(1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Littré. »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Littré. »

M. Littré56.

Le nom de M. Littré, qui depuis des années était en estime auprès des savants et de tous les hommes instruits, est devenu, grâce à une circonstance imprévue (son échec à l’Académie par suite de la dénonciation de l’évêque d’Orléans), des plus célèbres tout d’un coup et presque populaire. C’est le moment aussi où les premières livraisons de son Dictionnaire de la Langue française viennent mettre en lumière et répandre, à l’usage de tous, les trésors d’une érudition si longuement amassée. Je n’ai point attendu ces circonstances pour exprimer les sentiments de déférence et de respect que m’a toujours inspirés l’auteur ; mais je profiterai du moment favorable pour parler de lui avec l’étendue qu’il mérite, pour caractériser quelques-uns de ses travaux, et le présenter au public tel que je l’ai vu constamment et que me le peignent les hommes qui l’ont le plus cultivé et qui l’ont suivi de plus près.

I. Sa Naissance. — Ses Parents. — Ses Études. — Première Carrière. — Premiers Écrits.

Maximilien-Paul-Émile Littré, né à Paris le 1er février 1801, fut élevé par des parents d’une moralité forte, sévère et profonde ; il reçut une éducation domestique qui eut sur lui la plus grande influence et qui le marqua à jamais. Son père, en particulier, mérite qu’on s’arrête à le ressaisir et à le considérer.

C’était un Normand, d’Avranches, fils d’un orfèvre ; il avait reçu une certaine éducation et était déjà en mesure d’en profiter, lorsque, s’ennuyant de la maison paternelle où il avait une belle-mère avec laquelle il ne s’accordait pas, il alla chercher fortune à Paris. Là, informé que son père était dans la gêne, il s’engagea dans l’artillerie de marine, et envoya à Avranches le prix de son engagement. Il fut canonnier de marine pendant des années et, dans ce service borné où l’on n’a pas chance d’avancement comme sur terre, il parvint au grade de sergent-major57. Tel qu’on me l’a dépeint, et quoique enlaidi par la petite vérole, il était des mieux faits dans sa jeunesse, un homme superbe, athlétique, d’une vigueur, d’une adresse, d’une intrépidité sans égale, et avec des sentiments d’une fierté, d’une indépendance, d’une ambition généreuse, qui le mettaient tout à fait hors de pair. Nul doute que si, au lieu de courir les mers de l’Inde, il s’était trouvé en France dans ces années brûlantes et fécondes où les géants se levèrent, sortirent des sillons, et où la Révolution enfanta ses hommes, il n’eût été l’un d’eux et n’eût fait grandement son chemin, s’il n’avait péri. Au lieu de cela, il sema sa force sur l’élément stérile, sur la plaine où l’on ne vendange pas. Quand, après onze ans d’absence, il revint à terre, ayant quitté le service, le 18 Brumaire avait sonné ou allait sonner : la lutte des principes expirait. Il fallait vivre. Littré s’était marié, il était père : il entra dans les Droits réunis dès la fondation, grâce à une très belle écriture et à la bienveillance de Français de Nantes. Après quelque emploi en province, il fut appelé à Paris, où il devint chef de bureau à l’administration centrale. Sa carrière ne fut même fixée et arrêtée à ce cran définitif qu’à la suite d’un incident où il fit preuve d’une probité intraitable et inflexible. Cependant il profitait de ses moments de loisir pour l’étude ; il avait assemblé une très bonne bibliothèque en tout genre, et, se jetant sur les choses de l’esprit avec la force qu’il mettait à tout, il s’était avancé et formé lui-même. Il apprit le grec pour le montrer à son fils ; plus avancé en âge, il apprit même du sanscrit, et il avait des livres en cette langue, ce qui était alors fort rare. Ce père, en un mot, avait le sentiment des hautes études. Il mérita que, dix ans après sa mort, M. Barthélémy Saint-Hilaire, ami de ses fils, et qui avait vécu dans sa maison sous la même discipline, lui dédiât sa Politique d’Aristote (1837), et en des termes qui se gravent et ne s’effacent plus ; voici en partie cette dédicace qui prouve quelle idée, quelle empreinte ce père de M. Littré avait laissée de lui et de sa force d’initiative : « À la mémoire de Michel-François Littré, d’Avranches, chef de bureau à la direction générale des Contributions indirectes, mort à Paris le 20 décembre 1827 ; canonnier de marine durant les guerres de notre Révolution ; l’un des collaborateurs du Journal des Hommes libres en 1799 ; patriote sincère et constant, qui a cru et travaillé pendant sa vie entière aux progrès de la liberté ; érudit qui ne devait qu’à lui seul et à la persévérance de ses travaux des connaissances étendues et variées ; philologue distingué, l’un des plus anciens membres de la Société asiatique de Paris ; homme d’une inaltérable droiture, etc. » J’abrège. Voilà l’homme qui a créé et formé celui que nous avons.

Logé au n°3 de la rue des Maçons-Sorbonne, dans une maison qui avait un jardin, il se plaisait à y réunir les camarades de son fils ou de ses fils ; car il avait deux fils, Émile, l’aîné, le nôtre, et Barthélémy, le cadet. Mais c’était l’aîné surtout qui portait le cachet paternel, et à qui son père avait transmis toute sa passion de l’étude par le sang à la fois et par l’exemple. Il réunissait donc les jours de congé les premiers de la classe, Burnouf, Hachette, Bascou, mort professeur de littérature française à Montpellier. Ce père énergique était en plein, on le voit assez, dans les principes et les idées philosophiques du xviiie  siècle. Il ne séparait pas la science de la morale, et il n’était pas non plus de ceux qui ensevelissent leurs débuts pénibles et leurs origines ; il avait eu la vie rude et même misérable ; il avait été pauvre, et il lui arrivait de le rappeler à son fils en des termes qui ne s’oublient pas : « Il m’est arrivé de manquer de pain, toi déjà né. » Cela devenait un stimulant ensuite pour mieux acquérir le pain de l’esprit, et surtout pour être disposé à le partager avec tous.

La mère d’Émile Littré, qui était d’Annonay, — elle, protestante de religion et croyante, — n’avait pas dans son genre une moindre originalité que son mari. C’était, telle qu’on me l’a dépeinte, une figure antique, habillée le plus souvent non comme une dame mais comme une servante, en faisant l’office au logis, la femme de ménage parfaite, une mère aux entrailles ardentes, et avec cela douée d’une élévation d’âme et d’un sentiment de la justice qu’elle dut transmettre à ce fils dont elle était fière et jalouse. Il tient beaucoup d’elle, pour le moins autant que de son père58. M. Littré (sans parler d’une sœur morte en bas âge) avait un frère plus jeune, employé, homme instruit, distingué, qui mourut en 1838 ; mais, par une variété ordinaire dans cet ordre physiologique si complexe et si mobile, il ne portait point, je l’ai dit, l’empreinte des mœurs domestiques comme son aîné.

On ne voyait pas, à proprement parler, le monde dans la maison Littré ; c’était une officine d’étude, un laboratoire : domus mea, domus orationis. Émile était externe et suivait, ainsi que son frère, les classes à Louis-le-Grand. Il avait d’ordinaire la première place et tous les prix à la fin de l’année. La première question des parents au retour du collège était : « Quelle place as-tu ? » Rien ne le distrayait d’apprendre. Les amis même, invités les jours de congé, continuaient en quelque sorte l’émulation de toute la semaine. Il croissait ainsi à côté de ses parents et de sa mère, très libre et dominant avec simplicité parmi ses condisciples.

Ses succès de chaque fin d’année, de bons témoins me l’attestent, étaient prodigieux. En rhétorique, vétéran, il eut tous les prix du collège et plusieurs au concours : on fut tout surpris qu’il n’eût pas le prix d’honneur. Il revenait littéralement chargé et accablé de livres. La dernière année, le nombre des volumes obtenus en prix dépassait de beaucoup cent volumes.

Il n’était pas homme à plier sous le faix. Tel qu’on me le décrit à cet âge de première jeunesse, il n’était pas du tout pareil à ce savant d’une santé ferme encore, mais réduite, que nous avons sous les yeux : il jouissait d’une force de corps et d’une organisation herculéenne, héritée par lui de son père. Le premier aux exercices corporels comme à ceux de l’esprit, aux barres, à la natation, d’un jarret d’acier, d’un poignet de fer, il était capable de lever, à bras tendu, une chaise qui portait un camarade âgé de dix-neuf ans. Rien de gracieux, mais la force même. Cette force se détruisit par l’excès du travail intellectuel. Il passa du tempérament athlétique à ce tempérament diminué qui est le sien, moyennant une gastrite permanente qui ne lui dura pas moins de dix ans. Sa, vigueur native, consumée ailleurs et transformée, s’est portée tout entière et s’est concentrée désormais dans les fibres seules du cerveau.

Il terminait ses classes en 1819. Il fit une année de mathématiques ; s’il eut un moment l’idée d’entrer à l’École polytechnique, il n’y donna pas suite. Un incident, une épaule qu’il se démit en piquant une tête dans une partie de natation, l’empêcha de se présenter à l’examen. Il fut placé deux ans auprès du comte Daru en qualité de secrétaire. Sa santé commença à se déranger. Il continuait d’étudier, mais il se lassa de voir que c’était sans destination. Au sortir de chez M. Daru, il se mit à la médecine, et cette étude devint désormais la principale branche à laquelle il se rattacha (vers 1821, 1822).

Il savait dès lors (sans parler des deux langues anciennes) l’allemand qu’il possédait à fond, plus l’anglais et l’italien ; et ces diverses langues, il les savait assez, remarquez-le, pour écrire dans chacune et pour y composer même des vers. Il aimait ce dernier genre d’exercice.

Vers 1823-1824, il recevait, en même temps que M. Barthélémy Saint-Hilaire, des leçons de sanscrit d’Eugène Burnouf ; il n’en fit jamais parade, mais il assurait ainsi par les plus fortes assises les fondements de sa science philologique.

Pendant huit années, il se consacra d’ailleurs, presque sans partage, aux études médicales et aux préparations pénibles qu’elles exigent ; il disséquait dans les amphithéâtres, légèrement vêtu en hiver et sans aucune des précautions ordinaires à ceux qui ne passent pas pour délicats. Même en étudiant le corps, il semblait pour lui, au peu de soin qu’il en prenait, que, le corps n’existât pas. Pendant trois ans, il allait assidûment au Jardin botanique étudier les plantes, les familles, parlant peu en chemin à son compagnon, le front penché et tout à ses classifications exactes. Il ne s’en tint pas aux cours de l’École, il passa par tous les degrés de l’externat et de l’internat dans les divers hôpitaux ; il y fut condisciple et collègue des docteurs Michon, Danyau, Nalalis Guillot, Gervais (de Caen). À tous, selon l’expression de ce dernier, il inspirait dès lors plus que de l’estime ; c’était du respect. On avait de lui la plus haute idée. Un nouveau Journal de médecine s’était fondé sous les auspices et par la collaboration de jeunes médecins déjà en renom, Andral, Bouillaud, Blandin, Casenave, Dalmas, etc. Ils s’adjoignirent M. Littré, encore interne. Sa carrière médicale semblait tout indiquée, toute tracée. Mais en 1827, son père meurt ; il reste avec sa mère et son frère sans fortune, sans ressources. Il faut soutenir sa mère ; il y pourvoit et donne des leçons de latin, de grec, jusqu’en 1831.

Pourquoi alors ne pas se faire tout simplement recevoir docteur en médecine et ne pas se livrer incontinent à l’exercice d’un art où il était déjà maître, et où les maîtres le traitaient au moins en égal ? On se le demande ; ses amis se le demandèrent dans le temps et le pressèrent de questions, quelques-uns même d’instances. Il avait toutes ses inscriptions ; il ne lui manquait qu’un titre, et ce titre, il ne l’a même pas encore aujourd’hui ; il a toujours négligé de le prendre. Il est membre de l’Académie de médecine, et il n’est pas docteur ! Pourquoi s’être arrêté ainsi au terme, non pas devant le seuil d’une initiation nouvelle et d’une épreuve (ce n’en était pas une pour un tel candidat), mais devant la porte de sortie toute grande ouverte ? Nous touchons là, dans ce caractère essentiellement moral, à quelqu’une des difficultés secrètes qui sont le scrupule des consciences délicates et qu’on ne peut que sonder discrètement. Les années de son internat terminées, il n’avait, nous l’avons dit, aucune fortune : l’établissement d’un médecin coûte en premiers frais ; il aurait fallu contracter une dette, une obligation ; il n’osa prendre sur lui ce risque, il ne voulut pas « charger sa vie. » C’était chez lui un principe de conduite qu’il s’était fait de bonne heure. Et voilà pourquoi, tout traducteur d’Hippocrate qu’il est, tout excellent praticien qu’il est aussi et très habile guérisseur, il n’est pas médecin en titre et sur l’Annuaire. S’il pratique l’été à la campagne (et il le fait de grand cœur et avec grand succès), c’est pour les pauvres, pour les voisins, et rien que pour eux.

Dirai-je toute ma pensée ? quand les Stoïciens se mêlent d’être modestes, on ne peut savoir à quel point ils le sont, et quel degré de scrupule et de raffinement ils portent dans cette vertu d’humilité, et même à leur insu quelquefois. J’ai beaucoup étudié les Port-Royalistes, ces Stoïciens du Christianisme. Eh bien ! parmi eux, combien en ai-je rencontré qui, purs, éclairés, savants et fervents, tout nourris de la moelle sacrée des Basile et des Chrysostome, capables d’être prêtres et des meilleurs, n’osaient prendre sur eux le ministère de l’autel et se rabattaient à ne vouloir jamais être que diacres ou acolytes ! De même, j’imagine cette âme austère et modeste de M. Littré, qui s’est montrée égale à l’interprétation du plus grand médecin de l’Antiquité et à l’intelligence de cette royale nature d’Hippocrate, se rabat volontiers à n’être qu’un des derniers de son Ordre, un officier de santé, pendant ses mois d’été à la campagne. Jouissance intime et sobre, non exempte de privation, d’autant plus voisine de la conscience, et qui fuit les orgueilleux vulgaires !

Dans les journées de juillet 1830, après la violation des lois par le pouvoir existant, M. Littré avait fait selon ses principes ; il avait pris le fusil ainsi que ses amis, avec cette particularité qu’il s’était revêtu d’un habit de garde national, habit séditieux, puisque la garde nationale était dissoute ; et il joignait à l’uniforme un chapeau rond. Pendant toute la journée du mercredi 28, il avait fait le coup de feu dans la Cité, le long du quai Napoléon. Le lendemain jeudi, au Carrousel, Farcy avait été frappé d’une balle à son côté ; et c’est chez lui que le corps du généreux jeune homme avait été ramené à travers les mille difficultés du moment. On avait fait une civière avec le pan de volet d’une boutique de marchand de vin ; quatre porteurs de bonne volonté s’étaient chargés du fardeau, et M. Hachette, conduisant le convoi sanglant, chapeau bas, à travers le respect universel, était arrivé à la maison de M. Littré, d’où le corps, dès qu’on l’avait pu, était ensuite allé au Père-Lachaise, y recevoir les derniers honneurs.

M. Littré entra au National en 1831. Un de ses anciens collègues d’internat, le docteur Campaignac, parla de lui à Carrel dont il était le médecin, et M. Barthélémy Saint-Hilaire se chargea aussi de l’introduire. Mais il n’y était point d’abord sur le pied auquel il aurait pu prétendre. Il était simple traducteur des journaux étrangers sous M. Albert Stapfer. Trois années durant, il resta dans cette position secondaire, sans que le rédacteur en chef devinât toute la portée de son mérite, et sans que lui, de son côté, il fît rien pour l’en avertir. Un article qu’il écrivit un jour à la recommandation du libraire Paulin, au sujet d’un Discours de W. Herschell, fils de l’illustre astronome, sur l’Étude de la philosophie naturelle, un très bel article tout animé du souffle newtonnien et où il s’inspirait du génie des sciences (14 février 1835), frappa pourtant et devait frapper Carrel ; arrivant ce jour-là au National, et voyant Littré qui traduisait ses journaux allemands, selon son habitude, au bout de la table de la rédaction dans le salon commun : « Mais vous ne pouvez rester dans cette position, lui dit-il, vous êtes notre collaborateur. » L’estime de Carrel fut très haute dès qu’il se mit à l’apprécier ; il essaya même de faire de lui un rédacteur politique et de premiers-Paris. C’était trop demander à l’écrivain philosophe. M. Littré, du vivant de Carrel et après lui, fit des articles et rendit des services au National, mais sans jamais être, à proprement parler, un collaborateur politique et une plume d’action.

Dès ce temps et à travers les diversions commandées par la nécessité, il avait repris la suite de ses études médicales. Il mêlait la pratique à la science. Il était des plus assidus au service de M. Rayer à la Charité, et il prit part pendant six ans aux travaux de ce médecin si distingué qui est son ami. Dès 1830, le libraire Baillière lui avait proposé de faire une traduction et une édition d’Hippocrate. Ce devait être d’abord avec M. Andral. L’affaire ne fut reprise et convenue avec M. Littré seul qu’en 1834. A partir de ce moment, la publication d’Hippocrate devint l’œuvre capitale de M. Littré, celle sur laquelle se dirigea et se concentra pendant des années son principal effort intellectuel. Les articles publiés par lui dans la Revue des Deux Mondes depuis 1836, et ailleurs, n’étaient que des accessoires et des hors-d’œuvre.

Je ne puis cependant omettre de signaler quelques-uns de ces beaux articles qui montraient dès lors en M. Littré le médecin et le naturaliste philosophe, le morceau des Grandes Épidémies (Revue des deux Mondes, 15 janvier 1836), et les deux morceaux précédemment publiés dans un autre recueil (Revue républicaine, 10 juin et 10 novembre 1834), au sujet des Recherches sur les ossements fossiles, de Cimier, et des Nouvelles recherches des géomètres sur la chaleur de la terre. Le sentiment de ces époques antérieures à l’homme et à l’humanité, plus grandes que notre faible espèce, qui en embrassent et en dépassent les limites, et qui sont mesurées sur un tout autre compas que nos cadrans particuliers, y respire et y règne sans partage avec une sorte de tristesse sereine. La vue élevée et anticipée qu’eurent de ces choses, dans l’Antiquité même, les Sénèque, les Lucrèce, les Aristote, les Empédocle, M. Littré l’a retrouvée, et il la rend à son tour, en y joignant la connaissance plus précise qui caractérise les modernes :

« On prétend, dit-il, que Virgile, interrogé sur les choses qui ne causent jamais ni dégoût ni satiété, répondit qu’on se lassait de tout, excepté de comprendre (præter intelligere). Certes, la pensée est profonde, et elle appartient bien à une âme retirée et tranquille comme celle du poète romain. Une vie entière d’étude, accompagnée de lumière et de poésie, l’avait porté dans les pures et paisibles régions de l’intelligence ; mais jamais on ne sent mieux la vérité des mots qui lui sont attribués, que lorsqu’on touche à ces questions qui nous lancent dans la double immensité du temps et de l’espace. Il y a dans la petitesse de l’homme, dans la petitesse de sa terre, dans la brièveté de sa vie, quelque chose qui contraste singulièrement avec les énormes distances qu’il soupçonne, et les vastes intervalles de temps qu’il suppute et qu’il retrouve dans les ombres du passé. Grâce à ceux qui, comme dit Childe-Harold, ont rendu légers nos travaux mortels, une certaine lumière a commencé à poindre. La science est le flambeau qui vient éclairer un lieu obscur ; et tout entraîné qu’on est par le tourbillon de la terre et de la vie, c’est quelque chose que de pouvoir jeter un grave et long regard sur ces ténèbres et cet abîme. »

Nourri des fortes lectures et abreuvé aux hautes sources des poètes, M. Littré a un côté de lui-même qu’il n’a jamais laissé qu’entrevoir et qui est celui d’une poésie philosophique à laquelle, m’a-t-on assuré, il excelle. On m’a parlé d’une ode sur la Lumière, dans laquelle, pénétré de toutes les théories optiques modernes et imbu des grandes paroles pittoresques des maîtres primitifs, il s’est élevé à une belle inspiration de science et de poésie. Je voudrais la lui arracher et j’en désespère59.

Dans ses articles sur les âges du monde antérieurs à l’homme, il a su rendre avec un sentiment bien présent cet accident et ce mystère de la vie qui vient, à certains jours, éclore tout à coup à la surface. « Je ne sais, disait autrefois la mère des Machabées à ses enfants, comment vous avez paru dans mon sein ; ce n’est pas moi qui vous ai donné l’âme, l’esprit et la vie que vous y avez reçus. » — « Il faut, ajoute M. Littré, qui invoque ce passage, répéter les paroles de la femme de l’Écriture au sujet de l’apparition de l’homme sur la terre, des races animales, du plus humble des insectes, du moindre des végétaux, de la plus petite chose vivante. » Mais il y avait alors, au moment de la vaste éclosion première, je ne sais quel grand printemps plus magnifique et plus fécond ; le monde entier plus jeune menait un printemps plus sacré que ceux qu’on a vus depuis, toute une saison de fête et de triomphe, dont les nôtres ne sont plus que de moindres et pâles images. « Il semble que la puissance qui s’exerça alors jouissait d’une activité immense, qui est réduite aujourd’hui à des effets obscurs et à d’insignifiantes ébauches. »

En s’appliquant à l’exposé de ces hautes questions primordiales, M. Littré y affermit son âme et y fortifie son entendement. Il est plein, chemin faisant, de citations littéraires admirables et qui sortent d’un fonds riche où toute doctrine s’est accumulée. Il n’est jamais plus satisfait que quand il peut revêtir sa propre pensée de l’expression de quelque ancien sage ; et, par exemple, il tire à lui et détourne ici à son objet, en l’accommodant quelque peu, ce beau mot du philosophe Charron traitant de Dieu même : « Le plus expédient est que l’âme s’élève par-dessus tout comme en un vide vague et infini, avec un silence profond et chaste et une admiration toute pleine de craintive humilité. » Tel est le sentiment, religieux à sa manière et des plus graves, des plus moraux assurément, que M. Littré apporte en ces considérations d’un ordre si étendu et si vaste. Béranger, qui avait lu ces articles de la Revue républicaine, en avait été vivement frappé et avait dû à l’auteur un agrandissement d’horizon60.

En 1835, M. Littré se maria. Peu de temps auparavant, il comptait encore échapper à ce joug que la société impose et se croyait fait pour le célibat. Il changea brusquement d’avis et se soumit avec facilité. Il épousa une personne simple et de mérite, pieuse et pratiquant. La fille qui lui naquit et qui est aujourd’hui si digne de son père, une aide intelligente dans ses travaux, fut élevée de même selon la foi de sa mère, chrétiennement. C’est ainsi que ce philosophe, au cœur doux autant qu’à l’esprit élevé, comprend la tolérance et l’exerce autour de lui. Ce fut lui-même qui éleva sa fille. Chaque jour, après le dîner, une heure durant, il lui faisait faire des devoirs, des dictées, dont Sophie était l’occasion et le sujet. Il y mettait de l’ingénieux et même une sorte de grâce. De même qu’il respecta toujours dans sa femme la piété qu’elle avait, il la respecta également dans sa fille avec une délicatesse et une douceur parfaites. Quand on est initié comme je le suis, comme je viens de l’être par toutes sortes de témoignages, à cet intérieur d’honnêteté, de simplicité et de devoir, le cœur se révolte à penser que c’est cet homme-là, la droiture et la vertu même, une âme en qui jamais une idée mauvaise ou douteuse n’a pénétré, que c’est lui qu’on est allé choisir tout exprès pour le dénoncer à tous les pères de famille de France comme un type d’immoralité. — Et cela, parce qu’il pense autrement que vous, partisan littéral de la Genèse, sur l’origine des choses et l’éternité du monde ! Quand donc ne placerons-nous la morale que là où elle est réellement ?

II. Édition et traduction d’Hippocrate. — Nomination à l’Institut.

Mais il nous faut en venir au premier et principal titre de M. Littré en ces années et dans la première moitié de sa carrière, à son Hippocrate.

Ce qu’il fallait de connaissances positives et variées, d’aptitudes et de spécialités diverses, concourant dans un labeur assidu, pour entreprendre et mener à fin cette grande œuvre de la Collection hippocratique, rien qu’une telle idée, au premier aspect, eût été capable d’effrayer et de détourner tout autre que M. Littré : intelligence approfondie du grec, lecture des manuscrits, collation des textes et détermination du dialecte ; intelligence et reconstitution des doctrines au point de vue médical ancien, examen critique en tous sens, interprétation et traduction à notre usage, tellement que les traités hippocratiques, en définitive, « pussent être lus et compris désormais comme un livre contemporain. » Le traducteur-éditeur a suffi à cette tâche considérable, et le monument qu’il a mis vingt-cinq ans à préparer et à produire répond pour lui (1839-1862).

Hippocrate ! si je me laissais aller à parler comme je sentais à l’âge où j’essayai pour la première fois de t’aborder, que ne dirais-je pas de toi ! Nom vénérable et presque sacré, plus mystérieux et plus voilé que ceux de Socrate et de Platon, à peine plus dessiné à nos yeux et plus distinct que celui d’Homère, on ne t’interrogeait qu’avec respect et religion ; on supposait derrière ta science toutes sortes de sciences perdues, on voyait dans ton expérience le résumé de toutes les expériences ; on sentait en toi, aux bons endroits lumineux, l’universalité d’une doctrine, le lien de l’observation comparée, partout le sentiment de la vie ; on voulait tout comprendre, on espérait t’arracher de derniers secrets ; on te demandait presque des oracles. M. Littré, le flambeau ou la lampe à la main, a rabattu beaucoup de ces vagues espérances et a simplifié l’étude par la critique. Du véritable Hippocrate, à le prendre dans sa vie, si l’on retranche tout ce que la légende et la fable y ont ajouté, combien on sait peu de chose ! Platon, seule autorité authentique sur son compte, nous apprend, par le passage d’un dialogue, qu’Hippocrate de Cos, contemporain de Socrate, était de la famille des Asclépiades, c’est-à-dire d’une race de médecins qui prétendaient remonter à Esculape ; qu’il était praticien et professeur renommé, et qu’il donnait des leçons qu’on payait. C’est bien peu. Il nous faut renoncer dès lors à toutes les anecdotes postérieures qui ont couru et qui font légende à son sujet ; aux services qu’il aurait rendus à la Grèce pendant la peste d’Athènes, et dont Thucydide ne dit mot ; à ces grands bûchers qu’il aurait fait allumer pour purifier l’air et qui chassèrent le fléau ; à son refus d’aller servir le roi de Perse, et à son mépris des présents d’Artaxerce : inventions agréables, ingénieuses, mais inventions de rhéteurs, nées d’écrits apocryphes que la critique n’admet pas et qu’elle met à néant. Elle est sans pitié, cette critique ; elle est en garde contre tout ce que cette Grèce aimable et mensongère a imaginé ; elle se bouche les oreilles avec de la cire contre la voix des Sirènes. Je suis de ceux qui ne sont pas sans quelque regret sur ces pertes que fait l’imagination des âges en avançant. Si nous détruisons la légende, il semble que nous devrions nous mettre en peine de la remplacer aussitôt ; si nous arrachons le rameau d’or, qu’un autre rameau succède à l’instant et repousse, ne fût-ce qu’un rameau d’argent. Ne laissons pas une lumière, même décevante, s’éteindre sans la rallumer sous une autre forme et, s’il se peut, par un autre flambeau. N’appauvrissons pas la mémoire humaine et le Panthéon du passé d’une grande image. Si la figure d’Hippocrate se détruit et s’évanouit par un côté, qu’elle se relève aussitôt et subsiste de l’autre.

M. Littré l’a fait en partie, bien que, doué comme il est, il l’eût pu faire peut-être encore davantage. J’aurais aimé à trouver dans son Introduction d’Hippocrate quelque page vivante, animée, se détachant aisément, flottante et immortelle, une page décidément de grand écrivain et à la Buffon, comme il était certes capable de l’écrire, où fut restauré, sans un trait faux, mais éclairé de toutes les lumières probables, ce personnage d’Hippocrate, du vieillard divin, dans sa ligne idéale, tenant en main le sceptre de son art, ce sceptre enroulé du mystérieux serpent d’Épidaure ; un Hippocrate environné de disciples, au lit du malade, le front grave, au tact divinateur, au pronostic sûr et presque infaillible ; juge unique de l’ensemble des phénomènes, en saisissant le lien, embrassant d’un coup d’œil la marche du mal, l’équilibre instable de la vie, prédisant les crises ; maître dans tous les dehors de l’observation médicale, qu’il possédait comme pas un ne l’a fait depuis. Quand je dis que j’aurais désiré trouver un tel portrait idéal, je ne suis pas juste, car il y est, bien qu’un peu trop dispersé ; les chapitres xiii et xiv de l’Introduction, qui ont pour titre : Exposé sommaire de la doctrine médicale d’Hippocrate ; Remarques sur le caractère médical et le style d’Hippocrate ; ces chapitres ne sont autre chose que la description exacte, précise, définitive, de la forme de science et du genre de talent de l’Homère médical. Il faudrait bien peu pour donner à telle de ces pages de la couleur et de la flamme, de ce qui brille de loin ; mais ce peu eût sans doute paru de trop à l’esprit exact et consciencieux qui tient à ne pas excéder d’une ligne la limite du vrai.

Voici pourtant quelques beaux passages, du jugement le plus sûr, de la meilleure et de la plus saine des langues :

« Hippocrate a fleuri à l’époque la plus brillante de la civilisation grecque, dans ce siècle de Périclès qui a laissé d’immortels souvenirs. Il a vécu avec Socrate, Phidias, Sophocle, Euripide, Thucydide, Aristophane, et il n’a pas été indigne de cette haute société. Lui aussi a partagé le sentiment qui pénétrait alors les Hellènes, enorgueillis de leur liberté, enthousiasmés de leurs triomphes, épris de leurs belles créations dans les arts, dans les lettres et dans les sciences. Voyez dans le traité des Airs, des Eaux et des Lieux, avec quelle fierté le Grec triomphe du barbare, l’homme libre du sujet soumis à un maître, l’Européen vainqueur de l’Asiatique partout vaincu sur terre et sur mer. Se peut-il trouver un sentiment national plus fièrement exprimé que cette supériorité de race que le médecin de Cos attribue à ses compatriotes ? Plus on pénètre le sens des écrits d’Hippocrate, et plus l’on s’identifie avec le fond et la forme de ses pensées, plus aussi on comprend l’affinité qu’il a avec les grands esprits ses contemporains, et plus l’on est persuadé qu’il porte comme eux la vive empreinte du génie grec. »

Et plus loin, je détache, avec le regret de l’abréger, une belle et bien bonne page encore :

« Celse a vanté la probité scientifique d’Hippocrate dans une phrase brillante qui est gravée dans tous les souvenirs : (« Hippocrate, a-t-il dit, a témoigné qu’il s’était trompé dans un cas de fracture du crâne, et il a fait cet aveu avec la candeur propre aux grands hommes, aux riches qui ont pleine conscience du grand fonds qu’ils portent en eux »)… C’est le même sentiment de probité qui lui inspire la plus vive répugnance pour tout ce qui sent le charlatanisme… La haine qu’Hippocrate ressentait et exprimait à l’égard des charlatans est très comparable à la haine qui animait Socrate, son contemporain, contre les sophistes. Le médecin et le philosophe poursuivent d’une égale réprobation ces hommes qui abusaient de la crédulité populaire pour vendre, les uns, une fausse médecine, les autres une fausse sagesse… Il fallait véritablement qu’Hippocrate eût été blessé du spectacle donné par l’effronterie des charlatans et par la crédulité du public pour insister auprès des médecins ses élèves avec tant de force, non pas seulement contre l’emploi d’un charlatanisme honteux, mais encore contre toute conduite dont le soin exclusif ne serait pas d’en écarter jusqu’à l’ombre la plus légère. La guerre aux sophistes faite par Socrate, la guerre à l’esprit de charlatanisme faite par Hippocrate, sont de la même époque et portent le même caractère. »

M. Littré, en cela, est bien un disciple d’Hippocrate. Bien qu’il n’ait pas prononcé le fameux Serment qui lie au sacerdoce médical, il le porte écrit dans son cœur. À le voir passer si souvent tout près de l’éclat en l’évitant, et si en garde contre toute magie, même celle du langage, on ne peut s’empêcher de faire la comparaison de lui à tant d’autres, qui ont du talent, mais aussi la montre et l’emphase du talent.

Venant à définir le style si caractéristique du père auguste de la médecine, cette langue ionienne, chez lui si ferme et si sévère, bien qu’élégante toujours, ce style aphoristique en particulier auquel Hippocrate a donné vogue et qu’il semble avoir communiqué depuis à des moralistes eux-mêmes pour graver leurs pensées, il y reconnaît la marque primitive du maître, qui est demeurée sans égale, bien des choses qui, répétées depuis, n’ont plus été exprimées avec le même sens et la même grandeur. « On ne doit pas aller là, dit-il, pour apprendre la médecine ; mais, quand on est pourvu d’une instruction forte et solide, il faut y chercher un complément qui agrandisse l’esprit, affermisse le jugement, excite la méditation, genre de service que tous les livres ne rendent pas. » Modeste pour son auteur comme pour lui-même, on peut trouver qu’il ne le loue que juste assez.

Je regrette que ce ne soit pas ici le lieu d’entrer dans le détail des commentaires si sagaces et si fins qu’il donne de quelques-uns des aphorismes, notamment de ce premier aphorisme si célèbre :

« La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile. Il faut non-seulement faire soi-même ce qui convient, mais encore faire que le malade, les assistants et les choses extérieures y concourent. »

Il en tire les inductions les plus légitimes sur la pratique d’Hippocrate en qui il se refuse à ne voir, comme quelques-uns, qu’un observateur diligent, mais inactif, de la marche de la maladie et un médecin expectant. Hippocrate ouvrirait-il son livre par cet avertissement solennel concernant l’occasion fugitive, s’il n’avait été frappé des malheurs causés par d’irréparables hésitations, et s’il n’avait senti par expérience toute la responsabilité des heures perdues ? M. Littré a là-dessus une belle page.

Le premier volume terminé, M. Littré eut la pensée pieuse de le dédier à la mémoire de son père, et il le fit en des termes qui rivalisent avec ceux de M. Barthélémy Saint-Hilaire, dédiant à la même mémoire sa traduction de la Politique d’Aristote. Savez-vous que de tels hommages sont des épitaphes en lettres d’or ?

à la mémoire de mon père

MICHEL-FRANÇOIS LITTRÉ…

 

« Malgré les occupations les plus diverses d’une vie traversée, il ne cessa de se livrer à l’étude des lettres et des sciences, et il forma ses enfants sur son modèle. Préparé par ses leçons et par son exemple, j’ai été soutenu dans mon long travail par son souvenir toujours présent. J’ai voulu inscrire son nom sur la première page de ce livre, auquel du fond de la tombe il a eu tant de part, afin que le travail du père ne fût pas oublié dans le travail du fils, et qu’une pieuse et juste reconnaissance rattachât l’œuvre du vivant à l’héritage du mort… »

C’est ainsi que ce juste et ce sage à la manière de Confucius entend la reconnaissance filiale, et qu’il en motive le témoignage en le consacrant.

Une grande douleur avait frappé M. Littré au moment où il achevait d’imprimer le premier volume (1838), et elle en eût suspendu à coup sûr la publication si elle était venue l’atteindre plutôt. Ilperdit son frère, homme d’esprit et de goût, et qui périt pour s’être livré avec trop d’imprudence à des études d’anatomie : comme Bichat, il mourut des suites de cette sorte d’empoisonnement cadavérique. La douleur de M. Littré, à chacune de ces pertes de famille, ne peut se rendre : à la mort de son frère, plus tard à la mort de sa mère, on me le dépeint fixe, immobile, la tête baissée près du foyer, dans une sorte de stupeur muette, restant des mois entiers sans travailler, sans toucher une plume ni un livre, et comme mort à tout. Ces âmes intègres et entières ont des sensibilités plus entières aussi ; elles ont, à leur manière, des religions de famille, et, quand le destin les frappe, elles reçoivent le coup en plein, sans subterfuge, sans consolation.

Des amis essayèrent de le tirer de cet état sombre. Une place était vacante à l’Institut, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; Eugène Burnouf vint trouver M. Littré et lui dit à brûle-pourpoint : « Il faut que tu te présentes. » Littré résista, et même violemment. La difficulté était bien plus en lui que du côté de l’Académie. Le vieux et respectable Burnouf père fut mis alors en mouvement et vint le presser à son tour. Littré résista encore, avec moins de vivacité cependant. Mais ce fut sa mère seule qui, en dernier lieu et après un double assaut, l’emporta, comme la mère de Coriolan. Le voilà donc sur les rangs, en tournée de visites, de concert avec M. Barthélémy Saint-Hilaire, qui ne le lâchait pas, et qui faisait de ce succès de son ami comme un triomphe personnel. On se trompait parfois à les voir arriver tous deux, et l’on ne savait lequel précisément se présentait aux suffrages : « Non, ce n’est pas Aristote cette fois, disait M. Barthélémy Saint-Hilaire, c’est Hippocrate qui a le pas et qui vient à vous. »

M. Letronne était des plus vifs pour M. Littré. Un incident survint. M. Littré, à ce moment, faisait imprimer sa traduction de la Vie de Jésus, de Strauss. Il sut que quelques académiciens timorés ou hypocrites en faisaient une objection contre lui ; on colportait des feuilles pour faire échouer sa candidature. M. Letronne, qui le poussait et le patronnait, lui demanda un jour : « Qu’est-ce donc que ce livre allemand que vous imprimez et dont on parle ? » M. Littré le lui expliqua, en ajoutant : « Si cela ne contrarie que tel ou tel membre de l’Académie, peu importe ; mais si c’est un embarras pour l’Académie elle-même et pour mes amis, je me retire. » L’Académie des Inscriptions n’y vit point un embarras, et se fit honneur en nommant M. Littré (1839).

III. Nombreux travaux en tous sens. — Universalité.

Au point où je suis arrivé dans la carrière scientifique et littéraire de M. Littré, je suis obligé de prendre un parti et de diviser l’homme, sans quoi je ne pourrais le suivre de front dans tous les ordres de travaux.

Une fois de l’Académie des Inscriptions, il remplaça Fauriel dans la Commission de l’Histoire littéraire de la France (1844). Les tomes xxi, xxii, xxiii, de cette Histoire contiennent de lui des notices importantes sur des médecins du moyen âge, des glossaires, des romans ou poèmes d’aventures et autres branches de poésie des trouvères.

Collaborateur de la Revue des Deux Mondes depuis 1836, il ne cessa d’y donner des articles excellents où sa littérature, toujours forte, s’animait et s’ornait davantage. C’est là que parut cet article en l’honneur de nos vieux trouvères, qui fit sensation et un peu scandale parmi les partisans religieux de l’Antiquité, et dans lequel il se risqua à traduire un chant de l’Iliade en vers français du xiiie  siècle : tentative ingénieuse où le poète peut échouer, où le critique et le linguiste prennent leur revanche et triomphent. Notez qu’en traduisant ainsi tout un chant, là où cinquante vers eussent suffi pour donner une juste idée aux lecteurs, M. Littré s’exerçait pour son compte et achevait de se rendre maître de notre vieille langue. Il se faisait trouvère lui-même pour mieux juger les trouvères.

Collaborateur du Journal des Savants depuis 1855, il est un de ceux qui y contribuèrent le plus dans les années suivantes par des articles de fond, philologiques, historiques, dont une partie seulement (ceux qui concernent la langue et la littérature du moyen âge) a été recueillie. Je distingue, entre tous ces articles sévères, d’analyse et de discussion, celui qui traite des Mélanges littéraires de M. de Sacy, une oasis charmante au milieu de ces graves domaines, une causerie pleine de laisser aller, où M. Littré, en compagnie d’un ancien ami, consent à ôter sa ceinture, à défendre tous ses systèmes, à se conformer à cette nature d’esprit de M. de Sacy, qu’il définit « exclusive à la fois et tolérante », et à n’être plus qu’un Rollin supérieur et souriant.

M. Littré a donné de plus au Journal des Débats, depuis 1852, nombre d’articles littéraires très remarqués et toujours instructifs, bien que le ton tranche parfois sur celui de la rédaction ordinaire. J’y distingue, à propos de traductions nouvelles de la Divine Comédie, trois articles sur Dante, où il y a force, gravité, beauté et même de jolies choses. Vous en doutez ; écoutez ceci :

« Nul plus que lui (Dante) n’a contribué à fixer ce bel idiome, que j’appellerais avec Byron le doux bâtard du latin, si je ne prétendais que l’italien, avec les autres idiomes romans ses frères, l’espagnol et le français, sont, des fils légitimes qui, ayant été livrés pendant leur minorité à la violence des voisins, ont fini par reprendre le rang dû à leur haute origine. C’est grâce à lui que les Italiens entendent couramment leur langue du quatorzième siècle ; nous qui n’avons pas eu de Dante, nous avons vu la nôtre, dont alors la culture était plus ancienne et plus étendue, tomber rapidement en désuétude, si bien qu’elle est reléguée aujourd’hui dans le domaine de l’érudition. Dante a défendu le vieil italien contre la vieillesse… »

La Revue germanique, recueil utile fondé depuis quelques années, a réclamé le concours de M. Littré et l’a obtenu. Il y a notamment inséré des traductions en vers de poésies de Schiller, essais de jeunesse datant de 1823 et 1824. Comme les savants du xvie  siècle, il sait tout, et il fait de tout. La poésie n’est qu’une des formes plus légères de son application : c’est une des rares récréations qu’il s’est permises ; c’est chez lui le coin de l’amateur.

Je ne parle plus du tout des travaux de M. Littré comme médecin, quoiqu’il n’ait cessé de produire dans cette voie : le Dictionnaire, connu dans le monde médical sous le nom courant de Dictionnaire en 30, est rempli de ses excellents articles. Je remarquerai seulement, à propos du Dictionnaire de médecine, de chirurgie, etc., pour lequel on lui a cherché chicane, comme s’il avait voulu se couvrir du nom de Nysten, que c’est sa délicatesse même qui, dans ce cas, lui a nui. Ce Dictionnaire appartient au libraire M. Baillière : il le fit revoir et refaire presque de fond en comble, et il voulait ôter le nom de Nysten. Ce fut M. Littré qui s’y opposa et qui lui dit : « Mais non, il faut laisser le nom du premier rédacteur ; il ne faut pas effacer toute trace des hommes nos devanciers. » C’est cet acte de scrupule et de réserve honorable qu’on a depuis voulu retourner contre lui. Des libelles au nom de Nysten ont couru ; par une manœuvre adroite, ils se sont glissés sous nos portes, à nous membres de l’Académie, la veille même de l’élection. Les gens de parti ne reculent pas devant ces petites infamies ; j’en reçois personnellement des preuves pour mon compte. Des niais qui n’entendent pas le premier mot à ces choses se sont enflammés d’un beau zèle. Jamais l’on n’a tant parlé de Nysten que depuis que ce nom est devenu un caillou pour lapider M. Littré.

M. Littré, avec l’assentiment de tout ce qui compte dans la science, revoyait (1851) et annotait pertinemment la traduction du Manuel de Physiologie de l’illustre Mueller de Berlin, et y mettait une Préface philosophique où il assignait à la biologie ou physiologie sa vraie place et son vrai rôle dans l’ordre des sciences. Il ne faudrait pas séparer de cette préface le beau travail d’analyse intitulé : De la Physiologie, et dont le livre même de Mueller est le sujet (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1846).

Traducteur depuis 1839 de la Vie de Jésus, de Strauss, M. Littré en donnait en 1853 une deuxième édition, augmentée d’une Préface capitale dans laquelle il expose la loi des religions, comme il l’entend depuis qu’il est passé, disait-il, de l’état sceptique à une doctrine plus stable. En supprimant, comme font volontiers les modernes, et comme ils sont portés à le faire de plus en plus, les anciens miracles et l’ordre surnaturel, il essaye de substituer et d’inaugurer un autre idéal, celui de l’Humanité ; et ce qui n’était chez lui d’abord qu’un sentiment de justice et de reconnaissance individuelle devenant un dogme social avec les années, il se range à cette parole d’un maître : « L’Humanité est composée de plus de morts que de vivants, et l’empire des morts sur les vivants croît de siècle en siècle : sainte et touchante influence qui se fait sentir de plus en plus au cœur à mesure qu’elle subjugue l’esprit. » Grande et haute pensée sans doute, à laquelle je ne ferai qu’une objection : c’est qu’elle suppose une postérité de plus en plus sérieuse et bien révérente pour le passé, et un passé de plus en plus digne du respect de l’avenir. Pour moi, dussé-je trahir en ce point ma légèreté et me dénoncer d’une génération frivole, il me sera toujours très difficile, je l’avoue, de me contempler et de m’admirer si constamment dans la personne de l’Humanité. Molière et tout ce qui le faisait rire m’est trop présent pour cela. Pauvres hommes ! je vous vois, il est vrai, plus fiers et plus grandioses que jamais, mais c’est le dehors qui a changé plus que le fond. Il y a, en un mot, des moments où mes semblables, comme à Térence, me sont bien chers ; il y en a d’autres où ils me semblent bien ridicules, bien injustes, bien plats : témoin ce qui s’est passé hier dans le sujet qui nous occupe. Or, combien de ces cas-Littré en grand et en petit depuis le commencement ! et il y en aura toujours. Tout ce qui arrive a sans doute ses raisons d’être et d’arriver, mais ces raisons ne sont pas nécessairement les plus justes par rapport à nous ni les meilleures.

Je passe le plus vite que je puis, car chacune de ces étapes de M. Littré demanderait toute une séance et un examen. Je ferai pourtant remarquer encore, à propos de cette traduction de Strauss, cette singularité que le plus grand nombre des exemplaires ont été placés en Allemagne. Ce livre allemand, traduit en français et tamisé à travers notre langue, à travers l’esprit exact et ferme du traducteur, a paru, même au-delà du Rhin, plus clair que l’original. Voilà un hommage.

M. Littré est vraiment, à lui seul, toute une bibliothèque et une encyclopédie. En 1848, il traduisait pour la Collection des auteurs latins, publiée sous la direction de M. Nisard, Pline l’Ancien : bonne traduction, bonne notice, point de vue juste, élevé, mais général, et d’où les mille difficultés de détail qui se rattachent au livre ne sont pas abordées. C’eût été, en effet, la mer à boire, tout un monde à remuer et à reconstruire, que de s’engager dans l’examen critique de cette vaste compilation d’un ancien si curieux de la nature et de toutes choses, et il eût fallu y mettre quelque vingt-cinq ans. Le Pline monumental et qui remplacera celui du Père Hardouin reste à faire.

Un esprit exact, mais un peu étroit, un érudit resté au point de vue strict du xviiie  siècle, M. Eusèbe Salverte, avait fait, sur les Sciences occultes et sur la Magie, un livre rempli de faits curieux et d’explications hypothétiques. M. Littré, dans une Introduction de 60 pages placée en tête de la troisième édition (1856), rectifiait le point de vue, marquait les pas de l’histoire, faisait la part des artifices et des habiletés secrètes en usage dans l’Antiquité ; mais aussi il restituait tout un ordre de phénomènes nerveux extraordinaires, se renouvelant isolément ou par épidémie, jouant le miracle, ne relevant pourtant que de la médecine, et qui même, n’étant pas expliqués encore, ne sauraient réussir un seul instant à tromper l’œil de la philosophie, « amie de la régularité éternelle. »

En 1857, M. Littré mettait en ordre, annotait et publiait, de concert avec Paulin, les Œuvres politiques et littéraires d’Armand Carrel. La Notice est parfaite, simple, grave et sentie ; mais l’éditeur, astreint à des volontés particulières rigides, et les respectant avec scrupule, a fait entrer dans le recueil trop de matière, et sur des sujets dès longtemps éteints ; il n’a pas tout mis, il aurait dû retrancher plus encore, couper, tailler, sacrifier sans merci dans l’intérêt du mort et pour dégager la statue.

Nous sommes dans une forêt de vaste savoir où bien des routes pratiquées en tous sens nous appellent ; nous les indiquons du doigt sans y pénétrer, et nous arrivons peu à peu à notre objet principal. Dès 1844, par son association au comité de l’Histoire littéraire de la France, M. Littré fut amené à s’occuper avec suite des origines de notre langue ; il passa décidément de l’antiquité grecque et latine à cette autre demi-antiquité si ingrate et si confuse d’apparence, à celle du moyen âge, et il y prit goût, il y prit pied au point de penser déjà à ce Dictionnaire de la Langue qu’il exécute aujourd’hui, qui s’élève chaque jour à vue d’œil, et qui devient le monument de la seconde moitié de sa carrière.

IV. Liaison avec Auguste Comte : une crise intellectuelle.

Cependant un fait grave dans sa vie intellectuelle s’était passé en 1840, un fait auquel il accorde la valeur d’une initiation : il avait lu Auguste Comte, il l’avait connu en personne, et la parole, la doctrine du philosophe l’avait, selon son expression, subjugué. Il n’a cessé d’y adhérer depuis, nonobstant toutes les objections des choses et des hommes, au milieu de toutes les épreuves intellectuelles et autres ; il n’a cessé d’y voir une méthode applicable à tout et comme une clef ou un outil qui, bien manié, est universel. Je me trouve ici en présence d’un embarras réel qui tient, s’il m’est permis de le dire, à la nature même de mon esprit : je n’ai pas à donner un avis ferme et de fond. Selon moi, et si je m’écoute, Auguste Comte ne serait qu’un des hommes qui, depuis Lessing, Turgot, Condorcet, Saint-Simon, conçoivent le progrès de la société et celui de l’entendement humain selon une certaine ligne qu’on peut admettre dans sa généralité sans aller pourtant jusqu’à la serrer de trop près dans le détail. Il y a lieu, en effet, de la part des réalités de chaque jour, à trop d’exceptions et de démentis. Ces doctrines-là, quelles que soient les formes anticipées qu’elles revêtent, ne sont après tout que des manières de concevoir le possible et le probable dans le lointain ; ce ne sont que des à peu près. Mais telle n’était pas sa prétention à lui, M. Comte ; il entendait bien avoir trouvé la formule précise de ce développement humain, tant dans le passé que dans le présent et l’avenir. Ici, on se heurte, quand on s’attache absolument à lui, à des singularités qui compromettent les résultats généraux qu’on serait d’ailleurs assez disposé à accueillir. M. Littré ne s’est pas effrayé de ces bizarreries chez celui qu’il appelle son maître, et il a pensé que la partie neuve, originale et utile de la doctrine était plus que suffisante pour couvrir et racheter le reste. Ces âmes vigoureuses, amies du vrai sans partage, trempées dans le Styx, non amollies par l’air du siècle, non brisées par le frottement, non usées par le monde, ont avec elles leur inconvénient ; il faut payer la rançon, même des vertus. M. Littré, au lieu de faire comme tout autre, de profiter d’Auguste Comte là où il lui semble vrai, et en le citant comme on citerait Turgot, Kant ou Hegel, M. Littré a cru qu’il était lié, attaché à lui par une obligation plus forte, plus étroite, par une de ces obligations qui constituent la relation du disciple au maître ; et, le croyant ainsi, il l’a déclaré, professé et maintenu en toute rencontre, au risque de compliquer sa vie et sa propre action à lui-même, au risque de se nuire dans l’opinion de quelques-uns. Il se réjouit peut-être tout bas d’avoir à souffrir quelque chose pour un juste méconnu et persécuté. Qu’est-ce qu’un sacrifice d’amour-propre auprès d’un devoir ? Il se croit moralement lié envers cet esprit à qui il a dû ce qu’il y a de plus précieux et de plus inestimable pour un homme de pensée, une évolution intérieure. Les convictions, dans ces âmes si fermes, si ardentes sous leur apparente froideur, ne se comportent pas comme les simples opinions dans les âmes ordinaires et communes, ou distinguées, mais tièdes ; elles ne flottent pas, elles mordent à fond ; elles sont sujettes à une entière fixité et adhérence ; une fois qu’elles prennent, elles ne cessent plus. C’est ici le cas. Le plus grand inconvénient que j’ai trouvé à cette adhésion fréquente et répétée de M. Littré à M. Comte, ç’a été, je l’avoue, un inconvénient littéraire : toutes ces idées générales qu’il déduit d’après le penseur solitaire et dont il lui fait honneur me paraissent le plus souvent vraies ou plausibles, et même grandes, quand il me les traduit et me les interprète ; mais les citations textuelles, toutes les fois qu’il en introduit, répandent du sombre et du terne à travers ses pages.

Mon objection, on le voit, porte plutôt sur la forme et la mesure que sur le fond. Il est difficile, en effet, de contester à une intelligence aussi éclairée que celle de M. Littré le droit de régler elle-même le compte de ses obligations essentielles et de ses dettes contractées dans le secret de la méditation. Que si le système adopté par lui l’a conduit à forcer un peu dans l’application certaines lois dont le sens général est vrai, à mettre parfois trop d’ordre et de régularité dans l’étude qu’il a faite des éléments divers du passé, n’est-ce pas là une faute heureuse et préférable au défaut contraire, et n’est-il pas infiniment mieux d’avoir introduit un peu trop d’ordre dont on peut toujours rabattre, que d’avoir laissé subsister une confusion d’où l’on ne serait pas sorti ?

Enfin, s’il est des disciples (et c’est le plus grand nombre) qui compromettent par leurs excès ou leurs faiblesses les maîtres qu’ils adoptent, il en est d’autres qui les garantissent au contraire par leur autorité et leur vertu, et qui répondent d’eux, en quelque sorte, auprès de ceux qui n’en sont pas les juges directs et immédiats. Tel est, à nos yeux, M. Littré, par rapport à Auguste Comte : il lui a rendu, dans une suite de publications dont la dernière et la plus complète sortira tôt ou tard61, le même service, et plus grand encore, que celui que Dumont, de Genève, a rendu à Bentham : il l’expose, il l’éclaircit, et l’on peut dire que, s’il en reçoit un peu d’ombre, il lui rend de la lumière. Ce qu’il perd, l’autre le gagne, et si Comte a mérité réellement un tel disciple, le sacrifice n’est pas de trop. L’interprétation, coûte que coûte, était nécessaire. Nous sommes très longs en France, même dans ce qu’on appelle la région intellectuelle, à apprécier ce qui ne brille pas d’abord, et il n’y a que bien peu de temps que nous épelons Spinoza.

V. Études sur la langue française, les origines, l’étymologie, la grammaire, les dialectes, etc.

J’ai hâte d’en venir aux travaux sur la langue. Pour bien apprécier dans ce genre tout ce qu’on doit à M. Littré depuis une quinzaine d’années environ, il importe de se représenter l’état de la question, l’état de la science au moment où il y intervint.

L’idée d’étudier le vieux français, de remonter au-delà d’Amyot, de Montaigne et de Rabelais, ne vint que tard ; le grand siècle se suffisait à lui-même ; les grands écrivains des règnes de Louis XIV et de Louis XV se trouvaient trop bien chez eux, surtout en fait de langage, pour sentir le besoin d’en sortir. Ce n’est guère que vers le milieu du xviiie  siècle qu’un érudit de médiocre valeur, un homme de plus de zèle que de génie, La Curne de Sainte-Palaye, se mit résolument à lire ces vieux textes français manuscrits, à les dépouiller et à en dresser un Glossaire qui se consulte encore. On avait à peine essayé ce déchiffrement avant lui62. Il existait une scission profonde entre les érudits qui s’occupaient de l’Antiquité et ceux qui commençaient à se soucier du moyen âge, et les premiers professaient un superbe dédain pour les seconds : il semblait que les uns possédassent seuls les trésors et les temples ; les autres n’inventoriaient que de vieux papiers. Le président de Brosses, l’ami de Sainte-Palaye, qui s’occupait de la formation mécanique des langues, en négligeait tellement la formation historique, qu’il écrivait ces étranges paroles : « Assurément le français de Molière est plus éloigné de celui de Villehardouin qu’il ne l’est de Goldoni. »

Les érudits gaulois, de jour en jour plus nombreux, qui se prenaient d’un beau zèle pour nos vieux titres et notre vieille littérature, ne faisaient rien cependant pour réfuter ce dédain des érudits classiques ; ils accumulaient les textes ou les extraits ; mais quand ils donnaient les textes, comme Barbazan et Méon, ils les transcrivaient et les imprimaient avec une véritable incurie, qui se trahissait à toutes les pages : il semblait que c’était chose sous-entendue et convenue d’avance qu’on n’avait à faire ici qu’à des patois informes où les règles n’existaient pas, et où il fallait deviner les choses spirituelles à travers un fatras de mots qui pouvaient se prendre les uns les autres presque indifféremment. Raynouard, de nos jours, fut le premier qui signala une règle, — quelques règles grammaticales dans notre vieil idiome, et qui donna à penser que les bons auteurs de ce vieux temps, ceux des xiie et xiiie  siècles, n’écrivaient pas tout à fait au hasard. Les règles qu’il indiqua, et que je ne puis ici expliquer avec détail, étaient un vestige des cas de la déclinaison latine et constituaient une sorte d’étape ou de station intermédiaire entre l’ancienne langue classique et le français moderne. Ce service rendu par Raynouard, quand il fit remarquer cette particularité caractéristique, fut plus grand que lui-même ne le soupçonna.

On continua, depuis lui, à fouiller notre moyen âge, à l’exhumer sur tous les points, à publier sans relâche des textes : chacun sait les obligations qu’on a à M. Paulin Paris, à M. Francisque Michel et à tant d’autres laborieux émules ; l’École des Chartes fut une pépinière féconde. Cependant Fauriel, M. Ampère, M. Gustave Fallot, enlevé trop tôt, plus tard M. de Chevallet, enlevé de même, essayaient d’apporter quelque ordre dans l’idée qu’on devait se faire des origines et de la formation de notre langue et des langues modernes. A l’étranger, des philosophes distingués, M. d’Orell, de Zurich ; M. Diez, de Bonn ; M. Fuchs, M. Burguy (un Français de Berlin), s’appliquèrent à ces mêmes questions et à débrouiller le problème des origines. Ces travaux si voisins, et qui nous intéressaient de si près, étaient généralement inconnus parmi nous ; chacun suivait sa voie de routine sans profiter des efforts d’autrui et sans être informé des résultats obtenus ailleurs. M. Édélestand du Méril, seul en France, était parfaitement au courant ; mais il l’était au point de paraître un homme d’Outre-Rhin lui-même. C’est alors, que M. Littré intervint, et du moment qu’il eut l’œil sur ces matières, il les démêla, il les traita de manière à les éclaircir pour tous.

Il se rendit compte d’abord avec une parfaite exactitude de tous les systèmes des philologues allemands ; il les exposa dans notre Journal des Savants avec analyse et discussion, dans une suite d’articles aujourd’hui recueillis, et dont quelques-uns en leur genre sont admirables. Le pont désormais était jeté et établi. Il profitait en même temps de chaque système, et il le perfectionnait en l’important ; il corrigeait l’un par l’autre. Il faisait la part des observations et des hypothèses. Comment avait-on cessé, à un certain moment, de parler l’ancien latin dans les pays de domination romaine et dans la Gaule en particulier ? Comment le bas latin, le latin des paysans et du peuple, de plus en plus mal parlé et estropié, mélangé et trituré avec d’anciens idiomes locaux préexistants ou des jargons d’invasion nouvelle, était-il devenu peu à peu, ici le français, là l’espagnol ou le catalan, là l’italien ? Comment de ce mélange si confus, de ce broiement en tous sens, de cet amalgame d’apparence si incohérente, était-il sorti en ces divers lieux, et avec des différences tranchées, des produits congénères pourtant et marqués de certains traits de commune ressemblance ? Quelle était la part des accidents, quelle était l’action intime, sourde et fondamentale, de certaines lois ? Tout avait-il été perte dans cette transformation ? n’y avait-il pas eu aussi du profit et du gain, du moins en perspective, pour l’action plus libre de la pensée et le procédé de plus en plus analytique de l’esprit ? Je pose en termes bien vagues tous ces problèmes que M. Littré précise, serre de près, et qu’il s’est accoutumé à traiter comme ferait un chimiste pour des combinaisons délicates de substances.

Un fait piquant et très essentiel, dont M. Diez avait fort tiré parti et signalé déjà l’importance, est devenu aux mains de M. Littré un instrument presque infaillible pour la plupart des cas d’étymologie : c’est la loi de l’accent. Les Latins ne prononçaient pas toutes les syllabes d’un mot ; les peuples du Midi chantent et ne parlent pas. Un mot latin n’était donc pas prononcé comme il est écrit. Or, quand vint la décadence, quand on ne sut plus ni lire ni écrire, il en résulta que les mots ne purent se conserver et se transmettre dans leur entier ; ils se brisèrent, ils se contractèrent et se croquèrent en quelque sorte, et il ne subsista de solide que la syllabe qui s’accentuait et qui fut comme la pointe de rocher de chaque mot ; c’est à cette pointe seule qu’on se raccrochait comme on pouvait : le reste des syllabes s’en alla à vau-l’eau, comme une terre molle dans une inondation. Ce fait essentiel, bien compris et bien appliqué, devient une clef pour l’étymologie et sert de fil conducteur ou de sauvetage dans le naufrage des mots de l’ancien latin, au moment où ils passèrent au roman ou vieux français. Je ne puis ici qu’indiquer bien légèrement ces choses.

Elles sont résumées par M. Littré dans les Introductions qui précèdent son Dictionnaire et ses Études sur la langue. C’est en lisant ces morceaux de forte et savante structure et dont rien ne donnait l’idée avant lui, qu’on aperçoit aisément, pour peu qu’on soit au fait de ces questions, quel pas M. Littré lui a fait faire, et combien il est vrai de dire qu’il a organisé véritablement chez nous cette étude du français à tous les âges.

VI. Objections sur le système : réponse.

On me dira qu’il l’a trop organisée, que les choses ne se sont point passées en fait avec une telle régularité ; que, par exemple, cette distinction de deux cas conservés dans la langue des xiie et xiiie  siècles n’était pas aussi universelle et aussi sensible qu’il le dit ; que c’était plutôt une intention et un soupçon qu’une règle adoptée et régnante ; que rattacher le progrès ou le déclin de cette langue intermédiaire du siècle de Philippe-Anguste et de saint Louis à l’observance ou à l’oubli d’un pareil détail, c’est mettre trop d’importance à une curiosité, etc, etc. J’abrège ; mais on voit de quelle nature est cet ordre d’objections que je ne prétends pas dissimuler. En général, c’est ce qu’on peut opposer au procédé que suit en tout sujet l’esprit de M. Littré, agissant dans sa seconde forme. Il a son explication de l’histoire, sa loi trouvée ; il applique ensuite sa formule à des cas particuliers : elle est, en toute rencontre, un peu rigide, cette formule, et arrange quelque peu les choses après coup. On ne voit pas assez ce qui fuit et ce qui s’échappe à travers les mailles du filet. Les choses purement littéraires, s’il les traite par ce procédé, peuvent quelquefois souffrir d’être prises et serrées comme dans un étau ; j’aimerais mieux, par moments, un ignorant sagace ou un sceptique allant à l’aventure en chaque étude, s’y éveillant chaque jour d’une vue matinale, recommençant et rafraîchissant chaque fois son expérience, comme s’il n’avait pas de parti pris. À faire l’école buissonnière, on rapporte certainement plus de fleurs. Mais, cela dit, il ne reste pas moins incontestable qu’il faut tôt ou tard, dans ce vaste arriéré humain qui s’amoncelle, en venir à des lois, à des règlements du passé, à des conceptions sommaires, fussent-elles un peu artificielles, à des méthodes qui ressemblent à ces machines qui abrègent et résument un travail de plus en plus interminable et infini. Il suffit que ces méthodes se justifient dans leur ensemble. Or, il est très vrai, comme le dit M. Littré, qu’il y a eu, dans cette transformation confuse de l’ancien latin et dans son passage aux idiomes romans modernes, des traits singuliers de ressemblance jusque dans la diversité, de conformité jusque dans les différences :

Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen ; qualem decet esse sororum.

Il est très vrai que, dans cette dissolution de l’antique latinité et lors de la rénovation qui s’en est suivie, tout semble s’être passé, dans les contrées gauloise, espagnole, italienne, comme si l’immixtion germanique n’avait guère été qu’une perturbation accidentelle et superficielle. Il est très vrai, d’autre part, que le Moyen-Âge tel que M. Littré le comprend, et quand même il inspirerait peu de goût, a été un rude et courageux effort ; que le nœud qu’y a contracté l’esprit humain n’a pas été une nouure ni une servitude irrémédiable ; que « dans l’histoire déjà si longue et toujours enchaînée que l’on parcourt depuis la civilisation grecque jusqu’à la nôtre, à toutes les époques favorables ou inclémentes (et celle du Moyen-Age a été assurément inclémente), la vertu qui tendait à réparer, à tirer de l’existence antérieure une existence plus développée, s’est exercée avec pleine vigueur » ; qu’en ce sens le Moyen-Age n’a été qu’un stage plus dur pour l’esprit humain ; qu’au sortir de là et à l’époque du quinzième siècle et de la Renaissance, le monde est entré, par le fait même de la réaction et de la lutte, dans un cercle plus large et plus étendu que s’il avait continué mollement de vieillir sans complication et sans accident sous une suite pieuse d’éternels Antonins. Il y a une belle remarque d’Hippocrate dans son Traité des Airs, des Eaux et des Lieux : « Ce sont, dit-il, les changements du tout au tout qui, éveillant l’intelligence humaine, la tirent de l’immobilité. » Ces points principaux admis, et sauf les réserves déjà faites, on ne peut qu’admirer la nouveauté la sagacité, la fermeté ingénieuse et fine que M. Littré apporte dans sa manière de traiter chaque question particulière.

VII. Dictionnaire de la langue française.

Le Dictionnaire de M. Littré mériterait un examen à part et approfondi ; il y aurait (et je le ferai peut-être quelque jour) à le comparer de près aux deux Dictionnaires de l’Académie française qu’à lui seul il unit et représente. Je dis les deux Dictionnaires ; car l’Académie a le Dictionnaire de l’usage qui comprend les termes et acceptions légitimes qui ont cours et vogue depuis deux siècles et de nos jours ; elle a, de plus, commencé un Dictionnaire tout historique, qui va rechercher les termes et mots de la langue aussi loin qu’il se peut dans le passé et en les suivant par une série d’exemples ininterrompus dans toute leur vie et leurs vicissitudes. La dernière édition du Dictionnaire de l’usage est de 1835, et il serait grand temps de le revoir et d’y retoucher ; car, selon la remarque de M. Littré, le néologisme marche toujours ; et il y a, tous les quarts de siècle ou les demi-siècles, de petits raccords à faire dans la langue comme dans toute institution mobile qui dépend de l’état de la société. Il tombe chaque jour quelques feuilles des rameaux du tronc vénérable, il en repousse d’autres ; mais, quoi qu’en ait dit Horace, celles qui sont tombées une fois ne reverdissent plus. Quant au Dictionnaire historique de l’Académie, il n’est encore connu du public que par un premier fascicule qui a été bien accueilli, mais qui n’a guère été pris qu’à titre de gage et d’arrhes. À la manière dont il est conçu et dont il s’exécute, il est sensible que l’agrément des exemples entraîne quelquefois le rédacteur à des promenades plus ou moins longues selon la nature des sujets ; on est quelquefois, à la lettre, dans un parterre d’exemples, et les divisions, les bordures se multiplient, selon que la récolte de ces citations se trouve plus ou moins heureuse et abondante. On obéit au nombre des exemples plus que les exemples ne nous obéissent. M. Littré qui n’a pas devant lui, comme l’Académie, le temps et l’espace, — qui n’a pas l’éternité, — s’est formé un plan très exact, complexe, mais limité, où tout se presse et se condense, et où il ne se permet aucun écart, aucun excès de latitude. Il donne d’abord la prononciation, la spécification grammaticale du mot, puis ses sens actuels, appuyés et prouvés par des exemples d’auteurs classiques ou modernes, par des phrases courtes dont aucune ne fait double emploi. Ce n’est qu’après avoir épuisé ces sens et acceptions de l’usage présent qu’il passe à l’historique du mot depuis les onzième ou douzième siècles jusqu’au seizième, et là il procède également par une série d’exemples incontestables et triés, ne mettant que le nécessaire ; ce n’est pas lui qui ferait un pas de plus pour aller cueillir la fleurette. Il termine enfin par l’étymologie, partie dans laquelle il excelle, où il a sa méthode à lui, sa pierre de touche, et où il ne tâtonne pas comme on le faisait auparavant. Il est, par ce dernier point, incomparablement supérieur à l’Académie, qui aura désormais à profiler de son travail, sinon de sa méthode. L’Académie, historiquement, a bien plus d’exemples ; elle est en cela plus riche, et d’une richesse plus amusée : M. Littré l’emporte par la précision et le topique de ses choix. On sent qu’une seule et même main (comme pour le grand Dictionnaire de Johnson) a choisi les épis et noué le faisceau. Ce faisceau chez lui est un peu dense et compacte à la vue, tandis qu’il paraît du lâché dans le Dictionnaire historique de l’Académie. Il ne se peut de procédé plus dissemblable ; concision d’une part, diffusion de l’autre. Qu’on lise, pour s’édifier, les deux Préfaces mises en tête des deux Dictionnaires ! Dans l’une, celle de M. Littré, tout est réglé, prévu, pondéré et sentencieux ; on marche de loi en loi, on est dans la philosophie historique du langage. Et quant à la forme c’est du granit et du ciment. Dans l’autre, — je ne parle pas de l’ancienne préface mise en tête du Dictionnaire de 1835 et due à la plume du secrétaire perpétuel, préface élégante et frêle, — mais dans celle du Dictionnaire historique, qui date de cinq ans à peine, que fait-on ? On part d’Horace, le point de départ invariable, l’alpha et l’oméga des gens de goût ; on commence et on finit par lui, et, dans l’intervalle, on a fait une revue et une tournée instructive en compagnie d’un rédacteur spirituel et poli, s’exprimant dans une prose facile, encore qu’un peu traînante : on n’est pas sorti d’un empirisme délicat. On ne croirait point vraiment qu’il s’agisse du même sujet et du même thème.

C’est qu’en effet les choses et l’œuvre sont envisagées et conçues tout différemment. Oh ! si je ne me retenais, qu’il y aurait une jolie comparaison à faire de M. Patin, le rédacteur du Dictionnaire de l’Académie, et de M. Littré ; une opposition de leurs deux esprits, de leurs qualités et de leur trempe ! Ne voyez-vous pas d’ici le parallèle et l’antithèse ? M. Patin, homme de goût, avec toutes les délicatesses, mais avec toutes les mollesses aussi et les faiblesses ou les négligences que ce mot comporte ou suppose ; M. Littré, homme de science, de méthode, de comparaison, de raison, de vigueur, et même de rigueur ; le premier d’un tempérament doux, sensible, de bonne heure pétri de la pulpe et de la fine fleur de l’antiquité ; le second nourri du pain des forts en tout genre, du suc généreux des doctrines, tout ressort et tout nerf. J’avais fait un beau rêve, moi et quelques amis. Au lieu d’opposer l’un à l’autre, au lieu d’instituer entre les auteurs ou les œuvres un parallèle et un contraste désormais inévitable, et dont le public sera un juge peu indulgent, j’aurais voulu réunir et fondre, combiner les avantages sans les défauts. Les Dictionnaires étant réellement différents et le grand Dictionnaire historique de l’Académie commençant à peine, je m’étais dit, et plusieurs autres avec moi, que l’Académie et M. Littré pouvaient très-bien, et sans aucunement s’entraver, se rendre utiles et profitables l’un à l’autre. Ce qui domine en effet à l’Académie et qu’on appelle du nom flottant de goût, ce qui se produit parfois et jaillit à l’improviste dans des conversations d’un hasard et d’un laisser aller aimable, pouvait ne pas être inutile à l’esprit sévère, mais un peu absolu, de M. Littré. Et surtout l’esprit d’un nouveau confrère, rigoureux, exact et plus savant (sans mentir), plus sûr de son fait en ces matières que nous ne le sommes généralement, eût pu nous être d’un usage et d’un recours journalier. Hélas ! il était écrit que ce ne serait là qu’un rêve, et que jamais aucun auteur, — j’entends un auteur sérieux, — de Dictionnaire ne ferait partie de l’Académie française. Elle a autrefois chassé Furetière pour avoir osé entreprendre une telle rivalité ; elle n’a pas voulu du savant Ménage qui était également coupable du même délit. Elle vient de repousser M. Littré. Cela fait dire aux malins du dehors qu’on n’est pas insensible, même en un lieu composé de si honnêtes gens, à une certaine jalousie de métier. J’aurais voulu, moi et quelques autres, conjurer ce mauvais bruit. Mais qu’y faire ? la question d’athéisme est venue là très à propos (Deus ex machina) pour tout déranger, pour mettre à la gêne — ou à l’aise — les consciences. Chut ! il n’y a rien de plus respectable que la conscience.

VIII. Vie et régime. — Jugements et témoignages.

Le Dictionnaire de M. Littré marche rapidement ; les livraisons se succèdent : on peut dire dès aujourd’hui que le livre est fait ; du moins la mise au net est faite jusqu’à la lettre P, et elle sera terminée pour le tout à la fin de 1865. Dans quatre ou cinq ans au plus, le public possédera l’ouvrage tout entier. Avec un tel travailleur, on est sûr d’être plutôt en avance sur les promesses qu’en retard.

Un si vaste travail, qui n’en exclut pas d’autres encore, accessoires et à la traverse, ne se mène point, on peut le penser, sans une austérité de régime et une régularité invariable et comme monastique.

C’est de nuit que travaille habituellement M. Littré. Sa journée est occupée par les recherches, les devoirs académiques, les œuvres de charité médicale quand il est à la campagne. Vers six heures et demie du soir, après un frugal repas, il se met à l’ouvrage, et depuis plusieurs années, notamment depuis 1859, il ne s’est jamais couché avant trois heures du matin.

L’été il habite la campagne, Mesnil-le-Roi près Maisons-Laffitte : il y occupe une petite maison des plus modestes, acquise de ses deniers. Ne dites point que c’est la maison d’Horace, mais tout simplement celle du savant le plus étranger aux besoins et le plus aisément content de peu. C’est là qu’il faut le voir pour apprécier en lui le médecin des pauvres ; il est vraiment la providence des gens de campagne, le bienfaiteur du pays à la ronde. Comme il n’est pas docteur, dès qu’il se rencontre un cas grave, il ne décide de rien sans appeler un homme de l’art ayant diplôme. Sa modestie y trouve son compte, et, moyennant cette déférence, son humanité peut se donner pleine carrière.

Chaque année il s’accorde un mois, un seul mois de vacances, qu’il va passer avec sa famille au bord de la mer. Une personne de haut esprit et de grand cœur63 qui a eu occasion de vivre près de lui dans une de ces courtes vacances d’été, m’écrit : « Ne négligez pas de dire combien il est bon, simple, charitable. L’an passé, je l’ai vu à Saint-Quay, en Bretagne, établi avec sa femme et sa fille chez des religieuses ; soignant les pauvres en qualité de médecin et quêtant pour les plus en détresse : sa femme et sa fille, très catholiques, allaient à la messe ; lui, point ; mais il charmait les sœurs et les laissait très perplexes sur ce qu’il fallait penser de son âme. »

On voit à quel point M. Littré est médecin par la vocation, le dévouement, la science, et j’ajouterai, la méthode en tout : c’est un physiologiste et un organicien en toute étude ; être médecin est son vrai caractère scientifique.

Le plus convaincu et le moins empressé des hommes, loin de prétendre imposer son opinion, il ne l’expose même pas et n’en dit mot, à moins qu’on ne la lui demande ; mais alors rien au monde ne l’empêchera de vous la dire entière et sincère.

À Paris, il loge depuis des années rue de l’Ouest. Il a mené tous ses grands travaux dans le plus humble et le plus étroit logis, ne s’isolant même pas de sa famille, attentif à suivre son idée et sa composition, tandis que la causerie du soir se fait à voix basse tout à côté. Il prétend toutefois n’avoir pas le travail facile, et il ne se reconnaît un peu d’aptitude spéciale que pour les langues. Sa facilité, quoi qu’il en dise, est grande. Ses meilleurs morceaux sont ceux qu’il a écrits tout d’une teneur. On me raconte qu’entre les nombreux articles par lesquels il contribua au Dictionnaire de médecine en trente volumes, l’article Cœur fut dicté par lui à un collaborateur en une seule séance de nuit. Il a de ces tours de force de travail.

L’avènement de la République surprit M. Littré en 1848, mais changea bien peu à sa vie. Ses collaborateurs du National prirent beaucoup alors pour eux et lui offrirent également sa part du pouvoir ; il refusa tout, excepté d’être du Conseil municipal et de la Commission des récompenses nationales ; fonctions gratuites. La rédaction du National étant très absente et dispersée, il fit alors le journal presque seul, ou du moins il y fit le service plus exactement que jamais, comme un soldat fidèle au poste. Telle fut sa curée à lui.

Il a, par nature autant que par principes, le goût de tout refuser et de n’être rien. En 1840, M. Cousin, ministre de l’Instruction publique, le fit presser par M. Barthélémy Saint-Hilaire d’accepter une chaire d’Histoire de la médecine qu’il avait dessein de fonder en sa faveur à la Faculté même de médecine. M. Littré commença par donner le change et par mettre en avant M. Dezeimeris. Mais c’était lui qu’on voulait, et pas un autre. Il refusa.

Trop pressé, dans l’un de ces cas d’honorable sollicitation, par sa mère qu’on avait gagnée, il lui dit pour dernière raison : « Si mon père vivait, me conseillerait-il d’accepter ? » — « Non. » — « Eh bien, la chose est jugée. »

Pressé encore, sous la République, d’accepter je ne sais quelle fonction, et comme, sur un premier refus, on lui recommandait d’y réfléchir : « Oui, j’y réfléchirai, dit-il, et assez longuement pour donner à la monarchie le temps de revenir. »

Si la République avait été possible en France ; si, à la fin du dernier siècle surtout, l’ordre de choses de l’an III avait pu se consolider et subsister ; si le Directoire n’avait pas été le Directoire, c’est-à-dire un régime de corruption, de réaction en tous sens et d’intrigue, c’eût été à la condition d’avoir et de former beaucoup de citoyens comme M. Littré et sur ce modèle : aucune ambition, aucune gloriole, aucun luxe, aucun besoin factice ou sensuel ; le brouet des Spartiates lui suffit.

Dans ce xixe  siècle, qui sera réputé en grande partie le siècle du charlatanisme littéraire, humanitaire, éclectique, néo-catholique et autre, et où c’est généralement à qui fera le plus valoir sa marchandise, ces sortes d’hommes originaux et singuliers sont une exception criante : ils sont tout le contraire du charlatan. Ils enterrent tant qu’ils peuvent leur mérite, et quand, à la fin, par la force des choses, il sort de terre, ils n’y mettent aucune enseigne et jamais une lanterne, ni un bec de gaz à côté, ni le moindre transparent.

Il est si réellement et si sincèrement modeste, que je ne suis pas bien sûr, dans ce travail que j’ai entrepris sur lui et que j’aurais pu faire plus développé encore, de ne l’avoir pas plus effarouché que flatté, et de n’avoir pas même froissé en lui quelque fibre secrète en touchant à tant de choses intimes. Mais si quelqu’un ne dit pas le bien sur son compte, ce n’est certes pas lui qui le dira.

N’allez pas cependant le faire plus sauvage et plus rébarbatif qu’il ne l’est, car il ne l’est pas du tout. Il a une nuance d’amabilité, et même de la gaieté à ses heures. Jeune, dans les réunions médicales, il était, me dit-on, un boute-en-train, et il chantait volontiers au dessert des couplets de sa composition. Une de ses chansons de 1828, dont l’écho m’arrive, débutait ainsi :

Hippocrate a dit qu’on s’enivre
Pour le moins une fois par mois,
Et ses fils qui devraient le suivre
Ne boivent par an qu’une fois, etc.

Son visage creusé et sombre, son air noirâtre, qui, de profil, me rappelle parfois celui de Lamennais, n’est nullement désagréable quand il s’anime et qu’il y passe un rayon.

Il excite des affections respectueuses, des amitiés enthousiastes et fidèles ; il y a comme de la vénération mêlée dans les sentiments qu’il inspire. Ce que j’ai reçu de témoignages en sa faveur depuis huit jours, de la part de médecins distingués et d’hommes de science que j’avais à peine l’honneur de connaître, me prouve combien ses confrères de l’Académie de médecine sont heureux et fiers de le posséder. D’autre part, un de ses amis tout littéraires, M. Géruzez, m’écrit :

« Ouvrez à son intention votre Pline le Jeune, et voyez au livre Ier la lettre à Catilius Severus ; vous y trouverez le portrait de notre ami sous le nom de Titus Ariston. Tout y est… »

J’obéis au conseil, et je lis en effet, au sujet de cet ami de Pline, dont les mœurs égalaient le savoir, ce bel éloge dont je fais mon profit :

« Rien de plus respectable que lui, de plus pur et de plus saint, rien de plus docte, au point que les lettres elles-mêmes et toutes les bonnes études me paraissent en danger avec la vie d’un seul homme (Ariston était alors malade)… Que de choses il sait ! que d’exemples ! quelle vaste portion d’Antiquité ! Il n’est pas un point que vous désiriez savoir, sur lequel il ne puisse vous renseigner. Pour moi, à coup sûr, toutes les fois que je suis en quête de quelque chose de difficile, je m’adresse à lui ; il m’est un trésor… Avec cela, quelle frugalité dans le régime ! quelle simplicité dans la mise ! Je ne puis voir sa chambre à coucher et son lit même, sans me représenter comme une image de la pauvreté antique. Et le tout est relevé d’une grandeur d’âme qui n’accorde rien à l’ostentation, mais qui rapporte tout à la conscience ; qui cherche la récompense du bien, non pas dans le bruit public, mais dans le sentiment du bien même… »

Bel éloge, en effet, qu’il faut lire surtout dans ce charmant latin de Pline, et qui s’applique si parfaitement à M. Littré, hormis en un point toutefois ; car il ne souffrirait jamais qu’on pensât de lui et qu’on dît, même par manière de métaphore, qu’il porte tout entières avec lui les lettres et les sciences, et que leur sort dépend du sien : il croit fermement que tout marchera après lui de plus en plus et de mieux en mieux, et que le trésor s’accroîtra incessamment.

Il appartient enfin, pour le définir par un dernier mot, à cette élite, à cette école consciencieuse et méritante, toujours rare, mais insensiblement plus nombreuse, de naturalistes philosophes qui tendent à introduire et à faire prévaloir en tout les procédés et les résultats de la science, et qui, affranchis eux-mêmes, s’efforcent peu à peu, et plus peut-être qu’il n’est possible, d’affranchir l’humanité des illusions, des vagues disputes, des solutions vaines, des idoles et des puissances trompeuses.