Chapitre II.
De la philosophie.
La philosophie, dont je crois utile et possible aux âmes passionnées d’adopter les secours, est de la nature la plus relevée. Il faut se placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n’en rien attendre. Il faut que, lassé de vains efforts pour obtenir le bonheur, on se résolve à l’abandon de cette dernière illusion, qui, en s’évanouissant, entraîne toutes les autres après elle. Il faut qu’on ait appris à concevoir la vie passivement, à supporter que son cours soit uniforme, à suppléer à tout par la pensée, à voir en elle les seuls événements qui ne dépendent ni du sort, ni des hommes. Lorsqu’on s’est dit qu’il est impossible d’obtenir le bonheur, on est plus près d’atteindre à quelque chose qui lui ressemble, comme les hommes dérangés dans leur fortune ne se retrouvent à l’aise, que lorsqu’ils se sont avoué qu’ils étaient ruinés. Quand on a fait le sacrifice de ses espérances, tout ce qui revient à compte d’elles, est un bien imprévu, dont aucun genre de crainte n’a précédé la possession. Il est une multitude de jouissances partielles qui ne dérivent point d’une même source, mais offrent des plaisirs épars à l’homme, dont l’âme paisible est disposée à les goûter ; une grande passion, au contraire, les absorbe tous, ne permet pas seulement de savoir qu’ils existent.
Il n’y a plus de fleurs dans ce parterre qu’elle a parcouru ; son amant n’y peut voir que la trace de ses pas. L’ambitieux, en apercevant ces hameaux, entourés de tous les dons de la nature, demande si le gouverneur de ce canton a beaucoup de crédit, ou si les paysans qui l’habitent peuvent élire un député. Aux yeux de l’homme passionné, les objets extérieurs ne représentent qu’une idée, parce qu’ils ne sont jugés que par un seul sentiment. Le philosophe, par un grand acte de courage, ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus toutes vers un objet unique, et jouit des douces impressions que chacune de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément.
Ce qui conduirait surtout à penser que la vie est un voyage, c’est que rien n’y semble ordonné comme un séjour. Voulez-vous attacher votre existence à l’empire absolu d’une idée ou d’un sentiment ? Tout est obstacle, tout est malheur à chaque pas. Voulez-vous laisser aller la vie au gré du vent qui lui fait doucement parcourir des situations diverses ? Voulez-vous du plaisir pour chaque jour sans le faire concourir à l’ensemble du bonheur de toute la destinée ? Vous le pouvez facilement ; et lorsqu’aucun des événements de la vie n’est précédé, ni suivi par de brûlants désirs, ni d’amers regrets, l’on trouve une part suffisante de félicité, dans ces jouissances isolées que le hasard dispense sans but.
S’il n’était dans l’existence de l’homme qu’une seule époque, la jeunesse, peut-être, pourrait-on la vouer aux grandes chances des passions ; mais à l’instant où la vieillesse commande une nouvelle manière d’exister, le philosophe seul sait supporter cette transition sans douleur. Si nos facultés, si nos désirs, qui naissent de nos facultés, étaient toujours d’accord avec notre destinée, à tous les âges, on pourrait goûter quelque bonheur ; mais un coup simultané ne porte pas également atteinte à nos facultés et à nos désirs. Le temps dégrade souvent notre destinée avant d’avoir affaibli nos facultés, affaiblit nos facultés avant d’avoir amorti nos désirs. L’activité de l’âme survit aux moyens de l’exercer ; les désirs, à la perte des biens dont ils inspirent le besoin. La douleur de la destruction se fait sentir avec toute la force de l’existence ; c’est assister soi-même à ses funérailles ; et, violemment attaché à ce triste et long spectacle, renouveler le supplice de Mézance, lier ensemble la mort et la vie.
Quand la philosophie s’empare de l’âme, elle commence, sans doute, par lui faire mettre beaucoup moins de prix à ce qu’elle possède et à ce qu’elle espère. Les passions rehaussent beaucoup plus toutes les valeurs, mais quand ce tarif de modération est fixé, il subsiste pour tous les âges ; chaque moment se suffit à lui-même, une époque n’anticipe point sur l’autre, jamais les orages des passions ne les confondent, ni ne les précipitent. Les années, avec tout ce qu’elles amènent avec elles, se succèdent tranquillement suivant l’intention de la nature, et l’homme participe au calme de l’ordre universel.
Je l’ai dit, celui qui veut mettre le suicide au nombre de ses résolutions, peut entrer dans la carrière des passions ; il peut y abandonner sa vie, s’il se sent capable de la terminer, alors que la foudre aura renversé l’objet de tous ses efforts et de tous ses vœux ; mais comme je ne sais quel instinct, qui appartient plus, je crois, à la nature physique qu’au sentiment moral, force souvent à conserver des jours dont tous les instants sont une nouvelle douleur, peut-on courir les hasards, presque certains, d’un malheur qui fera détester l’existence, et d’une disposition de l’âme qui inspirera la crainte de l’anéantir ? Non que dans cette situation, la vie ait encore quelques charmes, mais parce qu’il faut rassembler dans un même moment tous les motifs de sa douleur pour lutter contre l’indivisible pensée de la mort ; parce que le malheur se répand sur l’étendue des jours, tandis que la terreur qu’inspire le suicide, se concentre en entier dans un instant, et que pour se tuer, il faudrait embrasser le tableau de ses infortunes comme le spectacle de sa fin, à l’aide de l’intensité d’un seul sentiment et d’une seule idée.
Rien cependant n’inspire autant d’horreur que la possibilité d’exister uniquement, parce qu’on ne sait pas mourir ; et comme c’est le sort qui peut attendre toutes les grandes passions, un tel objet d’effroi suffit pour faire aimer cette puissance de philosophie, qui soutient toujours l’homme au niveau de la vie, sans l’y trop attacher, mais sans la lui faire haïr.
La philosophie n’est pas de l’insensibilité, quoiqu’elle diminue l’atteinte des vives douleurs il faut une grande force d’âme et d’esprit pour arriver à cette philosophie dont je vante ici les secours ; et l’insensibilité est l’habitude du caractère, et non le résultat d’un triomphe. La philosophie se sent de son origine. Comme elle naît toujours de la profondeur de la réflexion, et qu’elle est souvent inspirée par le besoin de résister à ses passions, elle suppose des qualités supérieures, et donne une jouissance de ses propres facultés tout à fait inconnue à l’homme insensible ; le monde lui convient mieux qu’au philosophe ; il ne craint pas que l’agitation de la société trouble la paix dont il goûte la douceur. Le philosophe, qui doit cette paix au travail de sa pensée, aime à jouir de lui-même dans la retraite.
La satisfaction que donne la possession de soi, acquise par la méditation, ne ressemble point aux plaisirs de l’homme personnel ; il a besoin des autres, il exige d’eux, il souffre impatiemment tout ce qui le blesse, il est dominé par son égoïsme ; et si ce sentiment pouvait avoir de l’énergie, il aurait tous les caractères d’une grande passion ; mais le bonheur que trouve un philosophe dans la possession de soi, est de tous les sentiments, au contraire, celui qui rend le plus indépendant.
Par une sorte d’abstraction, dont la jouissance est cependant réelle, on s’élève à quelque distance de soi-même pour se regarder penser et vivre ; et comme on ne veut dominer aucun événement, on les considère tous comme des modifications de notre être qui exercent ses facultés et hâtent de diverses manières l’action de sa perfectibilité. Ce n’est plus vis-à-vis du sort, mais de sa conscience qu’on se place, et, renonçant à toute influence sur le destin et sur les hommes, on se complait d’autant plus dans l’action du pouvoir qu’on s’est réservé, dans l’empire de soi-même, et l’on fait chaque jour avec bonheur quelque changement ou quelque découverte, dans la seule propriété sur laquelle on se croit des droits et de l’influence.
Il faut de la solitude à ce genre d’occupation ; et s’il est vrai que la solitude est un moyen de jouissance pour le philosophe, c’est lui qui est l’homme heureux. Non seulement vivre seul est le meilleur de tous les états, parce que c’est le plus indépendant, mais encore la satisfaction qu’on y trouve est la pierre de touche du bonheur ; sa source est si intime, qu’alors qu’on le possède réellement, la réflexion rapproche toujours plus de la certitude de l’éprouver.
La solitude est, pour les âmes agitées par de grandes passions, une situation très dangereuse. Ce repos auquel la nature nous appelle, qui semble la destination immédiate de l’homme ; ce repos dont la jouissance paraît devoir précéder le besoin même de la société, et devenir▶ plus nécessaire encore après qu’on a longtemps vécu au milieu d’elle ; ce repos est un tourment pour l’homme dominé par une grande passion. En effet, le calme n’existant qu’autour de lui, contraste avec son agitation intérieure, et en accroît la douleur. C’est par de la distraction qu’il faut d’abord essayer d’affaiblir une grande passion ; il ne faut pas commencer la lutte par un combat corps à corps, et avant de se hasarder à vivre seul, il faut avoir déjà agi sur soi-même. Les caractères passionnés, loin de redouter la solitude, la désirent ; mais cela même est une preuve qu’elle nourrit leur passion, loin de la détruire. L’âme, troublée par les sentiments qui l’oppressent, se persuade qu’elle soulagera sa peine en s’en occupant davantage ; les premiers instants où le cœur s’abandonne à la rêverie, sont pleins de charmes, mais bientôt cette jouissance consume. L’imagination qui est restée la même, quoiqu’on ait éloigné d’elle ce qui semblait l’enflammer, pousse à l’extrême toutes les chances de l’inquiétude ; dans son isolement elle s’entoure de chimères ; l’imagination dans le silence et la retraite, n’étant frappée par rien de réel, donne une même importance à tout ce qu’elle invente. Elle veut se sauver du présent, et elle se livre à l’avenir, bien plus propre à l’agiter, bien plus conforme à sa nature. L’idée qui la domine, laissée stationnaire par les événements, se diversifie de mille manières par le travail de la pensée, la tête s’enflamme et la raison ◀devient▶ moins puissante que jamais. La solitude finit par effrayer l’homme malheureux, il croit à l’éternité de la douleur qu’il éprouve. La paix qui l’environne semble insulter au tumulte de son âme ; l’uniformité des jours ne lui présente aucun changement même dans la peine ; la violence d’un tel malheur au sein de la retraite, est une nouvelle preuve de la funeste influence des passions ; elles éloignent de tout ce qui est simple et facile, et quoiqu’elles prennent leur source dans la nature de l’homme, elles s’opposent sans cesse à sa véritable destination.
La solitude, au contraire, est le premier des biens pour le philosophe. C’est au milieu du monde que souvent ses réflexions, ses résolutions l’abandonnent, que les idées générales les plus arrêtées, cèdent aux impressions particulières. C’est là que le gouvernement de soi exige une main plus assurée ; mais dans la retraite, le philosophe n’a de rapports qu’avec le séjour champêtre qui l’environne, et son âme est parfaitement d’accord avec les douces sensations que ce séjour inspire, elle s’en aide pour penser et vivre. Comme il est rare d’arriver à la philosophie sans avoir fait quelques efforts pour obtenir des biens plus semblables aux chimères de la jeunesse, l’âme qui pour jamais y renonce, compose son bonheur d’une sorte de mélancolie qui a plus de charme qu’on ne pense, et vers laquelle tout semble nous ramener. Les aspects, les incidents de la campagne sont tellement analogues à cette disposition morale, qu’on serait tenté de croire que la Providence a voulu qu’elle ◀devint celle de tous les hommes, et que tout concourut à la leur inspirer, lorsqu’ils atteignent l’époque où l’âme se lasse de travailler à son propre sort, se fatigue même de l’espérance, et n’ambitionne plus que l’absence de la peine. Toute la nature semble se prêter aux sentiments qu’ils éprouvent alors. Le bruit du vent, l’éclat des orages, le soir de l’été, les frimas de l’hiver ; ces mouvements, ces tableaux opposés produisent des impressions pareilles, et font naître dans l’âme cette douce mélancolie, vrai sentiment de l’homme, résultat de sa destinée, seule situation du cœur qui laisse à la méditation toute son action et toute sa force.