(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »
/ 3414
(1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »

Chapitre neuvième

Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite).

Les successeurs d’Hugo

I. Sully-Prudhomme. — II. Leconte de Liste. — III. Coppée. IV. Mme Ackermann. — V. Une parodie de la poésie philosophique : les Blasphèmes.

I

On connaît le passage du Phédon où Socrate raconte qu’Apollon lui ayant prescrit de se livrer à la poésie, il pense que, pour être vraiment poète, il fallait « faire des mythes, non pas seulement des discours, ποιείν μύθουϛ άλλ’ ού λόγουϛ. » Le vrai poète est en effet, comme on l’a dit avec raison, un créateur de mythes, c’est-à-dire qu’il représente à l’imagination des actions et des faits sous une forme sensible, et qu’il traduit ainsi en actions et en images même les idées. Le mythe est le germe commun de la religion, de la poésie et du langage : si tout mot est au fond une image, toute phrase est au fond un mythe complet, c’est-à-dire l’histoire fictive des mots mis en action. La langue, à son tour, est le germe de la société entre les esprits. Mais il y a des mots qui ne sont plus aujourd’hui que des fragments d’images et de sentiments, des débris morts, de la poussière de mythe, presque des signes algébriques ; il y a, au contraire, des mots qui sont des images complètes ; il y a des phrases et des vers qui offrent l’harmonie et la coordination d’une scène vivante s’accomplissant sous nos yeux. Le poète se reconnaît à ce qu’il rend aux mots la vie et la couleur, à ce qu’il les associe de manière à en faire le développement d’un mythe ; le poète est, selon le mot de Platon, μνθλογιχόϛ ; c’est donc à bon droit qu’on a placé au premier rang, parmi les dons du grand poète, la puissance mythologique 236. La pensée poétique doit s’incarner dans le mot-image, qui est son verbe.

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant ;
La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant.

Le mot, le terme, type venu on ne sait d’où, a la force de l’invisible, l’aspect de l’inconnu :

De quelque mot profond tout homme est le disciple ;

Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux, les mots sont les « passants mystérieux de l’âme ».

Chacun d’eux du cerveau garde une région ;
Pourquoi ? c’est que le mot s’appelle Légion ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nemrod dit : « Guerre ! » alors, du Gange à l’Ilissus,
Le fer luit, le sang coule. « Aimez-vous ! » dit Jésus.
Et ce mot à jamais brille…
Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’homme rajeuni,
Comme le flamboiement d’amour de l’infini !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Car le mot, c’est le verbe, et le verbe, c’est Dieu237.

Mais le vrai verbe n’est pas une forme adaptée à la pensée, il est la pensée même se communiquant à autrui par un prolongement sympathique. Le meilleur de nos poètes philosophes, Sully-Prudhomme nous dit : « Le vers est la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous les sentiments, presque toutes les idées. » A une condition, toutefois, c’est que le vers ne soit jamais un vêtement ajouté après coup à des idées conçues d’abord d’une manière abstraite. Sully-Prudhomme va nous donner lui-même des exemples de la plus belle et aussi de la médiocre poésie philosophique, de celle qui est spontanée et de celle qui est un travail de mise en vers.

Pour Victor Hugo, ce génie lyrique par essence, à l’inspiration large toujours, sinon toujours mesurée, les choses prenaient vie et âme : il croyait les entendre tour à tour, ou mieux encore toutes ensemble, et il a fait de son œuvre un chœur immense, puissant parfois jusqu’à assourdir, duquel se dégage, comme une voix d’airain retentissante et prophétique, la voix même de la nature, telle qu’elle a résonné au cœur du poète. Avec Sully-Prudhomme ce n’est plus le lyrique ébloui, tentant d’embrasser tout le dehors en son regard agrandi ; ce sont les yeux mi-clos de la réflexion sur soi, la vision intérieure, mais qui cependant s’élargit peu à peu, « jusqu’aux étoiles » :

Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil :
Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles :
Un trait d’or, frémissant joint mon cœur au soleil
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles238.

Sully-Prudhomme nous donne, sans s’en douter, la définition de sa nature propre de poète dans deux de ses plus jolis vers :

On a dans l’âme une tendresse
Où tremblent toutes les douleurs239.

Larmes et perles tout ensemble, elles sont bien en effet jaillies du cœur, ses meilleures inspirations, celles qui se sont traduites en des pièces telles que les Yeux.

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore ;
Ils dorment au fond des tombeaux ;
Et le soleil se lève encore.

Les nuits, plus douces que les jours,
Ont enchanté des yeux sans nombre ;
Les étoiles brillent toujours
Et les yeux se sont remplis d’ombre.

Oh ! qu’ils aient perdu le regard,
Non, non, cela n’est pas possible !
Ils se sont tournés quelque part
Vers ce qu’on nomme l’invisible ;

Et comme les astres penchants
Nous quittent, mais au ciel demeurent,
Ces prunelles ont leurs couchants.
Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore.

La caractéristique de Sully-Prudhomme, c’est cette élévation constante des sentiments. Il y joint une conscience scrupuleuse jusqu’à en être timorée, si bien qu’elle a fini par faire de la pensée du poète une timide ; — une timide vraiment, car elle n’ose parfois se porter en avant plutôt qu’en arrière ; pour chercher le bonheur, pour chercher l’idéal, elle s’arrête hésitante entre le passé lointain — incompris peut-être — et l’avenir indéterminé ; elle s’oublie volontiers dans l’un et se perd dans l’autre à la recherche de « l’étoile suprême »,

De celle qu’on n’aperçoit pas,
Mais dont la lumière voyage
Et doit venir jusqu’ici-bas
Enchanter les yeux d’un autre âge.

Quand luira cette étoile, un jour,
La plus belle et la plus lointaine,
Dites-lui qu’elle eut mon amour,
Ô derniers de la race humaine.

En attendant, le poète rêve dans le présent, et rêve d’un monde meilleur. Meilleur, non point en tant que gros de promesses et de bouleversements qui réaliseraient ce qu’on ne voit pas en ce monde-ci ; non ; meilleur, pour Sully-Prudhomme, signifie moins changer que demeurer : il rêve l’immobilité pour ce qui fuit, la cristallisation de ce qui passe, l’éternité enfin pour tout ce qui l’a enchanté icibas dans les êtres et dans les choses, pour tout ce qu’il a trouvé de bon et de grand au cœur de l’homme.

S’asseoir tous deux au bord du flot qui passe,
               Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
               Le voir glisser ;
A l’horizon, s’il fume un toit de chaume.
               Le voir fumer ;
Aux alentours, si quelque fleur embaume,
               S’en embaumer ;
Si quelque fruit, où les abeilles goûtent,
               Tente, y goûter ;
Si quelque oiseau, dans les bois qui l’écoutent.
               Chante, écouter…
Entendre au pied du saule où l’eau murmure
               L’eau murmurer ;
Ne pas sentir, tant que ce rêve dure,
               Le temps durer ;
Mais n’apportant de passion profonde
               Qu’à s’adorer,
Sans nul souci des querelles du monde,
               Les ignorer ;
Et seuls, heureux devant tout ce qui lasse,
               Sans se lasser,
Sentir l’amour, devant tout ce qui passe,
               Ne point passer240 !

Quant à lui, dès cette vie, il veut réaliser son rêve : il fera du passé un éternel présent par la force du souvenir, et il se déclare prêt à dire à la bien-aimée dont les cheveux auraient blanchi, dont les yeux se seraient ternis sous les années :

Je vous chéris toujours. . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je viens vous rapporter votre jeunesse blonde.
Tout l’or de vos cheveux est resté dans mon cœur.
Et voici vos quinze ans dans la trace profonde
De mon premier amour patient, et vainqueur !

Comme tout ce qui vient de l’âme, la poésie des Stances et des Vaines tendresses est un peu triste, très douce, toute de nuances, et pour ainsi dire voilée à la façon d’un paysage les jours de brume : — brume légère, il est vrai, où l’on voit filtrer partout la lumière des grands cieux clairs. Nulle part le rayon éblouissant, qui parfois même blesse l’œil, droit et dur comme une flèche, ne la déchire, cette brume de la pensée flottante. Le rêve du « songeur » et du « voyant » peut avoir forme et force, mais la simple rêverie n’est pas l’aile des grands essors. Sully-Prudhomme est incomparable dans les pièces courtes, exquises par contre, et, si l’expression d’une pensée fait leur mesure, la pensée n’y est pas d’une délicatesse moins rare que la forme qui l’enchâsse ; parfois même sa subtilité devient telle qu’elle en arrive à n’être sensible qu’à la façon d’un souffle, et visible seulement comme le « fard léger » de l’« aile fraîche des papillons blancs » auquel le poète se plaît à comparer ses vers. Mais la subtilité peut être dissolvante ; raffiner à l’excès, c’est souvent délier le faisceau des sarments de la fable, c’est détruire dans leur germe les grands enthousiasmes, qui donnent seuls l’audace et l’élan des longs poèmes.

Et cependant, ces longs poèmes, Sully-Prudhomme aura l’honneur de les avoir tentés. La Justice, le Bonheur, les deux plus hautes aspirations de l’âme humaine, et dont la Nature semble s’inquiéter le moins, voilà ce qu’il a chanté, — et parfois un peu trop étudié en vers. Le souci que le poète philosophe montre toujours de rendre sa pensée avec une absolue exactitude, laquelle précisément communique à tant de ses pièces l’émotion et la beauté du vrai, se retourne, hélas ! contre lui-même aux heures d’inspiration douteuse, quand il s’évertue à mettre en vers, en sonnets parfois (et avec une rigueur qui ne peut se comparer qu’à la sincérité dont elle émane) des dissertations scientifiques et des définitions techniques. Rien n’égale l’ingéniosité, l’habileté, la conscience déployées dans ce travail, où mots et idées finissent par se caser comme en une mosaïque très compliquée. C’est avec la plus parfaite ingénuité que le poète tente de faire rentrer dans son art, outre l’esprit, la lettre aussi de toute chose, oubliant qu’il n’est pas plus naturel de tout dire en vers que de tout chanter. La note musicale n’est que le prolongement des vibrations de la voix émue et ne trouve sa raison que dans l’émotion même. Le vers ne peut donner sa forme et son rythme à la pensée que lorsque celle-ci vibre et chante. Le propre de la pensée vraiment poétique, c’est, en quelque sorte, de déborder le vers, dont la mesure ne semble lui avoir été imposée que pour limiter en elle ce qui seul peut l’être, la forme, non le fond. Quant à la définition scientifique, qui, elle, peut tenir tout entière dans les douze syllabes d’un alexandrin, elle est un véritable non-sens en poésie : à quoi bon donner une règle à ce qui est la règle même ?

Les grandes idées et les beaux vers abondent ; et cependant, même dans les pages les plus vantées, on sent trop le travail patient. Que l’on compare à Ibo les vers qui suivent et qui ont été cités souvent parmi les plus remarquables, on comprendra que la « méditation poétique », malgré ses hautes qualités, demeure toujours inférieure à l’inspiration prophétique.

La nature nous dit : « Je suis la raison même,
Et je ferme l’oreille aux souhaits insensés ;
L’Univers, sachez-le, qu’on l’exècre ou qu’on l’aime,
Cache un accord profond des Destins balancés. 

 » Il poursuit une fin que son passé renferme,
Qui recule toujours sans lui jamais faillir ;
N’ayant pas d’origine et n’ayant pas de terme,
Il n’a pas été jeune et ne peut plus vieillir. 

 » Il s’accomplit tout seul, artiste, œuvre et modèle ;
Ni petit, ni mauvais, il n’est ni grand, ni bon.
Car sa taille n’a pas de mesure hors d’elle,
Et sa nécessité ne comporte aucun don… 

 » Je n’accepte de toi ni vœux ni sacrifices,
Homme, n’insulte pas mes lois d’une oraison.
N’attends de mes décrets ni faveurs, ni caprices.
Place ta confiance en ma seule raison ! »…

Oui, nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu ;
J’y crois, et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu…

Ignorant tes motifs, nous jugeons par les notres :
Qui nous épargne est juste, et nous nuit, criminel.
Pour toi qui fais servir chaque être à tous les autres,
Rien n’est bon, ni mauvais, tout est rationnel…

Ne mesurant jamais sur ma fortune infime
Ni le bien, ni le mal, dans mon étroit sentier
J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier.

Nous préférons, dans le Bonheur, ce tableau enthousiaste de la philosophie grecque, où semble passer le grand souffle des Heraclite, des Empédocle, des Parménide :

Par-dessus tout la Grèce aimait la vérité !
Milet, Samos, Elée, habitantes des plages,
Vos poètes sont purs comme l’onde, et vos sages
Comme elle sont profonds, et leur témérité
Ouvrit sur l’inconnu de lumineux passages.
Dans la grande nature ils entraient éblouis,
Avec ferveur, sans choix, sans art ; leur premier songé
Errait émerveillé, comme la main qui plonge
Dans les trésors confus par l’avare enfouis !
Qu’est-ce que l’univers ? Il vit : quelle en est l’âme ?
Quel en est l’élément ? L’eau, le souffle, ou la flamme ?
Thalès y perd ses jours, Heraclite en pâlit,
Démocrite en riant a broyé la matière ;
Il livre à deux amours cette immense poussière,
Et le repos y naît d’un éternel conflit.
Phérécyde a crié : « Je ne suis pas une ombre, 
 » Je sens de l’être en moi pour une éternité. »
Et Pythagore, instruit dans les secrets du nombre,
Recompose le monde en triplant l’unité,
Le zodiaque énorme à ses oreilles gronde…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ces chercheurs étaient grands : ils se jetaient sans crainte
Au travers de la nuit sans guide ni sentier ;
Ignorant la prière, ils usaient de contrainte,
Et, pressant l’inconnu d’une superbe étreinte,
Pour penser dignement l’embrassaient tout entier.
Ils vouaient leur génie à cette œuvre illusoire ;
Se fiant à lui seul, ils ne pouvaient pas croire
Qu’ayant l’intelligence ils dussent regarder.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ô grand Zenon, patron de ces héros sans nombre
Accoudés sur la mort comme on s’assied à l’ombre
Et n’offrant qu’au devoir leur pudique amitié,
Tu fus le maître aussi du divin Marc-Aurèle,
Celui dont la douceur triste et surnaturelle
Etait faite à la fois de force et de pitié !

Il eût fallu continuer de la même manière, faire passer sous nos yeux les systèmes vivants, comme des idées devenues des âmes. Par malheur, au lieu de ce lyrisme philosophique, nous trouvons bientôt un résumé abstrait de toute l’histoire de la philosophie, en vers mnémotechniques.

Anselme, ta foi tremble et la raison l’assiste :
Toute perfection dans ton Dieu se conçoit :
L’existence en est une, il faut donc qu’il existe ;
Le concevoir parfait, c’est exiger qu’il soit
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les types éternels des formes éphémères,
Qu’avait dans l’absolu vus resplendir Platon,
Sont-ils réels ? Un genre, est-ce un être, est-ce un nom ?
Les genres ne sont-ils que d’antiques chimères ?
Ou le monde sans eux n’est-il qu’un vain chaos ?
Ces débats ont de longs et sonores échos !

La poésie philosophique et scientifique, pour avoir l’influence morale et sociale qui lui appartient de droit, et qu’un Victor Hugo eût pu lui donner, doit être aussi vivante, aussi voyante et sentante que la poésie religieuse. Même dans le Zénith, à côté de choses admirables il y a encore trop de choses mises en vers, quoique en très beaux vers :

Nous savons que le mur de la prison recule ;
Que le pied peut franchir les colonnes d’Hercule,
Mais qu’en les franchissant il y revient bientôt ;
Que la mer s’arrondit sous la course des voiles ;
Qu’en trouant les enfers on revoit les étoiles ;
Qu’en l’univers tout tombe, et qu’ainsi rien n’est haut.
Nous savons que la terre est sans piliers ni dôme,
Que l’infini l’égale au plus chétif atome ;
Que l’espace est un vide ouvert de tous côtés,
Abime où l’on surgit sans voir par où l’on entre,
Dont nous fuit la limite et dont nous suit le centre,
Habitacle de tout, sans laideurs ni beautés.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ils montent, épiant l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais la terre suffit à soutenir la base
D’un triangle où l’algèbre a dépassé l’extase

Voici maintenant la vraie inspiration poétique et philosophique tout ensemble :

Car de sa vie à tous léguer l’œuvre et l’exemple,
C’est la revivre en eux plus profonde et plus ample,
C’est durer dans l’espèce en tout temps, en tout lieu
C’est finir d’exister dans l’air où l’heure sonne,
Sous le fantôme étroit qui borne la personne,
Mais pour commencer d’être à la façon d’un dieu !

L’éternité du sage est dans les lois qu’il trouve.
Le délice éternel que le poète éprouve.
C’est un soir de durée au cœur des amoureux !…

Ces vers rappellent les vers-formules qui abondent dans Hugo, et où la formule même fait image. On en peut dire autant des suivants :

Emu, je ne sais rien de la cause émouvante.
C’est moi-même ébloui que j’ai nommé le ciel,
Et je ne sens pas bien ce que j’ai de réel.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourments multiplié les causes.

Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu’il est dans les prunelles.

Dans les Danaides, rien de plus poétique et de plus philosophique tout ensemble que le tableau de la jeune Espérance : « Mes sœurs, si nous recommencions. » Aux poètes ou aux philosophes qui croient que tout est épuisé en fait de sentiments et d’idées inspiratives, on peut dire avec Sully-Prudhomme :

Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme,
Ô vous qui prétendez en dénombrer les flots…
Qui de vous a tâté tous les coins de l’abîme
Pour dire : « C’en est fait, l’homme nous est connu ;
Nous savons sa douleur et sa pensée intime,
Et pour nous, les blasés, tout son être est à nu ? »
Ah ! ne vous flattez pas, il pourrait vous surprendre…

C’est cette surprise, surprise heureuse et douce, qu’on éprouve en lisant les poètes qui ont à la fois pensé et senti.

Tous les corps offrent des contours.
Mais d’où vient la forme qui touche ?
Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligue de la bouche ?…

« La forme qui touche », voilà ce que le vrai poète, le poète créateur, doit trouver lui aussi et ce qu’a trouvé bien des fois Sully-Prudhomme ; si « la petite ligne de la bouche fait les grands amours », c’est qu’elle est l’expression spontanée de l’âme, sans étude et sans effort ; telle est aussi la poésie où la pensée même ne fait que se prolonger et se rendre visible dans les lignes et les formes des vers : elle seule fait les grands amours.

II

On ne retrouve guère le sentiment et l’émotion de Sully-Prudhomme chez Leconte de Lisle. Ce dernier se rattache, par trop de côtés, à cette pléiade de poètes qui, à l’école des Théophile Gautier, visent à être impeccables et se font gloire d’être insensibles, tout occupés qu’ils sont à polir froidement et à parfaire des vers de forme achevée. La poésie purement formelle ressemble à ces stalactites des grottes qui pendent comme des lianes de pierre, guirlandes délicates et fines, mais inanimées ; on y cherche vainement la fluidité de la vie : elle n’est que dans les gouttes d’eau qui tombent et pleurent, non dans ces fleurs pétrifiées et impassibles. On se plaît quelques instants au demi-jour de la grotte ; on y admire le caprice des formes et le jeu des rayons, mais bientôt on se sent glacé, on aspire à l’air libre et chaud des champs que féconde le soleil : les vraies fleurs sont celles qui vivent, s’épanouissent et aiment.

Leconte de Lisle, comme Hugo, est un « mythologue » ; mais, au lieu de créer des mythes, il se contente trop souvent de mettre en vers toutes les mythologies, tantôt celle de la Grèce, tantôt celles de l’Orient et de l’Inde brahmanique, tantôt celle du Nord finnois et scandinave, ou du moyen âge catholique et musulman. Il y avait dans cette nouvelle Légende des siècles une conception d’un véritable intérêt philosophique et même social, puisqu’il s’agissait de faire revivre, — dans leurs pensées intimes sur le monde et sur les dieux, — les types les plus variés des sociétés humaines. Mais, à force de « panthéisme » et d’« objectivité », le poète a fini par perdre ce don de l’émotion sympathique qui fait le fond même de la poésie. Dans cette voie, on aboutit à ce qu’on pourrait appeler la littérature glaciale. La sympathie de Leconte de Lisle n’est que celle de l’intelligence, qui baigne tout de sa même lumière immobile et sereine. Aux Grecs il a emprunté la conception d’une sorte de monde des formes et des idées qui est le monde même de l’art ; bannissant la passion et l’émotion humaines, on dirait qu’il voit toutes choses, comme Spinoza, sous l’aspect de l’éternité. Il a voulu transporter l’art statuaire dans la poésie. La sienne en a la pureté de lignes et l’immobile majesté ; ses strophes semblent se détacher sur un fond que rien n’émeut ; ainsi la lumière fait ressortir la blancheur dure et lisse du marbre. Ce culte des formes, par lequel il se rattache à la Grèce, n’exclut pas une sorte de dédain profond et final pour un monde qui, par cela même qu’il n’a d’intéressant que ces formes où se mire l’intelligence, n’est en somme qu’un monde d’apparences et d’illusions. La pensée grecque vient se rattacher à la pensée hindoue. L’art est une sorte de nirvana anticipé : avec un complet détachement de tout désir comme de tout regret, le poète, qui est aussi un sage, contemple le inonde des lois et des types, enveloppant de leur immutabilité l’agitation des phénomènes, et il goûte par avance le repos du néant divin, qui nous « embaumera d’oubli241 ».

Et ce sera la Nuit aveugle, la grande Ombre,
Informe dans son vide et sa stérilité,
L’abîme pacifique où gît la vanité
De ce qui fut le temps et l’espace et le nombre.

Quand les trois Nornes, assises sur les racines du frêne Yggrasill, symbole du monde, élèvent leurs voix tour à tour, la première chante le passé, car elle est la vieille Urda, « l’éternel souvenir », la seconde chante le présent solennel, le jour heureux et fécond où le juste est né :

Ce fruit sacré, désir des siècles, vient d’éclore.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout est dit, tout est bien. Les siècles fatidiques
Ont tenu jusqu’au bout leurs promesses antiques.

Mais la troisième Norne, dont le regard perce l’avenir, répond :

Hélas ! rien d’éternel ne fleurit sous les cieux,
Il n’est rien d’immuable où palpite la vie.
La douleur fut domptée et non pas assouvie.

Le juste est né, le juste mourra. L’homme, dont le cœur seul, dans l’univers, a conçu la justice, disparaîtra, et la terre disparaîtra à son tour, et le ciel entier, avec ses étoiles, s’abîmera dans l’éternelle nuit.

Voilà ce que j’ai vu par-delà les années,
Moi, Skulda, dont la main grave les destinées,
Et ma parole est vraie ! Et maintenant, ô jours,
Allez, accomplissez votre rapide cours !
Dans la joie ou les pleurs, montez, rumeurs suprêmes,
Rires des dieux heureux, chansons, soupirs, blasphèmes !
Ô souffles de la vie immense, ô bruits sacrés,
Hâtez-vous : l’heure est proche où vous vous éteindrez !

Louis Ménard, poète distingué lui-même, pour disculper son ami du reproche de froideur, cite la pièce des Spectres comme exemple « d’émotion profonde et contenue ». Ces spectres, ce sont ceux de trois femmes aimées, qui sont trois remords. Le poète en fait une description un peu trop romantique peut-être, comme aux beaux temps d’Hugo et de Nodier.

Trois spectres familiers hantent mes heures sombres.
Sans relâche, à jamais, perpétuellement,
Du rêve de ma vie ils traversent les ombres.

Je les regarde avec angoisse et tremblement.
Ils se suivent, muets, comme il convient aux âmes,
Et mon cœur se contracte et saigne en les nommant.

Ces magnétiques yeux, plus aigus que des lames,
Me blessent fibre à fibre et filtrent dans ma chair,
La moelle de mes os gèle à leurs mornes flammes.

Sur ces lèvres sans voix éclate un rire amer,
Ils m’entraînent, parmi la ronce et les décombres,
Très loin, par un ciel lourd et terne de l’hiver.

Trois spectres familiers hantent mes heures sombres,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les trois spectres sont là qui dardent leurs prunelles
Je revois le soleil des paradis perdus !
L’espérance sacrée en chantant bat des ailes.

Et vous, vers qui montaient mes désirs éperdus,
Chères âmes, parlez, je vous ai tant aimées !
Ne me rendrez-vous plus les biens qui me sont dus ?

Au nom de cet amour dont vous fûtes charmées,
Laissez comme autrefois rayonner vos beaux yeux,
Déroulez sur mon cœur vos tresses parfumées !

Mais tandis que la nuit lugubre étreint les cieux,
Debout, se détachant de ces brumes mortelles,
Les voici devant moi, blancs et silencieux.

Les trois spectres sont là qui dardent leurs prunelles.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’autres pièces, empruntées à la légende ou à l’histoire, sont vraiment et franchement impassibles, mais nous pensons que ce genre de poésie savante, qui peut intéresser les amateurs et les érudits (ceux qui connaissent l’orthographe de Qaïn), n’exercera jamais sur une société l’influence que doit exercer la grande poésie. Ce que nous aimons mieux que toutes les autres pièces, ce sont celles où Leconte de Lisle, comme malgré lui, sent et s’émeut, au lieu de refléter toutes choses comme un miroir. Sous l’habituelle sérénité du poète se devine alors un sentiment pessimiste, qui, parfois, s’élève jusqu’à un commencement d’indignation devant les misères de ce monde, surtout devant les misères de l’homme. Caïn devient pour lui le symbole de l’humanité ; le dieu qui l’a faite pour la douleur et pour le mal est le véritable auteur du mal comme de la douleur : c’est lui qui est le vrai meurtrier d’Abel. Et c’est du sein même de l’homme que naîtra l’idée de la justice, et cette idée détrônera celle de Dieu, de l’être prétendu parfait et bon dont l’œuvre est imparfaite et mauvaise. Il y a de l’éloquence dans ces vers où Caïn raconte comment il est né, comment Eve, au sortir de l’Éden, les flancs et les pieds nus, s’enfonçant dans l’âpre solitude, l’enfanta :

Mourante échevelée, elle succombe enfin,
Et dans un cri d’horreur enfante sur la ronce
Ta victime, Jahvèh ! celui qui fut Qaïn.
Ô nuit ! déchirements enflammés de la nue,
Cèdres déracinés, torrents, souffles hurleurs,
Ô lamentations de mon père, ô douleurs,
Ô remords, vous avez accueilli ma venue,
Et ma mère a brûlé ma lèvre de ses pleurs.

Buvant avec son lait la terreur qui l’enivre,
A son côté gisant livide et sans abri,
La foudre a répondu seule à mon premier cri ;
Celui qui m’engendra m’a reproché de vivre,
Celle qui m’a conçu ne m’a jamais souri.

Caïn est vraiment l’enfant de la douleur, celui qui salue la vie d’un long gémissement. Et quel mal avait-il fait pour que ce Dieu le condamnât à vivre ?

                     Que ne m’écrasait-il,
Faible et nu sur le roc, quand je vis la lumière ?

Le vrai coupable est Celui qui a troublé le repos du néant pour en tirer le monde ; c’est cet Esprit flottant sur le chaos informe qui y a soufflé la vie et la forme :

Emporté sur les eaux de la Nuit primitive,
Au muet tourbillon d’un vain rêve pareil,
Ai-je affermi l’abîme, allumé le soleil,
Et pour penser : Je suis ! pour que la fange vive,
Ai-je troublé la paix de l’éternel sommeil ?

Ai-je dit à l’argile inerte : Souffre et pleure !
Auprès de la défense ai-je mis le désir,
L’ardent attrait d’un bien impossible à saisir,
Et le songe immortel dans le néant de l’heure ?
Ai-je dit de vouloir et puni d’obéir ?

Du fond de cette argile animée, livrée en proie à tous les instincts de la brute et, comme la brute, souillée de sang, une force surgira, pourtant, capable d’opposer à l’immorale Nature l’idée du juste et du vrai : la science. Et ce sera la science qui vengera l’homme contre Dieu, en anéantissant Dieu même :

Et les petits enfants des nations vengées,
Ne sachant plus ton nom, riront dans leurs berceaux !

J’effondrerai des deux la voûte dérisoire,
Par-delà l’épaisseur de ce sépulcre bas
Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas,
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire ;
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas.

Et ce sera mon jour ! Et, d’étoile en étoile,
Le bienheureux Eden
Verra renaître Abel longuement regretté sur mon cœur abrité ;
Et toi, mort et cousu sous la funèbre toile,
Tu t’anéantiras dans la stérilité.

La grande société vivante et souffrante n’embrasse pas seulement l’humanité, mais aussi les animaux, dont Leconte de Lisle s’est plu à peindre les vagues pensées, la conscience obscure et les rêves, comme pour y mieux saisir, dans ses premières manifestations, le sens de la vie universelle. Le condor, après avoir attendu la venue de la nuit du haut d’un pic des Cordillères,

Baigné d’une lueur qui saigne sur la neige,

râle de plaisir quand arrive enfin cette mer de ténèbres qui le couvre en entier ; il « agite sa plume », s’enlève en fouettant la neige, monte où le vent n’atteint pas :

Et, loin du globe noir, loin de l’astre vivant,
Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes.

Le jaguar, lui, s’endort dans l’air lourd et immobile, en un creux du bois sombre interdit au soleil, après avoir lustré sa patte d’un large coup de langue :

Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;
Et dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Voilà, sans doute, en un vivant symbole, le rêve de la Nature entière, sous la lourde nécessité de la faiM. En même temps, ces vers donnent le sentiment de cette vaste irresponsabilité des êtres qui se retrouve dans leur cruauté même. Si la bête, féroce n’a que des sommeils sanglants comme ses veilles, qui faut-il accuser, sinon la Nature, qui fait vivre les uns de la mort des autres ? Au lieu de nous indigner, que ne renonçons-nous nous-mêmes à la vie et au vouloir-vivre ? Le poète nous raconte l’histoire d’un lion qui, renfermé dans une cage et désespérant de la liberté, préféra se laisser mourir de faim :

Ô cœur toujours en proie à la rébellion,
Qui tournes, haletant, dans la cage du monde,
Lâche, que ne fais-tu comme a fait ce lion ?

Dans la Ravine de Saint-Gilles, une de ses pièces les plus admirées, le poète photographie minutieusement une gorge orientale, avec ses bambous, ses lianes, ses vétivers et ses aloès ; tous les oiseaux sont passés en revue, le colibri, le cardinal, la « caille replète », le paille-en-queue ; nous voyons les bœufs de Tamatave, gardés par un noir qui fredonne un « air saklave », les lézards au dos d’émeraude, le chat-tigre qui rôde. Sous ce fourmillement de la vie, au plus profond de la ravine, est un gouffre obscur et silencieux, que le poète décrit à son tour :

A peine une échappée, étincelante et bleue,
Laisse-t-elle entrevoir, en un pan du ciel pur.
Vers Rodrigue ou Ceylan le vol des paille-en-queue,
Comme un flocon de neige égaré dans l’azur.

Cette description, savante et précise dans ses moindres détails, semble d’abord n’avoir d’autre but qu’elle-même ; vous la croiriez faite uniquement pour montrer le talent du peintre, qui, certainement, s’y oublie. Mais à la description succède l’allégorie philosophique, un peu artificiellement amenée, peut-être, avec des idées patiemment ajustées, mais plus belle pourtant et plus intéressante que la description.

Pour qui sait pénétrer, Nature, dans tes voies,
L’illusion t’enserre et ta surface ment :
Au fond de tes fureurs comme au fond de tes joies,
Ta force est sans ivresse et sans emportement.

Tel, parmi les sanglots, les rires et les haines,
Heureux qui porte en soi, d’indifférence empli.
Un impassible cœur sourd aux rumeurs humaines.
Un gouffre inviolé de silence et d’oubli !

N’y a-t-il point quelque affectation dans cette grande « indifférence » étudiée ? Ce qui porterait à le croire, c’est que le poète, pour faire cadrer jusqu’au bout les idées avec les images de sa description, va tout d’un coup faire une infidélité à son pessimisme et au nirvâna ; le « vol des paille-en-queue » étincelant au-dessus du gouffre noir, appelait quelque idée symétrique ; le poète, pour la trouver, ne recule pas devant une très heureuse inconséquence, et il en est récompensé par ces belles strophes :

La vie a beau frémir autour de ce cœur
Muet comme un morne, ascète absorbé par son Dieu ;
Tout roule sans écho dans son ombre sans borne,
Et rien n’y luit du ciel, hormis un trait de feu.

Mais ce peu de lumière à ce néant fidèle,
C’est le reflet perdu des espaces meilleurs !
C’est ton rapide éclair, Espérance éternelle,
Qui l’éveille en sa tombe et le convie ailleurs.

Ainsi, malgré Bouddha, le « vol des paille-en-queue » dans la lumière lointaine est devenu l’espérance.

La tension continue du style, la versification savante, variée, et cependant monotone par la recherche constante de l’effet, le ton souvent oratoire et souvent déclamatoire, font de la lecture de ces beaux vers une fatigue ; mais il faut savoir gré à l’auteur d’avoir eu des aspirations à un symbolisme grandiose. Son tort est d’avoir cru qu’il serait plus près de la vérité et de l’objectivité s’il s’efforçait d’être impassible comme le grand tout et s’il contenait les battements de son cœur d’homme ; mais ces battements ne font-ils pas, eux aussi, partie du tout ? Les émotions humaines ne sont-elles pas un des mouvements de la Nature ? Est-ce vraiment pénétrer dans la réalité que de s’arracher à soi-même, comme si la réalité n’était pas en nous, et nous en elle, comme si elle ne prenait pas en nous conscience de soi, jouissant et souffrant, désirant et aimant ? Tandis que le jaguar rêve de sang, l’homme, parfois, rêve d’idéal ; tous les deux sont les enfants de la même Nature. Des deux songes, lequel s’éloigne le moins de la vérité ? Nous ne savons ; mais l’homme, dans sa nuit, à travers ses rêves, a cru saisir une lueur. Elle est bien vague et vacillante ; souvent il a douté d’elle, et toujours il se tourne vers elle ; est-il certain que la lueur rêvée ne deviendra jamais une visible lumière ? Il fut un temps, avant que les êtres animés eussent des yeux, où pesait sur le monde physique une nuit aussi sombre et aussi lourde que celle qui pèse aujourd’hui sur le monde moral. Au-dessus de cette nuit pourtant, la lumière planait, mais il n’y avait point d’œil pour la voir. De siècle en siècle, elle échauffa, elle fit vibrer l’être encore aveugle. D’abord opaque, inerte, presque insensible, ce n’est que sous l’éblouissement et la chaleur continue des rayons que l’œil de l’être primitif, par degrés s’éclaircissant, s’est senti devenir cristal, et, vivant miroir, a reflété. La lumière a fait les yeux en les pénétrant : leur transparence n’est qu’un peu de sa clarté restée en eux. — Cet idéal tremblant au fond des cœurs, est-ce aussi une aube près de poindre ? L’être lui-même n’est-il, tout entier, qu’un regard lent à s’ébaucher, lent à s’ouvrir à la lumière, à la vraie lumière, celle qui, gagnant de proche en proche, imprégnerait de sa clarté tout ce qu’il y a d’aveugle, et pénétrerait toute nuit, à l’infini ? Qui sait, après tout, si regarder obstinément, ce n’est point finir par voir ? L’immense effort, conscient ou non, est-il en nous, est-il en tout, et s’achèvera-t-il en une immense aurore ? — Pourquoi pas ? Le rêve du jaguar ne porte point nécessairement atteinte à la réalité dernière du rêve de l’homme.

III

Hugo, toujours préoccupé du point de vue social, avait chanté les Misérables et, dans la Légende des siècles, les petits. Il restait et il reste encore bien des inspirations à chercher, pour le poète, dans toute cette partie de la société, la plus nombreuse, qui vit ignorée, et qui est cependant le fond même de l’humanité. Là, que de joies et que de douleurs avec lesquelles le poète, comme le philosophe, peut entrer en sympathie ! Coppée l’a compris et, à son tour, il chante les Humbles. C’est un psychologue et un moraliste, en même temps qu’un poète. Avec quelle vérité d’expression et quelle sympathie il a su peindre cette femme seule, dont il nous fait deviner la tristesse :

Elle était pâle et brune ; elle avait vint-cinq ans ;
Le sang veinait de bleu ses mains longues et fières ;
Et, nerveux, les longs cils de ses chastes paupières
Voilaient ses regards bruns de battements fréquents.

Quand un petit enfant présentait à la ronde
Son front à nos baisers, oh ! comme lentement,
Mélancoliquement et douloureusement,
Ses lèvres s’appuyaient sur cette tête blonde !

Mais, aussitôt après ce trop cruel plaisir,
Comme elle reprenait son travail au plus vite !
Et sur ses traits alors quelle rougeur subite
En songeant au regret qu’on avait pu saisir !…

J’avais bien remarqué que son humble regard
Tremblait d’être heurté par un regard qui brille,
Qu’elle n’allait jamais près d’une jeune fille,
Et ne levait les yeux que devant un vieillard242

Seulement Coppée a trop souvent pensé que, pour trouver le vrai, — à notre époque on le cherche beaucoup, — il suffisait de découvrir et de reproduire le fond effacé et journalier de la vie, en un mot sa banalité ; c’est un peu comme un musicien qui ne donnerait guère d’un air que l’accompagnement, ou un peintre qui s’appliquerait à n’éclairer son tableau que d’une lumière partout unie. A la vérité, ce ne sont pas tant les humbles qu’il a remarqués dans notre société que les ordinaires ; et dans leur vie, c’est le côté ordinaire, habituel, commun à tous qu’il a cherché à faire saillir. La plupart du temps, aux détails qu’il sème à travers ses récits, il ne demande pas tant d’être expressifs de la réalité que de se répéter souvent dans la réalité. Même le souvenir, pour lui, se revêt trop du prosaïsme de l’action journalière ; il oublie que le souvenir rend aux choses, en les résumant et les condensant, en quelque sorte, tout le prix qu’elles perdaient par le fractionnement quotidien. Olivier a résolu d’aller porter des fleurs sur la tombe de sa mère, et sa pensée se trouve ramenée tout naturellement à son enfance, à sa mère :

Olivier revoyait les plus minimes choses ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . le grand potager derrière la maison
Où, pour faire la soupe et selon la saison,
Sa mère allait cueillir les choux-fleurs et l’oseille.

Il devait revoir ces choses ; il devait en revoir d’autres aussi, et plus importantes, qu’il eût été bon de dire. Voir à travers le souvenir, c’est voir à travers un rayon de lumière : tout semble devenir transparent, s’éclaire, se transfigure ; pourtant rien n’est changé à la réalité, rien, sinon peut-être qu’on en saisit mieux le vrai sens.

Coppée est le paisible habitant de Paris qui, du plus loin qu’il se souvienne, se retrouve suivant ces mêmes boulevards qu’il arpente aujourd’hui d’un pas à peine plus tranquille :

Et quand mes petits pieds étaient assez solides.
Nous poussions quelquefois jusques aux Invalides,
Où, mêlés aux badauds descendus des faubourgs,
Nous suivions la retraite et les petits tambours.

Oui, c’est sa promenade dans Paris, dans la vie, si vous aimez mieux, qu’il nous peint avec ses yeux de poète. Dès ses premiers regards, il s’est appliqué « à noter les tons fins d’un ciel mélancolique » sans jamais dépasser les « vieux bords de la Seine », ligne de l’horizon. La nature, pour lui, c’est la Seine d’abord, un chalet ensuite, avec un bouquet de bois ; et l’agréable, c’est

Un hamac au jardin, un bateau sur le fleuve.

Parmi ses rêves d’amour, en voici un :

Et dans les bois voisins, inondés de rayons,
Précédés du gros chien, nous nous promènerions,
Moi, vêtu de coutil, elle, en toilette blanche,
Et j’envelopperais sa taille, et sous sa manche
Ma main caresserait la rondeur de son bras.
On ferait des bouquets, et, quand nous serions las,
On rejoindrait, suivis toujours du chien qui jappe,
La table mise, avec des roses sur la nappe,
Près du bosquet criblé par le soleil couchant,
Et, tout en s’envoyant des baisers en mangeant.
Tout en s’interrompant pour se dire : Je t’aime !
On assaisonnerait des fraises à la crème,

Et l’on bavarderait comme des étourdis
Jusqu’à ce que la nuit descende…
                             — Ô Paradis243 !

Si Coppée, à la suite d’Olivier, nous emmène à la campagne, c’est dans une ferme — jadis « château » ; — le maître du logis, « le bonhomme », est un « vieux noble-fermier », et l’on s’en ira « voir les travaux de campagne », « dans un panier d’osier ». Nous sommes dans ces environs de Paris où, pendant les beaux jours, on transporte les scènes et la vie factice de l’opéra-comique ; le convenu social, sous toutes ses formes, tient une large place dans l’existence parisienne.Il est juste, d’ailleurs, d’ajouter que Coppée ne s’est pas contenté, dans la vie sociale comme au théâtre, de regarder le devant de la scène, les dehors uniquement. Mainte fois nous le voyons arrêté au seuil des humbles intérieurs : la lampe allumée, la bûche du foyer et le labeur du soir ont trouvé en lui leur poète ému. Chez la petite ouvrière qui passe, « gantée et mise avec décence », se rendant dès le matin à l’ouvrage dans la maison des riches, il devine les souffrances de la mansarde qu’elle quitte, qu’elle retrouvera ce soir avec les petits frères qui disent « nous avons faim », tandis que le père roule dans l’escalier après avoir laissé au cabaret sa paye de la semaine. Une simplicité un peu affectée et un naturel un peu artificiel n’empêchent point le poète d’égrener partout sur son chemin, avec sa fantaisie, les plus jolis vers :

Le sourire survit au bonheur. Qui peut dire
Cet homme malheureux, puisqu’on le voit sourire ?
Savons-nous, quand le soir, rêveurs, nous admirons
Le Zodiaque immense en marche sur nos fronts,
Combien dans la nature, Isis au triple voile,
La lumière survit à la mort d’une étoile,
Et si cet astre d’or, dont le rayonnement
A travers l’infini nous parvient seulement
Et décore le ciel des nuits illuminées,
N’est pas éteint déjà depuis bien des années ?

Et ailleurs :

Car revoir son pays, c’est revoir sa jeunesse.

Ailleurs encore :

Triste comme un beau jour pour un cœur sans espoir.

Et tant d’autres charmants passages. Un peu trop de rayons d’or, de bluets et de pervenches, peut-être ; mais vraiment n’est-ce pas se plaindre qu’il y ait trop de fleurs en un parterre ? Toute cette poésie est d’une grâce, d’un fini dans le coloris, qui fait songer à ces merveilleuses porcelaines où des roses qui ravissent s’allient à des bleus d’une douceur de rêve. C’est charmant, pas bien réel ; les vraies couleurs, les vraies nuances ont des dégradations infinies que le pinceau de Coppée, quoique délicat et menu, ne semble pas bien fait pour rendre ; mais, par contre, ce pinceau est léger autant qu’habile, et fin comme l’esprit même du poète244.

IV

On sait que Leopardi a chanté l’amour et la mort, sujet toujours propre à tenter les poètes. Les uns voient dans la mort la grande adversaire de l’amour, de l’éternité que les amants rêvent ; d’autres rapprochent l’amour de la mort même et, dans l’amour comme dans la mort, ils trouvent une sorte d’attrait de l’abîme. Joie immense de s’abandonner, de se laisser aller, de se sentir emporté comme par un flot, de sentir monter en soi la passion comme un océan ! Un romancier moderne rapproche la sensation que fait éprouver l’amour ardent à celle de l’asphyxie naissante. La mort qui vient est, elle aussi, une puissance qui s’empare de vous, doucement : c’est encore une volupté de se sentir aller sans résistance, sans volonté. La vie est toujours un effort ; il est doux de sentir par moment cet effort se suspendre, de s’évanouir à soi-même, de se dissoudre comme un rêve. Il est doux de mourir lentement à la vie, de se refroidir au milieu d’un air tiède et lumineux, de sentir toutes choses s’éloigner de soi : une sourdine est mise à tous les bruits de l’univers, un voile jeté sur tout ce qu’il y a de trop éblouissant dans son éclat ; la pensée se fond en un rêve impalpable, en un nuage léger que nulle lueur trop vive ne déchire, et où l’on se cache pour mourir en paix. Alfred de Musset a vu surtout dans la mort l’obstacle infranchissable où vient se heurter l’amour, qui, au milieu d’une nature où tout passe, s’enivre d’une chimérique éternité. Les premiers serments d’amour furent échangés près d’un arbre effeuillé par les vents, sur un roc en poussière, devant un ciel toujours voilé qui change à tout moment, sous les yeux de l’Etre immobile qui regarde mourir245. Mais le poète, pas plus que le philosophe, ne mesure à la durée la valeur, la beauté, l’éternité véritable des choses. « Je ne veux rien savoir, dit Musset, « ni si les champs fleurissent », ni ce qu’il adviendra du « simulacre humain »,

Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
     Ce qu’ils ensevelissent. »

Il se dit seulement « qu’à cette heure, en ce lieu, un jour », il fut aimé, et il « enfouit ce trésor dans son âme », et avec ce trésor, la véritable immortalité. Mme Ackermann, reprenant le même sujet, mais avec beaucoup moins de poésie, nous montre à son tour le contraste de la réalité qui passe avec les aspirations infinies de l’amour :

Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
Tous, avant de mêler à jamais leur poussière,
   Font le même serment 

« Toujours ! » un mot hardi que les cieux qui vieillissent
Avec étonnement entendent prononcer,
Et qu’osent répéter des lèvres qui pâlissent
   Et qui vont se glacer.

Les strophes qui suivent nous montrent dans les transports de l’amour ce que Schopenhauer appelait la « méditation du génie de l’espèce » pour conserver l’humanité :

Quand, pressant sur ce cœur qui va bientôt s’éteindre
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
   L’infini dans vos bras,

Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
Ces transports, c’est déjà l’humanité future
   Qui s’agite en vos seins.

Elle se dissoudra, cette argile légère
Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
Les vents vont disperser cette noble poussière
   Qui fut jadis un cœur.

Mieux vaut pour les amants la mort même qu’une éternité qui pourrait être une séparation, un monde placé entre eux :

C’est assez d’un tombeau ; je ne veux pas d’un monde
   Se dressant entre nous.

Au lieu d’un espoir vain, qui serait peut-être une faiblesse du cœur et que la pensée rejette au nom de tout ce que nous savons sur les inflexibles lois de la nature, l’amant se console de l’éternité qu’il perd par l’immensité présente de son amour :

Quand la mort serait là, quand l’attache invisible
Soudain se délierait, qui nous retient encor,
Et quand je sentirais dans une angoisse horrible
       M’échapper mon trésor,

Je ne faiblirais pas ; fort de ma douleur même,
Tout entier à l’adieu qui va nous séparer,
J’aurais assez d’amour en cet instant suprême
       Pour ne rien espérer.

Mme Ackermann a trouvé de beaux vers pour traduire certaines idées de Schopenhauer et de Darwin. Son Prométhée déclame trop, mais il a parfois des accents qui touchent :

Celui qui pouvait tout a voulu la douleur !

Comme le Qaïn de Leconte de Lisle, ce Prométhée attend son vengeur, qui sera encore la science : l’homme, devenu savant, cessera de trembler devant Dieu :

Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide.
……
Il ne découvrira dans l’univers sans borne
Pour tout dieu désormais qu’un couple aveugle et morne :
       La force et le hasard.

Pascal est une sorte de Prométhée qui s’est soumis, immolé, et qui a honte même d’aimer une femme, une « inconnue », dont les hommes ont à peine « murmuré le nom » :

L’image fugitive à peine se dessine :
C’est un fantôme, une ombre, et la forme
En divine, passant devant nous garde son voile au front.

L’amour de Pascal finit par renoncer à soi-même,

Se croyant un péché, lui qui n’était qu’un rêve !

On peut regretter de trouver, dans bien des pièces de ce volume, plus d’éloquence que de poésie proprement dite. Et cette éloquence, parfois, est voisine de la rhétorique, même dans les meilleurs pièces, comme le Navire, qui finit par une imprécation bien connue.

L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre :
L’Epouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil,
Assise au gouvernail, la Fatalité sombre
       Le dirige vers un écueil.

Des mythes créateurs de Victor Hugo, nous voilà ramenés en arrière, aux froides allégories de Boileau et aux personnifications de Jean-Baptiste Rousseau.

Moi que sans mon aveu l’aveugle destinée
Embarqua sur l’étrange et frêle bâtiment,
Je ne veux pas non plus, muette et résignée,
       Subir mon engloutissement.

Puis vient l’anathème final, qui n’a que le tort d’avoir été amené par une mise en scène théâtrale :

Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie,
Il proteste, il accuse au moment d’expirer.
Eh bien ! ce cri d’angoisse et d’horreur infinie.
   Je l’ai jeté, je puis sombrer.

V

Un autre poète, ayant pensé que ni Leconte de Lisle ni Mme Ackermann n’avaient épuisé la veine, a écrit un volume entier d’anathèmes et a prétendu mettre le matérialisme en vers. Nous ne parlerions pas des Blasphèmes si on n’avait point représenté ce livre comme un « poème philosophique », et si, à l’étranger, on n’avait pas pris au sérieux les Blasphèmes comme un « signe des temps246 ». Dans son « sonnet liminaire », M. Richepin s’érige lui-même en profond philosophe et, s’adressant avec dédain au « bourgeois » :

Ici tes bons gros sous seraient mal dépensés,
Ici tu trouveras de sévères pensers
Qui doivent être lus ainsi qu’un théorème.
L’âpre vin que j’ai fait aux monts d’où je descends
N’est pas pour des palais d’enfants lécheurs de crème,
Mais veut des estomacs et des cerveaux puissants.

Le poète présente modestement son œuvre comme la « Bible de l’Athéisme247 ! » Les apologistes de la foi sous toutes ses formes, — foi morale à la façon de Kant ou foi proprement religieuse, — les criticistes comme les adeptes des religions protestante ou catholique, ont été heureux du renfort que semblait leur apporter cette « bible », si propre à produire le dégoût pour le nouveau Credo de la science. L’affectation, souvent assez inutile, d’une certaine dose d’incrédulité constitue universellement aujourd’hui une marque de distinction qu’on recherche, de même qu’on recherchait autrefois pour la même raison une affectation de foi religieuse. Cela tient à ce que l’aristocratie vraie, qui est un objet d’imitation servile de la part des foules, est aujourd’hui composée des savants ou des artistes, nécessairement incrédules ; autrefois l’aristocratie était composée d’hommes qui partageaient les préjugés religieux, qui leur empruntaient d’ailleurs une partie de leur autorité et qui avaient intérêt à s’appuyer sur eux. Après tout, l’incrédulité est devenue chose assez banale ; mais ce qui est un moyen toujours ancien et toujours nouveau de succès, c’est le scandale. Le livre des Blasphèmes s’ouvre par un premier sonnet intitulé : Tes père et mère. C’est en effet pour ses père et mère que le poète a réservé ses premiers outrages. Il nous décrit, à sa façon, la méditation du génie de l’espèce dont sa propre vie est sortie. Nous ne citons que les vers à peu près lisibles :

               Tes père et mère…
Voici la chose ! C’est un couple de lourdauds,
Paysans, ouvriers, au cuir épais, que gerce
Le noir travail ; ou bien des gens dans le commerce,
Le monsieur à faux-colet la vierge à bandeaux.
Mais quels qu’ils soient, voici la chose. Les rideaux
Sont tirés . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et c’est ça que le prêtre a béni ! Ça, qu’on nomme
Un saint mystère ! Et c’est de ça que sort un homme !
Et vous voulez me voir à genoux devant ça !
Des père et mère, ça ! C’est ça que l’on révère !
Allons donc ! On est fils du hasard qui lança
Un spermatozoïde aveugle dans l’ovaire.

Telles sont les révélations scientifiques de ce nouveau Lucrèce sur la paternité du « Hasard » et sur le mépris qu’un fils doit à ses parents. Les apologistes des religions ont naturellement tiré parti de ces doctes théories : « La jouissance, dit M. Edmond Clay, si elle n’est sanctifiée par la sagesse, est en effet chose vile ; et, si les parents n’avaient d’autre titre que celui-là au respect de leurs enfants, c’est au mépris de leurs enfants qu’ils auraient logiquement droit. » — Mais, répondrons-nous, les autres titres au respect et à l’affection ne manquent pas, sans qu’on ait besoin de les demander à « la sagesse » ; il n’y a rien de méprisable dans l’amour même qui unit deux êtres, et qui a en vue de perpétuer dans un autre être toutes les qualités supérieures de la race humaine. En vérité, M. Richepin a trouvé moyen de calomnier le matérialisme et l’athéisme ; les prétendues conclusions qu’il tire de ces systèmes sont aussi burlesques au point de vue de la science qu’elles sont odieuses au point de vue moral et social.

On devine maintenant de quelle façon le « Père » céleste sera traité par le « fils du Hasard. » Quoique M. Richepin se vante ici de prophétiser et de détruire d’avance même les dieux futurs, on peut dire de lui ce qu’il a dit lui-même d’un autre poète : il est

Un écho qui croit être un prophète.

Il n’en est pas moins intéressant de retrouver dans ses vers des formules matérialistes qu’il croit neuves et qui sont bien vieilles. Pour lui, c’est le hasard qui est le véritable auteur du monde ; du hasard naissent des combinaisons plus ou moins passagères, qui sont des habitudes ; ces habitudes, nous les prenons pour des lois ; mais il n’y a point de lois véritables, et, de même qu’il n’y a point de fins ou de buts, il n’y a point de causes :

Nature, tu n’es rien qu’un mélange sans art :
Car celui qui te crée a pour nom le hasard.
Lui seul se trouve au fond de l’être et de la chose.
Ses caprices n’ont point de but et point de cause.
. . . . . . . . . . .
Que m’importent ton ordre apparent et tes lois.
Ces lois lois que l’on croyait divines autrefois,
Et qui sont simplement une habitude prise ?
. . . . . . . . . . .
Les causes et les lois te tiennent prisonnier,
Les causes et les lois, c’est ce qu’il faut nier,
Si tu ne veux pas croire en Dieu, ….
Descends au fond de la négation. Cherche, ose
Formuler ta pensée et prendre le hasard
Pour unique raison de ce monde sans art 248.

M. Richepin s’est ici borné à traduire en vers un livre qu’il a lu, sans doute, ou parcouru quand il était à l’Ecole normale, — l’étude de Taine sur le Positivisme anglais et sur Stuart Mill. « En menant l’idée de Stuart Mill jusqu’au bout, dit Taine, on arriverait certainement à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison, ni leur existence. Ils seraient de pures données, c’est-à-dire des accidents. Quelquefois, comme dans notre système, ils se trouveraient assemblés de façon à amener des retours réguliers ; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n’en pas amener du tout. Le hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient, et n’en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des fractions par exemple, qui, selon le hasard de deux facteurs primitifs, tantôt s’étalent, tantôt ne s’étalent pas en périodes régulières249. » Les formules de Taine sont bien supérieures à celles de M. Richepin. Il y a toutefois erreur, — disons-le en passant, — à croire que Démocrite admettait le hasard. C’est la Nécessité, l’Ἀνἀγχη qu’il érigeait en principe universel ; Epicure, au contraire, introduisit le hasard pour pouvoir introduire la liberté250. De nos jours, les partisans de la contingence dans le monde, M. Renouvier, M. Boutroux, applaudissent à tous les arguments dirigés contre la nécessité ou, de son nom moderne, le déterminisme ; eux aussi voient volontiers dans les lois de simples habitudes, et c’est ce que M. Boutroux a lui-même soutenu. Il est donc juste de dire que M. Richepin, en croyant « aller plus loin que ses devanciers dans le matérialisme », ouvre au contraire la porte à l’idéalisme ; car, si c’est l’habitude qui a tout fait, et si l’habitude n’est pas un résultat de lois mécaniques, elle ne peut plus être qu’un fait vital, une réaction de l’appétit, et il ne sera pas difficile de montrer dans l’appétit le fond même de la vie psychique. Quoi qu’il en soit, si M. Richepin a parfois trouvé quelques formules heureuses de la doctrine du hasard, — comme quand il compare l’appareil des causes et des lois à des Babels colossales de nuages, dont l’architecture n’est pas dans le ciel, mais dans nos pensées251, — il n’a introduit dans le matérialisme, malgré ses prétentions à l’originalité, aucune idée nouvelle. Au reste, nous n’exigeons pas du poète l’originalité des idées philosophiques, mais nous lui demandons l’originalité du sentiment philosophique. Par malheur, chez M. Richepin, il n’y a de personnel et d’original que le degré de grossièreté auquel il a poussé le sentiment matérialiste252.

Si quelque Veuillot eût voulu faire la satire du matérialisme et de l’athéisme, et, pour cela, en faire la parodie, il n’eût eu qu’à écrire les Blasphèmes, qui, d’ailleurs, rappellent par beaucoup de traits le style de Louis Veuillot. Au lieu de scandaliser, le livre fût du même coup devenu édifiant y il n’eût pas été pour cela plus démonstratif qu’il ne l’est. Il importe aux philosophes de ne pas laisser certains littérateurs duper le public en lui faisant croire que la science actuelle, ou même que la philosophie naturaliste à laquelle elle semble tendre, ait les conséquences immorales et antisociales que les Veuillot ou les Richepin veulent en tirer. L’idéal ne perd pas sa vérité et sa beauté parce qu’on cesse de lui accorder une existence en dehors du cœur de l’homme et de le personnifier dans un homme agrandi. La nature ne cesse pas d’être belle parce qu’elle n’a point été créée en six jours. La raison ne cesse pas d’avoir raison parce qu’elle a attendu l’homme pour prendre conscience d’elle-même. La famille et la société humaine ne cessent pas d’être saintes parce qu’on à montré dans l’amour paternel, dans l’amour filial, dans les sympathies de l’homme pour l’homme le produit d’une longue évolution qui, de l’égoïsme bestial, a fait sortir un altruisme déjà en germe jusque chez la bête. Aux yeux mêmes de la science, il y a de la vérité, et non pas seulement de l’illusion, dans l’amour de la mère pour son enfant ou de l’enfant pour sa mère : toutes les découvertes sur les spermatozoaires n’y feront rien. Quelle que soient l’origine de la conscience et de la sensibilité, la souffrance est toujours la souffrance, la joie est toujours la joie, l’amour est toujours l’amour. On a mis en parallèle la rhétorique de M. Richepin et la rhétorique du baron d’Holbach. Certes, l’invocation qui termine le Système de la nature a vieilli et nous fait sourire, mais elle est en somme moins fausse philosophiquement que tous ces blasphèmes qui vieilliront plus vite encore et feront bientôt hausser les épaules à nos descendants. « Vertu, raison, vérité, disait d’Holbach, soyez à jamais nos seules divinités… Ecartez pour toujours et ces fantômes hideux et ces chimères séduisantes qui ne servent qu’à nous égarer. Inspirez du courage à l’être intelligent, donnez-lui de l’énergie ; qu’il ose enfin s’aimer, s’estimer, sentir sa dignité ; qu’il ose s’affranchir, qu’il soit heureux et libre ; qu’il ne soit jamais l’esclave que de vos lois ; qu’il perfectionne son sort ; qu’il chérisse ses semblables… Qu’il apprenne à se soumettre à la nécessité ; conduisez-le sans alarmes au terme de tous les êtres ; apprenez-lui qu’il n’est fait ni pour l’éviter ni pour le craindre. » Telle était la « prière de l’athée » au dix-huitième siècle. M. Richepin nous a donné la sienne, qui est un des meilleurs morceaux de son livre :

J’ai fermé la porte au doute,
Bouché mon cœur et mes yeux.
Je suis triste et n’y vois goutte.
Tout est pour le mieux.

A mes désirs de poète
J’ai dit d’éternels adieux.
J’ai du ventre et je suis bête
Tout est pour le mieux.

J’ai saisi mon dernier rêve,
Entre mes poings furieux,
Voilà le pauvret qui crève.
Tout est pour le mieux.

J’ai coupé l’aile et la patte
Aux amours. Mes oiseaux bleus
Sont manchots et culs-de-jatte.
Tout est pour le mieux.

Dans le trou, pensée altière,
Maintenant je suis joyeux,
Joyeux comme un cimetière.
Tout est pour le mieux.

Dans le temps et dans l’espace
Je ne suis, insoucieux,
Qu’un paquet de chair qui passe.
Tout est pour le mieux.

Que m’importe le mystère
De l’être épars dans les deux ?
J’ai le cerveau plein de terre.
Tout est pour le mieux.

Non, tout n’est pas pour le mieux dans ce monde, mais tout n’y est pas non plus pour le pis, tout n’y est pas méprisable, et le « paquet de chair qui passe » n’en a pas moins pensé, senti, aimé.

En tant que phénomène « sociologique », le succès de ces vers funambulesques, présentés comme une « philosophie » par ceux qui trouvent que Victor Hugo n’a pas d’idées, serait inquiétant pour l’avenir de notre pays, si les Français n’étaient aussi prompts à oublier ce qu’ils ont applaudi que les enfants à oublier la parade de la foire devant laquelle ils ont battu des mains. La poésie, à notre époque, cherche sa voie, et, d’instinct, elle la cherche dans la direction des idées philosophiques, scientifiques, sociales. Elle trouvera sans doute ce qu’elle cherche quand elle se sera délivrée de tout ce que le romantisme eut de faux : l’affectation et la déclamation, l’amplification, la recherche de l’effet et du succès, la subordination des idées aux mots et aux rimes, du fond à la forme, bref, le manque fréquent de sincérité. Le réalisme pessimiste d’aujourd’hui, chez beaucoup d’écrivains, n’est ni plus vrai en soi, ni plus sincère chez ses apôtres que le pseudo-idéalisme de certains romantiques. La période de transition que nous traversons a été appelée un « interrègne de l’idéal » ; cet interrègne ne saurait durer toujours. Musset a dit : « Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez point ailleurs le secret de nos maux. »