(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Théodore Leclercq. » pp. 526-547
/ 3414
(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Théodore Leclercq. » pp. 526-547

Monsieur Théodore Leclercq.

M. Théodore Leclercq est mort le 15 février dernier, et cette mort a aussitôt réveillé, chez ceux qui ne connaissaient ce spirituel auteur que par ses œuvres, le vif souvenir de tout un piquant chapitre littéraire, de tout un chapitre de mœurs sous la Restauration. M. Théodore Leclercq a eu ce singulier bonheur pour un écrivain moraliste et dramatique, d’avoir rattaché son observation et sa fine moquerie à une époque distincte et à un moment de l’histoire : tellement que, pour faire bien comprendre ce que l’historien ne dit qu’en courant et ce qu’il ne peut que noter sans le peindre, il n’y a rien de mieux que de renvoyer à quelques-uns de ses jolis proverbes comme pièces à l’appui. Ces proverbes sans doute pourront eux-mêmes avoir besoin, sur quelques points, de commentaire, mais surtout ils seront eux-mêmes un commentaire vivant et une explication animée des prétentions et des travers d’une époque : c’est là ce que j’appelle les vignettes amusantes et vraies de l’histoire. Tâchons de bien définir ce moment auquel se rapportent les Proverbes dramatiques de M. Théodore Leclercq, — 1820-1830.

La Restauration s’était établie en 1814, et, quels que fussent les regrets légitimes et les douleurs brûlantes de ceux qui soutiraient des revers de nos armes et de l’envahissement de la patrie, on ne peut nier que les choses en étaient venues au point que la Restauration, sans être désirée ni prévue de la France, fut acceptée d’un grand nombre, à cette première heure de 1814, comme un soulagement, il ne s’agissait, pour la faire vivre, que de la bien engager dans sa voie et de la bien diriger. Mais les fautes commencèrent dès le premier jour, et l’inintelligence fut manifeste aux yeux de tous. 1815 et les Cent-Jours donnèrent à la fois l’avis et le châtiment. Dès lors, les passions civiles s’enflammèrent, et des deux parts une irritation incurable, en se déclarant, vint ajourner toute solution modérée, toute raison. La raison ne vient guère jamais aux nations et aux masses que par nécessité, par épuisement, quand, après avoir bien souffert, on sent qu’il n’est encore, pour en finir, que d’y mettre chacun du sien et de s’accorder. Cet épuisement de la nation était réel et sensible en 1814, épuisement physique plutôt encore que moral, et qui ne venait que d’une perte de sang trop abondante. Cela se répare vite en France. L’irritation et la fureur qu’excitèrent les événements de 1815 redonnèrent une fièvre qui fit oublier la fatigue et qui embrasa les cerveaux ; les partis se retrouvèrent aux prises comme s’il n’y avait pas eu déjà tout un cercle accompli de révolutions. De bons esprits, qui étaient dignes de voir les choses avec justesse, se laissèrent entraîner, à la suite de 1815, à des opinions passionnées. Pendant près de cinq ans le gouvernement lutta entre les deux partis extrêmes, et essaya avec plus ou moins d’habileté d’une voie moyenne qui n’aboutit point. Le parti ultra fit invasion dans le pouvoir en 1820, et dès lors ne lâcha plus pied qu’il ne fût le maître absolu. Ce parti, qui se composait du groupe politique et du groupe religieux, avait pour lui l’organisation, l’ensemble, et ne ménageait aucuns moyens. En se dépouillant aujourd’hui, pour le juger, de toute prévention et comme de tout ressouvenir personnel, on ne peut au moins s’empêcher de voir qu’il méconnaissait sur des points essentiels le génie du temps, celui même de la nation, et qu’il blessait la fibre française. De là la guerre à mort qui s’engagea bientôt entre lui et tous les esprits sensés qu’un intérêt étroit et direct n’aveuglait pas. Bon nombre de ceux qui s’étaient laissé entraîner en 1815 revinrent alors et se sentirent poussés à des sentiments contraires. De 1821 à 1828, chacun, tôt ou tard, arrivait à son tour à l’opposition, et y faisait la guerre à son poste, à sa manière. Brochures, pamphlets, articles de journaux, chansons, graves histoires, scènes historiques (car la comédie, à ce moment, avait passé du théâtre dans les livres), allusions de toutes sortes, c’était à qui atteindrait et piquerait l’ennemi de dessous le réseau habile dont il cherchait à nous envelopper. M. Théodore Leclercq fut un de ceux qui le piquèrent le plus finement et avec le plus de bonheur dans ses Proverbes dramatiques.

Ce n’était pourtant pas jusqu’alors un politique que M. Théodore Leclercq, ce n’était pas même un auteur : homme d’esprit et de loisir, homme du monde et de société, il n’avait jamais visé à ce qu’on appelle un succès et encore moins à un résultat. Sa vie entière est courte à raconter. Le peu qu’on trouve à en dire ne sert que mieux à marquer la nature et l’originalité heureuse de son talent.

M. Mérimée a noté l’autre jour (Revue des deux mondes du 1er mars) le très petit nombre d’anecdotes et de faits qui s’y rapportent. M. Théodore Leclercq naquit à Paris, en 1777, d’une bonne famille de la bourgeoisie parisienne. Son père, riche manufacturier, avait, si je ne me trompe, fondé dans le faubourg Saint-Antoine une fabrique de papiers peints dans laquelle il eut pour successeur Réveillon, celui même qui fut odieusement pillé dans les premiers troubles de 1789. La riche bourgeoisie parisienne a, de tout temps, produit des esprits fins, des railleurs distingués et libres, ayant le ton de la meilleure compagnie et parlant la plus pure des langues ; au xviie  siècle, Mme Geoffrin, cette douairière de la bonne société, en était sortie. Le jeune Théodore Leclercq, en descendant de son faubourg Saint-Antoine, passait chaque fois auprès du jardin de Beaumarchais. Ses études furent interrompues par la Révolution. Après la Terreur, il se trouva naturellement de cette jeunesse royaliste, plus ou moins dorée et muscadine, qui luttait avec énergie et courage pour la vie élégante et civilisée. C’est là, c’est dans le club de Clichy, à cette époque de réaction et aux environs du 18 Fructidor, qu’il rencontra pour la première fois M. Fiévée, son aîné de quelques années, et que commença entre eux cette union durable qui subsista plus de quarante ans et que la mort seule a brisée. M. Fiévée était un des esprits les plus distingués de son temps, sensé jusque dans la passion, ferme jusque dans les versatilités, romancier fin, spirituel et presque délicat, publiciste clairvoyant, habile, et presque homme d’État : il touchait par son esprit à bien des choses élevées ; il avait fait de bonne heure le tour de toutes les opinions. Il avait gardé quelque chose de tranchant, même avec un fond de doute et de désabusement. À côté d’un esprit aussi éminent et aussi prononcé, M. Théodore Leclercq n’avait qu’un parti à prendre, et il le prit sans avoir besoin d’y songer : c’était, tout en en ressentant l’influence et peut-être l’ascendant, de rester lui-même, et de ne pas lui ressembler. Je trouve, dès ce temps-là, un roman imprimé de M. Théodore Leclercq, Le Château de Duncam ou l’Homme invisible, an VIII, 1800 ; l’auteur ne l’a signé que par ses initiales, ou plutôt il ne l’a pas signé du tout. Ce n’est qu’un livre de tout jeune homme, qui compose dans le goût du jour et qui n’y met encore rien du sien. L’esprit de M. Théodore Leclercq était dès lors mieux occupé en se tournant tout entier du côté de la société et des observations amusantes qu’elle offre à celui qui sait les saisir. Le goût de la comédie était très répandu au xviiie  siècle ; le xixe , dès qu’il se sentit un peu de stabilité, recommença par où le xviiie avait fini. Aux beaux jours du Consulat, Mme de Genlis, encore à la mode, un soir qu’elle devait recevoir beaucoup de monde, eut l’idée de jouer au coin de sa cheminée un proverbe improvisé, avec M. Leclercq : c’était assurément lui reconnaître de l’esprit. Le sujet était un jeune poète lisant sa première élégie à une femme de lettres. Ils devaient se lancer à corps perdu dans l’exagération et le ridicule. Il paraît que le succès fut grand, et peut-être ce premier essai donna-t-il à M. Leclercq l’idée d’écrire des dialogues. Plus tard, à Hambourg (1810), il fit jouer des proverbes écrits, par la société française qui s’y trouvait amenée à la suite des guerres de l’Empire. Ou raconte que c’est là qu’un général de notre connaissance s’avisa un jour qu’il avait trouvé un sujet unique pour le plus gai et le plus délicieux des proverbes. Et quel est ce sujet ? lui demanda-t-on de toutes parts.

C’est que, répondit-il, je ne sais pas trop comment vous expliquer cela ; je voudrais vous faire voir l’ensemble tout d’un coup ; voilà ce qui m’embarrasse ; je vais pourtant essayer. D’abord… c’est un homme qui croit que sa cuisinière le vole. Je parie que cela vous paraît commun ? Vous allez voir… Figurez-vous donc un homme, un monsieur, un bourgeois, en robe de chambre de basin à côtes, le pantalon pareil… enfin en négligé, comme on est le matin chez soi quand on aime ses aises. Ce monsieur entre dans son salon, comme on entre dans son salon. Quand il est entré, il s’assoit dans une bergère, et il n’est pas plus tôt assis, qu’il s’écrie : « Ah ! mon Dieu ! je crois que ma cuisinière me vole ! » Remarquez-vous comme c’est simple ?…

Et tout ce que dit si bien Dormeuil dans le premier des proverbes imprimés de M. Leclercq, La Manie des proverbes.

Avant d’accompagner M. Fiévée à Hambourg, M. Théodore Leclercq l’avait accompagné en Angleterre en 1802 ; il l’accompagna également dans sa préfecture de la Nièvre (1813-1815) ; et partout, à l’étranger, en province, tandis qu’auprès de lui on faisait de l’observation politique et de l’administration, il s’amusa à observer la société et à la prendre dans le sens gai et facile, à y voir des sujets de proverbes, et, dès qu’il y avait moyen, à en jouer. C’était multiplier les ridicules et s’en donner tout le plaisir que de les assembler autour de soi, de les mettre en jeu et aux prises sous ce point de vue particulier. Dans l’intervalle de l’un ou de l’autre de ces voyages, j’oubliais que M. Théodore Leclercq avait été nommé receveur principal des droits réunis à Paris, place excellente et lucrative, mais à laquelle il ne put s’assujettir. Les ennuis de la comptabilité, l’inquiétude de la responsabilité surtout, la lui firent quitter après moins de deux ans. Il se dit à lui-même comme il fait dire sensément à l’un de ses personnages : « Jules sait fort bien occuper son temps ; il a de la fortune, des talents : que ferait-il d’un emploi ? — Cela lui donnerait de la considération. — Il a déjà celle d’un homme qui n’a besoin de rien : cela ne vaut-il pas mieux ? » Le poète, quelque part, appelle heureux à bon droit celui qui, sachant occuper et charmer son loisir,

Ainsi que de talents a jadis hérité
D’un bien modique et sûr qui fait la liberté.

Ce bien modique que souhaitait André Chénier, ce bien qui vient de famille et qu’on n’a pas eu à gagner à la sueur de son front, res non parta labore, sed relicta, est aussi l’un des vœux du poète Martial. Le père de M. Théodore Leclercq lui avait laissé plus qu’un revenu modique, et mieux que de l’aisance. Il continua donc de vivre en regardant autour de soi et en s’en amusant.

Sociabilité, finesse et moquerie, tels étaient les principaux traits de ce charmant esprit, qui y mêlait, dans la pratique, de cette bonté facile et de cette indulgence assez ordinaire à ceux qui n’ont point placé trop haut l’idéal de la nature humaine. Il s’accommodait volontiers de tout ce qui passait devant lui dans le monde, parce qu’il y trouvait matière à sa raillerie et à son plaisir. Il laissait entrer jusqu’aux sots et aux impertinents, qui n’étaient point pour lui des importuns : son esprit fin les pénétrait et les perçait de toutes parts sans qu’ils s’en aperçussent, et il leur prenait, avec une sorte de bienveillance encore, de quoi s’amuser à leurs dépens, et souvent de quoi les amuser eux-mêmes. « Baste ! baste ! quand on sait s’occuper des affaires des autres, on ne s’ennuie jamais nulle part », dit une femme de chambre dans un de ses proverbes. Qu’est-ce donc quand on sait s’occuper de leurs ridicules, et ensuite les mettre doucement en action ? Cette mise en action des ridicules de la société, c’était les proverbes, et le plus curieux, là comme en tout, était la coulisse même où le fond de chaque vanité se voyait à nu.

J’adore les proverbes, dit un des personnages de M. Leclercq : c’est la plus belle invention, c’est la source de mille tracasseries. Aussitôt qu’on les introduit dans une maison, on est assuré de jouir de toutes les divisions, de toutes les zizanies, de toutes les haines, les médisances, les calomnies, qui règnent ordinairement parmi les acteurs de profession : aussi je ne manque jamais de m’y fourrer. Les rôles ne font rien ; je n’y mets pas le moindre amour-propre… Ce que j’aime, ce sont les confidences que cela m’attire. J’apprends là des choses que j’aurais ignorées toute ma vie.

Jamais on n’a mieux saisi que ne l’a fait M. Théodore Leclercq les tracasseries de la société, les gronderies, les taquineries, les câlineries du ménage, jamais mieux les commérages, les tatillonnages, les chiffonnages d’un intérieur, jamais mieux les babils, les curiosités, les malignités des coteries intimes. Un tel genre d’observation minutieuse et subtilement moqueuse semblait être réservé aux femmes ; M. Leclercq leur a dérobé leur secret. Mme de Coulanges elle-même n’égratignait pas plus joliment et avec plus d’exquise malice. Il est de ceux à qui l’on est tenté de dire par moments : Avez-vous donc été femme, monsieur, pour les si bien connaître ? Le dialogue fourmille de choses fines, de traits qui entrent comme des aiguilles. Pour que cela prît du corps et de la portée, pour que l’aiguille devînt une flèche ou un aiguillon, il fallait pourtant qu’un peu de passion s’y mêlât, et elle vint précisément s’y mêler dès cette époque que j’ai notée et à partir de 1820, quand les excès du parti ultra et de la Congrégation piquèrent au jeu les esprits sensés et indépendants. M. Théodore Leclercq sentit alors en lui une étincelle de cet esprit d’opposition qui, de tout temps, a volontiers animé la bourgeoisie parisienne. Les traits où il se jouait, sans rester moins délicats, devinrent plus vifs, plus acérés ; ils se trempèrent d’une légère amertume qui les rendit plus sensibles. C’est seulement à cette date que son talent, jusqu’alors borné au cercle du salon et de la société, put sortir au-dehors et se donner un but, qu’il put véritablement entrer dans le public, et devenir à son moment, et sans se dénaturer, une des armes de la France.

Les deux premiers volumes de Proverbes dramatiques de M. Théodore Leclercq parurent en 1823, et les volumes suivants continuèrent de se publier jusqu’au nombre de neuf ou dix. Les sept premiers se rapportent surtout à l’époque que nous indiquons et qui, jusqu’en Juillet 1830, doit être regardée comme le moment de vogue de l’auteur. Il ne se peut de préface plus modeste, et qui sente moins l’auteur en effet, que celle que M. Théodore Leclercq mit en tête de son premier volume en 1823 :

J’ai aimé, disait-il, à jouer des proverbes, et j’en ai fait. C’est toujours une nécessité d’en faire, quand on aime à en jouer : car il faut, dans ce genre de plaisir, que les rôles s’arrangent selon les ressources qu’offrent les sociétés dans lesquelles on se trouve. Étranger, par ma position et mon caractère, aux grands événements qui ont agité le monde, mes amitiés et le désir de voir m’ont conduit dans divers pays, et, partout où je me suis trouvé, j’ai joué et fait jouer des proverbes. Ils ont amusé…

Quelques années après, dans une réimpression et une édition nouvelle, cette préface si simple, si bienveillante, s’est un peu corrigée, et M. Leclercq a cru devoir y ajouter un mot à l’adresse des nombreux arrangeurs, qui s’étaient emparés de l’idée de certains proverbes pour les transporter au théâtre, sans lui demander son agrément :

Le fait, disait-il, s’est établi comme un droit, ainsi qu’il arrive pour des choses beaucoup plus importantes. Je suis resté étranger à ces arrangements. Les hommes d’esprit qui sont assez modestes pour s’aider du mien, ne m’ayant jamais consulté, m’ont épargné jusqu’à l’embarras des politesses et de la reconnaissance. Par réciprocité, il ne m’est pas arrivé une seule fois d’aller voir comment ils m’avaient arrangé pour la perspective théâtrale.

On ne peut certes se venger plus spirituellement et par une plaisanterie plus décente : mais c’est déjà se venger, et la première préface n’avait rien de cette douce amertume de la seconde. Si peu auteur qu’on soit, on ne le devient jamais impunément.

Un des premiers proverbes, Le Mariage manqué, nous rend au naturel la méchanceté de petite ville, la rivalité de comptoir, les ridicules de province. La scène est dans la boutique d’une marchande de modes, et débute par un dialogue excellent. Sophie, la fille de boutique, prend un chapeau et le pose ridiculement sur sa tête :

Madame, qui est-ce qui met son chapeau comme cela ? vous ne devinez pas ? Pardine ! c’est Mme Darbaut.

M me  Mairet.

Mademoiselle, je vous ai défendu de parler politique.

Sophie.

Mais, madame, ce n’est pas parler politique que de parler de Mme Darbaut.

M me  Mairet.

Pardonnez-moi, mademoiselle. Mme Darbaut est la femme du maire, et il ne faut jamais s’attaquer aux autorités tant qu’elles sont en place…

Nous voilà en pleine comédie par le dialogue. Le caractère de M. Fillars, méchante gazette de l’endroit, homme envieux, « qui va tout doucement, et qui n’a pas de plus grand plaisir que quand il voit tomber ceux qui voulaient courir plus vite que lui » ; qui est au courant de tout ce qui fait le mal d’autrui, et qui, s’il rencontre des gens heureux, se dit : Je les attends, ce caractère est parfaitement dessiné et mis en jeu. Des caractères, des dialogues, des scènes, M. Théodore Leclercq, dans ses proverbes, a tout cela : il n’y manque, en général, qu’une action un peu nouée ou, ce qui y supplée, une charpente, ce qui est du métier, et qu’il a fallu y mettre pour les transporter au théâtre, mais ce qui n’était pas nécessaire entre deux paravents et pour l’horizon du salon.

Le proverbe, d’ailleurs, est devenu entre ses mains, aussi semblable qu’il peut l’être à une petite comédie. Représentons-nous bien ce qu’était le proverbe dramatique à l’origine et dans le véritable esprit du genre. C’était une scène ou plusieurs scènes qu’on écrivait ou que souvent on improvisait entre soi sur un simple canevas, et qui renfermaient un petit secret. Ce secret était le mot même du proverbe (par exemple, Selon les gens l’encens, ou bien Il ne faut pas jeter le manche après la cognée, ou bien Les battus paient l’amende, etc.), mot qui était enveloppé dans l’action, et qu’il s’agissait de deviner : « de manière, dit Carmontelle (le grand créateur du genre), que si les spectateurs ne le devinent pas, il faut, lorsqu’on le leur dit, qu’ils s’écrient : Ah ! c’est vrai ! comme lorsqu’on dit le mot d’une énigme que l’on n’a pu trouver ». Ce mot du proverbe, caché dans l’action, semblait d’abord assez important pour qu’on ne le dît pas, et Carmontelle a soin de donner à chacun de ses proverbes un autre titre, en en rejetant le mot tout à la fin du volume, pour que le lecteur puisse le deviner lui-même, s’il est habile. M. Leclercq ne prend plus tant de précautions. Le mot du proverbe, qui est quelquefois déjà au titre, se trouve régulièrement au bout de chaque petite pièce, et en marque la fin ; quand le mot est dit et que le proverbe est placé, on sait que la pièce est finie. Mais ce mot, chez lui, n’est le plus souvent qu’un prétexte aux jolies scènes, comme la moralité n’est guère qu’un prétexte à bien des fables de La Fontaine ; on s’en passerait très aisément. On voit par-là que M. Théodore Leclercq a atteint les extrêmes limites du genre ; il a poussé le proverbe aussi loin qu’il est possible, à moins d’en faire décidément une comédie.

Un des plus jolis proverbes de M. Leclercq, et qui nous donne le mieux la clef de son talent, est celui qui a pour titre : Tous les comédiens ne sont pas au théâtre. Un jeune homme, qui est allé étudier la médecine à Montpellier, s’est attiré la colère de son oncle, avocat de Paris et membre de l’Institut, et cela parce que cet oncle, M. Partout, a appris que son neveu avait souvent joué la comédie en société. Le jeune homme arrive à Paris avec son futur beau-père, celui même chez qui il s’est rendu coupable du méfait, et il trouve moyen, avant que son oncle se soit mis sur ses gardes, de lui prouver que lui, M. Partout, il ne fait autre chose que jouer des rôles avec des habits différents. M. Partout est pris sur le fait et convaincu d’avoir joué quatre rôles en un jour, en habit d’académicien, en simple habit d’oncle, en robe d’avocat et en capitaine de la Garde nationale :

« Vous qui êtes un homme du monde, dit le jeune homme à son oncle, vous appelez cela l’esprit du monde ; moi qui suis un comédien, j’appelle cela de la comédie. C’est toujours la même chose, sous un nom différent. » Le talent et l’art de M. Théodore Leclercq est ainsi de saisir la comédie toute faite qui passe devant lui, de la décalquer et de l’encadrer dans des dialogues vrais, sans lui rien donner du grossissement et du relief propres au théâtre. Il aime que sa comédie soit de plain-pied en quelque sorte avec la société où il vit, et que l’une ne soit que l’autre, légèrement extraite et découpée, mise en regard et pourtant à peine séparée d’elle-même. Comme le salon et la scène sont de niveau, « la compagnie, a très bien dit M. Patin, se mire dans ses peintures comme dans une glace. » Ce qu’on appelle machine, si petite qu’elle soit, n’est point de son fait ; il a l’idée morale et comique, il néglige le ressort. On l’a beaucoup mis à contribution, on l’a beaucoup pillé ; il a été pour les auteurs de profession une mine féconde. Soyons juste pour tous : en s’emparant de son idée même, il fallait, pour la dresser et la faire tenir à la scène et sur les planches, y ajouter quelque chose, et ce quelque chose était aussi une part d’invention. Qu’on me permette une image classique et consacrée : la comédie au théâtre a besoin de chausser le brodequin pour se tenir ; la comédie de M. Théodore Leclercq, habituée à marcher sur des tapis, ne porte en quelque sorte que souliers plats, souliers de prunelle ou pantoufles fines.

Elle n’en est que plus agréable et plus chère aux gens d’esprit, à ceux qui aiment véritablement à jouir du spectacle dans leur fauteuil. Plus d’un proverbe de M. Théodore Leclercq n’est qu’un caractère à la La Bruyère développé, étendu, mis en action. L’Humoriste, par exemple, est un petit chef-d’œuvre de ce genre. Cet homme lunatique, qui commence sa matinée du dimanche par contrarier femme et domestique en tout point, par se refuser au dîner périodique de famille sous prétexte qu’on ne l’a pas invité par écrit, qui ne sait qu’imaginer pour contredire les autres et lui-même, qui n’a pas plus tôt exprimé un caprice, qu’il le regrette ; que tout vient tenter et lutiner sans le fixer à un choix ; qui passe de l’envie du trictrac à celle de dîner tout seul, puis à l’idée de se purger, et qui finit, après avoir bien grondé, et sa lune déclinant vers le soir, par se laisser coiffer par sa belle-mère d’un bonnet de coton à longue mèche, et par se coucher docilement à jeun, comme un enfant honteux qui est puni d’avoir fait le malade ; tout ce portrait est délicieux, et si La Bruyère avait fait de son Distrait une petite comédie, c’est ainsi qu’il aurait voulu s’y prendre, qu’il aurait ménagé les scènes, en y semant les jolis mots. Quel trait plus vrai et plus naturel que celui du domestique François, qui a tant résisté à son maître sur le chapitre de la cuisine, qui a tant dit qu’il ne la savait pas faire, qui n’a entrepris l’omelette, l’immense omelette de quinze œufs, qu’à son corps défendant, et qui, dès qu’il en est venu à bout, est si fier, puis si mortifié quand son maître lui dit qu’il ne la mangera pas ! « Et ma belle omelette ? » s’écrie-t-il d’un ton peiné. C’est qu’à François aussi, en un clin d’œil, l’amour-propre d’auteur lui est venu.

Là même où il pourrait paraître quelque charge, comme dans le proverbe de Madame Sorbet, la limonadière coquette et sentimentale, qui se pose en veuve désolée et qui ne pleure si haut son premier mari que pour en mieux attirer un second, que de traits pris sur la nature !

Aussitôt, dit l’intéressante veuve à celui qu’elle veut séduire, aussitôt qu’il me fut permis de disposer de la dépouille mortelle de ce pauvre M. Sorbet, je le fis transporter à ma maison de Belleville. Une petite maison charmante, demi-quart d’arpent de jardin tout au plus, mais si bien ménagé, si artistement arrangé, qu’on jurerait qu’il en a le double…

Sentez-vous comme elle profite de l’occasion pour étaler ses vertus, sa sensibilité, et aussi son petit bien !

Là, dans un coin, continue-t-elle, près d’un saule, s’élève un tombeau, c’est celui de mon époux. De tristes cyprès l’ombragent à l’entour. Mais ce qu’il y a de vraiment curieux, ce sont les sculptures de ce tombeau. Mon Dieu ! monsieur, qu’on a donc de goût aujourd’hui pour ces sortes de choses ! Ce sont de petits génies pleurant tout bonnement sur leur torche renversée, mais si bien faits, d’un fini si précieux, qu’on pourrait les regarder à la loupe. J’ai eu cela pour rien, pour une bagatelle…

Je l’ai eu pour rien, voilà la marchande qui revient à travers la veuve sentimentale et la limonadière bel esprit. M. Théodore Leclercq est maître dans ces touches délicates et intimes de caractère.

Le Château de cartes est un des plus gracieux proverbes, des plus complets dans leur cadre, et des plus agréablement tournés à une douce moralité. Deux sœurs, Mme de Verna et Mme de Goury, très différentes de caractère, ont épousé des hommes d’inclinations et de goûts également différents. Mme de Verna, mariée à un officier du génie, aime son intérieur, son mari, son enfant, et tous deux s’amusent, tout en causant, à faire à leur petit Gabriel un château de cartes, mais un château qui ne ressemble pas à un autre, et dont son père a dressé le plan en ingénieur consommé. Cependant M. de Goury, qui s’ennuie dans le tête-à-tête avec sa femme, et qui ne réussit pas moins à l’ennuyer, a l’idée d’obtenir une place ; il vient en causer avec son beau-frère « Comment se porte Mme de Goury ? » lui demande d’abord M. de Verna. M. de Goury répond : « Un peu mieux depuis qu’elle a de l’inquiétude. » Cette inquiétude est celle qu’elle a pour la nomination de son mari, et qui la sauve de l’ennui et du désœuvrement. M. Théodore Leclercq est plein de ces mots fins. De même, dans la scène entre les deux sœurs, et dans laquelle Mme de Goury a tant de peine à comprendre le bonheur domestique de Mme de Verna et à y croire, elle revient sur cette idée d’une place qui est son unique but : « Vous voyez bien, dit-elle, qu’il faut nécessairement que M. de Goury ait une place. Ce qui me donne de l’espoir, c’est qu’il est propre à tout. On ne peut pas lui objecter, comme à tant d’autres, que telle ou telle partie ne lui convient pas : il n’a jamais rien fait… » Il n’a jamais rien fait, il est propre à tout, ce tour distingué, qui est proprement celui de la finesse, est familier à M. Théodore Leclercq, et il en a comme semé tous ses dialogues.

C’est ainsi encore qu’il fera dire à un solliciteur, dans L’Intrigant malencontreux : « Monsieur Mitis, tâchez donc de placer mon fils dans un bureau ; vous me rendrez un grand service : il n’est bon à rien du tout. » Et ceci encore, dans le proverbe de Madame Sorbet, à qui on propose de jouer la comédie : « La comédie, je crois que nous la jouerions fort mal tous les deux ; nous avons trop de franchise, trop de naturel pour faire jamais de bons acteurs. » Marmontel, définissant un genre de finesse analogue à celui-ci, l’appelle une certaine obliquité dans l’expression qui donne à la pensée un air de fausseté au premier abord. Ici c’est plus encore que de l’obliquité, c’est une sorte de contradiction apparente entre ce qu’on dit et ce qu’on veut dire. On est tenté d’arrêter celui qui parle, et de lui demander : Est-ce bien là ce que vous entendez ? Il faut y réfléchir pour s’apercevoir qu’en effet il n’a dit que ce qu’il pensait. Ce genre de tour plaît surtout aux gens d’esprit dans la conversation : mais, au théâtre, beaucoup de ces mots, qui sont comme des épigrammes, courraient risque de s’évanouir. Chez M. Leclercq, cette finesse si fréquente a le mérite d’être rapide, légère, naturelle ; elle échappe et sort à ses personnages comme une naïveté.

Le Jour et le lendemain, ou La nuit porte conseil, est un des sujets les plus délicats qui se puissent traiter, et M. Théodore Leclercq l’a su faire avec un mélange de hardiesse et de discrétion qui laisse tout comprendre sans rien accuser trop fortement, et sans forcer le ton de la bonne compagnie. Une belle veuve, après quelques années de veuvage, s’est décidée à se remarier. Elle vient, le matin même, d’épouser M. de Gerfaut, un honnête homme, un homme sérieux, raisonnable, qui a plus lu que vécu, âgé de quarante ans, qui l’aime, mais sans empressement, sans fureur. La belle veuve, à le voir si tranquille en ce jour solennel, et si bien établi tout le soir dans le salon, en est piquée et presque irritée ; elle va jusqu’à se repentir, et elle ne sait pas dissimuler devant ses bonnes amies, qui ne demandent pas mieux que de surprendre sa faiblesse ; retirée chez elle, elle est près de se porter à quelque résolution extrême, et de vouloir continuer ses habitudes de veuve, lorsque pourtant, bien qu’un peu tard et fort tranquillement, M. de Gerfaut arrive. Ici le rideau se tire, et le second acte nous fait assister le matin à un lever d’une humeur bien différente. Chaque pensée, chaque parole de Mme de Gerfaut est pénétrée d’une tendresse qui ne se peut contenir et qui rayonne autour d’elle. Les effets et les reflets s’en répandent en mille détails d’intérieur tout à fait charmants. Alice, la femme de chambre, résume tout d’un seul mot, en disant : « Voilà quatre ans que je sers Madame, je ne lui connaissais pas encore la petite voix qu’elle a ce matin. » La nature est si bien prise sur le fait dans ce petit chef-d’œuvre, qu’on a pu l’appeler une comédie physiologique, sans qu’elle cesse d’être une lecture de bonne compagnie.

Je dis lecture, car je n’ose toutefois supposer que l’aimable troupe de société qui contribua si fort à mettre à la mode les proverbes de M. Leclercq, ait jamais joué celui-là. Cette troupe, qui avait son théâtre dans le salon de M. Roger, de l’Académie, et secrétaire général des postes, se composait de la jolie et piquante Mme Roger, de M. et Mme Mennechet, de M. et Mme Auger et de tout leur monde. Cependant les intentions politiques, qui commençaient à se mêler vers 1824 à presque tous les proverbes de M. Théodore Leclercq, devaient quelquefois embarrasser ce monde gracieux, qui n’y cherchait avant tout que le délassement d’une soirée et qu’un plaisir de l’esprit.

On n’a que le choix dans les proverbes qui ont ce caractère politique et qui méritent, d’être cités. Le Retour du baron, par exemple, est délicieux et d’une touche pas trop marquée encore. Le Père Joseph, L’Intrigant malencontreux, me semblent des plus énergiques, et ceux dans lesquels la pointe de passion se fait le plus vivement sentir. Le Père Joseph se compose de quatre dialogues dans lesquels le père convertisseur et politique parle successivement à la vieille marquise, à sa fille la comtesse, et au fils de celle-ci, jeune officier, à trois générations, essayant auprès de chacune le langage qu’il croit le mieux lui convenir. Dans un quatrième dialogue, il se trouve face à face avec son propre frère, ancien jacobin resté incorrigible, et il se révèle à nu. Il y aurait plus d’un passage énergique à citer, et qui portait en plein alors : mais à quoi bon raviver des haines ? Dans L’Intrigant malencontreux, M. Mitis est un laïque, un écrivain qui a de certains emplois secrets peu honorables, et qui finissent par tourner contre lui-même : « Il y a dans ce moment-ci, dit-il à un ancien ami qu’il veut séduire, deux partis très distincts dans le gouvernement, le parti religieux qui mène, et le parti politique qui se lasse d’être mené. Je suis de tous les deux. Ne riez pas, c’est comme cela. » Et il engage cet ami Dalinville à faire comme lui, à se mettre de l’un au moins des deux bords :

Comme compatriote, comme ancien camarade d’études, je vous donne à choisir de vous mettre dans celui que vous voudrez ; vous serez accepté d’un côté comme de l’autre ; j’en ai la certitude. Moi, je resterai dans celui que vous ne voudrez pas.

M. Dalinville, gaiement.

De cette façon, nous pourrons toujours compter sur un protecteur dans le parti triomphant.

M. Rutis.

C’est cela même…

Et il continue d’exposer sa théorie crûment, cyniquement et non sans une verve d’éloquence. Pour s’en bien figurer l’effet, il faut relire ces scènes satiriques en se remettant dans la vraie situation du moment. Mais le dirai-je ? quand je considère où nous en sommes venus à vingt-cinq ans de distance, quand je repense à cette vigueur de l’attaque et à cette confiance excessive avec laquelle on remettait alors à la bourgeoisie éclairée un rôle qu’elle n’a pas su tenir, la plume m’échappe des mains, et j’ai trois fois rejeté le livre au moment d’extraire ce que j’en voulais d’abord citer.

Qu’il nous suffise de constater que M. Théodore Leclercq a eu bonne part, à sa façon, dans cette guerre alerte, moqueuse, pénétrante, bien française et bien parisienne, qu’on a de tout temps déclarée chez nous aux hypocrites et aux faiseurs de grimaces, aux entrepreneurs de morale ; il a sa place à la suite dans cette liste brillante qui, depuis et avant la Satyre Ménippée, se continue jusqu’à Beaumarchais et au-delà. Il a été l’un des plus remarquables de cette élite d’archers et de frondeurs armés à la légère, devant qui se fondent les grosses armées, et d’autant plus remarquable en ceci, que, par nature, il était plus inoffensif et plus paresseux.

Nullement homme de parti d’ailleurs, se moquant des deux côtés, et sachant que l’espèce est partout la même. Dans un de ses meilleurs proverbes, Le Jury, il n’a pas craint de railler la nature humaine jusqu’au cœur d’une des institutions les plus chères à l’opinion libérale. Dans Le Duel, il a exprimé sa doctrine d’expérience tolérante par la bouche de Mme Derville, une aimable grand-mère qui tâche de donner de la modération à son petit-fils. Ce petit-fils, comme beaucoup de jeunes gens, s’irrite et se cabre d’indignation contre ce qu’il voit : il croit que jamais forme d’hypocrisie humaine n’a été plus odieuse que celle dont il est témoin, et qu’il n’y a plus, si on ne peut la vaincre, qu’à se sauver, comme Alceste, dans les bois :

Non, lui répond la spirituelle grand-mère, il ne faut que faire le raisonnement que je me suis fait quand j’avais encore besoin de raisonner. La société, me disais-je, n’est composée que de mendiants. En veut-on aux mendiants que l’on trouve dans les places publiques, de toutes les ruses qu’ils emploient pour attirer l’attention des passants ? Est-il jamais venu à l’idée de personne de leur reprocher les emplâtres dont ils se couvrent, ou les jambes de bois dont ils feignent d’avoir besoin ? Eh bien ! en regardant de même d’autres mendiants qu’on rencontre dans le monde, au lieu de se laisser suffoquer à la vue des stratagèmes qu’ils inventent pour attirer aussi l’attention sur eux, il faut se dire tout simplement : C’est leur emplâtre ou leur jambe de bois.

Dans une de ses dernières préfaces (1833), M. Théodore Leclercq a très bien peint sa douce paresse et son humeur peu ambitieuse, qui laissait à son observation tout son jeu et toute sa lucidité : « Assez bon observateur, dit-il, positivement parce que je reste en dehors des prétentions actives, je regarde faire, et j’écris sans remonter plus haut que le ridicule, qui est mon domaine, laissant des plumes plus fortes que la mienne combattre ce qui est odieux. » Là où il est le plus charmant et le plus naturellement dans son domaine, c’est quand il peint les légers ridicules dont il ne s’irrite point, mais dont il sourit et dont il jouit, les ridicules des gens qu’on voit et qu’on aime à voir, avec qui l’on joue la comédie sans qu’ils se doutent qu’ils la jouent doublement eux-mêmes. Personne plus que M. Théodore Leclercq n’a eu le sentiment vif et la science de la vie privée, de la vie de société, en un mot du salon et de tout ce qu’on y surprend en un clin d’œil de commérage piquant, de babil aiguisé, de luttes, de tracasseries, d’hostilités courtoises et élégantes. Il a rendu et comme enlevé tout cela dans ses rapides esquisses avec la distinction et le bon goût de la meilleure compagnie, et de manière à plaire à ceux mêmes qu’il vient de saisir et à les provoquer à se jouer.

Esprit délicat, il avait besoin, même pour railler, de sentir autour de lui l’air tiède de la faveur et de l’indulgence : elle ne lui a jamais manqué. Homme heureux, après tout, qui a trouvé son moment sans l’attendre ni le chercher, qui a joui de son esprit et développé son talent en ne recueillant que son plaisir. Cette quantité d’idées comiques et de germes qu’il a mis en circulation ne lui ont jamais coûté que la douceur de les produire. Il a eu toutes les joies de la fertilité sans les travaux pénibles de l’achèvement. Il n’a jamais connu cet effort combiné qui consiste à monter une pièce, à la construire, à la faire sortir plus ou moins sauve de toutes les embûches des coulisses, à la faire marcher droit et haut devant la rampe redoutable ; il n’a jamais eu à consommer, comme dit Voltaire, cette œuvre du démon. Quand il faisait répéter un de ses proverbes à sa troupe élégante et qu’il la trouvait ce jour-là trop capricieuse, c’était pour lui le sujet d’un proverbe nouveau.

Après la révolution de juillet 1830, M. Théodore Leclercq continua de produire encore et de publier le recueil de ses volumes : pourtant, si sa réputation était dès lors tout à fait établie, le grand moment de vogue et d’attention était passé. M. Théodore Leclercq rentra doucement dans cette demi-ombre qui déplaisait si peu à sa modestie. Il perdit des amis dont il ne s’était jamais séparé un seul jour ; il était devenu vieillard, lui qu’on ne s’habituait guère à se figurer que sous la forme de la gentillesse et de la jeunesse de l’esprit. Les dernières années de sa vie, entourées et consolées d’ailleurs des soins de la plus aimable et affectueuse famille, s’écoulèrent dans des infirmités cruelles, qui ne lui arrachèrent pas une plainte. Trois années de paralysie ne lassèrent point sa patience et sa résignation. Il sentait, après tout, qu’il avait été heureux.

Il vivra dans la série de nos comiques, comme l’expression fidèle des mœurs et de la société d’un moment ; plus près, je le crois, de Picard que de Carmontelle, et donnant encore mieux l’idée d’un La Bruyère, mais d’un La Bruyère féminin et adouci, lequel, assis dans son fauteuil, se serait amusé, sans tant d’application et de peine, à détendre ses savants portraits, à mettre de côté son chevalet et ses pinceaux, et à laisser courir ses observations faciles en scènes de babil déliées et légères.