est d’être féconde.
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L’expérience est un trophée composé de toutes les lames qui nous ont blessés.
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Les affaires de mariage ressemblent à une foire de village, où chacun vient vendre sa vache enragée et son cheval boiteux, et où chacun vient chercher une bonne, saine et utile bête.
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Les meilleurs mariages sont les mariages d’amitié, sans dégoût physique.
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Le meilleur mari, la meilleure femme, se disputent, comme les oiseaux se battent avec leurs ailes.
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Le mari français suit sa femme dans la vie comme un chien suit son maître, en faisant mille détours, en la rejoignant de temps en temps, en ne la quittant plus vers la fin de la route.
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Des femmes très belles n’ont pas été aimées, et elles donneraient toutes les glaces de Saint-Gobain pour s’être vues dans ce miroir plus petit qu’un miroir d’auberge : l’œil ravi d’un homme amoureux.
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Il y a des gens sans esprit qui savent faire parler l’esprit des autres. On n’est pas la cloche, mais on peut être le sonneur.
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La faiblesse est l’égoïsme de la bonté.
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Au départ d’une espérance, toutes les autres espérances se rapprochent et se serrent pour combler la place vide.
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La difficulté enrôle les forts ; les faibles désertent.
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Je m’arrête, car en tournant les feuillets je trouve bien d’autres charmantes choses que je veux laisser au lecteur le plaisir de découvrir. Il est pourtant un secret que je ne dois pas garder vis-à-vis de lui, c’est celui du véritable nom de l’auteur qui n’est autre que Mme Dardenne de la Grangerie.
XV. Maxime Du Camp. Souvenirs littéraires. — 1882.
On a bien des fois accusé les journaux d’avoir découragé ceux qui auraient écrit des mémoires de leur temps. La postérité, a-t-on dit, en sera réduite à ne connaître que le gros de l’histoire, les événements du jour dans leur brutalité ; elle ne verra que les foules de notre époque, elle n’en connaîtra pas l’individu, la vie intime, en un mot elle en saura plus long sur les gens du dix-septième et du dix-huitième siècle que sur ceux du dix-neuvième, et cela parce que ces derniers n’ont plus souci d’écrire des faits qu’ils savent consignés dans toutes les collections de journaux.
Qu’on se rassure. On avait bien dit que les photographes tueraient les peintres de portraits et je puis affirmer que les Cabanel, Bonnat et autres grands artistes n’ont pas cessé de faire des chefs-d’œuvre pleins de leur personnalité, parce que Nadar, Petit, etc…, ont produit des merveilles d’exactitude photographique.
Les mémoires ne seront pas plus remplacés par les gazettes que les peintures par les photographies. Ceux qui savent écrire, écriront, et ceux qui aiment lire, liront, d’autant plus que le reporter dont la mission est de raconter un fait étant forcé de se contenter de la banalité dans le renseignement, n’y mettra jamais les scrupules de conscience, de celui qui n’écrit que pour lui-même.
C’est cette personnalité qui donne au nouveau livre de M. Maxime Du Camp sa saveur toute particulière. Les Souvenirs littéraires dont le premier volume vient de paraître chez Hachette, nous montrent bien des gens, des endroits et des faits connus : Flaubert, Jérusalem, les barricades de la rue Saint-Merri, etc…, mais M. Du Camp les a vus à sa façon avec sa puissance d’observation personnelle et nous les place à un tout autre point de vue que le photographe ou le reporter. Voici, par exemple, dans le chapitre consacré à Flaubert une petite anecdote dont tout le détail fait le charme. Les deux amis font leur voyage en Égypte.
Pendant cette petite expédition, il se produisit entre Flaubert et moi un incident — le seul de tout notre voyage — qui fut pénible ; nous restâmes quarante-huit heures sans nous parler.
Ce fut à la fois sinistre et comique, car Flaubert, eu cette circonstance, obéit à une de ces impulsions irrésistibles qui parfois le dominaient. Du reste, dans le désert, on est susceptible, j’en fournirai la preuve. Nous étions partis de Qôseir avec trois outres d’eau — d’eau exécrable — qui devaient subvenir à nos besoins pendant la route ; les trois outres étaient imprudemment chargées du même côté sur le même chameau ; de l’autre côté, une partie de notre bagage faisait contrepoids.
Le désert est habité par une quantité prodigieuse de rats qui se nourrissent d’animaux morts et qui sont troglodytes. Ils creusent des galeries souterraines où ils se réfugient. Ce chameau qui portait notre provision d’eau mit le pied sur une de ces galeries, la croûte de terre s’effondra sous son poids, le malheureux animal se brisa la jambe, tomba, et, en tombant, écrasa les trois outres. Ceci se passait le soir de notre départ, nous avions trois jours de route à faire avant d’arriver au Nil et deux jours et demi avant de toucher Bir-Amber, le seul puits potable que nous puissions rencontrer.
Nous avions reconnu, en venant, que Bir-el-Hammamat (le puits des pigeons) était tari et que Bir-ès-Led (le puits de l’obstacle) était oblitéré par un éboulement de rochers. C’était le jeudi 23 mai, vers huit heures du soir ; en admettant qu’aucun accident no nous arrivât, nous ne pouvions être à Bir-Amber que le dimanche 26, dans la journée, donc un minimum de soixante-dix heures sans boire. — Bath ! nous rencontrerons une caravane et nous lui achèterons de l’eau. — Nous croisâmes trois caravanes et ne pûmes obtenir une gargoulette pour quelque prix que ce fût. La journée du vendredi ne fut pas trop dure, j’avais brisé une pierre à fusil, j’en avais distribué les fragments à Flaubert et à nos hommes. Placé sous la langue, ça entretient le jeu des glandes salivaires et ça neutralise un peu la soif. La nuit fut chaude et lourde ; le vent du sud soufflait ce vent maudit que les Arabes d’Égypte appellent khamsin (cinquante, Pentecôte), parce qu’il règne régulièrement cinquante jours après la Pâque des Coptes et dont le vrai nom est simoun (les poisons). À quatre heures du matin, le samedi, nous étions debout, énervés et mal reposés. En riant, je dis à Flaubert : « Au matin de son exécution, Damiens disait : La journée sera rude. » Nous montâmes sur nos dromadaires. Pour me protéger contre la chaleur qui était formidable, je m’étais enveloppé le visage d’une épaisse confieh (mouchoir en grosse colonnade rouge rayée de soie jaune), j’avais la bouche sèche, les lèvres farineuses ; la vermine de mon dromadaire m’avait envahi et me dévorait. Dans notre petite caravane, nul ne parlait, ni Flaubert, ni moi, ni notre drogman, ni nos chameliers qui ballottaient sur leurs chameaux.
Tout à coup, vers huit heures du matin, pendant que nous passions dans un défilé — une fournaise — formé par des rochers en granit rose couverts d’inscriptions, Flaubert me dit : « Te rappelles-tu les glaces au citron que l’on mange chez Tortoni ? » Je fis un signe de tête affirmatif. Il reprit : « La glace au citron est une chose supérieure, avoue que tu ne serais pas fâché d’avaler une glace au citron »,
Assez durement je répondis : « Oui. » Au bout de cinq minutes : « Ah ! les glaces au citron ! tout autour du verre il y a une buée qui ressemble à une gelée blanche. » Je dis : « Si nous changions de conversation ? » Il riposta : « Ça vaudrait mieux, mais la glace au citron est digne d’être célébrée ; on remplit la cuiller, ça fait comme un petit dôme ; on l’écrase doucement entre la langue et le palais ; ça fond lentement, fraîchement, délicieusement ; ça baigne la luette, ça frôle les amygdales, ça descend dans l’œsophage qui n’en n’est pas fâché, et ça tombe dans l’estomac qui crève de rire, tant il est content.
« Entre nous ça manque de glace au citron dans le désert de Qôséir ! »
Je connaissais Gustave, je savais que rien ne le pouvait arrêter lorsqu’il était la proie d’une de ces obsessions morbides et je ne répondis plus, dans l’espoir que mon silence le ferait taire. De plus belle, il recommença, et, voyant que je ne disais rien, il se mit à crier : « Glace au citron ! glace au citron ! »
Je n’y tins plus ; une pensée terrible me secoua. Je me dis : « Je vais le tuer ! « Je poussai mon dromadaire jusqu’à le toucher, je lui pris le bras ! « Où veux-tu te tenir, en arrière ou en avant. » J’arrêtai mon dromadaire et quand notre petite troupe fut à deux cents pas en avant de moi, je repris ma marche. Le soir, je laissai Flaubert au milieu de nos hommes et j’allai préparer mon lit de sable à plus de deux cents mètres du campement. À trois heures du matin, le dimanche, nous partions toujours aussi éloignés l’un de l’autre et sans avoir échangé un mot.
Vers trois heures, les dromadaires allongèrent le pas et donnèrent des signes d’agitation ; l’eau n’était pas loin. À trois heures et demie, nous étions à Bir-Amber et nous avions bu. Flaubert me prit dans ses bras et me dit : « Je te remercie de ne m’avoir pas cassé la tête d’un coup de fusil ; à ta place, je n’aurais pas résisté. »
Le lendemain matin, nous avions retrouvé mieux que les glaces au citron de Tortoni, nous avions retrouvé l’eau du Nil qui vaut les vins les plus exquis, surtout lorsque l’on sort d’un désert où l’on se crève ses outres.
Voici dans les souvenirs de collège deux anecdotes relatives, l’une aux émeutes de 1835 et l’autre à l’invasion du choléra, de ce fléau dont les percées de M. Haussmann dans le vieux Paris semblent nous avoir débarrassés pour jamais. Je l’ai dit plus haut, M. Du Camp parle du collège ;
Les nouvelles s’y répandent avec autant de rapidité que dans les salons. « Les grands » se racontent les bruits de la ville qu’ils ont recueillis dans leur famille, les propos gagnent de proche en proche et le petit collège en a sa part. Dans nos classes élémentaires, tout en traduisant vaille que vaille l’Epitome historiæ sacræ ou le De Viris illustribus urbis Romæ, nous n’ignorions rien des faits importants qui se produisaient dans Paris. C’était le temps des émeutes ; on se rappelle combien elles furent fréquentes pendant les premières années du règne de Louis-Philippe. Par les externes libres, nous apprenions que l’on se battait. Un maître d’études ne rentrait pas à l’heure réglementaire, un garçon de salle ne reparaissait pas, nous étions peu embarrassés pour expliquer leur absence ; ils ont été tués sur une barricade en s’enveloppant dans les plis d’un drapeau noir.
Notre imagination nous servait parfois avec sagacité et nous nous trompions moins qu’on pourrait le supposer. Un « aboyeur » qui appelait les élèves attendus au parloir, était au cloître Saint-Merri et y mourut.
La tentative d’insurrection qui prit prétexte du général Lamarque pour essayer de substituer la République à la royauté constitutionnelle, causa une émotion profonde dans les collèges de Paris, où l’on s’enorgueillit en apprenant que deux écoliers avaient été tués parmi les combattants. La légende fut promptement créée et nous nous racontions avec admiration que tout le collège Charlemagne, professeurs en tête, avait marché contre le palais des Tuileries. En réalité, trois élèves, trois « grands » de la pension Saint-Amand-Cimetière qui allait en répétition au collège Charlemagne, avaient fait l’école buissonnière et s’étaient mêlés par curiosité à la foule dont le cercueil du vainqueur d’Hudson Lowe à Capri était entouré. Ils se nommaient Stoffel, Losseray et Parquin. L’émeute commencée sur le quai Bourdon fut refoulée par un bataillon d’infanterie de ligne. Il y eut une panique. Les curieux, les perturbateurs prirent la fuite et se réfugièrent sous la voûte du canal Saint-Martin dans une espèce d’impasse où il n’était pas facile de sortir. Les soldats sur lesquels on venait de tirer s’y précipitèrent et frappèrent au hasard. Stoffel et Losseray furent trouvés parmi les morts. Parquin que j’ai connu et qui est mort en 1855, conseiller référendaire à la Cour des Comptes, parvint à se sauver après avoir reçu un coup de baïonnette dans le bras.
À cette époque, Paris était sinistre, c’était l’heure du choléra. La ville était affolée, elle croyait aux empoisonneurs ; sans cause apparente, elle se ruait sur des hommes inoffensifs, les déchirait et les jetait à la rivière. Par suite d’une aberration inconcevable, Gisquet, préfet de police, avait adressé à ses commissaires une circulaire confidentielle par laquelle il prescrivait de surveiller les républicains qui annonçaient l’intention de répandre des matières empoisonnées sur les étaux de boucherie, afin de porter préjudice au gouvernement du roi. Pendant que Gisquet accusait les républicains, un pharmacien, nommé Cadet Gassicourt, dénonçait les légitimistes dans des termes d’une violence digne des colères de M. Fleurant. Il était maire du quatrième arrondissement, et, en cette qualité, il avait placardé une proclamation dans laquelle on lisait : « S’il est des empoisonneurs, ce ne peuvent être que les incendiaires de la Restauration, s’il est des misérables qui, soit par des crimes, soit par des calomnies atroces, cherchent à exploiter un déplorable fléau, ce sont les alliés des Chouans, des assassins de l’Ouest et du Midi. » À ces insanités, on répondit en affichant sur les murs une dénonciation manuscrite : « On assure que les préparations chimiques des empoisonnements ont été faites chez un pharmacien nommé Cadet, demeurant rue Saint-Honoré, nº 108. » On voit à quel point la passion politique et la peur du choléra avaient troublé les têtes.
Ce fut un sauve-qui-peut général, chacun cherchait à fuir la ville pestiférée. Il n’est sottise que l’on ne crût, il n’est remède extravagant que l’on n’adoptât. Il y eut de bons jours pour les marchands de flanelle, de vulnéraire, d’orviétan. On disait : Ce sont des insectes qui volent à hauteur des nuages ; on a enlevé un cerf-volant muni d’un gigot de mouton ; quand on l’a descendu, il ne restait plus que l’os du gigot ; c’est affreux, qu’allons-nous ◀devenir ? — Au collège, on prit quelques précautions, on ajouta du vinaigre à l’eau que l’on nous donnait à boire dans nos dortoirs, on déposa des terrines pleines d’une solution de chlorure Labarraque et toute « crudité » fut supprimée de notre alimentation. La peste passa près des collèges et ne les toucha pas, elle épargna l’enfance qui, du reste, ne s’en préoccupait guère, et n’en perdit pas une partie de balles.
Deux de nos maîtres d’étude moururent, on les cacha, pour ne pas inquiéter les familles des élèves.
Voilà de l’histoire intime et des plus intéressantes.
Le volume que nous avons sous les yeux parle de Cormenin, de Chateaubriand, des
batailles romantiques de Musset, de Hugo, de Mlle Falcon, de voyages
en Grèce, de Pradier, de Préault et de sa statue de Marceau, de cette statue qui est
maintenant à Chartres et à propos de laquelle le sculpteur, taquiné par quelques
critiques, dit ce mot charmant pour clore la discussion : « Eh bien, soit !
j’abandonne les jambes à nos ennemis ? je garde le reste. »
Le voyage en Égypte est particulièrement curieux. C’est là, je crois, que l’auteur écrivit son roman : Les Mémoires d’un suicidé, qui obtint un succès qui dure encore. Dans ce livre comme dans tous ceux qui sont sortis de la plume de M. Maxime Du Camp, c’est l’impression qui est la note dominante, la raison de la production. J’ai indiqué plus haut la différence qui existait entre ceux qui écrivent des mémoires sur leur temps, uniquement pour soulager leur conscience d’observateurs et ceux qui, par métier, relatent au jour le jour les événements contemporains ; j’insisterai sur cette différence, comme je l’ai déjà fait sur celle qui sépare la meilleure épreuve photographique de la peinture d’un maître ; il semblerait au premier coup d’œil que le même fait vu et raconté fidèlement par dix individus comme le modèle qui pose devant un objectif ou devant un peintre de talent doivent être reproduits d’une manière identique ; il n’en est rien et l’explication en est dans ceci que, comme l’appareil photographique, le reporter est une indifférence placée devant un objet et qu’il le répète sur son papier, sans autre souci que de faire une besogne. Tout au contraire, l’écrivain observateur comme Maxime Du Camp, le peintre comme Bonnat, cherchent à voir, à comprendre l’au-delà de leurs modèles, et quand ils les reproduisent, ils leur donnent la plus-value, non seulement dans leur talent, mais des enquêtes faites par eux sur tel fait ou tel individu. Jamais Maxime Du Camp n’eût écrit sur Paris, les notes que tout le monde connaît, s’il n’eût vu que les faits mêmes qu’il rapportait ; pas plus que Bonnat n’eût peint Victor Hugo ou Thiers, comme il les a représentés, s’il eût été possible de lui cacher les noms de ses glorieux modèles.