Huet, évêque d’Avranches, par M. Christian Bartholmèss.
(1850.)
Le nom de Huet est bien connu, mais en général ses ouvrages le sont peu. Aussi de quoi s’avisait-il d’aller en écrire la plupart en latin, lui qui, né en 1630, ne mourut qu’en 1721, c’est-à-dire qui était à peine l’aîné de Boileau et de Racine, et qui leur survécut assez pour voir les premières fredaines de Voltaire ? Bien des lecteurs ne connaissent aujourd’hui le docte Huet que par les vers badins de Voltaire même :
Vous demandez, madame Amanche,Pourquoi nos dévots paysans,Les Cordeliers à la grand’manche,Et nos curés catéchisants,Aiment à boire le dimanche ?J’ai consulté bien des savants :Huet, cet évêque d’Avranche,Qui pour la Bible toujours penche,Prétend qu’un usage si beauVient de Noé…………………
Soyez donc la plume la plus savante de l’Europe, l’homme de la plus vaste lecture qui fut jamais, le dernier de cette forte race des savants du xve et du xvie siècle, joignez-y dans votre personne et dans votre procédé tout ce qui constituait l’homme poli, l’homme du monde et même de Cour, ce qu’on appelait l’honnête homme sous Louis XIV, et tout cela pour que, sitôt après vous, on ne sache plus que votre nom, et qu’on n’y rattache qu’une idée vague, un sourire né d’une plaisanterie ! Ah ! que le sage Huet avait raison quand il démontrait presque géométriquement quelle vanité et quelle extravagance c’est de croire qu’il y a une réputation qui nous appartienne après notre mort !
Et pourtant l’évêque d’Avranches a encore du renom dans son pays de
Basse-Normandie ; il en a jusque parmi le peuple, parmi les paysans ; son
souvenir a fait dicton et proverbe. Quand un homme a l’air tout absorbé, tout
rêveur, et qu’il n’est pas à son affaire, son voisin, qui le rencontre, lui
dit : « Qu’as-tu donc ? t’es tout évêque d’Avranches ce
matin. »
D’où vient ce mot ? J’ai entendu proposer plus d’une
explication ; voici la mienne. On sait que lorsque Huet fut nommé à l’évêché
d’Avranches, et pendant les huit ou neuf années qu’il remplit les fonctions
épiscopales si peu d’accord avec son amour opiniâtre pour l’étude, il passait
bien des heures dans son cabinet, et quand on venait le demander pour affaire,
on répondait : Monseigneur étudie, ce qui faisait dire aux
gens d’Avranches, pleins d’ailleurs de respect pour lui : « Nous prierons
le roi de nous donner un évêque qui ait fini ses études. »
C’est
cette idée de savant toujours absorbé et rêveur, tel qu’on se le figure
communément, qui se sera répandue dans le peuple et qui aura donné lieu à ce
dicton :
T’es tout évêque d’Avranches.
Je
soumets mon explication aux savants du pays.
Ce n’était pourtant pas un savant hérissé ni sauvage que l’aimable Huet. M. Christian Bartholmèss vient de le faire connaître par le côté philosophique dans un travail approfondi qui a été fort apprécié dans le monde de l’Université et dans celui de l’Académie des sciences morales. M. Bartholmèss est un écrivain non seulement très instruit, mais élégant, facile, spirituel, qui traite des matières et des personnages philosophiques sans effort, sans ennui, et qui sait même y répandre de l’intérêt, un certain coloris animé et comme affectueux. Ici, toutefois, je me permettrai de trouver que l’ouvrage se ressent un peu trop de sa destination directe, ayant été surtout composé en vue de la Sorbonne. Huet y est trop réfuté et combattu, au lieu d’être plus uniment raconté et exposé. Huet, selon moi, et ceux qui se préoccupent comme lui de la faiblesse de l’esprit humain, n’ont pas si tort qu’on le dit dans les écoles de l’Université, et Descartes, en philosophie, n’a pas si évidemment raison qu’il plaît à nos maîtres de le proclamer.
Mais je ne veux pas discuter moi-même, et j’aimerais simplement à montrer dans son vrai jour cet homme docte, aimable, poli, qui sut tout, tout ce qui pouvait être su alors, et qui est la dernière grande figure, et l’une des plus fines, de ces savants robustes d’un autre âge. Huet se rendait parfaitement compte qu’il était l’homme d’une époque qui finissait :
Quand je suis entré dans le pays des lettres, dit-il, elles étaient encore florissantes, et plusieurs grands personnages en soutenaient la gloire. J’ai vu les lettres décliner et tomber enfin dans une décadence presque entière ; car je ne connais presque personne aujourd’hui que l’on puisse appeler véritablement savant.
Il écrivait cela en songeant à la seconde moitié du siècle de
Louis XIV, ce qui est pourtant de nature à nous consoler, en nous
montrant qu’on peut ne plus être savant à proprement parler, et valoir encore
quelque chose. « Je puis donc dire, ajoutait Huet, que j’ai vu fleurir et
mourir les Lettres, et que je leur ai survécu. »
Ce qu’il disait là,
ce n’était point par esprit chagrin, ni en qualité de vieillard qui dénigre le
présent et se plaît à glorifier le passé ; personne n’eut l’esprit plus uni,
plus égal et moins chagrin que Huet. Il donne très bien les raisons de cette
décadence, de ce rabaissement graduel des lettres, qui consiste précisément dans
leur vulgarisation plus facile et leur diffusion plus élémentaire. Au
xvie
siècle, au xve
, bien des livres n’étaient que manuscrits, et par
conséquent rares, chers, à la portée seulement du petit nombre. On avait peu de
secours à attendre autour de soi ; il fallait de grands efforts et une rare
vigueur d’esprit pour surmonter les obstacles, pour conquérir la science ; il
fallait jusqu’à un certain point être inventeur, avoir le zèle et le génie de la
découverte, pour devenir▶ savant :
Dans ces premiers temps d’obscurité et de ténèbres, ces grandes âmes (comme Huet appelle les savants de cette date primitive) n’étaient aidées que de la force de leur esprit et de l’assiduité de leur travail… Je trouve, disait-il spirituellement, la même différence entre un savant d’alors et un savant d’aujourd’hui, qu’entre Christophe Colomb découvrant le Nouveau Monde et le maître d’un paquebot qui passe journellement de Calais à Douvres.
Huet écrivait cela à la fin du xviie siècle : que penserait-il donc aujourd’hui, que science et paquebot, tout marche à la vapeur ?
Huet naquit à Caen, en 1630, d’un père déjà vieillard, qui lui communiqua
peut-être de ce tempérament rassis et de cette égalité d’âme qui le distingua
dans toute sa longue vie ; d’une mère jeune, spirituelle, « d’une humeur
charmante, d’un entretien enjoué, d’un esprit délicat
et
pénétrant, qui savait remarquer finement le ridicule des choses et des
personnes »
. Dans un portrait de Huet, écrit par Mme l’abbesse de Caen, je rencontre le même trait qui est attribué à
notre savant et qu’il dut tenir de sa mère : « Vous trouvez fort bien,
lui dit-on, le ridicule des choses, et en cela seulement vous avez assez
l’esprit de votre pays. »
Le père de Huet avait été calviniste, mais
s’était converti avec sincérité et même avec zèle. Sans être un homme
régulièrement lettré, il avait le goût des arts, de la musique, jouait du luth,
dansait et composait agréablement des vers. Le talent poétique que montra Huet,
il dut l’avoir hérité de lui. Huet perdit de bonne heure ce père excellent ; il
perdit aussi sa mère peu de temps après, et se trouva en bas âge aux mains de
parents éloignés, qui furent des tuteurs négligents. L’enfant, dès l’âge de
six ans, eut à supporter bien des gênes et des taquineries de la part de ses
jeunes cousins avec qui on le faisait élever ; paresseux et joueurs, ils
s’entendaient pour l’empêcher de satisfaire l’indomptable amour de la lecture et
de l’étude qu’il avait apporté en naissant ; car il eut, pour ainsi dire, cette
passion dès la mamelle. Il ne savait pas encore ses lettres que, lorsqu’il
entendait quelqu’un lire une histoire dans un livre, il se figurait le bonheur
qu’il aurait s’il pouvait bientôt la lire lui-même. Quand il sut lire et pas
encore écrire, s’il voyait quelqu’un décacheter une lettre et y jeter les yeux,
il se figurait avec envie la joie qu’il aurait d’en pouvoir faire autant, et de
correspondre par lettres avec quelque petit camarade. Ainsi, se donnant
aiguillon sur aiguillon, il volait plus qu’il ne marchait dans la carrière des
études. Il quitta à temps cette éducation domestique où il était à la gêne, et
fut mis au collège des Jésuites de Caen ; il y trouva des maîtres et des guides
supérieurs qui surent distinguer
aussitôt l’enfant précieux qui
leur venait, et l’entourer de soins particuliers et de toute sorte de culture.
Il leur en demeura à jamais reconnaissant ; il garda avec eux de tout temps tous
ses liens : et vieux, affaibli de corps, ce fut chez eux à Paris, dans leur
maison de la rue Saint-Antoine, qu’il voulut achever de vieillir et qu’il vint
mourir. Il leur légua son immense bibliothèque, ses plus chères délices, pour
qu’elle ne fût pas dispersée après lui : illusion dernière qui montre que le
savant, qui possédait si bien le passé, n’avait pas cette seconde vue qui
devance les temps et qui lit dans l’avenir10.
Enfant, Huet se livrait avec ardeur et avec verve à la poésie latine, qui ne
semblait pas du tout alors une récréation futile ni même un simple exercice de
transition ; on y voyait un digne emploi définitif du talent. La belle poésie
française du xviie
siècle n’était pas encore
venue éclipser ces derniers restes brillants, ces jeux prolongés de la
Renaissance. On hésitait entre la langue des anciens et l’idiome des modernes,
et bien des gens croyaient que le moyen le plus sûr de marcher sur les traces
d’Horace et de Virgile était encore de tâcher de les répéter dans leur langue.
Chapelain, le Chapelain tant moqué de Boileau, tant estimé de Huet, et qui
était, somme toute, et sur bien des matières, un sensé et savant
homme11, écrivait sérieusement
à ce même Huet, à propos d’une ode et d’une épître latines de celui-ci :
« C’est dommage que notre cour ne soit aussi fine dans la bonne
latinité que celle d’Auguste, vous y tiendriez la place d’Horace, non
seulement pour le génie lyrique, mais encore pour l’épistolaire ! »
Chapelain écrivait cette énormité en mars 1660 ; c’était la date de la première
Satire de Boileau.
Huet, enfant, et déjà poète latin, avait terminé à treize ans le cours de ses humanités ; il trouvait un guide poétique encourageant et sûr dans l’aimable M. Halley, professeur de belles-lettres et d’éloquence ; il trouva un maître élevé et profond en philosophie dans le père Mambrun, qui le poussa d’abord à l’étude des mathématiques, d’où il eut peine ensuite à le rappeler à la philosophie même. Chaque savant personnage que rencontrait le jeune homme sur son chemin (et l’Académie de Caen en réunissait alors un grand nombre) lui ◀devenait▶ ainsi un nouvel instigateur d’étude ; il absorbait avidement chaque source vive qui lui était offerte, et, toujours altéré, il en demandait encore. Le voisinage du savant Bochart, qui était ministre protestant à Caen, poussa le jeune Huet à s’enfoncer à sa suite dans la littérature grecque et hébraïque. Celui qui devait être évêque, apologiste et démonstrateur du christianisme, et qui, dans le cours de sa vie, devait lire vingt-quatre fois, d’un bout à l’autre, le texte hébreu des Écritures, traduisit d’abord du grec en latin la jolie et très libre pastorale de Daphnis et Chloé, sans trop se douter, dit-il, qu’il y eût là danger pour son innocence.
À cette époque, d’ailleurs, Huet n’était qu’un homme du monde, le plus savant des jeunes gentilshommes normands, mais pas autre chose. Ôtons-lui ce titre d’évêque qu’il n’eut que bien plus tard, et qui offusque la vue pour le bien juger. Huet ne ◀devint▶ un personnage officiel, le sous-précepteur du Dauphin, qu’en 1670, c’est-à-dire à l’âge de quarante ans ; il ne prit pas les ordres sacrés avant quarante-six ans, et ne fut nommé évêque qu’à cinquante-cinq. Il passa donc toute sa jeunesse en savant dégagé et libre, se promenant avec une curiosité infatigable dans le champ du savoir et de l’esprit humain, véritable amateur, au sens antique, parcourant toutes les sciences sans s’attacher à aucune, n’excluant rien, ne méprisant rien, mais se gardant aussi de surfaire. Cet homme, je vous assure, n’avait rien de pédant. L’abbé d’Olivet a fait à son sujet un petit calcul, d’où il résulterait que, de tous les hommes qui ont existé jusqu’ici, c’est Huet qui a peut-être le plus lu. Écoutons le raisonnement :
Si l’on veut bien considérer, nous dit d’Olivet, qu’il a vécu quatre-vingt-onze ans moins quelques jours, qu’il se porta dès sa plus tendre enfance à l’étude, qu’il a toujours eu presque tout son temps à lui ; qu’il a presque toujours joui d’une santé inaltérable ; qu’à son lever, à son coucher, durant ses repas, il se faisait lire par ses valets ; qu’en un mot, et pour me servir de ses termes, ni le feu de la jeunesse, ni l’embarras des affaires, ni la diversité des emplois, ni la société de ses égaux, ni le tracas du monde, n’ont pu modérer cet amour indomptable de l’érudition qui l’a toujours possédé, une conséquence qu’il me semble qu’on pourrait tirer de là, c’est que M. d’Avranches est peut-être, de tous les hommes qu’il y eut jamais, celui qui a le plus étudié.
Eh bien ! cet homme qui avait le plus lu, qui avait, comme particulier, la plus vaste bibliothèque qu’on pût voir et à laquelle il tenait tant, savez-vous ce qu’il pensait des livres ?
Il prétendait que tout ce qui fut jamais écrit depuis que le monde est monde pourrait tenir dans neuf ou dix in-folio, si chaque chose n’avait été dite qu’une seule fois. Il en exceptait les détails de l’histoire, c’est une matière sans bornes ; mais, à cela près, il y mettait absolument toutes les sciences, tous les beaux-arts. Un homme donc, à l’âge de trente ans, disait-il, pourrait, si ce recueil se faisait, savoir tout ce que les autres hommes ont jamais pensé.
Voilà ce que j’appelle un savant qui n’est pas entiché, et vraiment honnête homme, un savant qui ne se sent pas de son métier ni de son clocher. C’est lui encore qui, dans une comparaison aussi juste que spirituelle, a dit :
Je compare l’ignorant et le savant à deux hommes placés au milieu d’une campagne unie, dont l’un est assis contre terre et l’autre est debout. Celui qui est assis ne voit que ce qui est autour de lui, jusqu’à une très petite distance. Celui qui est debout voit un peu au-delà. Mais ce peu qu’il voit au-delà a si peu de proportion avec le reste de la vaste étendue de cette campagne, et bien moins encore avec le reste de la terre, qu’il ne peut entrer en aucune comparaison, et ne peut être compté que comme pour rien.
Ainsi Huet ne se croyait pas en droit de mépriser les moins savants
que lui ; il était tout à fait sur ce point de l’avis de Fontenelle,
« qu’on est ordinairement d’autant moins dédaigneux à l’égard des
ignorants, que l’on sait davantage, car on en sait mieux combien on leur
ressemble encore »
.
L’étude ne rendait Huet ni mélancolique, ni rêveur ; sa santé ne se ressentit jamais de son application. L’étude était si naturellement son fait et sa vocation, sa passion à la fois et son jeu, que, loin de le fatiguer, elle le laissait toujours plus libre, plus allègre et plus dispos après qu’auparavant. Un écrivain, qui était assez de l’école de Huet en philosophie, a dit :
La vie humaine réduite à elle-même et à son dernier mot serait trop simple et trop nue ; il a fallu que la pensée civilisée se mît en quatre pour en déguiser et pour en décorer le fond. La galanterie, le bel esprit, la philosophie, la théologie elle-même, ne sont que des manières de jeux savants et subtils que les hommes ont inventés pour remplir et pour animer ce temps si court et pourtant bien long de la vie ; mais ils ne s’aperçoivent pas assez que ce sont des jeux.
Huet, tout en s’appliquant à ces diverses choses avec sa passion studieuse, semble pourtant s’être un peu douté que ce pouvaient être des jeux ; il s’est surtout développé et comme amusé à l’entour, et il ne semble pas y avoir pris au vif plus qu’il ne fallait. Aussi le monde jouissait de lui sans qu’il eût rien d’opiniâtre ni d’absolu comme les hommes de cabinet. Voici un gracieux portrait qui lui rend témoignage, et qui nous le montre tel qu’il paraissait aux dames avant les grandeurs de l’épiscopat et dans sa jeunesse. C’est l’abbesse de Caen, depuis abbesse de Malnoue, la célèbre Marie-Éléonore de Rohan, qui parle et qui lui fait son portrait selon la mode du temps :
Vous êtes plus grand et de belle taille que vous n’avez bon air. Vous êtes mieux fait que vous n’êtes agréable. Vous avez le teint trop blanc et même trop délicat pour un homme ; les yeux bleus, plus grands que petits ; les cheveux d’un blond châtain ; le nez bien fait, la bouche grande, mais aussi propre qu’on la peut avoir, car vous avez les lèvres incarnates et les dents d’un blanc fort éclatant et qui saute aux yeux. Vous avez le front fort grand. La grandeur de vos traits et de votre visage fait que vous avez quelque chose de ces médailles qui représentent les hommes illustres (vous vous doutez bien que j’entends plutôt parler de ces grands philosophes que des conquérants). Je ne sais si ce n’est point la grande réputation de science où vous êtes qui me donne cette idée, ou si c’est qu’en effet ces hommes illustres étaient faits comme vous. Mais, si vous n’êtes fait comme ceux qui ont été devant vous, peut-être que ceux qui viendront après ne seront pas fâchés de vous ressembler, et d’être faits comme vous aurez été. Vous avez les mains fort blanches et la peau fort fine… Pour de l’esprit, vous en avez assurément autant qu’on en peut avoir, et votre esprit ressemble à votre visage ; il a plus de beauté que d’agrément.
Cette spirituelle abbesse revient assez souvent sur ce qui manque à ce beau jeune homme en bonne grâce et en air ; on dirait qu’en tout bien tout honneur elle le voudrait former12.
Suivent quelques autres traits que je relève comme tenant au ton de l’homme et au caractère :
Vous avez l’âme bonne à l’égard de Dieu, et vous êtes pieux sans être fort dévot.
La bonté de votre âme est pour les autres aussi bien que pour Dieu, car vous êtes commode, point critique, et si peu porté à juger mal, que je crois que votre bonté pourrait même quelquefois duper votre esprit. Vous estimez plus légèrement que vous ne méprisez.
Vous êtes incapable de vous venger en rendant malice pour malice, et vous êtes si peu médisant que même le ressentiment ne vous arracherait pas une médisance de la bouche contre vos ennemis ; je trouve que vous ne les ménagez que trop selon le monde ; je n’entends pas dire pourtant que vous manquiez de sensibilité pour la gloire et pour l’honneur ; au contraire, vous y êtes délicat jusqu’à l’excès.
Vous êtes sage, fidèle et sûr autant qu’on le peut être.
Vous avez beaucoup de modestie, et jusqu’à avoir honte et être déconcerté quand on vous loue… Mais votre modestie est plus dans les sentiments que vous avez de vous-même, que dans votre air, car vous êtes modeste sans être doux, et vous êtes docile quoique vous ayez l’air rude. Vous êtes si prompt, et vous soutenez vos opinions avec une impétuosité si grande, qu’il semble qu’elles vous ◀deviennent▶ une passion.
Cette passion, qui n’était que dans le ton, tenait au feu de la jeunesse ; cette première rudesse, que l’abbesse voudrait enlever, se polira vite dans le monde et à la Cour. Tout ce composé, convenons-en, même avec les légers défauts, ne laissait pas de former un savant très cavalier et très agréable. Huet, dans les jolis Mémoires trop peu connus qu’il a écrits en latin sur sa vie, confesse qu’à ce moment de sa jeunesse il donna dans les dissipations et les élégances, qu’il recherchait les cercles des gens du monde et surtout des femmes, et que, pour leur plaire, il ne négligeait ni la mise, ni les petits soins, ni les petits vers. La galanterie lui en fit faire même quelques-uns en français, quoique ce ne fût pas son fort. Dans des lettres familières de lui à Ménage, lettres inédites qu’un amateur éclairé a eu l’obligeance de me laisser connaître, je vois Huet, à la date de février 1663, très fier d’une certaine ballade qui a réussi. Ménage, qui était galant comme un pur érudit et sans véritable monde, lui envoyait des épigrammes en toute langue, des madrigaux grecs, latins, italiens, sur toutes sortes de beautés plus ou moins métaphoriques et allégoriques ; Huet lui répond, en lui rendant la monnaie de ses confidences :
Je vous envoyai l’année passée ma première élégie, je vous enverrai bientôt mon premier sonnet, mais il est encore brut. Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai fait un voyage à Lisieux : c’est comme qui dirait que j’aurais fait soixante lieues, car j’aimerais mieux les faire que d’aller à Lisieux par les chemins détestables qu’il faut traverser. Mais le sujet qui me menait me fit supporter aisément cette fatigue. Vous le saurez quand vous apprendrez l’argument du sonnet que je vous garde ; car je ne fais pas tant le renchéri sur le sujet de mes inclinations que vous.
Cette lettre du 8 janvier 1662 nous décèle une petite velléité amoureuse, une première inclination du futur prélat.
En littérature ancienne, Huet était du meilleur goût, du plus sain et du plus
fin, du plus délicat et du plus sévère : en français, il est sujet à se tromper,
à confondre, à ne point marquer nettement les différences. Dans ses lettres à
Ménage, il associe et mêle perpétuellement dans un même hommage et dans une
commune admiration Mlle de Scudéry et Mme de La Fayette, c’est-à-dire celle qui égara et noya le roman dans
les fadeurs, et celle qui le réforma avec tant de justesse et de goût. Pourtant
Huet devait apprécier, ce semble, Mme de La Fayette ; c’est
pour lui complaire qu’il écrivit sa dissertation De l’origine des
romans, qui parut d’abord en tête de l’histoire de Zayde, qu’elle avait composée. Elle lui disait agréablement à ce
sujet : « Savez-vous que nous avons marié nos enfants
ensemble ? »
Et, malgré tout, le faible de Huet était encore pour
Mlle de Scudéry, pour l’illustre
Sapho, comme il l’appelait. Les injures qu’elle reçut de Boileau et de ce
jeune monde lui furent, à lui, très sensibles ; il les ressentit en ami et en
chevalier. Je ne sais trop à quelle première attaque il est fait allusion dans
le passage de lettre que voici :
Les vers que vous m’avez envoyés, écrivait Huet à Ménage (4 février 1660), m’ont charmé, et particulièrement la première épigramme, où vous vengez si ingénieusement l’injure faite à Mlle de Scudéry. Si j’osais, je lui offrirais ma plume pour soutenir ses intérêts et pour vous servir de second, et je répandrais très volontiers pour un si juste et si digne sujet jusqu’à la dernière goutte de mon encre et de mon sang.
Nous saisissons ici Huet au plus vif instant de son premier état de cavalier.
Il n’en perdit jamais tout à fait l’habitude et le tour. Il était à la Cour, et déjà prélat et barbon, qu’il écrivait à Mme de Montespan de fort jolis vers français, En réponse à une invitation à dîner. Huet et Mme de Montespan ! on peut voir ce petit chapitre imprévu au tome premier de l’ancienne Revue rétrospective de 1833.
Huet, en poésie française, tenait décidément pour la littérature d’avant Boileau,
pour celle de Segrais, de Conrart, des premiers membres de l’Académie
française ; il ne s’en départit jamais. Les relations de Huet et de Boileau sont
assez piquantes à étudier. Il faut entendre Huet parler de La
Pucelle de Chapelain et des petits poètes jaloux (
minutos quosdam et lividos
poetas
), de ces roquets qui ne savent que mordre et qui se
sont acharnés à la grave renommée de Chapelain. En toute occasion, Huet ne parle
de Boileau et de sa clique que comme le plus vénérable des
classiques d’aujourd’hui aurait parlé des insolents qui firent invasion à un
certain jour dans le temple, et y entrèrent par effraction. Ces mots si vifs de
Huet n’ont passé inaperçus que parce qu’ils sont en latin, et que peu de gens
les vont chercher13. Boileau attaqua, en effet, au
début presque tous les amis de Huet, Ménage, Mlle de Scudéry, Chapelain, ce monde de l’hôtel Rambouillet et de
M. de Montausier.
Un jour, Huet, ◀devenu▶ prélat et l’oracle de
l’érudition, eut affaire à Boileau lui-même. Il s’agissait du mot fameux de
Moïse au commencement de la Genèse :
Dieu dit : Que la
lumière soit ! et la lumière fut.
Longin, en l’isolant,
avait trouvé ce mot sublime, et Boileau également. Huet, que trop de savoir
conduisait, comme il arrive souvent, à moins admirer, tout en reconnaissant dans
ce passage le sublime de la chose racontée, se refusait à y voir, pour
l’expression et même pour la pensée, rien de plus qu’une manière de dire, une
tournure habituelle et presque nécessaire aux langues orientales, avec
lesquelles il était si familier. Boileau se fâcha de l’air et du ton qu’il
prenait quand le goût lui semblait en cause. Huet répondit par une lettre assez
verte adressée à M. de Montausier, à ce juge austère que Boileau, par ses
éloges, ne put jamais fléchir qu’à demi.
Un autre jour, comme Perrault lisait à l’Académie française son poème du Siècle de Louis le Grand, où l’Antiquité est sacrifiée au
présent, et qui commença cette longue guerre des anciens et des modernes,
Boileau, outré, ne se pouvait contenir pendant la lecture, et Huet le calmait de
son mieux en lui disant, non sans un grain d’ironie : « Monsieur
Despréaux, il me semble que cela nous regarde encore plus que
vous. »
Huet, en parlant ainsi, avait raison et tort. Sans doute il
possédait l’Antiquité incomparablement plus que Boileau,
qui
pouvait sembler un ignorant à côté de lui. Mais ce sentiment littéraire plus
vif, ce mouvement net et prompt, cette impétuosité de jugement qui ressemble
presque à une ardeur de cœur, Huet ne l’avait pas. Son goût même était patient
et tranquille comme son humeur ; le goût en lui avait de la longanimité, et, si
j’ose dire, de la longévité.
Nous touchons ici à l’un des traits essentiels du caractère de Huet, et qui explique toute sa nature, nature forte, persistante et puissante, bien que trop indifférente et impassible. La curiosité, après tout, le plaisir de connaître et d’embrasser en tout sens, l’emportait chez lui sur le jugement même, sur la vivacité de l’impression et la netteté du choix. Il y a dans chaque siècle des temps marqués, des coups d’archet, ou, si l’on veut, des coups de tonnerre. Ces coups de tonnerre au xviie siècle, c’était Descartes, c’était Pascal ; ce coup d’archet qui remettait l’orchestre en mesure, c’était Despréaux. Eh bien ! Huet, héritier et continuateur du xvie siècle et de la Renaissance, se contentant d’y joindre la politesse du grand règne, ne participe d’ailleurs que le moins possible à ces impulsions propres à son moment ; il n’a pas du tout l’air, en vérité, de se ressentir de ces avènements signalés. Il continue d’être pour les Jésuites, de les priser et de les estimer, de croire à leur avenir, comme si Pascal n’avait pas tonné ; il continue d’être pour la philosophie des sages d’avant Descartes, pour la philosophie sceptique des Gabriel Naudé, des La Mothe Le Vayer, des Charron, comme si ce grand révolutionnaire et ce grand ennemi de la tradition, Descartes, n’avait point paru pour tout changer ; il continue enfin de goûter les fleurs un peu surannées de l’ancienne littérature, les beautés des d’Urfé, des Scudéry et autres, comme si Boileau n’était pas venu brusquement mettre le holà et réformer le goût. Huet est de ces hommes qui continuent, qui achèvent et épuisent un mouvement, non pas de ceux qui le recommencent.
Huet, je le répète, représente et prolonge le xvie siècle et le mouvement de la Renaissance, non seulement dans le xviie siècle, qu’il traverse tout entier, mais jusque dans le xviiie . Il ne lui manque, pour faire le lien des deux époques, de la Renaissance et des temps modernes, pour donner la main, d’une part à Politien, et de l’autre à Voltaire, que d’avoir en son humeur tempérée cette ouverture, cette disposition accueillante aux idées nouvelles qu’eut, pour sa part, le sage et discret Fontenelle. Huet, bien que si partisan des anciens, est assez de la littérature de Fontenelle en ce qui concerne le goût moderne ; il est un peu de sa philosophie, mais avec un petit ressort de moins.
Quand on vient de lire le traité de Huet sur la Faiblesse de l’esprit humain, il semble qu’on n’ait qu’à tourner le feuillet pour lire la pièce de Voltaire sur les Systèmes, ou son admirable lettre à M. Des Alleurs sur le doute (26 novembre 1738) ; mais on ne voit pas que Huet ait été homme à tourner ce feuillet. Mort dans le xviiie siècle, il en aurait le scepticisme, s’il avait en lui je ne sais quoi de l’étincelle des temps nouveaux ; mais il n’a, à aucun degré, cette étincelle que Bayle avait, par exemple, tout en doutant. Huet est de ceux qui entretiennent et conservent, non pas de ceux qui transmettent, en courant, le flambeau.
Il n’y avait entre Huet et le xviiie siècle qu’une mince cloison, mais il ne l’a point percée.
Que faut-il pourtant penser, au fond, de la religion de Huet ? Je la crois
sincère, quoiqu’en la serrant un peu on puisse y trouver bien des
contradictions. Voltaire a justement remarqué que ce traité posthume de Huet sur
la Faiblesse de l’esprit humain semble
contredire et démentir sa Démonstration évangélique ; mais
Huet n’était point de ces esprits qui vont en tout à l’extrême, et qui poussent
les choses à leurs dernières limites. Il n’est pas de ceux qui aiment à se
singulariser ni à rien outrer ; il se disait dans les petites choses, et
peut-être dans les grandes, ce qu’il écrivait un jour à Ménage : « Vous
voyez que tout le monde le fait ; il fait bon suivre le torrent, et ne se faire remarquer ni dans un sens ni dans
l’autre. »
Quand il était à l’état profane et naturel, il se
trouvait par inclination sceptique et pyrrhonien. Il pensait que, comme toutes
ces disputes et ces questions touchant la nature de l’entendement ne peuvent
être décidées que par l’entendement même, qui est d’une nature douteuse, il n’y
a pas de solution possible : « Pour bien comprendre et entendre
parfaitement, dit-il, la nature de l’entendement humain, il faudrait un
autre entendement que le nôtre. »
Tout cela n’est pas si
déraisonnable. Il pensait encore que Descartes, ce soi-disant nouvel inventeur
de la vérité, après avoir commencé avec prudence par le doute, cesse tout à coup
de douter, et se fourvoie dès le second pas, en affirmant ce qui n’est pas du
tout clair. C’est encore là l’impression que fait Descartes à bien des gens de
bon sens, qui l’arrêtent et refusent de le suivre dès le second mot, sinon dès
le premier. Mais, tout en pensant de la sorte dans la vie habituelle et dans les
entretiens familiers, Huet s’en tenait là, et n’était sceptique que jusqu’aux
autels. Il ne rattachait pas le scepticisme à la religion avec l’impétuosité de
Pascal ; il ne disait pas à l’homme avec tourment : « Tout
croire, ou ne rien croire. Il n’y a pas de milieu ; mortel, il faut
choisir ! »
Ou s’il le disait, c’était en douceur et par voie
d’accommodement. En ce qui était de ses propres idées et convictions, il a subi
sensiblement
les influences des milieux et des âges. Il avoue
lui-même qu’il y a eu du plus et du moins dans sa foi. Quand il fut revêtu d’un
caractère sacré, il s’attacha à disposer sa vie dans un parfait accord avec ses
nouveaux devoirs. L’âge acheva de mettre le sceau à cette manière honorable de
vivre et de sentir. Pourtant, il est certainement l’un de ces hommes à propos de
qui il serait permis, à certains jours, de s’adresser cette question :
« Qui peut dire et savoir ce qu’arrive à penser, sur toute matière
religieuse et sociale, un homme de plus de quarante ans, prudent, et qui vit
dans un siècle et dans une société où tout fait une loi de cette
prudence ? »
Ajoutons que si Huet put avoir dans un temps cette
pensée ou porte de derrière, il en usa si peu, qu’elle finit par se condamner
d’elle-même et par être en lui comme si elle n’était pas.
Ceux qui aiment surtout les lettres ne doivent jamais parler de Huet qu’avec un
respect mêlé d’affection. Brunck, dans ses notes sur l’Anthologie, le rencontrant sur son passage, l’a salué avec bonheur la
« fleur des Évêques » (flos Episcoporum
Huetius)
. Huet sentait à merveille l’antique poésie ; il y
mêlait l’amour de la nature et de la campagne, et il en a plus d’une fois
exprimé le sentiment avec charme. Pendant des années il ne laissa jamais passer
un mois de mai, qui était son mois favori, sans le fêter et l’égayer d’une
nouvelle lecture de Théocrite ; il avait ainsi, même comme érudit, ses à-propos
de saison. Retiré l’été dans son abbaye d’Aunay, il y trouvait son Tusculum.
Huet, en goûtant la poésie, avait fait de bonne heure une réflexion sur ce que
bien peu de gens sont nés, en effet, pour la sentir : « Il y a encore
plus de poètes que de vrais juges des poètes et de la poésie. »
Il
revient souvent sur cette idée, qu’on retrouverait, je crois, également chez
Montaigne. Il appréciait
chez celui-ci le don des métaphores, cette
fertilité vive qui est le signe particulier d’une heureuse et riche nature.
Quand il écrit en français, il a le style bon, bien qu’un peu suranné, et il
laisse volontiers aux mots leur acception toute latine. Il dira, par exemple,
d’un éditeur qu’il est licencieux, pour signifier qu’il prend
trop de licences avec son auteur ; il dira une diatribe pour
une dissertation ; un manuscrit dépravé, c’est-à-dire fautif.
Mais son expression a, en général, une grande propriété ; elle est quelquefois
ingénieuse et même poétique par l’image. Ainsi, comparant la santé ruineuse des
vieillards à une tour sapée, ou à ces arbres qui ne tiennent plus que par la
contexture extérieure et comme par l’écorce, il dira : « Je comparerais
encore cette apparence de santé à ces larmes de verre qui paraissent
parfaitement solides, et qui, étant tant soit peu entamées, s’en vont en
poussière. »
Cela est juste et joli, et sent le poète latin.
Rien n’est plus propre à faire connaître Huet, et par les côtés agréables, que sa
correspondance avec Ménage, qui est en bonnes mains, et qui sera, j’espère,
publiée un jour. Cette correspondance, dont j’ai eu sous les yeux
soixante-dix-sept lettres, toutes de la main de Huet, de cette petite écriture,
nette, fine, serrée, minutieuse et distincte jusque dans les abréviations, et
qui se retrouve aux marges de ses livres, s’étend depuis l’année 1660 jusqu’en
1691, avec une lacune toutefois pour les années du milieu (1665-1682). Elle
roule sur les divers objets d’étude communs aux deux correspondants. Huet et
Ménage étaient deux curieux en quête de toute érudition et de toute belle
littérature. Huet, de dix-sept ans plus jeune que Ménage, était aussi plus
sérieux, plus étendu d’esprit et d’horizon, et plus vraiment galant homme,
c’est-à-dire sans rien de pédant. Il se présente ici par le
côté
poétique et gai. Tous deux se régalent à l’envi d’épigrammes et de vers. On y
voit dès le début, à la date de février 1660, à quel point Huet, préoccupé des
doctes hommes d’alors qu’il avait connus dans ses voyages de Suède et de
Hollande, des Saumaise, des Vossius, Heinsius, Gronovius, ces princes des belles-lettres, paraît peu se douter que la littérature
française est à la veille d’éclater dans sa plus belle floraison avec les
Racine, les La Fontaine et les Despréaux. À propos des poésies latines ou
françaises qu’échangent entre eux Huet et Ménage, on se plairait à saisir
quelques saillies de jeunesse du futur prélat, quelque filet de verve gauloise
et rabelaisienne. Huet et Ménage s’étaient tous deux attelés à deux grosses
besognes, Ménage à des observations sur Diogène Laërce, Huet à une traduction
d’Origène, dont il avait retrouvé un manuscrit : ce sont de ces travaux qui font
honneur à ceux qui les mènent à fin, mais qu’on maudit tout en les exécutant.
Huet souhaitait à Ménage de sortir de son Laërce, et il souhaitait lui-même
d’être quitte de son Origène : « C’est une étude ingrate, disait-il, qui
me dérobe les plus belles heures de ma vie… Si je me trouve délivré de ce
fardeau quand vous le serez de votre Laërce, nous pourrons ensuite
goguenarder tout à notre aise, et faire des vers à ventre
déboutonné. »
Je ne donne pas le mot pour élégant, mais c’est ainsi
que parlaient les plus polis de nos aïeux, quand ils étaient savants et qu’avril
les mettait en pointe de belle humeur. Huet désire quelquefois visiter Paris et
Ménage ; quel plaisir alors de chômer la fête avec son ami par quelque petit
repas frugal, où l’esprit seul fasse la débauche ! il appelle cela des Saturnales. Il faudrait, pour donner idée de ces gaietés de
Huet, citer plus de latin que je n’en puis mettre ici, car Huet achève souvent
en latin une phrase
commencée en français14, et il assaisonne le tout de mots grecs. Et
pourtant cela fait un ensemble naturel et même élégant. Mais c’est à sa solitude
d’Aunay que Huet aimait surtout à revenir et à se retrouver ; c’est là qu’il
jouit véritablement de la vie, telle qu’il l’entend et qu’il la rêve, une vie
partagée entre son cabinet, la culture de son jardin et la promenade. Toutes les
fois qu’il parle d’Aunay, il a des peintures vives et il trouve des accents ;
n’étant jamais poète avec son expression propre, il l’est quelquefois avec celle
des anciens. C’est de cette retraite d’Aunay que sortirent les plus graves, les
plus doctes de ses ouvrages, et aussi les plus légers, particulièrement une
élégie latine qu’il fit sur le thé en 1687, et dont il a l’air très
satisfait.
Huet, vieux, infirme, dégoûté de son évêché d’Avranches, dont il se démit, se retira à la maison des Jésuites de Paris, rue Saint-Antoine15. Il y trouva un nid pour sa vieillesse, un nid exposé au soleil du midi. Il eût mieux aimé pourtant l’exposition au nord, et il nous en dit les raisons, non sans grâce :
Tous les orages, les grands vents, les grêles et les pluies violentes viennent du midi. Les fenêtres qui y sont tournées se trouvent souvent brisées par la tempête. Les chambres sont des fournaises pendant les chaleurs de l’été, et le soleil vous aveugle et vous brûle tout le long de la journée. Les objets du dehors qui se présentent aux yeux ne sont vus que du côté de l’ombre, qui en dérobe tout l’agrément. Aucun de ces défauts ne se trouve dans l’exposition au nord. Le calme y est toujours ; la fraîcheur s’y trouve en été… Les objets n’y paraissent que de leur beau côté, et du côté qu’ils sont éclairés et dorés des rayons du soleil. L’exposition au levant a aussi ses agréments. Ce soleil naissant, et l’aurore sa fourrière sont, à mon gré, des objets délicieux, la fraîcheur de la nuit tempérant l’ardeur de ses rayons.
Ainsi, en toute chose, Huet aimait mieux l’égalité et la douceur de la lumière que le trop de rayons et d’ardeur. Ce goût-là le peint aussi au moral dans l’ensemble de son humeur comme de son génie.
Je n’ai pu que l’effleurer en passant, mais j’ai tâché de ne hasarder aucun trait qui ne fut exact et vrai sur un personnage si considérable en son temps et de loin si original. Une vie si calme et si pleine ressemble bien peu à celles d’aujourd’hui, et elle a droit d’être enviée. Pourtant, quand on sort de la compagnie de Huet, on est frappé d’un inconvénient. Cet homme décidément avait trop lu. Les hommes comme Huet savent trop. Si le monde se réglait sur eux, on n’aurait plus qu’à s’asseoir, à jouir des richesses acquises, à se ressouvenir, à exprimer ses pensées avec les expressions des anciens, car tout a été dit. Mais l’humanité aime mieux se débarrasser et jeter à l’eau de temps en temps une bonne partie de son bagage ; elle aime mieux oublier, sauf à se donner la peine ou plutôt le plaisir de réinventer, de refaire et de redire, dût-elle redire et refaire moins bien ; mais elle veut, avant tout, avoir à exercer son activité. Chaque génération de jeunesse tient à y mettre du sien et à faire acte de présence à son tour. Ce sont, après tout, les ignorants comme Pascal, comme Descartes, comme Rousseau, ces hommes qui ont peu lu, mais qui pensent et qui osent, ce sont ceux-là qui remuent bien ou mal et qui font aller le monde16.