(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — III » pp. 174-189
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — III » pp. 174-189

III

Y eut-il jamais, dans la vie d’un peuple militaire et libre, un plus admirable moment et pour ce peuple lui-même et pour les jeunes guerriers dont il était fier, que l’heure où, après une pareille campagne unique par le génie et toute patriotique d’inspiration, toute défensive encore jusque dans ses conquêtes, après n’avoir battu tant de fois l’étranger au dehors et ne l’avoir relancé si loin que pour ne pas l’avoir chez soi au dedans, les enfants de cette triomphante armée d’Italie revinrent dans leurs foyers, simples, modestes, décorés du seul éclat des victoires ? Par malheur, le gouvernement qui régissait alors la France ne présentait plus qu’un simulacre d’autorité ou de liberté, et n’était de force à relever et à maintenir résolûment ni l’une ni l’autre. « Les messieurs sont divisés entre eux », écrivait Bonaparte à Joubert, à la veille du retour. Ils l’étaient avant le 18 fructidor, ils le furent encore après.

Joubert ne revint à Paris qu’après cette journée du 18 fructidor. Dans l’intervalle des préliminaires de Léoben au traité de Campio-Formio (avril-octobre 1797), nommé gouverneur du Vicentin et d’autres parties du territoire vénitien, il se distingua par sa bonne administration et sa sagesse. Bonaparte lui écrivait le 30 mai : « Tous les renseignements qui me viennent sur la discipline de votre division, ainsi que sur la bonne conduite des officiers qui la commandent, lui sont favorables : cela vient de l’exemple que vous leur donnez et de la vigilance que vous y portez. » En faisant connaître à ses troupes cette lettre d’éloges, Joubert y joignait l’expression de ses sentiments en des termes qui, pour avoir été souvent répétés depuis et un peu usés par d’autres, ne cessent pas d’être les plus honorables et d’avoir tout leur prix dans sa bouche :

Je fais connaître avec plaisir la lettre que je viens de recevoir du général Bonaparte, et je saisis cette occasion de témoigner mes sentiments à mes braves camarades. La sagesse honore les militaires comme la victoire. Vous prouvez que vous êtes dignes d’aller en France jouir du repos dû à vos grands travaux.

Le général en chef vous rend toute la justice que vous méritez. Officiers et soldats, je suis charmé de vous marquer moi-même ma satisfaction. Conservez cet esprit d’union et de discipline qui fera notre force et qui assure à tous les Français le maintien d’un gouvernement libre, et le respect des personnes et des propriétés. Songez que vous êtes l’espoir de la France entière. Faites que le gouvernement ait non seulement votre courage à récompenser, mais encore toutes les vertus qui distinguent le soldat citoyen. N’oubliez surtout jamais quelles furent vos intentions quand vous volâtes aux frontières. Nourrissez votre enthousiasme du souvenir des prodiges qu’il a produits durant la guerre ? conservez-le pur jusqu’au dernier soupir, et ne doutez pas qu’avec une conduite aussi régulière, un patriotisme aussi intact et aussi soutenu, on ne distingue toujours les vieilles brigades d’Italie et qu’elles ne soient toujours chères à la patrie.

Un guerrier qui pensait ainsi était bon à montrer aux amis comme aux ennemis, et dans la paix comme dans la guerre. Ce fut lui que Bonaparte, avant de quitter Milan pour Rastadt (16 novembre 1797), chargea, avec le général Andréossy, de porter le drapeau de l’armée au Directoire, et il confirma cette mission d’honneur par un magnifique éloge qui est devenu la récompense historique suprême :

Je vous envoie le drapeau dont la Convention fit présent à l’armée d’Italie, par un des généraux qui ont le plus contribué aux différents succès des différentes campagnes, et par un des officiers d’artillerie les plus instruits de deux corps savants qui jouissent d’une réputation distinguée dans l’Europe.

Le général Joubert, qui a commandé à la bataille de Rivoli, a reçu de la nature les qualités qui distinguent les guerriers. Grenadier par le courage, il est général par le sang-froid et les talents militaires. Il s’est trouvé souvent dans ces circonstances où les connaissances et les talents d’un homme influent tant sur le succès. C’est de lui qu’on a dit avant le 18 fructidor : « Cet homme vit encore 31. » Malgré plusieurs blessures et mille dangers, il a échappé aux périls de la guerre ; il vivra longtemps, j’espère, pour la gloire de nos armes, le triomphe de la Constitution de l’an III et le bonheur de ses amis.

Le chef de brigade Andréossy a dirigé, etc. (Suivait l’éloge d’Andréossy.)

On aura remarqué ces mots : le bonheur de ses amis. Bonaparte avait un coin de tendresse pour Joubert. Cela perce dans trois lettres qu’il lui écrit de janvier à mars 1798, pendant que Joubert commande l’armée d’occupation en Hollande, et un peu avant le départ pour l’Égypte. Ces lettres se terminent par des mots dont il est généralement sobre et qui reviennent rarement ailleurs sous sa plume sévère : « Je vous salue et vous embrasse », ou « Je vous salue et vous aime. »

Cependant, malgré cette affection mêlée à l’estime, Bonaparte n’emmena point Joubert avec lui dans son expédition d’Orient. À ceux des gouvernants qui lui faisaient remarquer qu’il emmenait avec lui l’élite des braves et laissait la France dépourvue, il répondait :

« Je vous laisse Joubert. » Il laissait aussi Masséna et quelques autres. On se prend à regretter, quand on considère le terme fatal et si prochain de sa destinée, que le brillant général n’ait pas été compris dans ce glorieux exil et dérobé par là aux intrigues de l’intérieur. Il y aurait eu deux Desaix à l’armée d’Orient. Ce qui décida surtout Bonaparte en faveur du seul Desaix, qu’il appelle l’officier le plus distingué de cette armée, c’est qu’il était plus fait et plus mûr. Joubert livré à lui-même était exposé à une redoutable épreuve ; là où Bonaparte n’avait pas cru pouvoir demeurer impunément pour sa gloire pendant un an encore ou dix-huit mois, dans un Paris en fermentation, à côté d’un gouvernement encore existant, mais déjà condamné, qui achevait de se décomposer et de s’user, — de pourrir (c’est le mot) —, comment Joubert aurait-il pu résister ? Ses belles qualités elles-mêmes, son honnêteté, sa droiture, sa candeur, la chaleur et la pureté de son civisme donnaient prise sur lui, donnaient envie et moyen aux principaux chefs des partis de le tirer à eux sous le prétexte du bien public.

Il fut quelque temps, avons-nous dit, commandant en chef de l’armée d’occupation en Hollande ; et il y présida à une répétition qui s’y fit, le 22 janvier 1798, du 18 fructidor. Il n’y eut aucune effusion de sang, et, grâce à une démonstration militaire bien combinée, la dose de démocratie dans les institutions de la république batave fut augmentée, à jour et à heure fixep, d’après la formule émanée du palais du Luxembourg. Joubert, d’ailleurs, apporta dans les conséquences de ce coup d’État, contrecoup du nôtre, la modération qui était dans son caractère et qui servait utilement de correctif à la chaleur de ses opinions.

Nommé un moment général en chef de l’armée du Rhin, puis, presqu’aussitôt, de l’armée d’Italie (octobre 1798), il se vit aux prises avec des difficultés de tout genre, devant lesquelles il commença à sentir un embarras extrême et son impuissance. Militairement, il conseilla et consomma l’occupation du Piémont, la prise de possession de Turin et l’abdication du roi. Politiquement, il ne put faire agréer ses vues au Directoire. Un personnage célèbre, qui faisait alors ses premières armes dans les grandes affaires d’État, Fouché, envoyé à Milan comme ambassadeur de la République française près la République cisalpine, avait concerté avec le général en chef Brune, prédécesseur de Joubert, une répétition aussi du 18 fructidor, faite à l’eau rose (ce sont ses expressions). Cette journée du 20 octobre avait eu pour but ou pour prétexte de faire passer le gouvernement dans les mains des patriotes cisalpins et des amis de la France, en éliminant les tièdes ou les suspects. Mais l’acte, cette fois, fut cassé à Paris par le Directoire, et Brune désapprouvé et rappelé. « Heureusement, nous dit Fouché (dans les mémoires publiés sous son nom et qui, dans cette partie du moins, offrent un cachet frappant d’authencité), heureusement il fut remplacé par le brave, modeste et loyal Joubert, bien propre à tout calmer et à tout réparer. » J’ai toujours peur, je l’avoue, toutes les fois que je vois un homme si habile et si fin donner tant d’éloges à un si honnête homme, et je me demande involontairement : « Que lui veut-il ? qu’en veut-il faire ? »

Sans prétendre juger du fond des choses dans des affaires si embrouillées, il est certain pour moi, par la manière dont il est parlé de Joubert dans le récit de Fouché, et par la comparaison des pièces produites dans cette vie même du général, que Joubert, plus ou moins en garde d’abord contre les procédés de Brune, fut bientôt retourné et gagné par Fouché. Cet homme si hardi, si remuant, qui peut-être avait raison et voyait juste dans le cas présent, convertit Joubert à ses vues dès les premiers entretiens. Il s’en vante, et les résultats répondirent en effet à ce qu’il raconte. Destitué lui-même par le Directoire peu après le rappel de Brune, et remplacé par Rivaud qui lui apportait l’ordre de sortir de l’Italie :

Je n’en tins aucun compte, dit-il, persuadé que le Directoire n’avait pas le droit de m’empêcher de vivre en simple particulier à Milan. Une conformité sympathique d’opinions et d’idées avec Joubert, qui venait d’y prendre le commandement à la place de Brune, me portait à y rester pour attendre les événements qui se préparaient. À peine fûmes-nous, Joubert et moi, en relations et en conférences, que nous nous entendîmes. C’était, sans contredit, le plus intrépide, le plus habile et le plus estimable des lieutenants de Bonaparte ; il avait favorisé, depuis la paix de Campio-Formio, la cause populaire en Hollande ; il venait en Italie, résolu, malgré la fausse politique du Directoire, de suivre son inclination et de satisfaire au vœu des peuples qui voulaient la liberté. Je l’engageai fortement à ne pas se compromettre pour ma cause et à louvoyer.

Mais Joubert n’était pas de ceux qui louvoient ; il se fit le défenseur, dans ses lettres au Directoire, et de Fouché (alors en rébellion ouverte contre son gouvernement), et de quelques-unes des mesures politiques prises par son prédécesseur Brune. Partagé entre ses devoirs militaires et ses convictions civiles, s’en exagérant peut-être la complication, il commença dès lors à ressentir et à exprimer des dégoûts extraordinaires, à fléchir sous le poids de la responsabilité. Les lettres de réconfort et d’encouragement que lui adressent coup sur coup les directeurs Barras, Merlin et La Réveillère, sont un témoignage à la fois de la haute confiance qu’il inspirait, et des peines morales sous lesquelles il se disait accablé. Il offrait sa démission, parlait de trois mois de repos, de convalescence nécessaire, et déclarait en même temps que, l’opération du Piémont terminée, il n’accepterait aucun commandement en chef. Cette dernière résolution répondait à cette fibre secrète de modestie profonde que nous avons reconnue en lui. Oh ! qu’il était plus à l’aise sur son plateau de Rivoli et à San Marco, lorsqu’entouré déjà de toutes parts et pressé d’assaillants, il les précipitait des rochers par une charge impétueuse ; — oh ! qu’il se sentait le cœur plus léger alors, j’en réponds, qu’au milieu de ces sourdes intrigues, de ces tiraillements en sens divers, dont son honorable indécision ne triomphait pas.

Enfin, après deux mois seulement de contestation encore plus que de commandement, il donna de nouveau et maintint sa démission (décembre 1798). « L’armée d’Italie, dit à ce propos Jomini, avait changé six fois de chef en moins d’un an, lorsqu’après la réduction du Piémont elle perdit Joubert, qui demanda son remplacement par dépit de ne pouvoir conserver, pour son chef d’état-major, Suchet, avec lequel il était lié d’amitié. » Le refus qu’on lui faisait du général Suchet ne fut qu’une dernière marque de désaccord qui amena la rupture. Le mot de dépit, d’ailleurs, n’est pas très juste : quand on a mesuré, comme tous le peuvent faire aujourd’hui, la belle carrière fournie par le maréchal Suchet, on conçoit le prix que mettait Joubert à conserver un tel chef d’état-major, et combien il fut blessé de se voir retirer un homme de ce mérite et de son étroite confiance, duquel le Directoire le disait engoué et qu’on traitait comme suspect.

Revenu en France et à Paris, Joubert n’échappait pour cela ni aux complications ni aux anxiétés : c’était le malheur de la situation. Il est de ces misérables époques intermédiaires qui ne sont bonnes qu’à user les hommes : que tous ceux qui se sentent valeur et avenir, s’y tiennent à l’écart, s’ils le peuvent, et se réservent pour le jour utile ! L’année 1799 était une de ces tristes années expirantes. Le Directoire faisait l’effet d’un arbre à moitié déraciné et déchaussé de toutes parts ; il ne s’agissait plus que de savoir de quel côté il tomberait, — à droite ou à gauche ? Sieyès, qui avait au plus haut degré le sentiment des situations, qui avait compris et proclamé le premier la Révolution commençante, et qui était le premier encore à deviner et à désigner la solution par où elle allait finir, gagnait chaque jour en influence. Entré au Directoire où il avait tout d’abord assisté à l’expulsion des collègues qui le gênaient, il était devenu maître du terrain et comme l’arbitre des combinaisons qui s’essayaient journellement. Joubert, nommé au commandement de Paris peu avant ce petit coup d’État du 30 prairial (18 juin), y avait prêté la main et en approuvait l’esprit. Il était alors le plus en vue des généraux et sur le premier plan politique. Fouché, nommé par suite du revirement de prairial à l’ambassade de Hollande, a raconté qu’étant allé prendre congé de Sieyès, celui-ci lui dit « que jusque-là on avait gouverné au hasard, sans but comme sans principes, et qu’il n’en serait plus de même à l’avenir ; il témoigna de l’inquiétude sur le nouvel essor de l’esprit anarchique, avec lequel, disait-il, on ne pourra jamais gouverner. Fouché aurait répondu « qu’il était temps que cette démocratie sans but et sans règle fît place à l’aristocratie républicaine, ou gouvernement des sages, le seul qui pût s’établir et se consolider. » — « Oui, sans doute, reprit Sieyès, et si cela était possible, vous en seriez ; mais que nous sommes encore loin du but ! » — « Je lui parlai alors de Joubert, ajoute Fouché, comme d’un général pur et désintéressé, que j’avais été à portée de bien connaître en Italie, et auquel on pourrait, au besoin, donner sans danger une influence forte : il n’y avait à craindre ni son ambition, ni son épée, qu’il ne tournerait jamais contre la liberté de sa patrie. — Sieyès, m’ayant écouté attentivement jusqu’au bout, ne me répondit que par un C’est bien. Je ne pus lire autre chose dans son regard oblique. »

Sieyès avait déjà sans doute son arrière-penséeq, qui se trahit par ce mot fameux : « Il nous faut une tête et une épée. » Il entendait la tête d’un côté, — c’était lui, — l’épée de l’autre, un général quelconque : combinaison abstraite et de cabinet ! Le métaphysicien était devancé : la tête et l’épée existaient déjà, mais ensemble ; la tête et l’épée ne faisaient qu’un. Mais à cette heure, Bonaparte, exilé dans sa conquête d’Égypte, semblait perdu pour la France. On s’agitait, on se cotisait pour faire un sauveur en plusieurs personnes.

Joubert était le point de mire de toutes ces ambitions et de ces espérances. Fouché, très bon témoin en tout ceci, va nous le dire encore :

Quand Sieyès vit qu’il y avait moyen, en effet, de s’appuyer sur Joubert, revêtu du commandement de Paris, circonvenu avec habileté, et dont on allait captiver les penchants par un mariage où il se laisserait doucement entraîner, il résolut d’en faire le pivot de sa coalition réformatrice. En conséquence, le commandement en chef de l’armée d’Italie lui fut dévolu, dans l’espoir qu’il ramènerait la victoire sous nos drapeaux et acquerrait ainsi le complément de renommée nécessaire pour la magie de son rôle.

Cette espèce de partie liée avec Sieyès tint-elle jusqu’à la fin ? ou bien Joubert prêta-t-il l’oreille à d’autres ouvertures, et inclina-t-il vers une autre combinaison en germe ? questions inutiles, oiseuses et presque misérables à poser aujourd’hui en présence des accomplissements souverains de l’histoire. M. de Sémonville, que nous avons connu de tout temps si actif, si empressé à se mêler du jeu des événements publics et de leurs chances, avait enlacé Joubert par le plus sûr des liens ; une jeune personne charmante, sa belle-fille32, avait fait impression sur le cœur du général, et allait devenir sa femme. Comment résister à une séduction si touchante, si légitime ? Joubert était donc le héros désigné à l’avance et le sauveur attendu par toute une partie de la société parisienne.

Les salons de Paris ! il est curieux, de voir ce qu’ils ont bientôt fait d’un jeune général en renom qui leur arrive, comme ils l’enlacent et l’enguirlandent dans leur tourbillon de coteries, dans leurs flatteries et leurs intrigues ; comme ils sont prompts et habiles à se faire de son nom et de son épée un instrument, s’il n’y prend garde et s’il n’est doué du plus mâle bon sens. Joubert se laissa faire ; il était amoureux, il se maria, perdit quelques semaines à jouir d’une félicité fugitive, et partit à la fin de juillet 1799 pour prendre le commandement en chef de l’armée d’Italie.

Je le répète, il n’est guère possible aujourd’hui de déterminer avec précision le projet politique auquel il aurait concouru, s’il lui avait été donné de vaincre. Ceux qui, du milieu de leurs clubs ou du fond de leurs boudoirs l’envoyaient si résolument au loin, à la victoire, le savaient-ils eux-mêmes, et étaient-ils bien fixés ? Leurs coalitions mobiles et peu sincères, dénouées et renouées selon les intérêts et les versatilités de chaque instant, avaient-elles pu s’accorder dans un plan arrêté ? Ce qui me paraît plus certain, c’est qu’il allait concourir à un changement social dont il n’avait point le secret, dont il ne mesurait pas la portée. Il était chargé, dans cette première distribution des rôles, il était mis en demeure, de gagner avant tout un appoint d’illustration qui lui permît de servir ensuite d’instrument à de moins scrupuleux et à de plus habiles. C’était (et il le sentait bien tout en y cédant) s’être jeté, de gaieté de cœur, dans un conflit et un courant de difficultés presque impossible à surmonter pour aucun autre, plus impossible encore pour lui avec son caractère.

Et d’abord la victoire sur laquelle on comptait à Paris pour compléter Joubert n’était point si facile à remporter. À peine arrivé à l’armée, il s’en aperçut trop. Il avait à réparer des désastres, la défaite de Magnano sous Schérer, celle de Cassano sous Moreau. Ce dernier commandait en chef lorsque Joubert vint le relever ; il eut le patriotisme de vouloir assister et prendre part à la bataille que le jeune général était pressé de livrer. Saint-Cyr, qui commandait la droite de l’armée, nous a laissé, dans ses intéressants mémoires où il fait preuve d’un sens critique si distingué mais si sévère, le tableau circonstancié et fidèle de tout ce qui se passa la veille de cette intempestive journée de Novi. La bataille n’était pas nécessaire, elle était sans but, et l’eût-on gagnée par l’infanterie sur les hauteurs, on n’avait pas assez de cavalerie pour poursuivre les avantages en plaine ; elle pouvait parfaitement s’éviter. Dans un conseil de guerre auquel furent appelés Moreau, Saint-Cyr, Pérignon, ainsi que Dessolles, chef d’état-major de Moreau, et Suchet, chef d’état-major de Joubert, toutes les raisons furent données, toutes les considérations furent mises sous les yeux de celui qu’il importait de convaincre :

Rien ne vous oblige à livrer une bataille ; l’ennemi finit le siège de la citadelle de Tortone ; mais cette place ne peut tomber en son pouvoir par un siège : il est à désirer qu’il le continue ; il y brûlerait toutes ses munitions avant de pouvoir s’en emparer. Cette place ne peut se rendre que faute de vivres, et l’on est sûr qu’elle en a encore pour deux mois. Vous avez la certitude qu’avant dix jours l’armée du général Championnet, qui se forme dans les Alpes, sera en état de déboucher dans la plaine pour se réunir à la vôtre ; on vous assure que cette armée sera forte d’environ 35000 hommes, c’est à peu près autant que vous en avez ; ainsi la supériorité que l’ennemi conservera encore ne sera du moins plus aussi disproportionnée qu’elle l’est aujourd’hui. Nous pensons qu’il vaut mieux rentrer dans les montagnes, d’où l’on n’aurait pas dû sortir, et se préparer à s’y défendre ; car les raisons qui doivent nous porter à ne point livrer une bataille avant la jonction de l’armée des Alpes doivent décider l’ennemi à nous attaquer avant qu’elle soit effectuée ; mais les positions que nous devons occuper nous sont bien connues ; ce n’est pas une affaire de quelques heures qui pourra décider les succès de l’ennemi ; là, il ne s’agira pas d’une seule bataille, mais de vingt combats plus ou moins acharnés, sur des points difficiles, où leur nombreuse artillerie et leur cavalerie se trouveront à peu près paralysées.

Cependant, tout en insistant auprès du général en chef en ce sens de la temporisation, les généraux divisionnaires l’assurèrent de leur zélé concours, quel que fût le parti auquel il s’arrêterait ; seulement il y avait hâte et urgence à en prendre unr, — ou celui de la retraite, très possible et le plus opportun —, ou celui d’une bataille à livrer ; mais, dans ce cas, serait-elle défensive ou offensive ? attaquerait-on l’ennemi, ou l’attendrait-on ? Il n’y avait pas un moment à perdre pour les dispositions : on avait affaire à Souvarof, ce vieil et ardent guerrier, qui « avait l’âme d’un grand capitaine », s’il lui manquait la science et bien des parties du métier. Joubert écouta tout, et ne put prendre sur lui de se décider. On était au soir, la délibération durait toujours ; on voyait des fenêtres du casin les mouvements de l’ennemi et ses préparatifs pour une bataille. Joubert s’était flatté en croyant que l’ennemi ne la voulait pas ; il essayait tout bas de s’en flatter encore. Saint-Cyr insista une dernière fois sur la possibilité d’une retraite à travers l’Apennin, indiquant avec précision les moyens, les positions à occuper :

Cette proposition, ajoute-t-il (et lui seul a l’autorité suffisante pour faire accepter de telles paroles), ne put tirer Joubert de l’état d’incertitude où il était plongé ; il en était si affecté, qu’on peut dire qu’il en avait honte. Il dit à Pérignon et à Saint-Cyr qu’il les priait de l’excuser, qu’il ne s’était jamais vu d’une telle faiblesse ; qu’il avait été plus d’une fois utile par ses conseils au général Bonaparte dans des moments très difficiles, et qu’il ne concevait pas d’où provenait l’extrême irrésolution d’où il ne pouvait sortir. Enfin, sur le soir, il parut décidé à la retraite ; il dit à ses généraux qu’ils pouvaient se rendre près de leurs troupes, et que d’ici à une heure ou deux il leur expédierait les ordres pour commencer le mouvement : mais ceux-ci avaient été trop longtemps témoins de cette funeste hésitation pour se persuader que le général en chef persisterait dans le parti qu’il semblait décidé à prendre ; ils se rendirent près de leurs troupes et s’occupèrent plus de dispositions de défense que de retraite.

Dans une visite qu’il revint faire dans la soirée au général en chef, Saint-Cyr le retrouva le même, sans plan arrêté, et la nuit ne changea rien à son irrésolution : il ne donna point d’ordres. Le 15 août, un peu avant le jour, l’attaque de l’ennemi commence à notre aile gauche. Aux premiers coups de fusil, Saint-Cyr envoie prévenir Joubert, qui a peine à quitter son illusion et veut s’assurer de la réalité de l’attaque : « Je vais à la gauche, dit-il, je compte ici sur vous. » Il n’était pas arrivé à son extrême gauche qu’il put voir aux mouvements de l’ennemi que c’était une bataille sérieuse. « Il réalisa aussitôt ce que quelques mots qui lui étaient échappés la veille devaient faire prévoir ; il dit aux aides de camp dont il était entouré : Jetons-nous parmi les tirailleurs ! Ce furent les dernières paroles qu’il prononça, car il fut aussitôt atteint d’une balle qui le renversa mort. » On reporta son corps à Saint-Cyr, qui cacha cette mort aux troupes jusqu’à la fin de la journée. Moreau prit le commandement, repoussa pendant tout le jour les efforts de Souvarof et perdit la bataille le moins possible.

Ainsi mourut à l’âge de trente ans ce jeune général, aimé, regretté de tous, succombant, on peut le dire, à une situation trop forte, à une épreuve où la préoccupation politique avait pesé étrangement sur les déterminations de l’homme de guerre. On raisonna beaucoup dans le temps sur cette mort ; il me semble qu’elle s’explique tout naturellement. Joubert qui avait tant maudit l’instant où il fut fait caporal, qui avait tant repoussé le poids de la responsabilité, sentit qu’il en avait assumé une double sur sa tête, celle d’une armée, celle d’un parti ; mais il était embarqué, il fallait poursuivre. Il défaillait dans son for intérieur, il avait perdu l’espérance ; l’homme de cœur et le héros en lui se revancha du moins, se releva tout d’un bond. Aux premières balles qu’il entendit, il courut leur demander le secret du sort ; il voulut se dédommager par son intrépidité de grenadier de son irrésolution comme général.

Six semaines après, le 30 septembre, Bonaparte, revenant d’Égypte, relâchait dans le golfe d’Ajaccio ; il y apprenait pour première nouvelle la mort de Joubert sur le champ de bataille de Novi et ce concours d’événements qui marquaient comme au front des étoiles que l’heure du destin était arrivée. Cette mort, avec les circonstances qui l’avaient amenée, était un nouvel et dernier augure.

Napoléon a toujours parlé très bien de Joubert, et comme d’un ami ; son jugement, conservé tant dans ses Mémoires que dans les conversations de Sainte-Hélène, résume toute la carrière du jeune guerrier, ses services, ses mérites et ses qualités, avec cette conclusion : « Il était jeune encore et n’avait pas acquis toute l’expérience nécessaire. Il eût pu arriver à une grande renommée. »

Il est téméraire de prédire ce qui sera ; il est plus téméraire encore et plus vain de prétendre s’imaginer ce qui n’a pas été. Si l’on essaye pourtant (car la pensée va d’elle-même) de se figurer ce qu’eût été Joubert devenu maréchal d’Empire, il me semble que l’illustre maréchal Suchet nous en donne assez bien l’idée : un militaire brave, instruit, progressif, un parfait lieutenant, capable de conduire à lui seul des opérations circonscrites, administrateur habile et intègre, combinant des qualités militaires et civiles, se faisant aimer même dans les pays conquis. C’eût été un maréchal Suchet venu plus tôt et de la première promotion.

Mais en un sens, et si l’on ne cherche que ce qui le distingue des autres, il est mort à temps, au moment où ce simulacre de république dont il était l’une des plus nobles colonnes, allait s’écrouler sous un choc puissant ; il est mort jeune avec ce qui devait mourir alors pour n’avoir pas à se démentir ou à se transformer. Son nom n’eut qu’un bien court intervalle pour se dégager, mais il s’y lit entouré d’un signe.

Ne le remarquez-vous pas ? Il en est de l’histoire comme de la nature : elle essaye avant de réussir, elle ébauche avant de créer. La destinée de Joubert n’est qu’une ébauche, mais c’est à ce titre surtout qu’elle vivra. Ce qu’il y eut de brave, d’intrépide, d’honnête, d’individuel en lui, a dès longtemps pâli dans l’éloignement et serait déjà effacé par la distance : son caractère plus distinct, sa marque fatale et comme sacrée est dans ce qui le rattache au grand mouvement irrésistible qui se préparait, à l’ère de rénovation vers laquelle aspirait la société tout entière. C’est comme signe et comme symptôme, c’est comme présage avant-coureur, c’est comme usurpateur à son insu (le loyal jeune homme !) du plus grand rôle moderne, qu’il nous est visible aujourd’hui. Sa vie est un feuillet déchiré, mais qui précède immédiatement un des plus mémorables chapitres du livre auguste de l’Histoire. Dans une histoire universelle, si courte qu’elle soit, et fût-elle à la Bossuet, il est sûr par là d’être nommé. Ce n’est pas en vain qu’on a été choisi, même pour manquer le rôle de César, et qu’en tombant au premier souffle du Destin, on est une preuve, un illustre pronostic de plus de la fortune de César.