Mémoires du cardinal de Retz. (Collection Michaud et
Poujoulat, édition Champollion.)
1837
Les Mémoires du cardinal de Retz parurent pour la première fois en 1717, sous la régence de Philippe d’Orléans. Lorsqu’on sut qu’une copie furtive de ces Mémoires était livrée à l’impression et sur le point de paraître, le Régent demanda au lieutenant de police d’Argenson quel effet ce livre pouvait produire.
Aucun qui doive vous inquiéter, monseigneur, répondit d’Argenson, qui connaissait l’ouvrage. La façon dont le cardinal de Retz parle de lui-même, la franchise avec laquelle il découvre son caractère, avoue ses fautes, et nous instruit du mauvais succès qu’ont eu ses démarches imprudentes, n’encouragera personne à l’imiter. Au contraire, ses malheurs sont une leçon pour les brouillons et les étourdis. On ne conçoit pas pourquoi cet homme a laissé sa confession générale par écrit…
L’effet fut pourtant tout différent de celui que présageait
d’Argenson. C’est comme si l’on avait dit, la veille du jour où parurent Les Confessions
de Jean-Jacques Rousseau, qu’elles allaient ruiner
l’autorité du philosophe. Il est des erreurs et des fautes si bien confessées
qu’elles deviennent▶ à l’instant contagieuses pour l’imagination humaine.
« Ce livre, disait l’honnête Brossette (le plus pacifique des
hommes), parlant des Mémoires de Retz, me rend ligueur,
frondeur, et presque séditieux, par contagion. »
Le Régent en sut
quelque chose peu après la publication, et la conspiration de Cellamare, en
1718, fut une manière de contrefaçon et de commentaire des Mémoires de Retz. À toutes les époques de troubles civils, ils ont été
de circonstance et ont renouvelé d’intérêt. Benjamin Constant disait sous le
Directoire qu’il ne pouvait plus lire que deux livres, Machiavel et Retz.
Aujourd’hui donc, nous sommes dans un temps propice, ce semble, pour relire ces
Mémoires et en tirer quelques leçons, si jamais les leçons
de ce genre peuvent servir. Quand je viens en parler aujourd’hui, ce n’est point
toutefois pour y chercher aucune application politique, ni pour y pratiquer
aucune perspective selon les vues du moment ; j’aime mieux les prendre d’une
manière plus générale, plus impartiale, et plus en eux-mêmes.
Retz appartient à cette grande et forte génération d’avant Louis XIV, dont étaient plus ou moins, à quelques années près, La Rochefoucauld, Molière, Pascal lui-même, génération que le régime de Richelieu avait trouvée trop jeune pour la réduire, qui se releva ou se leva le lendemain de la mort du ministre, et se signala dans la pensée et dans le langage (quand l’action lui fit défaut) par un jet libre et hardi, dont se déshabituèrent trop les hommes distingués sortis du long régime de Louis XIV. Cela est si vrai quant à la pensée et à la langue, que, lorsque les Mémoires de Retz parurent, une des raisons qu’alléguèrent ou que bégayèrent contre leur authenticité quelques esprits méticuleux, c’était la langue même de ces admirables Mémoires, cette touche vive, familière, supérieure et négligée, qui atteste une main de maître et qui choquait ceux qu’elle ne ravissait jamais. La langue sous Louis XIV acquit bien des qualités, et elle les fixa au commencement du xviiie siècle par un cachet de correction et de concision, mais elle y avait perdu je ne sais quoi de large et l’air de grandeur.
C’est cet air de grandeur que Retz prisait le plus, qu’il ambitionna d’abord en
tout, dans ses paroles, dans ses actions, et qu’il porta dans tous ses projets ;
mais, s’il affectait la gloire, il avait en lui bien des qualités de premier
ordre pour en former le fonds. Né en octobre 1614, d’une famille illustre,
destiné malgré lui à l’Église avec « l’âme peut-être la moins
ecclésiastique qui fût dans l’univers »
, il essaya de se tirer de sa
profession par des duels, par des aventures galantes ; mais l’opiniâtreté de sa
famille et son étoile empêchèrent ces premiers éclats de produire leur effet et
de le rejeter dans la vie laïque. Il en prit son parti et se mis à l’étude avec
vigueur, déterminé comme César à n’être le second en rien, pas même en Sorbonne.
Il y réussit, il tint tête dans les luttes finales et dans les Actes de l’école à un abbé protégé du cardinal de Richelieu, et
l’emporta d’une manière signalée, sans se soucier de choquer ainsi le puissant
cardinal « qui voulait être maître partout et en toutes choses »
.
Vers ce même temps, une copie de La Conjuration de Fiesque,
premier ouvrage profane de l’abbé de Retz, étant venue aux mains de Richelieu,
celui-ci vit à quel point ce jeune homme caressait l’idéal du conspirateur et du
séditieux grandiose, et il dit ces mots : « Voilà un dangereux
esprit. »
On assure qu’il aurait dit un autre jour à son maître de
chambre, en parlant encore de lui, « qu’il avait un visage tout à fait
patibulaire »
.
Retz était petit, laid, noir, assez mal fait et myope ;
voilà des qualités peu propres à faire un galant, ce qui ne l’empêcha point de
l’être, et avec succès. Sobre sur le manger, il était extrêmement libertin, mais
surtout ambitieux, menant de front toutes choses, ses passions, ses vues, et des
desseins même dans lesquels entrait à quelque degré la considération de la chose
publique. Possédé de l’ardeur de faire parler de lui, et d’arriver au grand, à
l’extraordinaire ; en même temps qu’il entrait dans le monde sous le règne d’un
ministre despotique, il n’avait de ressource que dans l’idée de conspiration, et
il tourna de ce côté ses prédilections premières, comme, en d’autres temps, il
les eût peut-être inclinées autre part. Malgré sa turbulence et son impétuosité,
Retz était très capable de se contraindre, quand l’intérêt de son ambition l’y
portait. En Italie, à Rome, pendant un voyage qu’il y fit en 1638, à l’âge de
vingt-quatre ans, il résolut de ne donner sur lui aucune prise et de s’acquérir
à tout hasard une bonne renommée dans une cour ecclésiastique. Retz nous le dit,
et Tallemant, qui était du voyage et de sa compagnie, nous le confirme
expressément : « Il le faut bien louer d’une chose, dit Tallemant, c’est
qu’à Rome, non plus qu’à Venise, il ne vit pas une femme, ou il en vit si
secrètement que nous n’en pûmes rien découvrir. »
Avec cela il
s’appliquait à relever cette modestie de passage d’une grande dépense, de belles
livrées, d’un équipage très cavalier ; et un jour, pour soutenir le point
d’honneur et plutôt que de céder le terrain dans un jeu de paume, il fut près de
tirer l’épée avec sa poignée de gentilshommes contre toute l’escorte de
l’ambassadeur de l’Empire.
Il était très avant dans les conjurations contre Richelieu, et il jouait sa tête dans les dernières années de ce ministre. Il a détaillé le projet d’une de ces conspirations dans laquelle il s’agissait, à la première nouvelle d’une victoire que remporterait le comte de Soissons, de soulever Paris et d’exécuter le coup de main avec les principaux mêmes des prisonniers de la Bastille, le maréchal de Vitry, Cramail et autres. Le plan était neuf. Le gouverneur de la Bastille ◀devenait▶ à l’instant prisonnier de sa propre garnison, dont on était sûr. On s’emparait à deux pas de là de l’Arsenal. Bref, c’est la conspiration Malet que Retz organisait contre Richelieu. Tout cela manqua, mais aurait pu réussir. Combien de grandes choses dans l’histoire ne tiennent qu’à un cheveu !
Richelieu mort et Louis XIII l’ayant suivi de près, on eut la régence, et la plus
débonnaire d’abord qui se pût voir. Retz obtint d’emblée d’être nommé coadjuteur
de son oncle à l’archevêché de Paris, et dès lors, pour prendre son langage, il
cesse d’être « dans le parterre, ou tout au plus dans l’orchestre, à
jouer et à badiner avec les violons »
; il monte sur le théâtre. On peut observer comme dans ses Mémoires,
où il parle de lui-même avec si peu de déguisement, il emploie perpétuellement
ces expressions et ces images de théâtre, de comédie ; il considère le tout uniquement comme un jeu, et il y a des
moments où, parlant des principaux personnages avec qui il a affaire, il s’en
rend compte et en dispose absolument comme un chef de troupe ferait pour ses
principaux sujets. Dans une des premières scènes de la Fronde, au Parlement
(11 janvier 1649), racontant la manière dont il fait enlever le commandement des
troupes au duc d’Elbeuf pour le faire décerner au prince de Conti, il montre
M. de Longueville, puis M. de Bouillon, puis le maréchal de La Mothe, entrant
chacun l’un après l’autre dans la salle, et recommençant, chaque fois, à
déclarer leur adhésion au choix du prince de Conti et à y donner les mains en ce
qui les regardait : « Nous avions concerté,
dit-il, de ne faire paraître sur le théâtre ces personnages que l’un après
l’autre, parce que nous avions considéré que rien ne touche et
n’émeut tant les peuples, et même les compagnies, qui tiennent toujours
beaucoup du peuple, que la variété des spectacles. »
Dans
tous ces passages, Retz se montre ouvertement dans ses récits comme un auteur ou
un impresario habile, qui monte sa pièce. Il était déjà de
cette race de ceux qui, en fait d’agitations et de révolutions, aiment le jeu
encore plus que le dénouement, grands artistes en intrigues et en influences et
s’y complaisant, tandis que les plus ambitieux plus vrais et plus positifs
tendent au but et aspirent au résultat. Il y a des endroits vraiment où, quand
on lit les Mémoires de Retz, en ces scènes charmantes et si
bien menées sous sa plume, il ne nous paraît pas tant faire la guerre à Mazarin
que faire concurrence à Molière.
Pourtant n’exagérons pas cette vue jusqu’au point d’omettre ce qu’il y avait de sérieusement considérable et de politique, au moins à l’origine, dans les projets et les vues de Retz. Et n’oublions jamais ceci : Retz, après tout, n’a point triomphé, il a manqué l’objet de sa poursuite, qui était de chasser Mazarin et de le remplacer auprès de la reine Anne d’Autriche. Nous avons en lui l’agitateur au complet, le frondeur, le factieux dans tout son beau : nous n’avons pas eu le ministre. Nous ne savons pas ce qu’il aurait pu faire dans ce rôle tout nouveau. Ce ne serait pas la première fois qu’une nature supérieure se serait transformée en s’emparant du pouvoir et en l’exerçant ; et même on n’est tout à fait supérieur qu’à cette condition d’avoir en soi ce qui transforme et renouvelle, ce qui suffit à toutes les situations grandes. Pour Retz comme pour Mirabeau, nous ne voyons que la lutte ardente, la vaste intrigue et la trame qui se déchire. L’homme de la seconde époque, chez tous deux, n’a pas eu carrière à se développer. Et Retz, dans cette comparaison, a le désavantage d’avoir survécu, d’avoir assisté à l’entier avortement de ses espérances, de s’y être en partie démoralisé, rabaissé et dégradé, comme il peut arriver aux plus fortes natures à qui le but échappe. Voyant la bataille perdue, dans les heures errantes de l’exil, de lâches distractions l’envahirent. Ce n’est que dans ses dernières années que Retz se relève, qu’il recouvre quelque dignité par une retraite noblement soutenue, qu’il réveille même l’idée de probité par d’immenses dettes complètement payées, et qu’il se rachète à nos yeux dans l’ordre de l’esprit par la composition de ses incomparables Mémoires. Il faut presque lui pardonner toutes ses intrigues et ses machinations, puisqu’il les a écrites. Mais, dans ses Mémoires, Retz, évincé de l’action et de la pratique, n’est de plus en plus qu’un écrivain, un peintre, un grand artiste ; il lui est impossible désormais d’être autre chose, et l’on s’arme aisément contre lui-même, contre ce qu’il aurait pu être et ◀devenir▶ autrefois, de cette qualité dernière qui fait à jamais sa gloire.
J’ai voulu glisser cette réserve parce que j’admire toujours à quel point les natures étroites et négatives sont empressées de dire à tout génie supérieur : « Tu n’as fait que ceci dans ta vie jusqu’à présent ; la fortune t’a empêché de t’essayer dans une plus large et plus ouverte carrière, donc tu n’aurais pu faire autre chose. » Ces gens-là ont besoin, de temps en temps, de recevoir quelques démentis comme celui que leur donne, par exemple, un Dumouriez aux défilés de l’Argonne.
En ce qui est de Retz, il y a malheureusement beaucoup de raisons d’induire que chez lui l’aventurier, l’audacieux, le téméraire, comme disait Richelieu, faisaient la partie la plus essentielle et le fond même de sa nature, et qu’ils eussent de tout temps compromis l’homme d’État dont il n’embrassait l’idée que par l’esprit. Il était de ceux en qui l’humeur domine le caractère ; l’amour de son plaisir, le libertinage, l’intrigue pour l’intrigue, le goût des déguisements et des mascarades, un peu trop de Figaro, si je puis dire, gâtaient le sérieux et rompaient dans la pratique la suite des desseins que son beau et impétueux génie était d’ailleurs si capable de concevoir. Maintes fois, il le reconnaît lui-même, il manquait de bon sens dans les déterminations, et il est des circonstances où il se reproche de n’en avoir pas eu un grain ; il était sujet à des éblouissements, à des coups d’imagination dont savent se préserver les hommes de qui la pensée doit guider et gouverner les empires. Ses contemporains nous le disent, et lui-même ne nous le cache pas. Quand un La Rochefoucauld nous peint Retz et que Retz s’accorde avec lui pour se reconnaître dans les traits principaux de cette peinture, nous n’avons plus qu’à nous taire, pauvres observateurs du lointain, et à nous incliner.
Le second livre des Mémoires de Retz est celui qui nous le montre le plus à son avantage, dans l’élévation de sa pensée politique et dans tous les agréments de ses peintures. Il n’est pas de plus beau et de plus véridique tableau (je dis véridique, car cela se sent comme la vie même) que celui du début de la régence et de cet établissement presque insensible, et par voie d’insinuation, auquel on assista alors, de la puissance du cardinal Mazarin. Cette douceur et cette facilité des quatre premières années de la régence, suivies tout d’un coup et sans cause apparente d’un mécontentement subit et d’un souffle de tempête, sont décrites et traduites dans ces pages de manière à défier et à déjouer tous les historiens futurs. Je ne comprends pas que M. Bazin, en lisant cela, n’ait pas à l’instant reconnu et salué Retz comme un maître, sauf ensuite à le contredire en bien des cas, s’il y avait lieu ; mais l’historien qui rencontre, dès les premiers pas, dans le sujet qu’il traite, un tel observateur et peintre pour devancier, et qui n’en tire sujet que de s’efforcer à tout amoindrir et à tout éteindre après lui, me paraît faire preuve d’un esprit de taquinerie et de chicane qui l’exclut à l’instant de la large voie dans la carrière. Notez que Retz en peignant explique, et que la raison politique et profonde des choses se glisse dans le trait de son pinceau. Après ces quatre premières années de la régence, durant lesquelles le mouvement d’impulsion donné par le cardinal de Richelieu continua de pousser le vaisseau de l’État sans qu’il fût besoin d’imprimer de secousse nouvelle, après ces quatre années de calme parfait, de sourire et d’indulgence, on entre, sans s’en apercevoir d’abord, dans de nouvelles eaux, et un nouveau souffle peu à peu se fait sentir : c’est le souffle des réformes, des révolutions. D’où vient-il ? à quelle occasion ? quels furent les minces sujets qui amenèrent des secousses si violentes ? C’est ce que Retz excelle à nous rendre, et ces pages de ses Mémoires, qu’on pourrait intituler : Comment les révolutions commencent, tiennent à la fois, par leur hauteur et par leur fermeté, de Bossuet et de Montesquieu.
« Il y a plus de douze cents ans que la France a des rois, dit Retz ; mais
ces rois n’ont pas toujours été absolus au point qu’ils le sont. »
Et dans un résumé rapide et brillant, il cherche à montrer que si la monarchie
française n’a jamais été réglée et limitée par des lois écrites, par des
chartes, comme les royautés d’Angleterre et d’Aragon, il avait toutefois existé
dans les temps anciens un sage milieu
« que nos pères avoient trouvé entre la licence des rois et le
libertinage des
peuples »
. Ce sage et juste
milieu qui, en France, a toujours été plutôt à l’état de vœu, de regret ou
d’espérance, qu’à l’état de pratique réelle, avait pourtant quelque ombre
d’effet et de coutume dans le pouvoir attribué au Parlement, et Retz montre tous
les rois sages, saint Louis, Charles V, Louis XII, Henri IV, empressés à se
modérer eux-mêmes et à s’environner d’une limite de justice. Au contraire, tout
ce que nous appellerions dans notre langue d’aujourd’hui tendance à la
centralisation, tous les efforts de Louis XI, de Richelieu, qui allaient se
consommer sous Louis XIV, tout ce qui devait rendre la monarchie maîtresse
unique, lui semble une voie au despotisme ; et on ne peut nier que ce ne fût du
pur despotisme en effet, avant que cette unité dans l’administration se fût
rejointe et combinée, après 89 et après 1814, avec le régime constitutionnel et
de liberté. Quand l’œuvre n’était qu’à moitié chemin et faite seulement d’un
côté, comme du temps de Retz, au lendemain de la mort de Richelieu, cet
envahissement sans contrôle du pouvoir royal et ministériel était bien du
despotisme s’il en fut, et il n’y a rien d’étonnant si, dans l’intervalle de
répit qui s’écoula entre Richelieu et Louis XIV, la pensée vint de s’y opposer
et d’élever une digue par une sorte de constitution. Ce fut là la première
pensée sérieuse d’où sortit la Fronde, pensée qui ne se produisit dans le
Parlement qu’à l’occasion de griefs particuliers, et qui, lorsque les troubles
éclatèrent, fut bien vite emportée dans le tourbillon des intrigues et des
ambitions personnelles, mais que Retz exprime nettement au début, que le
Parlement ne consacra pas moins formellement dans sa déclaration du
24 octobre 1648 (une vraie Charte en germe), et qu’il y aurait de la légèreté à
méconnaître.
Un homme de beaucoup d’esprit, et, ce qui vaut mieux, d’un très bon et judicieux esprit, M. de Sainte-Aulaire, a fait de cette vue l’idée principale de son Histoire de la Fronde ; il s’est attaché à en dégager en quelque sorte l’élément constitutionnel trop tôt masqué et dénaturé au gré des factions. Il semble par moments que M. Bazin n’ait conçu son ouvrage sur la même période de notre histoire que pour contrecarrer pied à pied le point de vue de M. de Sainte-Aulaire. L’opinion que les deux historiens expriment sur Retz est par là même aussi opposée que possible. Tandis que M. Bazin nous mène à ne voir en lui que le plus spirituel, le plus personnel et le plus fanfaron des intrigants, M. de Sainte-Aulaire cherche à la conduite de Retz, et à travers toutes les infractions de détail, une ligne qui ne soit pas celle uniquement d’une ambition frivole et factieuse :
Bien qu’en écrivant son livre, dit M. de Sainte-Aulaire, il n’ait pas échappé aux influences que je viens de signaler (les influences régnantes et les changements introduits dans l’opinion depuis l’établissement de Louis XIV), on y trouve cependant la preuve qu’il avait tout vu, tout compris ; qu’il mesurait les dangers auxquels le despotisme allait exposer la monarchie, et qu’il cherchait à les prévenir. Mon admiration pour ce grand maître s’est accrue en recopiant les tableaux tracés de sa main…
Si ce jugement favorable trouve sa justification, c’est surtout à l’origine des Mémoires, et dans la partie qui nous occupe.
La domination de Richelieu avait été si forte et si absolue, la prostration qui
en était résultée dans tout le corps politique avait été telle, qu’il n’avait
pas fallu moins de quatre ou cinq ans pour que la réaction
commençât à se faire sentir, pour que les organes publics qu’il avait opprimés
reprissent leur ressort et cherchassent à se réparer ; et encore ils ne le
firent, comme il arrive d’ordinaire, qu’à l’occasion de mesures toutes
particulières qui les irritaient personnellement.
Mazarin, étranger à la France, habile négociateur au-dehors, mais sans idée de
notre droit public et de nos maximes, suivait, à pas plus lents, la voie tracée
par Richelieu, mais il la suivait sans se douter qu’elle était « de tous
côtés bordée de précipices »
. Il croyait à la légèreté française
par-dessus tout, et n’y soupçonnait rien de logique ni de suivi. Il ne prit pas
garde que ce repos des premières années de la régence n’était pas la santé
véritable ; au lieu de ménager les moyens et d’aviser au lendemain par des
remèdes, il continua dans les errements qui aggravaient le désordre et la
souffrance à l’intérieur : « Le mal s’aigrit, dit Retz ; la tête
s’éveilla ; Paris se sentit, il poussa des soupirs ; l’on n’en fit point de
cas : il tomba en frénésie. Venons au détail. »
N’admirez-vous pas
ce début à la Bossuet, ou, si vous aimez mieux, à la Montesquieu ?
Et puis il y a, nous le savons, de certains moments où des maladies de même nature éclatent à la fois dans divers pays : cela est vrai des maladies physiques et aussi des épidémies morales. Les nouvelles de la révolution de Naples, celles de la révolution d’Angleterre, apportaient alors aux esprits comme un vent de sédition. Les humeurs vagues de mécontentement public sont très promptes, en ces heures de crises, à se prendre d’émulation, à se déterminer par l’exemple du voisin et à affecter la forme du mal qui règne et circule.
Retz entend à merveille et nous fait entendre tout cela. Ne croyez pas qu’il comprenne seulement les séditions et les émeutes, il comprend et devine les révolutions. Il décrit en observateur doué d’une exquise sensibilité de tact leur période d’invasion, si brusque parfois, si imprévue, et de longue main pourtant si préparée. Je ne sais pas de plus belle page historique que celle où il nous peint ce soudain passage du découragement et de l’assoupissement des esprits, qui leur fait croire que le mal présent ne finira jamais, à l’extrémité toute contraire par laquelle, loin de considérer les révolutions comme impossibles, on arrive à les trouver chose simple et facile :
Et cette disposition toute seule, ajoute-t-il, est quelquefois capable de les faire… Qui eût dit, trois mois devant la petite pointe des troubles, qu’il en eût pu naître dans un État où la maison royale était parfaitement unie, où la Cour était esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étaient soumises, où les armées étaient victorieuses, où les compagnies paraissaient de tout point impuissantes, qui l’eût dit eût passé pour insensé, je ne dis pas dans l’esprit du vulgaire, mais je dis entre les d’Estrées et les Senneterre.
C’est-à-dire parmi les plus habiles et ceux qui avaient le plus le vent de la Cour6. Ce qui suit nous fait assister à tous les degrés de ce réveil si imprévu, bientôt changé en effroi, en consternation et en fureur. On dirait d’un médecin curieux qui décrit avec amour la maladie, cette maladie qu’il a toujours le plus désiré voir de près ; évidemment il aime mieux la voir que la guérir :
Il paraît un peu de sentiment, dit-il en parlant du corps abattu de l’État, une lueur ou plutôt une étincelle de vie ; et ce signe de vie, dans les commencements presque imperceptible, ne se donne point par Monsieur, il ne se donne point par M. le Prince, il ne se donne point par les grands du royaume, il ne se donne point par les provinces ; il se donne par le Parlement, qui, jusqu’à notre siècle, n’avait jamais commencé de révolution, et qui certainement aurait condamné par des arrêts sanglants celle qu’il faisait lui-même, si tout autre que lui l’eût commencée. Il gronda sur l’édit du tarif (1647) ; et, aussitôt qu’il eut seulement murmuré, tout le monde s’éveilla. L’on chercha, en s’éveillant, comme à tâtons, les lois : on ne les trouva plus, l’on s’effara, l’on cria ; on se les demanda ; et, dans cette agitation, les questions que leurs explications firent naître, d’obscures qu’elles étoient et vénérables par leur obscurité, ◀devinrent▶ problématiques ; et de là, à l’égard de la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire : il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. La salle du Palais profana ces mystères. Venons aux faits particuliers qui vous feront voir à l’œil ce détail.
Ce sont là des exordes qui comptent dans l’histoire.
L’homme qui sous Louis XIV, vers 1672, âgé de cinquante-huit ans, écrivait ces choses dans la solitude, dans l’intimité, en les adressant par manière de passe-temps à une femme de ses amies, avait certes dans l’esprit et dans l’imagination la sérieuse idée de l’essence des sociétés et la grandeur de la conception politique ; il l’avait trop souvent altérée et ternie dans la pratique ; mais plume en main, comme il arrive aux écrivains de génie, il la ressaisissait avec éclat, netteté et plénitude.
Avec tout personnage historique, il faut s’attaquer d’abord aux grands côtés ; je ne sais si j’aurai le temps de marquer chez Retz toutes les faiblesses, toutes les infirmités, toutes les hontes même, et de les flétrir ; mais je me reprocherais de n’avoir pas dès l’abord désigné en lui les signes manifestes de supériorité et de force, qui enlèvent l’admiration quand on l’approche, et quoi qu’on en ait. Nous ne sommes pas au bout.
Retz, qui, pour nous aujourd’hui, parce que nous savons sa vie et ses
confessions, paraît un ecclésiastique des plus scandaleux, ne semblait pas tel
de son vivant à ceux de son corps et à son troupeau. Il nous a expliqué, avec
une franchise que rien n’égale, les moyens qu’il prit pour se procurer de la
considération dans le clergé et de la faveur parmi ses ouailles, non seulement à
titre d’homme de parti, mais en qualité d’archevêque, et cela sans se rien
retrancher de ses vices secrets et de ses faiblesses. Si étonnante que la chose
puisse sembler,
il faut bien reconnaître que cette
considération lui demeura tant qu’il vécut, et malgré tout ce qu’il fit pour
l’entamer. Savant docteur ou assez habile pour le paraître, administrateur
soigneux, toujours prêt à défendre les droits et les prérogatives de son ordre,
excellent et éloquent prédicateur, prodigue en aumônes à toutes fins, il avait
une réputation double, et ses aventures de toute sorte dans la politique et
l’intrigue ne purent jamais, grâce à l’incomplète publicité d’alors, ébranler
son bon renom dans l’île Notre-Dame ni dans tout le quartier Saint-Jacques. Le
parti janséniste, alors florissant, lui fut très propice : « J’estimais
beaucoup les dévots, dit-il, et, à leur égard, c’est un des plus grands
points de la piété. »
Il n’y mettait pas d’hypocrisie proprement
dite, car c’est un vice qui avilit ; mais il profitait du désordre des temps,
des dispenses d’une situation extraordinaire, tout en s’appuyant des préventions
qui muraient les esprits. Il est même à croire, comme il nous l’a très bien
expliqué, que, dans un temps paisible, sa réputation d’archevêque aurait eu
beaucoup plus à souffrir, car il aurait eu peine à dissimuler longtemps ses
vices et ses désordres, au lieu qu’ils se perdaient dans la confusion inévitable
d’une guerre civile.
Ce qui peut faire augurer que Retz, en effet, n’était guère propre à ◀devenir▶
autre chose que ce qu’il a été, c’est l’enthousiasme avec lequel il se laisse
emporter, dès les premiers jours des troubles, à son rôle de meneur populaire.
Il était persuadé « qu’il faut de plus grandes qualités pour former un
bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers »
. Ce
titre de chef de parti était ce qu’il avait toujours honoré le
plus dans les Vies de Plutarque, et quand il vit que les
affaires s’embrouillaient, au point de lui en laisser venir naturellement le
rôle, il en ressentit un chatouillement
de sens et un
mouvement de gloire qui semble indiquer qu’il ne concevait rien de plus beau ni
de plus délicieux au-delà. Il allait nager dans son élément.
Lorsque Saint-Simon, de son côté, nous peint les délices et le chatouillement qu’il éprouve à pouvoir observer les visages et les physionomies de la Cour dans les grandes circonstances qui mettent les passions et les intentions secrètes à nu, il ne s’exprime pas avec un sentiment plus vif de délectation que Retz nous rendant sa jouissance à l’idée de se saisir du rôle tant souhaité : on en pourrait conclure que l’un était dans son centre comme observateur, et l’autre comme agitateur, artistes tous deux en leur sens, et consolés après tout par leur imagination, quand il leur est donné de raconter leur plaisir passé et de le décrire.
Il y a dans le second livre de Retz, une admirable conversation entre lui et le
prince de Condé, qui, revenu vainqueur de Lens, est véritablement l’arbitre de
la situation. Ce premier et double rôle de restaurateur du bien public et de
conservateur de l’autorité royale tenta d’abord l’esprit élevé et lumineux de
Condé ; mais Retz nous fait comprendre à merveille comment le prince ne put s’y
tenir ; il était trop impatient pour cela : « Les héros ont leurs
défauts ; celui de M. le Prince était de n’avoir pas assez de suite dans
l’un des plus beaux esprits du monde. »
Et, poussant plus loin, il
nous explique à quoi tient ce peu de suite. Au retour de l’armée, voyant le
Parlement aux prises avec la Cour, la gloire de restaurateur du
public fut la première idée du prince, celle de conservateur de l’autorité royale fut la seconde. Mais, en voyant
l’une et l’autre chose également, il ne les sentit pas également. Balançant
entre les deux idées et les voyant même ensemble, il ne les pesait pas ensemble.
Il passait de l’une à l’autre : ainsi ce qui lui paraissait un jour plus léger,
lui paraissait
le lendemain plus pesant. La manière
élevée dont Retz apprécie à ce moment le prince de Condé et ses intentions
premières, avant qu’elles eussent dévié et se fussent aigries dans la lutte,
mérite qu’on la lui applique à lui-même. Il dit en toute rencontre assez de mal
de lui pour qu’on croie à sa sincérité quand il se montre sous un autre
jour.
Voulant donc convaincre le prince de Condé qu’il y a un grand et incomparable rôle à jouer dans cette crise entre la magistrature et la Cour, voulant tempérer son impatience et ses colères à l’égard du Parlement, et lui prouver qu’on peut arriver moyennant un peu d’adresse, quand on est prince du sang et vainqueur comme il l’est, à manier et à gouverner insensiblement ce grand corps, Retz, dans un discours qu’il lui tient à l’hôtel de Condé (décembre 1648), s’élève aux plus hautes vues de la politique, à celles qui devancent les temps, et à la fois il touche à ce qui était pratique alors. Irrité des contrariétés qu’il rencontrait à chaque pas dans les délibérations et les résolutions de cette assemblée, le prince de Condé revenait à ses instincts très peu parlementaires et menaçait d’avoir raison de ces bonnets carrés comme de la populace, à main armée et par la force. À quoi Retz lui répondait, avec un instinct prophétique de 89 :
Le Parlement n’est-il pas l’idole des peuples ? Je sais que vous les comptez pour rien, parce que la Cour est armée ; mais je vous supplie de me permettre de vous dire qu’on les doit compter pour beaucoup, toutes les fois qu’ils se comptent eux-mêmes pour tout. Ils en sont là. Ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien ; et le malheur est que leurs forces consistent dans leur imagination : et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissances, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir.
Le cardinal de Retz, on le voit, en savait aussi long sur la force du tiers état que l’abbé Sieyès. Se reportant aux âges antérieurs et à l’esprit de ce qui subsistait alors, il définit en termes singulièrement heureux l’antique et vague Constitution de la France, ce qu’il appelle le mystère de l’État :
Chaque monarchie a le sien ; celui de la France consiste dans cette espèce de silence religieux et sacré dans lequel on ensevelit, en obéissant presque toujours aveuglément aux rois, le droit que l’on ne veut croire avoir de s’en dispenser que dans les occasions où il ne serait pas même de leur service de leur plaire.
Il fait voir que tout dernièrement, du côté de la Cour, on avait,
avec une insigne maladresse, mis le Parlement en demeure de définir ces cas où
l’on pouvait désobéir et ceux où on ne le devait pas faire : « Ce fut un
miracle que le Parlement ne levât pas dernièrement ce voile, et ne le levât
pas en forme et par arrêt ; ce qui serait bien d’une conséquence plus
dangereuse et plus funeste que la liberté que les peuples ont prise depuis
quelque temps de voir à travers. »
La conclusion de ce discours
mémorable est de viser à réconcilier Condé avec le Parlement, sans le séparer
absolument de la Cour, de lui proposer un rôle utile, innocent, nécessaire, qui
le ferait le protecteur du public et des compagnies souveraines, et qui
éliminerait infailliblement le Mazarin : c’était toujours compter sans le cœur
de la reine. Quoi qu’il en soit, c’est là un beau dialogue et mené avec
franchise par les deux interlocuteurs qui vont ◀devenir des adversaires. Des deux
parts, le caractère et le langage sont observés. Condé et Retz se séparent,
chacun dans son opinion, mais avec estime ; l’un pour la Cour et se décidant,
tout bien pesé, à la défendre ; l’autre, restant coadjuteur et, avant tout,
défenseur de Paris.
Bien des querelles, des perfidies, des avanies insultantes survenues depuis ont rabaissé la noblesse de cette première explication et en ont souillé le souvenir : pourtant on se plaît, en la relisant, à penser que ces grands esprits, ces cœurs impétueux et égarés, n’étaient point à l’origine aussi malintentionnés ni aussi livrés à leur sens tout personnel et pervers qu’ils le parurent depuis, quand les passions et les cupidités de chacun furent déchaînées. Un des plus grands malheurs des guerres civiles est de corrompre bientôt les meilleurs et les plus généreux de ceux qui y entrent. Cela fut vrai du prince de Condé, cela fut vrai même de Retz.
Lui-même il a pris soin de nous indiquer le moment précis, très voisin de cette
conversation, dans lequel il se détermina à se livrer tout à fait à sa passion
et à sa haine contre Mazarin (janvier 1649) : « Quand je vis, dit-il, que
la Cour ne voulait même son bien qu’à sa mode, qui n’était jamais bonne, je
ne songeai plus qu’à lui faire du mal, et ce ne fut que dans ce moment que
je pris l’entière et pleine résolution d’attaquer personnellement le
Mazarin… »
À partir de ce jour, tous les moyens lui sont bons pour
réussir, les armes, les pamphlets, les calomnies. Voilà le branle qui commence,
et il ne songe plus qu’à demeurer le maître du bal, comme le
disait très bien Mazarin lui-même.
C’est à ce moment aussi qu’en artiste qu’il est la plume à la main, se
considérant comme sorti du préambule et du vestibule de son sujet, il se donne
carrière, et, tandis qu’il n’avait dessiné jusque-là les personnages que de
profil, il les montre en face et en pied, comme dans une galerie ; il ne fait
pas moins de dix-sept portraits de suite, tous admirables de vie, d’éclat, de
finesse, de ressemblance, car l’impartialité s’y trouve même quand il peint des
ennemis. Parmi ces dix-sept portraits, dont pas un qui ne soit un chef-d’œuvre,
on distingue surtout ceux de la reine, de Gaston duc d’Orléans, du prince de
Condé, de M. de Turenne, de M. de La Rochefoucauld, de Mme de Longueville et de
son frère le prince de
Conti, de Mme de Chevreuse et de Mme de Montbazon, celui enfin de Mathieu Molé. Cette galerie, dont les
traits cent fois répétés et reproduits depuis remplissent toutes nos histoires,
est la gloire du pinceau français, et on peut dire qu’avant Saint-Simon il ne
s’était rien écrit de plus vif, de plus éclatant, de plus merveilleusement
animé. Même depuis Saint-Simon, rien n’a pâli dans cette galerie de Retz, et on
admire seulement la différence de manière, quelque chose de plus court, de plus
clair, de plus délié en coloris, mais qui ne pénètre pas moins dans le vif des
âmes ; M. le Prince à qui « la nature avait fait l’esprit aussi grand que
le cœur »
, mais à qui la fortune n’a pas permis de montrer l’un
comme l’autre dans toute son étendue et qui n’a
pu remplir son mérite ; M. de Turenne à qui il n’a manqué de qualités
« que celles dont il ne s’est pas avisé »
, et à qui il ne
faut jamais en refuser une, « car qui le sait ? il a toujours eu en tout,
comme en son parler, de certaines obscurités qui ne se
sont développées que dans les occasions, mais qui ne se sont jamais
développées qu’à sa gloire »
; Mme de Longueville qui « avait une langueur dans ses manières qui
touchait plus que le brillant de celles mêmes qui étaient plus belles. Elle
en avait une même dans l’esprit qui avait ses charmes, parce qu’elle avait
des réveils lumineux et surprenants »
. Il
faudrait tout citer, tout rappeler dans ses tableaux d’une touche à la fois si
forte et si ravissante.
Ces portraits, venant après la belle conversation politique avec le prince de Condé, après les merveilleuses scènes de comédie des premiers jours des Barricades, et après les grandes et hautes considérations qui précèdent, composent une entrée en matière et une exposition unique qui subsiste même quand le reste de la pièce ne tient pas.
Le style de Retz est de la plus belle langue ; il est
plein de feu, et l’esprit des choses y circule. Depuis que l’on a de ces Mémoires une meilleure édition, il est facile de voir que les
obscurités qu’on leur a reprochées tenaient simplement, la plupart, à des
altérations de la copie. Il y a pourtant à faire encore en plus d’un endroit
pour établir un bon texte ; on en a désormais tous les éléments. La langue est
de cette manière légèrement antérieure à Louis XIV, qui unit à la grandeur un
air suprême de négligence qui en fait la grâce. L’expression y est gaie
volontiers, pittoresque en courant, toujours dans le génie français, pleine
d’imagination cependant et quelquefois de magnificence. Parlant d’un magistrat
prisonnier que l’insurrection réclame de la Cour, et qui est rendu à la
liberté : « L’on ne voulut pas quitter les armes, dit Retz, que l’effet
ne s’en fût ensuivi ; le Parlement même ne donna point d’arrêt pour les
faire poser, qu’il n’eût vu Broussel dans sa place. Il y revint le
lendemain, ou plutôt il y fut porté sur la tête des
peuples avec des acclamations incroyables. »
Je n’examine
pas si l’expression est proportionnée à l’importance de Broussel ; mais comme
elle rend fidèlement l’impression et l’exaltation du moment ! Retz, vous le
pensez bien, n’en est pas dupe, et, montrant tout aussitôt Paris, dès qu’on lui
a rendu son Broussel, redevenu « plus tranquille que je ne
l’ai jamais vu le Vendredi saint »
, il nous fait sentir la
contrepartie railleuse sans l’exprimer. — « La Cour qui se
sentait touchée à la prunelle de l’œil… »
dira-t-il à
propos de la révocation des intendants, mise en délibération par les cours
souveraines réunies ; il est rempli de ces expressions sensibles et animées.
D’autres fois il étend agréablement ses images ; ainsi, opposant son crédit bien
enraciné à la faveur d’un jour du duc d’Elbeuf : « Le crédit parmi les
peuples, cultivé et nourri de
longue main, dit-il,
ne manque jamais à étouffer, pour peu qu’il ait de temps pour germer, ces fleurs minces et naissantes de la bienveillance publique,
que le pur hasard fait quelquefois pousser. »
Indiquant les
moyens qu’il avait de bonne heure employés pour fonder ce crédit, il parle de
ses grandes aumônes, et des libéralités « très souvent sourdes, dont l’écho n’en était quelquefois que plus
résonnant »
. Cette langue de Retz est neuve et originale avec
propriété. Il excelle à donner aux mots toute leur valeur de sens, toute leur
qualité, et il la fait quelquefois mieux sentir en la développant. Après avoir
dit que le premier président Molé était « tout d’une pièce »
, ce
qui est une expression bonne, mais ordinaire, il ajoutera : « Le
président de Mesmes, qui était pour le moins aussi bien intentionné pour la
Cour que lui, mais qui avait plus de vue et plus de jointure, lui répondit à l’oreille… »
Voilà comme on crée
légitimement une expression neuve, comme on la tire d’une expression commune. Au
reste, la plume de Retz fait toutes ces choses sans y prendre garde et sans y
songer. Il avait le don de la parole, et ce qui se jouait et se peignait dans
son esprit ne faisait qu’un bond sur le papier. Il faut ajouter qu’il y a bien
des inégalités dans cette langue. Les derniers volumes ont de la langueur. Le
récit de l’auteur, dans les premiers, est semé, et même avec une certaine
affectation (c’est la seule), de réflexions politiques desquelles Chesterfield
disait qu’elles étaient les seules justes, les seules praticables qu’il eût
jamais vues imprimées. Elles apprendraient l’expérience, si jamais l’expérience
s’apprenait par les livres. Elles la rappellent du moins et la résument d’une
manière frappante pour ceux qui ont vu et vécu.
Ce n’est là qu’un premier crayon du livre et de l’homme ; il me coûterait de dire que je n’y reviendrai pas.