(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — II. (Suite.) » pp. 149-166
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — II. (Suite.) » pp. 149-166

II. (Suite.)

Les Mémoires de Franklin sont d’une lecture pleine d’intérêt pour tous ceux qui ont eu les débuts laborieux, qui ont éprouvé de bonne heure les difficultés des choses et le peu de générosité des hommes, qui ne se sont pourtant ni aigris ni posés en misanthropes et en vertueux méconnus, ni gâtés non plus et laissés aller à la corruption intéressée et à l’intrigue, qui se sont également préservés du mal de Jean-Jacques et du vice de Figaro, mais qui, sages, prudents, avisés, partant d’un gain pénible et loyal, mettant avec précaution, et avec hardiesse quand il le faut, un pied devant l’autre, sont devenus, à divers degrés, des membres utiles, honorables, ou même considérables, de la grande association humaine ; pour ceux-là et pour ceux que les mêmes circonstances attendent, ces Mémoires sont d’une observation toujours applicable et d’une vérité qui sera toujours sentie.

Je n’écris point la vie de Franklin ; elle est écrite par lui-même, et, là où il s’arrête, il faut en chercher la continuation dans l’excellent complément qu’a publié M. Sparks et qu’on ferait bien de traduire. Je tiens pourtant à montrer le philosophe et le politique américain dans ses conditions antérieures, avec son existence déjà si remplie avant son arrivée et sa faveur en France, avant qu’il embrasse Voltaire. C’est seulement ainsi qu’on sentira combien diffèrent ces deux hommes et les deux races qu’ils représentent.

Franklin avait près de soixante et onze ans quand il vint en France à la fin de 1776. Il en avait cinquante et un quand ses compatriotes de Philadelphie le choisirent pour être leur agent en Angleterre, en 1757. C’était le second voyage qu’il y faisait. La première fois qu’il était allé à Londres, ç’avait été en 1724, comme simple ouvrier imprimeur, et il y était resté dix-huit mois. Cette seconde fois, en 1757, Franklin y paraissait comme un homme des plus distingués de son pays, et déjà connu en Europe par ses expériences sur l’électricité, qui dataient de dix ans. La mission dont ses compatriotes le chargèrent, et qu’il ne faut pas confondre avec la seconde mission politique dont il sera chargé en 1764, était toute provinciale et particulière. Penn, le colonisateur et le législateur de la Pennsylvanie, dans les chartes et conventions fondamentales qu’il avait ou obtenues de la Couronne, ou octroyées à son tour à la population émigrante, avait su très bien stipuler ses intérêts particuliers et ceux de sa famille en même temps que les libertés religieuses et civiles des colons. Ses fils, propriétaires de grandes possessions territoriales, et qui étaient investis du droit exorbitant de nommer les gouverneurs du pays, prétendaient que leurs terres fussent exemptées des taxes communes. L’Assemblée de Pennsylvanie s’opposait à une si criante inégalité, et Franklin fut chargé par elle d’aller plaider pour le droit commun contre les fils du colonisateur et en faisant appel aux officiers de la Couronne. L’intérêt de la Pennsylvanie était alors, en effet, que la Couronne intervînt plus directement qu’elle ne faisait dans l’administration coloniale, et qu’elle affranchît le pays de cette espèce de petite féodalité qui renaissait au profit d’une famille.

Dans les dernières années de son séjour à Philadelphie, Franklin était devenu de plus en plus considérable dans sa province. Nommé membre de l’Assemblée dont il avait été longtemps secrétaire, chargé, de plus, de l’organisation et de la direction des Postes, il avait rendu de grands services à l’armée anglaise dans la guerre du Canada (1754). S’interposant entre l’Assemblée peu belliqueuse en principes (car elle était en majorité composée de quakers) et le général anglais, il avait procuré des chariots, des vivres, avait contracté des marchés, et s’était constitué le fournisseur de l’armée sans autre motif que de sauver au pays des exactions militaires et de faire son devoir de sujet fidèle. Les désastres qui avaient suivi ne l’avaient pas étonné, et, en voyant le caractère présomptueux ou l’incapacité des chefs employés d’abord à l’expédition, il en avait prédit quelque chose. Après son arrivée en Angleterre, il fut consulté sur cette guerre du Canada et sur les moyens de la mieux conduire. Il ne vit point M. Pitt, ministre, qui était alors un personnage trop considérable et peu accessible, mais il communiqua avec ses secrétaires, et ne cessa d’insister auprès d’eux sur la nécessité et l’urgence d’enlever à la France le Canada, indiquant en même temps les voies et moyens pour y réussir. Il écrivit même une brochure à ce sujet. Prendre et garder le Canada, c’était pour lui la conclusion favorite, comme de détruire Carthage pour Caton ; il le demandait non seulement en qualité de colon, mais aussi d’Anglais de la vieille Angleterre, ardent à travailler à la future grandeur de l’empire. À cette époque, Franklin ne distinguait point entre ses deux patries ; il avait le sentiment des destinées croissantes et illimitées de la jeune Amérique ; il la voyait, du Saint-Laurent au Mississipi, peuplée de sujets anglais en moins d’un siècle ; mais, si le Canada restait à la France, ce développement de l’empire anglais en Amérique serait constamment tenu en échec, et les races indiennes trouveraient un puissant auxiliaire toujours prêt à les rallier en confédération et à les lancer sur les colonies.

À voir l’ardeur que mit Franklin à cette question qu’il considérait comme nationale, on comprend que quinze ans plus tard, lorsque la rupture éclata entre les colonies et la mère patrie, il ait eu un moment de vive douleur, et que, sans en être ébranlé dans sa détermination, il ait du moins versé quelques larmes ; car il avait, en son âge le plus viril, contribué lui-même à consolider cette grandeur ; et il put dire dans une dernière lettre à lord Howe (juillet 1776) :

Longtemps je me suis efforcé, avec un zèle sincère et infatigable, de préserver de tout accident d’éclat ce beau et noble vase de porcelaine, l’empire britannique ; car je savais qu’une fois brisé, les morceaux n’en pourraient garder même la part de force et la valeur qu’ils avaient quand ils ne formaient qu’un seul tout, et qu’une réunion parfaite en serait à peine à espérer désormais.

Ce dernier mot, à peine, qui semblait laisser une légère lueur d’espérance, était, à la date de 1776, une pure politesse.

Mais, en 1759, Franklin n’était qu’un Anglais de l’autre côté de l’Atlantique, à qui la mère patrie faisait honneur par un accueil distingué. Dans les intervalles de loisir que lui laissaient les incidents prolongés et les lenteurs de sa mission, il cultivait les sciences et les savants. Il visita l’Écosse dans l’été même de cette année 1759, et il s’y lia avec les hommes de premier mérite dont cette contrée était alors si pourvue, et qui y formaient un groupe intellectuel ayant un caractère particulier, l’historien Robertson, David Hume, Ferguson et plusieurs autres :

En somme, je dois dire, écrivait-il en revenant sur ce voyage d’Édimbourg, que ces six semaines que j’y ai passées sont, je le crois, celles du bonheur le mieux rempli et le plus dense que j’aie jamais eu dans aucun temps de ma vie ; et l’agréable et instructive société que j’y ai trouvée en telle abondance a laissé une si douce impression dans ma mémoire, que, si de forts liens ne me tiraient ailleurs, je crois que l’Écosse serait le pays que je choisirais pour y passer le reste de mes jours.

Cette sympathie et cette prédilection étaient réciproques, et, trois ans après, David Hume, remerciant Franklin de lui avoir envoyé, à sa demande, quelques instructions sur la manière de construire des paratonnerres, terminait sa lettre en disant :

Je suis très fâché que vous pensiez à quitter bientôt notre hémisphère. L’Amérique nous a envoyé beaucoup de bonnes choses, or, argent, sucre, tabac, indigo, etc. ; mais vous êtes le premier philosophe et véritablement le premier grand homme de lettres dont nous lui soyons redevables. C’est notre faute que nous ne vous ayons pas gardé, et cela prouve que nous ne sommes pas d’accord avec Salomon que la sagesse est au-dessus de l’or, car nous avons grand soin de ne renvoyer jamais une once de ce métal lorsqu’une fois nous y avons mis les doigts.

Sur quoi Franklin répondait spirituellement à Hume, et en style d’économiste :

Votre compliment d’or et de sagesse est très obligeant pour moi, mais un peu injuste pour votre pays. La valeur diverse de chaque chose dans chaque partie du monde est en proportion, vous le savez, de la quantité de la demande. On nous dit que, du temps de Salomon, l’or et l’argent étaient en si grande abondance qu’ils n’avaient pas plus de valeur dans son pays que les pierres dans la rue. Vous avez ici aujourd’hui précisément une pareille abondance de sagesse. Il ne faut donc pas blâmer vos compatriotes s’ils n’en désirent pas plus qu’ils n’en ont, et, si j’en ai quelque peu, il est juste certainement que je la porte là où, en raison de la rareté, elle trouvera probablement un débit meilleur.

On conçoit bien cette prédilection de Franklin pour le monde lettré d’Édimbourg ; il a en lui de cette philosophie à la fois pénétrante et circonspecte, subtile et pratique, de cette observation industrieuse et élevée ; comme auteur d’essais moraux, et aussi comme expérimentateur et physicien, comme expositeur si clair et si naturel de ses procédés et de ses résultats, il semble que l’Écosse soit bien sa patrie intellectuelle. Il a écrit quelque chose sur les vieilles mélodies écossaises, et sur l’impression délicieuse qu’elles font sur l’âme. Il a essayé, par une analyse très déliée, et comme l’eût fait plus tard un Dugald Stewart, d’expliquer pourquoi ces vieilles mélodies sont si agréables. Ses remarques, à ce sujet, portent le cachet, a-t-on dit, de cette « ingénieuse simplicité de pensée qui est le signe d’un esprit véritablement philosophique ». Pourtant, en fait de musique comme en tout, il est évident que Franklin n’aime que la partie simple ; il veut une musique toute conforme au sens des mots et du sentiment exprimé, et avec le moins de frais possible. Or, il y a un royaume des sons comme il y en a un de la couleur et de la lumière ; et ce royaume magnifique où s’élèvent et planent les Haendel et les Pergolèse, comme dans l’autre on voit nager et se jouer les Titien et les Rubens, Franklin n’est pas disposé à y entrer : lui, qui a inventé ou perfectionné l’harmonica, il en est resté par principes à la musique élémentaire. Il n’aime le luxe en rien ; et, en fait de beaux-arts, le luxe, c’est la richesse et le talent même. C’est ainsi encore que, dans la religion et dans le culte d’adoration publique que rendent les peuples à la Divinité, il y a, si j’ose dire, le royaume de la Prière et des Hymnes. Franklin, là aussi, a essayé d’appliquer sa méthode : prenant le livre des Prières communes à l’usage des protestants, il a voulu le rendre plus raisonnable selon lui, et de plus en plus moral ; et pour cela il en a retranché et corrigé plus d’une partie ; il a touché aux Psaumes, il a abrégé David. Lui qui, à certains égards, a paru si bien sentir et a même imité en quelques paraboles le style de l’Évangile, il ne sent bien ni Job ni David. Leurs obscurités le gênent ; leur parole, qui éclate en partie dans le nuage, l’offusque ; il veut que tout se comprenne, et il aplanit de son mieux le Sinaï. Et pourtant, du moment qu’on admet, comme il avait la sagesse de le faire, l’adoration publique et le culte, n’y a-t-il donc pas dans l’âme humaine des émotions, dans la destinée humaine des mystères et des profondeurs, qui appellent et justifient l’orage de la parole divine ? Quoi qu’il en soit, il n’en admirait pas le désordre sublime, et il faisait tout son possible pour empêcher les tonnerres de Moïse d’arriver jusqu’à nous, absolument comme pour l’autre tonnerre. Job, David, Bossuet, le vieil Haendel et Milton, dépassent Franklin ; ou plutôt, chef et introducteur zélé de la race rivale et positive, si vous le laissez faire, il va vouloir doucement les obliger à compter avec lui.

Ce serait ici le cas, si j’avais quelque compétence pour cela, de parler de lui comme physicien et de bien marquer sa place et, en quelque sorte, son niveau entre les grands noms. Un excellent critique anglais (Jeffrey) en a touché un mot dans le sens où il est permis à des littérateurs comme nous d’aborder ce sujet. Franklin n’est pas géomètre, il est purement physicien ; ses travaux en ce genre ont un caractère de simplicité, d’analyse fine et curieuse, d’expérience facile et décisive, de raisonnement clair et à la portée de tous, de démonstration lumineuse, graduelle et convaincante : il va aussi loin qu’on le peut avec l’instrument du langage vulgaire et sans l’emploi du calcul et des formules. La science chez lui est inventive, et il la rend familière : « Un singulier bonheur d’induction, a dit sir Humphry Davy, guide toutes ses recherches, et par de très petits moyens il établit de très grandes vérités. » Il ne se retient point dans ses conjectures et dans ses hypothèses, toutes les fois qu’il s’en présente de naturelles à son imagination, et il s’en est permis de fort hardies pour l’explication de certains grands phénomènes de la nature, mais sans y attacher d’autre importance que celle qu’on peut accorder à des conjectures et à des théories spéculatives. Le tour de son esprit pourtant le ramène toujours à la pratique et à l’usage qu’on peut tirer de la science pour la sûreté ou le confort de la vie. C’est ainsi que ses découvertes générales sur l’électricité aboutirent à l’invention du paratonnerre. Il n’a jamais fait, en aucun temps, la traversée de l’Atlantique sans se livrer à des expériences sur la température de l’eau marine ou sur la vitesse de marche des vaisseaux, expériences qui devaient servir après lui aux futurs navigateurs. Il aimait surtout et recherchait les applications usuelles, domestiques. En même temps qu’il garantissait les édifices du tonnerre, il inventait, pour l’intérieur des maisons, des cheminées commodes, économiques et sans fumée. Le savant, chez Franklin, se souvenait toujours de l’homme de main et d’industrie, et de l’ouvrier. On a défini l’homme en général de bien des manières, dont quelques-unes sont royales et magnifiques ; lui, il se bornait à le définir « un animal qui fait des outils ».

Il avait foi à la science expérimentale et à ses découvertes croissantes ; il regrettait souvent, vers la fin de sa vie, de n’être pas né un siècle plus tard, afin de jouir de tout ce qu’on aurait découvert alors :

Le progrès rapide que la vraie science fait de nos jours, écrivait-il à Priestley (8 février 1780), me donne quelquefois le regret d’être né sitôt. Il est impossible d’imaginer le degré auquel peut être porté dans mille ans le pouvoir de l’homme sur la matière. Nous apprendrons peut-être à dégager de grandes masses de leur pesanteur et à leur donner une légèreté absolue, pour en faciliter le transport. L’agriculture pourra diminuer son travail et doubler son produit. Toutes les maladies pourront, par des moyens sûrs, être prévenues ou guéries, sans excepter même celle de la vieillesse, et notre vie s’allongera à volonté, même au-delà de ce qu’elle était avant le Déluge.

Franklin, en parlant ainsi, sourit un peu, mais il est bien certain qu’il en croit au fond quelque chose. Il a, quand il se met à rêver, de ces horizons infinis et de ces éblouissements de perspective. C’est le genre d’illusion de bien des savants. Une partie du moins de ses prédictions quant au monde matériel est en train de se réaliser. En même temps, il a le bon sens de regretter que la science morale ne soit pas dans une voie de perfectionnement parallèle, et qu’elle fasse si peu de progrès parmi les hommes.

Après un séjour de cinq ans en Angleterre, ayant obtenu, sinon tous les points de ses demandes, du moins la reconnaissance du principe essentiel pour lequel il était venu plaider au nom de ses compatriotes, Franklin s’embarqua, à la fin d’août 1762, pour l’Amérique. Au moment de mettre le pied sur le vaisseau, il écrivait agréablement à lord Kames, l’un de ses amis d’Écosse :

Je ne puis quitter cette île heureuse et les amis que j’y laisse, sans un extrême regret, bien que ce soit pour aller dans un pays et chez un peuple que j’aime. Je vais partir du vieux monde pour le nouveau, et je me figure que je sens quelque chose de pareil à ce qu’on éprouve quand on est près de passer de ce monde à l’autre : chagrin au départ ; crainte du passage ; espérance de l’avenir.

Franklin est revenu souvent sur cette vue de la mort, et toujours d’une manière douce et presque riante. Il la considérait comme une navigation dont la traversée est obscure et dont le terme est certain, ou encore comme un sommeil d’une nuit, aussi naturel et aussi nécessaire à la constitution humaine que l’autre sommeil : « Nous nous en lèverons plus frais le matin. »

Arrivé en Amérique, salué de ses compatriotes et ressaisi par le courant des affaires publiques, Franklin porte souvent un regard de souvenir vers ces années si bien employées, et où l’amitié et la science avaient tant de part. Il fait tout d’abord, en arrivant dans son monde de Philadelphie, la différence des deux sociétés et des deux cultures ; il écrivait à l’aimable miss Mary Stevenson, sa gracieuse et sérieuse élève, et dans la famille de laquelle il était logé à Londres (mars 1763) :

De toutes les enviables choses que l’Angleterre possède, ce que je lui envie le plus, c’est sa société. Comment cette toute petite île, qui, si on la compare à l’Amérique, ne fait l’effet que d’une pierre posée en travers pour passer un ruisseau, n’ayant à peine au-dessus de l’eau que ce qu’il faut pour empêcher qu’on ne se mouille le soulier ; comment, dis-je, cette petite île fait-elle pour réunir à souhait, dans presque chaque voisinage, plus d’esprits sensés, ingénieux et élégants que nous n’en pouvons recueillir en franchissant des centaines de lieues dans nos vastes forêts ?

Et il finit pourtant par exprimer l’espoir que les arts, allant toujours vers l’Occident, franchiront un jour ou l’autre la grande mer, et qu’après avoir pourvu aux premières nécessités de la vie, on en viendra à songer à ce qui en est l’embellissement.

Franklin, élu membre de l’Assemblée de Pennsylvanie et directeur général des Postes, passe un peu plus de deux années à prendre la part la plus active aux affaires locales. Il est dans l’Assemblée le chef de l’opposition, c’est-à-dire qu’il continue d’y parler pour les intérêts de la population contre les privilèges des propriétaires, fils de Penn, représentés par le gouverneur. Il est nommé, vers la fin, président de l’Assemblée. En même temps, il s’occupe de son administration des Postes ; il forme une association militaire pour résister à de graves désordres qui s’étaient produits. Les habitants des frontières, souvent exposés aux attaques des Indiens et fanatisés par le désir de la vengeance, attaquèrent à l’improviste et exterminèrent des tribus d’Indiens alliés et inoffensifs. Ces sortes d’exécutions sommaires, quand l’idée en vient en Amérique (et elle vient quelquefois), ne rencontrent que peu de résistance, par l’absence de force armée. Franklin contribua alors de tout son pouvoir et de toute son énergie à suppléer à l’impuissance du gouverneur. Il sent bien que c’est là le côté faible de la démocratie et de la forme de gouvernement qui en découle ; il le redira à la fin de sa vie et quand l’Amérique se sera donné sa Constitution définitive (1789) : « Nous nous sommes mis en garde contre un mal auquel les vieux États sont très sujets, l’excès de pouvoir dans les gouvernants ; mais notre danger présent semble être le défaut d’obéissance dans les gouvernés. »

Enfin, au milieu des luttes politiques déjà très vives que Franklin a à soutenir dans la Chambre et dans les élections de Philadelphie, survient la nouvelle du fameux acte du Timbre (1764). En en dressant le plan, le ministère anglais faisait assez voir qu’il attribuait au Parlement britannique le droit de taxer à volonté les colonies et de leur signifier un impôt non consenti par elles. En cette circonstance, Franklin fut de nouveau choisi par ses compatriotes pour être leur agent et leur organe auprès de la cour de Londres et du ministère. Il sort de Philadelphie, entouré d’une cavalcade d’honneur de trois cents concitoyens qui l’accompagnent jusqu’au port ; et, laissant derrière lui beaucoup d’amis dévoués et aussi bon nombre d’ennemis politiques, il s’embarque encore une fois pour l’Angleterre (novembre 1764). Il ne prévoyait pas qu’il allait y rester dix ans, ce qui, avec le précédent séjour, ne fait pas moins de quinze années de résidence.

Ici la scène s’agrandit, et la question prend une portée plus haute. Dans la précédente mission de Franklin, il ne s’agissait en quelque sorte que d’un procès de famille à suivre entre la colonie et les fils du colonisateur. Dans cette nouvelle mission, où l’envoyé de la Pennsylvanie devient bientôt l’agent général et le chargé d’affaires des autres principales colonies, il commence à exprimer les vœux et les plaintes d’une nation très humble d’abord et très filiale, mais qui sent déjà sa force et qui est décidée à ne point aliéner ses franchises. L’Amérique, à cette date, est comme un adolescent robuste, qui est lent à se dire et même à comprendre qu’il veut être décidément indépendant ; l’instinct, longtemps contenu, le lui dit tout bas, et le jour vient où, en se levant un matin, il se sent tout d’un coup un homme. Pendant les dix années de résidence de Franklin, la question passa par bien des phases, par bien des variations successives avant l’explosion finale ; mais on peut dire pourtant qu’elle ne recula jamais. Il n’y eut aucun moment où l’Angleterre fut disposée sincèrement à fléchir, ni l’Amérique à céder. Le mérite de Franklin dans cette longue et à jamais mémorable affaire, fut de ne jamais devancer l’esprit de ses compatriotes, mais, à cette distance, de le deviner et de le servir toujours dans la juste mesure où il convenait. Sa perspicacité, d’assez bonne heure, dut l’éclairer sur l’avenir inévitable ; mais il n’en continua pas moins jusqu’au bout, et avec une patience inébranlable, de tenir pied et de tirer parti des moindres circonstances qui pouvaient procurer l’accord et donner jour à l’arrangement. En ce qui le concerne particulièrement, trois faits principaux se détachent et le montrent publiquement en scène avec son caractère de force, de prudence et de haute fermeté.

La première de ces circonstances est son interrogatoire devant la Chambre des communes en février 1766. Le nouveau ministère du marquis de Rockingham semblait s’adoucir pour l’Amérique et se décider à lui donner quelque satisfaction en retirant l’acte du Timbre : Franklin fut mandé devant la Chambre pour répondre à toutes les questions qui lui seraient faites, tant sur ce point particulier que sur la question américaine en général, soit de la part des ministres anciens et nouveaux, soit de la part de tout autre membre du Parlement. Son attitude, son sang-froid, la promptitude et la propriété de ses réponses, sa profonde connaissance de la matière et des conséquences politiques qu’elle recelait, son intrépidité à maintenir les droits de ses compatriotes, ses expressions pleines de trait et de caractère, tout contribue à faire de cet interrogatoire un des actes historiques les plus significatifs et l’un de ces grands pronostics vérifiés par l’événement :

Si l’acte du Timbre était révoqué, lui demanda-t-on en finissant, cela engagerait-il les assemblées d’Amérique à reconnaître le droit du Parlement à les taxer, et annuleraient-elles leurs résolutions ? — Non, répondit-il, jamais ! — N’y a-t-il aucun moyen de les obliger à annuler leurs résolutions ? — Aucun que je connaisse. Elles ne le feront jamais, à moins d’y être contraintes par la force des armes. — Y a-t-il un pouvoir sur terre qui puisse les forcer à les annuler ? — Aucun pouvoir, si grand qu’il soit, ne peut forcer les hommes à changer leurs opinions.

— Et sur la détermination qu’on avait prise dans les colonies de ne plus recevoir, jusqu’à révocation des taxes, aucun objet de fabrique anglaise : « À quoi les Américains étaient-ils accoutumés jusqu’ici à mettre leur amour-propre ? » demanda-t-on encore à Franklin ; et il répondit : « À se servir des modes et des objets de manufacture anglaise. » — « Et à quoi mettent-ils maintenant cet amour-propre ? » — « À porter et à user jusqu’au bout leurs vieux habits, jusqu’à ce qu’ils sachent eux-mêmes s’en faire de neufs. »

Franklin parlant ainsi devant le Parlement de la vieille Angleterre, était un peu comme le Paysan du Danube, un paysan très fin, à la fois et très digne d’être docteur en droit dans l’université d’Écosse, libre pourtant et à la parole fière comme un Pennsylvanien.

La seconde circonstance célèbre où il fut en scène eut un caractère tout différent. Franklin, que j’ai rapproché, pour la forme d’esprit littéraire et scientifique, de ses amis de l’école d’Édimbourg, avait un coin par lequel il en différait notablement : il était passionné et convaincu à ce point que le froid et sceptique David Hume lui trouvait un coin d’esprit de faction, touchant de près au fanatisme. Cela veut dire que Franklin avait une religion politique qu’il servait ardemment. Pour l’intérêt de sa cause, et par un procédé qui tenait plus du citoyen que du gentilhomme, il crut, un jour, devoir envoyer à ses amis de Boston des lettres confidentielles qu’on lui avait remises avec assez de mystère, et qui prouvaient que les mesures violentes adoptées par l’Angleterre étaient conseillées par quelques hommes même de l’Amérique, notamment par le gouverneur de l’État de Massachusetts Hutchinson, et par le lieutenant gouverneur Olivier. L’effet de ces lettres circulant dans le pays, puis produites dans l’Assemblée à Boston, et reconnues pour être de la main du gouverneur et de son lieutenant, fut prodigieux, et amena une pétition au roi qui fut transmise à Franklin, et pour la défense de laquelle il fut assigné à jour fixe devant le Conseil privé, le 29 janvier 1774. C’était là que l’attendaient ses ennemis (car à cette date Franklin en avait beaucoup, et les passions des deux parts étaient à leur comble). Une foule de conseillers privés, qui ne venaient jamais, y furent conviés comme à une fête ; il n’y en avait pas moins de trente-cinq, sans compter une foule immense d’auditeurs. Après un discours que fit d’abord l’avocat de Franklin à l’appui de la pétition, discours qui s’entendit à peine parce que cet avocat était très enroué ce jour-là, l’avocat général Wedderburn (depuis lord Loughborough) prit la parole, et, déplaçant la question, se tourna contre Franklin qui n’était nullement en cause ; il l’insulta pendant près d’une heure sur le fait des lettres produites, le présentant comme l’incendiaire qui attisait le feu entre les deux pays. Il y mêla des sarcasmes et des railleries qui tirent plus d’une fois rire à gorge déployée tous les membres du Conseil. Franklin, immobile, essuya toute cette bordée sans montrer la moindre émotion, et se retira en silence. Le lendemain, il fut destitué de sa place de maître général des Postes en Pennsylvanie, pour laquelle on lui avait, à plus d’une reprise, insinué de donner sa démission : mais il avait pour principe de ne jamais demander, refuser, ni résigner aucune place. En pareil cas, il aimait à laisser à ses adversaires la responsabilité de l’acte par lequel on le frappait.

Cette scène devant le Conseil privé laissa une impression profonde dans l’âme de Franklin. Il s’est plu à remarquer qu’un an, jour pour jour, après cette avanie, le dimanche 29 janvier 1775, il reçut chez lui à Londres la visite de lord Chatham qui avait fait une motion à la Chambre des lords sur les affaires d’Amérique :

La visite d’un si grand homme et pour un objet si important, dit-il, ne flatta pas peu ma vanité, et cet honneur me fit d’autant plus de plaisir que cette circonstance arriva, jour pour jour, un an après que le ministère s’était donné tant de peine pour me faire affront devant le Conseil privé.

Le jour de cette affaire devant le Conseil, Franklin était vêtu d’un habit complet de velours de Manchester. On raconte que, présenté à la cour de France quatre années plus tard, et dans l’une des premières circonstances solennelles de sa négociation heureuse et honorée, il mit à dessein ce même habit de cérémonie, afin de le venger et de le laver en quelque sorte de l’insulte de M. Wedderburn. On a discuté sur l’exactitude de ce dernier fait, qui est devenu une sorte de légende ; j’incline à le croire exact, et à supposer que cet habit est le même que Mme Du Deffand a mentionné, quand elle écrivait en mars 1778 : « M. Franklin a été présenté au roi : il était accompagné d’une vingtaine d’insurgents, dont trois ou quatre avaient l’uniforme. Le Franklin avait un habit de velours mordoré, des bas blancs, ses cheveux étalés, ses lunettes sur le nez, et un chapeau blanc sous le bras. » Ce fut après l’un des premiers actes décisifs de son entrevue avec les ministres français, ou de sa présentation à la Cour, que Franklin put dire : « Cet habit m’est désormais précieux ; car je le portais quand j’ai été grossièrement insulté par Wedderburn, et, sous ce même habit, j’ai pris ma revanche complète25. »

La troisième circonstance où j’ai dit que Franklin revient en scène avec éclat pendant sa mission à Londres, ce fut le jour même où lord Chatham développa et soutint sa motion à la Chambre des lords, le 1er février 1775. Il assistait à la discussion comme spectateur ; une nouvelle insulte imprévue fut dirigée contre lui par l’un des orateurs, lord Sandwich, qui nia que la proposition pût venir en réalité d’un pair d’Angleterre :

Se tournant vers moi, qui étais appuyé sur la barre, nous dit Franklin, il ajouta qu’il croyait avoir devant les yeux la personne qui l’avait rédigée, l’un des ennemis les plus cruels et les plus malfaisants qu’avait jamais eus ce pays ! Cette sortie fixa sur moi les regards d’un grand nombre de lords ; mais, comme je n’avais aucune raison de la prendre pour mon compte, je gardai ma physionomie aussi immobile que si mon visage eût été de bois.

Quand ce fut au tour de lord Chatham de répliquer, il s’exprima sur Franklin en des termes que j’ai indiqués déjà, et si magnifiques, que celui-ci eut peine, il l’avoue, à conserver ce même air indifférent et ce visage de bois qu’il avait opposé tout à l’heure à l’injure.

Franklin, après ce séjour de dix années à Londres, et quand la rupture irréparable se consomme, retourne en Amérique (mars 1775). Désormais, le beau vase de porcelaine, comme il rappelait, est brisé ; il en fait son deuil. L’homme de la vieille Angleterre en lui n’existe plus. Les hostilités s’allument, le sang a coulé ; il perd sa dernière étincelle d’affection pour l’antique patrie de ses pères : on ne voit plus dans tous ses actes et toutes ses pensées que l’homme et le citoyen du continent nouveau, de cet empire jeune, émancipé, immense, dont il est l’un des premiers à signer l’acte d’indépendance et à présager les grandeurs, sans plus vouloir regarder en arrière, ni reculer jamais. La position des États-Unis est critique, mais l’énergique bon sens de Franklin lui dit que l’heure est venue pour la prudence elle-même d’être téméraire. Franklin, à cette date, est âgé déjà d’environ soixante-dix ans. Après plus d’une année passée dans les travaux les plus actifs et les missions les plus fatigantes, après avoir été envoyé, au sortir à peine de l’hiver, pour tenter d’insurger le Canada, il est choisi pour aller traiter auprès de la cour de France et pour s’efforcer de la rallier à la cause américaine. Il part en octobre 1776 sur un sloop de guerre, n’oublie pas durant la traversée de faire, selon son usage, des observations physiques sur la température marine, et arrive sur la côte de Bretagne, dans la baie de Quiberon, d’où il se rend par terre à Nantes, puis à Paris (fin de décembre). C’est ici que pour nous le patriarche de Passy commence ; mais nous ne l’aurions que trop peu compris si nous ne l’avions vu jeune homme et homme mûr dans l’ensemble de sa carrière et dans quelques-uns de ses traits principaux.