I. Baudelaire
Ô vous, soyez témoin que j’ai fait mon devoirComme un parfait chimiste et comme une âme sainteBaudelaire.
Il est au milieu de nous. Il ne se retire pas dans les solitudes pour en revenir poète et prophète. Il ne va pas demander à la nature de le rendre divin. — Mais il est avec nous. Je l’aperçois dans la rue : il est préoccupé de ses dettes, il marche tout en calculant. Il est en train de fonder des espérances sur des articles dont le prix l’aidera à se libérer. Ou bien peut-être il médite quelque plaisanterie à l’adresse de cet ami qu’il va voir. Ou bien encore il travaille mentalement un poème, il arrange des mots qui ne vont pas bien ensemble. — Peut-être, à le fréquenter, n’eussé-je jamais connu de lui que ses fantaisies et ses humeurs. Mais il avait une âme. Il la portait parmi sa vie. Elle était présente quand survenait une souffrance ou quelque volupté. Elle était prête à tout ressentir ; non pas avec dilettantisme, mais comme une pauvre âme véritable faite pour la peine et la besogne. L’âme, cette chose inconnue en nous, et qui nous épie dans toutes nos aventures ! Rentré chez lui, il la laissait se délivrer. Elle parlait sagement, elle racontait ses épreuves sans déchaînement, sans éclat. Elle faisait son examen de conscience. Et voici que ce n’est plus elle seulement qui s’accuse, mais mon âme aussi et la vôtre, que nous avons pourtant contenues si soigneusement, que nous ne savions pas capables de toutes ces passions.
I
Poésie gouvernée
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large1.
Et toujours elle semble sous la barre décrire une courbe appuyée. Elle est docile et pleine. Elle vogue obéissante, avec sa fantaisie ployée. On n’y trouve jamais de ces vers qui s’empressent dans une interminable voie droite, qui s’ajoutent les uns aux autres, qui se multiplient spontanément. Mais chaque pièce est le détour pur d’un courant, la fidélité de l’eau entre des rives tournantes.
Cette poésie conduite entraîne dans son nombre tous les mots. Les plus rares y sont pris avec les plus familiers, les plus humbles avec les plus hardis. Mais, plongés dans le sûr et délicat mouvement de l’ensemble, aucun ne surprend. Étrange train de paroles ! Tantôt comme une fatigue de la voix, comme une modestie soudaine qui prend le cœur, comme une démarche pliante, un mot plein de faiblesse :
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêveTrouveront dans ce sol lavé comme une grèveLe mystique aliment qui ferait leur vigueur2
Ou bien :
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures3.
Subtile restriction qui vient diminuer la densité du vers. Choix de la petitesse. Compromis avec le silence.
Tantôt au contraire les mots les plus forts se débattent emportés, étouffés. Ils roulent sans cri. Ils ont été arrachés aux rives et se perdent dans la puissance muette et contenue du cours poétique :
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;Sur les bords duvetés de vos mèches torduesJe m’enivre ardemment des senteurs confonduesDe l’huile de coco, du musc et du goudron4.
Sur ses poèmes le poète ne cesse d’exercer son empire. Il les mène, lents et suivis. Il fléchit à son gré leur intention. Il les dirige par l’influence de son goût. Il aime appeler à son service les mots imprévus, — on pourrait presque dire saugrenus. Mais c’est pour réduire aussitôt leur étrangeté, pour faire couler sur elle une harmonie, pour modérer l’écart que par caprice il ouvrit5. Comme ceux qui se sentent parfaitement maîtres de ce qu’ils veulent dire, il cherche d’abord les termes les plus éloignés ; puis il les ramène, il les apaise* il leur infuse une propriété qu’on ne leur connaissait pas.
Il est poète, c’est-à-dire qu’il façonne des vers comme un ouvrage audacieux, utile et bien calculé.
* *
Une telle poésie ne peut pas être d’inspiration. Elle a des élans sans doute, mais qui ne sont que la délivrance de la faculté poétique en travail. Baudelaire lui-même se décrit en train d’errer et
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés6.
Le jaillissement des phrases qui semblent le plus spontanées, est toujours comme une subite solution, comme un éclair préparé. Et de même que la pensée qui monte, enfin déliée, s’arrache sans hâte à l’obscurité qu’elle fut, de même le jet poétique retient de sa longue virtualité une lenteur :
J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre7…
Il est solitaire comme une grande fleur. Jamais chez Baudelaire les images ne foisonnent sur place ainsi que chez les inspirés. Le poète a horreur des situations poétiques, des idées dont la simple énonciation fait bondir à l’entour les métaphores comme des flammes. Il n’aime pas à être environné et enfermé par le resplendissement de sa fantaisie. Il ne se donne rien en commençant. Mais les images naissent autour de sa parole ; elles se lèvent éveillées par celle-ci ; elles lui restent jointes ; elles lui font un cortège discipliné. Elles montent au long d’un simple vocatif, le soutiennent, l’éclairent d’une lumière dense et sombre :
Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,Ô vase de tristesse, ô grande taciturne8…
Elles sont la forme même de l’élocution, elles suivent le mouvement de la phrase, elles sont prises dans sa courbe :
Quand vers toi mes désirs partent en caravane,Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis9.
Elles se glissent dans le dialogue ; elles sont dans la question et dans la réponse :
D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,Montant comme la mer sur le roc noir et nu10 ?
Et dans la Chevelure :
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourdeOù je hume à longs traits le vin du souvenir11?
Chaque poème de Baudelaire est un mouvement ; il ne piétine pas, il n’est pas une description immobile, exaltant par des reprises et des surenchères un thème choisi. Il est une certaine phrase, question, rappel, invocation ou dédicace qui a un sens. Il est une proposition très courte, mais appuyée d’images qui se tiennent contre elle, penchées dans la même intention :
À la très chère, à la très belleQui remplit mon cœur de clarté,À l’ange, à l’idole immortelle,Salut en immortalité !…………………………………Sachet toujours frais qui parfumeL’atmosphère d’un cher réduit,Encensoir oublié qui fumeEn secret à travers la nuit12.
* *
Ces images, bien loin de nous écarter de la parole qu’elles accompagnent, au contraire nous y ramènent innombrablement. Au lieu de la développer et de l’illustrer, elles l’approfondissent, elles la replient, elles la font retentir à l’intérieur. Elles n’ont aucune destination poétique, elles ne cherchent pas à caresser notre imagination ; elles sont lointaines et étudiées comme ce détour de la voix quand elle insiste13. Parole qui peut-être eût passé sans que je la reconnaisse. Mais les images qui l’environnent, me sont un avertissement ; elles me la rendent intime, personnelle ; elles la font à moi-même adressée ; elles m’obligent à la subir avec toute son intention. Leur sensualité jamais n’est épanouie. Elles la gardent condensée comme une liqueur faite pour séduire le souvenir. Elles viennent ainsi tenter notre mémoire, battre le cœur avec l’insistance des vagues ; elles forcent doucement nos secrets inconnus ; elles réveillent notre passé inavoué ; elles évoquent par leur incantation toute la vie que nous n’avons pas vécue ; elles demandent la résurrection à ce qui ne fut jamais14. Comme une parole à l’oreille au moment où l’on ne s’y attendait pas, le poète soudain tout près de nous : « Te rappelles-tu ? Te rappelles-tu ce que je dis ? Où le vîmes-nous ensemble, nous qui ne nous connaissons pas ? Tu les as donc approchés, ces rivages ; jusque vers eux ton voyage t’a donc égaré toi aussi. » Et cette voix
….… chantait comme le vent des grèves,Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie15.
Elle chante, cette voix, et renaissent tous les adorables sourires du regret :
Mais le vert paradis des amours enfantines,Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,Les violons vibrant derrière les collines,Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,— Mais le vert paradis des amours enfantines,
L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,Est-il déjà plus loin que l’Inde ou que la Chine ?Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,Et l’animer encor d’une voix argentine,L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs16 ?
II
Cette poésie ne cherche que la confession. Baudelaire, tandis qu’il la compose, ne songe qu’à confier ses plus lourdes pensées, à les transmettre, à les donner aux autres comme une charge secrète et insupportable. Cette subtile contrainte, cette modération du caprice poétique par quoi il maintient toujours la phrase à la disposition de son âme ; enfin ces longues images qui tourmentent le souvenir comme des reproches, tout est calculé pour exprimer les sentiments d’un cœur qui ne peut pas souffrir sa solitude.
Mais ce ne sont pas des épanchements ; ce n’est pas une sincérité bavarde. Elle est multiple, sévère et souriante. Chaque poème est le doux corps précis d’un sentiment unique. Les vers se posent sur lui, comme un vêtement qui le ferait vivre. Ils l’animent à cette existence seule qu’il pouvait avoir. Et dès qu’il palpite, ils l’abandonnent17.
Ainsi le poète éveille tout le monde merveilleux de ses passions ; toutes sont là. Elles ont des visages divers ; et peut-être certains ne s’accordent pas. Mais elles regardent ensemble vers moi. Je les reconnais toutes. — Sur toutes passe la modération de l’ironie, comme une lumière. Baudelaire connaissait cette clairvoyance du cœur qui n’admet pas tout à fait ce qu’il éprouve, qui ne sait pas sentir sans arrière-pensée. Si vigilante est sa sincérité qu’elle traduit jusqu’à l’intelligence qui la trouble. C’est un suspens, une hésitation de l’âme, un regard de modestie. Le poète plaint un peu sa crédulité, il révoque doucement en doute son sentiment. Il sourit.
Pourtant ce n’est pas par une sèche curiosité de soi qu’il est mené ; ni par le désir d’une analyse impartiale. Il ne se décrit que pour se faire des complices. Il se donne à nous afin que nous nous donnions à lui. Il ne nous permet pas de ne pas lui ressembler. Ses passions sont si véritables, elles tiennent si fortement à son cœur qu’elles gagnent le nôtre et qu’il faut que nous les reconnaissions en nous.
Tant de désirs, tant de remords qui se cachaient en moi. Pourquoi me les fussé-je avoués, puisque je savais ne les pouvoir calmer ? Et soudain, froissant toute ma discrétion, faisant s’évanouir mon hypocrisie, s’élance un vers si nu, si pur, si déplacé, qu’il me touche comme une offense18. C’est la vérité jaillissant de l’âme. C’est une sorte de délivrance affreuse. C’est un aveu si sévère qu’il accuse et laisse blessé : il faudra que je l’entretienne avec désespoir dans mes moments secrets :
— Voilà que j’ai touché l’automne des idées19..— J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans20…— Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres :Adieu, vive clarté de nos étés trop courts21 !…
Et ce vers chargé de tout le remords du monde :
Le Printemps adorable a perdu son odeur22 !
Vers si parfaits, si mesurés que d’abord on hésite à leur donner tout leur sens ; un espoir veille quelques instants, un doute sur leur profondeur. Mais il ne faut qu’attendre. Dans mon souvenir peu après je les retrouve vibrant encore comme des flèches.
Et parmi cette sincérité, dont il importerait qu’au plus tôt je me débarrasse, circule l’ironie murmurant : « Je sais toutes les réponses, je sais bien toutes les justifications. Je ne suis dupe de rien. Cependant il faut subir cette amertume. Il n’y a rien qui puisse délivrer ton cœur de tant de vérité. »
* *
C’est ainsi que je reçois, sans m’en pouvoir défendre, tous les sentiments qu’il plaît à cette grande âme de verser en moi. Quels sont-ils ? Ils sont si vivants qu’ils restent d’abord confondus. Je ne les reconnais que bien longtemps après les avoir soufferts. Alors seulement j’aperçois qu’ils sont différents au point de se contredire.
D’abord un regret immense, un souvenir informe et violent, le mal de l’exil.
… Âme aux songes obscurs,Que le réel étouffe entre ses quatre murs23.
Il y a des ciels qui raniment soudain au fond du cœur l’image des belles patries perdues :
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés24.
Le « spleen » ou « l’ennui », cette passion sourde et désespérée que chassent ou ramènent les températures, n’est pas une simple mélancolie poétique, une tristesse ordinaire. Mais l’âme se révolte soudain ; elle ne peut plus vivre dans cette banlieue terrestre avec le poids de son imperfection :
Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courageDe contempler mon cœur et mon corps sans dégoût25 !
Impossibilité d’être là. Une mémoire tourmente l’âme déchue26 Elle s’afflige à la pensée de la dignité d’où elle se voit descendue :
Une Idée, une Forme, un ÊtreParti de l’azur et tombéDans un Styx bourbeux et plombéOù nul œil du Ciel ne pénètre ;
Un Ange, imprudent voyageurQu’a tenté l’amour du difforme,Au fond d’un cauchemar énormeSe débattant comme un nageur27.
Peu à peu le poète sent s’agrandir sa douleur. Elle cesse de lui être personnelle. Toute la plainte du monde passe en son cœur. Il est travaillé par le remords du paradis perdu. Il est en proie à la réminiscence28. Il revoit confusément cette forme parfaite que l’univers a dépouillée pour jamais et qu’il s’efforce pourtant de ressaisir. À la longue le souvenir qui vient le visiter dans son abîme, se fait plus précis. Ainsi qu’au naufragé la consolation des longs mirages, le paradis terrestre s’étend au fond de sa mémoire29. Il est svelte et nu comme les arbres clairs des lies ; il est semblable à la mer tiède et domptée des beaux climats, où les navires circulent, voluptueusement appuyés au flanc des vagues :
J’irai là-bas où l’arbre et l’homme pleins de sèveSe pâment longuement sous l’ardeur des climats ;Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêveDe voiles, de rameurs, de flammes et de mâts30.
Parfois, séduit par un espoir moins fort, c’est d’une voix plus basse, avec une sorte de regret sans révolte, que le poète appelle son bonheur :
Dis-moi, ton cœur, parfois, s’envole-t-il, Agathe,Loin du noir océan de l’immonde cité,Vers un autre océan où la splendeur éclate,Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?Dis-moi, ton cœur, parfois, s’envole-t-il, Agathe ?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie,Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé !Où dans la volupté pure le cœur se noie !Comme vous êtes loin, paradis parfumé31 !
Pourtant, si l’atteignait notre amour :
Tout y parleraitÀ l’âme en secretSa douce langue natale.Là, tout n’est qu’ordre et beauté,Luxe, calme et volupté32.
C’est ainsi que le poète est tourmenté par le désir immense de la perfection. Il se souvient des origines. Tantôt, porté par quelque heureuse humeur jusqu’aux confins du paradis, il le contemple de près, il l’anime des yeux, il oblige toutes ses merveilles à fleurir. Puis tantôt, il le perd de vue et l’invoque plaintivement dans l’obscurité de l’univers. Mais jamais il ne l’oublie, jamais ne le quitte la pensée de ce qui est complet, satisfaisant, éternel33.
* *
Cependant quelle dilection pour la réalité défaillante, incertaine, périssable ! Aussi fort que l’amour du parfait, l’amour de ce à quoi il manque34 Avec la contemplation de l’immuable, la pensée du mortel, un respect infini pour toutes les choses imparfaites, une admiration sans paroles, un silence devant elles, souffrantes, mutilées, exténuées. Ce n’est pas simplement de la pitié, ni l’appel sur elles de la miséricorde divine, mais une considération pleine d’amour, la dévotion d’un cœur que la faiblesse emplit d’extase.
Le poète parle avec une tendresse pénétrée des moindres existences, des objets eux-mêmes. Il semble qu’il n’ose les toucher. Il met toute sa précaution à les soulever. Il les enveloppe dans ses vers avec émerveillement. Il sent tout le prodige qu’il y a à ce qu’ils soient tels et non pas autres. Il se complaît à décrire des appartements, à dire la couleur des tentures, l’odeur qu’exhalent les meubles. Avec révérence il évoque le désordre que le passé lentement au fond des armoires compose :
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,De vers, de billets doux, de procès, de romances,Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances35.
Il parlera des choses les plus horribles et la violence de son respect lui donnera une subtile décence. Avec une image chaude et funèbre, mais délicate comme l’hommage d’un amour que la mort ne décourage pas, doucement il montre dans une chambre inconnue la tête coupée d’Une Martyre 36.
Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombreEt qui nous enchaînent les yeux,La tête, avec l’amas de sa crinière sombreEt de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule,Repose…
À tout ce qui est, à tout ce qui, privé de perfection, vit pourtant, le poète étend son admiration muette et triste. Il épouse toute misère, il est prêt à recevoir tout sentiment. Dans l’infinité des souffrances il n’en est aucune qui le trouve distrait. Mais il n’est là que pour les aimer. Trop de respect en lui pour qu’il s’indigne. Il garde cette impartialité terrible que donne un immense amour de la vie :
Loin du monde railleur, loin de la foule impure,Loin des magistrats curieux,Dors en paix, dors en paix, étrange créature,Dans ton tombeau mystérieux ;
Ton époux court le monde, et ta forme immortelleVeille près de lui quand il dort ;Autant que toi sans doute il te sera fidèle,Et constant jusques à la mort37.
Chaque vers du Crépuscule du Matin, sans cri, avec dévotion, éveille une infortune :
Les maisons çà et là commençaient à fumer.Les femmes de plaisir, la paupière livide,Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts,C’était l’heure où parmi le froid et la lésineS’aggravent les douleurs des femmes en gésine.Comme un sanglot coupé par un sang écumeuxLe chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ;Une mer de brouillards baignait les édifices,Et les agonisants dans le fond des hospicesPoussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux38.
Poésie pleine d’amour. Elle se partage entre tous les malheurs ; elle accompagne chacun dans sa mansarde. Elle le devine, proche ou lointain, à travers les murs. Elle assiste toute la ville qui souffre et mène sa tâche. Elle
… refait le lit des gens pauvres et nus39.
Mais la pitié qui la tient est si violente qu’elle se tait40.
* *
Dans ces vers mesurés, que semblait guider une âme tranquille et artificieuse, pouvions-nous discerner de quels sentiments extrêmes nous ferait à la fin complices l’audience que nous leur prêtions ? Mais il est trop tard pour échapper. Les plus grandes passions se sont insinuées en nous, si grandes, si vastes, si complètes, que les voici contradictoires. C’est toute notre âme avec la violence insoupçonnée de ses amours diverses que Baudelaire nous a rendue à nous-mêmes sensible. Il est possible que le don soit lourd et qu’il faille du courage pour le supporter. Cette poésie ne rassure pas ; elle ne verse pas d’illusions. Mais elle s’adresse à ceux pour qui rien n’est plus beau que de connaître son cœur, que de le sentir peser en soi. Souvent j’écouterai la voix de cet ange savant et désespéré.
II. Des peintres
Ingres
« C’est un auteur difficile »
, disait Maurice Denis. D’abord
il semble froid. Tout dans ces toiles est si parfaitement défini. Ingres ne nous demande
jamais de le deviner, de reprendre sa tâche, de la compléter avec notre regard ; il a
tout achevé avant nous ; il ne confie rien à notre invention ; il nous laisse passifs.
On dirait qu’il nous dédaigne un peu, que, parlant à des gens qui ne sont pas de son
métier, il leur refuse le droit de collaborer, même pour une part infime, à son œuvre.
Il y ajoute lui-même avec soin je ne sais quel vernis qui en interdit
l’interprétation.
Aussi sommes-nous d’abord devant ses tableaux pleins d’un contentement glacé. Voici qui est juste et louable, mais à la façon d’une belle sentence rendue par un juge incorruptible. Cette couleur, jamais on ne la trouve défaillante. Elle est nette, elle est découpée avec exactitude par ses limites ; à chaque objet elle est départie avec propriété. Les reflets eux-mêmes et les transparences sont scrupuleusement établis. — Aucune vibration ; et non plus cette terne et dense profondeur qu’inventa plus tard Cézanne. La peinture du Bain Turc est admirable ; mais on ne la voit pas tant elle est terminée ; et la hardiesse de ces nus, l’un tout vert, l’autre tout orangé, se dissimule sous la perfection du détail. Même quand la couleur force l’attention, c’est par une sorte d’acidité immobile. Les tons tiennent la toile ; ils occupent, inflexibles, sa surface ; ils ne faiblissent nulle part, nulle part ne s’évanouissent ; ils restent.
Cependant nous ne tardons pas à sentir que quelque chose en nous de plus profond s’est en silence à ces chefs-d’œuvre intéressé : le corps, la vie sensible ; un enchantement tout bas nous entraîne, une secrète et forte volupté. Un appel vraiment nous est adressé, nous ne sommes plus exclus, répudiés, mais au contraire demandés, emmenés, séduits. Car Ingres par son dessin est le plus sensuel des peintres. Sous cette couleur tranquille il faut voir enfin les lignes délicieuses qui se dévident. On les suit avec tout son être, on les goûte jusqu’au fond de soi avec une aspiration suave. Elles ravissent jusqu’à faire perdre la pensée.
* *
Le dessin d’Ingres a toute la vie que dans sa couleur nous n’apercevons pas ; il tient compte du mouvement des objets ; non pas qu’il le traduise par des hésitations et de l’indéfini ; mais il cherche à le remplacer. Il exprime la fluidité des choses en y substituant sa merveilleuse justesse décidée. La peinture est un moyen d’empêcher les choses de bouger. — Tout être vivant rayonne ; il permet à sa forme de s’en aller de lui, elle se détache incessamment de lui comme un beau fantôme vite dissipé ; et par chacun de ses gestes il délie de doux cercles invisibles qui se propagent. Le trait d’Ingres recueille partout cette grâce émanée ; il l’arrête sitôt qu’elle quitte le corps, il lui laisse un peu de place, il attend son essor, puis tout de suite le contient, l’apaise. Partout il a prévenu l’onde ; il lui interdit de passer jusqu’à se défaire ; à toutes celles qui viennent il impose son exquise limite ; il les captive et s’en augmente, il prend dans sa fixité leur mouvante vertu, il s’anime de leur évanouissement en lui.
C’est pourquoi ce trait est si simple ; toujours il se ramène à des droites et à des courbes. En effet il ne s’applique pas sur la forme, il ne la serre pas avec ignorance ; il la décrit au moment où, séparée un peu de l’objet, déjà elle en oublie les retraits et les saillies. Comme dans une rivière, autour d’un plongeon confus, les ondes à mesure qu’elles s’écartent se régularisent, de même le contour des choses, sitôt qu’il les quitte, retrouve les profils idéaux de la géométrie. Le dessin d’Ingres est fait de quelques lignes parfaites. Autour du corps elles sont posées comme des arcs légers et de délicats cerceaux ; elles l’entourent ainsi qu’un bras, il est au milieu d’elles comme empêché parmi les cercles de sa grâce. Elles s’ouvrent tout auprès de lui, pareilles à l’amour quand il nous tient sans parler contre sa poitrine. Elles lui déconseillent, en le baisant de leur courbe, de s’avancer plus loin.
De la même façon s’expliquent ces déformations si hardies et pourtant invisibles. Il faut que le trait précède partout le mouvement afin de l’enfermer ; il faut qu’il aille tout de suite jusqu’au bout du geste pour l’arrêter. Rien ne saurait le contenir ; il dépasse doucement la mesure, mais c’est pour l’imposer. Le bras de Thètis se déroule sur la poitrine de Jupiter comme une immense tige qu’achève la haute fleur de la main ; il est aussi long dans l’espace qu’il le serait dans le temps. À toute expansion il faut que le trait satisfasse. Aussi est-il partout au plus loin ; avec une intelligence admirable il s’écarte, il se sépare un peu trop du centre, il feint de l’oublier, il le perd de vue ; mais c’est ainsi qu’il lui garde toute la forme attachée. Il se laisse emmener un peu, il dérive un instant ; mais il tourne soudain et le voici maître avec suavité du mouvement qu’il semblait suivre. — À le considérer d’un œil critique on peut trouver le dessin souvent trop large ; la forme qu’il comprend ne saurait qu’avec peine le toucher partout à la fois. Il omet de compenser par un rentrant la saillie du côté opposé ; le bras que dans le Bain Turc cette femme arrondit au-dessus de sa tête ne tire pas sa poitrine ni son ventre, ne les oblige pas à s’effacer et la tête renversée d’Angélique, qui fait se gonfler son cou, cependant laisse sa gorge emmenée par le geste contraire de ses longs bras captifs. C’est que le trait veut envelopper toute la diverse effusion du corps, il accompagne de toutes parts la chair heureuse qui se répand et, pour la définir à la fois partout, il s’abandonne à une belle et sage contradiction. — Nous comprenons maintenant la raison de cette couleur exacte qui d’abord nous gênait. Elle est si unie, si achevée, qu’elle efface d’abord, puis, à un regard plus attentif, accuse l’écartement des lignes. Elle conduit de l’un à l’autre bord de la forme ; avec son modelé parfait et sans surprise elle rejoint doucement les extrémités trop distantes et montre en silence l’étendue de leur séparation ; elle mène les yeux sans les arrêter à tous les éloignements ; elle est à la place du mouvement apaisé et garde de lui je ne sais quelle faculté de liaison.
D’ailleurs les différentes parties du trait n’ont aucun besoin d’être rendues compatibles ; le trait ne les recueille pas tour à tour et ne se compose pas de leur addition. À dire le vrai, il n’a pas de parties ; bien qu’il cède à la fois à des expansions opposées, il est unique, il va seul et pur, il passe par tous les points et les justifie en les touchant. Il n’existe qu’entier, il est clos, il est à lui-même revenu, et tous les détours de son trajet il les tient à la fois en lui sans effort réunis. Sa présence est toute l’explication qu’il donne. — En effet ce n’est pas avec une lente patience et place par place qu’Ingres fixe le mouvement des corps et de l’objet qu’il peint ; mais avec une décision passionnée, et par une élection sublime, il le remplace d’un seul coup. Tout de suite il aperçoit la forme qui tient lieu de toutes les autres ; elle est étrange, il est difficile d’en rendre compte. Mais qu’y faire ? Elle est juste. Il trouve du modèle que son animation rend divers et composé, la soudaine, la délicieuse simplicité. Il la trouve au-delà de ce qu’il voit, il la démêle en lui-même avec volupté. Et son trait chante son plaisir : il monte, il se déroule d’un seul jet, il empêche en se jouant tout autre d’être possible, il s’élance comme un doux cri parfait. Il est complet et radieux comme Vénus Anadyomène ; il est posé sur la mer et il se tient, respirant à peine, joyeux de se sentir nu et de partout tendrement égal au bonheur.
* *
L’exquise gravité alanguie du portrait de Mme Panckoucke, cette grâce finie…, on dirait une source appuyée à tous les bords de sa vasque.
Cézanne
Cézanne n’était pas le maladroit sublime que tend à nous représenter une certaine légende. Ses aquarelles révèlent au contraire une habileté si vertigineuse que seule peut-être l’égale la virtuosité des Japonais : sur la feuille blanche toute l’ossature d’un paysage s’indique par quelques touches colorées d’une exactitude telle qu’elle fait parler les vides intermédiaires, arrache au silence de chacun une signification. — Quand Cézanne peint à l’huile, sa main tressaille de la même adresse, mais il la contient : il se méfie ; il redoute de se substituer à sa sincérité ; il impose à son pinceau une lenteur fidèle. L’application le possède comme une passion : il se penche dévotement, il se tait pour mieux voir ; il emprisonne la forme qu’il copie dans le cercle de son attention ; et, comme elle bouge, il respire mal tant qu’il ne l’a pas captée. À chaque instant le trait veut bondir, s’abandonner à son élan. Mais Cézanne le ramène avec entêtement, l’oblige à se maintenir acharné. Ainsi, si l’on croit voir en cette peinture des hésitations, elles ne signalent pas l’impuissance d’une main trop fruste et trop mal exercée pour suivre avec précision le contour des objets, mais uniquement le scrupule d’une patience occupée sans cesse à modérer les écarts d’une dextérité trop frémissante.
Jamais rien pour le spectateur. Cézanne n’invite pas le regard ; il ne fait pas signe ; il ne s’adresse pas ; il peint en solitude et ne se soucie pas qu’on s’intéresse aux images qu’il fabrique dans la peine et dans l’adoration. Il n’a affaire qu’aux choses et n’a d’autre inquiétude que de les dire comme il faut. D’elles son amour est si violent qu’il tremble de respect ; il est frappé de vénération devant elles, et c’est tenu par une modestie brûlante, qu’il travaille à les représenter. — De là cette sévérité si émouvante : sévérité que répand sur tout ce qu’il touche l’amour. Ces toiles ont une ampleur serrée. On sent qu’elles ont été peintes dans une bondissante immobilité et d’une âme que l’excès de son transport rendait timide.
* *
Dans un paysage de Cézanne on remarque d’abord la verticalité ; le tableau pèse vers le bas ; chaque chose est descendue à sa place ; elle y a été déposée avec soin ; elle occupe son alvéole ; elle embrasse de toute sa force sa situation. Cézanne avait l’amour de la localité, il comprenait avec quelle ferveur les objets adhèrent à l’endroit qui leur est donné ; et il éprouvait, à transcrire sur la toile la place respective de chacun, une volupté dont on lit encore la trace dans cet appuiement imperceptiblement prématuré de la touche qui, avant de saisir le point de son assiette définitive, se donne la joie de tâtonner un peu. Établissement souverain et application de la chose à son lieu, comme sur la table pèsent les bras du paysan qui joue aux cartes. — On comprend que la composition ne soit jamais arbitraire. En effet elle n’est pas inventée, mais elle est obtenue par la fidèle distribution des parties : les touches ont été placées respectueusement l’une à côté de l’autre : et voici qu’à la dernière tressaille le visage du tableau, suscité à force de minutieuse déférence pour chaque détail ; la vie se retrouve, l’organisation est présente sans avoir été cherchée, les traits se rejoignent et animent de leurs affinités l’exactitude isolée des éléments.
* *
Non moins que leur situation, de ces toiles m’émeut la durée. La même pesanteur maintient les choses dans le temps qui les maintenait dans l’espace : elles subsistent, elles sont attachées à leur propre permanence. La couleur en effet n’est pas celle que la lumière parsème, répand comme une eau sur les choses ; elle est immobile, elle vient du fond de l’objet, de son essence ; elle n’est pas son enveloppe, mais l’expression de sa constitution intime ; c’est pourquoi elle a la dense sécheresse de la flamme et garde dans l’apparence cette intériorité de ce qui se nourrit de soi-même : le terne flamboiement des tons, il semble que Cézanne l’ait obtenu en enlevant aux surfaces cette fluidité brillante où jouent les variations et les glissements de l’atmosphère ; il a gratté pour découvrir sous les instants la durée. Sans doute il sait saisir les accidents les plus subtils, la limpidité sèche de l’air sur les rochers, la circulation inquiète des nuages. Mais toujours il les subordonne à l’essentiel ; il y a quelque chose sur quoi passe le passager et que traverse l’éphémère. Aussi surprend-on tous ses paysages en train de durer. Ils sont tout penchés au long de leur journée ; ils n’attendent rien ; ils se sont si bien pénétrés de l’uniforme mouvement du temps qu’ils se laissent porter par lui ; ils sont confiés à la dérive des heures ; et dans la nuit ils maintiendront leur obscure présence.
Les figures comme les paysages donnent cette impression de persister. Dans les admirables nus de femmes, la lourdeur de l’après-midi suspend les gestes en grappes aux branchages. Dans les portraits ce n’est pas quelque surprise d’attitude qu’inscrit Cézanne, mais l’ardente grandeur du repos. La couleur des vêtements brûle à force d’être splendide ; mais toujours au moment d’éblouir, de scintiller en ruisselant, elle s’arrête et débouche dans la matité. Le ton a été établi par superpositions successives, avec lenteur et calcul, il ne lui reste plus à revêtir que son brillant ; mais s’il consentait à cette suprême richesse, peut-être l’étoffe s’animerait-elle d’un mouvement, peut-être les plis tendraient-ils à se draper et tout le personnage se camperait-il en une pose. Il ne faut pas.
— Dans tous les portraits de Madame Cézanne je lis l’ineffable confiance de la lassitude.
* *
Il n’est peut-être pas de plus grand peintre que Cézanne. J’ai la faiblesse de regretter parfois qu’il n’ait été que peintre, que dans son œuvre l’homme n’intervienne jamais que comme serviteur des choses, qu’il ne fasse sentir sa présence que par sa dévotion et son souci de s’effacer. Mais ne faut-il pas que son abdication vienne réparer l’impertinence de tous ceux qui s’établissent en intrus et s’exposent au milieu de leurs tableaux ?
Une exposition de Henri-Matisse
Lucide tourment de trop comprendre. Un beau peintre, savant et sensible, se trouve paralysé par sa clairvoyance. Tout de suite il aperçoit ce qu’il va faire et comment il le fera : l’œuvre est devant ses yeux, présente et parfaite. C’est pourquoi il évite de la réaliser ; sa conception est d’abord si claire qu’il lui semble, en prenant ses pinceaux, qu’il va se répéter, et le tableau qu’il peint s’applique à différer de celui qu’il imaginait. — Les grands artistes sont en face de leur œuvre comme d’une étrangère ; ils n’en prévoient pas du premier coup toutes les démarches ; ils l’épient se développer ; ils la découvrent peu à peu passionnément. Matisse veut imiter cette ignorance merveilleuse, que sa trop nette conscience lui refuse ; il espère la créer en lui artificiellement, en s’écartant de ce que lui impose sa nécessité intime, en choisissant une voie qui ne soit point celle qu’éclaire d’abord la perspicacité de sa vision. Mais, par ce geste de volontaire aveuglement, il échappe en même temps à sa spontanéité ; il n’est plus poussé par rien, et l’on est gêné de ne sentir en ses toiles la dictée d’aucune obligation. La gratuité de cette peinture se décèle à son caractère abstrait. Matisse peint à part des choses ; non pas sans les regarder, mais en se retirant d’elles à quelques pas. Il recueille la sensation qu’elles lui donnent, l’emporte et, s’étant éloigné, la déplie soigneusement ; elle est ample toujours, car il sait voir et le monde est pour lui le déroulement d’une étoffe épaisse et chargée. Mais parmi cette sensualité l’esprit s’insinue ; il défait sa richesse contractée ; il la clarifie, il l’épure, il l’articule, il la distille jusqu’à faire évanouir tout ce qui est lourd, trouble et charnel, tout ce qui manque à être rare. Puis, lentement, avec une complaisance protectrice, il recompose des images toutes dépouillées et subtilisées, toutes abstraites, bien qu’y tressaille encore parfois quelque lambeau de la sensation primitive. — Il est des peintres qui transposent d’un seul coup, sans l’analyser, leur sensation et qui en cherchent tout de suite dans un jet coloré l’équivalent plastique ; il en est d’autres qui travaillent en plein isolement des choses, n’imitant sur la toile que les fantômes de leur pensée. Matisse se distingue des uns et des autres : il puise dans la réalité la matière de spéculations picturales. De cette sorte d’abstraction découlent, joints dans une même conséquence, les qualités et les défauts de sa peinture.
La couleur de Matisse brille d’une splendeur intellectuelle. Elle a l’éclat muet de ces éblouissements qui naissent soudain dans l’esprit. Elle n’est pas dense comme les choses ; elle ne pèse pas ; mais elle recouvre la toile de sa minceur mate, elle répand en une fine couche sa nette et violente richesse. Elle est immobile comme la pensée dont elle imite le fixe éclair ; elle ne palpite pas parce que rien n’est pris sous elle qui respire ; elle est un extrait étincelant et inerte. Le meilleur témoignage de son origine artificielle, c’est sa rareté sans faiblesse ; elle ne cesse jamais d’être incomparable et Matisse préfère laisser des blancs plutôt que de les combler sans trouvailles. Ainsi se déroule, toujours parfaite et inanimée, cette couleur qui ne souffre pas de se laisser troubler par la terne effusion du réel. — Les Natures Mortes sont les meilleurs de ces tableaux : en effet le sujet déjà en est abstrait : les objets sont choisis et groupés selon leur importance picturale ; et par cette adaptation préalable du modèle à sa future image, l’arbitraire est atténué. De plus dans les Natures Mortes, Matisse, l’ayant préparée à son gré, s’abandonne à sa sensation avec plus de confiance ; il se laisse aller à la transcrire plus textuellement, il est gagné par la volupté que recèlent les choses ; sa couleur se fait plus sourde, plus lourde, plus gorgée de matière.
Cependant il n’est sensuel que par accident, presque malgré lui. Quand il dessine, il redevient tout abstrait. Son dessin ne s’attache pas aux objets ; il ne les déforme pas non plus pour les rendre plus expressifs ; il n’est ni réaliste, ni lyrique : il se comporte à la façon d’une idée. Une idée est d’abord une certaine forme vide ; on ne discerne pas son contenu ; elle est l’attitude de l’indistinct ; mais peu à peu elle se précise, c’est-à-dire qu’elle se multiplie intérieurement, que des détails, au dedans d’elle, viennent commenter sa généralité. De même dans la conformation du châssis ou de la feuille de papier qu’il adopte, Matisse, tout de suite, démêle une indication, dont son dessin va être le développement. En effet, le dessin naît peu à peu sous l’influence du cadre ; il s’enroule au centre dans la position que lui suggèrent les dimensions extérieures ; les lignes se compensent, se rappellent, expriment, chacune à un degré différent de complexité, le thème d’ensemble et font servir leur dissemblance elle-même à accentuer la même idée. C’est une variation complaisante ; avec volupté les traits de fusain inscrivent les correspondances et les balancements, rythment l’équilibre, répètent les droites en courbes parentes. Ainsi le tableau s’imite lui-même en se multipliant au-dedans. Mais ses détails les plus particuliers toujours dérivent du schème initial et ils en gardent le caractère abstrait. — Souvent ce dessin atteint une grâce sévère et exquise, comme dans La Coiffeuse ou dans La Musique. Souvent aussi il a l’absurdité de la logique ; n’étant pas embarrassé ni retenu par la réalité, il déploie une gratuite barbarie, comme dans le Nu à l’écharpe blanche.
Mais même quand il est beau, il ne suffit pas à rendre belle la toile ; en effet jamais à sa qualité les qualités de la couleur ne s’unissent. Matisse semble vouloir n’employer que séparément sa couleur et son dessin : il refuse de les concilier en un tableau complet ; pas une fois il n’a réalisé une œuvre pleine. — C’est qu’il ne veut peindre que les aboutissements ; il néglige tout ce qu’un sujet a de commun avec les autres, il attend, pour intervenir, jusqu’au dernier moment, celui de la divergence ; il faut, avant qu’il pose la première touche, que tout le passé d’abord ait été sous-entendu. Nous découvrons ici l’erreur où l’engage son abstraction. Comme il travaille à part des choses, il ne voit en elles que les invitations à la diversité : chaque spectacle tend à différer de tous les autres ; Matisse épouse sa tendance, la prolonge en lui-même jusqu’à la séparation effective. — Une toile est pour lui non pas une image de la réalité, mais une spéculation plastique ; aussi faut-il la rendre aussi solitaire que possible, sans précédent et sans analogie. C’est pourquoi elle sera poussée tout entière dans un sens ; c’est pourquoi le peintre ne lui consacrera qu’une partie de ses moyens. — La diversité de ces tableaux déconcerte, parce qu’elle est la diversité de la parcimonie, non celle de la richesse.
Si Matisse consentait à s’enfermer dans l’obligation des choses, s’il voulait attendre de sa soumission son originalité, peut-être l’obtiendrait-il plus précieuse. Les objets réels ne revêtent leur différence qu’après avoir patiemment ressemblé à tous les autres. Il leur faut longtemps se confondre avant d’arriver à se distinguer. Mais aussi leur individualité n’est-elle pas simplement de surface et, dans l’aspect unique qui naît à la fin sur leur visage, c’est leur profondeur qui aboutit, c’est tout leur être qui s’exprime.
Une exposition de Georges Rouault
Voici un peintre que n’inquiète aucune littérature. Élève du plus métaphysicien des maîtres, de Gustave Moreau, il veut oublier toutes les leçons de sagesse et d’abstraction qu’il a reçues, pour n’être plus qu’un grossier, fiévreux et puissant artisan. On ne rira pas des images brusques qu’il façonne, si l’on sait voir toute la science ouvrière qu’elles décèlent ; elles sont un produit de la connaissance la plus étroite, la plus retorse et la plus sûre de la matière plastique.
Rouault est aux prises avec la forme comme avec quelqu’un. Il se débat avec elle dans une lutte interminable qui jamais ne devient▶ un triomphe. Il ne cesse d’être auprès d’elle en inquiétude et en sursaut. C’est qu’il ne la voit pas immobile et parfaite, toujours prête à se laisser caresser, attitude docile à toutes les empreintes. La forme qu’il considère n’est pas ce contour des choses que l’on constate avec la paume de la main. Elle est cachée sous l’enveloppe, elle est repliée au centre de l’être, toute farouche. Rouault d’abord s’attache au modèle, le circonvient d’un travail obéissant, le sollicite de toute son application. Mais ce n’est que pour le provoquer au jaillissement. Et soudain voici s’échapper le geste vif et secret qu’il épiait, la détente intérieure. La forme est devant lui frémissante, fuyante, semblable à une bête levée qui détale, qui va avoir disparu tout de suite.
Il faut la saisir. Rouault prend de la matière pour l’y fixer, tandis qu’elle bondit. Sans bouger il la poursuit, il cherche à se rendre maître de sa fuite en l’imitant avec les mains. Mais la matière résiste ; elle est toute pleine de prédispositions confuses, d’exigences mal avouées. Elle n’est pas une ductile indifférence où la forme d’un seul coup, fluide, puisse se tracer. Pour la vaincre il faut, en la violentant, lui obéir. Passionnément Rouault la bouleverse, cherchant à mettre au jour celle de ses attitudes spontanées par laquelle elle mimera le mieux la figure disparaissante. Il cerne cette figure, il lui coupe la retraite en renforçant autour d’elle de tous les côtés à la fois, comme des barrières, les grandes lignes naturelles de la matière. De là ces traits qui ne suivent pas la forme avec exactitude et continuité, mais qui, à force de se redoubler, de se reprendre et de se traverser, la captent parmi leur enlacement innombrable. C’est pourquoi l’image chez Rouault semble toujours appelée du fond de la toile avec des doigts fiévreux ; elle n’est pas tranquillement posée sur le papier, mais elle lui est arrachée par les balafres du dessin. Sans doute elle est parfois un peu disloquée et grimaçante, ses contours n’arrivent à être justes que par des répétitions et des surcharges. Du moins la figure représentée n’a-t-elle rien d’une silhouette crayonnée à plat sur une page d’album ; avec ses écrasements et ses jets, avec ses déformations violentes, elle est inébranlable ; car elle puise comme par des racines une profonde solidité dans la matière où elle est attachée et dont elle emprunte la massive organisation.
Cependant nous exigerons désormais de Rouault une manière plus stricte. Tant de ferventes études veulent aboutir à une réalisation définitive. Il faut que leur auteur se fasse assez fort pour envelopper la forme, sans qu’elle cesse de tressaillir, d’un dessin de plus en plus serré. Guys, loin de le diminuer, augmentait le frémissement de ses figures en arrêtant leurs traits avec scrupule. — Déjà Rouault nous donne des céramiques qui sont des pièces achevées : la plénitude de ces nus assis au milieu de sourds paysages éclatants conseille d’attendre du peintre d’équivalentes beautés. Il éclairera de visages les puissants corps de femmes qu’il sait si bien dresser ; il établira les fonds plus nettement : jusqu’ici il semble les obtenir en dispersant rageusement la matière colorée et en se servant de sa distribution spontanée pour représenter les divers plans du paysage. Il se rendra maître plus complètement de sa couleur et, remployant avec plus de décision, il donnera un sens plus précis à ces grandes teintes soufrées dont traîne la lueur au fond de ses Compositions Décoratives.
Gauguin
Enchanteur, magicien, sophiste.
Platon.
Je le vois tel qu’il s’est peint. Sa grande figure ironique sous le bonnet dont il est coiffé, c’est celle d’un aventurier qui serait magicien. Elle est pénétrée de je ne sais quelle force mêlée de sagacité. Il est l’homme qui a découvert les secrets naturels et, parce qu’il sait s’en servir, voici dans ses traits l’intelligence comme un sourire. Il aime les choses parce que, de les comprendre, il les domine. Et, se sentant seul à posséder cet empire, il semble se taire avec connaissance.
Gauguin ouvre des paysages. Tout doucement il les fait éclore, il les laisse monter selon leur sève, pleins de suavité. Il ne les invente pas. Simplement il les dénoue et conduit leur développement avec la science du magicien. La nature, sous le pouvoir de ses yeux, prend de l’ordre. Elle se dispose spontanément. Elle ◀devient▶ un grand jardin vierge et soigné : les feuillages ne cessent pas d’être luxuriants, mais il semble qu’une main mystérieuse veuille plier les branches à quelque accord. Tout s’organise comme sous une insaisissable incantation. Ainsi naît un Paradis tempéré. La sagesse le parcourt, unit toutes ses parties, chante ainsi qu’un oiseau dans ses arbres, et imite tendrement sur les roses rivages les hautes vagues, courbes et calmes, de son océan de tulle bleu.
* *
C’est dans le dessin d’abord que je démêle cet enchantement de la modération.
Parmi les tableaux de Gauguin la forme humaine s’élève pleine et droite. Le plus souvent elle est debout, dans l’attitude des végétaux et des êtres qu’inspire la nature. Cette verticalité n’est pas, comme chez Cézanne, imposée par la pesanteur, par l’appel du sol. Elle est le jet de la sève terrestre qui grandit sans détour. Un élan ingénu dresse doucement les corps.
Mais ils ne bondissent pas ; ils sont sans exubérance. Ils jaillissent sans hâte. Aucune rondeur : les courbes des hanches et des épaules s’atténuent en droites ; sinon elles pourraient, comme des ressorts ployés, suggérer la détente, projeter le corps au-delà de lui-même. La forme ne monte qu’afin d’occuper sa place ; elle s’arrête aussitôt qu’elle y est parvenue ; plus rien en elle ne tend à se prolonger. Il semble qu’elle mette de l’amour à s’enfermer en elle-même. Elle s’incurve légèrement à son sommet. Le crayon suit avec volupté la close ligne de sa perfection. Le seul geste dont l’ascension ne soit par rien terminée, celui de l’homme qui cueille des fruits, il s’exténue dans le calme. Il a je ne sais quoi d’achevé, de comblé.
Ce repos, cette passivité des attitudes viennent de ce qu’elles n’ont pas besoin pour s’unir de s’incliner les unes vers les autres, de se rapprocher ni de se nouer. Une composition semble planer, invisible, au-dessus d’elles. L’accord descend sur elles et les tient ensemble. Il leur suffit d’être justes. Elles reçoivent leur sens d’en haut comme si on leur imposait les mains. De longs gestes tranquilles passent entre elles, comme ondulent des plantes dans un courant. Ils les enlacent sans les attirer, rien qu’en les désignant les unes aux autres. On peut trouver fruste d’abord le dessin large des membres : il est fait de deux lignes que mène un parallélisme sommaire. Mais si les nœuds des muscles sont dissimulés, c’est pour que rien ne détourne les yeux d’accompagner le mouvement. Toutes les simplifications, loin de chercher la barbarie, ne sont que pour l’aisance. Il y a une liaison si suave qu’elle oblige à s’apercevoir qu’on est en paix. — Parfois même ce n’est aucun geste saisissable qui allie les attitudes, mais seulement une certaine allure de l’immobilité. Par une certaine façon qu’à chaque forme de se tenir solitaire, elle rend d’elle toutes les autres responsables.
Tant d’harmonie ne peut qu’être préméditée. Gauguin n’a pas la patience crédule de Cézanne.
Il n’attend pas d’obtenir des objets, à force de les copier, un accord. Dans ses paysages des lignes flexibles traversent les champs et de leur sinuosité horizontale enchaînent les arbres aux arbres. Pourtant aucune violence n’est faite à la nature. La composition se contente de l’éveiller ; elle descend vers les choses, elle les touche en silence, comme on avertit de la main quelqu’un d’endormi. Puis elle les laisse se lever librement. Elle ne fait que les assister de sa présence multiple, que solliciter leur développement par sa délicatesse invisible.
Le magicien évoque les beaux fantômes vivants.
* *
Comment discerner à quel moment la couleur de Gauguin quitte la couleur des choses pour ◀devenir▶ artificielle ? Le passage est insensible. Par une transformation subtile elle cesse peu à peu d’être naturelle ; elle se fait silencieusement merveilleuse ; elle s’ouvre à l’enchantement.
Elle est sourde et fleurie. Elle s’étend en flaques claires mais comme voilées par l’absence du soleil. Ce n’est pas la profondeur de l’objet qu’elle exprime, mais son visage plein de sourire dans la diaphanéité de l’ombre. Chaque nuance s’épanouit largement, avec quiétude ; elle déborde jusqu’à s’étaler et sitôt se tient muette. Elle est vive pourtant. Souvent une touche brille au cœur du tableau ; mais l’ensemble est si contenu que d’abord on ne la voit pas. C’est comme une luciole dans le feuillage. Puis, soudain, voici qu’elle veillait.
En même temps qu’il atténue sa couleur, mettant je ne sais quel suspens à sa floraison, Gauguin la répartit avec soin sur la toile. De tous les tons éparpillés en multiples flocons à la surface de l’objet qu’il copie, il opère le discernement ; puis il condense chacun. Leur diversité confondue se rassemble peu à peu en larges taches dont chacune représente, réuni, un des aspects épars du modèle. C’est le contraire du procédé impressionniste. Dans le contour d’un arbre les feuillages se distribuent en quelques masses colorées qui se juxtaposent sagement. On sent une volupté de la couleur à s’arranger ainsi à l’intérieur des objets, à se disposer suivant leur forme. Sur la déclivité du terrain, ce rose pourtant ne dépasse pas sa limite ; il s’arrête en un remous frangé.
Mais les tons par lesquels les objets se laissent envahir, ne leur sont pas étrangers. Ce n’est pas un accord préconçu de nuances qui s’impose au tableau et remplace les teintes naturelles. Gauguin use seulement de son pouvoir sur les choses ; il leur persuade de se laisser détourner légèrement de ce qu’elles sont. Il appelle leurs tons du sein du désordre ; il les tente avec subtilité, il les invite à se reformer. Il invoque en silence les éléments dispersés et les rejoint par une sorte d’influence, ainsi qu’en soufflant sur des braises on les ranime en une seule flamme. À ce moment naît l’accord du tableau. Toutes les diverses couleurs, sous l’inspiration cachée, consentent un pacte. Les objets ont été amenés doucement à se correspondre ; leurs visages délicats et différents sont tournés vers moi. Je reconnais chacun, je goûte longuement sa nuance agrandie et je sens avec délice comment elle est confirmée en ce même moment à l’autre extrémité du tableau par une touche imperceptible qui l’imite, dissimulée. Délicatesse des rappels secrets ! Souvenir parmi les feuilles du ton le plus exposé ! Jardin des balancements !
Peut-être en certaines toiles trop de fleurs, une richesse trop épanouie… Le tableau de Gauguin que j’aime le plus, c’est ce grand panneau41, cet étrange Paradis méditatif, intitulé : « Que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Il renferme des parties de clair-obscur, des enveloppements. La tiède nuit tahitienne baigne le paysage. Et n’est-ce pas elle qui se tient dans le fond comme une femme voilée par l’ombre et retirée ?
III. Paul Claudel
Paul Claudel, poète chrétien
Certes le nom de Cœuvre ne s’éteindra point dans les âges.
(Paul Claudel, La Ville).
I. Introduction
Ô toi, qui comme la langue résides dans un lieu obscur !
S’il est vrai, comme l’eau jaillit de la terre,
Que la nature pareillement entre les lèvres du poète nous ait ouvert une source de paroles,
Explique-moi d’où vient ce souffle par ta bouche façonné en mots.
Car quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille
S’émeut dans le silence de Midi, la paix en nous peu à peu succède à la pensée.
Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde.
Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous ◀deviennent▶ explicables42.
Seules les paroles du poète sont dignes de lui être adressées. Et quelles diraient
mieux le mystère de son génie ? Il ne faut que l’entendre parler, que livrer notre
cœur à son murmure : déjà nous sommes initiés au secret de l’univers ; avant d’avoir
compris le contenu de ses mots, nous sentons
éclore en nous une
explication ineffable de toutes choses. Le sens du monde nous est
révélé : « Nous sommes accordés à la mélodie de ce
monde. »
Ce n’est pas que nous pensions pouvoir désormais assigner à
chaque effet sa cause, ni que nous ayons conquis la raison mathématique de la nature ;
mais c’est une conscience, une certitude, une pénétration de tout en profondeur :
« La paix en nous peu à peu succédé à la
pensée. »
Il y a en effet dans le mot une secrète vertu dont le poète sait se rendre maître. Le mot est plus qu’un signe conventionnel. Il est, prononcé, un rythme qui reproduit le rythme constitutif de l’objet désigné. Il est la forme essentielle de l’objet copiée par l’attitude physique de celui qui le dit43. Par lui le poète évoque directement la chose, la rend présente, sensible, lui restitue l’existence :
Proférant de chaque chose le nom,
Comme un père tu l’appelles mystérieusement dans son principe, et selon que jadis
Tu participas à sa création, tu coopères à son existence44 !
Il peut ainsi expliquer le monde, non point en en donnant des raisons, mais en le suscitant par sa voix dans son ordre vrai, en le re-présentant à nos yeux sous sa forme authentique. Il « légifère » ; il ordonne aux êtres de surgir en les appelant et il fait sentir leur relation profonde. Les mots qu’il prononce n’ont pas une signification abstraite, qu’il faille extraire et qui rende compte logiquement de l’univers ; mais, étant les choses concrètes elles-mêmes, ils exhalent par leur simple arrangement un sens. Ce sens est le sens du monde, c’est-à-dire sa direction, son intention, sa fin. Et il pénètre en nous, enveloppé dans les images sensibles, sans que nous sachions comment :
Le son des paroles et leur sens, fondus en une phrase commune,
Ont de si subtils échanges et de si secrets accords, que l’âme recueillie sur l’esprit
Aperçoit que l’idée pure ne se refusera pas à un attouchement délectable.
Telles sont, ô Cœuvre, les noces où tu nous convies45.
Comment oser briser cette si parfaite union du verbe et de l’idée, comment séparer l’art de la doctrine, la poésie de sa signification ? Pour parler dignement de Claudel il faudrait tout dire à la fois et présenter son œuvre entière d’un seul coup, dans sa somptuosité, dans sa complexité infinie et dans son unité profonde. Mais mieux vaudrait se taire. Et puisqu’il s’agit ici d’expliquer, il faut bien se résoudre à dissocier ce que le génie créa inséparable.
II. L’Art
La première preuve de cette unité que nous allons avoir à violer, est que l’art de Claudel dépend étroitement de sa doctrine et ne peut guère sans elle se comprendre. En effet il est essentiellement naturel, c’est-à-dire qu’il est l’expression directe de la nature, sa voix, la phrase qu’elle prononce dans le silence et que le poète, ayant surprise, publie : car le poète
… est substitué à la nature pour dire ce qu’elle pense, mieux qu’un bœuf46.
Or ce qu’est en son essence la nature, c’est la doctrine qui nous l’apprend. Sachons au moins tout de suite, pour mieux saisir le caractère de l’art, que la nature est sans cesse primitive et son progrès toujours continu, que le monde est à chaque instant nouveau et qu’il se développe sans hiatus, à la façon d’un rouleau qu’on déplie.
Primitivité perpétuelle : en effet il y a sans cesse entre tous les êtres un accord,
une harmonie, une correspondance, une composition. Tous les êtres sont dans un rapport
étroit de situation, mais qui n’est jamais le même à deux instants différents. Chacun
suit sa voie, dont la direction varie sans
cesse et qui l’approche et
l’écarte tour à tour de tous les autres. Les fils de la trame s’entre-croisent en
mille façons diverses et jamais l’étoffe ne reproduit le même dessin. La face du monde
change incessamment. Pour tout battement de l’horloge sidérale les êtres sont dans une
relation unique, première, primitive : « À chaque trait de notre haleine, le
monde est aussi nouveau qu’à cette première gorgée d’air dont le premier homme fit
son premier souffle47. »
Continuité : la vie a des phases, non des « tranches » ; son travail et sa trame sont continus ; il n’y a pas de péripéties. Les péripéties s’obtiennent par des raccourcis artificiels ; en supprimant plusieurs termes intermédiaires on produit le choc de deux événements, qui est essentiellement ce qu’on nomme : péripétie. Mais dans la vie les événements ne s’entrechoquent pas ; ils se développent, ils s’enchaînent, chacun naît d’un autre. La nature se déploie, se déplie lentement et continûment, — explication progressive de l’être.
* *
L’Art de Claudel est primitif et continu. Le poète lui-même dit son Art Poétique
fondé sur « la métaphore » c’est-à-dire « le mot nouveau, l’opération qui
résulte de la seule existence conjointe
et simultanée de deux choses
différentes48 »
. La métaphore est la notation de la nouveauté,
car elle est la notation d’un rapprochement fugitif jamais encore réalisé, une
coïncidence première surprise et fixée. Faire une métaphore (μετα-φέρω), c’est exprimer la rencontre de deux êtres dont les voies dans le
reste du temps divergent, c’est enregistrer leur com-position
instantanée dans l’accord infini. La métaphore vulgaire unit, de façon artificielle,
deux termes ressemblants. Celle de Claudel saisit de deux termes différents la
conjonction naturelle, la juxtaposition spontanée. Elle est, non un procédé, mais une
constatation, une description, une inscription. Et cette inscription est toujours d’un
rapport non encore perçu, d’une relation première, de celle qui caractérise
essentiellement l’instant total, parce que, jamais produite, elle ne se reproduira
jamais. La métaphore est l’expression de la perpétuelle primitivité du monde ; elle en
est l’incessante modulation. Aussi n’est-elle jamais répétée et fleurit-elle à chaque
vers, nouvelle.
Le jaillissement intarissable des métaphores donne à la poésie de Claudel cette sensualité naïve et neuve, qui est une effusion et un éblouissement perpétuels et qui fait apparaître les choses mêmes dans leur réalité et leur présence. C’est aussi que Claudel pense avec des images, avec ses sens. Sa pensée même, comme toute pensée primitive et véritablement profonde, est sensuelle. Elle n’est pas un extrait de sensations, une sorte de parfum subtil mais fugitif obtenu en distillant des milliers de fleurs. Elle est lourde et réelle et prise encore dans les choses. Son travail n’est pas la combinaison mécanique de termes abstraits, mais il est semblable à celui de la germination, pénible, obscur et lent et à tâtons ; il aboutit, lui aussi, à un épanouissement qui, comme la floraison, est tout imprégné de couleurs, tout dégouttant de lumière et de beauté. Aussi la langue de Claudel ne procède-t-elle pas par images appliquées à la pensée, mais elle est la pensée elle-même se développant en mots, la chaîne des images premières telles qu’elles surgissent en une sensibilité non corrompue. Ces images ne sont pas uniquement visuelles ; nous les percevons par tous nos sens à la fois ; elles montent, grandissent, nous enveloppent, nous communiquent leurs vibrations, et, tandis qu’elles baignent tout notre corps d’un flot sensuel, elles déposent dans notre âme leur secrète signification. On n’a qu’à les accueillir pour comprendre, car elles nous pénètrent de toutes parts en même temps, proférant en plusieurs façons simultanées la même vérité. Toutes les paroles, comme elles ont une lumière et un son, ont une consistance, une odeur et un goût :
… Le poète dans sa bouche, sans parler différencie les paroles à leur saveur49.
La sensualité de Claudel peut être dite à plusieurs dimensions : aussi donne-t-elle aux choses leur profondeur et leur volume, l’intégrité de la vie.
Mais pour la subir, pour éprouver sa puissance, il faut avoir gardé sa spontanéité et sa simplicité primitives, ou savoir les restaurer en soi ; il faut posséder encore le merveilleux don puéril de comprendre par images, de saisir les idées par l’illustration, de ne pas séparer l’idée de ses formes sensibles. Car sinon qu’entendra-t-on au langage de celui qui est :
… Comme un animal dans le milieu de la terre, comme un cheval lâché qui pousse vers le soleil un cri d’homme50.
* *
Ce ne sont pas seulement les mots et les métaphores de Claudel qui sont naturels, c’est aussi leur arrangement, leur distribution rythmique, leur mesure, le vers. Ce vers est calqué sur un rythme naturel, le plus primitif que l’homme puisse percevoir, sur le rythme respiratoire :
Ô mon fils ! lorsque j’étais un poète entre les hommes,
J’inventai ce vers qui n’avait ni rime ni mètre,
Et je le définissais dans le secret de mon cœur cette fonction double et réciproque
Par laquelle l’homme absorbe la vie, et restitue, dans l’acte suprême de l’expiration,
Une parole intelligible51.
Le vers est le mouvement le plus essentiel de l’être humain, celui par quoi il vit et profère sa vie. Il manifeste ainsi à chaque instant, par sa longueur et sa mesure même, l’état profond de qui le prononce : car comme l’amplitude du rythme respiratoire varie avec la qualité de l’émotion, il se dilate et se contracte tour à tour : il suit le contour de la sensibilité intime : par ses ondulations il en trahit fidèlement les moindres vicissitudes. Quel dégoût inquiet et las dans les premiers mots de Cébès52 !
Me voici,
Imbécile, ignorant,
Homme nouveau devant les choses inconnues,
Et je tourne ma face vers l’Année et l’arche pluvieuse, j’ai plein mon cœur d’ennui !
Comme ces vers retombent avec accablement ! L’haleine manque de courage pour se soutenir. — Et l’étouffement, l’oppression, l’angoisse haletante et entrecoupée de l’Empereur soudain plongé dans les ténèbres inférieures !
Ah ! ah ! oh ! oh ! où, où
Suis-je ?
Absorbé,
Englouti, enfoncé ! la Noirceur noire
Me touche la face et je fais corps avec son épaisseur53.
Enfin quelle ample sérénité dans les longs vers que déploie la voix du Récitant pour décrire le Séjour des Sages !
Gravés sur la paroi de pierre, ces mots antiques Caché-dans-le-pli-de-l’épaule
Indiquent au seul élu le chemin.
Car la grande Montagne, comme un joyau, dans le pli de son cou, recèle l’asile de paix54.
La coupe du vers correspond non à des nuances d’âme, mais aux oscillations profondes de l’être total, spirituel et corporel. Claudel a compris l’union étroite, l’interpénétration de l’âme et du corps, et il a trouvé le rythme dont ils sont, l’une et l’autre, en même temps animés. Son vers est ce rythme, le plus naturel, le plus essentiel qui soit ; il se soulève et s’abaisse avec la poitrine dont les mouvements reproduisent à leur tour les pulsations intérieures de l’être. La vie naît et meurt sans cesse : la parole suit son alternatif et perpétuel battement.
* *
Le même rythme naturel anime le drame tout entier. Chaque drame est un vers du poème immense de la vie : il est un souffle plus lent, un plus ample soupir. Il se développe avec la continuité du mouvement respiratoire. Il a la marche insensible de la nature ; il n’est point fait de péripéties, mais seulement de progrès et d’épanouissements ; il grandit sans secousses par une croissance imperceptible mais incessante : on dirait qu’il s’augmente intérieurement, qu’il se nourrit de la simple durée, que le temps est sa substance profonde. Ici le dénouement n’est pas la solution arbitraire d’une complication arbitraire : il est le déliement spontané dans le temps d’un nœud formé par la vie elle-même : il est le temps se simplifiant naturellement, par sa progression même. Tête d’Or est une tentative de l’homme pour s’élever seul, sans autre secours que sa force terrestre. Mais cette tentative, ce n’est pas un coup de foudre qui la brise. Dieu ne descend pas du ciel pour frapper le téméraire : nul coup de théâtre. Simplement :
… notre effort arrivé à une limite vaine
Se défait lui-même comme un pli55.
De même le coup de fusil de L’Échange, par quoi le drame se dénoue, n’est pas une intervention subite de l’extérieur : il est attendu et nécessité ; il est prévu par Marthe, annoncé par Lechy, pressenti par Laine lui-même : c’est qu’il est fatal, impliqué par le drame, intérieur, pour ainsi dire, au drame. — Enfin quels merveilleux et naturels épanouissements que les dénouements du Repos du Septième Jour, de La Ville, de La Jeune Fille Violaine, de Partage de Midi ! Partout, tant le progrès est continu et insensible, le drame semble éclore. On dirait même que, sur le point de s’achever, il s’alentit encore en s’élargissant ; c’est le repos suprême, l’explication terminale, le moment où tout se recueille et se défait dans la paix, où déjà aussi germe et s’élabore secrètement, naissant de la dé-composition du premier, un nouveau drame. Ainsi la poitrine, après l’expiration, reste un instant en suspens, avant de s’emplir d’un autre souffle.
C’est que le drame ne peut subsister ni se comprendre seul ; il lui faut le complément des autres drames, il a besoin d’eux pour reproduire intégralement la phrase immense de la nature. Il n’y a pas entre les différentes actions d’interruption véritable : elles s’enchaînent comme les vers d’un même poème, comme les respirations d’un même être : chacune en une autre prend naissance, en une autre va mourir ; chacune est une journée : et le soleil, dont l’occultation distingue les journées, les réunit aussi par la continuité de sa toujours neuve présence. Aucun drame ni ne commence ni ne finit : ni exposition, ni dénouement définitif : tous les débuts poursuivent la tragédie immémoriale : l’angoisse de Cébès est ancienne déjà, et cette femme qu’enterre Simon, son rôle vient de se terminer : ce sont des passions depuis longtemps ardentes qu’apportent Avare et Lambert sur la terrasse de La Ville. — D’autre part, quand s’achève L’Échange, Thomas Pollock se lève et dit simplement :
La journée est finie et une autre est commencée56…
Enfin c’est bien la pérennité de l’Action tragique, la perpétuité du drame universel que suggèrent les derniers mots de La Jeune Fille Violaine :
L’année change, et de nouveau se levant du noir hiver, cramoisi, tout d’or,
De nouveau le nouveau soleil se peint sur les fleuves chargés de glaçons57.
* *
Un mouvement profond, primitif et continu anime la nature et, semblable au geste respiratoire, la soulève tour à tour et l’abaisse. Il échappe, par sa lenteur sacrée, à nos petites et impatientes observations. Claudel, qui s’est posé…
sur le pouls même de l’Être58,
fut assez religieux pour percevoir l’ampleur de ce rythme et le rendre sensible en l’insufflant à ses drames. Du même coup il leur a communiqué la direction essentielle, l’intention, le sens de la nature : il leur a fait exprimer clairement ce que la nature énonce d’une voix secrète. Son art s’est trouvé proférer spontanément une doctrine, qui est l’explication de l’univers, la révélation du grand mystère du monde.
III. La Doctrine
Par la façon dont elle est manifestée, nous pressentons déjà ce que peut être la doctrine de Claudel. Elle n’est pas une construction philosophique, un système dont les parties soient distinctes et les unes les autres se compensent, constituant un équilibre architectonique. Car elle n’est pas une explication imposée après coup à la nature. Mais elle se produit à chaque instant dans sa totalité et chaque fois elle est plus complexe et plus une. C’est le mystère du génie, au lieu de s’exposer en trois points, de s’exprimer toujours entièrement et de s’agrandir en se répétant, en se recommençant sans cesse. La logique vraie n’est pas l’enchaînement de propositions séparées, mais la croissance, le grossissement, l’enrichissement perpétuels d’une seule vérité, en quoi toutes les autres peu à peu semblent éclore. Aussi la doctrine de Claudel est-elle indécomposable, inexplicable. Comment analyser cette révélation que nous sentons peu à peu naître en nous dans sa perfection et dans son unité ? L’Arbre est un : il croît en même temps dans tous les sens. Comment décrire en phrases successives son expansion multiforme et simultanée ? Je ne l’oserais pas si Claudel lui-même, dans l’Abrégé de toute la doctrine chrétienne, n’avait donné à sa pensée une forme déductive. Pour rendre absolument exacte l’interprétation, il faudra se souvenir sans cesse que le procédé analytique, nécessaire à l’exposition, change l’aspect de la doctrine et lui fait perdre la force qu’elle a dans sa concentration et dans sa plénitude.
Le monde
Pour voir le monde selon sa vérité, « nous ne chercherons point à comprendre
le mécanisme des choses de par-dessous, comme un chauffeur qui rampe sur le dos
sous sa locomotive. Mais nous nous placerons devant l’ensemble des créatures,
comme un critique devant le produit d’un poète, goûtant pleinement la chose,
examinant par quels moyens il a obtenu ses effets, comme un
peintre clignant des yeux devant l’œuvre d’un peintre, comme un ingénieur devant
le travail d’un castor59 »
. Nous voyons le volume de
la réalité se dérouler continûment, nous constatons « une relation constante entre
certains motifs, comme d’une fleur à sa tige, du bras avec la
main60 Cela nous fait
croire que tout s’enchaîne nécessairement, qu’« il n’y pas
d’effet sans cause »
, qu’à chaque effet est assignée une cause
véritablement productrice et créatrice, que le monde est soumis à des lois qui en déterminent ? rigoureusement le cours. C’est là
l’illusion du savant qui cherche « à comprendre le mécanisme des choses de
par-dessous »
. Évitons-la. Que le monde nous apparaisse dans sa
spontanéité. La cause, les lois sont des moyens de simplification, des procédés
utiles pour « se retrouver dans le dictionnaire de la nature61 »
. « Elles n’ont pas en elles-mêmes de force
génératrice et de valeur obligatoire62. »
Qu’est donc le monde, s’il n’est pas une machine montée au principe et qui marche
par la détente progressive d’un ressort interne ? Pour le savoir, cessons de
considérer les choses comme isolées, et chaque objet comme n’ayant de rapport qu’à
une cause antécédente qui le produirait. Le monde, vu dans l’instant, est un tableau
dont chaque trait et chaque nuance est en relation avec tous les autres traits,
toutes les autres nuances. Le monde est un accord, une harmonie infiniment complexe,
dont toutes les notes s’évoquent mutuellement et se contrepèsent. En effet
« nous ne pouvons définir une chose, elle n’existe en soi
que par les traits en qui elle diffère de toutes les
autres63 »
.
Définir un objet, c’est tracer sa limite, dire ce qu’il est en disant tout ce qu’il
n’est pas, tout ce qui lui manque. De même être c’est n’être pas
telle et telle chose :
Toute chose est en ce qu’elle diffère64.
Donc toute chose a besoin de toutes les autres pour exister ; elle n’a
point une cause particulière, mais des causes.
Elle a pour causes tout l’univers coexistant. Car la cause
« … n’est point positive, elle n’est point incluse au sujet. Elle est ce
qui lui manque essentiellement. Et que manque-t-il plus essentiellement à
l’individu que d’être total65 »
? De cette indigence et de
cette exigence de tout être, qui, manquant du monde entier, le réclame et le
postule, résulte, par l’interdépendance de tous les termes, l’harmonie universelle.
Un équilibre s’établit, une correspondance générale s’organise ; le monde se compense dans une unité ineffable, combinant un dessin, un
accord, un chiffre.
Mais ce dessin a une perspective, cet accord poursuit sa résolution, ce chiffre
tend à se dé-composer, à se dé-nouer. Le monde
n’est pas immobile, il fuit, il coule intarissablement. La concordance de toutes
choses est une coopération, c’est-à-dire qu’elle est une relation constante entre
des mouvements, des actions, qu’elle se prolonge, se propage et se développe dans le
temps. Ou plutôt le temps est lui-même ce déroulement de l’accord instantané et
n’est pas autre chose : « Il ne nous suffit pas de saisir l’ensemble, la
figure composée dans ses traits, nous devons juger des développements qu’elle
implique, comme le bouton la rose, attraper l’intention et le propos, la direction
et le sens. Le temps est le sens
de la vie66. »
Il est le mouvement du monde : et, comme tel,
il est double : il y a un temps pur et uniforme, celui qui s’inscrit dans les signes
célestes ou sur nos horloges terrestres et qui, régulier, procède par révolutions
totales et recommencements ; il y a aussi un temps réel, qualitatif, qui est le
progrès des êtres vivants et la modification continue de leurs rapports : celui-ci
ne recommence jamais, il est autre chose que la reproduction périodique « du
jour, du mois et de l’année, il est l’ouvrier de quelque chose de réel, que chaque
seconde vient accroître, le Passé, ce qui a reçu une fois
l’existence67 »
.
Le temps pur est rempli et compté par les existences particulières ; car ses
périodes, pour être distinguées et nombrées, doivent contenir chacune une
combinaison unique, irreproductible des éléments vivants : « Sous ce qui
recommence, il y a ce qui continue. De cette durée absolue notre vie est, de la
naissance à la mort, une division68. »
Chaque être a sa tâche prescrite, son morceau de temps
à spécifier : « Je sais que j’ai été construit pour mesurer telle portion de
la durée. Au-dessous des choses qui arrivent, je suis conscient de cette partie
confiée à mon personnage de l’intention totale… J’apparais et je cesse à la place
et à l’instant que le commande le dessin et
le dessein à quoi je suis
nécessaire69. »
Il est donc quelque chose qui s’élabore, une
œuvre immense à quoi tous sont attelés ; le temps est une coopération de tous les
êtres, c’est-à-dire un drame. La vie est un drame : « Le temps passe, dit-on,
oui : il se passe quelque chose, un drame infiniment complexe
aux acteurs entremêlés, que l’action même introduit ou suscite… J’y ai moi-même
mon entrée et ma sortie ; mes répliques sont stipulées. Là, toute chose, tout être
est son nom propre, son poids spécifique dans le milieu où il est immergé, sa
valeur totale en tant que signe du moment où l’action arrive70. »
Essayons de mieux comprendre l’essence de ce drame et le rôle à l’homme dévolu,
comment se joue cette partie et à quel titre chacun s’y trouve engagé :
« Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout, c’est connaître. Toute
naissance est une connaissance71. »
Toute chose apparaît au jour en même temps qu’une foule
d’autres avec lesquelles elle est en étroite union et qui déterminent sa place et le
sens de son évolution. Elle connaît ces complémentaires en leur co-naissant. — Mais
comment le pourrait-elle, si elle n’était de même nature qu’eux, si tous les objets
n’avaient une essence commune ? Cette essence est le mouvement.
« Tout est mouvement72 »
et n’est que
mouvement. L’esprit, comme la matière, est un mouvement : tous deux dans leur fond,
— bien qu’aucun d’eux ne soit l’auteur de l’autre, — sont homogènes. Or le mouvement
qui fait chaque objet, rencontre d’autres objets, c’est-à-dire
d’autres mouvements, qui résistent et l’arrêtent ; il est forcé de se replier sur
lui-même au contact des êtres voisins et, comme il ne peut cesser, il ◀devient▶
vibration, va-et-vient à l’intérieur d’une certaine limite que tracent les présences
externes et qui est une forme : « La vibration, c’est le
mouvement prisonnier de la forme73. »
Chaque objet étant dans son essence un mouvement
circonscrit, c’est-à-dire une vibration, travaille à créer sa forme : « Tout
mouvement a pour résultat la création ou le maintien d’un état d’équilibre. Cet
équilibre, dans le domaine de la matière, que ce soit organisée ou brute, ne se
trouve que dans l’établissement d’une forme ou figure de composition74. »
Et les formes
particulières, en s’agrégeant les unes aux autres par leurs « différences
organiques75 »
arrivent à constituer la forme générale de l’univers, ce dessin complexe et un, en
qui chacune trouve sa raison d’être, sa justification. Ainsi il n’y a rien d’inerte
dans le monde. Les êtres matériels eux-mêmes
travaillent à l’œuvre
commune : ils sont dans un perpétuel effort. Chacun tâche à construire et à
maintenir sa forme ; et tous, ils s’appuient, ils s’arc-boutent les uns sur les
autres pour construire et maintenir la forme totale. Et c’est en se co-naissant
ainsi mutuellement qu’ils se connaissent ; car ils s’éprouvent engagés dans une même
besogne : la constitution de la face de l’univers. Tel est le premier aspect du
drame et ses premiers acteurs.
Cependant les choses ont un rôle en un certain sens purement passif. Elles sont des
formes fixes et stables, non point immobiles intérieurement, puisqu’elles sont
vibration, mais toujours semblables à elles-mêmes, incapables de développement.
— Les êtres organisés au contraire sont des formes actives, des formes changeantes,
des formes qui se développent et qui, plus ou moins, s’adaptent. L’animal
« n’existe plus par une simple limitation opposée du dehors, il se fait du
dedans lui-même76 »
. Il crée sans cesse sa forme, il la
renouvelle continuellement, en consumant les aliments qu’il s’assimile : « Il
se conserve en se détruisant77. »
Il lui est ainsi permis de se détacher de la source du
mouvement et de se mouvoir spontanément parmi les êtres immobiles : « De même
que le cercle ou le polygone s’insèrent
suivant leur forme sur un
plan, de même dans la nature, la bête conduit sa forme animée78. »
Mais l’homme a plus et mieux à faire. L’animal est construit pour un certain
développement ; il est né pour co-naître à un certain nombre d’objets qui sont
indispensables au maintien de sa forme. Il n’a que la connaissance sensible79, qui l’informe seulement des objets
particuliers, lui faisant savoir s’ils lui sont ou non utiles : « Il
reconnaît les parties auxquelles il correspond, le petit monde autour de lui avec
qui il a à s’aboucher. Adaptées d’avance, les choses lui fournissent le moyen
d’exercer telle forme du mouvement particulier qu’il fournit80. »« L’animal apporte une série toute prête de déclenchements à des
touches prédéterminées. Mais l’homme a été fabriqué pour s’arranger avec tout81. »
En effet il co-naît selon le général, il connaît le
général. En tout il sait discerner et extraire les éléments essentiels à son
développement. Grâce à la connaissance intelligible, il peut « se “retrouver”
partout82 »
,
s’adapter à toute
condition de vie. — Cependant sa place dans l’univers
est loin d’être indifférente. Quand il rentre en lui-même, il s’aperçoit qu’il a,
lui aussi, un rôle particulier à remplir, qu’une fonction très précise lui est
assignée. Les choses attendent de lui la conscience ; elles exigent tacitement que
leur effort obscur, leur co-naissance ◀deviennent▶ en lui une connaissance claire, une
image. La matière invoque le secours de l’esprit : « Et voici que la vie a
tressailli dans son sein. Voici végéter le visage83 »
!
L’homme se fait « le signe commun »
de « tous les objets dont
il a connaissance84 »
, « l’image passante du moment où ils peuvent
souffrir entre eux ce lien85 »
. Il les relie en les symbolisant, « il fait la
somme86 »
,
il exprime chaque instant de l’univers. Il fait plus que l’exprimer, il l’aide à
être, à passer, à s’écouler 3. Il donne le signal de se
déclencher à des séries de mobiles ; il met en marche des stabilités ; il fait
passer à l’acte tout ce qui attend : « Il est des choses l’image comprenante,
et consommante, l’hostie intelligible en qui elles sont consommées87 »
. En quelque sorte
il crée l’univers dans une partie de sa durée ; il provoque, en com-prenant les choses dans son intelligence, la représentation d’une scène
du drame.
« Chaque homme a été créé pour être le témoin et
l’acteur d’un certain spectacle, pour en déterminer en lui le sens88 »
.
Nous saisissons maintenant à quel titre l’homme est impliqué dans la tragédie universelle et quelle est la spéciale importance de son rôle. Il co-naît à un certain arrangement du monde, dont le développement et la résolution doivent être son œuvre et celle de ses contemporains. Il est chargé de jouer, en collaboration avec les autres intelligences, une certaine représentation.
* *
Il doit donc garder scrupuleusement sa place dans les évolutions du chœur. Sa présence dans la voie, qui lui est indiquée par son instinct et son tempérament, est essentielle à la perfection du drame. Le plus grand crime, le seul crime qu’il puisse commettre est de s’en écarter, de se départir de son personnage, de violenter ses goûts et ses tendances, de refuser son rôle :
Quand les Parques ont déterminé,
L’action, le signe qui va s’inscrire sur le cadran du Temps comme l’heure par l’opération de son chiffre,
Elles embauchent à tous les coins du monde les ventres
Qui leur fourniront les acteurs dont elles ont besoin,
Au temps marqué ils naissent.
Non point à la ressemblance seulement de leurs pères, mais dans un secret nœud
Avec leurs comparses inconnus, ceux qu’ils connaîtront et ceux qu’ils ne connaîtront pas, ceux du prologue et ceux de l’acte dernier89.
Cependant il en est d’assez égarés pour ne pas vouloir observer la mesure et se tenir à leur place. Louis Laine et Thomas Pollock prétendent mépriser ces liens profonds qui les unissent à leurs partenaires : ils tentent· d’échanger leurs femmes. C’est Lechy Elbernon qui leur inspire le crime : Lechy, la mutation personnifiée, le symbole de l’inconstance, du désordre, du dérèglement, de la désertion, du divorce ; actrice aux multiples visages, erreur et séduction :
Et je m’en vais de lieu en lieu, et je ne suis pas une seule femme, mais plusieurs, prestige, vivante dans une histoire inventée90 !
Le poison de Lechy corrompt Louis Laine ; il réveille en lui ce vieil instinct de
liberté, de désobéissance à la vie, qui dort au cœur de tout homme. Voici qu’il va
livrer sa femme à Thomas Pollock contre une poignée de dollars, sa femme, Marthe,
Douce-amère, celle désignée pour le suivre partout, pour peser bien fort à son bras
tout le long de sa route et de sa journée, pour lui « redemander »
l’âme que « sa mère lui a donnée91 »
. Marthe, le supplie avec indignation, lui montrant qu’à
tout homme une femme est donnée pour l’accompagner
toujours, et
l’embarrasser, et augmenter et partager sa douleur :
Et l’homme n’a point d’autre épouse, et celle-là lui a été donnée, et il est bien qu’il l’embrasse avec des larmes et des baisers92.
S’en séparer, c’est troubler l’ordre de la vie, c’est briser la mesure du chœur. Et tout échange, tout divorce sont punis. Marthe le sait bien quand elle implore la justice de l’Univers93. Laine le comprend à la fin : et voici qu’il court, hagard, cherchant la place qu’il a perdue, ne pouvant plus la reprendre.
Malheur à moi parce que je suis dans le grand monde comme un homme égaré et perdu94 » !
Il s’est mis hors la loi ; il faut qu’il disparaisse ; la vie va reprendre son impassible régularité ; sans violence, sans saccade, avec la sûreté lente des besognes inévitables, elle va disperser la folle tentative humaine :
Tout est vain contre la vie, humble, ignorante, obstinée95.
L’échange est le crime essentiel ; mais il est aussi le crime impossible ; car il ne peut subsister. Ainsi qu’au fond de la nuit anxieuse un des veilleurs de Tête d’Or l’avait compris :
… Toutes choses sont incommutables96 !
Il faut donc obéir à sa voie, tenir sa partie, suivre sa route, accomplir sa journée. Quelle joie vaut celle d’acquiescer à cette ineffable cérémonie, dont nous sommes les protagonistes ? Chacun a son volume à dérouler. Voici Violaine ; en elle est éclose
La vocation de la mort comme un lys solennel97.
Sans pitié pour son bonheur terrestre, avec une confiance divine, elle se jette en Dieu, ne s’épargnant aucune douleur, accueillant fidèlement tout martyre. Mais voici Mara aussi, qui sait bien que sa route est avec Jacques Hury, et qui s’acharne à le rejoindre malgré lui, et qui met son courage à le suivre désespérément ; tous les crimes qui se trouvent sur sa voie, qu’elle doit commettre pour accomplir sa vie avec rigueur, elle les assume sans hésitation et, quand elle a tué Violaine, elle pense :
Je ne pouvais pas faire autrement. Il le fallait98.
Jacques, amèrement trompé par Mara, détourné par elle de Violaine, comprend cependant qu’il a fait son devoir en vivant sa vie auprès de cette femme ; ce qui importe ce n’est pas le bonheur de son amour, mais l’accomplissement exact de son rôle, sa signification, sa voix dans le chant total et l’universelle harmonie ; si cette voix doit être douloureuse, elle n’en est pas moins nécessaire :
… Mais moi,
La tâche à faire, je l’ai encore devant moi, le devoir à épuiser, la rançon avec tous les termes à solder.
Ainsi faisant vie de tout comme un arbre qui pousse, ce n’est nulle part aucune douceur que je chercherai,
Mais l’utilité essentielle, car dans l’action est la vie et la jouissance est une pourriture99.
Enfin Anne Vercors, en conduisant fortement sa vie par la voie assignée, en quittant sans hésitation sa famille et ses biens, quand il sent que son devoir l’appelle en Amérique, découvre que le bonheur n’est pas un bien extérieur, qu’il faille capter, mais qu’il se retrouve dans l’accomplissement strict de la tâche prescrite, dans la collaboration librement acceptée à l’œuvre universelle. Ce n’est pas le bien-être qu’il faut espérer, c’est la satisfaction dans la lassitude, c’est l’abandon de tout l’être épuisé au repos, c’est le calme de la journée finie, c’est la paix :
La paix, pour qui la connaît, la joie
Et la douleur y entrent pour des parts égales100.
Elle est dispensée, au moment suprême, à ceux qui furent des acteurs fidèles et scrupuleux du drame. Elle est refusée à ceux qui voulurent se dérober à leur mission, se dépouiller de leur personnage.
C’est qu’aucun geste n’est indifférent ; chacun a sa valeur dans l’ensemble et pèse
sur tout le reste.
— Le Monde ne se développe pas par un enchaînement
simplement mécanique ; il n’est pas une machine fonctionnant avec une nécessité
indifférente ; les philosophes suppriment toute intention dans les choses ; sous
prétexte de science, ils excluent toute fin extérieure à la Nature : Aussi devant
eux : « Voici l’automate éternel dansant indéfiniment101 ! »
— Mais ils se trompent. Le monde a besoin que tous les êtres qui le composent
coopèrent librement à son développement et travaillent sans cesse à le constituer.
Car il est quelque chose qui se fait dans une intention, qui a une
fin extérieure. Cette fin, qui est aussi son origine, c’est Dieu.
Dieu
Le Monde décèle Dieu. Le Monde n’est que mouvement ; l’essence de toute chose et de
tout être est mouvement ; ce que nous appelons matière n’est point la cause ou le
lieu du mouvement, mais simplement les « divers arrangements102 »
, les formes que produit le mouvement. L’homme même est
une vibration, son esprit un mouvement. Or : « le mouvement d’un corps est
son abandon du lieu premièrement occupé. Il est donc, nous l’avons dit, de soi et
avant tout, un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par
une force extérieure plus grande. Il est l’effet d’une intolérance,
l’impossibilité de rester à la même place, d’être là, de subsister… L’origine du
mouvement est dans ce frémissement qui saisit la matière au contact d’une réalité
différente : l’Esprit. Il est la dilatation d’une poignée d’astres dans l’espace ;
et la source du temps, la peur de Dieu, la répulsion essentielle, enregistrée par
l’engin des mondes103 »
. « Tout mouvement… est d’un point et non pas vers un point104. »
Ce fait que le monde se meut
en toutes ses parties et passe, implique qu’il y a quelque chose qui ne passe
point : « Toute chose créée… désigne son origine en s’en écartant105. »
De même que nous reconnaissons la présence d’un lièvre
au tremblement de la haie où il se cache, de même nous devinons Dieu au branle de
l’Univers, le Créateur à « l’agitation sacrée de la créature106 »
. En un certain sens le Monde est ce qui n’est pas :
« Tout périt. L’univers n’est qu’une manière totale de ne
pas être ce qui est107. »
— Dieu, s’il est,
épuise toute l’existence. Pour exister aussi d’une certaine façon, il faut s’exclure
de lui, se séparer de lui, le fuir, s’occuper à ne pas être ce qu’il est. Or en
effet tout fuit d’un point qu’on ne voit pas, tout s’écoule, tout travaille à périr, à ne
pas être. Donc Dieu est. C’est ainsi que
l’instabilité du Monde prouve Dieu. Elle est inexplicable sans Lui. Le sens des choses ne se comprend que par Lui.
Mais ce sens ne peut être représenté par la ligne droite ; le
mouvement ne va pas indéfiniment dans la même direction : « Tout mouvement
est limité par une fin, qui est la production, la naissance d’un être, quelque
chose qui soit capable de finir
108. »
Ainsi
s’organise, comme nous l’avons vu, la combinaison des formes, dont la totalité
constitue la Nature. La Nature est ce qui « est occupé à
naître109 »
, c’est-à-dire à être ce qui n’est pas, à ne
pas être ce qui est, à ne pas être Dieu. Chacun de ces efforts individuels, de ces
mouvements particuliers, qui sont l’essence des choses, tend vers une fin, qui est son complément, ce qui lui manque pour être total. Et
l’ensemble a aussi sa fin, qui est l’Unité. L’univers
(« version à l’unité110 »
) a pour fin l’Un, c’est-à-dire Dieu,
en qui il doit finalement se résoudre. De même qu’il sort de Dieu, il y retourne ;
il a en lui son principe et en lui sa consommation ; son origine et sa fin sont
Dieu. Dieu l’a créé pour qu’il « représente au-devant de ce qui est ce qui
n’est pas111 »
. Il
ne faut donc pas qu’il oublie sa « précarité » et pense pouvoir se suffire. Il
n’existe pas pour lui-même, mais seulement
pour ne plus exister, pour
« se décomposer dans l’accord explicatif et total »
, pour
« consommer la parole d’adoration à l’oreille de Sigè
l’Abîme112 »
.
Seul l’esprit de l’homme ne passe point, il est la seule chose qui, hors de Dieu,
subsiste. C’est qu’il a été créé pour une mission spéciale.
Tandis que l’animal est « construit comme un joujou pour tel saut
déterminé113 »
, « l’homme connaît le permanent,
c’est-à-dire qu’en toutes choses il reconnaît le fait de la variation par rapport
à un point fixe, comme en chinois l’idée d’éternité est exprimée par le caractère
“eau” avec un point au-dessus114 »
. Il saisit le rapport constant entre la fuite du monde
et l’immobilité de Dieu. Il réduit les choses à l’éternité en les comprenant et en les nommant. Il les arrache au temps, il crée dans son
esprit leur image indestructible et il les fixe dans un mot
« inexterminable115 »
. — Comme nous le savons, le rôle de l’homme est de se
faire l’image commune des éléments innombrables de l’univers, de les comprendre. Nous voyons maintenant que c’est pour les offrir sous cette
forme impérissable à Dieu. L’homme est chargé de représenter sans
cesse au Créateur la Création : « Tout passe, et, rien
n’étant présent, tout doit être représenté
116. »
À l’homme un
esprit a été donné, simple, incorruptible pour connaître toutes choses, pour les
ordonner autour de lui comme autour de leur principe, pour leur prêter un sens en leur fournissant un point de convergence, et pour les dédier
ensuite, ainsi éternisées, au Principe véritable qui les a produites :
« L’homme est un principe exclu, une origine forclose. Par rapport au
monde, il est chargé du rôle d’origine, de “faire” le principe selon quoi tout
vient s’ordonner… Par rapport à Dieu, il est le délégué aux relations extérieures,
le représentant et le fondé de pouvoirs117. »
Dieu a établi l’homme sur la terre pour l’administrer
comme un intendant qui doit compte au maître de sa gestion ; il lui a livré le
monde
… pour qu’il lui en fasse la préparation, l’offrande, le sacrifice et la dédicace118.
Telle est la place de l’homme, tel est son « séjour intransgressible119 »
. L’homme occupe
« le très-saint Milieu120 »
; il est à l’intersection du Ciel et de la Terre, il
est le centre de la Croix. Le bâton de l’Empereur a poussé deux branches latérales,
et c’est le signe que présente au peuple l’Explorateur de l’Enfer. Comme l’Arbre,
l’homme est soumis à une double attraction : celle du sol où l’attachent ses
racines, celle du soleil qui fait
épanouir ses feuilles et l’attire vers
en haut. Autrement dit, l’homme subit l’exigence du monde où il vit, qui réclame de
lui la conscience, et l’exigence de Dieu, à qui il doit consacrer cette image du
monde qu’il élabore. À ces deux questions simultanées et contraires il doit répondre
par son travail d’abord, ensuite par son repos. Par son travail il arrache à la
terre tout ce qu’elle renferme de précieux, il réunit ses tendances obscures et en
fait une pure idée. Par son repos il offre à Dieu ce joyau, cette quintessence. Il
faut donc qu’après les six jours de labeur, il dédie le septième au repos :
… Comme un serviteur qui, ayant paré sa maison y introduit son maître,
Qu’il élève les mains vers le Ciel121.
Et qu’il se tienne debout sur la terre, comme un prêtre auprès de la table des offrandes122.
Telle est la prescription par laquelle l’ordre est établi dans le Monde.
Le péché originel et la rédemption
Mais en réalité l’ordre n’est pas dans le monde : « Nous vivons… dans un
état de désordre. Il y a eu une viciation de l’Ordre primitif,
du commandement qui a enjoint aux choses d’apparaître ; un gauchissement de
certains rouages qui cause du
frottement dans tout l’appareil123. »
C’est pourquoi nous prend à contempler le monde cette
angoisse qui étreint Cébès. Nous nous interrogeons dans la terreur, nous cherchons,
sans le trouver, le sens de ce que nous voyons. C’est l’effroi du jeune homme :
… qui contemple sans comprendre l’ouverture du jour,
Empli de chuchotements comme un arbre mort124.
Sa signification a été retirée à l’univers. Un chaos est présenté à notre anxiété.
« Ce désordre par définition ne peut être l’œuvre du Créateur, puisque toute
chose est bonne de ce seul fait qu’elle soit son œuvre. Il ne peut donc être
l’œuvre que de la créature libre, libre de se prendre elle-même pour fin, au lieu
de Dieu qui n’a pas de fin. Différence, préférence. Cette préférence vicieuse est
le péché ditoriginel, qui a pour cause cette différence
originelle d’avec Dieu en qui l’être se complaît, se plaît en tant que tel125 »
. Le péché originel est proprement le refus de l’aveu, le
refus de reconnaître Dieu pour fin. Créé par Dieu à son image, l’homme s’est saisi
de l’être qui lui était remis, et il a fait de lui-même sa fin ; il a renié le
Seigneur du Ciel ; il a dénié l’hommage ; il a détourné son regard de la présence
divine ; il a dit non à la lumière.
L’humanité s’est soustraite à Dieu.
C’est pourquoi s’émeut encore en nous cet « esprit de blasphème126 »
, cette scélératesse profonde, ce « cri
bas »
dont l’Empereur, au contact du Démon, se sent brusquement torturé :
relique du méfait primitif, survivance de la révolte originelle. En effet nous
portons la faute du premier homme. L’homme, « séduit par le serpent, se
complut dans sa fin comme si elle lui était propre et non point celle de la
volonté de Dieu, dont il était l’instrument. Et c’est pourquoi une fin lui fut en
effet donnée et la mort de ce corps qui lui servait à l’atteindre127 »
. « La conséquence du péché originel, par qui
l’être fini se choisit pour fin est la Fin, ou mort, ou
séparation128. »
C’est une fin qui est imposée à Tête d’Or et à la Ville et au peuple du Milieu, car tous, victimes du péché originel, méconnaissent la vraie fin : Dieu. Tête d’Or représente le plus grand effort de l’homme pour suppléer Dieu, et son échec. Par une tension désespérée de tout son être, par une frénésie d’héroïsme il s’arrache à son inertie, il soulève son pays ; il entraîne derrière lui les peuples, comme un fleuve déborde ses berges, il gravit la plus haute cime du globe. Mais il retombe, arrêté par son propre poids, rappelé par les liens qui l’attachent à la terre et qu’il a consolidés de son adhésion. En effet c’est un esprit terrestre qui souffle en lui, qui le transporte et qui, l’abandonnant soudain, le laisse s’effondrer. Le sentiment de sa vie, de cette merveille qu’il y a à vivre, l’exalte et l’égare. Ce lui est un enchantement, un enivrement perpétuel de sentir :
… cette vie à moi, cette chose
Non mariée, non née,
La fonction qui est au-dedans de moi-même129
Et le délice d’éprouver sans cesse cette force en lui empêche Tête d’Or d’en chercher la fin ; il méconnaît son origine, il méconnaît Dieu. Non qu’il n’en ait aucune conscience : une inquiétude veille en lui, qui pourrait le sauver ; au moment de s’élever sur les hommes, il sent soudain son insuffisance, il se précipite, sanglotant, sur la Terre, ne désirant, n’appelant plus que la nuit sur sa solitude. Plusieurs fois il s’arrête dans son exaltation, doutant de sa force, comprenant que quelqu’un lui manque :
Et qui ai-je, moi ? et qui ai-je, moi130 ?
Mais chaque fois et jusqu’au dernier moment :
De nouveau
Comme une flamme roule
Dans sa poitrine le grand désir131.
Désir « vorace, obstiné, insatiable132 »
, délire brusque et
obscur comme celui du vin, transport brutal qui l’étouffe, colère, passion. Il
s’affole et blasphème, il affirme que l’homme sorti de la terre, doit revenir à la
terre. Il ne comprend pas le sens de la mort de Cébès. — Cébès meurt de son
inquiétude, mais dans cette inquiétude il trouve la certitude et la paix ; il a si
fort et si longtemps tiré sur ses chaînes terrestres qu’il obtient enfin le
détachement suprême, l’attraction délicieuse, le ravissement en Dieu. — Tête d’Or
assiste, désolé et révolté, à sa béatitude et ne devine rien. N’a-t-il pas déjà,
sans souci de ses aspirations confuses, enseveli la femme qui le suivait « la
face contre le fond133 »
de la fosse, dans l’attitude de ressaisir la glèbe
maternelle ? À ce sacrilège il joint celui d’usurper la place de Dieu ; il prétend
se faire la seule fin du peuple ; il lui demande exactement ce qu’exige Dieu, de se
consumer pour lui, et sa volonté de puissance est telle, qu’il réalise un instant
l’accord profond qu’organise entre les hommes la vision de Dieu. Son armée n’est
plus qu’un immense amour, qu’un regard vers lui.
Mais la force qui l’anime est vaine ; elle ne peut pas le porter longtemps. Voici le sommet du Caucase, le seuil du monde, le lieu marqué pour que l’effort de l’homme s’y défasse, voici le lieu de l’échec humain :
Ô Roi ! ô Roi !
Tu t’élevais vers la fixité comme l’Ange qui porte le sceau de la vie134 !
Et voici que dans ton triomphe soudain tu t’anéantis ; la terre qui te soulevait,
s’effondre, le souffle cesse, qui te poussait ; quelqu’un est là, avec qui tu ne
comptais point ! Ta longue agonie, ta révolte, les derniers battements de ton désir,
« ô Roi des Hommes135 »
, nous y assistons dans l’angoisse et la consternation.
Mais ta mort ne nous est pas inutile. Ce sang, que tu disperses en te débattant
comme un lion, nous instruit et nous sauve. Nous savons maintenant ce qui manquait.
Dieu manquait, dont nous avions détourné les yeux, que nous avions refusé pour
maître et sans qui rien ne se peut accomplir :
… Et notre effort arrivé à une limite vaine
Se défait lui-même comme un pli136.
De même la Ville périt pour avoir oublié Dieu. Elle s’est livrée à Isidore de Besme, l’ingénieur, dont le génie a captivé les forces élémentaires et qui lui a imposé sa domination bienfaisante : Par moi, pour moi, la ville des hommes s’étend autour de moi
Afin que je connaisse la joie et qu’ils reçoivent de moi l’assistance137.
Mais la fausseté, l’injustice de cette organisation se décèlent par la misère générale qu’elle entraîne. Comme Besme a usurpé la place de Dieu, comme il s’est fait la fin de la Ville, les hommes n’ont pas voulu offrir gratuitement leur travail à un homme comme eux ; ils ont exigé un salaire : ainsi s’est institué le régime de l’échange. Tout a eu son prix ; les choses ont été évaluées par l’or ; on s’est mis à les échanger, à violer de cette nouvelle façon l’ordre incommutable du monde. De plus, le salaire promis au travail, en supprimant la joie et la liberté, a dissous tous les liens entre les hommes :
… Tout effort qui a le désir pour mobile suppose la satisfaction pour terme :
Toute satisfaction est individuelle, tout terme est immobile138.
La Ville est en proie à la décomposition ; et le régime qui la
tue, ne peut même pas donner à son maître un soupçon de bonheur. Comme il a dérobé à
Dieu sa place, comme il a prétendu le supprimer de la vie sociale, Besme ne trouve
devant lui que le néant. Car « qui nie l’être, il nie tout être. Qui retire
le Verbe de la phrase, elle perd son sens »
. Besme est
obligé d’avouer :
L’ennui de la mort est pareil à la solitude que j’envisage139
et il ajoute cette terrible menace :
L’homme ne sortira point du sépulcre qu’il s’est construit140.
Il faudra la violence inconsciente et destructrice d’Avare, les divinations de Lâla et la révélation apportée par Cœuvre pour arracher l’homme à son abjection et fonder la Ville nouvelle
… dans la clarté de l’évidence141.
Cette misère de l’humanité, qui semble irrémédiable à la plupart, c’est toujours à la faute originelle qu’elle est due. Elle a toujours pour cause le crime d’un homme qui usurpe la place de Dieu. Par elle nous expions le crime du désaveu. Mais un châtiment plus profond encore nous attend après la mort :
N’ayant plus que nous-mêmes pour fin142,
nous avons cédé à l’attraction de la matière ; c’est en elle que
nous avons cherché notre joie, en elle que nous avons placé notre récompense, c’est
dans sa compagnie que nous avons voulu nous complaire. Elle a déçu toutes nos
attentes, elle nous a comblés de déconvenues. Il n’importe ; notre peine est
inévitable. La Terre nous réclame par l’intermédiaire
des morts pour
nous ensevelir. Une fois morts, nous suivons la direction de nos pensées, et si nos
pensées se sont toujours inclinées vers la terre, nous pénétrons en elle, nous nous
y glissons, afin de la posséder dans son intimité et dans sa profondeur ;
l’assentiment que nous avons donné, vivants, à son invitation, subsiste après notre
mort. Et plus délibérée a été notre adhésion à la pesanteur, plus étroite est notre
adhérence à l’épaisseur du sol. Certains entre les hommes ont fait plus que tourner
leur préoccupation vers la matière ; ils l’ont prise pour maîtresse et proclamée
telle ; ils ont avoué ouvertement leur monstrueux amour ; ils ont écarté toute
inquiétude par quoi l’homme peut retrouver Dieu ; ils ont enseigné la placidité dans
le blasphème. Ce sont les sectateurs de « l’Antiscience143 »
et, — comme leur crime, étant le plus conscient, est le plus
odieux, — repliés sur eux-mêmes au plus profond de l’Enfer, dont ils constituent
l’ossature, ils sont en proie au feu justicier, « pur, exact,
indéfectible144 »
.
Cet horrible châtiment : la mort et l’enfer, ne suffit pas à expier le péché originel. En effet
Quelque chose de Dieu a été volé145…
L’homme a soustrait à Dieu son image ; il a
commis un larcin qu’il ne
peut réparer. Car « ce qu’il a dérobé innocent, il ne peut le rendre
pécheur146 »
.
… Où est le mérite de l’offrande ? où est l’autorité du donateur ?147
« Dieu seul peut rendre Dieu (ou l’œuvre de Dieu) à Dieu, par une espèce de recréation, de régénération148. »
La miséricorde recrée tout149.
De même qu’en lui refusant l’hommage, nous avons volé à Dieu
… son œuvre, et son bien très précieux, notre volonté150.
de même Dieu nous « dérobe notre
crime »
et « opère la
restitution »
.
Cœuvre. — L’homme s’étant soustrait à Dieu, doit être restitué. —
Ivors. — Que veux-tu dire ? —
Cœuvre. — Je veux dire substitué 151.
Pour suppléer à notre indignité, dont l’offrande ne pourrait compenser notre ancienne grandeur, Dieu lui-même se substitue à l’homme pour se le restituer. C’est le mystère de la Rédemption : Dieu se fait homme et se sacrifie pour nous, constituant ainsi une réparation digne de l’offense, une compensation exacte du rapt originel.
Ce sacrifice sublime l’Empereur l’aperçoit dans l’avenir et le promet à son peuple comme récompense de l’observation du repos :
La gloire de la Vision viendra de la Montagne et de l’Ouest,
Le mystère de la restitution vous sera enseigné, le sacrifice suffisant sera constitué parmi vous152.
Et l’Empereur nouveau, célébrant l’attente, implore son bienfait :
Entends ma prière ! descends, ô Ciel, comme au printemps les eaux surabondantes immensément
Arrivent sur les rizières préparées153.
Et Cœuvre montre à Ivors cette image
… imprimée sur le linge de la Véronique.
L’expression en est si austère qu’elle effraie, et si sainte
Que le vieux péché en nous organisé
Frémit jusque dans sa racine originelle154.
Enfin voici le cri délirant du chrétien, qui se sent sauvé, en qui Dieu efface en les assumant, l’humiliation, la honte, la mort :
Pourquoi cries-tu ? tel qu’un cygne sur les eaux résonnantes !
Je me suis réveillé en triomphe,
Parce que me souvenant d’hier, je me suis vu tel que de la neige ! Je suis pur ! je suis pur !
Je m’enorgueillirai de mon crime ; mon Dieu ! j’agite ces mains meurtrières !
J’ai frappé, et l’ablution a jailli. J’ai craché,
Et mon insulte est sur toi comme une gorgée de pierreries !
C’est moi ! Je vois
Chaque blessure que j’ai faite ; elle luit
Plus qu’une lampe, ou qu’une flaque d’eau sous Midi ne rejette une poignée de dards !
Il remporte ma mort ! Parce qu’il décrit ma servitude dans ses mains155 !
Qui refusera le bienfait de la Rédemption ? Qui osera repousser le présent divin qui nous est fait ? Qui préférera sa mort à la joie de vivre en Christ ?
« Par notre union au Christ, son chef, dans l’unité visible de l’Église, le corps des fidèles est restitué à Dieu156. »
La présence de Dieu
« Nous voici de nouveau jetés entre les bras du Père, dans le sein de
« Celui qui est toute vie157. »
Retour ineffable ;
tout nous est pardonné ; le geste qui nous accueille a oublié toutes nos iniquités.
Et maintenant « le Christ est avec nous158 »
; par
notre adhésion à l’Église nous faisons corps avec le Christ, nous
« communiquons au Christ159 »
. —
Parce que nous n’avons pas repoussé sa
grâce, parce que nous avons entendu son appel, parce que nous avons senti qu’il ne
cessait pas de nous solliciter
Tel que la flamme qui, volant sur le bois sec, le flaire en frémissant160,
nous voilà réintégrés dans la communion et régénérés. La joie nous est donnée de posséder Dieu, de goûter à sa substance, de l’éprouver vivant en nous-mêmes.
D’un geste de folie admirable Violaine brise ses attaches terrestres ; elle devine que, pour trouver Dieu, il faut se dépouiller de tout et se donner une soif digne de lui. Chassée de chez elle, aveuglée par sa sœur,
Toute sanglotante et chevelue, pauvre brebis de femme attrapée aux ronces par sa laine161,
elle erre plongée dans sa cécité. Peu à peu ses yeux découvrent une
lumière plus profonde, elle se sent envahir d’une connaissance nouvelle, qui est
comme une effusion secrète. Elle « a crié »
… vers Dieu comme s’il était bien loin162.
et ce qu’elle reçoit c’est :
Plus qu’une réponse, le tirement de toute ma substance,
Comme le secret enfermé au cœur des planètes, le rapport propre
De mon être à un être plus grand163.
Elle découvre qu’il y a en elle quelqu’un qui n’est pas elle, elle se sent :
… comme lourde et enivrée de sa présence164,
elle éprouve en son cœur une éclosion silencieuse, délicieuse et terrible. C’est que la présence de Dieu, quand plus rien en nous ne l’offusque, ◀devient▶ active et efficace. Dieu surprend ce que nous avons de plus secret :
Voici que tout éperdus, dans une révolte comme celle de la conception,
Nous sentons que nous ne pouvons plus défendre ceci en nous
Qui est comme le noyau germinal, le grain intime, la semence de notre propre nom165.
Et cette essence cachée, Dieu la développe, la déploie, l’épanouit en fruits. Sous son aspiration l’arbre humain :
… invente dans son cœur ses fruits dans l’expansion de ses branches166.
Dans une joie merveilleuse il grandit sur la terre, qu’il bénit de son ombre, il élargit son branchage bienfaisant, il ouvre ses fleurs vers le Ciel. Et quand la mort descend sur lui avec la fin du jour,
Au lieu de fleurs, il n’y a plus que des fruits et la terre en, est jonchée167.
Sous le rayon ineffable de Dieu, les âmes, comme celle de Violaine dépouillées,
mûrissent et fructifient et c’est dans un perpétuel transport qu’elles vivent et
meurent. Car : « la joie éternelle n’est pas loin de nous »
. Ce n’est
pas un rêve ou un appétit morbide, c’est un besoin organique et légitime de notre
nature, le plus essentiel : « Le Royaume des Cieux est en nous168 »
.
Comme il est présent en nos cœurs, Dieu doit être présent au cœur de nos cités. Seules vivent et prospèrent les sociétés qui le possèdent ; car seules sa vision, son ostension peuvent organiser l’union entre les hommes :
Chaque homme, pour vivre toute son âme, appelle de multiples accords169….
Ce n’est pas seulement la compagnie de la femme qui lui est nécessaire ; il ne trouve pas en elle seule satisfaction ; son besoin est plus vaste, son indigence plus exigeante. Il faut
Qu’à chaque homme soient donnés tous les hommes170,
que des correspondances relient chacun à toute l’humanité :
Je pense qu’il n’est point d’être si vil et si infime
Qu’il ne soit nécessaire à notre unanimité171.
La Ville sera donc constituée en vérité et en solidité si elle ménage entre tous
les hommes « une harmonie invincible172 »
, si elle fonde entre les besoins de
chacun et sa fonction un équilibre sûr, si elle remplace
« l’échange »
par « la communion173 »
. Dans cette communion ce n’est
plus un salaire qu’en retour de son travail attendra l’ouvrier, mais la satisfaction
par les autres de ses besoins, la réponse de ses frères à ses désirs, le complément
librement concédé de son indigence.
Mais, pour obtenir ce merveilleux accord, il n’est pas besoin d’une ré-forme, d’une modification de la forme sociale. La société n’est pas un
engin à imaginer, une organisation à combiner : elle est un fait, elle existe. Elle
est complète « avec tous ses organes174 »
; tous ses membres, même ceux qui
contemplent et qui sont « ouverts sur l’esprit »
, ont leur rôle fixé
et constituent un corps unique. Il ne faut que donner à ce corps une tête, que
proposer à sa fonction la fin véritable : Dieu. Il suffit de rendre Dieu
présent, de l’offrir sans cesse à tous les regards pour qu’ils trouvent en lui leur
convergence. Car
… La vérité incompréhensible
Est comme le soleil dans la vision de qui toute chose
Dans l’ivresse de la joie et dans l’exultation du témoignage
Invente sa forme et sa vie175.
Afin de fixer cette présence et de retenir Dieu parmi eux, les hommes construisent
l’église. Au début ce n’est que le carrefour vêtu d’un toit ; le lieu où les hommes
se rencontrent et s’assemblent, s’abrite d’une couverture ; l’église n’est que la
basilique, asile du commerce et de la transaction. Mais Dieu vient substituer à
l’échange la communion ; il s’établit dans l’église ; sa présence en gonfle et
distend les parois ; le plafond se mue en voûte, un effort soulève la pierre. La
croix est « plantée dans le fond de l’édifice, selon ce geste des deux bras
écartés qui montre, qui déploie, qui appelle et qui arrête ; qui arrête, ne
permettant pas d’aller plus loin176 »
. La foule reflue,
s’élargit ; à son admission s’oppose et se propose la présence divine. L’église
s’élance d’un second et vertigineux élan, déchirant l’épaisseur de ses murs,
éployant ses ogives comme des ailes, produisant vers le ciel la prière de ses
flèches. Elle ◀devient▶ l’âme de la ville,
le centre et le noyau de la
communauté et son geste vers Dieu. En elle se viennent confondre toutes les
aspirations en une aspiration unique, en un seul amour, en une seule oraison :
« Ainsi l’on ne voit jamais dans nos vieilles villes la Cathédrale se
dégager nettement des maisons où elle est comme prise… L’église levait de la ville et la ville naissait de l’église, étroitement adhérente
aux flancs et comme sous les bras de l’Ève de pierre177. »
Elle était le signe de la communion en Dieu et de
l’unité vivante de la cité.
Mais avec les siècles le doute est venu. Pour que nous n’oubliions pas Dieu, il faut que sa présence nous soit rendue par l’église plus évidente encore ; il faut qu’à chaque instant du jour notre regard puisse le rencontrer :
Pour nous, moins forts que nos pères, nous avons besoin d’une assistance plus continue,
Et nous disons au Seigneur de rester avec nous,
Parce que le soir approche178.
C’est pourquoi Pierre de Craon a bâti son église qui est triple ; à l’Église du
Matin il a soudé l’Église du Soir et l’Église de la Nuit. En chacune de partout on
aperçoit « le flamboyant Autel179 »
, « le Buisson ardent180 »
, « le Centre sacré dans
les flammes181 »
et, comme chacune s’appareille et s’accommode
à un état de notre âme,
ainsi toutes convergent vers la vision unique, vers l’ineffable incendie. À
l’extérieur l’édifice s’exhausse confusément vers le ciel et, simulant le
soulèvement de la ville tout entière vers Dieu,
Culmine en un faîte essentiel182.
Tel est le piège ménagé par les hommes pour établir, consolider et retenir parmi eux Celui dont ils ne peuvent sans périr détourner les yeux.
Que sont cependant les bienfaits de la présence divine ici-bas au prix de la
possession qui nous est réservée après la mort ! Alors nous verrons Dieu face à
face. Une fois le corps dépouillé et disparu ce mur qu’est la chair entre nous et
Lui, nous « voici nus dans le Regard sévère183 »
.
Si sur terre nous avons vécu avec Lui en vivant dans l’église, Dieu va nous être
livré pour que nous nous en emparions, pour qu’il soit notre bien et notre
inépuisable délice. Cependant notre possession ne sera pas une confusion, un
évanouissement en Lui. L’âme reste distincte : car, si elle ne diffère point de Dieu
par sa substance, si elle est son image adéquate, si elle est simple comme il est
simple, elle a du moins une fin spéciale, elle a été créée dans une intention
particulière, elle est appelée à rendre un témoignage qu’elle seule peut rendre.
C’est ce secret de son individualité qu’elle apprend par la révélation de
« ce “nom nouveau” dont parlent les Saints Livres184 »
. Elle possède, quand elle le sait, « le rythme
essentiel de ce mouvement185 »
qui la constitue et par là même elle connaît le mode
particulier de son union à Dieu. Elle transforme selon l’idée qui
lui est spéciale, la substance qu’elle puise en Lui. Elle aspire Dieu et elle expire
une image marquée de son propre sceau. C’est la véritable action de
grâces, semblable à la fonction respiratoire : « Ô continuation de
notre cœur ! ô parole incommunicable ! ô acte dans le Ciel futur !… Quelle prise,
d’un empire ou d’un corps de femme entre des bras impitoyables, comparable à ce
saisissement de Dieu par notre âme, comme la chaux saisit le sable, et quelle mort
(la mort, notre très précieux patrimoine), nous permet enfin un aussi parfait
holocauste, une aussi généreuse restitution, un don si filial et si tendre186 »
?
Ainsi qu’elle nous permet d’appréhender Dieu, la destruction du corps nous met en
communion avec toutes les autres âmes. Car « il y a une étendue spirituelle
où les “distances” sont réglées non plus par l’éloignement tactile, mais par les
relations harmoniques187 »
. Même, l’âme séparée continue à connaître les âmes
non-séparées et les
choses matérielles. Elle n’est pas immobile ; elle
est toujours un rythme, le battement d’un cœur, elle ne cesse pas de naître ni par
suite de connaître : « Elle fait partie d’un ensemble et d’un équilibre dont
elle ressent en elle-même toutes les variations188. »
L’âme
en Dieu embrasse toute la Création, et elle ne s’en détache pas, elle ne
s’interrompt pas d’agir sur elle ; elle poursuit dans l’éternité l’accomplissement
du rôle qui lui a été confié sur terre ; mais sa vie, débarrassée des entraves
charnelles, au lieu d’être heurtée et incohérente ◀devient▶ « un vers (vers,
direction) de la justesse la plus exquise189 »
. « Notre occupation pour
l’éternité sera l’accomplissement de notre part dans la perpétration de l’Office,
le maintien de notre équilibre toujours nouveau dans un immense tact amoureux de
tous nos frères, l’élévation de notre voix dans l’inénarrable gémissement de
l’Amour190 ! »
IV. Prière
Et maintenant il faut recourir au silence, il faut tout oublier de cette analyse
simplement destinée à faciliter la lecture. Voici que dans le secret
l’œuvre de Claudel se reforme, se rassemble, se condense et nous apparaît soudain
dans sa terrible beauté. Malheureux celui que le premier choc n’effraiera point ! Car
il n’aura pas compris. — Claudel est redoutable et cruel ; il se jette sur nous avec
la même impétuosité que son Dieu, il réclame tout de nous, il veut nous enflammer tout
entiers, il n’est pas une parcelle de nous qu’il renonce à accaparer : « Il est
plus dur que l’enfer. »
Qu’on ne pense pas pouvoir lui consacrer une froide
admiration ! Ce n’est pas l’assentiment de notre goût qu’il désire ; mais il exige
notre âme, afin de l’offrir à Dieu ; il veut forcer notre consentement intime ; il
veut nous arracher, malgré nous, à l’abjection du doute et du dilettantisme. Comme
réponse à nos résistances, il assène sans cesse sa formidable vérité. Il est un
missionnaire et un apôtre.
Ceux qui voudront lui échapper sauront le prix qu’il en coûte. Sa façon de rendre
compte du monde est si serrée, son explication s’offre à nous avec une telle force
(car quelle doctrine philosophique s’imposerait comme elle à tout notre être et
saurait comme elle le pénétrer ?), elle est si despotiquement convaincante, que la
repousser c’est embrasser le néant. Refuser le christianisme de Claudel, c’est se
condamner à n’avoir plus de recours qu’en le néant. À l’ineffable révélation ne
s’oppose de valable que le « Rien n’est »
de Besme.
C’est ce cri seul que Claudel n’a pu
réduire ; ce cri seul du désespoir
sans fond est le bien et la possession de qui a pu s’arracher à Claudel.
Mais ceux en qui sa persuasion s’est insinuée, ont un plus doux privilège. Ils peuvent maintenant, dans le transport de la foi, prier cette prière :
Ô mon Dieu, je suis devant vous passionné, hagard, misérable, avec ma force et avec ma faiblesse, avec mon courage et avec ma lâcheté, avec mon ambition et avec mon abjection. Je suis devant vous avec ma pourriture. Chaque jour je mène à bout ma besogne, chaque jour je m’acquitte minutieusement de ma fonction terrestre. Ce n’est aucune satisfaction que je cherche : nulle part je n’asseois ma jouissance. Mais je me suis rendu sensible à l’appel secret que vous m’adressez au-delà du bonheur : une faible question a filtré jusqu’à moi. Je comprends comment il faut y répondre. Lourdement, péniblement, je soulève vers vous le poids que je suis : hors de mes ténèbres, hors de la matière qui m’enserre et dont je suis fait, je tends vers votre présence mes deux bras à tâtons. — Déjà je sens votre feu m’emprendre, déjà vous saisissez ce que j’ai en moi d’unique et d’essentiel, de plus profond, de plus caché, mon noyau intérieur. Je me révolte et je ne me défends plus ; dans un sursaut, dans un abandon délicieux, je vous livre mon cœur ; je suis comme la bien-aimée qui abandonne ses mains ; vous êtes en moi, je suis en vous : communion indémêlée, fusion de l’être en l’Être. À votre attraction rien de moi n’est plus soustrait. Vous faites jaillir de moi mes actes comme de l’arbre les fruits. Je grandis, je mûris, j’adore. Sous votre rayon ma vie se développe et s’épanouit. Et voici que ce bonheur, à quoi j’avais renoncé, je le sens qui soudain sourd, monte et m’envahit, non plus fragmentaire et fugitif et comme un sourire dans les larmes, mais fort, continu, inépuisable comme une source vive :
Certes j’ai toujours pensé que c’était une bonne chose que la joie.
Mais maintenant j’ai tout !
Je possède tout sous mes mains ! et je suis comme quelqu’un qui, voyant un arbre chargé de fruits,
Étant monté sur l’échelle, il sent plier sous son corps le profond branchage.
Il faut que je parle sous l’arbre, comme la flûte qui n’est ni basse, ni aiguë ! Comme l’eau
Me soulève ! L’action de grâces descelle la pierre de mon cœur !
Que je vive ainsi ! que je grandisse ainsi, mélangé à mon Dieu, comme la vigne et l’olivier191 !
Les Œuvres lyriques de Claudel
L’amour dévore la crainte, la gloire absorbe la mort !(Hymne de la Pentecôte.)
La Jeune Fille Violaine s’achevait dans la joie. À la fin de Partage de Midi, c’était avec un débordant espoir qu’Ysé et Mesa entraient dans la mort. Mais cette joie,
par quelles routes longues et pénibles192,
par combien de souffrances il avait fallu l’atteindre ! Elle n’apparaissait dans les drames que par moments. Elle surgissait avec la violence d’un cri qui, de temps en temps, délivre le cœur oppressé. Comme si les personnages entrevoyaient soudain à travers leurs maux présents le lourd déploiement de l’au-delà, ils levaient
… les mains dans la transe et le transport de l’espérance sauvage et sourde193 !
Maintenant toute plainte s’est tue. De même que chaque poème monte peu à peu vers l’éclat de la joie, de même, à travers l’œuvre entier de Claudel, la joie, comme une parole de plus en plus distincte et solitaire, s’est élevée. Et voici que dans les œuvres lyriques, elle chante pure, debout ainsi qu’un grand ange blanc :
Tout s’est tu, mais l’esprit qui contient toute chose ne se contient pas en moi.
L’esprit qui tient toute chose ensemble a la science de la voix,
Son cri intarissable en moi comme une eau qui fuse et qui déferle !
Il n’est à ce discours parole ou son, pause ou sens,
Rien qu’un cri, la modulation de la Joie, la Joie même qui s’élève et qui descend,
Ô Dieu, j’entends mon âme folle en moi qui pleure et qui chante194.
Les poèmes lyriques de Claudel ne forment qu’une immense action de grâces. Pourtant, parce que leurs voix, jointes en un chant unique, laissent distinguer dans le concert leur qualité respective, il nous faudra séparer les Odes et les Hymnes. Mais les réflexions différentes qu’elles nous inspireront, ne cesseront pas d’être générales et, pour mieux convenir aux unes, ne perdront pas, appliquées aux autres, toute propriété.
* *
Dans les Odes la phrase ne se déroule pas régulière, uniforme. En son début, la fin n’est pas impliquée. Au lieu de se développer suivant une courbe calculée, elle se compose du tumulte même des images. Sa richesse fait son désordre. Tant de spectacles et d’idées se pressent dans l’esprit du poète qu’ils n’attendent pas de laisser la période se former exactement. Une impatience les pousse et les force à se produire tous ensemble avant de s’être rendus compatibles. Ils se font accepter avec toute leur tressaillante différence. La phrase se précipite comme un courant gorgé, comme une rivière qui charrie195.
Chaque image se présente avec la forme de proposition qu’elle appelait ; elle refuse de se soumettre à la construction générale. Il faut qu’elle trouve place, entière et vivante.
Voici soudain, quand le poète nouveau comblé de l’explosion intelligible,
La clameur noire de toute la vie nouée par le nombril dans la commotion de la base,
S’ouvre, l’accès
Faisant sauter la clôture, le souffle de lui-même
Violentant les mâchoires coupantes,
Le frémissant Novénaire avec un cri196 !
Souvent, alors qu’une pensée déjà commence à s’exprimer, une image si forte apparaît qu’elle interrompt la phrase, s’épand au centre et parfois laisse inachevé le développement qu’elle a suspendu.
Aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leurs contacts. Elles surgissent selon la force sensuelle des visions qu’elles traduisent. Chacune s’ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa liaison, pour se joindre à celles entre lesquelles elle est comprise. Aussi a-t-on le sentiment que les images sont planes et horizontales, qu’elles ne se disposent jamais suivant une déclivité et qu’elles s’élèvent les unes au-dessus des autres, comme les marches étales d’un escalier rustique197.
Le poème dans son ensemble se développe sur le modèle d’une phrase. La composition imite la syntaxe :
Ô mon âme impatiente, pareille à l’aigle sans art ! comment ferions-nous pour ajuster aucun vers ? à l’aigle qui ne sait pas faire son nid même ?
Que mon vers ne soit rien d’esclave ! mais tel que l’aigle marin qui s’est jeté sur un grand poisson,
Et l’on ne voit rien qu’un éclatant tourbillon d’ailes et l’éclaboussement de l’écume !
Mais vous ne m’abandonnerez point, ô Muses modératrices198.
Le poète ne « concerte aucun plan199 »
. Il compose par
tableaux qui naissent les uns des autres :
Et comme quand en automne on marche dans des flaques de petits oiseaux,
Les ombres et les images par tourbillons s’élèvent sous ton pas suscitateur200 !
Nous avançons dans le poème en passant d’un spectacle à un autre. Que le nom de la Vierge Marie soit prononcé : aussitôt voici la Visitation201. Ou, s’il est parlé d’Homère, le poète ne peut s’empêcher d’apercevoir l’Odyssée comme un large drame splendide encore ouvert au fond des temps202. Et l’Énéide, et la Divine Comédie passent ainsi que de hauts vaisseaux entrevus… Le poème est conduit par l’imagination. C’est elle qui marche, dans l’égarement et le transport, partagée entre toutes les splendeurs qu’elle découvre203. Et ce sont ses sursauts qui font l’enchaînement de l’Ode.
Aussi ne faut-il pas chercher d’abord la direction intellectuelle du poème, mais trouver le point précis d’où l’on puisse contempler sans déplacement toutes les visions offertes. Il y a une certaine attitude de l’imagination qui rend liés tous les spectacles comme ils le furent dans l’esprit du poète. Il n’est besoin que d’un peu d’abandon pour s’y sentir soudain placé :
Ô grammairien dans mes vers ! Ne cherche point le chemin, cherche le centre ! mesure, comprends l’espace compris entre ces feux solitaires !
Que je ne sache point ce que je dis ! que je sois une note en travail ! que je sois anéanti dans mon mouvement ! (rien que la petite pression de la main pour gouverner.)
Que je maintienne mon poids comme une lourde étoile à travers l’hymne fourmillante204 !
Cependant, nous apercevons que ce grand courant d’images ne se laisse pas conduire au
seul hasard. Pas de fil logique. Mais une intention toujours présente évite les
divergences inutiles, ramène sans cesse cet élan multiple avant qu’il ne s’éparpille. Il
y a « la petite pression de la main pour gouverner »
.
Il y a l’intervention des « Muses modératrices »
.
Une pensée secrète, la même jusqu’au bout, pèse au cœur du poème. Elle l’entraîne par sa simple présence sans se dévoiler jamais complètement. Elle reste close et sourde. Mais elle persiste. Et si je ne peux pas, à la dernière ligne, l’exprimer, du moins l’ai-je comprise, prise avec moi.
De temps en temps seulement, comme sous une mer agitée et confuse on entrevoit le roc, l’idée sous la fluctuation des images se découvre. Elle est là, je vais la saisir. Mais déjà une nouvelle vague de visions s’élève et la submerge.
Lire une Ode de Claudel, c’est être porté par un navire certain au milieu d’une large tempête sensuelle. Cette ondulation puissante, ces giclements… ils traduisent tout ce qu’il y a dans la joie d’ampleur et de générosité.
* *
Mais dans les Hymnes, de la joie s’exprime surtout la jalousie. La joie est une passion exclusive. À mesure qu’elle monte, elle rend celui qu’elle possède de plus en plus solitaire. Le chrétien se voit seul en présence de Dieu :
Et il regarde face-à-face avec tranquillité, dans la force et dans la plénitude de son cœur205.
Vous êtes ici avec moi, et je m’en vais faire à loisir pour vous seul un beau cantique, comme un pasteur sur le Carmel qui regarde un petit nuage206.
La joie distingue comme le feu. Elle tient séparé. Dans l’Hymne du Saint-Sacrement, chaque strophe se termine par un vers plus court que les autres, qui semble vouloir la fermer avec avarice. Qu’aucun impie ne s’introduise dans le désert de lumière où se sent ravi le chrétien :
Jugez-moi et discernez ma cause de la race d’Édom et d’Amalech207.
Jamais plus Vous ne direz pareil celui qui Vous aime à ceux qui ne Vous ont aimé pas208 !
Si fervent est le transport du poète, si pleine de certitude sa fidélité, que son espérance même est comme un défi :
Et je rirai à mon dernier jour209 !
De cette âpreté et de cette solitude de la joie, on trouve l’expression dans la forme même des Hymnes. La régularité rythmique des vers, leurs rimes, leur répartition en strophes donnent au poème l’allure d’une brûlante litanie. Le retour des mêmes sons et des mêmes mouvements imprime à la voix je ne sais quelle monotonie impitoyable. Je sens tout de suite que dans l’hymne entière ne sera récitée qu’une seule passion, que rien ne viendra l’inquiéter, qu’il ne faut m’attendre qu’à sa croissance, qu’à son ascension dévorante. C’est ainsi que le feu prend et n’augmente sa violence qu’en se nourrissant de sa riche sécheresse.
Aucune ombre. Aucun instant de fraîcheur. Nous sommes dans un champ aride et flambant. Il n’y a que du chaume par terre. Une ardeur pèse. C’est la canicule de la Vérité :
Terrible silence de midi où votre nom seul est répondu210 !
Votre amour est comme le feu de la mort, votre zèle est plus dur que l’enfer211.
Voici du soleil sur nous…
la face évidente et torride212.
Et la langue de Dieu sur nous avec un cri éclatant213 !
Il semble que les Hymnes soient faites avec cette lumière cruelle de la joie. Tous les éléments en sont éblouissants de dureté. Peut-être faut-il attendre désormais de Claudel des œuvres qu’aucune souffrance ne pénétrera plus, qui se composeront de l’éclat même de sa foi. J’entrevois des drames formés par de courts rayons étincelants comme des glaives croisés, une poésie fervente et brève comme l’Été.
Bibliographie214
Morceau d’un drame, dans la Revue Indépendante, 1890
Tête d‘Or (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1891
La Ville (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1893
L’Agamemnon d’Eschyle, traduction, Foutchéou, 1896
Connaissance de l’Est, Librairie du Mercure de France, 1900
L’Arbre (Tête d‘Or. L’Échange. Le Repos du Septième jour. La Ville. La Jeune Fille Violaine), Librairie du Mercure de France, 1901
Connaissance du Temps, Foutchéou, 1904
Les Muses, ode, Bibliothèque de l’Occident, 1905
Les Muses, ode, dans Vers et Prose, Tome II, Juillet 1905
Vers, dans l’Ermitage, 15 Juillet 1905
Camille Claudel, statuaire, dans l’Occident, Août 1905
Paroles pour de la musique, dans l’Occident, Octobre 1905
Léonainie, poème inédit d’Edgar Poë (traduction), dans l’Ermitage, 15 Janvier 1906
Partage de Midi, Bibliothèque de l’Occident, 1906
Connaissance de l’Est (nouvelle édition augmentée de neuf poèmes parus dans l’Occident), Librairie du Mercure de France, 1907
Art Poétique (Connaissance du Temps. Traité de la Co-naissance au monde et de soi-même. Développement de l’Église), Librairie du Mercure de France, 1907
Hymne de la Pentecôte, dans l’Occident, Mai 1909
Hymne du Sacrement, dans la Nouvelle Revue Française, Avril 1909
Trois Hymnes (Saint Paul, Saint Pierre, Saint Jacques), dans la Nouvelle Revue Française, Décembre 1909
Vers sur la mort de Charles-Louis Philippe, dans la Nouvelle Revue Française, Février 1910
La Visitation, dans le Catholique, Mars 1910
Magnificat, dans la Nouvelle Revue Française, Mai 1910
Méditation pour le Samedi Soir, dans la Phalange, 20 Juillet 1910
Les Paradoxes du Christianisme, par G. K. Chesterton (traduction), dans la Nouvelle Revue Française, Août 1910
Dédicace, dans l’Art Libre, Septembre 1910
Cinq Grandes Odes suivies d’un Processionnal pour saluer le siècle nouveau, Bibliothèque de l’Occident, 1910
L’Irréductible, dans l’Hommage à Verlaine, Librairie Léon Vanier-Messein, 1911
Théâtre. Première Série. I. Tête d‘Or (Première et seconde versions), Librairie du Mercure de France, 1911
L’Otage, drame, Édition de la Nouvelle Revue Française, 1911
Théâtre. Première Série. II. La Ville (Première et seconde versions), Librairie du Mercure de France, 1911
Propositions sur la justice, dans l’Indépendance, 15 Mai 1911
Chemin de Croix, dans Durendal, 1er Juin 1911
Sous presse :
Théâtre. Première Série. III. L’Échange. La Jeune Fille Violaine. Vers d’exil, Librairie du Mercure de France
L’Annonce faite à Marie, drame, dans la Nouvelle Revue Française.
IV. Des musiciens
Dardanus de Rameau
Rameau est la récompense de notre fatigue et l’un de nos plus chers étonnements. Cette recherche fiévreuse de l’expression dramatique que nous avons entreprise avec Wagner, nous pensions qu’elle exigeait d’abord l’abandon de tous les moules musicaux, de toutes les formes prescrites ; elle nous semblait impossible sans ce sacrifice préalable. En fait, notre effort a sans cesse tendu vers la plus grande liberté. L’œuvre de Debussy par exemple a été surtout de réagir contre ce qu’il y avait encore de trop rituel dans l’invention dont Wagner était ◀devenu▶ le prisonnier, savoir la construction thématique. — Cependant Rameau nous est rendu ; et voici qu’avec émerveillement nous constatons qu’il a su tout exprimer, en se servant des formes mêmes dont le rejet nous était apparu comme notre premier devoir.
Sa spontanéité est si merveilleuse qu’elle n’éprouve aucune gêne à se voir enchaînée. Elle se lève, danse, se passionne et pleure dans le palais qu’elle s’est choisi et dans ses jeux enfermés elle s’emploie tout entière, si bien qu’elle n’a pas l’idée d’échapper à une contrainte dont elle ne saurait s’apercevoir. La beauté de cette musique commence si tôt, qu’on la ressent avant qu’il lui faille par quelque geste d’affranchissement s’affirmer ; et le sourire de la captive qui danse est d’abord trop pur pour qu’on le puisse espérer plus aimable, une fois les liens tombés. — Même, il semble que Rameau ait besoin de ces formes où il s’adapte et que dans l’exactitude aisée avec laquelle il vient les combler, il y ait quelque reconnaissance. Je ne pense pas qu’elles lui soient nécessaires pour se soutenir ; mais son émotion est si intime, si uniquement musicale qu’elle ne saurait comment composer d’elle-même son maintien extérieur et qu’elle accepte avec joie un visage tout fait, ainsi que les acteurs des tragédies grecques, n’accordant d’importance qu’à la substance même de leurs paroles, pour les prononcer sur la scène prenaient des masques.
Un air ou un chœur de Dardanus, encadré par ses ritournelles ou engagé entre deux récits de forme à peu près fixe, est aussi expressif que les plus libres mélodies dramatiques d’aujourd’hui. Seulement, au lieu de s’appliquer à traduire le poème mot à mot et à se modeler sur lui, au lieu de le saisir corps à corps et de décrire son sens avec une minutie presque syllabique, Rameau ne prend les paroles que comme un texte à développer musicalement, comme une épigraphe qu’il faut justifier ; il les énonce, puis les enveloppe d’un merveilleux réseau sonore qui laisse paraître parmi ses mailles leur sens visible et prisonnier. En reprenant plusieurs fois la même phrase, il exprime tous les aspects de l’émotion qu’elle lui suggère, jusqu’à ne pouvoir plus que la reproduire en finissant dans la simplicité primitive de son apparition. — Avec une âme différente et tout ce que peut ajouter de richesse l’inquiétude de la foi, Bach écrit dans le même style ses cantates. — D’ailleurs Rameau n’ignore pas la traduction textuelle et, quand il y recourt, il sait noter les plus flexibles accents, les plus sensibles désinences. La mélodie du grand air d’Iphise est comme le battement virginal du cœur, comme la passagère lueur des yeux ; elle est fine, inquiète et mouvante, aussi attentive aux ondulations des phrases que la déclamation de Debussy.
Mais le véritable prodige c’est l’orchestre, qui, ne procédant que par rigaudons,
menuets et chaconnes, tient l’auditeur dans un trouble perpétuel d’attente et de délice.
Partout traînent les désirs, coulent les plaintes, glissent au long du cœur les plus
voluptueux désespoirs. Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas seulement des
« tendres amours »
et des « doux soupirs »
dont le texte
est prodigue ; nous ne respirons pas là simplement la fadeur galante du xviiie
siècle. Mais les sentiments que porte cette musique, ont
l’élan pur et direct des larmes qu’on ne peut empêcher. Je vois la Muse debout, et d’une
main elle contient son grand cœur anxieux qui bouge sous sa robe ; son attitude est
pleine de décence ; mais
je n’en sais pas moins qu’elle souffre des mêmes
amours que moi. Si vous en doutez, il ne faut qu’écouter l’admirable chaconne finale et
surtout l’ascension sombre, haletante, épuisée, bien que toujours passionnément
réservée, qui remplit le prélude du troisième acte et que les Tablettes de
la Schola ont pu, sans trop d’arbitraire, rapprocher de la « Solitude » de Tristan.
La Passion selon saint Jean de J.-S. Bach
C’est la musique de la contrition. Elle est possédée par la pensée du péché ; elle s’accuse profondément ; elle prie afin d’être pardonnée. Comme la prière, dont elle emprunte les modes invariables, elle est à la fois rigide et haletante.
Bach prend les idées l’une après l’autre. À chacune il s’attache jusqu’à l’avoir
exprimée complètement ; il ne la quitte pas qu’il ne l’ait épuisée. Il l’insère en une
forme fixe, chœur, air ou récit, dont les lignes abstraites désignent d’avance tous les
trajets par lesquels, pour l’explorer entière, il la faudra sillonner. À l’intérieur de
cette forme, une grande musique fiévreuse et unie se développe ; elle parcourt
longuement l’espace qui lui est donné, elle le crible de ses pas nombreux, elle le
couvre de sa marche précipitée et régulière. Admirable piétinement ! Il n’est pas
d’issue par où je puisse m’échapper ; je suis conduit avec violence ; je ne peux
qu’obéir à la main qui m’a saisi ; il faut que j’éprouve jusqu’au
bout. Sous cette prise étroite et sévère, je me sens malmené comme par la pénitence.
— Quand le texte qu’elle commente a été complètement exprimé, la
musique
longuement s’arrête ; elle se rassemble toute ; elle vient, avec
une consciencieuse passion, se réunir sur la tonique. On discerne dans son
ralentissement une satisfaction austère, comme en ceux qui n’ont agi qu’« afin
que toutes choses fussent faites »
.
Les chœurs, les airs, et les chorals, forment la partie lyrique de la Passion selon Saint-Jean : avec dureté l’âme chrétienne fait l’application à soi des paroles de l’Évangile, tourne vers soi le grief du Sauveur. Dans les chœurs, l’orchestre tout de suite entreprend ses rapides et rigides montées, l’ascension sombre de ses traits uniformes, son grand mouvement indiscontinu qui se recouvre sans fatigue. Les voix ajoutent la régularité âpre de leurs échanges ; jamais la phrase n’est délaissée par elles, elle s’enchaîne sans cesse avec elle-même et la reprise perpétuelle de son intégrité dessine des ondulations inflexibles. Toute cette musique est en proie aux amples pulsations de la prière, elle respire fortement, toute dressée et plaintive, elle s’agite comme un cœur bouleversé d’adoration. — Elle ne progresse pas ; tout de suite elle énonce tout ce qu’elle a à dire, puis ne fait plus que le répéter. Mais la répétition même augmente peu à peu l’émotion jusqu’aux larmes : chaque retour pénètre d’une pitié nouvelle et plus forte. La prière ne compte que sur sa monotonie pour blesser l’âme à qui elle s’adresse, elle se recommence, elle se ressaisit elle-même, elle se tient de nouveau, pareille, entre ses propres mains et s’offre de nouveau, pareille, comme si elle ne découvrait pas de plus profond cri qu’elle-même. — Dans les chorals, la pensée est parcourue d’une musique plus lente ; elle n’est plus couverte en tous sens, mais traversée avec douceur et exactitude d’un bout à l’autre. Le chant prend chaque phrase, la soulève jusqu’au faîte de son intensité contenue, puis la dépose ; il s’appuie sur des silences pour que le cœur s’écoute pénétrer par la méditation.
La partie narrative est faite des récits évangéliques. La mélodie se
déroule avec uniformité. Elle est accidentée, mais ses inflexions sont comme rituelles.
Son discours est plein de mouvement, mais d’un mouvement prescrit une fois pour toutes.
C’est qu’elle s’est faite servante des formidables paroles qu’il lui faut porter ; par
humilité elle s’est vêtue des habits les plus coutumiers ; elle gravit le calvaire avec
modestie. À la fin des récits seulement elle se permet parfois quelque emportement :
« Alors Pilate fit prendre Jésus et le fit fouetter. »
L’énormité d’un
tel crime possède si fort la pensée du musicien qu’il ne peut se séparer de cette
parole, et, l’ayant saisie, il la traîne en une longue vocalise, l’appuie au fond de sa
gorge jusqu’à l’horreur. — Parmi l’exacte monotonie de la narration, brusques, les
réponses et les invectives de la foule éclatent en chœurs. Une parole
est à dire, préparée de
toute éternité, annoncée par les prophètes ! Voici
que la foule se rue sur elle, s’empare d’elle, la prononce enfin et, pleine de rage,
s’enivre de la répéter. Puis, parce que tout est accompli, elle se tait. Cris abrupts,
brutalité haletante, haine spasmodique du chœur : « Kreuzige »
(crucifie-le). Et, soudain, silence imprévu, interruption subite des voix : le peuple
confusément s’étonne du crime qu’il vient de commettre, reste interdit, sans comprendre
quelle fatalité le pousse.
En même temps qu’elle est une œuvre universelle, la Passion selon Saint-Jean délicieusement garde un goût national. Je pense aux gravures sur bois des maîtres allemands : c’est bien le même calvaire, naïf et féroce, tout en oppositions. Autour du Christ accablé, je distingue le gros rire des bourreaux et ces faces bestiales et sommaires, où la cruauté se déchaîne en grimace.
César Franck
La grandeur de César Franck est de n’avoir jamais dit que ce qu’il avait à dire. Il ne s’est pas douté qu’on pût jouer avec la matière sonore, il a eu le respect de son utilité, il ne l’a employée que pour la faire servir à quelque dessein. Ce n’est pas qu’il se soit décidé à une telle probité ; mais il l’avait naturelle, étant de ceux qui ne parlent que parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Sa récompense fut cette liberté de langage qui est la seule chose que ses disciples n’aient pas su imiter, — cette liberté qui toujours résulte d’une intention précise et de l’obligation ; comme il savait à chaque instant ce qu’il voulait dire, il n’était gêné par rien.
La nécessité dont la musique de Franck est imprégnée, est la source de toutes ses vertus. D’abord de son exactitude admirable. Chaque instrument entre à sa place, appelé par tous les autres, et son apparition émeut tant elle est naturelle. Jamais d’effet par l’inattendu. Si je tressaille, ce n’est que de sentir mon attente avec perfection comblée. Le clair discours se déroule, les paroles naissent au fur et à mesure de ce qu’il faut énoncer. Non qu’elles soient prévues ; chaque mesure au contraire est une surprise mais elle ne surprend qu’à force de satisfaire.
Puis, son exactitude donne à cette musique sa continuité si particulière. Elle est si serrée, elle s’agence si scrupuleusement qu’aucune interruption ne s’y saurait insinuer ; rien ne manque, aucun passage dont le vague puisse être l’occasion d’une divergence ; l’intention est sans cesse présente en chaque détail et lui interdit de distraire. Le développement n’emprunte rien à l’extérieur ; il procède par éclosions successives ; la mélodie se déploie en plusieurs moments, imitant la fragile et progressive détente d’une pousse ; elle ne progresse qu’en se précisant elle-même par ses répétitions, qu’en se dégageant peu à peu elle-même de son propre repliement. À mesure qu’elle se fortifie, l’harmonie émane d’elle et l’environne ; il n’y a enrichissement que par multiplication intérieure, et c’est par l’approfondissement du passé, que surgissent les découvertes nouvelles. La modulation chez Franck est elle-même une forme de la continuité ; elle n’a jamais le souci de créer un contraste ; mais elle s’emploie à marquer d’exactitude les passages ; elle est toujours comme une main qui s’ouvre lentement, comme l’insensible introduction à plus de lumière, comme la filtration irrésistible d’une même clarté qui gagne plus d’espace.
Une âme se chante avec fidélité. Tout vient d’elle. Elle s’épanouit dans la solitude ; elle se développe, s’accroît, se donne avec une candide prodigalité. Mais elle est seule ; on sent qu’elle n’a rien eu à vaincre et que dès sa naissance elle fut céleste. Aucun débat. La sensualité ne glisse nulle part ses tentations ; c’est d’être si pure que la musique de Franck est si juste. On ne peut s’empêcher de sourire à l’admirable Psyché. Franck dévêt Éros et Psyché de leurs corps ; à la charnelle poésie du mythe antique il substitue l’histoire de l’Âme et de l’Amour ; entendons : de l’Amour divin. Le duo, si plein d’enlacements et de courbes flammes, qui s’élève soudain de l’orchestre, brûle d’un pathétique uniquement spirituel : ce sont les noces de l’âme sainte avec Dieu. Et l’exaltation progressive de cette âme, son transport croissant, le tremblement de plus en plus passionné de sa dédicace, atteignent une intensité si poignante qu’on ose à peine préférer secrètement d’autres musiques plus humaines et moins sûres, qui chancellent plus souvent, hésitent à plus d’obstacles et ne maintiennent leur continuité qu’en absorbant en elles les voix de l’entour, qu’en confondant sans cesse avec leur cœur les interjections de ce monde périssable où elles cheminent.
Tristan et Isolde de Wagner
Monstrueux chef-d’œuvre ! J’y entre comme dans la nuit noire et bleue. Les formes autour de moi ◀deviennent▶ fantastiques ; je ne les reconnais plus. Elles ressemblent à des arbres plongés dans le courant des ténèbres. Cependant je n’ai d’autre ressource que d’attendre le jour.
Il n’y a pas d’œuvre qui soit plus dépourvue d’espoir que Tristan ; car elle n’exprime que le désir, qui est le contraire de l’espoir. À chaque mesure et dès la première, le désir. C’est lui qui se traduit d’abord par cette sorte de continuité basse, par cette tenue de la mélodie, pareille à la longueur des sens. Il est courbé, mais il dure sans pause ni pitié : de là la sifflante persistance de la phrase musicale ; elle semble portée par je ne sais quel souffle aride et inapaisable. Elle est faite de flammes soumises, mais qui gardent la violence attachée du feu. Le thème du Regard, avec sa souplesse qui ne lâche pas, est interminable comme la demande du désir chargée d’une accusation infinie. Il monte, élastique et suivi, il est l’humble et exigeante prière du corps, il file sans fatigue son imploration séduisante.
En même temps une mollesse, une épaisseur où s’amortissent les sons. Sur toute la musique de Tristan plane un étouffant nuage. Au premier acte, ce n’est qu’une lourdeur vague qui se pose sur les résonances. Les traits rapides de la Délivrance par la mort, qui s’échappent brusquement vers le milieu du prélude, retentissent dans le silence, sourd comme le sang, de la sensualité. — Au deuxième acte le nuage ◀devient▶ presque matériel. Sur le chant l’orchestre roule de chaudes ténèbres ; ses éclats mêmes se font muets comme les remous de l’air brûlant et comme les explosions de la nuit. Il traduit par là l’informe suspens du désir, son bourdonnement autour de l’âme ainsi qu’une brume sombre. Les grandes délices de l’harmonie, les murmures du ruisseau avec la chasse lointaine mélangés, tourbillonnent, bas et perdus, semblables à des souvenirs dans un cerveau qui ne s’entend pas. Des phrases, qui seraient bruissantes d’échos, se taisent sous le manteau d’une ardeur obscure ; la langueur descend sur elles comme l’averse d’un silence plein de pulsations.
Parmi cet étouffement les voix montent sans relâche, travaillées par l’effort de la volupté. Elles commencent dans une sorte de délire sourd ; elles semblent avoir à soulever toutes les ténèbres ; elles s’arrachent à l’ensevelissement ; elles grandissent avec un malaise immense. Elles sont une invocation qui prend au bas de l’âme ; elles naissent comme une parole si sombre qu’elle nous était à nous-mêmes inconnue. Quand il touche les mornes limites de la sensualité, l’être, égaré, ne trouve plus à donner que sa mort : la mort, en lui, ◀devient▶ une sorte de sentiment démesuré, informe comme l’ombre et qu’il essaie pourtant de saisir et de présenter. Le chant entreprend cette offrande formidable, il bénit la dissolution avec une solennité violente, il s’élève ainsi qu’une prière noire, il est l’évasion des grandes eaux funèbres, cachées au fond du cœur. — Comme la mort ne se laisse pas embrasser, il se recommence sans trêve ; il semble puiser en lui-même un don qui toujours se dissipe. La volonté qui le porte ne cesse de faiblir et toujours retombe à l’océan des sens. Sitôt qu’il s’est haussé, il fléchit jusqu’à se reprendre. Il est formé de longues phrases ascendantes que couronne l’évanouissement. À ses défaites il met une lenteur infinie et se répand en extases renonçantes. Reniement de toute espérance, bas amour de la perdition. L’élan de la mélodie s’achève par les transports accablés et interminables du détachement. Elle s’abandonne soudain, elle s’emplit d’un vaste désespoir ravi, d’une débordante détresse, d’un apaisement épouvantable.
À tant de respirantes voluptés silence, le troisième acte s’ouvre dans la solitude. Il est vide comme la mer. Caréol, vieille demeure dont les murs sont gris ! Rocs battus d’écume de l’antique rive féodale ! L’océan, tourmenté et silencieux, s’étend pareil à l’oubli. C’est ici que viennent mourir les preux. L’héroïsme wagnérien, à qui nous connaissions le visage d’un guerrier surgissant au milieu des trompettes levées, reparaît sur le seuil de Caréol ; mais il est courbé comme un vieillard sous une lassitude navrante ; il est une forteresse démantelée ; il ne sait plus que rêver avec désolation. Ô mémoire de Tristan ! Ô réveil des blessures ! Ô plaintives enfances ! L’immensité du désir maintenant se verse dans le regret. Cette mélodie du pâtre qui revient accompagner les souvenirs du héros, c’est le sentiment d’une destinée perdue, c’est le déchirement de l’amour qui voit sa vanité. Le passé est plein de mort ; de sa voix naïve il chante ses anciennes déroutes ; il parle de funérailles d’autrefois en ce pays de mer où personne n’aborda jamais ; j’entends pleurer la musique de l’histoire inconnue. Et maintenant il n’y a plus d’espoir qu’en la mort.
Soudain la voici qui se laisse pressentir. Par un dernier assaut de la volupté la voici presque atteinte ; elle va ne plus se refuser. La musique peu à peu se soulève, haletante. Elle est comme une pensée cherchée toute la vie et qui se fait de plus en plus prochaine, comme les battements, qui passionnément s’augmentent, de la mémoire et comme la délivrance de découvrir enfin ténébreuse, infinie, chargée de mort et de joie, la parole tant désirée. Les dernières mesures de Tristan expriment le déploiement immense du désespoir. Jamais il n’y eut avènement plus sombre, plus triomphale entrée dans le néant.
La musique de Tristan, aussi longtemps qu’elle dure, occupe mon corps ainsi qu’une flamme noire ; elle le rend transparent aux ondes mortelles qui errent à l’entour ; elle le traverse comme la destruction.
Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas
L’originalité de Dukas ne se laisse pas définir du premier coup. Ce n’est pas qu’elle soit fort complexe ; mais elle ne prend pas souci de se distinguer d’abord de toute autre. Il y a une grande honnêteté dans la façon dont cette musique accepte de ressembler à d’autres, refuse de dissimuler ses affinités sous l’exagération de ses différences. Comme sa sincérité lui fait une bonne conscience, elle est ferme et sage. Mais ce que nous exigeons d’elle en secret, n’est-ce pas plus de décision à l’égard de ses vertus propres, un parti pris plus net qui les lui fasse moins timidement employer ?
Il y a chez Dukas une brusquerie que trop souvent il atténue. Parmi ses fluides développements naissent de temps en temps une âpre et régulière cadence, un lourd battement ; c’est la carrure ancienne qui reparaît. Elle est démantelée, haletante ; soucieuse de se soumettre aux enchaînements perpétuels de l’orchestration moderne, elle se fragmente, elle brise sa raideur. Mais son tressaillement abrupt anime soudain toute la musique. Je ne pense pas seulement à la rythmique pesanteur et aux soubresauts maladroits du balai dont l’Apprenti sorcier déchaîne la danse. Dans Ariane et Barbe-Bleue je surprends à plusieurs reprises cette allure déterminée. Le combat de Barbe-Bleue et des paysans est une symphonie massive et contractée, d’une uniformité essoufflée. Dure description par à-coups ! Les traits s’ajoutent lourdement les uns aux autres, ainsi qu’on lève les bras pour asséner un nouveau coup de bâton.
L’autre qualité de Dukas c’est le scintillement très particulier de son orchestre. J’y trouve quelque chose de doucement perçant ! il naît sans interruption avec une froideur nette ; il est exact, clair et sec ; non pas à force de dépouillement, mais au contraire à force de volontaire densité, d’entêtement à la plénitude. Il ne cesse pas d’occuper toute son enveloppe, de la toucher en tous ses points. Comme l’orchestre wagnérien il semble vouloir emplir à chaque instant une forme invisible. — Mais Wagner, que guide un profond instinct dramatique, sait fléchir sa tension ; il sait l’art de préparer en atténuant ; parfois il cède un peu de sa ressource pour ménager une éclosion ; sa richesse, ayant une autre fin qu’elle-même, parfois s’oublie et consent à montrer un visage terne. Dukas au contraire épanouit sans cesse au dehors toute sa trouvaille ; il n’y met pas d’affectation, mais une sorte de naïveté grave. Il ne cache rien parce qu’il ne songe pas à rien faire attendre. Aussi son orchestre sans repli se laisse-t-il apercevoir d’abord dans toutes ses dimensions. Et la lumière dont il est pénétré, supprimant toute ombre et toute hésitation, lui donne cette dureté limpide, semblable à celle des pierreries qu’il chante.
Pourquoi, malgré ces qualités qui pouvaient suffire à inspirer une œuvre très belle, le
drame d’Ariane et Barbe-Bleue nous laisse-t-il mal satisfaits ? On ne
s’empêche pas de le confronter à Pelléas et Mélisande. C’est le propre
des chefs-d’œuvre d’obséder le jugement. De plus, les deux livrets, bien que s’opposant
comme le détestable et l’excellent, invitent les musiques à la ressemblance. Et si Dukas
emploie une technique différente de celle de Debussy, il n’y a pas encore là de quoi lui
éviter d’être comparé à son rival. Ce souterrain, cette « eau dormante et très
profonde »
et ce retour à la lumière, il a bien fallu qu’il les décrivît. Mais
qu’ils sont imprécis et arbitraires ! Dukas n’a presque aucune sensualité. Aucune de ces
vibrations délicieuses, aucun de ces paysages clairs et liquides, ou pleins de brume
marine, qui s’ouvrent à chaque instant sous le ciel sombre de Pelléas.
— Il ne faut pas chercher non plus dans la déclamation d’Ariane la
sensibilité, la pitié délicate de la déclamation debussyste. Pour exprimer les vagues
moralités de son texte, Dukas a employé une mélodie aussi peu emphatique que possible.
Mais jamais il ne touche.
En effet ses véritables qualités sont la
sécheresse, la dureté, la pesanteur. Le troisième acte d’Ariane, où il
trouve à les exercer, est de beaucoup le meilleur. Dukas excellerait dans la description
tragique. On voudrait qu’il illustrât un drame plein de péripéties, d’allées et venues ;
il y faudrait une ville mise à sac, de lourdes danses de routiers, des foules abruptes
qui porteraient un seul sentiment dans le cœur. Il ne s’agirait pas pour Dukas de
renoncer aux développements purement musicaux ; pour être d’action la musique n’abdique
pas toute gratuité. Quand Bach, dans la Passion selon saint Jean,
raconte que « le voile du temple s’est déchiré »
, ce n’est que par
d’austères arabesques qu’il décrit l’événement formidable ; il ne songe pas à imiter ;
il transpose en musique pure l’image que sa ferveur contemple. — Il serait beau que
Dukas, renonçant aux docilités d’expression pour lesquelles sa rudesse ne le dispose
pas, traduisît un pillage ou un exploit en une rigide « sinfonie ».
La Rhapsodie Espagnole de Ravel
Il y a une torpeur dans toute danse espagnole ; c’est l’union de la fureur et du sommeil ; les danseurs semblent toujours en train de se réveiller par leurs cris ; ils frappent du pied, ils arrondissent les bras, il se cambrent, il se jettent des invectives pour s’encourager. Mais leur tourbillon reste inerte ; tout départ s’achève en piétinement ; l’appel s’entrave dans la gorge ; les visages n’arrivent pas à s’arracher ce sérieux. — Je retrouve dans Ravel, admirablement évoquée, cette agitation dans l’engourdissement. Tout n’est que préludes, ritournelles préparatoires, exordes emphatiques ; les chanteurs se disposent à se montrer incomparables ; mais il fait trop chaud cette nuit ; les cordes de la guitare éclatent. — Dans la Habanera les pas et les gestes entreprennent d’être inépuisables ; mais bientôt, délicieusement, ils renoncent à s’inventer davantage et tournent, tournent, tout désorganisés de langueur. — Enfin la Feria ne se compose que de brefs assauts, de tentatives furieuses mais vite consommées, de bondissements esquissés, de fanfares qui surgissent, puis s’arrêtent ; sans cesse la mélodie se perd dans la lourdeur qui plane, s’efface dans une chaude brume sonore faite de la confusion de tous les cris ébauchés et interrompus. — Il faut comprendre que la vertu expressive de cette musique est dans son indistinction même, dans le trouble flottement de son harmonie, dans sa suspension perpétuelle, dans sa façon d’être une atmosphère où tout s’évapore.
Cependant il semble qu’à peindre ces confusions Ravel ne réussisse si bien que parce qu’il y utilise un défaut. Reconnaissons-lui l’indépendance qu’il revendique à l’égard de Debussy. Ne l’achète-t-il pas au prix d’infériorités ? S’il montre tant d’habileté à brouiller les contours et à fixer surtout la couleur d’ensemble des grands mélanges, n’est-ce pas que lui manque cette cristalline netteté qui fait l’orchestre de Debussy, même dans ses complexités les plus formidables, toujours aussi distinct, aussi séparé intérieurement, aussi discret ? Je me rappelle dans La Mer certains écroulements de vagues dont le fracas n’empêchait pas de tinter la chute délicate de chaque goutte.
Ravel mérite le nom d’impressionniste avec toutes les vertus et tous les défauts qu’il comporte. Il est parmi le bruit qu’il entend et il en note avec subtilité la saveur propre. Mais il ne sait pas se détacher ; il ignore le secret d’oublier pour mieux retrouver ; le besoin de l’inscription immédiate lui interdit de composer d’ensemble son œuvre. Il consent à ce qu’elle ne soit que rhapsodie.
Debussy est mieux qu’un impressionniste ; il est temps qu’on· s’en persuade.
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy
On ne sait peut-être pas assez ce que fut Pelléas pour la jeunesse qui l’accueillit à sa naissance, pour ceux qui avaient de seize à vingt ans quand il parut. Un monde merveilleux, un très cher paradis où nous nous échappions de nos difficultés. Toute la semaine, au lycée, nous l’attendions, nous parlions de lui. Avec quel amour et quel respect ! Il était la consolation de nos emprisonnements. Et, le Dimanche venu, car nous ne pouvions l’entendre qu’aux matinées, de nouveau cette musique, de nouveau ce pays sonore où s’enfoncer, les trois dimensions mystérieuses de ce royaume ravissant. C’est sans métaphore que je le dis : Pelléas était pour nous une certaine forêt et une certaine région et une terrasse au bord d’une certaine mer. Nous nous y évadions, connaissant la porte secrète, et le monde ne nous était plus rien. Comprendra-t-on longtemps encore le pouvoir de charme que l’œuvre recèle ? Je ne voudrais pas être de ceux qui bientôt l’entendront avec seulement de l’admiration.
Cependant il faut déjà raisonner notre amour ; nous ne pouvons plus nous contenter d’enthousiasme. Voici comment, me semble-t-il, se pourrait définir la nouveauté de Pelléas : la musique jusqu’à Debussy était linéaire ; elle se déroulait ; elle avait besoin de temps pour exprimer ; il fallait demander aux mesures suivantes le sens de celle que l’on écoutait. — Dans Pelléas, la musique est tout entière en chaque moment ; elle s’est subtilement tassée, toutes ses parties se sont rapprochées, sont venues doucement les unes contre les autres.
Ainsi d’abord s’explique l’extraordinaire plaisance de l’harmonie. Aucune direction extérieure aux accords ; rien qui les conduise, qui les entraîne ; ils ne poursuivent aucune solution, sinon celle qui de l’un va faire l’autre ; ils ne sont pas pris dans un mouvement ; mais ils se touchent exquisement ; ils descendent ensemble ; les lignes qui pour les unir les sépareraient, se brisent sous le grêle poids de leur délice singulier et voici qu’ils s’abîment, fragiles, jusqu’au contact. C’est pourquoi, s’ils s’enchaînent, ce n’est pas qu’ils se produisent, mais qu’ils s’évoquent ; ils s’enchantent les uns les autres avec une proche délicatesse, ils s’appellent individuellement, nommément, comme dans une âme un sentiment en suggère un autre. — De là cette sorte de faiblesse ou plutôt d’affaiblissement continuel. Cette musique à chaque instant va finir ; les harmonies sont une chute insensible et interminable ; chacune s’élève en diminution sur la précédente, c’est-à-dire en plus grande extase et plus dénouée encore par la volupté. — De là aussi cette perpétuité de la douceur : il n’y a plus que des parfums ; plus même les fleurs dont ils sont nés. L’harmonie de Pelléas se respire ; elle se répand et l’on ne cherche plus à voir devant soi ; on la suit, sans désir, à sa suavité.
Mais il y a bien autre chose que de la suavité dans Pelléas. Appliqués à la mélodie, cette simplification, ce tassement ont donné une déclamation lyrique d’une humanité admirable. — Le chant, chez Wagner, n’est jamais expressif par lui-même, mais seulement à force d’allusions ; il lui faut le renfort des thèmes dont sans cesse il est souligné. C’est qu’il n’est qu’une ligne continue et d’un tracé presque arbitraire ; ou du moins il est un certain mouvement général dont les péripéties n’ont d’autre raison que le développement de l’orchestre. — Dans Pelléas, cette ligne perpétuelle s’est démembrée. Chaque phrase s’est doucement détachée de la continuité abstraite où elle était prise ; elle s’est affaissée avec légèreté ; elle s’est résignée à soi. Elle ne vient plus à cause de ce qui la précède, mais seulement à cause d’elle-même. Par cette soumission elle se rapproche de sa source véritable, le sentiment ; elle n’est plus au-dessus de lui comme un arc qui ne le touche jamais en aucun point, mais elle naît de lui comme germe une eau à même la terre, et elle prend avec timidité sa forme. C’est pourquoi elle ◀devient▶ si directement poignante. Il n’y a plus que des paroles et dont la liaison ne se fait que par les mouvements de l’âme. Comme en chaque accord se condensait le parfum de toute une chaîne d’harmonies, de même en chaque phrase s’enferme l’expression de tout un passage mélodique. À chaque instant le mot le plus juste, le plus naïf, ce qu’il fallait dire et que voici maintenant irréparable. Sans cesse une délivrance naturelle ; le cœur qui trouve ; un sentiment qui cède à la tentation de la musique et se révèle simplement parce qu’il est là, parce que le personnage l’éprouve. Aussi, malgré l’absence de toute direction abstraite, jamais on n’est embarrassé pour suivre cette mélodie ; on la suit comme on aime ou comme on souffre, sans davantage s’interroger.
Il faudra bientôt que la musique, comme les autres arts, cesse de vouloir n’exprimer que l’essentiel et rétablisse toutes les formes dont elle a prétendu se passer. Mais Pelléas est d’un certain idéal la réalisation trop parfaite, pour avoir à craindre la réaction de l’avenir. Ne serait-il pas le vrai chef-d’œuvre du symbolisme ?
Les poèmes d’orchestre de Claude Debussy
L’évolution de Debussy a imité le changement continu et insaisissable de sa musique ; il nous a fallu longtemps accompagner son insensible démarche avant d’apercevoir que nous nous déplacions. Mais l’exécution récente d’Iberia nous oblige à nous recueillir ; voici que du Prélude à l’Après-midi d’un Faune nous nous sommes écartés assez pour que le chemin parcouru révèle une direction.
Les premiers poèmes d’orchestre de Debussy n’étaient pas la peinture d’un spectacle ; ils traduisaient le délice de l’âme au milieu du monde ; ils étaient emplis par la forte montée de la douceur. Le rythme du Prélude ou des Nocturnes suit tous les tâtonnements de la volupté et, de même que celle-ci s’attache à toutes les tentations et se partage entre elles, errant de l’une à l’autre, de même il se déforme, il se reprend ; tout inquiété de plaisir, il mène son hésitation délicate à travers la mélodie. Et la continuité du poème n’est faite que de sa modification perpétuelle. — La mélodie, elle aussi, a tous les contours de la volupté ; elle s’avance d’abord, pleine d’une modération balancée ; de lentes tenues se traînent, se posent sur le mouvement comme s’oubliant à un rêve : elles perpétuent la complaisance, elles prolongent le délice, s’attardent à le goûter jusqu’à la défaite. Mais soudain, comme n’en pouvant plus, comme fatigué de porter en soi un excès, tout l’orchestre se résout en une vaste éclosion vibrante ; doucement, il se déchaîne ; par un secret passage il glisse dans l’épanouissement. Insensible et subite délivrance de la suavité ! De fluides colonnes claires frémissent, une grande agitation limpide et retenue bouleverse les violons ; le chef d’orchestre tient au bout de ses doigts une ruisselante masse sonore qui lentement s’écroule, comme une vague qui mettrait longtemps à se défaire. Parfois plus de langueur encore vient exténuer la mélodie : alors, au lieu de se fondre en un large frisson harmonique, elle cède accablée, elle défaille en une ondulation déclive et interminable, comme la danseuse, sous le plaisir, sent jusque dans ses hanches faiblir ses pas.
Musique de la volupté. Mais, parce qu’elle traduit les plus vacillantes émotions, il ne faut pas croire qu’elle-même soit arbitraire et vague. Sa flottante subtilité, si d’abord elle nous surprenait de joie, c’est tant elle était exacte. Des sentiments incertains il peut y avoir une expression précise ; il ne faut que la trouver. Debussy a laissé se tramer en lui la forme de l’insaisissable, et sur elle sont venus se poser les sons, comme au matin l’eau, en claires perles condensée, dessine la tremblante flexibilité des herbes. Dans Nuages chaque contour mélodique, chaque accord est pénétré de nécessité ; aucune spéculation orchestrale ; une fidélité perpétuelle à l’émotion ; si bien que de l’évanouissement lui-même il semble que le timide visage soit ici fixé ; la plus hésitante mobilité a coulé ses rythmes dans les seuls mouvements sonores qui la pouvaient avec exactitude représenter. — De là cette netteté frissonnante : parce que chaque trait est nécessaire et qu’une délicate rigueur parmi tous les autres le conduit, il évite de se confondre. Même quand tous les instruments plongent, tournoient, s’emmêlent et lentement hors de leur étreinte remontent en s’égouttant, la fine justesse des contours n’est pas troublée. Limpide et tremblante distinction, comme à travers le voile de la chaleur le paysage qui bouge, apparaît plus subtil et plus clair. — L’orchestre de Debussy est perpétuellement divisé. Ses différentes parties peuvent se rejoindre pour un instant ; mais leur mélange n’est qu’accidentel ; elles ne s’unissent que parce qu’elles sont nées séparées ; jamais l’une ne dérive de l’autre, ne s’en détache. Cette musique est ainsi comme un réseau sensible qui se modèle à chaque instant sur l’émotion, qui se contracte quand elle se concentre et s’éploie quand elle s’épanouit. Et comme les mailles, même dans leur resserrement, restent secrètement démêlées, ainsi, quand il se rassemble, l’orchestre conserve sa ténue, sa flexible, sa vibrante discrétion.
* *
Mais si infaillible et si exacte qu’en soit la sinuosité, le musicien n’a pas voulu indéfiniment se confier à la divagation de ses sens ; il est ◀devenu▶ jaloux de son instinct. Dans la Mer on découvrait un effort pour substituer à la spontanéité sensuelle des développements la direction de l’esprit. Iberia est l’aboutissement de cet effort.
Il est vrai que c’est encore de grands élans de plaisir que s’anime cette musique ; tout le délice espagnol coule entre les bords du poème. Mais son abondance a été épurée, dépouillée par l’intelligence. La densité sonore, au lieu qu’elle résulte comme dans les premiers poèmes d’une perpétuelle plénitude de l’orchestre, est obtenue par l’importance des quelques éléments que choisit la patiente sagacité de l’esprit. Les fils les plus essentiels seuls subsistent dans la trame musicale ; mais ils ont été élus avec tant de justesse que leur déroulement simultané, par la rareté infatigable des rapports qu’il entraîne, remplace la voluptueuse épaisseur de la symphonie primitive. Que l’on écoute le deuxième morceau : les Parfums de la nuit. Le lourd malaise embaumé des jardins nocturnes n’a besoin, pour s’évoquer, d’aucune effusion harmonique ni de la vibration des cordes. Les parties de l’orchestre se froissent, se traînent languissamment les unes contre les autres, appuient leurs lentes différences. Et parce que nous ne cessons pas de les entendre, sans jamais se joindre, se combiner, nous sentons la largeur de l’étoffe sonore se tisser tout doucement.
Cette raréfaction de la musique par l’intelligence permet une continuité plus sûre, plus droite. Comme il a choisi lui-même les fils, le musicien les tient entre ses mains ; ils ne se dévident que dirigés par lui. Dès le premier morceau d’Iberia, nous avons été surpris par une rectitude de la démarche que nous n’attendions pas. Si le rythme reste multiple et brisé, ce n’est plus du moins par son hésitation que nous sommes conduits ; il est pris lui-même dans un grand ruissellement direct. Sans doute il n’y a pas ici, comme chez Franck, une force centrale, une puissance qui s’épanouisse peu à peu, un développement par expansion. Mais au lieu que la mélodie, comme dans les premiers poèmes de Debussy, sans cesse se détourne pour atteindre toutes les possibilités musicales qui flottent autour d’elle, elle les attire et les engloutit sans interrompre son cheminement imperturbable. Sa continuité cesse d’errer : elle va.
Cependant la rigueur qu’acquiert Debussy dans Iberia, peut-être se compense-t-elle de quelque sécheresse. Faut-il avouer que nous regrettons un peu l’humide frémissement des Nocturnes et du Prélude à l’Après-midi d’un Faune. Sans doute les traits dans Iberia sont plus incisifs ; la main ne tremble pas, qui les trace ; mais leur fixité les rend moins chargés de délices. La sensation n’est plus directement transcrite : l’esprit est intervenu et il a fait son œuvre de substitution. À la limite cet art finirait par ressembler au délicat symbolisme des paysages japonais : composition de quelques lignes très précieuses, entre lesquelles des couleurs avec atténuation se souviennent. Mais si je veux éprouver cette image, il y faut un effort ; le sentiment en moi ne naît plus du premier coup ; je ne peux que le retrouver. Le retrouvé-je même véritablement ?
La musique des premiers poèmes atteignait l’âme à force de déferler contre les sens. Ce soulèvement, ce détachement par le délice, ils emportaient l’âme avec le corps. Quand tout l’orchestre du Prélude à l’Après-midi d’un Faune dévalait de langueur, il nous emmenait tout entiers dans sa défaillance. Mais voici que la volupté cesse de nous assaillir. La musique de Debussy n’est plus que d’indication ; elle semble se retirer au second plan, se transformer peu à peu en un exquis mais sommaire décor, et laisser vide la scène. N’est-ce pas qu’il va falloir emplir celle-ci d’un drame ? Puisque le paysage désormais ne s’enlace plus à nous, ne cherche plus à toucher notre âme, puissent des êtres l’habiter, dont la voix comme celles de Pelléas et de Mélisande nous trouble ! La sobre délicatesse d’Iberia permet d’imaginer une déclamation dramatique tout imprégnée de sévérité, une musique toute serrée et nue, et dont l’expression ne sera que par sa rigueur même émouvante.
Les Scènes Polovtsiennes du Prince Igor, de Borodine
Tout de suite je revois Fokine avec sa troupe d’archers. — Il n’est rien dans la musique qui ressemble à ces quelques pages de Borodine. Elles viennent toucher ce qu’il y a de plus primitif en nous, elles réveillent au fond de nous l’informe image de l’Asie, le souvenir étouffé de la grande mère.
L’Asie ! Non celle que nous enseigne par ses paquebots la Méditerranée et qui sent toujours l’importation. L’Asie terrestre ! Elle s’est mise en marche à travers les steppes. Elle chemine à pied par lentes étapes. Elle s’arrête le soir et songe, comme ceux qui voyagent sans retour. Le camp dressé. Des feux. Des tentes. La nuit scintille, dure et bleue. Aucune mer aussi loin qu’on se rappelle. Alors, parmi le silence désert et distinct des plateaux, s’élève une allégresse pleine de mémoire, une joie cadencée pareille à la consolation des plus anciens regrets. D’abord j’écoute ces flûtes tristes et jointes, comme les petits pas qui conduisent à la danse ; je vois ces groupes lents qui se rapprochent dans la lueur des foyers et sous la nuit. Et soudain l’immense vague ravissante par quoi tous sont emportés, la mélodie comme une pluie violente et fragile, la mélodie qui chante avec une rapide voix. Elle croule ainsi qu’une bande d’oiseaux, elle dévide son clair bercement et les danseuses en sa déroulée sont si bien confiées, si bien perdues qu’elles rythment doucement son absence, lorsqu’un instant, comme un souvenir qu’on prend le temps de posséder, elle se tait évanouie. — Cependant les hommes bondissent à leur tour, frappés de rêve. Assauts profonds et sauvages. La joie qui les ébranle monte en eux comme un songe brutal. Elle les secoue, elle les fait tournoyer en des jeux qui imitent ils ne savent quoi de disparu. C’est ainsi qu’ils se souviennent, c’est ainsi qu’ils calment leur cœur. Ô musique brusque, haletante, ton ivresse est la stupeur de la mélancolie, tu es la consolation par la violence !
Couchés immobiles auprès des danses, les chefs, au fond de leur mémoire basse comme une voûte, revoient des villes.
Moussorgski
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.
Sitôt que le prélude de Boris Godounoff élève son chant pauvre, suppliant et décidé, on ne peut plus être fier, ni content de soi. Voici l’exigence la plus naïve, la voix de la faim et de la soif. Je suis tiré hors de moi-même ; tout ce qu’il y a de serré en moi se délie. Je sens soudain naturelle la pitié ; elle déborde de mon cœur sans effort et sans honte. Elle me délivre comme les larmes. — Le rideau levé, c’est toute la sainte Russie qui chante avec ses cloches et ses prières. Elle m’implore, elle est à genoux ; elle tend les bras ; elle me prend à témoin ; elle m’adresse le chœur de ses paroles mendiantes. Oh ! comme j’entends sa plainte ! comme me saisit sa demande !
La mélodie de Moussorgski, c’est le récit de l’humilité. L’humilité, — non pas un sentiment négatif, la contrainte de l’orgueil, — mais elle est là, respirante, vivante, avec une chère figure timide et hardie. Sous son inspiration la mélodie parle et prie. Tout de suite elle s’élance ; tout de suite elle entame son candide discours. Elle est prompte comme ces mots sans calcul qu’arrache le besoin. Elle commence vive et pure, ainsi que l’enfant qui fait quelques pas rapides et joint les mains. Elle s’échappe, elle lâche son chant grêle et urgent ; déjà souffle sa douce haleine hâtive. Si soudaine elle naît qu’elle semble surprise. Elle est une phrase que l’on n’a pu retenir. Elle n’a pas réfléchi. Elle n’a pas attendu de se comprendre. Aussi son impatience est-elle saisie de modestie. Elle est ingénue comme la misère.
Cependant aucune crainte ne suffit plus à l’arrêter. Pas de honte, ni même de
confusion. L’indigence qui la presse ne songe pas à rougir. Et non plus elle ne
revendique rien, elle ignore la justice, elle ne réclame pas avec amertume son dû. Quel
élan de la demande ! Quel repos en Celui vers qui s’élève la prière ! « Demandez
et on vous donnera… Car quiconque demande reçoit. »
C’est la voix de l’enfant
qui n’est jamais repoussé. C’est l’animation de la confiance. La mélodie est pleine de
rapidité ; l’espoir lui souffle mille paroles à la fois, l’espoir délie ses longues
phrases agiles. Elle est multiple et active ; une claire précipitation, comme dans
chaque feuille et dans toutes le vent qui parle, détermine ses notes, les entraîne. Elle
se dépense en vives instances ; elle est toute délibérée : elle va aussi vite que le
langage de la prière ; rien n’embarrasse la naïve générosité de son transport.
Imploration décidée des chœurs : à supplier ils mettent je ne sais quelle alacrité.
Pas même dans les lamentations ne cesse ce rythme hardi. La plainte de
Xénia215 n’est pas une mélopée, mais une détresse animée et, dans une
âme virginale, les soudains élancements du désespoir, les épreintes aiguës et timides du
malheur. Promptes retombées de la mélodie, poignante déprise !
Pas plus qu’elle ne s’alanguit, la mélodie ne consent à s’envelopper. Rien n’estompe sa limpidité. Elle est une ligne sans ombres. Elle se déroule, tout entourée de lumière, presque grêle tant l’isole la clarté. Les sentiments, quand ils ◀deviennent▶ très conscients, se peuplent de sous-entendus. Mais en voici de trop nouveaux pour souffrir les réticences. Ils se récitent tout entiers dans un chant sans retraits ; ils se donnent en une phrase naïve ; ils ne songent pas qu’ils puissent s’enrichir de dissimulations. Aucun de ces détours, de ces secrets et de ces allusions dont sont faites les mélodies occidentales. La phrase est sans accident ; elle est éclairée d’un jour uniforme ; elle propose sans préférence toutes ses parties ; elle précipite avec égalité ses syllabes. Chouisky216 raconte le carnage où le tsarévitch a trouvé la mort. Ô diaphane litanie ! Rien qu’une ligne pure, rien que les faits terribles énoncés les uns après les autres. La voix monotone pleure sa peine ; elle dit l’histoire, anxieuse et nue. On n’entend que sa parole plaintive, qui va, distincte, sans le soutien d’aucun accord étouffe, d’aucun assourdissement harmonique. Elle chante, solitaire, un amour infini. La mélodie est claire comme l’amour ; comme lui elle est toute pleine à l’intérieur de lumière. Elle est tout avouée, elle n’a plus en elle de silences. Elle coule transparente et plus délicieuse au cœur que le pardon.
L’harmonie jamais n’étoffe la mélodie ; car elle n’est que le rayonnement de sa transparence ; elle est pareille à la buée lumineuse qui borde les corps diaphanes ; elle résonne aussi clair que le vent à travers le jour ; elle n’approfondit que la limpidité.
Cette musique est toute en acte. En aucune partie d’elle-même il n’y a de lenteur ni de
crépuscule. Elle ignore les sentiments lourds et éteints. Elle peut bien souffrir, mais
non pas être triste. Elle a une bonne conscience. Comment la douleur empêcherait-elle sa
joie ? Elle a une sorte de gaîté qui est l’activité même de son cœur. Elle s’éveille,
elle sourit, elle est comme un enfant qui parle avec tous les mots. Ô nouveauté de
l’âme ! Rien n’endort la chère allégresse de cette émerveillée. Une petite flamme naïve,
une tendre vivacité jusque dans la détresse. Elle est surprise, elle est ravie. Elle se
tourne vers toutes choses. Elle joue ; elle invente de courtes histoires précipitées.
Elle est affairée comme la joie, elle « a le temps, mais
juste217 »
. Puis elle s’arrête tout à coup, occupée par
l’importance d’une question qu’elle brûle de poser. Fins de mélodies étonnées et
interrogatrices.
Cette délicate turbulence, il semble qu’elle subsiste jusque dans la solennité. Celle-ci ne se marque point par un orchestre ralenti de thèmes. Elle n’est pas étayée de fanfares. Elle n’est que l’élargissement de l’allégresse, qu’une phrase qui s’ouvre et monte. Elle est un enthousiasme plein de naïveté, une inspiration chargée de prière, un triomphe pareil à un ample sourire, l’avènement de la piété. Elle est heureuse comme le geste du prêtre qui écarte les bras en face de la foule. Elle est semblable à cette aise de l’âme qu’emplit sa propre oraison. Jamais elle ne ◀devient▶ pompeuse. Elle règne sans emphase. Elle reste joyeuse et modeste comme les paroles d’un vieillard qui confesse le Christ. Elle s’avance avec la parure de l’humilité, elle s’incline, elle salue trois fois, les bras étendus en avant.
La musique de Moussorgski, c’est la voix même de la Russie. Ô Russie, notre petite mère dans la douleur ! notre sainte mère priante, souffrante, souriante ! Tu parles à Dieu pour nous. Tu es notre ambassadrice. Tu lui parles avec toutes tes paroles en ia et en schka, avec tes longues phrases humbles, avec ton langage vif, bas et suppliant. Tu es gaie pour nous, tu as de l’espoir pour nous. Seule tu sais avec exactitude ce que nous valons et tu ne demandes pas davantage qu’il ne nous est dû. Tu es notre amour le meilleur et notre meilleure humilité. Nous te remettons nos péchés afin que tu obtiennes pardon pour nous. Tu es la femme députée au Dieu terrible, afin que, l’ayant vue, elle est si pitoyable qu’il ne puisse plus nous refuser sa miséricorde.
V. André Gide
André Gide
J’ai porté tout mon bien en moi comme les femmes de l’Orient pâle sur elles leur complète fortune.
A. G.
Il est étonnant de voir avec quelle parcimonie et quel regret ses compatriotes dispensent à André Gide leur admiration. De cette réserve la postérité ne manquera pas de se demander les raisons. — À l’étranger André Gide dès maintenant est considéré comme l’un de nos grands écrivains. En France ce n’est pas qu’il soit méconnu ; on confesse sa valeur, on s’accorde sur sa considérable importance. Mais il y a un silence autour de lui. Il semble qu’on craigne de le juger trop favorablement. Ceux-mêmes qui affectent de le tenir en haute estime, on les sent pleins d’inquiétudes et de restrictions secrètes : leur louange se tait aussitôt, elle redoute d’aller trop loin.
Qu’a donc André Gide qui de la sorte nous intimide ? Que nous a-t-il fait ?… Nous aimons les artistes qui préparent eux-mêmes leur figure et nous la transmettent bien déterminée, nette, simple, complète. S’il leur faut se faire quelque violence, supprimer en eux certains traits, arrêter leur développement pour se révéler à nous ainsi clairs et parfaits, que nous importe ? Nous n’avons le temps d’accueillir que des notions achevées. — Mais Gide, il nous est impossible de le définir ; non pas qu’il se cache, mais c’est qu’il se dit tout entier. Il refuse de s’en tenir à ce qu’il a déjà posé de lui-même. Le voici devant nous plein de sourire et de nouveauté. Tant il change, et sous nos yeux, ne se moquerait-il pas de nous ? Toujours ouvert, toujours dans l’attente de ce qu’il va ◀devenir▶ :
Ainsi ne traçai-je de moi, dit Ménalque, que la plus vague et la plus incertaine figure, à force de ne la vouloir point limiter218.
Que ne s’arrête-t-il ? Vraiment il serait temps qu’il se rangeât ; il faudrait qu’on fût enfin sûr de pouvoir le retrouver désormais toujours pareil à l’idée qu’une bonne fois on se serait formée de lui. Alors il serait permis de lui décerner des éloges…, tout au moins de choisir, pour qualifier ses livres, des épithètes irrévocables. — Mais non. Il augmente sans cesse. À chaque fois, on le retrouve de plus de choses épris, à plus d’idées, à plus d’êtres attaché, moins définitif que jamais. Il n’a même pas la pudeur de dépouiller franchement son passé à mesure qu’il l’use. Si du moins il déclarait ce qu’il repousse ! Mais il se complique toujours davantage et l’on ne sait même pas bien ce qu’il n’est plus.
Tant d’incertitude, une âme si diverse, cet air de prêter toujours audience à l’avenir, c’en est assez pour expliquer l’hésitation de la louange et cette secrète rancune que beaucoup nourrissent à l’endroit d’André Gide.
C’est pourquoi je pense que certains goûteront, à lire cette étude, le plaisir, d’autant plus délicat que moins avoué, d’une vengeance. J’y voudrais en effet tâcher de surprendre cette âme amoureuse de sa mobilité, et que son naturel élan sans cesse nous dérobe ; je voudrais essayer de pénétrer ce variable sourire et de forcer la défense qu’il nous oppose.
Dans son œuvre c’est André Gide lui-même que je chercherai. Je n’y saurais d’ailleurs trouver que lui. Cette œuvre en effet n’énonce aucun système. Elle ne s’interpose pas entre son auteur et nous. Les idées qu’elle contient ne sont pas abstraites ni placées en dehors de l’esprit qui les a conçues ; elles ne prétendent pas former, distinctes de lui, une vérité universelle. Mais chacune, dans les subtils liens des mots retenue plutôt qu’emprisonnée, reste vivante ; elle est un moment de l’âme ; elle n’en a pas perdu la palpitation ; au lieu d’être enfermée durement et immobilisée dans la phrase, elle s’y conserve délicatement indomptée ; elle attend mon regard et, sitôt touchée par lui, elle se reprend à vivre, elle se refait indocile ; une captivité si peu urgente n’a pas contraint son ingénuité. Il ne faut plus l’appeler : idée. C’est un sentiment qui s’ouvre à nouveau dans mon âme, comme il s’ouvrit d’abord dans celle de Gide.
L’œuvre est tout entière de confession ; loin de le masquer, elle trahit sans cesse son auteur, et même quand elle semble ne point le vouloir. — Il ne faut pas se laisser duper par l’apparence : certains livres, comme Les Nourritures Terrestres, ont un aspect théorique, ont l’air d’enseigner une doctrine. Il n’en est rien. C’est simplement que Gide est attaché à tout ce qu’il ressent ; il aime ses goûts, il prend le parti de ses préférences, il insiste un peu sur ses penchants ; tant il les trouve agréables, il ne peut s’empêcher de les conseiller aux autres ; il les voit par mille délices récompensés, et se félicite de les éprouver, et invite le lecteur à les essayer à son tour. Mais il n’en compose aucun système. Que son âme vienne à changer un peu : aussitôt toute sa doctrine est oubliée ; car elle n’était qu’un moyen de mieux se faire comprendre. Au prochain livre, au lieu d’elle, c’est Gide lui-même qu’une fois de plus nous découvrons, avec ses sentiments nouveaux, avec son âme infatigable.
Aussi faudra-t-il nous garder de pousser jusqu’au bout l’interprétation abstraite de chacun de ses livres. Ses idées demandent d’être entendues avec intelligence ; elles n’ont toute leur précision que dans un mystérieux premier plan ; elles ne sont justes, fines, originales qu’aussi longtemps qu’on ne les touche pas ; elles sont des aveux et perdent leur sens dès qu’on veut voir en elles des préceptes. Si on les oblige à ◀devenir▶ exactes, elles cessent de l’être219. Pour les comprendre, il faut savoir que la vérité est chose fragile et qui s’évanouit dès qu’on la presse ; elle est tout près de nous ; on ne l’obtient pas par les démarches de la réflexion. La cherche-t-on ? C’est qu’on l’a dépassée.
Nous écouterons parler Gide sans jamais le contraindre. Comme au milieu des paroles on aperçoit je ne sais quoi se débattre, c’est ainsi que nous attendrons son âme. Elle ne se remettra à nous que peu à peu. Peut-être nous semblera-t-elle souvent se démentir. Mais toujours elle nous reviendra. Sous des mots contraires nous la distinguerons pareille ; nous la reconnaîtrons soudain parmi ses aveux divisés. Elle est une ; elle est fidèle à elle-même. Nous devinerons sa continuité.
Pour l’effaroucher le moins possible, n’examinons d’abord que la façon dont elle s’exprime ; la forme et le ton de ses paroles commenceront de la trahir.
Première partie
Le style
Ce ne sont pas les livres d’un poète. Le style de Gide ne recrée pas les choses, il ne les restitue pas à nos yeux. Il ne faut pas lui demander de nous rendre sensible l’univers. Ses rares images sont justes, mais elles ne sont pas de celles qui brusquement remplacent l’objet, qui le représentent en le supprimant. Elles viennent avec une gracieuse aisance s’ajouter à lui et l’expliquer. Le plus souvent même, le style est sans images :
Qui dira si jamais la campagne fut plus belle, que ce jour où je vis les riches moissons rentrer parmi les chants, et les bœufs attelés aux pesantes charrettes220 !
Où donc est sa beauté ? En quoi nous est-il si précieux ?
Pour le comprendre il faut que nous distinguions deux époques dans l’œuvre de Gide : l’une s’achève avec Les Nourritures Terrestres (dont il faut, sous le rapport de l’écriture, rapprocher Amyntas) ; l’autre commence avec l’Immoraliste et n’est pas encore terminée. Sans qu’il y ait entre elles de séparation profonde, le style dans la seconde laisse paraître des qualités que dans la première il tenait dissimulées, abandonne aussi celles qui d’abord étaient les plus frappantes.
* *
Le délice du premier style est surtout dans le mouvement des phrases. Elles bougent ; elles se déroulent, elles ont mille inclinations diverses au gré desquelles elles se laissent porter. Elles sont pleines de directions comme l’eau. On les lit en se penchant ; tout le corps s’intéresse à leurs modifications ; on les accompagne tour à tour avec une ployante et voluptueuse attention. La beauté du style, on ne la découvre en aucun point, ni dans un mot, ni dans une image, mais seulement dans la syntaxe ; on la démêle comme, à suivre ses routes sinueuses, le charme d’un pays.
Tout dans la phrase est soumis au mouvement qu’elle dessine, tout se dispose pour
n’en pas détourner l’attention ; il faut qu’on n’y trouve à goûter que lui : les
diverses parties s’abouchent entre elles, se font si amies que de l’une à l’autre on
passe sans heurt, et que d’une proposition parfois l’on ne s’aperçoit d’être sorti
qu’en se surprenant dans la suivante. Un trouble léger émeut et confond les mots,
ainsi que sous la délicatesse du vent s’emmêlent les feuillages d’arbres
différents ; c’est un enchevêtrement pour plus de suite et de silence ; chaque
parole finit par se poser à l’endroit où elle sera le plus passagère et le mieux
persuadera le lecteur de la quitter le moins difficilement. Les adjectifs viennent
doucement précéder les noms221,
les pronoms prennent une place exquise et écartée ; ils semblent vouloir s’effacer
dans l’ombre des mots plus graves. De souples échanges, de petites inversions. Tout
plie sous un long souffle modéré. Non pas une banale euphonie, ni le simple souci
d’éviter les hiatus. Mais Gide veut que d’abord s’aperçoivent les démarches de la
phrase ; qu’en la lisant on sente se dérouler son geste ; il en apaise les
différences intérieures ; il imprègne les mots de docilité ; c’est pour laisser
passer sur eux comme sur un chemin uni les directions de la parole. Ainsi chaque
phrase est une invitation à des parcours séduisants ; on y entre comme en cette
rivière qu’ils explorent, les marins de Virgile, « lents sur les
rames »
, et derrière soi l’on écoute le sillage…
Mais à cette mobilité quelle raison ? Quelle nécessité intérieure provoque ces complexes élans ? Malgré l’apparence ce n’est pas la musique222. Gide ne s’amuse pas à composer des mélodies verbales, à imiter vainement avec le langage écrit le langage des sons. Ce sont les mouvements de son âme qui soulèvent ses phrases et leur inspirent d’errer. Comprenons bien ceci : comme l’atmosphère du matin, gagnée de proche en proche par l’influence du soleil, peu à peu s’emplit de mille courants invisibles, tantôt effrénés et tantôt revenant doucement sur eux-mêmes, ainsi cette âme en présence des choses se pénètre d’instabilité. Elle est sensible à leur chaleur ; elle ne peut faire qu’elle ne soit troublée. Des va-et-vient muets, des tendances divergentes s’emparent d’elle ; elle est en proie à des détours délectables ; chaque rayon venu du dehors éveille en elle de légers tournoiements : velléités, renoncements, désirs comme de soudaines traînées de brise dans l’air ; offrandes et retraits ; amours qui s’élancent, puis sont saisies de repentir ; attentives hésitations ; pentes délicates sitôt abandonnées. Tous ces bougements, se sont eux qui disposent le style. Ils arrangent les mots, ils les inclinent, ils les adressent à telle fin, ils donnent aux propositions un sens, ils orientent la phrase. Tantôt ils versent en elle tout ce qu’ils ont de délivré, d’épars, d’offert. Tantôt au contraire ils la font un peu resserrée et ramenée sur elle-même.
Voici d’abord les phrases qu’animent les élancements du désir. Elles ont toutes une sorte d’extase désemparée ; elles s’attardent de partout, elles s’alentissent passionnément ; et, en même temps, je ne sais quelle fièvre les inquiète et les empêche de se reposer dans la défaite. Les unes fuient longtemps comme le désir qui s’échappe vainement du cœur ; elles rebondissent en s’affaiblissant toujours, elles se perdent plutôt qu’elles ne s’achèvent. Elles sont pareilles à des promontoires : au moment où leur ligne bleue va finir dans la mer, un bleu plus pâle les reprend et les prolonge encore en les atténuant davantage :
Et parfois jaillissait comme spontanément dans l’extase, de cette nuit trop chaude, une fusée lancée on ne sait d’où, qui filait, suivait comme un cri dans l’espace, vibrait, tournait et retombait défaite, au bruit de sa mystérieuse éclosion. J’aimais celles surtout dont les étincelles d’or pâle retombent si longtemps et si lentement s’éparpillent, qu’on croit après, tant les étoiles sont merveilleuses, qu’elles aussi sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir, après les étincelles, demeurantes, l’on s’étonne… puis, lentement, après, une à une, on reconnaît chacune à sa constellation attachée, — et l’extase en est prolongée223.
D’autres phrases sont à la fois penchées et retenues ; elles s’empêchent d’abord de trop incliner, elles tentent de se redresser ; mais c’est pour que s’en aille d’elles le dernier mot, comme une feuille mûrie que cueille le vent : ainsi imitent-elles l’envol délié de l’attente :
Ce fut le lendemain, au soir, qu’après la longue marche, une suprême dune ayant été franchie, apparut devant nos désirs hors d’haleine, d’un lac ou d’une mer la plaine doucement azurée224.
Et dès lors m’habita cette pensée, lassante et puissante comme un désir : certes je goûterai le bonheur de mon âme, déjà prêt, mais quand elle sera du peuple et de l’amour et complètement, délivrée225.
Ou bien la phrase est de son commencement tout entière occupée, elle est tournée vers lui, elle ne le quitte pas en s’éloignant de lui, elle en garde doucement mémoire :
Petite chambre au-dessus de la mer ; m’a réveillé la trop grande clarté de la lune, de la lune au-dessus de la mer226.
C’est qu’elle exprime le tourment ravi de la surprise ; elle montre le cœur saisi d’une si soudaine et si paisible volupté qu’il sent la caresse avant l’objet et n’a pas le temps d’un désir ; elle s’éveille prompte et faible, comme il s’éveille au toucher du nocturne rayon.
Parfois elle est faite de propositions parallèles qui tâtonnent ensemble ; elle est pareille aux sensations qui viennent par les doigts et que l’on se donne plusieurs fois pour être bien sûr de leur délice ; elle se déroule comme une volupté toute proche et errante ; elle reprend les mots qu’elle trouve et les dispose nouvellement.
Ô ! petite figure que j’ai caressée sous les feuilles — jamais assez d’ombre n’aura pu ternir ton éclat — et l’ombre des boucles sur ton front paraît toujours encor plus sombre227.
… Et les corps délicats épousés sous les branches.… J’ai touché d’un doigt délicat sa peau nacrée…Je voyais ses pieds délicatsQui posaient nus sur le sable228…
L’incertain mouvement de ces phases se modèle sur L’hésitation du désir ; elles peignent ses gestes d’essai, ses tentatives sans volonté et d’avance renonçantes, ses expériences229.
D’autres, au contraire, au lieu d’errer et de se défaire avec lui, traduisent son scrupule, sa crainte de n’être pas assez fort. L’âme, devant les choses, soudain se reproche de ne pas sentir assez d’admiration, elle se ressaisit, elle tâche de partir de plus haut en elle-même, elle veut au plaisir qu’elle attend une préparation plus élevée, plus exquise. De là ces phrases qui commencent plusieurs fois, qui sont pleines de naissances intérieures ; sitôt ouvertes, elles s’interrompent pour se reprendre, elles entrevoient une cime plus voluptueuse d’où elles reviennent s’élancer :
Ah ! comme j’ai donc respiré l’air froid de la nuit — ah ! croisées ! et, tant les pâles rayons coulaient de la lune, à cause des brouillards, comme des sources — on semblait boire230.
Oh ! dans quel mois brûlant, quel svelte enfant grimpé dans l’arbre, tendra-t-il vers ma main, pour ma soif, une lourde grappe cueillie231 ?
Phrases peuplées de repentirs qui sont comme de nouvelles sources ; elles dérivent à la fois de plusieurs origines, elles veulent emprunter de toutes parts leur courant, de peur qu’il ne soit pas assez nombreux232.
Ô feinte exquise de l’amour, de l’excès même de l’amour, par quel secret chemin tu nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l’exigence de la vertu233 !
Ou bien elles laissent au milieu d’elles éclore une faible et lasse exclamation, comme le regret de n’être pas assez suaves, comme la résignation à n’atteindre jamais tout le délice qu’elles avaient entrepris de dire :
Ils chantaient, ah ! plus fort qu’oiseaux, eussé-je cru, pussent chanter234.
Beau pays désiré, pour quelle extase et quel repos vas-tu répandre ah ! ton étendue, sous la chaude lumière dorée235 ?
Mais l’âme de Gide connaît d’autres mouvements que ceux du désir et de l’extase ; en même temps qu’elle se dénoue et qu’elle se répand, elle se replie, elle songe à rejoindre tous les sentiments qu’elle vient de disperser, elle craint de se trop diviser et de se perdre. Aussi s’occupe-t-elle sans cesse de tenir enchaînées ses velléités les plus diverses, ses pensées les plus extrêmes ; elle va les rechercher, si éloignées soient-elles, et, malgré leur contrariété, les oblige à demeurer finement solidaires. — Comme elle en imitait les démarches éparses, la phrase, de même, traduit ce resserrement de l’âme. Il y a une union subtile, une minutieuse dépendance entre ses propositions ; elles conduisent l’esprit, par une sorte de va-et-vient, des unes aux autres. Même quand elles ont l’air de vouloir se désorganiser sous l’influence du plaisir, elles gardent certaines attaches bien secrètes : par exemple, elles possèdent en commun un mot dont elles se partagent le sens ; une légère avarice les empêche de pousser jusqu’à l’oubli les unes des autres leur aventureuse générosité :
Il ne me paraît pas qu’Alissa y fût sensible et fît rien à cause de moi, ou pour moi, qui ne m’efforçais que pour elle236.
Les propositions dépendent les unes des autres par le point même de leur différence ; chacune à la fois écarte et approche d’elle la suivante ; chacune est de la précédente la douce détente inverse ; chacune apparaît comme promue par un ressort dissimulé qui tout aussitôt la rappelle. Une sorte de logique insaisissable parcourt la phrase, qui semble, tant la responsabilité de ses éléments est forte, par son contenu même attirée vers l’intérieur et comme astreinte :
Il nous semblait hélas ! qu’à nous la raconter, Michel avait rendu son action plus légitime. De ne savoir où la désapprouver, dans la lente explication qu’il en donna, nous en faisait presque complices237.
Tel est le style des premiers livres de Gide, celui où se trahit le mieux son âme. Il est mobile comme elle, il a tous ses entraînements et tous ses repentirs, il la suit dans sa perpétuelle inquiétude ; c’est par les variations inépuisables de son instabilité et par cette façon d’obéir aussitôt aux moindres déplacements du cœur, qu’il touche. L’émerveillement, dont, sans fatigue, il nous emplit, vient non pas de l’originalité des mots ou des images qu’il nous propose, mais de le voir inventer à chaque phrase une nouvelle manière de s’écouler, un nouvel emploi de sa pente.
* *
Plus sévère, plus dénué, plus sec est le style des romans, celui que l’on trouve pour la première fois dans l’Immoraliste. Il est moins spontané ; il a été formé par un admirable effort de volonté. Dans l’aisance mouvante de ses phrases Gide eût pu se complaire ; comme bien d’autres, il eût pu faire sa manière de la richesse naturelle dont il disposait ; il ne lui eût fallu qu’un peu d’habileté pour prolonger longtemps encore sans monotonie les débats exquis de son style. Mais il a voulu le dépouiller. Avec patience, mesure et savante modestie, il s’est façonné une écriture nouvelle ou plutôt il a transformé l’ancienne, il en a poussé les vertus à de nouvelles et plus soumises qualités, il a imposé à ses mots une simplicité calculée. On ne peut manquer de sentir, en lisant l’Immoraliste ou la Porte Étroite, combien le style en est volontaire ; il laisse paraître, non pas une application pénible, mais une constante vigilance ; rien n’échappe, rien n’est gratuit. Il semble que Gide, à chaque instant, se méfie de ce qu’il pourrait écrire ; les phrases les plus humbles, les plus coutumières, on les devine obtenues par domination ; on devine que leur effacement est dû à quelque sacrifice.
Sous l’influence de cette contrainte, le style s’est modifié de deux façons. En premier lieu ses mouvements se sont apaisés. Ils ne sont plus à la surface des phrases, on ne les aperçoit plus d’abord ; ils sont descendus au fond ; ils sont ◀devenus▶ invisibles. Ils demeurent pourtant ; ils glissent comme une eau souterraine, ils emmènent secrètement les mots. Ou plutôt : leurs divergences, leurs innombrables contrariétés, leurs jeux, leurs allées et venues, en s’approfondissant, se sont joints en un seul mouvement exquis et caché ; on ne voit plus bouger la phrase, mais le livre passe, s’écoule. Chaque phrase, naguère, avait sa direction propre, elle s’ouvrait dans un certain sens et rien ne la continuait ; ces élans séparés, maintenant, se sont mis les uns à la suite des autres ; chaque phrase tourne vers la suivante son inachèvement délicat, prononce vers elle son attente, se tait doucement vers elle. Le livre fuit, d’une pente insensible et irréparable, comme la journée vers sa fin. Pourtant on sent encore l’essor qu’il refrène. Ce style est pareil à la démarche de quelqu’un qui contient sa danse et, de temps en temps, fait quelques pas mélodieux. Son mouvement dompté parfois remonte et se délivre en une pure arabesque, et ce qu’il a de prisonnier met une sorte de passion dans sa détente :
Et comme l’impatient oiseau qui crie par devant l’aurore, appelant plus qu’annonçant le jour, dois-je n’attendre pas le pâlissement de la nuit pour chanter238 ?
L’autre modification du style, c’est une croissante particularité des mots. Dans
les premières œuvres, ils étaient d’une généralité extrême ; ils laissaient fuir le
plus âpre de leur sens pour ne plus être que grave retentissement ; en eux ne
veillait qu’une rare et vide lueur, rayonnement de
leur abstraction ;
ils semblaient de « pâles flammes239 »
..Les phrases du Voyage
d’Urien étaient pleines d’une creuse lumière, pareille à celle de cette
grotte azurée où vont errer les prisonniers d’Haïatalnefous :
La barque y pénétrait par une très étroite ouverture et qu’on ne voyait plus dès qu’on était entré ; le jour qui passait sous les roches, à travers l’eau bleue prenait la couleur de la vague… et des roches du fond semblait venir la clarté indécise240.
Dans les Nourritures Terrestres, ils commençaient à ◀devenir▶ plus solides, plus consistants, ils amenaient avec eux quelques parcelles de leur sens profond. Cependant, ce sens, ils ne le livraient qu’entraînés par le mouvement général de la phrase. Ils étaient pareils à ces cailloux qui n’ont de couleur que plongés dans un ruisseau, ou bien à ces herbes dont la chevelure ne s’éploie qu’en un courant :
J’aimais, disait-il, une enfant de race Kabyle, à la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre. Elle gardait dans la volupté la plus mièvre et déjà la plus retombée une gravité déconcertante. Elle était l’ennui de mes jours et les délices de mes nuits241…
Mais dans l’Immoraliste et dans Amyntas
242 les mots
prennent une vertu individuelle ; ils ne cessent pas d’être abstraits, mais leur
abstraction s’imprègne d’un peu de sensualité. Déjà ils ne passent plus si
musicalement, si « vainement évanouis dans l’eau merveilleuse243 »
des
phrases. On sent chacun doucement sur les lèvres commencer ; il y inscrit sa précise
forme impalpable, son invisible dessin, il demande à la parole de se resserrer un
peu autour de son exactitude. C’est qu’il appelle en lui son étymologie, il s’en
inspire légèrement, il s’en sert pour animer, comme d’un air subtil, sa fragile
enveloppe. Sur la page, on aime, en relisant la phrase, le retrouver écrit, il
semble que sa propriété l’y fasse attaché et qu’on y voie mystérieusement tracé son
contour.
Tout repose et sourit dans sa félicité frugale 244.
… Je guiderai leur pas vers l’oubli. Ici nul aliment à leur peine ; un grand calme sur leur pensée245.
Je n’eus pas trop grand peine à la persuader… que rien ne lui serait meilleur à présent que de descendre en Italie où la tiède faveur du printemps achèverait de la guérir246.
Le mot se détache, faible et beau, parmi la phrase. On distingue en lui une sorte de direction, il est comme intérieurement gouverné par sa justesse, elle ◀devient▶ en lui quelque chose de vivant, une âme. Il ne vaut pas par sa couleur, par son éclat, mais par l’esprit qui l’anime et le conduit ; l’exquise pertinence de sa signification finit par lui donner une forme, un corps, une présence pour les yeux. Du mot : parfait, je goûte ici la presque tangible éclosion :
Le moindre bruit prend sur cette transparence étrange sa qualité parfaite247.
Il est pareil à un oiseau ouvrant ses belles ailes pâles.
Dans la Porte Étroite et dans Isabelle les mots ◀deviennent▶ de plus en plus propres, drus, probants. Ils prennent en eux tout leur sens et veulent qu’on ne l’ignore pas248. Tant ils désirent qu’on entende se prononcer leur passagère précision, et tant ils craignent que ne l’efface la fluidité de la phrase, parfois ils la font tendrement archaïque :
Je m’enivrais ainsi d’une sorte de modestie capiteuse et m’habituais, hélas ! consultant peu ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m’eût coûté quelque effort249.
Le style d’Isabelle surtout contient beaucoup de ces mots rares et anciens250 ; c’est qu’ils semblent à Gide plus concrets, plus sensibles que tous les autres ; pendant leur sommeil, leur sens profond, que trop d’usage avait atténué, a repris sa vivacité ; rajeunis, ils montrent une vertu toute neuve, une justesse palpable. Leur abondance dans Isabelle accuse le grand effort que fait Gide pour donner à son style cette douce pesanteur, cette matérialité qui lui manquaient ; il lutte contre sa liquide aisance, il la veut empêcher en faisant plus lourds et plus définis ses mots ; il faut, pense-t-il, que la phrase soit arrêtée par ses éléments, qu’elle ne glisse pas sur eux, mais que chaque parole soit un léger écueil qui retienne la pensée et la voix. Il tâche donc exactement au contraire de ce que d’abord il cherchait ; au lieu que naguère il enchevêtrait et confondait ses mots pour ne laisser voir que le mouvement des phrases, maintenant il entrave ce mouvement avec l’obstacle passager des mots.
Peut-être le style d’Isabelle nous paraîtra-t-il un peu trop composé, peut-être y sentirons-nous une trop infaillible attention, peut-être nous gênera la réussite trop constamment parfaite de la trouvaille, où se lit un peu d’amusement. Mais Isabelle est une œuvre de transition ; il ne faut en voir que la tendance, qu’en bien comprendre l’indication.
Un style musical et mouvant, dont la moindre attitude enchantait, qui ne pouvait bouger sans déplacer en nous de la volupté, ne cherche plus que l’exactitude et une simplicité sévère. Proches par le sujet sont les Nourritures Terrestres et l’Immoraliste. Pourtant, entre ces deux livres, quelle différence d’écriture ! Je lis le second avec une joie transformée : plus de caresses, plus de ces phrases qui venaient me toucher de leur détour comme un bras. Ma sensualité ne trouve plus à se prendre qu’à une sorte de charme mince et secret ; le délice du style est redescendu dans les mots, il imprègne leur tissu, il s’exhale d’eux comme le parfum vert, âpre et juste du bois blessé et comme la grave odeur des herbes qu’on foule ; il flotte sur le déroulement serré des phrases, pareil à la faible trace de fraîcheur laissée par un ruisseau.
La composition
Une phrase contient, enveloppé, replié sur lui-même, l’arrangement de tout le livre ; elle se dispose selon les mêmes lois que l’œuvre entière ; elle prémédite dans sa structure minutieuse le dessin de l’ensemble. Aussi le style de Gide va-t-il nous renseigner sur sa manière de composer et nous aider à en surprendre le secret.
Pas plus que le style, la composition n’est restée immuable ; elle n’est pas la même dans le Voyage d’Urien et dans la Porte Étroite. Les livres de la première période, au lieu de se laisser conduire au fil de quelque histoire, se divisent intérieurement et s’agencent suivant les mouvements de l’âme. Ils n’ont pas pour sujet le récit d’événements, mais simplement une masse d’idées et d’émotions qui n’a de commencement ni de fin. La matière de chaque œuvre, c’est un monde invisible de sentiments, un moment de la conscience. C’est donc quelque chose de donné, de tout présent : rien à atteindre, rien qui demande à être découvert. Aussi le livre ne s’organise-t-il pas pour manifester un progrès, ne s’applique-t-il pas à ménager l’avènement de quelque péripétie dernière ; il ne tend pas, il ne prépare pas, il ne se dirige pas. Mais il imite par sa disposition intime les allées et venues, les bougements sur place de l’âme, ses minutieuses et contraires velléités sur la pente où elle se retient. Il est fait d’épisodes, — d’épisodes qui ne s’enchaînent pas mais se déroulent parallèles. Il est tout entier de front ; il ressemble à l’une de ces phrases pleines de division, où s’exprimait l’hésitation du désir. Les chapitres, au lieu de s’ajouter et de se continuer, reprennent tous à la même hauteur, comme un chant qui recommence un peu différent, comme une nouvelle tentative d’une même entreprise. Ils sont simultanés comme les aspects du cœur. Ils plongent dans le sujet ainsi que des branches pénètrent de partout à la fois dans une nuée, et la recueillent en la distillant. L’ensemble des épisodes forme un système fragile dont les parties s’avoisinent et se distinguent comme se distribuent à l’intérieur d’un instant les sentiments d’une âme complexe.
Dès Les Cahiers d’André Walter, Gide inaugure ce mode de composition dispersée. Ce premier livre est un journal, c’est-à-dire une suite de passages distincts, d’émotions et de pensées différentes atteintes par les phrases dans leur désordre même. Point d’autre entente que celle inspirée par l’unité de l’âme où tout se passe.
Dans La Tentative Amoureuse, dans El Hadj, dans
Le Voyage d’Urien, les épisodes s’éveillent où ils sont et
partout à la fois ; ils ne sont pas les phases successives d’un événement, mais ils
sont pareils à ces îles parfumées qui voguent sur la mer aux alentours de l’Orion et
dont le voyage épars
dérive innombrablement. Le temps, au lieu de fuir
dans un même sens, se reprend, se recommence. Il n’y a pas de lendemain, c’est
« un autre jour »
.
Ils firent encore une promenade plus longue251.
Auprès de chaque paragraphe un autre vient se placer bord à bord et l’accompagne. Un autre est contraire à celui qui le précéda mais sans violence, comme le remous que fait la rame immobile d’une barque qui se veut attarder. Rien ne fait avancer le livre que l’écoulement invisible sur tous les épisodes d’une certaine atmosphère ; elle les emmène ensemble, elle donne à leur grâce parsemée une commune intention.
La composition des Nourritures Terrestres est encore plus brisée : non plus chaque épisode, mais presque chaque phrase est à chaque autre parallèle. Il n’y a plus même cette continuité progressive que l’on trouvait dans les œuvres précédentes à l’intérieur d’un paragraphe. Tout est rompu, sitôt que formé. À chaque instant recommence le livre. C’est qu’il obéit à l’âme et à ses impatiences. Plus de suite peut-être endormirait le sentiment qu’elle a de sa vie. Pour avoir conscience de soi, ne faut-il pas à chaque minute se ressaisir, se poser à nouveau au principe de soi-même ? C’est pourquoi tant de phrases, tant de passages restent volontairement inachevés. À les laisser continuer encore on n’eût plus rien ressenti, — tandis que déjà s’éveillait en une autre partie de l’âme cette émotion ah ! vraiment si naïve, si première. Et l’aménagement de tout le livre imite cette délicate symphonie décousue et comme errante que font dans la nuit claire, sur la colline en face de Fiesole, les voix des amants :
La lune parut entre les branches des chênes, — monotone mais belle autant que les autres fois. Par groupes, à présent ils causaient et je n’entendais que des phrases éparses… il me sembla que chacun parlait à tous les autres de l’amour et sans s’inquiéter qu’il n’était d’aucun autre écouté252.
Pourtant les épisodes ne sont pas toujours aussi détachés les uns des autres. Ici ne les rejoignent que le ton général du livre et je ne sais quelle impalpable unité sentimentale. Mais ailleurs, surtout dans Paludes et dans Le Prométhée mal enchaîné, une dépendance plus marquée s’établit entre eux. Non pas qu’ils s’enchaînent comme les anneaux d’une déduction progressive, mais ils apprennent à naître subtilement les uns des autres. Ils s’impliquent de façon bizarre. Chacun se présente comme un détail du précédent, comme enveloppé en lui ; il ne sera qu’une parenthèse, il ne prétend qu’à préciser un point. Mais, au bout d’un instant, il a grandi silencieusement ainsi qu’il arrive dans les rêves ; il fait front comme le premier, il a la même étendue, il le remplace. Il prend en lui tout le sujet auquel il donne un nouveau sens. En même temps il ramène doucement la pensée vers l’épisode où il eut son imperceptible origine ; il pousse vers lui un peu de sa signification, il lui ajoute de la profondeur.
Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu’il n’y en a pas, mais à ce propos une anecdote253 :
et voici l’anecdote de Prométhée, au sein de laquelle tout aussitôt apparaît l’Histoire du Garçon254, laquelle s’interrompt par ces mots :
Ça n’est pas pourtant que je sois déterministe… mais à ce propos une anecdote255 :
et se déclare enfin l’Histoire du Miglionnaire.
Ainsi les épisodes, par un invisible emprunt, puisent les uns dans les autres la vie. Je les vois, rangés sur une seule ligne, regardant tous vers moi ; pourtant, chacun s’est d’abord élevé au cœur du précédent. Ils sont attachés comme les diverses propositions d’une phrase par le mot : en, de telle façon qu’on ne démêle qu’à la longue par où ils se tiennent256. Et le livre est la phrase elle-même avec ses distinctions et ses dépendances intérieures.
Un tel arrangement est loin d’indiquer une suite, un progrès de l’œuvre. Il correspond, comme la dispersion des Nourritures Terrestres, aux menées intimes de l’âme ; il reproduit le va-et-vient de la pensée, son foisonnement solitaire et antérieur aux choses. Ce qu’il a en apparence de logique, de continu traduit seulement le minutieux rassemblement que fait sans cesse l’esprit de ses parties. La coordination des paragraphes vient de la réciprocité des idées et des émotions qui s’accrochent et se tirent mutuellement en secret.
Tous les livres de la première période, qu’ils soient poétiques ou idéologiques, sont ainsi dessinés d’après les mouvements intérieurs. C’est pourquoi tous se distribuent en chapitres nombreux et simultanés, imitant les complexes articulations de l’âme.
* *
On retrouve dans les romans quelque chose de cette composition distincte. — Le drame que racontent l’Immoraliste ou La Porte Étroite, est contenu à l’avance dans l’âme des héros. Il ne faut que le provoquer, que l’obliger à s’accomplir. Aussi le livre est-il un ensemble d’incidents qui viennent tenter le drame, qui l’assiègent, qui le harcèlent légèrement jusqu’à ce qu’il soit ◀devenu▶ réel. Ils partent de plusieurs points, ils ont des sources diverses, ils s’unissent par leur intention plutôt qu’ils ne s’enchaînent. Quel lien entre les chapitres de l’Immoraliste, sinon qu’ils servent tous à manifester la terrible résurrection de Michel ? entre ceux de La Porte Étroite, sinon qu’ils s’entendent tous pour rendre de plus en plus sensible le renoncement d’Alissa ?
Isabelle, c’est une aventure tout arrivée déjà. Et le livre se dispose autour d’elle, en autant de parties divisé que le héros fait de tentatives pour découvrir le passé. C’est un ensemble de regards convergents, une série d’approches dont les départs sont tous différents. L’histoire imite par ses multiples débuts, les reprises, les raffinements de la curiosité. Elle a je ne sais quoi de rompu dont son auteur lui-même s’amuse à s’excuser :
— Je vous raconterais volontiers le roman dont la maison que vous vîtes tantôt fut le théâtre, commença Gérard, mais outre que je ne sus le découvrir, ou le reconstituer qu’en partie je crains de ne pouvoir apporter quelque ordre dans mon récit qu’en dépouillant chaque événement de l’attrait énigmatique dont ma curiosité le revêtait naguère….
— Apportez à votre récit tout le désordre qu’il vous plaira, reprit Jammes.
— Pourquoi chercher à recomposer les faits selon leur ordre chronologique, dis-je ; que ne nous les présentez-vous comme vous les avez découverts257 ?
Cependant la composition des romans n’est plus la même que celle des premiers livres. Sans doute, c’est d’épisodes que l’œuvre est formée, et qui ne se continuent pas les uns les autres en droite ligne. Mais ils ne sont pas non plus interchangeables ; chacun marque sur le suivant un progrès, il l’augmente, il insiste, il est plus pressant, il va plus loin, il serre de plus près le drame, il le précipite. Le livre prend une direction ; il est poussé par une instance de plus en plus grande, par une sorte de dépassement intérieur de ses parties. Il ne se déroule pas, mais il avance en se reprenant. Il s’approche de plus en plus de lui-même, et soudain, sans annonce, sans bruit, presque sans péripétie, il s’achève, il se trouve, il ◀devient▶ d’un coup ce qu’il attendait d’être. Le dénouement de La Porte Étroite, c’est un accomplissement silencieux, une mesure subitement comblée ; le drame entre inopinément en possession de lui-même.
Ce progrès, cette intention qui sont choses nouvelles dans son œuvre, viennent de ce que Gide ne modèle plus ses livres simplement sur l’attitude de son âme. De même que son style tend à ◀devenir▶ de plus en plus concret, de même ses ouvrages de plus en plus s’en prennent à la vie. Au lieu de poèmes moraux, de méditations lyriques, de subtiles aventures imaginaires, toutes chargées de complexes significations, et où son âme seule se divisait entre des personnages idéaux, il écrit des romans258. Il entreprend d’animer des êtres différents de lui, de les peindre hors de lui avec leurs passions et leur cœur séparés. Il les forme encore de lui-même, c’est sa substance qu’il leur départit douloureusement ; mais déjà avec un désintéressement passionné ; déjà il ne trouve plus à dire que les événements où il les voit s’engager, où il les accompagne. Il est absorbé par les personnages qu’il suscite ; son unique soin désormais sera d’exprimer fidèlement toutes ces pensées qu’il leur découvre, tous ces actes dont il les reconnaît responsables, en un mot de raconter leur histoire.
Gide, peu à peu, s’arrache au symbolisme. Au milieu de sa carrière, il ressent soudain ce besoin de représenter les choses humaines, qui est la grande exigence imposée à la jeunesse d’aujourd’hui. Un des premiers, il nous indique la voie. Il est un de nos guides vers une nouvelle époque de la littérature.
* *
Cependant, nous n’avons entrepris l’étude de son style et de sa manière de composer que pour nous mieux aider à deviner son âme ; nous espérions qu’elle se dénoncerait au ton de la voix. Que savons-nous d’elle maintenant ?
Style tout dépris, phrases qui ne vont pas jusqu’au bout de leur tendance, qui ne saisissent pas une proie, mais complaisamment se replient, ou finement vont se perdre dans les suivantes. Qui songerait à louer ici la solidité, la prise, la parfaite définition des objets par les mots ? Mais on aimera la grâce de l’élusion, le mouvement pur de la parole. Jamais style n’eut moins besoin du monde. Il lui est tout antérieur. Il ne touche les objets que pour les éviter, que pour glisser au long d’eux par un souple dégagement. Il ne se comporte qu’avec liberté ; tous ses modes lui sont inspirés par je ne sais quelle indépendance.
L’âme qui se révèle à travers ces phrases, de même est libre. Elle est détachée, elle ne se fixe en aucune possession. Elle ne donne son adhésion que comme un baiser : aussitôt elle la retire. — En elle, une jamais lasse animation, un innombrable éveil ; nulle part d’elle-même qui se repose ; mais chaque sentiment bouge, glisse, revient comme une petite flamme au milieu de mille autres. La conscience de cette richesse intime rend cette âme surprise. Par elle elle est retenue au bord du monde. Elle est un merveilleux jardin d’hésitations.
Deuxième partie
L’âme
Cette privation émerveillée, ce suspens passionné, il nous faut les bien comprendre : ils sont l’âme même de Gide.
* *
Cette âme est naturellement complexe. D’autres sont simples ; elles réagissent toujours par un seul mouvement ; elles n’ont pour chaque objet qu’une pensée et qu’un sentiment ; elles sont toujours du même avis qu’elles-mêmes. Leur teneur est uniforme. Elles sont pareilles à ces minerais sans mélange dans lesquels une parcelle quelconque est toujours faite de la même matière que le tout.
Mais l’âme de Gide est composée. Prenons-la sitôt qu’elle s’énonce : déjà le son qu’elle rend est harmonique ; je l’entends à la fois entière et divisée, comme un accord nombreux, comme un chœur de voix douces et basses. Quel que soit l’objet qui vienne à la toucher, c’est par plusieurs mouvements qu’elle s’y accommode ; elle se dispose vers lui multiple ; elle lui répond avec diversité. Elle est à chaque moment plusieurs fois différente d’elle-même.
Elle ne consent pas dans toute son étendue à ce qu’éprouve une de ses parties. Son plus grand repos est toujours un équilibre, sa suprême simplicité une consonance.
Complexité double : de l’esprit ; des sentiments.
Jamais cet esprit n’est occupé par une seule idée. Mais la première qui naît l’émeut doucement tout entier ; elle ne saurait s’énoncer sans échos ; sitôt qu’elle surgit, il y a toute une foule autour d’elle. Une idée, c’est surtout plusieurs autres. Sur le même point, autour du même sujet, tout de suite plusieurs idées s’éveillent à la fois, groupées, combinées, révélant une organisation silencieuse, un nœud obscur.
Elles se tiennent jointes, mais ne se confondent pas ; assemblées, mais distinctes. L’esprit goûte avec ravissement leur différence, leur lucide séparation ; comme un musicien qui savoure écartement intérieur et la fine discrétion d’un accord, il se délecte aux intervalles subtils qui subsistent entre ses pensées les plus prochaines.
Il les garde ainsi en un faisceau bien démêlé. Chacune, dès qu’on la touche, tire toutes les autres, on ne sait pas comment ; c’est un jeu délicat de liaisons réciproques, c’est la relation, au sens propre du mot :
Et la relation ? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation ; car, parce que l’acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici : réversible259.
L’esprit de Gide est le théâtre d’un drame incessant et minutieux : appels et réponses innombrables, chaînes d’idées toutes voisines les unes des autres, et qui, pourtant, se défendent l’une d’être l’autre ; grand déroulement de la pensée qui soudain s’arrête, et en voici un autre en sens contraire. Côtoiements, mutuelles provocations ; les idées, comme les montagnes de glace du Voyage d’Urien, au bout d’un moment que la chaleur de l’esprit les caresse, se renversent ; elles se déclenchent automatiquement, l’une sortant de l’autre par simple remplacement. Dans Le Prométhée Mal Enchaîné l’idée de la gratuité va débusquer celle de la conscience et les voici qui croissent, enchevêtrées et discernées, s’exagérant l’une par l’autre, se répliquant, s’échappant, se décevant sans cesse, formant un instable et compliqué système.
Une semblable complexité se retrouve dans les sentiments. Toute émotion déchaîne le cœur entier260. L’amour d’une chose, c’est aussitôt et surtout l’amour de toutes les autres :
Oasis. La suivante était beaucoup plus belle, plus pleine de fleurs et de bruissements261.
Ah ! non pas cela seulement qui m’est donné, mais encore, mais plutôt tout le reste ! Comme une harpe dont on ne touche qu’une corde, mais les autres en même temps sont atteintes par le silence des harmoniques, cette âme, sitôt que l’aborde une tentation, voici que s’éveille toute sa différence. Dès qu’elle aime, elle est bouleversée tendrement dans toute son étendue, elle a des tendances vers partout dirigées, et qui devinent comme des antennes le multiple, l’inépuisable univers. Ainsi que dans l’esprit plusieurs idées toujours s’élèvent à la fois, de même le cœur a le sentiment de tout le simultané ; il voit tout ce qui est contenu en chaque instant, tout ce qui y participe d’un bout à l’autre du monde :
J’entends, autour, les bruits errants des choses… Je me souviens… J’y vins un soir au clair de lune. Des palmiers dans la clarté bleue ombreusement au-dessus de l’eau s’inclinaient…
Non jamais, jamais me redirai-je, cette eau tranquille — et qui pourtant, là-bas encore262.
Et vers toutes les nourritures terrestres l’âme se porte à la fois ; des groupes d’amours germent en elle, se détachent, éclosent, comme des nymphes montent entrelacées à la surface des eaux.
Il y en a que nous mangerons sur des terrasses.Devant la mer et devant le soleil couchant.Il y en a que l’on confit dans de la glaceSucrée avec un peu de liqueur dedans263
Toutes ses préférences se mettent à chanter en elle et se contredisent, et font un chœur sans mesure, plein de contestations suaves ; tous les plaisirs de sa mémoire reprennent vie, elle les sent encore, elle en est troublée ; ils ◀deviennent▶ de beaux désirs que leur nombre rend éperdus, et qui, de ne plus retrouver leur objet, augmentent la délicieuse confusion intérieure.
L’âme de Gide est pareille à la tente de Saül où les démons sont assemblés et se disputent. Elle est une habitation où se rencontrent, en un harmonieux tumulte, mille étrangers.
… Et chacun de mes sens a eu ses désirs. Quand j’ai voulu rentrer en moi, j’ai trouvé mes serviteurs et mes servantes à ma table ; je n’ai plus eu la plus petite place où m’asseoir264.
* *
Elle est si complexe qu’elle est incapable de possession, si riche qu’il lui faut rester détachée. Elle est en partage, elle est distribuée entre toutes ses composantes, elle ne peut se rassembler entière pour un geste qui soit simple, qui soit seul. Prodigieux arrêt ! Tant de nuance, tant de variété dans son étendue, qu’elle ne saurait se contracter pour l’action. Ses voix sont trop diverses ; à mesure qu’elles l’inspirent, elles la détournent ; par elles attirée en des sens opposés, elle demeure immobile. Gide est en proie à lui-même ; il n’est rien en lui qui puisse être oublié ; à chaque instant toute son âme l’appelle à la fois. Aussi, au lieu de se décider, laisse-t-il grandir lentement sur son visage le sourire de l’émerveillement :
Le sentiment de complexité peut ◀devenir▶ une stupéfaction passionnée265.
Ce sont d’abord les idées que leur trop grande richesse fait hésitantes. Elles ne vont pas jusqu’à leur réalité, elles ne portent pas sur les choses, elles ne se détachent pas de l’esprit. Trop nombreuses elles s’empêchent les unes les autres ; les mille restrictions qu’elles s’imposent réciproquement les retiennent. Comme elles ne se lâchent pas les mains, elles ne peuvent passer par l’étroite porte de l’affirmation qu’on ne franchit que par un renoncement et qu’après une sorte d’abjuration.
Les idées de Gide demeurent dans son esprit. Paludes nous raconte de quelle façon, y étant nées, elles y ont toute leur carrière. Une petite pensée, un rudiment confus de pensée… Et la voici qui grandit, qui foisonne, qui prend mille formes imprévues, qui pousse des branches dans tous les sens, si bien qu’elle finit par ◀devenir▶ à elle-même contraire. Jusqu’à la fin elle reste intérieure, elle habite cruellement l’esprit :
Il semble que chaque idée, dès qu’on la touche, vous châtie ; elles ressemblent à ces goules de nuit qui s’installent sur vos épaules, se nourrissent de vous et pèsent d’autant plus qu’elles vous ont rendu plus faible266…
L’ironie de Gide consiste à représenter fidèlement ce jeu spontané et gratuit des idées. Elles n’ont aucune obligation ; puisqu’elles ne s’affirment d’aucun objet, rien ne les attache. Cette liberté leur donne une agilité vertigineuse et presque comique. Il y a en elles un esprit : elles obéissent à toutes ses fantaisies, à ses ébats adroits et malicieux :
Je me souviens d’un jour où elles se déduisaient comme des tuyaux de lorgnettes ; l’avant-dernière semblait toujours déjà la plus fine ; et puis il en sortait toujours une plus fine encore. — Je me souviens d’un jour où elles ◀devenaient▶ si rondes que vraiment il n’y avait plus qu’à les laisser rouler. Je me souviens d’un jour où elles étaient si élastiques que chacune prenait successivement les formes de toutes, et réciproquement267.
Voici ce merveilleux esprit livré à sa propre délicatesse268 ; elle l’entraîne et le déchire ; il lui cède avec enchantement et cependant, parfois, voudrait lui échapper. À se sentir tellement ingénieux, il goûte en même temps un ravissement et une souffrance. Sa complexité forme un insaisissable réseau qui l’arrête de toutes parts et lui interdit de parvenir jusqu’aux brutales vérités du monde.
Comme ses idées, les sentiments de Gide sont embarrassés par leur abondance ; ils ne savent pas se terminer en actes, leurs élans se neutralisent269. « Chaque occasion suscite mille mouvements qui entrent en débat ; et comme aucun ne veut quitter sa différence, renoncer à lui-même pour appuyer la victoire d’un autre, l’âme finit par s’apaiser sans agir ; c’est ainsi qu’un remous s’atténue, sans s’étendre, sous de petites vagues contraires. Gide reste interdit sous la poussée trop complexe de son cœur : il le sent si complet, chaque désir y tient si soigneusement sa place, qu’il ne sait comment succomber ni par quel pas faiblir :
Est-ce que tu feras… : (ceci ou cela) : sortiras-tu dans le jardin désert ? — descendras-tu vers la plage, t’y laver ? — iras-tu cueillir des oranges, qui semblent grises sous la lune… ? d’une caresse consoleras-tu le chien ? — (Tant de fois j’ai senti la nature réclamer de moi un geste, et je n’ai pas su lequel lui donner)270.
Il ignore même comment on choisit : trop de désirs simultanés le rend inhabile à la préférence. Il est frappé d’une sorte d’immense amour hagard. En chaque objet il voit tout l’univers et s’y complaît, si bien qu’il ne sait comment redescendre jusqu’à la tentation qui lui demandait d’être seule obéie :
La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n’élisais pas… Et je restais souvent sans plus rien oser faire, éperdument et comme les bras toujours ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, de n’avoir saisi qu’une chose271.
Il se tient privé, séparé du monde par son âme joyeusement innombrable272.
* *
Cette subtile division d’avec le monde, cette maladresse exquise à s’y donner, et ce tendre refus comme de quelqu’un qui fait signe avec la main que non et qui sourit, sont l’essence même de l’âme de Gide. Elle attend, elle écoute, elle dénie en silence le présent, elle ne sait pas y déboucher, elle est auprès de lui parfaite et bondée.
Nous allons maintenant la suivre dans son développement, la retrouver dans tous les livres la même, et pourtant à chaque fois un peu modifiée. Tout de suite elle est détachée, elle se détourne ; mais au début c’est par répugnance, avec une sorte d’indignation, — ensuite avec un grand rire transporté, avec l’air dédaigneux et ravi de celui qui a pitié de l’offre qu’on ose lui faire, parce qu’on ne sait pas ce qu’il possède, — à la fin avec plus d’inquiétude. Ce sont ces variations de son détachement qu’à travers l’œuvre de Gide nous voulons étudier.
Aux quelques lecteurs des Cahiers d’André Walter, Gide sans doute apparut d’abord pur et méfiant, auprès de la vie plein de scrupule, chaste, je veux dire : séparé. Son premier mouvement est en effet de se garder. Il craint tout contact avec le monde :
La vie n’est qu’un moyen, pas un but : je ne la rechercherai pas pour elle-même273.
À dix-huit ans, il sent son âme contractée et toute en défense ; une sorte de timidité complexe la paralyse. Elle feint de dédaigner parce qu’elle redoute, elle appelle sa crainte vertu ; elle cherche d’abord l’héroïsme pour échapper à la vie, et parce qu’il donne un sens à l’abstention. Mais en réalité, si elle se replie, c’est simplement qu’elle est trop riche ; elle est tout égarée par les espérances qu’elle sent s’agiter en elle et par ses possibilités infinies. André Walter se représente avec Emmanuèle
… désolés comme l’Ecclésiaste que nous méditions longtemps, l’esprit exalté par des pensées trop hautes, désorienté par la vanité des désirs et le cœur brisé d’un amour infini qui se répandait en larmes et en prières274.
Rien de plus pathétique, quand on connaît l’histoire de son développement postérieur, que l’apparition de Gide adolescent. Cette retenue passionnée, ce précoce renoncement… Il semble qu’il ne pourra pas s’avancer plus loin. Il est exilé. Il est né trop pur. Que vient-il faire au monde ?
Mais des âmes nobles, quand il en vient, elles ne naissent pas viables ; vivre les rebute ; elles sont condamnées d’avance275.
Ah ! comme le bonheur saura ruser avec cette âme ! Comme il saura bien pénétrer en elle malgré elle ! Déjà ne vient-il pas se mêler un peu au désespoir de sa noblesse ? N’y a-t-il pas une joie secrète dans sa pudeur et dans son déni ?
Ô l’émotion quand on est tout près du bonheur, qu’on n’a plus qu’à toucher — et qu’on passe.
Que l’âme reste désireuse, toujours ; qu’elle souhaite. C’est dans l’attente qu’est la vie ; dans l’assouvissement elle retombe276.
* *
De ce bonheur, qu’elle n’ose pas encore appeler bonheur, l’âme va faire le lent apprentissage. Les Poésies d’André Walter, La Tentative Amoureuse, El Hadj, Le Voyage d’Urien, racontent ses premières découvertes. Elle ne connaissait jusqu’ici d’elle-même que sa crainte, que son éloignement pour toute possession terrestre. Elle se savait pleine de réserve et de dédain. Elle commence maintenant à démêler les raisons de sa répugnance.
En effet, elle est au milieu du monde et ne peut faire qu’elle ne s’en
aperçoive, qu’elle ne l’entende autour d’elle murmurer. Elle est attirée par lui
malgré sa timidité. Après « l’amère nuit de pensée, d’étude et de théologique
extase »
, elle s’aventure « dans le val étroit des
métempsychoses277 »
. Au lieu de négliger les voluptés de loin, en les
ignorant, elle vient jusque parmi elles pour s’en priver ; elle laisse déferler
contre elle toutes les caresses de l’alentour ; mais elle les repousse, elle se
tient à la fois séduite et refusée. Or, à confronter ainsi aux délices naturelles
son détachement, elle le comprend mieux ; elle en voit toute la profondeur et
quelles causes il a en elle-même ; elle sent au contact du monde s’émouvoir et la
paralyser son abondance intime ; les tentations qui la touchent éveillent le trouble
qu’elle portait sans le savoir ; en s’y prêtant sans s’y abandonner, elle s’apprend
elle-même, comme le corps connaît ses limites par les brises qu’il écarte de
lui.
Le Voyage d’Urien et les livres qui l’entourent ne sont le récit que d’invitations déclinées. Ils décrivent toutes les merveilles ; mais c’est pour dire comment les héros les évitèrent. Ils mentionnent de nombreuses et aimables actions ; mais ce sont celles dont les héros se sont abstenus. Ceux-ci promènent à travers tous les prodiges un désintéressement magnifique. Tant ils montrent de prudence, parfois Gide sourit.
Mais nous n’osâmes pas nous baigner de peur des crabes et des chatrouilles278.
Ou bien, si par hasard ils viennent à bout de quelque entreprise, Gide aussitôt feint de ne rien trouver à en dire. Il veut faire croire qu’il ne se représente bien que les actes qu’on ne fait pas.
Mais ces livres, en même temps qu’ils nous content tant d’exploits éludés, nous font sentir comment l’âme par ses abstentions se révèle peu à peu à elle-même.
Appelées par le monde, ses confuses amours s’agitent, se déplient. C’est le tourment des vains désirs. Ils s’échappent du cœur lentement, lui laissant goûter leur essor. Ils tournoient tout autour un instant comme des colombes ; leur vol las et enchanté ne s’éloigne pas. Puis ils s’abattent, mourants.
L’âme ne sait pas encore démêler s’ils sont doux ou cruels. Elle ne connaît que le trouble qu’ils font en elle ; au milieu de l’univers, elle sent un malaise qu’elle n’ose appeler délicieux. Je l’éprouve moi aussi, en relisant ces livres irritants et suaves. Poésie de l’inutile et de la désoccupation :
Et les jours s’en allaient ainsi, en promenades ou en fêtes279.
Vains élancements, regards qui vont soudain découvrir toute la plaine, mais pourquoi ? Chevaliers qui partent au matin et reviennent au crépuscule.
Terrasses ! Miséricordieuses terrasses des Bactrianes au soleil levant ; jardins suspendus, jardins d’où l’on voit la mer ! palais que nous ne reverrons plus, et que nous souhaitons encore280…
Falaises ! d’où l’on croit qu’on va voir autre chose281.
Arbres du Nord ; rameaux vaguement désirés ; ah ! promontoires ! promontoires lancés vers le ciel, où l’on s’avance, où l’on s’avance ; après lesquels on ne peut plus3 282..
* *
En voyant toutes les richesses qu’il décèle confusément dans son âme, Gide comprend l’importance de son détachement. Il ne peut plus le considérer comme une simple privation. Mais il l’appelle liberté ; et du même coup s’aperçoit que cette liberté nous fait cruellement défaut. Il voit tous ceux qui l’entourent paralysés par leur activité quotidienne et s’amuse à railler ces captifs qui ne savent pas leur lien283.
Paludes 284 en effet, c’est la satire de toute réalisation de la vie ; en se réalisant la vie s’immobilise, s’enferme ; en prenant une forme elle meurt. Elle est comme une flamme : en la nourrissant on l’étouffe, on la maintient sourde et sombre. Morne vie qui se dépense au fur et à mesure en tout petits actes inépuisables. Richard est accablé d’occupations :
Toutes ses heures sont prises285.
Il ne soupçonne même pas qu’on puisse être différent de ce qu’on fait. Il résume dans sa vraiment pauvre personne tout ce qu’a de mesquin l’accomplissement.
Ce sont chaque jour les mêmes pis-aller lamentables, les substituts de toutes les choses meilleures286.
Un acte est quelque chose qui vient se mettre à la place d’une partie de l’âme ; il éteint un peu de notre belle énergie ; il crée de l’immobile, du définitif là où il y avait d’exquises puissances ; il nous arrête un peu, il met un terme à notre douce ambiguïté intime. Il pèse sur nous comme un poids mort ; nous ne pouvons plus nous débarrasser de lui, car il demande à être répété ; il a je ne sais quelle force d’inertie.
Tout ce que nous suscitons, il semble que nous le devions entretenir287.
Tous nos actes subsistent horriblement et pèsent. Ce qui pèse sur nous c’est la nécessité de les refaire288…
Il faudrait au moins qu’ils fussent contingents289, gratuits, accomplis au hasard, avec une sorte de générosité dédaigneuse ; il faudrait qu’ils parussent par l’âme concédés, plutôt que voulus, abandonnés avec superbe aux exigences de la vie ainsi qu’un don qu’on eût pu aussi bien refuser290. Car alors on se sentirait distinct d’eux, comme un pianiste qui choisit ses touches voit bien qu’il en est séparé.
Mais non. Nous sommes ensevelis sous nos actes, nous n’existons plus qu’en eux, ils nous absorbent :
Je disais que notre personnalité ne se dégage plus de la façon dont nous agissons — elle gît dans l’acte même — dans les deux actes que nous faisons (un trille) — dans les trois291.
Mieux vaut donc nous priver d’agir. Ainsi. seulement nous pourrons connaître, pure et voluptueuse, notre propre vie.
* *
Car voici le bienfait incomparable du détachement : il permet à l’être de se sentir vivre.
Les Nourritures Terrestres naissent de Paludes, comme naissent les uns des autres tous les livres de Gide, par opposition, par réaction et selon le mouvement essentiel d’une pensée qui ne se développe qu’à force de se corriger, de se réfuter et de se détruire. — Cependant, tout en s’y contre-posant, les Nourritures Terrestres sont une solution de Paludes ; elles défont le nœud et l’obscure question qu’il formait. Fiévreusement, et au hasard, et non sans se moquer de lui-même, Gide s’était élevé contre l’étroite contrainte de nos actes quotidiens ; il aperçoit maintenant de sa révolte téméraire et mal assurée la raison simple et sensible : les actes et les attachements sont mauvais, car ils nous détournent de notre propre vie, qui est notre seul vrai bonheur ; pour être heureux il suffit d’être et de savoir qu’on est :
Volupté ! Ce mot je voudrais le redire sans cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être, et même qu’il suffît de dire être, simplement292.
À force d’errer parmi le monde et d’éprouver en lui cette contraction prodigieuse qui toujours l’arrêtait, Gide a fini par entrer en possession de sa richesse : elle s’est avouée en lui, elle est ◀devenue▶ soudain facile comme un visage qu’enfin on reconnaît :
Obscures opérations de l’être… — comme les chrysalides et les nymphes, je dormais ; je laissais se former en moi le nouvel être, que je serais293 …
À chaque refus, à chaque éloignement que lui imposait son cœur, il se sentait ramené vers lui-même, et ces retours perpétuels étaient comme les coups qui ébranlent une cité inconnue et rétive : puis, le menaçant trésor de toute sa vie accumulée, un jour il l’a trouvé en lui disponible, aisé, joyeux, pareil à l’hilarité subtile du matin.
Les Nourritures Terrestres chantent cette joie : tenir sa vie en soi, la connaître, la toucher, souffrir son constant éveil :
Ô ! si tu savais, si tu savais terre excessivement vieille et si jeune, le goût amer et doux, le goût délicieux qu’a la vie si brève de l’homme294…
Ce n’est plus pour s’apprendre que l’âme cherche et repousse les voluptés ; maintenant qu’elle s’est saisie, elle veut simplement entretenir perpétuel le sentiment qu’elle a de sa vie ; de chaque minute d’elle-même elle veut éprouver le passage : elle est comme une flamme qui demande à toutes les brises de l’aviver, et de son ardeur augmentée elle se ravit ; elle n’admet aucune fatigue, mais craint sans cesse que ne s’émousse son allégresse intérieure. Tous ces désirs qu’elle donne au monde, ne tendent qu’à la rendre à elle-même plus sensible ; en s’écartant de leur foyer, ils ne veulent que le faire plus intense :
Heureux, pensais-je, qui ne s’attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités295.
Les Nourritures Terrestres décrivent des plaisirs moins vastes et moins solennels que ceux du Voyage d’Urien. Car pour éviter que l’âme ne perde conscience de sa vie, ils se renouvellent incessamment ; ils viennent comme mille douces mains qui s’appuient et se retirent, comme des baisers précipités ; ils sont plus proches, ils touchent de plus près, ainsi que les pieds nus goûtent du sol les exquises températures. Ils sont innombrables afin qu’aucun n’arrête à lui ; leur changement importe encore bien plus qu’eux-mêmes ; il en faut un pour chaque instant. Et tantôt ce sera une violente ivresse, tantôt…
Simiane alors se levant, se fit une couronne de lierre et je sentis l’odeur des feuilles déchirées296.
Que jamais ne demeure mon corps de plaisir inoccupé.
Et je pris… l’habitude de séparer chaque instant de ma vie, pour une totalité de joie, isolée — pour y concentrer subitement toute une particularité de bonheur297…
Voici donc cette âme que nous avons connue si altière et si réservée, exposée à toutes les délices du monde : la voici engagée dans la vie298 ; autour d’elle, emmenés selon le délicat mouvement des Rondes, tournent les biens inépuisables de la terre. Pourtant elle est la même toujours ; elle garde ce détachement, cette attitude démêlée qui, d’abord, faisaient sa solitude ; car se donner à tout n’est qu’un moyen raffiné de ne se donner à rien et car son bonheur, comme son dédain, dont il n’est que la transformation, se passe fort bien de posséder.
J’ai porté tout mon bien en moi, comme les femmes de l’Orient pâle sur elles leur complète fortune. À chaque petit instant de ma vie, j’ai pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était fait, non par l’addition de beaucoup de choses particulières, mais par leur unique adoration299.
C’est la même âme, mais joyeuse, épanouie.
Elle ne refuse plus le monde en se fermant à son approche, mais au contraire parce qu’elle est trop ouverte, trop déployée :
Mes émotions se sont ouvertes comme une religion300.
Elle dépasse les choses, elle ne peut plus s’y réduire. Elle palpite ainsi que de grandes ailes maladroites à se replier.
* *
Cet élargissement n’est pas sans danger pour elle : à force de s’étendre, elle risque de ne plus pouvoir se ressaisir. Saül est la parodie des Nourritures Terrestres. Par tout ce qu’il accueille de lui-même, par tous désirs qu’il se laisse avoir, par l’immense permission intérieure qu’il se donne, Saül peu à peu s’anéantit lui-même : à trop accepter il use et détruit sa volonté. Tant il a d’amours, il s’y embrouille, comme il s’entrave dans les plis de sa robe. Il chancelle au milieu des tentations trop diverses qui l’assaillent. Il écoute toutes ses voix ; comme ceux qui ne savent à qui entendre, il est un peu ridicule ; il se tient les bras ouverts au hasard. Il ne s’épargne aucune idée ; en même temps que par les plus hautes, il est séduit par les plus basses, et sous leur conseil divisé il ne peut arriver à une décision. Il a tant de sentiments à nourrir qu’il est entièrement distribué entre eux et qu’il ne lui reste rien pour vouloir :
Ah ! qu’est-ce que j’attends à présent pour me lever et pour agir301 ?
Si par hasard il agit, c’est avec une sorte de fureur : il cherche à s’étourdir, à oublier dans la violence les mille raisons qu’il avait de se conduire autrement. Puis il est ressaisi par son âme ; elle est si nombreuse qu’elle l’étouffe. Ses démons ont envahi sa tente et le poussent dans un coin :
Je suis complètement supprimé302,
dit-il tout bas. Il ne peut plus vivre, il ne sait plus comment s’y prendre.
* *
Après Saül, qui est encore un traité de morale et déjà une œuvre d’imagination, Gide, nous le savons, quitte la littérature subjective, et n’écrit plus — Amyntas mis à part — que des drames et des romans. Ces nouveaux livres, nous ne devons pas les interroger de la même façon que les premiers. Ce ne sont plus de ces méditations au cours desquelles l’âme de Gide se laissait si clairement connaître : ils n’ont plus pour mission précise de la livrer ; il n’y a plus de l’un à l’autre de continuité intime. Du moins est-elle bien plus cachée.
Il nous faudra considérer séparément ces ouvrages, sans vouloir leur imposer aucun enchaînement. En chacun, tour à tour, nous ne surprendrons l’âme que si nous savons après chacun la quitter. Peut-être cependant l’entreverrons-nous de l’un à l’autre se développer, ainsi qu’entre les feuillages on accompagne du regard quelqu’un qui passe.
L’Immoraliste est peut-être le plus beau livre de Gide ; c’est du moins celui qui s’avance le plus loin.
Il raconte l’histoire d’une âme détachée. Michel dès son enfance est privé, séparé, retiré ; il ne souffre de vivre qu’avec une sorte d’impatience dédaigneuse ; il se retranche ; il marque lui-même volontairement sa différence d’avec tous les hommes. Et l’on peut mesurer son ignorance du monde à la naïveté de ses premiers étonnements :
Ainsi donc celle à qui j’attachais ma vie avait sa vie propre et réelle303 !
Avec cette âme il découvre soudain la vie. Il en est si distinct qu’il faut bien à la fin qu’il l’aperçoive ; il la méconnaît si bien qu’elle force enfin son attention. Tout de suite il l’aime, il la désire. Mais on ne se débarrasse pas si vite d’un long dédain ; son amour conserve la forme de son détachement : il est un enthousiasme pur et qui néglige tous les biens dont on se peut satisfaire. C’est de sa propre vie, surtout que Michel s’éprend, c’est elle qui l’étonne et qu’il écoute grandir. Il ne se mêle pas aux choses, il ne se dépense pas en elles, il garde contre elles une sorte d’hostilité et rejette toute possession. Les attaches que par hasard il a nouées avec le monde, il ne songe qu’à les rompre. Ménalque lui enseigne à se dépouiller de plus en plus, à laisser tomber à chaque instant son passé, à se priver de mémoire :
C’est du parfait oubli d’hier que je crée la nouvelleté de chaque heure304.
Il tend vers un toujours plus farouche dénuement, il ne travaille qu’à se désenchaîner. Il sent encore cette impatience de toute propriété qui dès son enfance le divisa d’avec le monde, elle l’agite encore, elle fait trembler ses mains, elle lui interdit de prendre :
Décidément tout se défait autour de moi ; de tout ce que ma main saisit, ma main ne sait rien retenir305…
Et c’est avec une sorte de découragement passionné qu’il s’écrie :
Je tâchai donc, et encore une fois, de refermer ma main sur mon amour306.
Ainsi, tout auprès de la vie qu’il continue de refuser, Michel demeure seulement occupé par la croissance infatigable de sa vie. Elle se développe en lui, elle lui donne je ne sais quel air attendant, exposé, perpétuellement ouvert. Comme aucun objet, aucun acte définis ne viennent la clore ou l’adapter, comme rien ne la rassemble et ne la réduit, elle s’épanouit toujours de plus en plus307. Jamais un sentiment qui soit plus resserré que le précédent, qui soit sur le précédent en diminution, qui le restreigne ; toujours le sentiment qui ajoute, qui dilate l’âme davantage, qui accentue son élargissement308. Après la joie, la joie. Michel surprend Moktir en train de le voler :
Mon cœur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m’emplit alors fût autre chose que de la joie309.
Ouverture silencieuse et sombre. On lit sur le visage de Michel l’effort et la jubilation de son âme ; il supporte quelque chose d’immense. Je le vois dans le port de Syracuse, errant étranger, avec son sourire. Il va, soulevé par une force intérieure que rien n’utilise ni n’astreint et dont il subit tout le ressort. Sa vie s’appuie si fort aux parois de sa poitrine qu’elle lui est presque pénible310 ; il souffre bonheur.
Peu à peu il dépasse le bonheur :
Mais déjà je sentais, à côté du bonheur, quelque autre chose que le bonheur311.
Il finit par n’éprouver plus qu’une sorte d’accablante liberté. Il a rompu tous ses liens et maintenant il hésite tragiquement dans le vide :
Je me suis délivré, c’est possible ; mais qu’importe ? je souffre de cette liberté sans emploi312.
Il ne bouge plus, il reste où il se trouve avec indifférence ; mais cette indifférence le distend cruellement ; elle ne l’immobilise que parce qu’elle le partage et le démembre en secret. L’écartement de son âme ◀devenue▶ démesurée le déchire. La joie qui ne s’apaise pas en lui, est si pure qu’elle le brûle313.
Il y avait pourtant dans l’âme de Michel un sentiment qui eût dû modérer ce sauvage et solitaire enthousiasme : l’amour des autres. Gide, mieux que son héros, en comprendra l’importance et saura le développer.
L’immoraliste, comme il a découvert sa vie, découvre celle des autres314. Il s’attache à Moktir, à Charles Bocage, à Bute. Ainsi semble-t-il sortir de lui-même. Mais en réalité, il n’aime que son amour, que l’augmentation intérieure qu’il en reçoit ; il cherche dans autrui un renforcement de ses propres sensations ; la sympathie qui l’entraîne, c’est surtout le désir d’apprendre, en les éprouvant avec eux, les émotions inconnues de ses compagnons :
Je sais à peine exprimer cette sorte de joie que je ressentais auprès d’eux : il me semblait sentir à travers eux315.
C’était un immédiat écho de chaque sensation étrangère — non point vague, mais précis, aigu316.
Il est mené par un insatiable désir de lui-même et, comme il n’arrive pas seul à posséder toute sa profondeur, il demande aux autres de l’aider à s’en rendre maître : il poursuit une sombre conquête intime, il appelle fiévreusement à son secours les autres êtres et ceux qui sont le plus loin de lui, sont ses meilleurs alliés :
Je m’attachais aux plus frustes natures, comme si, de leur obscurité, j’attendais, pour m’éclairer, quelque lumière317.
Mais il les rejette aussitôt qu’il s’est servi d’elles, que par elles il s’est appris ; il les abandonne comme il dépouille tout son passé ; il reste seul, pur, sans autre bien que sa vie trop libre qui l’oppresse.
* *
Dans Amyntas de nouveau nous n’avons devant nous que Gide lui-même. Pour la première fois il montre une âme un peu fatiguée de sa solitude. On le devine inquiété de plus près, de plus bas par le monde et prêt à se joindre enfin à lui :
J’avais l’âge où la vie commence à prendre un goût plus douteux sur les lèvres ; où l’on sent chaque instant tomber d’un peu moins haut déjà dans le passé318.
Pourtant ce goût de la vie sur les lèvres, il ne renonce pas encore à lui trouver de la douceur. Ce n’est qu’apaisement, apprivoisement de la grande joie intérieure qui tournoyait en lui : il aime encore à sentir la délicatesse de ses émotions, les changements de son cœur.
Il chérit dans le désert l’absence de tout objet : tant les prétextes y sont monotones, on y éprouve avec plus de subtilité sa vie ; elle ne prend aucune forme ; elle demeure inoccupée, simple, nue :
Que viens-je encore chercher ici ? — Peut-être, ainsi qu’un corps brûlant trouve joie à se plonger nu dans l’eau froide, mon esprit, dépouillé de tout, trempe dans le désert glacé sa ferveur319.
Devant soi l’on ne contemple que des variations pures ; les heures lentement modifient le vide sans fin, le teignent de couleurs imperceptiblement différentes ; elles passent sans qu’aucune matière s’offre à leur transformation320. Et c’est comme si l’on tenait son âme sous ses yeux ; elle s’échappe au-dehors, elle se déroule devant nous321 ; elle laisse voir délicieusement sa vicissitude :
Ah ! de combien peu d’éléments est fait ici notre bruit et notre silence ! le moindre changement y paraît…
Je voudrais que de page en page, évoquant quatre tons mouvants, les phrases que j’écris ici soient pour toi ce qu’était pour moi cette flûte, ce que fut pour moi le désert — de diverse monotonie322.
* *
La Porte Étroite est de toutes ses œuvres celle que Gide a le moins dominée : il l’a écrite presque malgré lui ; ou plutôt elle s’est retournée contre lui, elle l’a contraint, elle s’est dictée à sa pensée, dédaignant ses intentions323. Ce qu’elle va nous révéler, c’est donc ce que Gide n’a pu s’empêcher de dire, ce qu’il y avait de plus profond en lui et qui est remonté au moment où il le croyait disparu.
Livre si cher qu’on voudrait n’en pas parler, nier même l’avoir lu pour le garder
plus près de soi. Livre « si pur, si lisse »
qu’on ne sait pas non
plus comment en parler. Livre de si profonde et dangereuse importance qu’on ne
résiste pas à la tentation d’en recueillir le sens.
Il faudrait le lire d’un seul trait, avec amour et larmes, assis, comme Alissa, par un temps trop beau sur ce banc de la marnière abandonnée d’où se découvraient au déclin du jour les champs vides et labourés :
L’été fuyait si pur, si lisse que, de ses glissantes journées, ma mémoire aujourd’hui ne peut presque rien retenir. Les seuls événements étaient des conversations, des lectures324…
C’est ainsi que les héros du Voyage d’Urien laissaient, au long d’eux-mêmes, s’écouler sans mémoire les heures merveilleuses et vaines. Dès la première lecture de La Porte Étroite, même si l’on ne veut pas encore écouter le sens intérieur du livre, on ne peut manquer de se sentir gagné par cette langueur et cette douce insatisfaction qui faisaient le charme des premières œuvres. Un incessant désir, tendrement irrité, s’échappe de nous. En quelle région du bonheur sommes-nous conduits ? Il semble que ce soit sur ses extrêmes confins ; ici nous n’aurons de lui que sa fuite et que ce faible cri qu’il nous abandonne en s’envolant de nous ; il est pareil aux branches agitées par un oiseau surpris et déjà lointain :
L’été fuyait. Déjà la plupart des champs étaient vides où la vue plus inespérément s’étendait325.
Ce n’est pas sans de profondes raisons que nous éprouvons ici cette détresse ravissante, ce plaisir frustré. La Porte Étroite est l’histoire de deux âmes timides qui font leur bonheur de leur impuissance même à atteindre le bonheur. Elles ont l’une et l’autre je ne sais quelle maladresse native aux choses de la vie, elles ne savent pas les prendre, elles sont frappées d’une sorte de pudeur qui est leur essence même, si bien qu’elles ne goûtent d’aise véritable qu’éloignées l’une de l’autre326. Elles se rétractent dès qu’elles se rapprochent : une mystérieuse impossibilité se glisse entre elles ; une ruse inconsciente, issue du plus profond d’elles-mêmes, les sépare.
Nous ne sommes pas nés pour le bonheur327, dit Alissa ; mais c’est de
sainteté qu’elle se pense éprise ; elle croit qu’elle n’écarte Jérôme que pour le
mieux élever vers Dieu et qu’elle sacrifie au salut tout son « contentement
humain328 »
. — Mais elle ne se connaît pas tout entière : un
ravissement plus subtil et moins clair que l’enthousiasme religieux l’entraîne à se
dépouiller ; à mesure qu’il se fait plus pressant, elle le découvre de moins en
moins explicable :
Les raisons qui me font le fuir ? Je n’y crois plus… Et je le fuis pourtant, avec tristesse, et sans comprendre pourquoi je le fuis329.
En réalité elle est possédée par l’étrange passion de se priver ; elle est née pour le dénuement ; elle écoute une voix qui lui conseille de quitter tous ses biens ; elle sourit à son mystérieux appel ; elle est prise doucement de partout par un attrait invisible et sait bien qu’il n’est rien de meilleur que d’y céder. Comme le Ménalque des Nourritures Terrestres s’enivrait de son jeûne et marchait à travers la plaine dans un étourdissement voluptueux, de même elle ne résiste point au délice de se rendre pauvre :
Pourquoi donc inventai-je ici la défense ? Serait-ce que m’attire en secret un charme plus puissant encore, plus suave que celui de l’amour ? Oh ! pouvoir entraîner à la fois nos deux âmes, à force d’amour, au-delà de l’amour330 !…
Si l’abstention l’enchante si profondément, c’est qu’elle lui révèle les longs plaisirs de l’âme. Alissa trouve à se priver une joie plus certaine qu’à se satisfaire ; à mesure qu’elle éloigne l’objet qu’elle poursuit, elle sent son âme s’étendre heureusement et comme s’étirer en elle :
Et je me demande à présent si c’est bien le bonheur que je souhaite ou plutôt l’acheminement vers le bonheur. Ô Seigneur ! Gardez-moi d’un bonheur que je pourrais trop vite atteindre ! Enseignez-moi à différer, à reculer jusqu’à Vous mon bonheur331.
Dans l’achèvement l’âme s’évanouit ; mais en prolongeant indéfiniment son attente, on la voit progresser, on goûte chaque mouvement qu’elle fait332 : elle bouge un peu à chaque instant ; elle glisse en nous, elle nous frôle intérieurement de son avancement délicat.
L’héroïsme d’Alissa, c’est une joie secrète et inavouée. Dans son effort pour se dépasser inépuisablement, pour quitter tour à tour chacun de ses attachements et pour aller plus loin, l’âme trouve son bien. Car des liens qui la veulent retenir, elle reçoit, à mesure qu’elle les brise, le sentiment d’elle-même ; elle est comme celui qui est joyeux parce qu’il échappe à toutes les mains qui cherchaient à le saisir, et qu’enfin le voici loin de tous, seul et vivant :
Héroïsme gratuit…
Héroïsme parfaitement inutile333.
Alissa écarte en souriant toute promesse de récompense334 ; en même temps qu’elle s’arrache à Jérôme, elle renonce au bienfait de son sacrifice ; elle veut ne rien attendre de la mort. C’est qu’ainsi doublement dépouillée, elle touche de partout son âme, elle recueille sa tension et sa vaine dépense, elle la perçoit comme les cordes d’un instrument méditent leur ton qui n’est qu’une pure disposition d’elles-mêmes335. Telle est l’obscure volupté que cherche, sans le savoir, son esprit timide. Et malgré l’affreuse ignorance où se débat son agonie, il ne faut pas dire qu’elle se soit trompée : de son héroïsme elle a connu au fur et à mesure le prix, elle a longuement goûté la joie. Il ne fut en elle si spontané que parce qu’il était la seule façon qu’elle sût d’être heureuse.
Il ressemble au grand effort de l’immoraliste pour s’emparer de lui-même en repoussant toutes les possessions qui le divertissaient.
Mais il est plus aimable de comparer la Porte Étroite tout entière à cette matinée radieuse et comme suspendue par sa délicatesse même, où Jérôme, s’approchant à pas étouffés, surprend Alissa au fond du jardin :
Voici l’instant, pensai-je, l’instant le plus délicieux peut-être, quand il précéderait le bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra pas336.
Ou bien nous dirons : la trace que laisse ce livre dans notre souvenir ressemble au dernier geste d’Alissa :
Un instant elle me regarda, tout à la fois me retenant et m’écartant d’elle, les bras tendus et les mains sur mes épaules, les yeux emplis d’un indicible amour337.
Éloigner doucement de nous l’objet vers quoi toute notre âme nous entraîne, afin de sentir monter en nous, lentement et de plus en plus, notre âme.
* *
Isabelle est l’œuvre la plus récente de Gide. Elle donnera peut-être plus tard quelque embarras aux faiseurs de classifications. À la fois elle s’attarde et elle ouvre une ère nouvelle. Elle est indécise et un peu languissante comme un enfant qui change d’âge. Gide, au moment où il l’écrit, vient de découvrir d’immenses richesses qu’il ne soupçonnait pas ; par son émerveillement il est distrait ; il pense avec tant de plaisir à tout ce qu’il va pouvoir faire qu’il ne se donne pas entier à sa tâche ; il est partagé entre elle et l’avenir ; et ce qu’il refuse de lui-même à l’œuvre présente, c’est le passé, ce sont des habitudes qui tout naturellement viennent y suppléer. Isabelle c’est cet instant de délicate paresse que l’on s’accorde avant de se lancer dans une entreprise nouvelle dont on n’aperçoit pas la fin. Œuvre à la fois trop bien faite, parce que s’y emploie toute la science acquise pendant la période qu’elle achève, et incertaine, parce qu’elle est l’essai d’une manière encore mal consciente338.
Si peu qu’on l’y découvre, Gide pourtant, même dans Isabelle, montre son âme. Comme Gérard semble épris ! Mais ne serait-ce pas de son amour ? Il cherche lentement ; il aime tous les retards de sa curiosité. Passionnément penché sur les traces de l’invisible Mademoiselle de Saint-Auréol, la volupté qu’il goûte c’est celle du chasseur, celle de Michel quand il passait la nuit dans les bois, auprès des pièges tendus par Bute. Car ne sait-il pas à l’avance que de l’objet qu’il poursuit il n’a rien à espérer ?
Connaître la vie secrète d’Isabelle de Saint-Auréol ; savoir par quels chemins parfumés, pathétiques et ténébreux339…
Gérard écoute son âme en lui fiévreusement attentive ; c’est elle qui plus que tout l’intéresse :
Jusqu’au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l’attente. Pouvais-je aimer vraiment Isabelle ? Non sans doute, mais, amusé jusqu’au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris ? reconnaissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l’impatience de l’amour340.
Et qu’importe enfin si la femme qu’il trouve n’est que l’image sans vie de celle qu’il a désirée ? Songea-t-il jamais sérieusement à s’emparer d’elle ? Ses paroles quand il rencontre la vraie Isabelle, cette sorte de lassitude polie que tout de suite il oppose à ses provocations, indiquent assez combien il souhaitait peu cette entrevue tant recherchée. Il a épuisé tout son bonheur avant d’atteindre l’occasion de se satisfaire ; et le désir déçu revoie vers le cœur avec plus de suavité.
Voilà ce qu’Isabelle enferme de l’ancienne âme de Gide. L’amour de Gérard est pareil à cette longue promenade qui, dans La Tentative Amoureuse, conduisit Luc et Rachel jusqu’au parc entouré de murs ; puis, un jour, étant revenus, ils le trouvèrent libre et vide ; mais ils avaient été heureux.
Malgré cette analogie on peut lire dans Isabelle autre chose que du passé. Gide y laisse paraître un peu de son âme nouvelle. Pour la première fois il sort de lui-même ; par un grand effort il s’arrache à son isolement ; il s’oublie ; il se perd un peu parmi le monde ; une sorte de pitié l’attache à d’autres vies que la sienne. De temps en temps je cesse de sentir ce dégagement de son cœur, ce subtil intervalle qui jusqu’ici toujours l’a distingué de ce qu’il aimait ; il est des moments où par la sympathie il s’unit et se confond à ses personnages341.
Ainsi nous allons le quitter au moment où son âme, qu’il a si bien retenue jusqu’ici, est sur le point de céder. Nous l’avons suivie pendant le long développement de sa solitude : nous l’avons vue ◀devenir▶ heureuse, changer sa crainte en volupté, mais sans renoncer à sa défense et à son repliement. Voici qu’elle s’est suffisamment éprouvée elle-même et qu’elle sent le besoin de se donner.
Il est impossible de prévoir quelle sera maintenant sa destinée : en voulant la définir à l’avance nous ne ferions que l’embarrasser. Écartons d’elle toute attente et que notre regard sache ne pas l’accompagner plus loin. Nous avons prétendu non pas lui retirer l’avenir, mais seulement décrire jusqu’ici sa continuité.
Éloge d’André Gide
D’abord je vis et cela est magnifique.
A. G.
En achevant ce portrait d’André Gide, je sens que je n’ai pas réduit les hostilités dont j’avais entrepris de le défaire. Beaucoup diront sans doute : « Nous voyons bien de cette âme l’unité. Mais comme elle nous paraît timide et mal résolue ! Que ses hésitations sont peu naturelles ! Et ce détachement dont vous parlez, n’est-ce pas une sorte d’incapacité ? »
Peut-être leur reproche semblera juste. Pourtant il ne l’est pas. Songeant à satisfaire ceux que gênaient l’indécision et la plasticité d’André Gide, je me suis attaché surtout à marquer la suite de ses sentiments et la fidélité à soi-même de son âme. Or cette âme ne se demeure fidèle que par une sorte de privation ; d’un livre à l’autre elle ne se ressemble que par une certaine douce manière de refuser, elle ne garde que sa timidité, elle n’emmène que sa délicatesse séparée. Ainsi ai-je été conduit à insister surtout sur son défaut.
Pour la faire aimer il eût fallu montrer ce qu’elle avait de positif. Il n’y a pas en elle que cet isolement. Sa timidité n’est que le signe de ses richesses ; elle les cache, mais elle les implique. Derrière son hésitation il faut voir ce qui la commande, toutes ses pensées et toutes ses passions.
Je voudrais, avant de finir, expliquer, puisque je suis de ceux qui l’aiment, pourquoi j’aime cette âme.
* *
Il est certains esprits très puissants dans lesquels on devine des régions éteintes, sombres. Il y a en eux des points insensibles, des parties que ni la caresse ni l’offense ne sauraient émouvoir. La profondeur de leur pensée est faite de plusieurs méconnaissances : ils ne sont si forts que parce qu’il y a des choses qui ne les intéressent pas et la grande lumière dont ils brûlent, s’alimente de beaucoup de nuit.
Mais Gide, il est complètement clair ; pas d’oppositions d’ombre et de jour : un éveil entier. Il répond de partout comme le cristal, et sans en avoir l’uniformité. Il est prêt à tout ; nulle part, si abrupte soit mon attaque, je ne le trouve sommeillant ; mais en lui déjà vibrent une pensée unique, une émotion incomparable. Âme toujours intacte et que vivre ne déforme pas ; nulle nécessité, en la tirant d’un côté ou de l’autre, ne détruit son intégrité naturelle ; elle se garde parfaite. Non pas qu’elle soit impassible, elle agit ; mais en fonctionnant elle préserve tous ses rouages, elle les exerce tous à la fois, ne laisse aucun se rouiller. Elle est vive et reste totale comme un lac avec tous ses flots.
Puisque dans une âme on distingue l’esprit et le cœur, en celle-ci j’aime d’abord l’étendue de l’esprit. — Chacune de nos idées a un penchant à retomber sur elle-même, à se faire lourde et seule ; dès qu’on l’écoute, toute autre est exclue. Mais Gide maintient toutes ses idées à la fois élevées ; il ne consent pas à leur inertie ; il ne permet à aucune de triompher des autres en s’étalant sur elles : avec vigilance il répartit entre toutes une soigneuse flamme, il alimente sans cesse leur combat. Ce n’est pas qu’il demeure en deçà d’elles, s’amusant en sceptique de leur entrechoc ; mais il se donne à toutes en même temps, il apporte à toutes sa foi, il ne se laisse pas décourager à leur contradiction ; elles ont beau se repousser : il les embrasse d’une même croyance ; il est à la fois à toutes attaché et de toutes arraché. Cet esprit ne connaît pas les sacrifices logiques ; il est aussi avide qu’aucun autre de la vérité ; mais il veut l’obtenir sans renoncer à aucune part de lui-même ; il souffle sur toutes ses idées, il ravive de son assentiment les plus incertaines et ne se satisfait qu’à les sentir toutes à la fois « bien prises » en lui.
La vérité qu’il compose ainsi n’est pas une explication, mais une image exacte et complète de la réalité342. Autant de pensées en lui qu’il y a d’objets dans le monde.
Que les esprits trop simples sont disgracieux ! Ils sont pareils à ces gens qui ne savent pas voir les choses ; ils me donnent le même malaise. Voici devant eux comme devant moi tout ce qui existe. Mais non : ils n’aperçoivent que ce qu’ils savent déjà, ils ont une pauvre idée et rien ne la peut démentir, car ils ne reconnaissent en dehors d’eux que ses confirmations ; ils sont au milieu du monde comme s’il était fait juste à leur taille et qu’ils n’eussent qu’à s’y installer ; ils le trouvent commode et ne se doutent pas qu’il est admirable. Qu’est-il de plus impie qu’un homme qui ne voit pas ce qui est ? — Une idée ne m’est rien tant qu’elle est seule, tant qu’elle ignore que beaucoup d’autres, partout dispersées, en silence lui répondent, la restreignent et, pourrait-on dire, la « rattrapent ». Je n’ai que faire d’une idée qui n’a pas voyagé, qui n’a pas pris conseil de toutes les autres ni médité leur différence. Car dans la réalité rien n’est définitif, rien ne s’achève à soi, rien n’existe qui ne soit un peu contredit, compensé et comme réparé par mille autres choses.
L’esprit de Gide est inlassablement égal à l’énorme complication des choses : par je ne sais quelle promptitude il est toujours à leur disposition, il satisfait toujours à l’exigence de leur infinité. C’est là ce que j’aime en lui. Avec toutes ses idées qu’il tient délicatement en jeu, il imite le monde. Je n’ai pas à craindre qu’il le déforme de ses préoccupations ; il est un miroir sensible et intelligent, il se conserve si juste et si intact que sa réponse est parfaitement limpide. — Sans doute il n’ajoute à ce qu’il constate aucune justification, il ne découvre par aucun effort aucune convergence cachée sous la diverse apparence, il n’est pas de ceux qui d’un long rayon étroit éclairent tout à coup le monde jusque dans sa profondeur. Mais il le représente sans défaillance, il lui est à toute heure équivalent, il contient sans cesse toute sa combinaison et tout son nœud. Point de jugements, mais une entière fidélité. C’est assez pour moi. Enfin je trouve un esprit qui ne se préfère pas à ce qu’il voit, qui respecte la réalité et lui offre, pour qu’elle s’y reproduise, toute son étendue, sans autre souci que de se rendre scrupuleusement sincère.
Ce n’est pas seulement par l’intelligence que Gide est tout accueil. — Pas plus qu’il ne consent de retranchements parmi ses idées, il ne touche à ses sentiments : aucun désir en lui ne se soumet les autres, ils vivent tous ensemble. Cœur nulle part apaisé ; l’attention règne en tous ses amours, de tous ses amours il veille. Qui ne sent, à la simple lecture des livres de Gide, cette sorte de guet subtil de toute son âme ?
Et parce que nul amour en elle n’est dominant et exclusif, à cause de cette active égalité intime, son âme est prête sans cesse à recevoir tout l’univers, elle se dispose à sa rencontre ; elle tourne vers partout un visage que l’attente et l’admiration font silencieux. Comme j’aimais son intelligence entièrement déroulée, j’aime encore en Gide cette immensité secrète du cœur.
Par là surtout il m’est cher, par là il a influé sur moi. — C’était je ne sais quoi d’impatient au fond de moi, une plus grande soif, une demande muette et infinie, l’avertissement confus de l’innombrable univers. Quand j’ai rencontré Ménalque, j’ai senti se défaire soudain mon malaise et naître un émerveillement délicat, comme égaré : ne plus rien refuser, ne plus savoir de différences ni de dignités, ◀devenir▶ tellement ignorant de toute prédilection que chaque minute s’emplisse d’un plaisir qui vaille tous les autres. Je me souviens de cette longue année délicieuse, il me semblait que tout un paradis se fût épanoui en moi ; j’entendais son chant perpétuel dans mon cœur ; sur les routes les plus arides m’accompagnait une joie infatigable. J’étais si bien donné au monde que je n’y trouvais plus aucun mal. J’avais appris à ne rien négliger : chaque matin je devinais à la couleur du jour entre les persiennes, quel temps il ferait. Il y avait entre deux collines une échappée sur la lande : toutes les heures, avec volupté, je revenais voir, insensiblement modifiée, la nuance du lointain pays bleu.
Sans doute on ne peut vivre toute sa vie sans préférence. Mais je plains ceux qui n’ont pas connu cette extase, cette attente et cette ferveur indéfinies. Je pense qu’il n’y a point de véritable amour, bien fort, bien partial, bien injuste, si ne l’a précédé une longue période de cette indifférence passionnée qui me transportait alors. L’âme y prend de la violence, je ne sais quel élan sans limites ; elle se déplie tout entière, elle connaît son étendue. Et quand elle découvre enfin où se poser, quand vient le temps de se rendre fidèle, c’est de toute sa force qu’elle s’abat sur l’objet choisi.
Un être intact : voilà ce que j’admire en Gide. La vie ne l’entame pas, n’arrive pas à le diminuer ; on ne voit pas sur lui les traces qu’elle laisse sur tous ceux qui l’environnent. Il n’abandonne rien de lui aux événements qu’il traverse. Je ne trouverai en lui aucun de ces grands renoncements qui dorment, comme un pauvre, la tête entre ses bras, dans le cœur des hommes de quarante ans. Je contemple celui qu’aucune défaite n’a touché. De là cette joie terrible dont il est possédé et qui fait que s’écartent de lui tous les gens blessés.
Il y a la joie qui nous vient d’obtenir une chose très désirée. Elle est humble, car elle ne dépend pas de nous, ne peut naître toute seule ; nous sommes obligés de la demander et d’attendre ; elle ne commence qu’avec ce que l’on nous accorde. Mais une autre joie est celle de l’homme qui sent dans le silence tous ses membres bien à leur place et le jeu secret de chacun et sa fine articulation ; la joie de l’homme qui tient son âme avec toutes ses idées, tous ses penchants, toutes ses volontés sans aucune exception et qui en perçoit l’exercice parfait, la santé sans défaut. Il n’a besoin de personne : son existence seule suffit à le combler ; il marche ; il connaît qu’il vit ; il mesure la force qu’il est ; à chaque pas il est tout présent ; il n’apaisera pas ce bonheur indompté. C’est de cette joie que Gide est empli, c’est elle qui l’accompagne partout comme une servante obstinée qui parle sans paroles et qu’il s’enchante de ne pouvoir contraindre à se taire.
Rien n’est plus défendu qu’une telle joie. Il faut l’étouffer pour vivre comme il convient, il faut l’exiler dans la plus soigneuse profondeur, il faut ne plus savoir d’elle que son nom très mystérieux. Les événements, qui se succèdent sans relâche avec une humble fièvre, ne viennent que pour nous distraire d’elle, que pour l’empêcher de monter en nous. Elle est notre plus grand crime possible et nous passons notre vie à en écarter la tentation. Nous ne sommes pas nés pour être joyeux, mais pour souffrir, pour nous détruire et pour n’être plus. — C’est par effroi que nous avons laissé s’établir un tel silence autour de l’Immoraliste, qui est un grand livre.
Mais moi, que ferai-je si cette joie interdite, parfois je la ressens ? Je ne peux pas la nier, elle est aussi claire à certains instants que ma vie même. Ceux qui prétendent n’être pas concernés par l’Immoraliste 343) ils ne connaissent donc pas ces matins où l’on se réveille bien ? Ah, dur bonheur, je te souffre plutôt que je ne jouis de toi. Je tiens en moi mon être tout entier, nu et violent comme un animal. Que l’air est donc précis et terrestre ! Je ne sortirai pas sans offense, je heurterai en passant tout ce qui s’est levé ce matin d’humble et d’honnêtement disposé. Il faut que je rie. Et de qui donc ai-je besoin ? Quelle tâche me capterait ? Je suis homme et l’on ne peut pas du moins m’en empêcher. Il y a quelque chose en moi d’irréductible. Je peux être détruit ; mais en ce moment
Je vis et cela est magnifique344.
Je loue Gide d’avoir osé l’expression de cette joie. Nietzsche sans doute avant lui l’avait enseignée. Mais Gide l’a racontée. Et que pèse un précepte auprès d’une description ?
* *
Il faut achever. Ceci même que je viens d’exalter en Gide, peut-être je ne l’aimerais pas si je le trouvais seul. De Nietzsche à la longue je me suis détourné, pour avoir découvert trop exclusive et monotone sa préoccupation. J’étouffe dans l’immoralisme ; bientôt une grande soif de faiblesse ; il faut que je cède enfin et que je ne sois plus parfait. C’est le désir d’être atteint, semblable au sommeil. Mais justement Gide, parce qu’il ne s’entête jamais, échappe de toutes parts à l’obligation de rester intact ; je devine et j’aime chez lui une inquiétude muette du meilleur345, le pressentiment d’une joie plus pure. Il est mal content de son contentement, il en ressent le défaut, il ne le subit pas sans crainte, il cherche par où se rendre pauvre et comment obtenir d’avoir besoin. Déjà les restrictions que le Retour de l’Enfant Prodigue, Amyntas (Le Renoncement au Voyage), la Porte Étroite ajoutent à l’Immoraliste, indiquent le tourment d’une âme que son bonheur ne réussit pas à enfermer.
Est-ce à dire qu’il faille considérer Gide comme déjà chrétien et la Porte Étroite comme un livre religieux ? Seuls peuvent accepter cette opinion ceux qui ne savent ni ce qu’est Gide ni ce qu’est le christianisme, et pour qui douter de la physiologie c’est entrer en religion.
Je prétends ici louer en Gide non pas l’avènement d’une foi nouvelle, mais seulement un admirable désir d’aller plus loin, une impatience infatiguée. Car il faut bien y revenir ; de ce que j’annonçais au début et qui est le grief cardinal des adversaires de Gide je veux faire mon dernier motif d’admiration : Gide n’a pas fini ; nous ne le tenons pas encore, nous ne pouvons pas l’insérer à sa place, avec sa notice, dans une anthologie. Que faire ? Il est vivant, il m’échappe comme il vous élude ; mais je lui en sais gré, tandis que vous le boudez.
Je vous propose, chère amie, écrit-il à Angèle, une belle définition du génie : le génie c’est le sentiment de la ressource346.
Avec qui, ce sentiment, l’eûmes-nous jamais plus certain ? Laissons ceux qu’attache et qu’entrave leur passé ; nous savons par ce qu’ils ont fait tout ce qu’ils feront ; nous sommes bien tranquilles : ils ne nous surprendront plus. Mais je me tourne vers Gide : ses livres au début contenaient, chacun, toute son âme ; puis ils l’ont partagée entre eux, ils se sont écartés les uns des autres, ils se sont séparés par des intervalles de plus en plus larges. Et la promesse qu’ils donnent pareillement s’est amplifiée ; plus que jamais ils me demandent d’attendre ; ils éloignent toute limite, ils s’effacent devant l’avenir en regardant vers lui. Ils semblent dire : « Non, tout cela ne comptait pas. C’est maintenant que nous allons commencer. »
Quel écrivain, à quarante ans parvenu, nous obligea jamais à tant d’espoir ?
Bibliographie347
Les Cahiers d’André Walter (sans nom d’auteur), Librairie Perrin, 1891
* Les Cahiers d’André Walter (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1891
Les Poésies d’André Walter (sans nom d’auteur), Librairie de l’Art Indépendant, 1892
Le Traité du Narcisse, Librairie de l’Art Indépendant, 1892
La Tentative Amoureuse, Librairie de l’Art Indépendant, 1893
Le Voyage d’Urien (avec illustrations de Maurice Denis), Librairie de l’Art Indépendant, 1893
Paludes, Librairie de l’Art Indépendant, 1895
* Le Voyage d’Urien, suivi de Paludes, Librairie du Mercure de France, 1896
* Les Nourritures Terrestres, Librairie du Mercure de France, 1897
Réflexions sur quelques points de littérature et de morale, Librairie du Mercure de France, 1897
* Philoctète (Philoctète, Le Traité du Narcisse, La Tentative Amoureuse, El Hadj), Librairie du Mercure de France, 1899
Feuilles de route, Librairie du Mercure de France, 1899
* Le Prométhée mal enchaîné, Librairie du Mercure de France, 1899
Lettres à Angèle, Librairie du Mercure de France, 1900
De l’influence en littérature, Librairie de l’Ermitage, 1900
Le Roi Candaule, Librairie de la Revue Blanche, 1901
Les Limites de l’Art, Librairie de l’Ermitage, 1901
Saül, drame, Librairie du Mercure de France, 1902
* L’Immoraliste, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. in-18, 1902
L’Immoraliste, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. petit in-16, 1902
De l’importance du public, Librairie de l’Ermitage, 1903
* Prétextes, réflexions sur quelques points de littérature et de morale, Librairie du Mercure de France, 1903
* Saül, Le Roi Candaule, Librairie du Mercure de France, 1904
* Amyntas, Librairie du Mercure de France, 1906
* Les Poésies d’André Walter, réimpression, dans Vers et Prose, Tome VIII, 1906-07
Le Retour de l’Enfant Prodigue, dans Vers et Prose, Tome IX, 1907
Bethsabé, dans Vers et Prose, Tome XVI, 1908-09
* La Porte Étroite, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. in-18, 1909
La Porte Étroite, récit, Librairie du Mercure de France, Edit. petit in-16, 1909
Le Retour de l’Enfant Prodigue, Bibliothèque de l’Occident (tirage à 100 exempl.), 1909
Oscar Wilde, Librairie du Mercure de France, 1910
* Nouveaux Prétextes, Librairie du Mercure de France, 1911
* Isabelle, récit, Edition de la Nouvelle Revue Française, Edit. in-8 couronne, 1911
Isabelle, récit, Edition de la Nouvelle Revue Française, Edit. in-8 tellière, 1911
Charles-Louis Philippe, conférence prononcée au Salon d’Automne, Librairie Eugène Figuière, 1911
Dostoïevski d’après sa correspondance, Grande Revue du 25 mai, 1908 Librairie Eugène Figuière, 1911