(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre II : L’intelligence »
/ 3414
(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre II : L’intelligence »

Chapitre II :
L’intelligence

I

« En traitant de l’intelligence, dit l’auteur dans sa préface, j’ai abandonné la subdivision en facultés. L’exposition est entièrement fondée sur les lois de l’association ; on en a donné comme exemples de très petits détails, et on les a suivis dans la variété de leurs applications. » Cette partie de l’ouvrage est traitée de main de maître, excellente dans la synthèse comme dans l’analyse, ramenant à quelques principes fondamentaux une multitude innombrable de faits, et soumettant les principes à la vérification des faits ; c’est une méthode vraiment expérimentale. Aussi, malgré cette longue énumération de détails et d’exemples, l’esprit garde de cette lecture une impression nette, parce qu’il a toujours un fil qui le guide. Il sait que chaque illustration est une preuve à l’appui de quelque forme particulière de l’association des idées ; au-dessus des faits, il voit les lois partielles ; au-dessus des lois partielles, il voit la loi générale, fondamentale, cette propriété irréductible de l’intelligence, en vertu de laquelle nos idées s’attirent et s’enchaînent.

Quand on voit MM. Stuart Mill, Herbert Spencer et Bain, en Angleterre ; des physiologistes, M. Luys et M. Vulpian, en France, en Allemagne, avant eux, Herbart et Müller168, ramener tous nos actes psychologiques à des modes divers d’association entre nos idées, sentiments, sensations, désirs, on ne peut s’empêcher de croire que cette loi d’association est destinée à devenir prépondérante dans la psychologie expérimentale, à rester, pour quelque temps au moins, le dernier mode d’explication des phénomènes psychiques, elle jouerait ainsi, dans le monde des idées, un rôle analogue à celui de l’attraction dans le monde de la matière. Il est remarquable que cette découverte se soit produite si tard. Rien de plus simple, en apparence, que de remarquer que cette loi d’association est le phénomène vraiment fondamental, irréductible de notre vie mentale ; qu’elle est au fond de tous nos actes ; qu’elle ne souffre point d’exception ; que ni le rêve, ni la rêverie, ni l’extase mystique, ni le raisonnement le plus abstrait ne s’en peuvent passer ; que sa suppression serait celle de la pensée même ; cependant aucun ancien ne l’a compris, car on ne peut sérieusement soutenir que quelques lignes éparses dans Aristote et les stoïciens constituent une théorie et une vue claire du sujet169. C’est à Hobbes, Hume et Hartley qu’il faut rapporter l’origine de ces études sur l’enchaînement de nos idées. La découverte de la loi dernière de nos actes psychologiques aurait donc cela de commun avec bien d’autres découvertes, d’être venue tard et de paraître si simple qu’on ait le droit de s’en étonner.

Peut-être n’est-il point superflu de se demander en quoi ce mode d’explication est supérieur à la théorie courante des facultés. L’usage le plus répandu consiste, comme on le sait, à répartir les phénomènes intellectuels en classes, à séparer ceux qui diffèrent, à grouper ensemble ceux de même nature et à leur imposer un nom commun et à les attribuer à une même cause ; c’est ainsi qu’on en est arrivé à distinguer ces divers aspects de l’intelligence qu’on appelle jugement, raisonnement, abstraction, perception, etc. Cette méthode est exactement celle qu’on suit en physique, où les mots chaleur, électricité, pesanteur, désignent les causes inconnues de certains groupes de phénomènes. Si l’on ne perd point de vue que les diverses facultés ne sont aussi que des causes inconnues de phénomènes connus, qu’elles ne sont qu’un moyen commode de classer les faits et d’en parler ; si l’on ne tombe pas dans le défaut si commun d’en faire des entités substantielles, des sortes de personnages qui tantôt s’accordent, tantôt se querellent, et forment dans l’intelligence une petite république ; on ne voit point ce qu’il y aurait de répréhensible dans cette distribution en facultés, très conforme aux règles d’une saine méthode et d’une bonne classification naturelle. En quoi donc la manière de procéder de M. Bain est-elle supérieure à la méthode de facultés ? C’est que celle-ci n’est qu’une classification, tandis que la sienne est une explication. Entre la psychologie qui ramène les faits intellectuels à quelques facultés et celle qui les réduit à la loi unique de l’association, il y a la même différence, selon nous, qu’entre la physique qui attribue les phénomènes à cinq ou six causes, et celle qui ramène la pesanteur, la chaleur, la lumière, etc., au mouvement. Le système des facultés n’explique rien, puisque chacune d’elles n’est qu’un flatus vocis qui ne vaut que par les phénomènes qu’il renferme, et ne signifie rien de plus que ces phénomènes. La théorie nouvelle, au contraire, montre que les divers procédés de l’intelligence ne sont que les formes diverses d’une loi unique ; qu’imaginer, déduire, induire, percevoir, etc., c’est combiner des idées d’une manière déterminée ; et que les différences de facultés ne sont que des différences d’association. Elle explique tous les faits intellectuels, non sans doute à la manière de la métaphysique, qui réclame la raison dernière et absolue des choses ; mais à la manière de la physique, qui ne recherche que leur cause seconde et prochaine.

On peut regretter que M. Bain n’ait pas essayé de montrer en détail comment son explication peut remplacer la théorie ordinaire des facultés, et comment chacune de celles-ci se ramène à un mode particulier d’association. Les matériaux de ce travail étant épars dans son ouvrage, j’essayerai de l’indiquer en quelques mois.

La conscience est le mode fondamental de l’activité intellectuelle. Mais qui dit conscience, dit changement, succession, série ; elle consiste en un courant non interrompu d’idées, sensations, désirs : c’est donc l’enchaînement, l’association de nos états internes, qui la constitue.

La perception d’un objet extérieur est fondée sur des associations par contiguïté dans le temps, l’espace. C’est parce que nous associons les données de nos divers sens, celles de la vue, du toucher, du sens musculaire, de l’odorat, etc., que nous percevons des objets concrets, qui nous sont donnés comme extérieurs. Percevoir une maison, c’est associer en un groupe unique des idées de forme, hauteur, solidité, couleur, position, distance, etc. ; par la répétition et l’habitude, ces notions se sont fondues en un tout qui est perçu presque instantanément. M. H. Spencer (Principes de psychologie) appelle ces associations organiques ou organisées, ou bien encore intégrées, parce qu’elles rentrent pour ainsi dire l’une dans l’autre.

Ce que M. Bain appelle association constructive c’est l’imagination. Imaginer n’est-ce pas associer des idées ou sentiments acquis antérieurement pour produire quelque construction qui ressemble à la réalité ? C’est par des associations que je puis imaginer l’ivresse de l’opium ou la société féodale du xiiie  siècle.

L’association fondée non plus sur la contiguïté, mais sur la ressemblance, explique la classification, l’abstraction, la définition, l’induction, la généralisation, le jugement, le raisonnement, la déduction, l’analogie ; toutes ces opérations, se réduisant à associer des idées qui se ressemblent, diffèrent, ou se ressemblent et diffèrent tout à la fois.

II

Avant d’entrer dans l’exposition détaillée des diverses formes de la loi d’association, examinons d’abord les propriétés fondamentales de l’intelligence. Cet examen préalable est, au fond, une étude analytique de la conscience170.

« Le mot conscience signifie la vie mentale avec ses diverses énergies, en tant qu’elle se distingue des fonctions purement vitales et des états de sommeil, torpeur, insensibilité, etc. » Il indique aussi que l’esprit est occupé de lui-même, au lieu de s’appliquer au monde extérieur ; car les préoccupations qui ont pour objet ce qui est externe, présentent un caractère anesthétique.

Les attributs primitifs et fondamentaux de l’intelligence sont : la conscience de la différence, la conscience de la ressemblance et la rétentivité (retentiveness) qui comprend la mémoire et le souvenir.

Le fait le plus primitif de la pensée, c’est donc le sens de la différence ou discrimination ; il consiste à voir que deux sensations sont différentes en nature ou en intensité. Pour bien comprendre la pensée de l’auteur, remarquons que la conscience ne se produit que par le changement. Tant que l’être vivant n’a pas de conscience, il vit de la vie purement physiologique. Si nous imaginons en lui une seule et invariable sensation, il n’y a pas encore conscience. S’il y a deux sensations successives et entre elles une différence de nature, moins encore, un simple hiatus entre deux moments d’une même sensation, moins encore, une différence d’intensité, alors il se produit une conscience plus ou moins claire : la vie psychologique est née. Il nous est impossible d’être conscients, sans éprouver des transitions ou des changements. Il y a en nous des changements qui sont faibles ou même nuls, sous le rapport du plaisir ou de la peine, mais qui sont importants comme transitions, c’est-à-dire comme différences.

La discrimination est le fondement de l’association par contraste.

Quand l’intelligence s’est éveillée à la vie en saisissant une différence, que fait-elle ? elle la retient. La rétentivité est donc l’état qui succède immédiatement à la conscience de la différence. Elle consiste dans la persistance des impressions mentales, après la disparition de l’agent externe ; nous pouvons vivre une vie en idées qui s’ajoute à la vie actuelle. Nous pouvons raviver sous forme d’idées des sensations et sentiments depuis longtemps passés. Comment cela s’opère-t-il ? C’est que des impressions qui se sont toujours accompagnées, deviennent comme inséparables.

La rétentivité est le fondement de la mémoire presque entière et de l’association par contiguïté.

La troisième propriété fondamentale de l’esprit est la conscience de la ressemblance (agreement). Une impression qui dure constamment, sans variations, cesse de nous affecter ; mais s’il s’en produit une autre et que cette première impression revienne ensuite, alors nous le reconnaissons, nous avons conscience d’une ressemblance. C’est grâce à ce pouvoir de reconnaître le semblable dans le dissemblable, que se produit ce que nous appelons idées générales, principes.

La conscience de la ressemblance est le fondement de l’abstraction, du raisonnement et l’association entre les semblables.

Cette étude analytique de la conscience est, comme on le voit, identique en substance à celle de M. H. Spencer. Voyons-en les conséquences.

La propriété fondamentale de l’intelligence ou discrimination implique la loi de relativité qui se traduit ainsi : Comme un changement d’impression est la condition indispensable de toute conscience, toute expérience mentale est nécessairement double. Nous ne pouvons ni connaître ni sentir la chaleur que par une transition du froid au chaud. Dans tout sentiment il y a donc deux états opposés, dans tout acte de connaissance deux choses qui sont connues ensemble. « Nous ne connaissons que des rapports ; un absolu est, à proprement parler, incompatible avec notre faculté de connaître. Les deux grands rapports fondamentaux sont la ressemblance et la différence171. » Aucune impression mentale ne peut être appelée connaissance, que si elle coexiste avec quelque autre qui lui est comparée. Ce sont comme les deux électricités ou les deux pôles d’un aimant qui ne peuvent exister l’un sans l’autre. « Une simple impression équivaut à une non-impression. » Les applications de cette loi de relativité sont nombreuses et importantes : elle s’applique aux arts utiles, aux beaux-arts, à la communication de la science, et « dans la métaphysique elle combat la doctrine de l’absolu172. »

M. Bain, qui a peu de goût, comme on peut le voir, pour les expéditions métaphysiques, déclare qu’il n’abordera point le problème de la nature de la connaissance, difficile en lui-même et obscurci par des discussions séculaires. Le peu qu’il en dit cependant montre que sa solution pourrait se rapprocher de celle de M. Herbert Spencer, qui ramène la perception à une classification. Sentir n’est point connaître ; il est faux de croire que la connaissance ait autant d’étendue que la sensation ou la conscience. On peut dire que l’enfant sent tout ce qui entre dans ses yeux ou ses oreilles, qu’il en a conscience ; mais pour faire de tous ces éléments une connaissance, il faut un choix, une classification, une spécialisation. Ce que nous appelons attention, observation, concentration de l’esprit, doit s’ajouter à l’acte de la discrimination pour que la connaissance commence. « Le processus de la connaissance est essentiellement un processus de sélection. » Les éléments essentiels de la connaissance peuvent se résumer ainsi :

Connaître une chose c’est savoir qu’elle ressemble à quelques-unes et diffère de quelques autres.

Quand la connaissance est une affirmation, il faut au moins deux choses connues, et l’on fait rentrer ce couple sous une troisième propriété très générale : par exemple, la coexistence ou la succession.

Dans ces affirmations doit entrer un état actif, une disposition appelée croyance.

III

En abordant maintenant l’étude des diverses formes de la loi d’association, je crois utile de les résumer dans le tableau, suivant, qui pourra servir de guide au lecteur :

 

I. Associations simples.

1. Par contiguïté

conjointes

successives

2. Par ressemblance.

 

II. Associations composées.

1. Contiguïté.

2. Ressemblance.

3. Contiguïté et ressemblance.

 

III. Associations constructives.

 

Une première espèce d’associations a pour fondement la contiguïté. Ce mode de reproduction mentale peut s’établir de la façon suivante :

« Des actions, sensations, sentiments qui se produisent ensemble ou se succèdent immédiatement, tendent à naître ensemble, à adhérer de telle façon que quand plus tard l’un se présente à l’esprit, les autres sont aussi représentés. »

Les états associés peuvent être ou bien de même nature (sons avec sons, mouvements avec mouvements, etc.), ou de nature différente (couleur avec résistance, mouvement avec distance, etc.). Donnons un exemple de l’un et de l’autre cas173.

L’association par contiguïté joue un grand rôle dans nos mouvements. Tous ceux qui sont volontaires présentent, durant la première enfance, de grandes difficultés. Chacun d’eux est produit séparément, avec effort. C’est par l’association que des séries ou agrégats de mouvements mécaniques en viennent à se produire rapidement. Tels sont ceux nécessaires pour écrire, jouer du piano, tricoter, etc. La condition physiologique de ces associations par contiguïté est une fusion des courants nerveux. C’est dans les hémisphères cérébraux que la cohésion des actes associés se produit : deux courants de force nerveuse font jouer deux muscles l’un après l’autre ; ces courants, affluant ensemble au cerveau, forment une fusion partielle, qui, avec le temps, devient une fusion totale : — Ce qui est encore plus curieux que cette fusion des mouvements réels, c’est la fusion des simples idées de mouvements. Elles s’associent très bien ensemble d’après la loi de contiguïté. Mais d’abord quel rapport y a-t-il entre la réalité et l’idée ? L’idée est une réalité affaiblie ; entre concevoir une sensation et la percevoir réellement, il n’y a qu’une différence de degré. Et comme la sensation a son siège dans une position de l’organisme, qui est non pas seulement le cerveau, comme on le dit généralement, mais aussi les nerfs affectés, l’idée ou la sensation idéale doit avoir le même siège. La continuation d’une impression étant la continuation du circuit nerveux, sa reproduction doit être de la même nature. L’idée d’une impression est donc la reproduction, sous une forme plus faible, des états nerveux que cause l’impression elle-même. Ceci explique pourquoi l’idée d’un mouvement, quand elle devient très vive, entraîne le mouvement spontanément, d’elle-même, sans intervention de notre volonté, le courant nerveux excité étant aussi intense que dans le cas d’une impression réelle venant du dehors. « La tendance de l’idée d’une action à produire le fait, montre que l’idée est déjà le fait sous une forme affaiblie. La pensée, dit ingénieusement M. Bain, est une parole ou un acte contenu ». « La tendance d’une idée de l’esprit à devenir une réalité, est une des forces qui régissent notre constitution ; c’est une source distincte d’impulsions actives…. Notre principale faculté active est traduite par la volition dont la nature est de nous pousser à fuir la douleur et rechercher le plaisir. Mais la disposition à passer d’un souvenir, imagination ou idée, à l’action qu’ils représentent, — à produire l’acte et non pas seulement à le penser, — c’est là aussi un principe déterminant dans la conduite humaine. » L’auteur montre combien de faits curieux en psychologie s’expliquent par cette tendance de l’idée à se réaliser : la fascination causée par un précipice, les phénomènes produits par les idées fixes, par le sommeil magnétique, les sensations causées par sympathie.

Examinons maintenant un cas d’association par contiguïté, entre les données de divers sens : soit la perception des objets extérieurs, sujet déjà entamé que l’auteur reprend. Ces répétitions, peu justifiables dans une œuvre littéraire, me paraissent utiles ici ; elles permettent de mieux voir les aspects divers des questions. On sait par ce qui a été déjà vu, que la connaissance du monde extérieur est due aux sensations associées du toucher, de la vue et du sens musculaire. La perception d’un objet externe n’est nullement un acte aussi simple qu’il semble au vulgaire ; pour qu’elle se produise, il faut qu’un grand nombre d’éléments, d’abord distincts, se soient associés par une répétition constante et uniforme. La vue, par exemple, nous fait connaître la distance et l’étendue. Mais comment ? Dans un œil dont l’éducation est complète, ces quatre choses : l’ajustement oculaire, l’étendue de l’image sur la rétine, la distance, la grandeur, se suggèrent les unes les autres. On sait qu’à mesure qu’un objet se rapproche, sa grandeur augmente ainsi que l’inclinaison des axes visuels. Wheatstone, ayant modifié son stéréoscope de façon à ce que la distance de l’objet pût être changée, la convergence des yeux restant la même, et vice versa, voici ce qui en résulta. Si la distance reste la même, plus la convergence des yeux augmente, plus l’objet paraît petit ; si on maintient toujours la même inclinaison des axes, plus on rapproche l’objet, plus il paraît grand. L’inclinaison des axes, accompagnée d’une image rétinale donnée, suggère d’abord la grandeur ; de la grandeur ainsi donnée et de la grandeur rétinale nous inférons la vraie grandeur. »

Peut-être quelque intraitable adversaire de la métaphysique reprocherait-il à M. Bain d’être sorti de l’analyse expérimentale pour se demander comment nous percevons le monde extérieur, et pourquoi nous y croyons. Nous répondrons qu’il se borne à soumettre quelques remarques.

« Le monde, nous dit-il, ne peut être connu que par son rapport avec l’esprit. La connaissance est un état de l’esprit ; la notion d’une chose matérielle est une chose mentale. Nous sommes incapables d’examiner l’existence d’un monde matériel indépendant : cet acte en lui-même serait une contradiction. Nous ne pouvons parler que d’un monde présenté à notre esprit. Par une illusion de langage, nous nous imaginons être capables de contempler un monde qui n’entre point dans notre propre existence mentale. Mais cette tentative se détruit elle-même, car cette contemplation est un effort de l’esprit174. » Que l’on remarque d’ailleurs ce que nous mettons de nous-mêmes dans l’acte de la perception. La solidité, l’étendue et l’espace, qui sont les propriétés fondamentales du monde matériel, répondent à certains mouvements et énergies de notre propre corps, et existent dans notre esprit, sous forme de sentiments de force, d’impressions visuelles et tactiles. Le sens de l’extériorité est donc la conscience d’énergies et d’activités particulières qui nous sont propres. Toute la différence entre une sensation idéale et une sensation actuelle, c’est que celle-ci est tout entière à la merci de nos mouvements. Nous tournons la tête à droite et à gauche ; nous remuons notre corps et notre perception varie ; nous arrivons ainsi à distinguer les choses que nos mouvements font changer de place, des idées ou rêves qui varient d’eux-mêmes, quand nous sommes au repos. En communiquant avec les autres êtres et en sachant qu’ils ont les mêmes expériences que nous, nous formons une abstraction de nos expériences passées et de celles d’autrui, et c’est là ce que nous pouvons atteindre de plus haut, par rapport au monde matériel.

« Cependant un monde possible implique un esprit possible pour le percevoir, tout comme un monde actuel implique un esprit actuel. »

La conclusion de M. Bain, autant qu’on peut l’entrevoir à travers ces remarques, ne mécontenterait pas un idéaliste puisqu’elle aboutirait à mettre dans l’esprit une partie de la réalité du monde : le sentant et le senti étant pour lui, non pas deux termes, mais deux parties complémentaires d’un même tout.

Il nous dit encore dans une note de sa récente édition de James Mill175 : « Les termes opposés « sujet » et « objet » sont ceux qu’on peut le moins critiquer pour exprimer l’antithèse fondamentale de la conscience et de l’existence. Matière et esprit, externe et interne sont les synonymes populaires, mais ils sont moins à l’abri de suggestions trompeuses. L’étendue est le fait objectif par excellence ; le plaisir et la douleur sont les phases les mieux marquées de la pure subjectivité. Entre la conscience de l’étendue et la conscience d’un plaisir, il y a la ligne de démarcation la plus large que l’expérience humaine puisse tirer dans la totalité de l’univers existant. Ce sont donc là l’extrême objet et l’extrême sujet : et en dernière analyse l’extrême objet paraît reposer sur le sentiment d’une dépense d’énergie musculaire. »

IV

Un second mode d’association se fonde sur la ressemblance. La loi qui la régit s’énonce ainsi :

« Les actions, les sensations, pensées ou émotions présentes tendent à raviver celles qui leur ressemblent, parmi les impressions ou états antérieurs. »

L’association par contiguïté sert surtout à acquérir, l’association par ressemblance sert surtout à découvrir : elle joue un rôle prépondérant dans le raisonnement et les divers procédés scientifiques. Tantôt nous saisissons les ressemblances entre des agrégats continus, coexistants ; par exemple, on oublie les différences qui séparent un cheval, une chute d’eau, une machine à vapeur, pour ne voir en eux qu’un pouvoir moteur. Tantôt nous saisissons les ressemblances dans les successions. Ainsi dans les études d’embryologie, on reconnaît le même être à travers les différentes phases de son évolution. Dans l’étude comparative des constitutions sociales et politiques, comprise à la manière d’Aristote, Vico, Montesquieu, Condorcet, Hume, de Tocqueville, il faut « un esprit pénétrant, en d’autres termes une forte faculté identifiante, qui puisse réunir et extraire les ressemblances de l’obscurité des différences176. »

Le progrès d’une classification consiste à associer, dans un même groupe, des êtres semblables malgré des dissemblances apparentes, à passer des identités superficielles aux identités fondamentales, de la division d’Aristote en animaux terrestres, marins et aériens, à la division de Cuvier, fondée sur la vraie nature et non sur des ressemblances accidentelles.

Dans le règne minéral, nous groupons naturellement ensemble les métaux. Un plus grand progrès a consisté à voir, comme l’a fait Davy, qu’il y a une substance métallique dans la soude et la potasse, en se fondant sur des ressemblances purement intellectuelles.

Dans le règne végétal, la division en arbres et en arbustes a précédé celle de Linnée. Plus tard, Gœthe saisit une analogie entre la fleur et la plante tout entière. Oken dans la feuille reconnaît la plante.

Dans le règne animal, la comparaison entre les diverses parties qui composent chaque individu, conduit à la découverte des homologies. Oken, se promenant un jour dans une forêt, rencontra le crâne blanchi et dénudé d’une bête fauve. Il le prend, l’examine et découvre que le crâne consiste en quatre vertèbres, qu’il n’est qu’une continuation de la colonne vertébrale.

Les modes de raisonnement et procédés scientifiques fondés sur une association par ressemblance sont rangés par M. Bain sous ces quatre titres :

Classification, abstraction, généralisations de notions, noms généraux, définitions : la classification consistant à grouper les objets d’après la ressemblance ; de là résulte une généralisation ou idée abstraite qui représente ce qu’il y a de commun dans le groupe ; et une définition qui exprime les caractères communs de la classe.

Induction, généralisation indirecte, propriétés conjointes, affirmations, propositions, jugements, lois de la nature. Ici nous obtenons, non plus des idées, comme dans le premier cas, mais des jugements.

Inférence, déduction, raisonnement, syllogisme, extension des inductions. M. Bain adopte, sans restriction, la doctrine de Stuart Mill, que tout raisonnement va du particulier au particulier. Le syllogisme n’est qu’une précaution contre l’erreur, ou, comme nous l’a dit M. Herbert Spencer, une vérification.

Analogie. Il y a ici moins qu’une identité ; de là des comparaisons trompeuses qui ont donné lieu à de fausses conclusions, comme l’assimilation de la société à la famille, ce qui tendrait à faire du souverain un tuteur ou un despote.

V

Il nous reste à considérer les cas où une pluralité d’anneaux ou liens concourt à raviver quelque pensée ou état mental antérieur. Des associations trop faibles individuellement pour raviver une idée passée, peuvent y réussir lorsqu’elles agissent ensemble. La loi générale de ce mode d’association s’établit ainsi :

« Des actions, sensations, pensées, émotions passées sont plus aisément rappelées, quand on les associe par contiguïté ou ressemblance avec plus d’une impression ou d’un objet présent. »

Les associations composées résultent de contiguïtés seules, de ressemblances seules, de contiguïtés et ressemblances réunies.

Voici des exemples du premier cas : Nous sentons l’odeur d’un liquide, cette sensation seule ne suffit pas à nous en rappeler le nom ; mais nous le goûtons ensuite, et le rappel s’opère par ces sensations réunies. Les objets complexes, les touts concrets que nous voyons dans la nature, comme un arbre, une orange, une localité, une personne, sont des agrégats d’idées et de sensations contiguës.

Celui qui a lu précédemment les deux Œdipes de Sophocle, se les rappellera en lisant le Roi Lear ; une composition de ressemblances amenant naturellement la comparaison.

Enfin, si, en décrivant une tempête, vous dites « le combat des éléments », vous associez par ressemblance, car il y a combat et lutte dans une tempête ; et par contiguïté, car cette métaphore est si usitée que les deux idées se tiennent. De là les défauts du style banal et des expressions usées.

On se demande, sans doute, pourquoi l’auteur n’a point reconnu un mode particulier d’association par contraste ? c’est qu’il y voit moins une forme de la loi fondamentale de l’intelligence, que la condition inhérente à tout acte de connaissance, et sans laquelle il n’est point possible. « Le contraste est la reproduction de la première loi de l’esprit, la relativité ou discrimination. Tout ce qui nous est connu nous est connu en connexion avec quelque autre chose, savoir : son contraire ou sa négation. Lumière implique ténèbres, la chaleur suppose le froid. En dernier ressort, la connaissance, comme la conscience, est une transition d’un état à un autre, et les deux états sont renfermés dans l’acte de connaître l’un ou l’autre. » Cette nécessité, inhérente à toute idée, de se compléter par son contraire produit l’amour de la contradiction dans les discussions. Elle avait donné naissance chez les Grecs à la doctrine de la Némésis.

VI

Jusqu’ici nous n’avons eu en vue que la résurrection, le réveil littéral des sensations, images, émotions, suites de pensées antérieures.

Mais il y a d’autres modes d’association connus sous le nom d’imagination, de création. Ici on unit de nouvelles formes, on construit des images, des tableaux, conceptions, mécanismes, différant de tout ce que l’expérience a donné auparavant. Le peintre, le poëte, le musicien, l’inventeur dans les arts et les sciences nous en fournissent des exemples. En voici la loi :

« Au moyen de l’association, l’esprit a le pouvoir de former des combinaisons ou agrégats, différents de tout ce qui lui a été présenté dans le cours de l’expérience. » L’étude sur l’association constructive ou théorie de l’imagination, est au niveau des meilleures analyses de l’ouvrage par son ordre, sa netteté, l’ampleur et l’exactitude de ses détails, l’intérêt des questions qu’elle soulève.

La constructivité (constructiveness) nous permet, par des associations de sensations, d’imaginer des sensations nouvelles. Vous entendez lire un passage, vous avez entendu Bachelou Macready, et l’on dit : « Imaginez Macready ou Rachel prononçant ce passage. » Vous voulez remanier le plan de votre jardin, c’est par une association constructive que vous pouvez imaginer l’effet qu’il produira, quand le nouveau plan sera réalisé.

De même pour les émotions. Les sentiments d’hommes qui diffèrent tout à fait de nous par leur position, leur caractère, leurs occupations, ne peuvent être conçus que par un procédé constructif. Tout le monde a l’expérience de la peur, de la colère, de l’amour, etc. ; ce sont les faits élémentaires qui servent à nos constructions ; mais il est impossible de comprendre un sentiment dont on n’a pas en soi la source : c’est ce qui rend inintelligibles, pour tant de gens, les formes religieuses ou artistiques différentes de celles qui leur sont habituelles. Beaucoup d’historiens ont fait cette remarque, M. Grote, par exemple : « On ne peut comprendre, dit-il, la terreur des Athéniens apprenant la mutilation des Hermès, qu’en se rappelant qu’à leurs yeux c’était un gage de sécurité d’avoir les dieux habitant leur sol. »

L’association constructive dans les beaux-arts, ou imagination proprement dite, présente une particularité : c’est la présence d’un élément émotionnel dans les combinaisons. Il s’agit, pour l’artiste, de faire plaisir à la nature humaine, « d’accroître la somme de son bonheur. » Le premier but de l’artiste doit être de satisfaire le goût. Je ne puis donc accepter, dit M. Bain, la doctrine courante qui veut que la nature soit son critérium et la vérité (réalité) son but. Le critère de l’artiste est le sentiment, son but un plaisir délicat.

Ceci nous laisse entrevoir l’esthétique de l’auteur. Nous allons la retrouver amplement exposée, sous le titre des Emotions.