(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre III : Concurrence vitale »
/ 3414
(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre III : Concurrence vitale »

Chapitre III :
Concurrence vitale

I. Ses effets sur la sélection naturelle. — II, Ce terme doit être employé dans une large acception. — III. Progression géométrique d’accroissement. — IV. Rapide, accroissement des plantes et des animaux naturalisés. — V. Des obstacles à la multiplication : concurrence universelle. — VI. Effets du climat. — VII. Protection provenant du nombre des individus. — VIII. Rapports complexes des animaux et des végétaux dans la nature. — IX. Concurrence vitale plus sérieuse entre les individus et les variétés de la même espèce, souvent sérieuse entre les espèces du même genre. — X. Les rapports d’organisme à organisme sont les plus importants de tous.

I. Effets de la concurrence vitale sur la sélection naturelle. — Avant d’aborder le sujet de ce chapitre, je dois faire quelques observations préliminaires sur la manière dont la concurrence vitale appuie le principe de sélection naturelle. On a vu, dans le chapitre précédent, que, parmi les êtres organisés à l’état de nature, il y a des variations individuelles, et je ne crois pas en vérité que personne l’ait jamais contesté. Il nous importe fort peu qu’une multitude de formes douteuses reçoivent les noms d’espèces, sous-espèces ou variétés, et quel rang, par exemple, les deux ou trois cents espèces douteuses de plantes anglaises doivent tenir, si l’existence de variétés bien tranchées est une fois admise. Mais l’existence de variations individuelles et de quelques variétés bien tranchées, bien que le fondement nécessaire de notre théorie, ne nous est cependant que de peu de secours pour expliquer comment les espèces arrivent à se former naturellement. Comment se sont perfectionnées, par exemple, ces admirables adaptations des organes entre eux et aux conditions de vie ? Ces merveilleuses adaptations nous frappent d’étonnement dans le Pic et le Gui ; elles existent, bien que moins apparentes, dans le plus humble parasite qui s’attache aux poils d’un quadrupède ou aux plumes d’un oiseau, dans la structure du Coléoptère qui plonge sous l’eau, dans la graine ailée que la moindre brise emporte : en un mot, dans le monde organique tout entier, comme en chacun de ses détails nous voyons d’admirables harmonies. On peut encore se demander comment les variétés, que j’ai nommées des espèces naissantes, se transforment plus tard en des espèces bien distinctes, qui, dans les cas les plus nombreux, diffèrent les unes des autres beaucoup plus que ne le font ordinairement les variétés d’une même espèce ; comment aussi se forment ces groupes d’espèces qui constituent ce que l’on appelle des genres distincts et qui diffèrent les uns des autres plus que les espèces de chaque genre ne diffèrent entre elles. Tous ces effets résultent de la concurrence vitale, ainsi que nous le verrons dans le prochain chapitre. Grâce au combat perpétuel que tous les êtres vivants se livrent entre eux pour leurs moyens d’existence, toute variation, si légère qu’elle soit, et de quelque cause qu’elle procède, pourvu qu’elle soit en quelque degré avantageuse à l’individu dans lequel elle se produit en le favorisant dans ses relations complexes avec les autres êtres organisés ou inorganiques, tend à la conservation de cet individu et, le plus généralement, se transmet à sa postérité. Celle-ci aura de même plus de chances de survivance ; car, entre les nombreux individus de toute espèce qui naissent périodiquement, un petit nombre seulement peut survivre. J’ai donné le nom de sélection naturelle au principe en vertu duquel se conserve ainsi chaque variation légère, à condition qu’elle soit utile, afin de faire ressortir son analogie avec la méthode de sélection de l’homme. Nous avons vu que l’homme, à l’aide de cette méthode de sélection, peut certainement produire de grands résultats et peut adapter les êtres organisés à ses propres convenances en accumulant les variations légères, mais utiles, qui lui sont fournies par la main de la nature. Or, de même que toutes les œuvres de la nature sont infiniment supérieures à celles de l’art, la sélection naturelle est nécessairement prête à agir avec une puissance incommensurablement supérieure aux faibles efforts de l’homme. Il nous faut examiner maintenant avec plus de détails le principe de la concurrence vitale. Cette question sera traitée dans mon prochain ouvrage avec tous les développements qu’elle exige. Aug. P. de Candolle et Lyell ont philosophiquement et complétement démontré que tous les êtres organisés sont soumis aux lois d’une sérieuse concurrence. Nul n’a traité ce sujet avec plus d’esprit et d’habileté que W. Herbert, doyen de Manchester, en ce qui concerne les plantes. C’était évidemment le résultat de ses grandes connaissances en horticulture. Rien n’est plus aisé que d’admettre en théorie la vérité de la concurrence vitale universelle ; mais rien n’est plus difficile, du moins l’ai-je ainsi trouvé à l’expérience, que de garder constamment cette loi présente à l’esprit. Cependant, à moins de l’avoir sans cesse présente à la mémoire, on risque de n’entrevoir qu’obscurément ou même de ne pouvoir en aucune façon comprendre l’économie entière de la nature, avec tous ses phénomènes de distribution, de rareté, d’abondance, d’extinction et de variation. Nous apercevons celle de ses faces qui brille de bonheur, nous y voyons souvent un surcroît d’abondance ; nous oublions que, parmi tant d’oiseaux qui chantent à loisir autour de nous, la plupart ne vivent que d’insectes ou de graines, et par conséquent ne vivent que par une constante destruction d’êtres vivants ; nous ne voyons pas dans quelle effrayante mesure ces chanteurs, leurs œufs ou leur couvée sont détruits par des oiseaux ou des bêtes de proie ; et nous ne pensons pas toujours que, s’ils ont en certains moments une surabondance de nourriture, il n’en est pas de même en toutes les saisons de chaque année.

II. Le terme de concurrence vitale doit être employé dans une large acception. — Je dois avertir ici que j’emploie le terme de concurrence vitale dans un sens large et analogique, comprenant les relations de mutuelle dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non pas seulement la vie de l’individu, mais les probabilités qu’il peut avoir de laisser une postérité. Deux Canidés, en un temps de lamine, peuvent être, avec certitude, considérés comme ayant à lutter entre eux à qui obtiendra la nourriture qui lui est nécessaire pour vivre. Une plante au bord d’un désert doit lutter aussi contre la sécheresse, ou plutôt mieux vaudrait dire qu’elle dépend de l’humidité. Une plante qui produit annuellement un millier de graines, parmi lesquelles une seule en moyenne parvient à maturité, plus véritablement encore doit lutter contre les plantes d’espèces semblables ou différentes qui recouvrent déjà le sol. Le Gui dépend du Pommier et de quelques autres arbres : on peut dire qu’il lutte contre eux ; car, si un trop grand nombre de ces parasites croissent sur l’un de ces arbres, celui-ci languit et meurt. Plusieurs semences de Gui, croissant les unes près des autres sur la même branche, avec plus de vérité encore, luttent les unes contre les autres. Comme le Gui est disséminé par les oiseaux, il est dans leur dépendance ; et on peut dire par métaphore qu’il lutte avec d’autres plantes, en offrant comme elles ses fruits à l’appétit des oiseaux pour que ceux-ci en disséminent les graines plutôt que celles d’autres espèces. En ces différentes acceptions, qui se fondent les unes dans les autres, je fais usage, pour plus grande commodité, du terme général de concurrence vitale (struggle for life).

III. Progression géométrique d’accroissement des espèces. — La concurrence vitale résulte inévitablement de la progression rapide selon laquelle tous les êtres organisés tendent à se multiplier. Chacun de ces êtres qui, durant le cours naturel de sa vie, produit plusieurs œufs ou plusieurs graines, doit être exposé à des causes de destruction à certaines périodes de son existence, en certaines saisons ou en certaines années ; autrement, d’après la loi de progression géométrique, l’espèce atteindrait à un nombre d’individus si énorme, que nulle contrée ne pourrait suffire à les contenir. Or, puisqu’il naît un nombre d’individus supérieur à celui qui peut vivre, il doit donc exister une concurrence sérieuse, soit entre les individus de la même espèce, soit entre les individus d’espèces distinctes, soit enfin une lutte contre les conditions physiques de la vie. C’est une généralisation de la loi de Malthus, appliquée au règne organique tout entier, mais avec une force décuple, car en ce cas il ne peut exister aucun moyen artificiel d’accroître les subsistances, ni aucune abstention prudente dans les mariages. Bien que quelques espèces soient actuellement en voie de s’accroître en nombre, plus ou moins rapidement, il n’en saurait être de même pour la généralité, car le monde ne les contiendrait pas. Cependant c’est une règle sans exception que chaque être organisé s’accroisse selon une progression si rapide, que la terre serait bientôt couverte par la postérité d’un seul couple, si des causes de destruction n’intervenaient pas. Même l’espèce humaine, dont la reproduction est si lente, peut doubler en nombre dans l’espace de vingt-cinq ans ; et, d’après cette progression, il suffirait de quelques mille ans pour qu’il ne restât plus la moindre place pour sa multiplication ultérieure. Linné a calculé que, si une plante annuelle produit seulement deux graines, et il n’est point de plante qui soit si peu féconde, si ces deux graines, venant à germer et à croître, en produisent chacune deux autres l’année suivante, et ainsi de suite, en vingt années seulement l’espèce possédera un million d’individus. On sait que l’Éléphant est le plus lent à se reproduire de tous les animaux connus, et j’ai essayé d’évaluer au minimum la progression probable de sa multiplication. C’est rester au-dessous du vrai que d’assurer qu’il se reproduit dès l’âge de trente ans, et continue jusqu’à quatre-vingt-dix ans, après avoir donné trois couples de petits dans cet intervalle. Or, d’après cette supposition, au bout de cinq cents ans, il y aurait quinze millions d’Éléphants vivants descendus de la première paire.

IV. Rapide accroissement des plantes et des animaux naturalisés. — Mais nous avons d’autres preuves de cette loi que des calculs purement théoriques : ce sont les cas nombreux d’une multiplication étonnamment rapide chez divers animaux à l’état sauvage, lorsque les circonstances leur ont été favorables pendant deux ou trois saisons successives seulement. L’exemple de plusieurs d’entre nos races domestiques redevenues sauvages en diverses parties du monde est encore plus frappant. Si les faits constatés dans l’Amérique du Sud et dernièrement en Australie, sur la multiplication des Bœufs et des Chevaux, n’étaient parfaitement authentiques, ils seraient incroyables. Il en est de même des plantes : on peut citer des espèces végétales nouvellement introduites en certaines îles où elles sont devenues très communes en moins de dix années. Plusieurs plantes, telles que le Cardon culinaire et un grand Chardon qui sont maintenant extrêmement communs dans les vastes plaines de la Plata, où ils recouvrent des lieues carrées de surface presque à l’exclusion de toute autre plante, ont été importées d’Europe ; et je tiens du Dr Falconer que, dans l’Inde, certaines plantes qui s’étendent aujourd’hui depuis le cap Comorin jusqu’à l’Himalaya, ont été importées d’Amérique depuis sa découverte. En pareils cas, et l’on pourrait multiplier sans fin les exemples, nul n’a jamais supposé que la fécondité de ces plantes ou de ces animaux se fût soudainement et temporairement accrue d’une manière sensible. La seule explication satisfaisante de ce fait, c’est d’admettre que les conditions de vie leur ont été extrêmement favorables, qu’il y a eu conséquemment une moindre destruction des individus vieux ou jeunes, et que presque tous ces derniers ont pu se reproduire à leur tour. En pareille occurrence, la raison géométrique de multiplication, dont le résultat ne manque jamais d’être surprenant, rend compte de l’accroissement extraordinaire et de la grande diffusion de ces espèces naturalisées dans leur nouvelle patrie. À l’état de nature, presque chaque plante produit des graines, et parmi les animaux il en est peu qui ne s’accouplent pas annuellement. On peut en toute sécurité en inférer que toutes les espèces de plantes ou d’animaux tendent à se multiplier en raison géométrique, que chacune d’entre elles suffirait à peupler rapidement toute contrée où il leur est possible de vivre, et que leur tendance à s’accroître selon une progression mathématique doit être nécessairement contre-balancée par des causes de destruction à une période quelconque de leur existence. Nous sommes induits en erreur par l’observation habituelle de nos animaux domestiques. Nous ne les voyons pas exposés à de fréquents dangers, et nous oublions qu’il en est des millions qui sont annuellement tués pour notre nourriture. A l’état de nature il faudrait également que, d’une manière ou d’une autre, il en pérît un grand nombre. La seule différence entre les organismes qui produisent annuellement des œufs ou des graines par milliers, et ceux qui n’en produisent qu’un petit nombre, c’est que les plus lents reproducteurs auraient besoin de quelques années de plus pour peupler une contrée entière, si étendue qu’elle fût, les circonstances étant favorables. Le Condor produit une couple d’œufs, et l’Autruche une vingtaine ; et cependant en une même contrée le Condor peut être l’espèce la plus nombreuse des deux. Le Fulmar Pétrel (Procellaria glacialis) ne pond qu’un seul œuf ; néanmoins c’est l’espèce la plus nombreuse que l’on connaisse parmi les oiseaux. Une Mouche dépose une centaine d’œufs, et une autre, l’Hippobosque, un seul ; mais cette différence ne décide nullement du nombre d’individus des deux espèces qu’un même district peut nourrir. Il est de quelque utilité pour les espèces qui se nourrissent d’aliments dont la quantité est rapidement variable, d’être très fécondes, parce que cette fécondité leur permet de s’accroître en nombre avec une rapidité égale à celle de leurs moyens d’existence. Mais l’avantage réel qu’elles retirent d’un grand nombre d’œufs ou de graines, c’est de pouvoir contre-balancer de grandes causes de destruction à certaine période de l’existence de leurs représentants individuels, période dans la plupart des cas plus ou moins hâtive. Si un animal est capable de protéger ses œufs ou ses petits, il peut n’en produire qu’un petit nombre, et cependant le contingent moyen de l’espèce demeurera au complet ; mais si beaucoup d’œufs ou de petits sont exposés à être détruits, il faut qu’il en soit produit une grande quantité, autrement l’espèce s’éteindrait. Pour maintenir constamment en même nombre les représentants d’une espèce d’arbres, vivant mille ans en moyenne, il suffirait qu’une seule graine fût produite en ces mille ans, supposant que cette graine ne fût jamais détruite, et germât sûrement en lieu convenable : de sorte qu’en tous cas, le contingent moyen de chaque espèce animale ou végétale ne dépend que très indirectement du nombre des œufs ou des graines que peut produire chacun de ces individus. Lorsqu’on observe la nature, il est de la dernière nécessité d’avoir toujours présent à l’esprit que chaque être organisé qui vit autour de nous doit être regardé comme s’efforçant dans toute la mesure de son pouvoir de multiplier son espèce ; que chaque individu ne vit qu’en raison d’un combat livré à quelque période de sa vie et dont il est sorti vainqueur ; et qu’une loi de destruction inévitable décime, soit les jeunes, soit les vieux, à chaque génération successive, ou seulement à des intervalles périodiques. Que l’obstacle à la multiplication s’allège ou que les causes de destruction diminuent, si peu que ce soit, et l’espèce s’accroîtra presque instantanément en nombre, sans limites nécessaires déterminables.

V. Des obstacles à la multiplication. Concurrence universelle. — Les causes qui mettent obstacle à la tendance naturelle des espèces à se multiplier sont fort obscures. Plus une espèce est vigoureuse, plus elle se multiplie, et aussi plus sa tendance à se multiplier rapidement devient puissante. Nous ne connaissons exactement aucun des obstacles qui arrêtent son développement progressif, et l’on ne peut s’en étonner si l’on songe combien nous sommes ignorants à cet égard, même en ce qui concerne l’Humanité, que nous connaissons cependant mieux qu’aucune autre espèce. Plusieurs auteurs ont habilement traité ce sujet ; et dans mon prochain ouvrage je discuterai longuement quelques-unes de ces causes répressives de la multiplication indéfinie des êtres, plus particulièrement à l’égard des animaux domestiques retournés à l’état sauvage dans l’Amérique du Sud. Je ne veux faire ici que quelques remarques, afin de rappeler à l’esprit du lecteur certains points principaux. Il semble généralement que ce soient les œufs ou les petits des animaux qui doivent souffrir le plus des causes diverses de destruction : cette règle n’est pas sans exception. Parmi les plantes, il y a une énorme destruction de graines ; mais, d’après quelques observations que j’ai faites, je crois que les jeunes plantules ont à souffrir davantage encore en ce qu’elles germent dans un sol déjà suffisamment fourni d’autres plantes plus âgées. Ces plantules ont aussi à redouter de nombreux ennemis : ainsi, sur une surface de sol de trois pieds de long et de deux de large, bien bêchée et sarclée, de manière qu’aucune plante ne pût leur faire obstacle, j’observais tous les germes de nos herbes locales à mesure qu’ils levaient, et sur les 357 que je comptais, il n’y en eut pas moins de 295 qui furent détruits, principalement par les Limaces et les insectes. Si on laisse croître un gazon qui pendant longtemps a été périodiquement fauché ou brouté de près par des quadrupèdes, les plantes les plus vigoureuses tuent peu à peu celles qui le sont moins, toutes parvenues qu’elles soient à la force de l’âge adulte. Sur vingt espèces croissant sur une petite place gazonnée de trois pieds sur quatre, neuf périssent ainsi par cela seul qu’on a laissé croître librement les autres. La quantité des subsistances propres à chaque espèce marque donc naturellement la limite extrême de son accroissement ; mais très fréquemment ce n’est pas autant le manque de nourriture que l’appétit d’autres animaux qui détermine le nombre moyen des individus d’une espèce. Ainsi, on ne peut douter que la quantité des Perdrix, des Coqs de bruyère et des Lièvres qui vivent sur un grand domaine, ne dépende principalement de la destruction de la vermine. Si, pendant vingt années, on n’abattait pas une seule pièce de gibier en Angleterre, mais que d’autre part la vermine ne fût pas détruite, selon toute probabilité le gibier serait plus rare qu’aujourd’hui ; et cependant ces animaux sont annuellement tués par centaines de mille. D’un autre côté, en quelques cas assez rares, tel que l’Éléphant, par exemple, aucun individu de l’espèce ne devient la proie d’autres animaux, car même le Tigre de l’Inde n’ose que très rarement attaquer un jeune Éléphant protégé par sa mère.

VI. Effets du climat. — Le climat joue un rôle important dans la détermination du nombre moyen d’individus de chaque espèce, et le retour périodique de saisons extrêmement froides ou extrêmement sèches semble le plus puissant des obstacles à leur multiplication. J’ai calculé, principalement d’après le nombre très réduit des nids du printemps, que l’hiver de 1854-55 détruisit les cinq sixièmes des oiseaux sur mes propres terres ; et l’on voit que c’est une somme de destruction effrayante, lorsqu’on songe qu’une mortalité de dix pour cent est extraordinaire dans les épidémies humaines. L’action du climat paraît à première vue sans relation avec la concurrence vitale ; mais pour autant que le climat peut agir principalement en diminuant les subsistances, il cause une lutte des plus intenses entre les individus, soit de même espèce, soit d’espèces diverses, qui vivent des mêmes aliments. Même lorsque le climat, soit par exemple un froid extrêmement rigoureux, agit directement, ce sont les sujets les moins vigoureux, ou ceux qui n’ont pu se procurer qu’une moindre quantité de nourriture pendant la durée de l’hiver, qui souffrent le plus. Quand on voyage du sud vers le nord, ou qu’on passe d’une région humide à une région sèche, on observe invariablement que quelques espèces deviennent de plus en plus rares, et finissent par disparaître complétement ; et le changement du climat étant quelque chose de frappant à première vue, nous sommes disposés à attribuer entièrement cette disparition à son action directe. Mais ce serait faire erreur : nous oublions que chaque espèce, même dans les lieux où elle est le plus répandue, subit toujours une destruction considérable à certaines phases de la vie individuelle de ses représentants et du fait de leurs ennemis ou de leurs compétiteurs pour la même place au soleil et pour la même nourriture. Si ces ennemis ou ces concurrents sont le moins du monde favorisés par un léger changement de climat, ils s’accroîtront en nombre, et, comme chaque région est déjà peuplée d’un nombre suffisant d’habitants, les autres espèces devront décroître. Si, voyageant vers le sud, nous voyons une espèce décroître en nombre, nous pouvons demeurer certains que c’est autant parce que d’autres espèces se trouvent favorisées par le climat, que parce qu’elle seule, entre toutes les autres, en souffre directement. Il en est de même si nous avançons vers le nord, mais en un degré un peu moindre : car le nombre total des espèces de toutes sortes, et par conséquent des concurrents, diminue quand la latitude s’élève. Il suit de là qu’en allant vers le nord ou en gravissant une montagne, nous rencontrons plus souvent de ces formes rabougries, qui sont directement dues à l’action nuisible du climat, qu’en avançant vers le sud ou en descendant une montagne. Quand on atteint les régions arctiques, celles des neiges éternelles ou de véritables déserts, la lutte vitale n’a plus lieu que contre les éléments. Une preuve évidente que le climat agit principalement d’une manière indirecte en favorisant d’autres espèces, c’est que nous voyons dans nos jardins une prodigieuse quantité de plantes supporter parfaitement notre climat, sans qu’elles puissent jamais s’y naturaliser à l’état sauvage, parce qu’elles ne pourraient ni soutenir la concurrence avec nos plantes natives, ni se défendre efficacement contre nos animaux indigènes. Quand, par suite de circonstances particulièrement favorables, une espèce se multiplie extraordinairement dans un district très limité, des épidémies en résultent souvent ; du moins c’est ce qu’on a constaté parmi les espèces qui composent notre gibier. Il y a donc ici une cause de limitation indépendante de la concurrence vitale. Mais ces épidémies elles-mêmes paraissent dues à des vers parasites, qui, par une cause quelconque, et par suite peut-être de la facilité plus grande avec laquelle ils peuvent se multiplier parmi des animaux vivant en foule plus pressée sur un même espace, se sont trouvés disproportionnellement favorisés : ici encore il y a donc une sorte de lutte entre les parasites et leur proie.

VII. Protection provenant du grand nombre des individus. — D’un autre côté, il arrive fréquemment qu’un grand nombre d’individus de la même espèce, relativement au nombre de ses ennemis, est absolument nécessaire à sa conservation. Ainsi nous pouvons obtenir une grande quantité de Blé et de Navette, etc., dans nos champs, parce que la semence est en considérable excès, par rapport au nombre des oiseaux, qui s’en nourrissent ; et parce que les oiseaux, bien que se trouvant avoir une surabondance de nourriture en cette saison, ne peuvent s’accroître en nombre proportionnellement à cet excès de nourriture, leur nombre étant périodiquement diminué chaque hiver. Mais chacun sait, parmi ceux qui l’ont essayé, combien il est difficile d’obtenir de la semence de quelques grains de Blé, ou d’autres plantes semblables, dans un jardin : en pareil cas, j’ai chaque fois perdu les graines que j’avais semées seules. Cette nécessité d’une grande masse d’individus pour la conservation de l’espèce explique, je pense, quelques faits singuliers dans la nature : ainsi quelques plantes très rares sont extrêmement abondantes dans les endroits disséminés où elles se trouvent ; tandis que quelques plantes sociales demeurent telles, c’est-à-dire abondantes en individus, même aux derniers confins de leur station. Nous aurions pu croire, au contraire, qu’une plante pouvait exister seule où les conditions de vie lui étaient assez favorables pour que beaucoup puissent exister ensemble afin de sauver ainsi l’espèce d’entière destruction. Je dois ajouter que les heureux effets de croisements fréquents et les effets fâcheux des fécondations entre individus proches parents jouent aussi leur rôle en pareil cas ; mais je ne veux pas m’étendre ici sur cette difficile question.

VIII. Rapports mutuels et complexes des êtres organisés dans la nature. — Des faits nombreux montrent combien les relations mutuelles des êtres organisés et les obstacles réciproques à la multiplication des espèces qui ont à lutter les unes contre les autres en une même contrée sont complexes et imprévus. Je n’en veux donner qu’un exemple, qui, bien que fort simple, m’a vivement intéressé. Dans le comté de Stafford, sur les domaines d’un parent où je jouissais de nombreux moyens d’investigation, il y avait une lande extrêmement stérile qui jamais n’avait été remuée de main d’homme ; mais plusieurs centaines d’acres du même terrain avaient été enclos vingt-cinq ans auparavant et plantés de Pins d’Écosse. La végétation indigène de la portion de la lande qui avait été plantée offrait un contraste remarquable, et plus frappant qu’on ne l’observe généralement en passant d’un sol à un autre sol tout à fait différent ; non seulement le nombre proportionnel des pieds de Bruyère était complétement changé, mais douze espèces de plantes, sans compter les Graminées et les Carex, florissaient dans la plantation et ne se trouvaient pas dans la lande. Le changement produit dans la population des insectes devait encore avoir été plus grand, car six espèces d’oiseaux insectivores étaient communs dans la plantation et n’habitaient point la lande qui, par contre, était fréquentée par deux ou trois espèces distinctes. Nous voyons donc ici combien l’introduction d’un seul arbre a eu de puissants effets, rien de plus n’ayant été fait, sinon que la terre plantée avait été enclose afin que le bétail ne pût y entrer. Mais de quelle importance est la clôture en pareil cas, c’est ce que j’ai pu constater avec évidence près de Farnham en Surrey. Là s’étendent de vastes landes parsemées de quelques massifs de vieux Pins d’Écosse, qui couronnent les sommets des collines. Pendant ces dix dernières années, de vastes espaces ayant été enclos, des Pins s’y sont semés d’eux-mêmes et y croissent maintenant en nombre considérable, si pressés les uns contre les autres, que beaucoup d’entre eux sont étouffés. Quand je me fus assuré que ces jeunes arbres n’avaient été ni semés ni plantés, je fus d’autant plus surpris de leur nombre, qu’en examinant des centaines d’acres de lande libre, je ne pus littéralement apercevoir un seul Pin, excepté dans les massifs anciennement plantés. Cependant, en regardant de plus près entre les tiges de Bruyère, je trouvai une multitude de jeunes plants et de petits arbres qui avaient été broutés ras par le bétail au fur et à mesure qu’ils croissaient. Dans un yard carré60 à la distance de quelques cents mètres de l’un des vieux massifs, je comptai jusqu’à trente-deux jeunes Pins ; et l’un d’eux, marquant vingt-six anneaux de croissance, avait durant autant d’années essayé d’élever sa cime au-dessus des tiges de Bruyère sans pouvoir y parvenir. Il n’est donc point étonnant qu’aussitôt la terre enclose elle se couvrit de rangs épais de jeunes Pins croissant avec vigueur. Pourtant cette lande était si stérile et si vaste, que nul ne se serait jamais imaginé que le bétail en quête de nourriture pût réussir à la dépouiller avec tant de soin et aussi complétement. Ici nous venons de voir le bétail décider absolument de l’existence du Pin d’Écosse ; mais en diverses contrées, certains insectes déterminent l’existence du bétail. C’est peut-être le Paraguay qui offre l’un des plus curieux exemples de ce fait. En ce pays ni le Bœuf, ni le Cheval, ni le Chien ne se sont naturalisés, bien qu’ils s’étendent vers le nord et vers le sud à l’état sauvage. Or, Azara et Rengger ont montré qu’une certaine Mouche, très commune en cette contrée, dépose ses œufs dans le nombril de ces animaux nouveau-nés et les fait périr. La multiplication de ces Mouches, si nombreuses qu’elles soient, doit être habituellement limitée par quelque moyen, et probablement par d’autres insectes parasites détruits à leur tour sans doute par certains oiseaux. Il s’ensuit que, si de certains oiseaux insectivores diminuaient de nombre au Paraguay, les insectes parasites ennemis des Mouches s’accroîtraient ; de sorte que, le nombre de ces dernières venant à diminuer, elles n’empêcheraient plus les Bœufs de vivre à l’état sauvage. Or, d’après les observations que j’ai pu faire dans l’Amérique du Sud, l’existence du bétail à l’état sauvage modifierait profondément la végétation. Cette modification affecterait les insectes ; ceux-ci agiraient à leur tour sur les oiseaux insectivores, comme nous l’avons vu tout à l’heure dans le comté de. Stafford ; et ainsi de suite, l’effet produit croîtrait toujours en s’agrandissant suivant des cercles de plus en plus enchevêtrés. Nous avions commencé cette série par les oiseaux insectivores, et nous l’avons terminée en revenant à eux ; mais qu’on ne croie pas que dans la nature tous les rapports mutuels soient toujours aussi simples. Batailles sur batailles se livrent constamment avec des succès divers ; et cependant l’équilibre des forces est si parfaitement balancé dans le cours des temps, que l’aspect de la nature demeure le même pendant de longues périodes, bien qu’il suffise souvent d’un rien pour donner la victoire à un être organisé au lieu d’un autre. Néanmoins, notre ignorance est si profonde, et notre présomption si haute, que nous nous émerveillons d’apprendre la destruction d’une espèce ; et parce que nous n’en voyons pas la cause, nous supposons des cataclysmes pour désoler le monde, ou inventons des lois sur la durée des formes vivantes. Je suis tenté de donner encore un exemple pour montrer comment les plantes et les animaux les moins élevés dans l’échelle naturelle sont reliés ensemble par un réseau de relations complexes. J’aurai plus loin l’occasion de montrer que le Lobelia fulgens exotique n’étant jamais visité par des insectes en certaine partie de l’Angleterre, il résulte de sa structure particulière qu’il ne peut jamais produire de graines. La visite des papillons est absolument nécessaire à beaucoup de nos Orchidées pour mouvoir leurs masses polliniques et les féconder. Des expériences constatent que les Bourdons sont presque indispensables à la fécondation de la Pensée (Viola tricolor), car les autres Abeilles ne la visitent pas. J’ai aussi constaté que les visites des Abeilles sont nécessaires à la fécondation de quelques espèces de Trèfle : par exemple 20 têtes de Trèfle hollandais (Trifolium repens) donnèrent 2, 290 graines, tandis que 20 autres têtes protégées contre les Abeilles n’en donnèrent pas une. De même 100 têtes de Trèfle rouge (T. pratense) produisirent 2, 700 graines, mais le même nombre de têtes protégées n’en produisirent aucune. Les Bourdons visitent seuls le Trèfle rouge ; les autres Abeilles n’en peuvent atteindre le nectar. On a émis l’idée que les Papillons pouvaient aider à la fécondation des Trèfles ; mais je doute que ce soit possible à l’égard du Trèfle rouge, leur poids ne paraissant pas suffisant pour déprimer les ailes de la corolle. De là on peut inférer comme probable que, si le genre entier des Bourdons s’éteignait en Angleterre, la Pensée et le Trèfle rouge y deviendraient très rares ou disparaîtraient totalement. Le nombre des Bourdons, en quelque district que ce soit, dépend beaucoup du nombre des Mulots, qui détruisent leurs rayons et leurs nids ; et M. H. Newmann, qui a observé pendant longtemps les habitudes des Bourdons, croit que « plus des deux tiers d’entre eux sont détruits de cette manière en Angleterre. » Maintenant le nombre des Mulots dépend, comme chacun sait, du nombre des Chats ; et M. Newmann dit que, près des villages et des petites villes, il a trouvé des nids de Bourdons en plus grand nombre que partout, ce qu’il attribue au grand nombre de Chats qui détruisent les Mulots. Il est donc très probable que la présence d’un animal félin, en assez grand nombre dans un district, peut décider, au moyen de l’intervention des Souris d’abord et ensuite des Abeilles, de la multiplication de certaines fleurs dans ce même district. La multiplication de toute espèce est donc toujours entravée par diverses causes qui agissent à différentes périodes de la vie, et qui, en différentes saisons de l’année, jouent leur rôle tour à tour ; quelques-unes sont plus puissantes, mais toutes concourent à déterminer le nombre moyen des individus ou l’existence même de chaque espèce. En quelques cas on peut prouver que dans des districts différents ce sont de très différentes causes qui mettent obstacle à l’existence d’une même espèce. Quand on considère les plantes et les arbustes qui recouvrent un fourré, on est tenté d’attribuer leur nombre proportionnel et leurs espèces à ce que l’on appelle le hasard. Mais quelle erreur profonde ! Chacun a entendu dire que, lorsqu’on abat une forêt américaine, une végétation toute différente surgit soudain ; mais on a remarqué que les anciennes ruines indiennes du midi des États-Unis, qui doivent avoir été un jour dépouillées d’arbres, déploient maintenant la même admirable diversité et les mêmes essences en même proportion que les forêts vierges environnantes. Quel combat doit s’être livré pendant de longs siècles entre les différentes espèces d’arbres, chacune d’elles répandant annuellement ses graines par milliers ! Quelle guerre d’insecte à insecte ; et des insectes, limaçons et autres animaux contre les oiseaux et bêtes de proie ; tous s’efforçant de multiplier, et tous se nourrissant les uns des autres, ou vivant des arbres, de leurs graines, de leurs jeunes plants, ou des autres plantes qui d’abord couvraient la terre et empêchaient par conséquent la croissance des arbres ! Qu’on jette en l’air une poignée de plumes, et chacune d’elles tombera à terre d’après des lois définies ; mais combien le problème de leur chute est simple auprès de celui des actions et réactions des plantes et des animaux sans nombre qui ont déterminé, pendant le cours des siècles, les nombres proportionnels et les espèces des arbres qui croissent maintenant sur les ruines indiennes !

IX. Concurrence vitale plus sérieuse entre les individus et les variétés de la même espèce ; souvent sérieuse encore entre les espèces du même genre. — La dépendance d’un être organisé par rapport à un autre, telle que celle du parasite par rapport à sa proie, se manifeste généralement entre des êtres très éloignés les uns des autres dans l’échelle de la nature. Tel est souvent le cas parmi les animaux qui peuvent être considérés comme luttant les uns contre les autres pour leurs moyens d’existence, comme par exemple les Sauterelles et les quadrupèdes herbivores. Mais presque toujours la lutte est encore beaucoup plus intense entre les individus de la même espèce, car ils fréquentent les mêmes districts, exigent de la même nourriture, et sont exposés aux mêmes dangers. Entre les variétés d’une même espèce, la lutte doit être en général presque également sérieuse, et nous voyons souvent la victoire bientôt décidée : si par exemple plusieurs variétés de Blé sont semées ensemble, et si la semence mêlée en est ressemée, celles d’entre ces variétés qui conviennent le mieux au sol et au climat, ou qui sont par nature les plus fécondes, l’emportent sur les autres, donnent plus de graines, et conséquemment supplantent celles-ci en peu d’années. Pour maintenir en masse un mélange de variétés, même aussi voisines que le sont les Pois de senteur (Lathyrus odoratus) de diverses couleurs, il est nécessaire de les récolter chaque année séparément et d’en mêler la semence en proportion convenable ; autrement les essences les plus faibles décroissent rapidement en nombre jusqu’à disparition complète. Il en est de même des variétés de Moutons : il a été constaté que certaines variétés de montagnes affament à tel point les autres, qu’on ne peut les garder ensemble dans les mêmes pâturages. On a remarqué le même effet parmi les différentes variétés de Sangsues médicinales nourries dans les mêmes réservoirs. I est même douteux que toutes le variétés de nos plantes cultivées ou de nos animaux domestiques aient si exactement les mêmes formes, les mêmes habitudes et la même constitution, que les proportions premières d’une masse mélangée puissent se maintenir pendant une demi-douzaine de générations, si rien n’empêche la lutte de s’établir entre elles, comme entre les races sauvages, et si les graines et les petits ne sont annuellement assortis. Comme les espèces du même genre ont habituellement, mais non pas invariablement, quelques ressemblances dans leurs habitudes et leur constitution, et toujours dans leur structure, la lutte est généralement plus vive entre ces espèces proches alliés, lorsqu’elles entrent en concurrence, qu’entre les espèces de genres distincts. Nous voyons un exemple de cette loi dans l’extension récente en certaines provinces des États-Unis d’une espèce d’Hirondelle qui a causé la décadence d’une autre espèce. L’accroissement récent de la Draine (Turdus viscivorus) en certaines parties de l’Écosse a causé la rareté croissante de la Grive commune (Turdus musicus). Combien n’arrive-t-il pas fréquemment qu’une espèce de Rat prenne la place d’une autre sous les plus différents climats ! En Russie, la petite Blatte d’Asie (Blatta orientalis) a partout chassé devant elle sa grande congénère. Notre Abeille, nouvellement importée en Australie, est en train d’y exterminer rapidement la petite Abeille sans aiguillon qui y est indigène61. Une espèce de Moutarde en supplante une autre, et ainsi de suite. Nous pouvons concevoir à peu près pourquoi la concurrence est plus vive entre des formes alliées qui remplissent presque la même place dans l’économie de la nature ; mais il est probable que nous ne pourrions dire en un seul cas précisément pourquoi une espèce a remporté la victoire sur une autre dans la grande bataille de la vie.

X. Les rapports d’organisme à organisme sont les plus importants. — Un corollaire de la plus haute importance peut se déduire des remarques précédentes : c’est que la structure de chaque être organisé est dans une dépendance nécessaire, bien que souvent très difficile à découvrir, de la structure des autres êtres organisés qui lui font concurrence pour la nourriture ou la résidence, qui lui servent de proie ou contre lesquels il doit se défendre. Cette loi est évidente dans la structure des dents et des griffes du Tigre et dans celle des pieds et des crochets de l’insecte parasite qui grimpe aux poils de son corps. Mais la belle aigrette plumeuse des graines de la Chicorée sauvage, ainsi que les pieds aplatis et frangés des Coléoptères aquatiques, ne semblent en relation directe qu’avec les milieux ambiants, c’est-à-dire avec l’air et avec l’eau. Cependant une graine plumeuse est sans nul doute un avantage lorsque le sol est déjà très fourni d’autres plantes ; parce que la graine peut alors plus aisément se répandre au loin avec plus de chances de tomber sur un terrain inoccupé. Chez les Coléoptères aquatiques, la structure des pieds, si bien disposés pour plonger, leur permet de soutenir la concurrence contre d’autres insectes, de chasser aisément leur propre proie et d’échapper au danger de devenir la proie d’autres animaux. La quantité de substance nutritive contenue dans les graines de beaucoup de plantes, comme par exemple les Pois et les Fèves, semble d’abord indifférente et sans aucune relation directe avec leurs succès sur les autres plantes ; mais la vigueur de sève que manifestent les jeunes sujets issus de telles graines, lorsqu’ils germent et lèvent au milieu de hautes herbes, peut faire supposer que la nourriture contenue dans la graine a principalement pour but de favoriser la jeune plante, pendant qu’elle lutte avec d’autres espèces qui croissent vigoureusement autour d’elle. Pourquoi chaque forme végétale ne multiplie-t-elle pas dans toute l’étendue de sa région naturelle, jusqu’à doubler ou quadrupler le nombre de ses représentants ? Nous savons qu’elle peut parfaitement supporter un peu plus de chaleur ou de froid, d’humidité ou de sécheresse ; car autre part elle croît en des districts plus chauds ou plus froids, plus secs ou plus humides. Mais, en pareil cas, il est évident que, si notre imagination suppose à une plante le pouvoir de s’accroître en nombre, elle devra lui supposer aussi quelque avantage sur ses concurrents ou sur les animaux qui s’en nourrissent. Sur les confins de sa station géographique, un changement de constitution en rapport avec le climat lui serait d’un avantage certain ; mais nous avons toute raison pour croire que seulement un très petit nombre de plantes ou d’animaux s’étendent assez loin pour être détruits par la seule rigueur du climat. C’est seulement aux confins extrêmes de la vie, dans les régions arctiques ou sur les bords d’un désert, que cesse la concurrence. Que la terre soit très froide ou très sèche, et cependant il y aura concurrence encore entre quelques rares espèces, et enfin entre les individus de la même espèce pour les endroits les plus humides ou les plus chauds. On peut déduire de là que, si une plante ou un animal est placé dans une nouvelle contrée parmi de nouveaux compétiteurs, lors même que le climat serait parfaitement identique, les conditions d’existence de l’espèce n’en sont pas moins généralement changées d’une manière essentielle. Si nous souhaitons accroître, dans sa nouvelle patrie, le nombre moyen de ses représentants, ils devront être modifiés d’une autre manière et dans une autre direction que si nous voulions obtenir un pareil résultat dans leur contrée natale ; car il nous faudrait leur procurer l’avantage sur un ensemble de compétiteurs ou d’ennemis tout différents. Mais s’il est aisé de donner ainsi en imagination à une forme quelconque certains avantages sur les autres, fort probablement dans la pratique réelle nous ne saurions en une seule occasion ni ce qu’il faudrait faire, ni comment y réussir. C’est ce qui achèverait de nous convaincre de notre ignorance, à l’égard des relations mutuelles des êtres organisés, conviction aussi nécessaire que difficile à acquérir. Tout ce qui nous est possible, c’est d’avoir constamment à l’esprit que tous les êtres vivants s’efforcent perpétuellement de se multiplier en raison géométrique ; mais que chacun d’eux, à certaines périodes de la vie, en certaines saisons de l’année, pendant le cours de chaque génération ou à intervalles périodiques, doit lutter contre de nombreuses causes de destruction. La pensée de ce combat universel est triste ; mais, pour nous consoler, nous avons la certitude que la guerre naturelle n’est pas incessante, que la peur y est inconnue, que la mort est généralement prompte et que ce sont les êtres les plus vigoureux, les plus sains et les plus heureux qui survivent et qui se multiplient.