(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « André Chénier »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « André Chénier »

André Chénier

Œuvres poétiques.

I

Dans ce temps de boutique qui envahit et avilit tout, la librairie Lemerre, comme je viens de le dire au chapitre précédent, se distingue et rappelle l’époque où il y avait de vrais libraires en France et non pas des marchands de papier mal imprimé et mal cousu. Les éditions de la maison Lemerre, très comptées par les bibliophiles, ne ressemblent en rien à la plupart des autres livres du xixe  siècle. Elles en diffèrent essentiellement, et par leur forme extérieure, — brillante et solide, — et même par leur fond littéraire très exceptionnel ; car Lemerre est peut-être le seul éditeur de Paris qui publie spécialement des poètes. Il n’a point horreur de la poésie, ce Normand ! Tous les autres éditeurs de Paris se convulsent, avec des mines d’épouvante comique, quand on leur propose un volume de vers. Ils en deviennent plus laids, mais plus drôles… Lemerre a l’impertinente originalité de publier des vers, et il pousse cette originalité jusqu’à la coquetterie. Il ne s’agit pas seulement pour lui des Parnassiens, cette école de poètes comme les Lakistes en Angleterre ; il s’agit de tous les genres de poètes, anciens et modernes. Il a réédité la Pléiade Françoise (du xvie  siècle). Il prépare un Villon, un Régnier, un Racine, un La Fontaine, un Boileau. Déjà plusieurs volumes d’Agrippa d’Aubigné et de Molière ont paru, et voici un André Chénier comme on n’en avait pas trouvé dans les éditions antérieures, tant il est religieusement complet.

Et qui sait ? il l’est peut-être trop… On a fait pour les œuvres poétiques d’André Chénier ce que l’on a fait pour le nom du poète. L’édition porte ce titre : Œuvres poétiques d’André DE Chénier… avec une notice de M. Gabriel de Chénier. Certainement, je comprends très bien que M. Gabriel de Chénier signe son nom, qui a l’honneur d’être noble, comme on le signe dans sa famille et comme il était écrit autrefois dans le Nobiliaire de France. Mais la Gloire a marqué de son pouce lumineux le nom d’André Chénier, et on ne touche pas à ce qu’a fait la Gloire ! André de Chénier étonne la bouche et le regard ; et André Chénier restera toujours André Chénier pour ceux qui prononceront son nom. Il n’y a pas plus d’André de Chénier qu’il n’y a de Napoléon de Bonaparte. C’est un DE de trop… De même, dans l’édition de ses œuvres poétiques, il y a trop de de aussi, c’est-à-dire trop de petits détails inutiles pour la Gloire, — pour la Gloire, qui n’agit pas comme l’avide peseur d’or fin qui en pèse jusqu’à la poussière. La gloire vraie y va de plus pleine main. Dans cette nouvelle édition, plus superstitieuse encore que religieuse en fait d’exactitude, on n’a pas uniquement ramassé tout ce qui est sorti de la plume du poète, mais même les choses raturées par sa plume. On n’a pas que balayé le sol autour des chefs-d’œuvre de ce limeur patient fil en était un), mais on l’a raclé pour avoir plus de sa limaille. On n’a oublié ni une rature, ni une surcharge, ni une virgule mise plutôt qu’ici… On s’est livré au travail le plus minutieux, le plus microscopique, le plus patient, et à force de patience, le plus impatientant ! On aurait pu écrire : « Collationné par le bonhomme Job », et on l’aurait cru… Jamais l’admiration au regard enflammé et à l’enthousiasme aux grandes ailes, n’a mis plus de lunettes et n’est devenue plus cul-de-plomb pour chercher et voir de près les infiniment petits d’un ensemble assez beau pour les faire oublier.

On raconte que le prince de Ligne, l’élégant, le brillant, le fastueux, le spirituel prince de Ligne, fut attaqué, sur le tard de sa vie, de la maladie dont Sylla mourut, — la maladie pédiculaire, — et qu’il donna à l’une de ses maîtresses un de ses… rongeurs, dans un médaillon qu’elle eut le courage et le fanatisme de porter. C’est là un peu l’histoire de cette édition de Chénier. Tout ce que Chénier a peigné et ôté de ses œuvres auxquelles il faisait de si longues toilettes, on l’a trop mis en médaillon·

II

Certes ! ce n’est pas moi qui voudrais diminuer la gloire d’André Chénier. Je le regarde — et je le dis ! — comme un des plus grands et des plus charmants poètes dont la France puisse s’honorer. Il est mort tragiquement à trente et un ans, et ce qu’il nous a laissé d’achevé ou d’inachevé est incomparable. L’inachevé, même, parle d’autant plus à l’imagination ravie que l’imagination caresse l’ébauche et rêve sur le rêve du poète. Les Anciens, plus profonds qu’on ne croit dans leur naïveté, disaient heureux ceux qui meurent jeunes. Et cela est vrai dans tous les sens. Les œuvres inachevées du génie ont le bonheur d’être un éternel regret, et ce regret éternel les idéalise encore ! André Chénier, cette aurore de poète, plus délicieux, comme le soleil, à l’aurore, que s’il avait atteint la frénésie de son disque flamboyant à midi, tient de son destin cette fortune de ne nous apparaître qu’à travers trois ou quatre chefs-d’œuvre absolus capables à eux seuls d’immortaliser un homme, et les mœnia interrupta du génie arraché brutalement à son œuvre par une mort sanglante. Il a la poésie de cette mort par-dessus la poésie de sa poésie. À ce qu’il me semble, cela suffisait bien ! Mais on n’a pas trouvé que ce fût assez, et on nous a raconté sa vie, et on nous a donné le dessous de cartes de ses travaux, l’envers et le déshabillé de son œuvre, — ce qui va nuire à son effet et en diminuer la magie.

Trop de zèle toujours, comme disait Talleyrand.

Cette vie, d’ailleurs, valait-elle la peine d’être racontée ?… Ôtez ce coup de guillotine, luisant, maintenant, pour jamais, sur cette tête de Chénier qui renvoie à la guillotine sa lumière ; ôtez le mot immortel : « J’avais quelque chose là », et tout est dit pour l’éternité ; vous n’avez plus rien à raconter. Le reste de la vie d’André n’est plus qu’une vie littéraire et nous ne savons que trop ce que c’est qu’une vie littéraire, le reste n’est qu’une existence de gratte-papier et de journaliste ; car il le fut, et il n’y a pas là de quoi faire rêver. Voyons ! que nous importe le niais girondinisme d’André Chénier ? que nous importe son ivresse de liberté ? puisqu’il n’échappa pas à l’ivresse de cet horrible spiritueux de son temps, qui jeta par terre les esprits les plus fermes quand elle ne les jeta pas sous le couteau… La vie des poètes est rarement poétique. Ce qu’on n’en sait pas vaut toujours mieux que ce qu’on en sait :

Le poète est semblable aux oiseaux de passage,
Qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage,
Qui ne se posent point sur les rameaux des bois…
………………………………………………………
Ils passent en chantant loin des bords, et le monde
Ne connaît rien d’eux que leur voix !

Tel est le poète. Le meilleur historien qu’il ait, c’est le Mystère, ce porteur de manteau noir. Le Mystère grandit jusqu’à Homère, qui n’a pourtant pas besoin d’être grandi, tant il est immense ! Qui était-il ? Était-il un ? Était-il plusieurs ? Ah ! il était plusieurs par le génie, mais ces imbéciles d’Allemands ont cru qu’il était plusieurs en réalité. André Chénier, prosaïsé dans la biographie de son parent, M. Gabriel de Chénier, lequel ne se doutait pas du tort qu’il fait à l’homme qu’il admire, tombe, dans son récit, au rang des hommes de lettres, des honnêtes gens de lettres du xviiie  siècle. C’est Lemierre, Delille ou Palissot De Cygne de la mer Égée, il devient une fourmi d’érudit et de travailleur, tirant perpétuellement et péniblement son petit brin de paille, et c’est à navrer le cœur de tous ceux qui aiment les poètes, cela ! Voilà, en effet, le caractère de la notice que M. Gabriel de Chénier a consacrée à son glorieux parent. Il a oublié que le mystère va bien aux poètes, ces dieux, et que toute divinité est mystérieuse. La notice de M. de Chénier diminue poétiquement André, et l’intention n’est pourtant pas de le diminuer. Elle le diminue dans les faits de sa vie, qui sont honorables, oui ! mais, après tout, vulgaires, jusqu’au moment de l’échafaud, où son sang fit pourpre à son génie. On a comparé, pour l’éclat, l’écarlate au son de la trompette. Avant qu’André Chénier fût couvert de l’écarlate du sien, il n’était qu’un studieux jeune homme plongé dans les littératures grecque et latine, et cachant le poète dans la chrysalide de l’érudit. Parmi les poètes, tout le monde n’est pas comme lord Byron et le Camoëns, dont les vies furent aussi poétiques que les œuvres. D’un autre côté, André Chénier, qui, de tempérament, n’avait pas la spontanéité de source et d’épanchement de Lamartine, par exemple, s’affinait poète avec lenteur dans des tentatives d’expression cent fois corrigées, et voilà pourquoi ce que la notice a fait pour l’homme, qu’elle ne grandit pas, les notes et notules dont cette nouvelle édition d’André Chénier est hérissée le font également pour le poète. Elles montrent trop — et fort inutilement — ses mille procédés de travail, et ces procédés de travail, bons comme toutes les méthodes qui sont relatives et personnelles, n’en sont pas moins chétifs et de nature à rabaisser l’idée qu’on a de son génie. Évidemment, encore une fois, ce n’est pas là le but que l’éditeur et l’écrivain de la notice ont voulu atteindre. Mais ils ont cédé à la pente du temps vers la biographie et l’analyse et leurs doubles curiosités vaines ; car c’est plus pour le poète que pour personne que le mot de Voltaire est vrai : « La vie des écrivains n’est que dans leurs écrits », ce qui retranche d’un seul coup les insignifiances, les futilités et les rapetissements des biographies. Quant à ce qui est de l’analyse et des méthodes de travail du poète, elles nuisent toujours à la beauté synthétique de son œuvre. Toutes les cuisines sont laides à voir, même celle du génie. On ouvre en vain la poule aux œufs d’or, on n’apprend pas comment se forment ces œufs d’or, dans le mystère de ses entrailles ! Goethe, qui n’a pas beaucoup de grands mots à sa charge, en a un superbe, quand il dit qu’on ne sait pas plus comment les poètes s’y prennent pour faire de beaux vers qu’on ne sait comment les femmes s’y prennent pour faire de beaux enfants… Et il a raison, pour cette fois !

Ainsi, ni notice ni notules, c’est ce que j’aurais voulu, c’est ce que j’aurais préféré pour l’honneur du génie d’André et de sa personne poétique. Qu’on eût recueilli tous ses vers, dans cette édition qui visait au complet, qu’on eût respecté les moindres fragments de ses vers, — d’autant plus précieux pour les connaisseurs en poésie qu’ils sont des fragments comme les mains, les genoux ou les bras tronqués d’une statue ! — mais, selon moi, c’était là que le goût et surtout l’admiration pour un pareil poète devaient s’arrêter. Nous savions de lui tout ce qu’il importait d’en connaître dans l’intérêt de sa physionomie, il n’était nullement besoin d’éclairer davantage le coin de musée dans lequel l’imagination contemple son buste.

Je sais bien, il est vrai, que pour M. Gabriel de Chénier la question de la notice est bien moins une affaire de poésie et de littérature qu’une affaire de haute moralité. Justement, les faiseurs et les poursuivants de biographie, tous ces gens qui veulent attacher des notices aux talons des poètes, ces rêveurs qui nous font rêver et qui se révèlent par leurs chants, avaient cru reconnaître les femmes que l’ardent élégiaque a aimées dans ses vers et en avaient écrit les noms. C’est là une impression donnée avec une légèreté coupable, et qui, malheureusement, est dans les mœurs de ce temps-ci, que M. Gabriel de Chénier a voulu effacer. Mais, qui ne le sait ? en pareille matière, une négation, si éloquente qu’elle soit, n’efface rien. Il a voulu effacer aussi le mot de Rivarol sur André : « Il fut athée avec délices », craignant que ce mot-là, timbré de Rivarol, le graveur sur diamants, ne restât — timbré de l’homme qui l’avait dit ! — sur sa mémoire. Mais, franchement, c’était trop de souci et d’anxiété. André Chénier, sur ce point, se défend lui-même. Il n’était pas plus un athée que Rivarol, qui l’était peut-être plus que lui. Seulement, de faits prouvant absolument qu’il ne l’était pas, il n’y en a pas d’autres que les sentiments exprimés dans ses œuvres. Non ! André Chénier n’était pas un athée comme nous avons depuis vu des poètes athées : Shelley, par exemple, et Leopardi. C’était un déiste du xviiie  siècle, d’un déisme invalidé de scepticisme et d’indifférence, mais quelle que fût la philosophie d’André Chénier, dans un temps où tout le monde se vantait d’être philosophe, il était encore assurément le meilleur d’un siècle si violemment hostile aux idées religieuses comme nous, chrétiens, les comprenons. Les sentiments religieux d’André s’attestent assez éloquemment dans ses Iambes pour faire taire tous les siffleurs de calomnie. Endormis et latents jusque-là dans son âme, il ne fallut rien moins que les affreux coups portés à la France par les bandits de la Révolution pour les éveiller. André Chénier, qui, toute sa vie, s’était englouti dans le monde et les choses de l’Antiquité, André Chénier, ce patient et laborieux mosaïste, qui incrustait le détail antique avec un art si profond et si subtil dans l’expression des sentiments et des choses modernes, remonta par l’horreur vers le Dieu auquel il n’avait peut-être jamais pensé, et il jeta cette clameur des Iambes, le cri de la foi passionnée, la plus magnifique torsion d’âme et de main désespérées autour d’un autel invisible, la plus intense prière, enfin, que l’imagination d’un poète révoltée des abominations de la terre ait jamais élancée vers Dieu !

III

Ce sont ces Iambes, d’ailleurs, — précisément parce que le plus grand sentiment de l’âme humaine (le sentiment religieux) y vibre d’une étrange puissance, — que je regarde comme la plus belle partie des œuvres poétiques de Chénier. Je n’ignore pas que ce que j’écris là est contraire à la donnée commune de la Critique, mais ce n’est point une raison pour moi de ne pas risquer mon opinion. C’est le caractère grec de la poésie d’André Chénier qui a fait tout de suite sa gloire. Les païens modernes, qui sont partout, se sont particulièrement épris de ce tour de force et de souplesse d’André, se faisant Grec du temps de Périclès, à la fin du xviiie  siècle, comme Chatterton, le seul analogue de Chénier dans l’histoire littéraire, s’était déjà fait du Moyen Age, avec un talent peut-être égal. On ne vit d’abord que cela dans André. On ne vit dans son œuvre et on n’admira que la vie grecque, évoquée et ressuscitée avec une précision de contour et une délicatesse de coloris incomparables. Ce fut un enchantement. L’Aveugle (Homère), Le Mendiant (Lycus), la partie de l’œuvre intitulée les Églogues, frappèrent tout le monde à la tête, et la tête de presque tout le monde garda si bien l’impression du coup qu’aujourd’hui c’est s’aventurer que de dire tardivement et hardiment comme je le dis : le meilleur de la poésie d’André Chénier n’est pas là ! Et cependant, pour toute Critique virile, et qui s’attache surtout dans l’appréciation des œuvres fortes à la profondeur de l’accent qui y retentit et qui semble venir de si avant dans l’âme humaine qu’on dirait qu’il en est littéralement arraché, rien de l’exécution la plus savante, la plus pondérée, la plus précise et tout à la fois la plus pittoresque et la plus musicale, ne vaut ce rugissement de l’âme élevée à sa plus haute puissance et qui rencontre un mouvement et une expression en équation avec sa foudroyante énergie !

C’est là le sublime de la poésie lyrique. Or, la poésie lyrique est, dans la hiérarchie poétique, la première de toutes les poésies. Elle l’emporte de toute sa hauteur et de toute son intensité sur les délicatesses, les mollesses et les grâces naïves, mélancoliques ou riantes, de la poésie élégiaque et de la poésie bucolique. André Chénier, qui chercha si longtemps une inspiration dans les littératures anciennes dont le charme — car elles ont un charme, ces Syrenes ! — invinciblement l’attirait, André Chénier ne savait pas, comme disent les poètes, quel dieu il portait dans son sein. Il n’ambitionnait que d’être un Théocrite ou un Tibulle, et Archiloque dormait dans sa poitrine, le terrible Archiloque qui devait s’éveiller plus tard, en criant à Dieu, comme je l’ai dit, et à la Justice outragée ! André Chénier, d’organisation inconsciente, était plus fait pour la poésie lyrique que pour toute autre poésie, et quand il en eut conscience, il était trop tard. La guillotine qui lui coupa la tête brisa le carquois de colère qu’il allait vider dans les cœurs maudits qui envoyaient la France entière à l’échafaud. Seulement, par les traits qui en sont sortis, par les quelques flèches que nous pouvons juger, puisqu’elles brûlent, à force de talent, d’un feu inextinguible et immortel, nous pouvons induire quel poète il aurait été s’il eût vécu un jour de plus. Auguste Barbier, qui éclata après Juillet 1830, et qui, malgré tout ce qu’il a fait depuis, a gardé la couronne d’étoiles que ses Iambes ont mises sur son front ; Auguste Barbier n’est qu’un imitateur d’André Chénier, un homme de son génie. Sans Chénier, qui lui souffla sa flamme et qui fut sa Muse secrète, il n’existerait pas.

IV

Et, en effet, l’imitation, l’émotion, l’inspiration, le ressouvenir d’André sautent aux yeux dans le sonneur d’airain de 1830. Auguste Barbier, bien évidemment, avait pris le feu sacré sur l’autel où André Chénier l’avait allumé. Il avait pris à Chénier, à ce Grec charmant et mélodieux, devenu, de Grec, tout à coup, Français, pathétique et méduséen, non seulement sa forme iambique, mais jusqu’à cette langue inouïe d’un cynisme ardent qui se purifie dans sa flamme ; et, le croira-t-on ? on ne s’en aperçut même pas. On accepta Barbier comme un homme d’une originalité inattendue et saisissante. Il n’avait pas d’ancêtre. Prolem sine matre creatam ! Il tombait du ciel, comme un bouclier salien. Cette flûte d’Alcibiade dont avait joué Chénier, qui, comme Alcibiade, ne l’avait par jetée aux fontaines, mais dans le sang qui noyait la France ; cette flûte, plus enchantée que celle de Mozart, avait tellement pris les oreilles et l’imagination charmées, que de ce ravissant Chénier on n’avait pas, tout d’abord, entendu autre chose… et que Barbier fut regardé par tous comme le seul Archiloque de la France, tandis qu’il y en avait deux, et qu’il n’était que le second. Ce n’était pas tout à fait le mot de Shakespeare, mais cela le rappelait : « César et le danger sont deux lions mis bas le même jour, mais César est l’aîné et César sortira. » Des deux lions qui avaient rugi la même poésie, André Chénier était l’aîné, et c’était Barbier qui était sorti !

Eh bien, nous voudrions faire sortir l’autre et le faire entrer dans sa seconde gloire, qui devrait être la première : — sa gloire de poète lyrique, du plus puissant poète lyrique que certainement ait eu la France avant Lamartine et Hugo (le Hugo des Châtiments) et qui n’eut besoin que de trois ou quatre ïambes, mais de quel emportement ! de quelle fureur sainte ! de quelle mordante amertume ! pour montrer la puissance dont Dieu l’avait doué. On n’a pas besoin des douze travaux d’Hercule pour prouver que l’on est Hercule. Il suffit d’avoir, au berceau, étouffé des serpents, et André Chénier, dès le berceau de sa poésie lyrique, en a étouffé… Supposez que cette tête rêveuse de pasteur grec n’eût pas été tranchée par l’un des derniers coups de la guillotine de Thermidor, et qu’André Chénier, mort à trente et un an, eût échappé à l’échafaud et eût pu répandre dans des vers plus nombreux, dans des pièces de plus longue haleine, la masse d’indignation et d’horreur qui s’était entassée en lui, et qui aurait fait, en ces vers vengeurs, avalanche, la littérature n’aurait peut-être pas, en poésie, d’œuvre plus belle ! Seulement, et je parle à ceux qui sont poètes en quelque degré, si l’œuvre avait été plus belle, le poète, privé de la poésie de sa mort sanglante, aurait assurément été moins beau…

V

Or, c’est précisément (répétons-le une dernière fois !) cette beauté du poète, que l’édition actuelle, avec les appesantissements et les vulgarités de sa notice et les têtes d’épingles d’érudition de ses notules, n’a pas assez respectée. La notice a descendu l’idéale figure d’André du piédestal qu’il avait dans nos têtes et l’a mis de niveau égal avec tous ceux qui font péniblement de la littérature, et les notules, qui bourrent et surchargent ce livre ailé et envolé depuis longtemps dans sa gloire, nous montrent trop le poète rongé par le versificateur et par l’érudit. Cette recherche du travailleur, de l’homme à la lampe, du limeur, du picoreur de fleurs grecques, peut plaire aux pédants, aux Scaliger de la Critique, mais enlaidit pour nous Chénier. Qu’est-ce que cela nous fait, à nous, qu’il sût du grec comme Trissotin et qu’il pût entrer à l’Académie des Inscriptions ?… André Chénier finit lui-même par sentir que tout ce travail de fourmi, engrangeant dans son cerveau tant de miettes de latin et de grec, finirait, de ses petits tas, par encombrer son génie : « Je donne trop à ma mémoire », disait-il dans les derniers temps de sa vie. Il sentait bien que pour être Grec il ne fallait pas tant de petites choses grecques prises chez les Grecs ! Le mérite et la faculté des grands et vrais poètes, c’est l’assimilation rapide, c’est, avec un rien, l’éveil du génie. Deux vers de Malherbe ont fait La Fontaine. Deux vers d’Homère ou d’Asclépiade, la moindre fleur grecque enfin, pouvait faire tout André Chénier. Les vrais poètes ressemblent à ces femmes qui pour avoir respiré un parfum de violettes, en passant, sentent par la bouche la violette tout un jour. Il peut être intéressant aussi pour les Scaliger de la Critique pathologique comme Sainte-Beuve, de savoir qu’André Chénier avait la gravelle. Peut-être même Sainte-Beuve aurait-il recherché l’influence de la gravelle sur le talent. Il me semble que je l’entends ! Il nous aurait parlé de ces sables. Il les aurait mêlés aux grains de sable des notules. Mais, pour nous qui ne croyons pas à la thèse de ce pauvre Henri Heine, malade pour son compte bien avant de mourir, que tout homme de génie est nécessairement malade, nous n’avons rien à dire quand on nous apprend que Chénier le fut toute sa vie, sinon que nous en sommes fâché et voilà tout !

Un jour, on appela, dans les journaux du temps, le grand Mirabeau : « Riquetti ». Il dit : « Vous avez dépaysé l’Europe ! » La notice et les notules de l’édition qu’on vient de faire d’André Chénier dépaysent l’admiration et prosaïsent le poète. Était-ce donc bien la peine de les donner ?