Notice sur Hamlet
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome premier, p. 131-137. Source : Gallica.
Hamlet n’est pas le plus beau des drames de Shakespeare ; Macbeth et, je crois aussi Othello, lui sont, à tout prendre, supérieurs ; mais c’est peut-être celui qui contient les plus éclatants exemples de ses beautés les plus sublimes comme de ses plus choquants défauts. Jamais il n’a dévoilé avec plus d’originalité, de profondeur et d’effet dramatique, l’état intime d’une grande âme ; jamais aussi il ne s’est plus abandonné aux fantaisies terribles ou burlesques de son imagination, et à cette abondante intempérance d’un esprit pressé de répandre ses idées sans les choisir, et qui se plaît à les rendre frappantes par une expression forte, ingénieuse et inattendue, sans aucun souci de leur forme naturelle et pure.
Selon sa coutume, Shakespeare ne s’est point inquiété, dans Hamlet, d’inventer ni d’arranger son sujet : il a pris les faits tels qu’il les a trouvés dans les récits fabuleux de l’ancienne histoire de Danemark, par Saxon le Grammairien, transformés en histoires tragiques par Belleforest, vers le milieu du xvie siècle, et aussitôt traduits et devenus▶ populaires en Angleterre, non-seulement dans le public, mais sur le théâtre, car il paraît certain que six ou sept ans avant Shakespeare, en 1589, un poëte anglais, nommé Thomas Kyd, avait déjà fait de Hamlet une tragédie. Voici le texte du roman historique dans lequel, comme un sculpteur dans un bloc de marbre, Shakespeare a taillé la sienne.
« Fengon, ayant gagné secrètement des hommes, se rua un jour en un banquet sur son frère Horwendille, lequel occit traîtreusement, puis cauteleusement se purgea devant ses sujets d’un si détestable massacre. Avant de mettre sa main sanguinolente et parricide sur son frère, il avoit incestueusement souillé la couche fraternelle, abusant de la femme de celui dont il pourchassa l’honneur devant qu’il effectuât sa ruine…
« Enhardi par telle impunité, Fengon osa encore s’accoupler en mariage à celle qu’il entretenoit exécrablement durant la vie du bon Horwendille… Et cette malheureuse, qui avoit reçu l’honneur d’être l’épouse d’un des plus vaillants et sages princes du septentrion, souffrit de s’abaisser jusqu’à telle vilenie que de lui fausser sa foi, et qui pis est, épouser celui qui étoit le meurtrier tyran de son époux légitime…
« Géruthe s’étant ainsi oubliée, le prince Amleth, se voyant en danger de sa vie, abandonné de sa propre mère, pour tromper les ruses du tyran, contrefit le fol avec telle ruse et subtilité que, feignant d’avoir tout perdu le sens, il couvrit ses desseins et défendit son salut et sa vie. Tous les jours il étoit au palais de la reine, qui avoit plus de soin de plaire à son paillard que de soucy à venger son mari ou à remettre son fils en son héritage ; il couroit comme un maniaque, ne disoit rien qui ne ressentît son transport des sens et pure frénésie, et toutes ses actions et gestes n’étoient que d’un homme qui est privé de toute raison et entendement ; de sorte qu’il ne servoit plus que de passe-temps aux pages et courtisans éventés qui étoient à la suite de son oncle et beau-père… Et faisoit pourtant des actes pleins de grande signifiance, et répondoit si à propos qu’un sage homme eût jugé bientôt de quel esprit est-ce que sortoit une invention si gentille…
« Amleth entendit par là en quel péril il se mettoit si, en sorte aucune, il obéissoit aux mignardes caresses et mignotises de la demoiselle envoyée par son oncle. Le prince, ému de la beauté de la fille, fut par elle assuré encore de la trahison, car elle l’aimoit dès son enfance, et eût été bien marrie de son désastre…
« Il faut, dit un des amis de Fengon, que le roi feigne de s’en aller en quelque voyage, et que cependant on enferme Amleth seul avec sa mère dans une chambre dans laquelle soit caché quelqu’un pour ouïr leurs propos et les complots de ce fol sage et rusé compagnon… Celuy même s’offrit pour être l’espion, et témoin des propos du fils avec la mère… Le roi prit très-grand plaisir à cette invention…
« Cependant le conseiller entra secrètement en la chambre de la reine, et se cacha sous quelque loudier1, un peu auparavant que le fils y fût enclos avec sa mère. Comme il étoit fin et cauteleux, sitôt qu’il fut dedans la chambre, se doutant de quelque trahison ou surprise, il continua en ses façons de faire folles et niaises, sauta sur ce loudier où, sentant qu’il y avoit dessous quelque cas caché, ne faillit aussitôt de donner dedans avec son glaive… Ayant ainsi découvert l’embûche et puni l’inventeur d’icelle, il s’en revint trouver la reine, laquelle pleuroit et se lamentoit ; puis ayant visité encore tous les coins de la chambre, se voyant seul avec elle, il lui parla fort sagement en cette manière :
« — Quelle trahison est ceci, ô la plus infâme de toutes celles qui onc se sont prostituées au vouloir de quelque paillard abominable, que sous le fard d’un pleur dissimulé, vous couvriez l’acte le plus méchant et le crime le plus détestable ? Quelle fiance puis-je avoir en vous qui, déréglée sur toute impudicité, allez courant les bras étendus après cetuy félon et traitre tyran qui est le meurtrier de mon père, et caressez incestueusement le voleur du lit légitime de votre loyal époux ?… Ah ! reine Géruthe, c’est la lubricité seule qui vous a effacé en l’âme la mémoire des vaillances et vertus du bon roi votre époux et mon père… Ne vous offensez pas, je vous prie, Madame, si, transporté de douleur, je vous parle si rigoureusement et si je vous respecte moins que mon devoir ; car, vous ayant mis à néant la mémoire du défunt roi mon père, ne faut s’ébahir si aussi je sors des limites de toute reconnoissance…
« Quoique la reine se sentît piquer de bien près, et que Amleth la touchât vivement où plus elle se sentoit intéressée, si est-ce qu’elle oublia tout dépit qu’elle eût pu concevoir d’être ainsi aigrement tancée et reprise pour la grande joie qui la saisit, connoissant la gentillesse d’esprit de son fils. D’un côté, elle n’osoit lever les yeux pour le regarder, se souvenant de sa faute, et de l’autre elle eût volontiers embrassé son fils pour les sages admonitions qu’il lui avoit faites, et lesquelles eurent tant d’efficace que sur l’heure elles éteignirent les flammes de sa convoitise…
« Avec lui furent envoyés en Angleterre deux des fidèles ministres de Fengon, portant des lettres gravées dans du bois, qui portoient la mort de Amleth et la commandoient à l’Anglois. Mais le rusé prince danois, tandis que ses compagnons dormoient, ayant visité le paquet et connu la trahison de son oncle et la méchanceté des courtisans qui le conduisoient à la boucherie, rasa les lettres mentionnant sa mort, et au lieu y grava et cisela un commandement à l’Anglois de faire pendre et étrangler ses compagnons…
« Vivant son père, Amleth avoit été endoctriné en cette science avec laquelle le malin esprit abuse les hommes, et avertissoit le prince des choses déjà passées. Il y auroit fort à discourir si ce prince, par la violence de sa mélancolie, recevoit telles impressions qu’il devinât ce que nul homme ne lui avoit jamais déclaré. »
Évidemment, c’est Hamlet qui, dans ce récit, a frappé et séduit Shakespeare. Ce jeune prince, fou par calcul, peut-être un peu par nature, rusé et mélancolique, ardent à venger la mort de son père et habile à veiller pour sa propre vie, adoré de la jeune fille envoyée pour le perdre, objet de l’effroi et toujours pourtant de la tendresse de sa coupable mère, et, jusqu’au moment de l’explosion, caché et incompréhensible pour toutes les deux ; ce personnage plein de passion, de péril et de mystère, versé dans les sciences occultes et à qui peut-être, « à travers la violence de sa mélancolie, le malin esprit fait deviner ce que nul homme ne lui a jamais déclaré » ; quelle donnée admirable pour Shakespeare, scrutateur si curieux et si profond des agitations obscures de l’âme et de la destinée humaines ! N’eût-il fait que peindre, en les dessinant avec la fermeté et en les colorant avec l’éclat de son pinceau, ce caractère et cette situation tels que les lui donnait la chronique, il eût, à coup sûr, produit un chef-d’œuvre.
Mais Shakespeare a fait bien davantage : sous sa main la folie de Hamlet ◀devient▶ tout autre chose que la préméditation obstinée ou l’exaltation mélancolique d’un jeune prince du moyen âge, placé dans une situation périlleuse et plongé dans un sombre dessein : c’est un grave état moral, une grande maladie de l’âme qui, à certaines époques et dans certaines conditions de l’état social et des mœurs, se répand parmi les hommes, atteint souvent les mieux doués et les plus nobles, et les frappe d’un trouble quelquefois bien voisin de la folie. Le monde est plein de mal, de toute sorte de mal. Que de souffrances et de crimes, et d’erreurs fatales, quoique innocentes ! Que d’iniquités générales et privées, éclatantes et ignorées ! Que de mérites étouffés ou méconnus, perdus pour le public, à charge pour leurs possesseurs ! Que de mensonges et de froideur, et de légèreté, et d’ingratitude, et d’oubli dans les relations et les sentiments des hommes ! La vie si courte et pourtant si agitée, tantôt si pesante et tantôt si vide ! L’avenir si obscur ! tant de ténèbres au terme de tant d’épreuves ! À ceux qui ne voient que cette face du monde et de la destinée humaine, on comprend que l’esprit se trouble, que le cœur défaille, et qu’une mélancolie misanthropique ◀devienne▶ une disposition habituelle qui les jette tour à tour dans l’irritation ou dans le doute, dans le mépris ironique ou dans l’abattement.
Ce n’était point-là, à coup sûr, la maladie des temps où la chronique fait vivre Hamlet, ni de celui où vivait Shakespeare lui-même. Le moyen âge et le xvie siècle étaient des époques trop actives et trop rudes pour que ces contemplations amères et ces développements malsains de la sensibilité humaine y trouvassent aisément accès. Ils appartiennent bien plutôt à des temps de vie molle et d’une excitation morale à la fois vive et oisive, quand les âmes sont jetées hors de leur repos et dépourvues de toute occupation forte et obligée. C’est alors que naissent ces mécontentements méditatifs, ces impressions partiales et irritées, cet entier oubli des biens, cette susceptibilité passionnée devant les maux de la condition humaine, et toute cette colère savante de l’homme contre l’ordre et les lois de cet univers.
Ce malaise douloureux, ce trouble profond que porte dans l’âme une si sombre et si fausse appréciation des choses en général et de l’homme lui-même, et qu’il ne rencontrait guère dans son propre temps, ni dans les temps dont il lisait l’histoire, Shakespeare les a devinés et en a fait la figure et le caractère de Hamlet. Qu’on relise les quatre grands monologues où le prince de Danemark s’abandonne à l’expression réfléchie de ses sentiments intimes2; qu’on recueille dans toute la pièce les mots épars où il les manifeste en passant ; qu’on recherche et qu’on résume ce qui éclate et ce qui se cache dans tout ce qu’il pense et ce qu’il dit ; partout on reconnaîtra la maladie morale que je viens de décrire. Là réside vraiment, bien plus que dans ses chagrins ou dans ses périls personnels, la source de la mélancolie de Hamlet ; c’est là son idée fixe et sa folie.
Et avec l’admirable bon sens du génie, pour rendre, non-seulement supportable, mais saisissant, le spectacle d’une maladie si sombre, Shakespeare a mis, dans le malade lui-même, les qualités les plus douces et les plus attrayantes. Il a fait Hamlet beau, populaire, généreux, affectueux, tendre même. Il a voulu que le caractère instinctif de son héros relevât en quelque sorte la nature humaine des méfiances et des anathèmes dont sa mélancolie philosophique l’accablait.
Mais, en même temps, guidé par cet instinct d’harmonie qui n’abandonne jamais le vrai poëte, Shakespeare a répandu sur tout le drame la même couleur sombre qui ouvre la scène : le spectre du roi assassiné imprime dès les premiers pas et conduit jusqu’au terme le mouvement. Et quand le terme arrive, c’est aussi la mort qui règne ; tous meurent, les innocents comme les coupables, la jeune fille comme le prince, et plus folle que lui : tous vont rejoindre le spectre qui n’est sorti de son tombeau que pour les y pousser tous avec lui. L’événement tout entier est aussi lugubre que la pensée de Hamlet. Il ne reste sur la scène que les étrangers norvégiens, qui y paraissent pour la première fois et qui n’ont pris aucune part à l’action.
Après cette grande peinture morale, vient la seconde des beautés supérieures de Shakespeare, l’effet dramatique. Elle n’est nulle part plus complète et plus frappante que dans Hamlet, car les deux conditions du grand effet dramatique s’y trouvent, l’unité dans la variété ; une seule impression constante, dominante ; et cette même impression diversifiée selon le caractère, le tour d’esprit, la condition des divers personnages dans lesquels elle se reproduit. La mort plane sur tout le drame ; le spectre du roi assassiné la représente et la personnifie ; il est toujours là, tantôt présent lui-même, tantôt présent à la pensée et dans les discours des autres personnages. Grands ou petits, coupables ou innocents, intéressés ou indifférents à son histoire, ils sont tous constamment occupés de lui ; les uns avec remords, les autres avec affection et douleur, d’autres encore simplement avec curiosité, quelques-uns même sans curiosité et uniquement par occasion : par exemple, ce grossier fossoyeur qui avait, dit-il, commencé son métier le jour où feu ce grand roi avait remporté une grande victoire sur son voisin le roi de Norvège, et qui, en le continuant pour creuser la fosse de la belle Ophélia, la maîtresse folle de Hamlet fou, retrouve le crâne du pauvre Yorick, ce bouffon du roi défunt, le crâne du bouffon de ce spectre qui sort à chaque instant de son tombeau pour troubler les vivants et obtenir justice de son assassin. Tous ces personnages, au milieu de toutes ces circonstances, sont amenés, retirés, ramenés tour à tour, chacun avec sa physionomie, son langage, son impression propre ; et tous concourent incessamment à entretenir, à répandre, à fortifier cette impression unique et générale de la mort, de la mort juste ou injuste, naturelle ou violente, oubliée ou pleurée, mais toujours présente, et qui est la loi suprême et devrait être la pensée permanente des hommes.
Au théâtre, devant des spectateurs réunis en grand nombre et mêlés, l’effet de ce drame, à la fois si lugubre et si animé, est irrésistible ; l’âme est remuée dans ses dernières profondeurs, en même temps que l’imagination et les sens sont occupés et entraînés par un mouvement extérieur continu et rapide. C’est là le double génie de Shakespeare, philosophe et poëte également inépuisable, moraliste et machiniste tour à tour, aussi habile à remplir bruyamment la scène qu’à pénétrer et à mettre en lumière les plus intimes secrets du cœur humain. Soumis à l’action immédiate d’une telle puissance, les hommes en masse ne lui demandent rien au-delà de ce qu’elle leur donne ; elle les domine et emporte d’assaut leur sympathie et leur admiration. Les esprits difficiles et délicats, qui jugent presque au même moment où ils sentent, et qui portent le besoin de la perfection jusque dans leurs plus vifs plaisirs, goûtent et admirent aussi immensément Shakespeare ; mais ils sont désagréablement troublés dans leur admiration et leur jouissance, tantôt par l’entassement et la confusion des personnages et des incidents inutiles ; tantôt par les longs et subtils développements d’une réflexion ou d’une idée qu’il conviendrait au personnage d’indiquer en passant, mais dans laquelle le poëte se complaît et s’arrête pour son propre compte ; plus souvent encore par ce bizarre mélange de grossièreté et de recherche dans le langage qui donne quelquefois, aux sentiments les plus vrais, des formes factices et pédantes, et, aux plus belles inspirations de la philosophie ou de la poésie, une physionomie barbare. Ces défauts abondent dans Hamlet. Je ne veux ni me donner la pénible satisfaction de le prouver, ni me dispenser de le dire. En fait de génie, Shakespeare n’a peut-être point de rivaux ; dans les hautes et pures régions de l’art, il ne saurait être un modèle.
Note sur la date de Hamlet
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome premier, p. 283-288. Source : Gallica.
La préface qui précède cette traduction de Hamlet contient une assertion qui doit être rectifiée. Nous voulons parler de la conjecture, citée comme presque certaine, qui attribue à Thomas Kyd une tragédie écrite, dit-on, six ou sept ans avant celle de Shakespeare, sur le sujet de Hamlet. Voici l’origine de cette conjecture.
Jusqu’en 1825, la plus ancienne édition qu’on eût conservée du Hamlet de Shakespeare était un in 4º, daté Je 1604, dont le titre donnait la pièce comme « imprimée de nouveau et augmentée presque du double, suivant le texte véritable et parfait ». On croyait que l’édition antérieure, indiquée par ce titre même, devait être de 1602, parce qu’on trouvait la pièce inscrite sur les registres de la librairie au 26 juillet 1602, au nom de l’imprimeur James Roberts. On croyait aussi que la pièce avait été écrite en 1600, à cause du passage du second acte (scène II), où il est dit que l’empêchement des comédiens, c’est-à-dire la nécessité où ils se sont vus de faire une troupe ambulante, vient de la récente innovation ; or, cette innovation ne peut pas être l’ordonnance rendue par le conseil privé, le 22 juin 1600, pour réduire à deux le nombre des salles de théâtre, car cette ordonnance favorisait la troupe de Shakespeare au lieu de lui nuire ; et d’ailleurs elle ne fut jamais exécutée, quoique renouvelée en termes encore plus forts l’année suivante. Le fait auquel se rapporte le passage ci-dessus indiqué est donc au contraire la permission rendue, en 1600, aux enfants de la chapelle de Saint-Paul, qui reprirent alors avec une vogue nouvelle leurs représentations interrompues depuis 1591.
Ainsi, 1604, date de la plus ancienne édition conservée ; 1602, date probable de la première édition ; 1600, date évidente de la composition de la pièce ; telle était, en 1825, la chronologie du Hamlet de Shakespeare. Et cependant, plusieurs documents antérieurs à l’an 1600 parlaient d’une tragédie de Hamlet. Thomas Lodge, en 1596, pour donner l’idée d’une extrême pâleur, disait ; « pâle comme le masque de ce spectre qui criait si misérablement, au théâtre : Hamlet, venge-moi ! » Une troupe d’acteurs avait, en 1594, joué un Hamlet à Newington. Thomas Nash, en 1589, dans une épître qui sert de préface à l’Arcadie de Greene, écrivait ce qui suit : « Il y a aujourd’hui une espèce de compagnons vagabonds qui traversent tous les métiers sans faire leur chemin par aucun, et qui, abandonnant le commerce du droit pour lequel ils étaient nés, s’adonnent aux tentatives de l’art, eux qui sauraient à peine mettre un vers en latin, s’ils en avaient besoin ; mais le Sénèque traduit en anglais, lu à la lueur d’une chandelle, fournit un bon nombre de bonnes sentences, comme : le sang est un mendiant, et ainsi de suite ; et si vous l’implorez bien, par une froide matinée, il vous donnera de pleins Hamlets, je veux dire de pleines poignées de discours tragiques. »
Entre ces deux séries de faits, dont les uns fixaient à l’an 1600 la composition du Hamlet de Shakespeare, tandis que les autres montraient un Hamlet joué et critiqué dès 1589, quelle conciliation trouver ? La seule qui dût sembler possible était cette conjecture même par laquelle Malone supposa un Hamlet antérieur à celui de Shakespeare ; et s’il l’attribua à Thomas Kyd, ce fut peut-être à cause des ressemblances que nous avons signalées plus haut entre Hamlet et la Tragédie espagnole (voir page 206, note) ; peut-être pensait-il que Kyd, étant connu pour avoir fait quelques pas vers la conception de Hamlet, avait plus de titres qu’aucun autre à l’honneur supposé de s’en être approché tout à fait et d’avoir fourni à Shakespeare, non plus quelques traits seulement d’un caractère et le hardi modèle d’une seule scène, mais la donnée et le plan de la pièce entière.
La conjecture de Malone perdit tout à coup tout crédit, quand on eut retrouvé, en 1825, un exemplaire du Hamlet de Shakespeare, différent, par la date comme par le texte, du Hamlet jusqu’alors connu. La date n’était, que d’un an antérieure à celle de l’édition d’abord considérée comme la plus ancienne. Mais si la date ne faisait remonter qu’a 1603, le texte faisait remonter au moins à 1591 ; en effet, dans la seconde scène du second acte, dans le passage déjà mentionné tout à l’heure où il s’agit des comédiens ambulants, on pouvait noter une différence importante : dans le texte de 1603, l’allusion porte sur la réouverture du théâtre des Enfants de Saint-Paul, qui eut lieu en l’an 1600 ; dans le texte de 1603, l’allusion porte sur la première période des représentations de cette troupe enfantine, qui avaient commencé en 1584 et furent interdites en 1591. Voilà donc le Hamlet de Shakespeare composé tout au moins en 1591, c’est-à-dire neuf ans plus tôt qu’on ne croyait. Et comme il semble, d’ailleurs, que les plaisanteries citées plus haut de Thomas Nash s’appliquent fort exactement à Shakespeare ; comme Nash était, avec Marlowe, l’auteur de cette tragédie de Didon qui est parodiée dans Hamlet, et avait par conséquent quelque rancune à satisfaire contre Shakespeare ; comme il est certain que Shakespeare n’avait pas appris beaucoup de latin dans sa jeunesse ; comme il paraît au contraire avoir été singulièrement versé dans la connaissance du droit, dont il emploie très-souvent les termes les plus subtils, il faut fixer la date du Hamlet de Shakespeare d’après la date des moqueries de Nash, c’est-à-dire en 1589 au plus tard.
On sait, du reste, par un document officiel trouvé dans les archives de lord Ellesmere, que Shakespeare, au mois de novembre 1589, était un des associés du théâtre de Blackfriars et avait part aux bénéfices ; Harmlet, ne fût-ce qu’à l’état d’ébauche, pouvait bien lui valoir ces avantages ; et que Shakespeare ait dû, en effet, au premier Hamlet, sa première admission parmi les associés du théâtre, c’est une hypothèse assez probable. Voyez, dans le Hamlet revu et développé, au troisième acte, à la seconde scène, après la représentation intercalée dans le drame, ce que le héros dit à son ami : « Ne croyez-vous pas qu’un coup de théâtre comme celui-ci pourrait me faire recevoir compagnon dans une troupe de comédiens ? — À demi-part, répond Horatio. — À part entière, vous dis-je, reprend Hamlet. » Le premier Hamlet ne contient rien de ce passage, et n’est-on pas naturellement amené à croire que Shakespeare, en ajoutant ce fragment de dialogue, pensait à lui-même, qu’il voulait constater par-devant le public la valeur dramatique d’une péripétie si fortement exploitée, et que, par la bouche de son héros, au nom du succès de son œuvre, il réclamait, dans les bénéfices de ses compagnons, la part entière dont une moitié seulement lui aurait été accordée pour le premier Hamlet ? Il est remarquable, en effet, que, d’après le document trouvé chez lord Ellesmere, Shakespeare, en 1589, n’était encore rangé que l’un des derniers parmi les associés de Blackfriars, tandis que nous le trouvons nommé le second dans la licence royale octroyée à sa troupe en 1603.
Mais quand même l’in-quarto découvert en 1825 ne nous aurait pas rendu ce premier Hamlet qui commença la fortune de Shakespeare, quand même ni Lodge ni Nash n’en auraient fait soupçonner l’existence, il y a, parmi les curiosités du vieux théâtre anglais, une pièce qui aurait dû suffire, selon nous, à faire croire que le Hamlet de Shakespeare, au moins à l’état d’ébauche, était joué et connu en 1589.
C’est un drame intitulé : Avis aux belles femmes, dont l’intrigue roule sur le meurtre d’un négociant de Londres, commis en 1573 par sa femme et par l’amant de sa femme. Il est prouvé, par le texte même du drame, qu’il fut écrit en 1589. Notons, en passant, que, vers la fin de la pièce, un des personnages raconte, pour démontrer l’utilité du théâtre, cette même histoire à laquelle Hamlet fait allusion dans son dernier monologue du second acte et que nous avons rapportée en note à cet endroit (p. 491) ; mais qu’on attache ou non quelque valeur à cette coïncidence peut-être fortuite, voici un autre passage, bien plus important à nos yeux, de ce vieux drame ; c’est un prologue où sont personnifiées la tragédie, la comédie et l’histoire, qui se disputent la supériorité et le droit d’occuper le théâtre, et voici le tableau des spectacles tragiques tel que la Comédie le retrace : « Un tyran damné, pour obtenir la couronne, empoisonne, poignarde, coupe des gorges ; un vilain spectre pleurard, enveloppé dans une sale toile ou dans un manteau de cuir, entre en geignant comme un porc à demi-égorgé, et crie vindicta ! vengeance, vengeance ! Et quand il apparaît, on voit flamber un peu de résine, comme un peu de fumée sortirait d’une pipe, ou comme le pétard d’un enfant. Et à la fin, ils sont deux ou trois qui se percent l’un l’autre, avec des aiguilles à passer le lacet. N’est-ce pas là un bel étalage, un majestueux spectacle ? » N’est-ce pas là, manifestement, dirons-nous à notre tour, la caricature grotesque d’une représentation de Hamlet et de la mesquine mise en scène qui en déparait les scènes les plus surnaturelles ou les plus meurtrières ? Quand on voit dans une indication du premier Hamlet, au troisième acte, le spectre apparaître, sauf votre respect, en chemise de nuit, au moment même où son fils le contemple et le décrit avec la plus respectueuse terreur, ou s’imagine sans peine que ce pauvre fantôme pouvait bien n’avoir, au premier acte, sur la plate-forme d’Elseneur, qu’un manteau de cuir pour figurer sa fameuse armure connue des Polonais et qu’une torche de résine pour jouer quelque reflet de « ces flammes sulfureuses et torturantes » où il va être obligé de rentrer. On comprend aussi que les morts accumulées du dénouement aient donné à rire aux rieurs ; la comédie a toujours reproché à la tragédie son arsenal d’armes sans pointes et son cortège de faux cadavres. Ou nous sommes bien trompés, ou tous les traits que nous avons cités de ce prologue du vieux drame anglais sont autant de traces du Hamlet de Shakespeare, et contribuent à lui assigner pour date l’année 1589.
Shakespeare était né en 1564 ; ce serait donc à vingt-cinq ans qu’il aurait écrit son premier Hamlet. Une telle œuvre, conçue par un si jeune homme, n’est-ce pas déjà le plus singulier exemple de la précocité du génie ? Tous les admirateurs de Shakespeare ne se tiennent cependant pas pour satisfaits, et il en est qui voudraient fixer à 1584 la date du premier Hamlet. Deux arguments les y décident. Il est dit, dans le premier Hamlet, que les comédiens nomades se sont faits nomades parce que « la nouveauté l’emporte », et que la majeure partie du public qui venait chez eux s’est tournée vers les théâtres privés « et vers les divertissements des enfants » ; or, c’est en 1584 que les enfants de chœur de la chapelle Saint-Paul commencèrent à jouer, et que leurs divertissements furent, dit-on, une nouveauté. On a, de plus, remarqué que Shakespeare eut, en 1584, deux enfants jumeaux, une fille nommée Judith et un fils nommé Hamlet ; or, ce dernier nom a semblé permettre de supposer que Shakespeare avait déjà en tête son grand drame danois, et que peut-être même, se sentant en proie à la misère et à la fatalité, il avait voulu pour ainsi dire se baptiser par avance un tragique vengeur en la personne de son fils nouveau-né. On peut répondre à ces arguments par plus d’une objection.
Examinons d’abord la phrase relative aux comédiens nomades. Elle prouve, comme nous l’avons dit plus haut, que le premier Hamlet ne peut pas être postérieur à 1591 ; voilà ce qu’elle prouve, et rien de plus ; elle indique une période dont on sait la limite, non un fait précis dont on sache la date spéciale. Ce n’est pas aux débuts des enfants de Saint-Paul, mais à leur succès déjà décidé que cette phrase fait allusion ; pour que l’ancienne troupe renonçât à son séjour accoutumé, il n’a pas suffi qu’une nouveauté se produisît près d’elle : il a fallu que la nouveauté l’emportât sur elle et lui enlevât la majeure partie du public. — Mais en 1589, dira-t-on, les représentations des enfants de Saint-Paul duraient déjà depuis cinq ans, et leur succès même ne pouvait plus passer pour la vogue d’une nouveauté. — Aux yeux du public, non, peut-être ; mais aux yeux de l’ancienne troupe, assurément oui. Combien longtemps, pour quiconque a réussi, ceux qui réussissent après lui ne restent-ils pas des intrus ! Combien longtemps, en France et dans notre siècle, n’a-t-on pas continué à appeler « poëtes de la nouvelle école » ceux qui étaient déjà passés au rang de modèles ! Hernani, pendant bien des années, quoique faisant loi pour les uns, n’était encore pour beaucoup d’autres qu’une nouveauté à la mode. Mais pour en revenir au premier Hamlet et à la phrase qui nous occupe, il est singulier qu’on y cherche une allusion précise aux débuts des enfants de Saint-Paul, si l’on remarque que Shakespeare parle en même temps des théâtres privés. Quand les enfants de Saint-Paul commencèrent leurs représentations, il y avait déjà nombre d’années que les riches seigneurs de la cour avaient pris l’habitude d’enrôler parmi leurs serviteurs des troupes de comédiens ; Élizabeth était depuis peu sur le trône, lorsque lord Leicester donna l’exemple, et avant 1584 il avait déjà eu dix imitateurs. C’est à l’ensemble de ces concurrences gênantes que Shakespeare, dans le premier Hamlet, attribue les défections du public ; il n’y a point de chronologie exacte à tirer d’une phrase où sont rapprochés des faits qui s’espacent sur plus de dix années ; la troupe où Shakespeare était engagé datait de 1575, et c’est à cause de son existence ancienne et non interrompue que cette troupe, par l’organe de son poëte, traitait de nouveaux venus tous ses rivaux. Ainsi, soit que l’on considère en elle-même cette phrase du premier Hamlet, soit qu’on la compare au passage correspondant du second Hamlet, tout ce qu’on en peut conclure, c’est que le second Hamlet a été écrit après 1600, et le premier avant 1591 ; mais elle ne prouve aucunement que le premier Hamlet date de 1584.
Mais Shakespeare, en 1584, donnait à son fils le nom de Hamlet ! Oui, ou du moins celui de Hamnet ; ainsi le mentionne le registre de l’état civil de Stratford-sur-Avon. Mais Hamlet ou Hamnet, peu importe : on voit, dans divers actes, les deux noms couramment confondus ; seulement, comment voir dans cet acte de baptême la moindre trace d’intentions sombres ou de préoccupations poétiques ? L’enfant reçut son nom tout simplement de son parrain, M. Hamnet ou Hamlet Sadler, comme sa sœur jumelle recevait le sien de Mme Judith Sadler, sa marraine ; et si Amleth, le héros de la légende danoise et des histoires de Belleforest, a quelque chose à voir en tout ceci, ce n’est pas qu’il ait servi de patron au fils de Shakespeare : très-évidemment, au contraire, le prince de Danemark ne naquit pour la scène et ne s’appela Hamlet qu’après l’enfant obscur de Stratford-sur-Avon, à qui il emprunta l’orthographe anglaise du nom sous lequel il est à jamais connu. D’ailleurs, le lecteur trouvera à la fin de ce volume un Appendice consacré à la comparaison des différents textes de Hamlet, et cette étude plus générale lui fournira, nous l’espérons, quelques raisons encore de conclure comme nous sur le point du débat spécial auquel nous avons dû nous borner ici.
Notice sur La Tempête
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome premier, p. 291-295. Source : Gallica.
« Je ne saurais jurer que cela soit ou ne soit pas réel », dit, à la fin de la Tempête, le vieux Gonzalo tout étourdi des prestiges qui l’ont environné depuis son arrivée dans l’île. Il semble que, par la bouche de l’honnête homme de la pièce, Shakespeare ait voulu exprimer l’effet général de ce charmant et singulier ouvrage. Brillant, léger, diaphane comme les apparitions dont il est rempli, à peine se laisse-t-il saisir à la réflexion ; à peine, à travers ces traits mobiles et transparents, se peut-on tenir pour certain d’apercevoir un sujet, une contexture de pièce, des aventures, des sentiments, des personnages réels. Cependant tout y est, tout s’y révèle ; et, dans une succession rapide, chaque objet à son tour émeut l’imagination, occupe l’attention et disparaît, laissant pour unique trace la confuse émotion du plaisir et une impression de vérité à laquelle on n’ose refuser ni accorder sa croyance.
« C’est ici surtout, dit Warburton, que la sublime et merveilleuse imagination de Shakespeare s’élève au-dessus de la nature sans abandonner la raison, ou plutôt entraîne avec elle la nature par-delà ses limites convenues. » Tout est à la fois, dans ce tableau, fantastique et vrai. Comme s’il était le créateur de l’ouvrage, comme s’il était le véritable enchanteur entouré des illusions de son art, Prospero, en s’y montrant à nous, semble le seul corps opaque et solide au milieu d’un peuple de légers fantômes revêtus des formes de la vie, mais dépourvus des apparences de la durée. Quelques minutes s’écouleront à peine que l’aimable Ariel, plus léger encore que lorsqu’il arrive avec la pensée, va échapper au contact même de la baguette magique, et, libre des formes qu’on lui prescrit, libre de toute forme sensible, va se dissoudre dans le vague de l’air, où s’évanouira pour nous son existence individuelle. N’est-ce pas un prestige de la magie que cette demi-intelligence qui paraît luire dans le grossier Caliban ? et ne semble-t-il pas qu’en mettant le pied hors de l’île désenchantée où il va être laissé à lui-même, nous allons le voir retomber dans son état naturel de masse inerte, s’assimilant par degrés à la terre dont il est à peine distinct ? Que ◀deviendront▶, loin de notre vue, cet Antonio, ce Sébastien, si prompts à concevoir le dessein du crime, cet Alonzo, si facilement et légèrement accessible à tous les sentiments ? Que ◀deviendront▶ ces jeunes amants, sitôt et si complétement épris, et qui, pour nous, semblent n’avoir eu d’autre existence que d’aimer, d’autre destination que de faire passer devant nos yeux les ravissantes images de l’amour et de l’innocence ? Chacun de ces personnages ne nous révèle que la portion de son caractère qui convient à sa situation présente ; aucun d’eux ne nous dévoile en lui-même ces abîmes de la nature, ces profondes sources de la pensée où descend si souvent et si avant Shakespeare ; mais ils en déploient sous nos yeux tous les effets extérieurs : nous ne savons d’où ils viennent, mais nous reconnaissons parfaitement ce qu’ils semblent être ; véritables visions dont nous ne sentons ni la chair ni les os, mais dont les formes nous sont distinctes et familières.
Aussi, par la souplesse et la légèreté de leur nature, ces créatures singulières se prêtent-elles à une rapidité d’action, à une variété de mouvements dont peut-être aucune autre pièce de Shakespeare ne fournit d’exemple ; il n’en est pas de plus amusante, de plus animée, où une gaieté vive et même bouffonne se marie plus naturellement à des intérêts sérieux, à des sentiments tristes et à de touchantes affections : c’est une féerie dans toute la force du terme, dans toute la vivacité des impressions qu’on en peut recevoir.
Le style de la Tempête participe de cette espèce de magie. Figuré, vaporeux, portant à l’esprit une foule d’images et d’impressions vagues et fugitives comme ces formes incertaines que dessinent les nuages, il émeut l’imagination sans la fixer, et la tient dans cet état d’excitation indécise qui la rend accessible à tous les prestiges dont voudra l’amuser l’enchanteur. Il est de tradition en Angleterre que le célèbre lord Falkland1, M. Selden et lord C.J. Vaughan, regardaient le style du rôle de Caliban, dans la Tempête, comme tout à fait particulier à ce personnage, et comme une création de Shakespeare. Johnson est d’un avis opposé ; mais, en admettant que la tradition soit fondée, l’autorité de Johnson ne suffirait pas pour infirmer celle de lord Falkland, esprit éminemment élégant et remarquable, à ce qu’il paraît, par une finesse de tact qui, du moins dans la critique, a souvent manqué au docteur. D’ailleurs lord Falkland, presque contemporain de Shakespeare puisqu’il était né plusieurs années avant sa mort, aurait droit d’en être cru de préférence sur des nuances de langage qui, cent cinquante ans plus tard, devaient se perdre pour Johnson sous une couleur générale de vétusté. Si donc l’on avait quelque titre pour décider entre eux, on serait plutôt tenté d’ajouter foi à l’opinion de lord Falkland, et même d’appliquer à l’ouvrage entier ce qu’il a dit du seul rôle de Caliban. Du moins peut-on remarquer que le style de la Tempête paraît, plus qu’aucun autre ouvrage de Shakespeare, s’éloigner de ce type général d’expression de la pensée qui se retrouve et se conserve plus ou moins partout, à travers la différence des idiomes. Il faut probablement attribuer en partie ce fait à la singularité de la situation et à la nécessité de mettre en harmonie tant de conditions, de sentiments, d’intérêts divers, enveloppés pour quelques heures dans un sort commun et dans une même atmosphère surnaturelle. Dans aucune de ses pièces, d’ailleurs, Shakespeare ne s’est montré aussi sobre de jeux de mots.
L’homme le plus vertueux, le plus aimable et le plus instruit de l’Angleterre sous Charles Ier, de qui lord Clarendon a dit : « Qu’il faudrait haïr la révolution, ne fût-ce que pour avoir causé la mort d’un tel homme. » Après avoir énergiquement défendu dans le parlement, contre Charles Ier, les libertés de son pays, il se rallia à la cause de ce prince lorsqu’elle ◀devint▶ celle de la justice ; et ministre de Charles Ier, il se fit tuer à la bataille de Newbury, de désespoir des malheurs qu’il prévoyait : il avait alors trente-trois ans.
Il serait assez difficile de déterminer précisément à quel ordre de merveilleux appartient celui qu’il a employé dans la Tempête. Ariel est un véritable sylphe ; mais les esprits que lui soumet Prospero, fées, lutins, farfadets appartiennent aux superstitions populaires du Nord. Caliban tient à la fois du gnome et du démon ; son existence de brute n’est animée que par une malice infernale ; et le O ho ! o ho ! par lequel il répond à Prospero lorsque celui-ci lui reproche d’avoir voulu déshonorer sa fille, était l’exclamation, probablement l’espèce de rire attribué en Angleterre au diable dans les anciens mystères où il jouait un rôle. Selebos, qu’invoque le monstre comme le dieu et peut-être le mari de sa mère, passait pour être le diable ou le dieu des Patagons qui le représentaient, disait-on, avec des cornes à la tête. On ne saurait trop se figurer de quelle manière doit être fait ce Caliban qu’on prend si souvent pour un poisson ; il paraît qu’on le représente avec les bras et les jambes couverts d’écailles ; il me semble qu’une tête de poisson, ou quelque chose de pareil, serait assez nécessaire pour donner de la vraisemblance aux méprises dont il est l’objet. Mais Shakespeare peut fort bien n’y avoir pas regardé de si près, et s’être peu embarrassé de se rendre à lui-même un compte exact de la figure qui convenait à son monstre. Il s’est joué avec son sujet, et l’a laissé couler de sa brillante imagination revêtu des teintes poétiques qu’il y recevait en passant. La légèreté de son travail se fait assez connaître par les différentes inadvertances qui lui sont échappées ; comme par exemple lorsqu’il fait dire à Ferdinand que le duc de Milan et son brave fils ont péri dans la tempête, quoiqu’il ne soit pas question de ce fils dans tout le reste de la pièce, et que rien ne puisse faire supposer qu’il existe dans l’île, bien qu’Ariel qui assure d’ailleurs à Prospero que personne n’a péri, n’ait renfermé sous les écoutilles que les gens de l’équipage.
La Tempête est une pièce assez régulière quant aux unités, puisque l’orage qui submerge le vaisseau dans la première scène se passe en vue de l’île, et que toute l’action n’embrasse pas un intervalle de plus de trois heures. Quelques commentateurs ont pensé que Shakespeare pouvait avoir eu pour objet de répondre, par cet échantillon de ce qu’il pouvait faire, aux continuelles critiques de Ben Johnson sur l’irrégularité de ses ouvrages. Le docteur Johnson pense autrement, et regarde cette circonstance comme un effet du hasard et le résultat naturel du sujet ; mais ce qui pourrait donner lieu de croire que du moins Shakespeare a voulu se prévaloir de cet avantage, c’est le soin avec lequel les différents personnages, jusqu’au bosseman qui a dormi pendant toute la durée de l’action, marquent le temps qui s’est écoulé depuis le commencement. Il y a plus ; lorsqu’Ariel avertit Prospero qu’ils approchent de la sixième heure, celle où son maître lui a promis que finiraient leurs travaux : « Je l’ai annoncé, dit Prospero, au moment où j’ai soulevé la tempête. » Ce mot paraîtrait même indiquer une intention que le poëte a voulu faire sentir.
On ignore où Shakespeare a puisé le sujet de la Tempête ; il paraît cependant assez certain qu’il l’a emprunté à quelque nouvelle italienne que jusqu’à présent on n’a pu parvenir à retrouver.
La chronologie de M. Malone place en 1612 la composition de la Tempête, ce qui s’accorde difficilement cependant avec une autre conjecture assez vraisemblable. En lisant le Masque, représenté devant Ferdinand et Miranda, il est impossible de n’être pas frappé de l’idée que la Tempête a été faite d’abord pour être représentée à quelque fête de mariage ; et la légèreté du sujet, la brillante incurie qui se fait remarquer dans la composition, confirment tout à fait cette conjecture. M. Holt, l’un des commentateurs de Shakespeare, a pensé que le mariage sur lequel le poëte verse tant de bénédictions, par la bouche de Junon et de Cérès, pourrait bien être celui du comte d’Essex, qui épousa en 1611 lady Frances Howard, ou plutôt termina en cette année son mariage, contracté dès l’année 1606, mais dont les voyages du comte, et probablement la jeunesse des contractants, avaient jusqu’alors retardé la consommation. Cette dernière circonstance paraît même assez clairement indiquée dans la scène où l’on insiste principalement sur la continence qu’ont promis de garder les jeunes époux jusqu’au parfait accomplissement de toutes les cérémonies nécessaires. Ne serait-il pas possible de supposer que, composée en 1611 pour le mariage du comte d’Essex, cette pièce ne fut représentée à Londres que l’année suivante ?
Notice sur Coriolan
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome premier, p. 373-375. Source : Gallica.
Coriolan, comme l’observe La Harpe, est un des plus beaux rôles qu’il soit possible de mettre sur la scène. C’est un de ces caractères éminemment poétiques qui plaisent à notre imagination qu’ils élèvent, un de ces personnages dans le genre de l’Achille d’Homère qui font le sort d’un État, et semblent mener avec eux la fortune et la gloire ; une de ces âmes nobles et ardentes qui ne peuvent pardonner à l’injustice, parce qu’elles ne la conçoivent pas, et qui se plaisent à punir les ingrats et les méchants, comme on aime à écraser les bêtes rampantes et venimeuses.
Mais ce qui plaît surtout dans ce caractère si fier et si indomptable, c’est cet amour filial auquel se rapportent toutes les vertus de Coriolan, et qui fait seul plier son orgueil offensé. « Et comme aux autres la fin qui leur faisoit aimer la vertu estoit la gloire ; aussi à luy, la fin qui lui faisoit aimer la gloire estoit la joye qu’il voyoit que sa mère en recevoit ; car il estimoit n’y avoir rien qui le rendît plus heureux, ne plus honoré, que de faire que sa mère l’ouist priser et louer de tout le monde, et le veist retourner tousjours couronné, et qu’elle l’embrassast à son retour, ayant les larmes aux yeux espraintes de joye. » — (Plutarque, trad. d’Amyot.)
Il n’est pas étonnant que Coriolan ait été souvent reproduit sur le théâtre par les poètes de toutes les nations. Leone Allaci fait mention de deux tragédies italiennes de ce nom. Il y a encore un opéra de Coriolan, que Graun a mis en musique.
En Angleterre, on compte le Coriolan de Jean Dennis, aujourd’hui presque oublié ; celui de Thomas Sheridan, imprimé à Londres en 1755 ; et surtout celui de Thomson, l’auteur des Saisons, dont le talent descriptif est le véritable titre au rang distingué qu’il occupe dans la littérature anglaise.
Nous connaissons en France neuf tragédies sur Coriolan. La première est de Hardy, avec des chœurs, jouée dès l’an 1607, et imprimée en 1626 ; la seconde, sous le titre de Véritable Coriolan, est de Chapoton, et fut représentée en 1638 ; la troisième, de Chevreau, dans la même année ; la quatrième, de l’abbé Abeille, de 1676 ; la cinquième, de Chaligny Des Plaines, 1722 ; la sixième, de Mauger, 1748 ; la septième, de Richer, imprimée la même année ; la huitième, de Gudin, mise au théâtre en 1776. La dernière enfin, du rhéteur La Harpe, représentée en 1784, est la seule qui soit restée au théâtre.
La Harpe se défend d’avoir emprunté son troisième acte à Shakespeare. Sa tragédie, en effet, ressemble fort peu en général à celle de l’Eschyle anglais. Il fallait un grand maître dans l’art dramatique comme Shakespeare pour répandre sur cinq actes tant de vie et de variété. Seul il a su reproduire les héros de l’ancienne Rome avec la vérité de l’histoire, et égaler Plutarque dans l’art de les peindre dans toutes les situations de la vie.
Selon Malone, Coriolan aurait été écrit en 1609. Les événements comprennent une période de quatre années, depuis la retraite du peuple au Mont-Sacré, l’an de Rome 262, jusqu’à la mort de Coriolan.
L’histoire est exactement suivie par le poëte, et quelques-uns des principaux discours sont tirés de la Vie de Coriolan par Plutarque, que Shakespeare pouvait lire dans l’ancienne traduction anglaise de Thomas Worth, faite sur celle d’Amyot en 1576. Nous renvoyons les lecteurs à la Vie des hommes illustres, pour voir tout ce que le poëte doit à l’historien.
La tragédie de Coriolan est une des plus intéressantes productions de Shakespeare. L’humeur joviale du vieillard dans Ménénius, la dignité de la noble Romaine dans Volumnie, la modestie conjugale dans Virgilie, la hauteur du patricien et du guerrier dans Coriolan, la maligne jalousie des plébéiens et l’insolence tribunitienne dans Brutus et Sicinius, forment les contrastes les plus variés et les plus heureux. Une curiosité inquiète suit le héros dans les vicissitudes de sa fortune, et l’intérêt se soutient depuis le commencement jusqu’à la fin. M. Schlegel, admirateur passionné de Shakespeare, observe avec raison, au sujet de cette tragédie, que ce grand génie se laisse toujours aller à la gaieté lorsqu’il peint la multitude et ses aveugles mouvements ; il semble craindre, dit M. Schlegel, qu’on ne s’aperçoive pas de toute la sottise qu’il donne aux plébéiens dans celle pièce, et il l’a fait encore ressortir par le rôle satirique et original du vieux Ménénius. Il résulte de là des scènes plaisantes d’un genre tout à fait particulier, et qui ne peuvent avoir lieu que dans des drames politiques de cette espèce ; et M. Schlegel cite la scène où Coriolan, pour parvenir au consulat, doit briguer les voix des citoyens de la basse classe ; comme il les a trouvés lâches à la guerre, il les méprise de tout son cœur ; et, ne pouvant pas se résoudre à montrer l’humilité d’usage, il finit par arracher leurs suffrages en les défiant.
Notice sur Jules César
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome II, p. 3-7. Source : Gallica.
Parmi les tragédies de Shakespeare que l’opinion a placées au premier rang, Jules César est celle dont les commentateurs ont parlé le plus froidement. Le plus froid de tous, Johnson, se contente de dire : « Plusieurs passages de cette tragédie méritent d’être remarqués, et on y a généralement admiré la querelle et la réconciliation de Brutus et de Cassius ; mais jamais en la lisant je ne me suis senti fortement agité, et en la comparant à quelques autres ouvrages de Shakespeare, il me semble qu’on la peut trouver assez froide et peu propre à émouvoir. »
C’est adopter un principe de critique entièrement faux que de juger Shakespeare d’après lui-même, et de comparer les impressions qu’il a pu produire, dans un genre et dans un sujet donnés, avec celles qu’il produira dans un autre sujet et un autre genre, comme s’il ne possédait qu’un mérite spécial et singulier qu’il fût tenu de déployer dans chaque occasion, et qui restât le titre unique de sa gloire. Ce génie vaste et vrai veut être mesuré sur une échelle plus large ; c’est à la nature, c’est au monde qu’il faut comparer Shakespeare : et, dans chaque cas particulier, c’est entre la portion du monde et de la nature qu’il a dessein de représenter et le tableau qu’il en fait, que se doit établir la comparaison. Ne demandez pas au peintre de Brutus les mêmes impressions, les mêmes effets qu’à celui du roi Lear ou de Roméo et Juliette ; Shakespeare pénètre au fond de tous les sujets, et sait tirer de chacun les impressions qui en découlent naturellement, et les effets distincts et originaux qu’il doit produire.
Qu’après cela, le spectacle de l’âme de Brutus soit, pour Johnson, moins touchant et moins dramatique que celui de telle ou telle passion, de telle ou telle situation de la vie, c’est là un résultat des inclinations personnelles du critique, et du tour qu’ont pris ses idées et ses sentiments ; on n’y saurait trouver une règle générale, sur laquelle se doive fonder la comparaison entre des ouvrages d’un genre absolument différent. Il est des esprits formés de telle sorte que Corneille leur donnera plus d’émotions que Voltaire, et une mère se sentira plus troublée, plus agitée à Mérope qu’à Zaïre. L’esprit de Johnson, plus droit et plus ferme qu’élevé, arrivait assez bien à l’intelligence des intérêts et des passions qui agitent la moyenne région de la vie, mais il ne parvenait guère à ces hauteurs où vit sans effort et sans distraction une âme vraiment stoïque. Le temps de Johnson n’était pas d’ailleurs celui des grands dévouements ; et bien que, même à cette époque, le climat politique de l’Angleterre préservât un peu sa littérature de cette molle influence qui avait énervé la nôtre, elle ne pouvait cependant échapper entièrement à cette disposition générale des esprits, à cette sorte de matérialisme moral, qui n’accordant, pour ainsi dire, à l’âme aucune autre vie que celle qu’elle reçoit du choc des objets extérieurs, ne supposait pas qu’on pût lui offrir d’autres objets d’intérêt que le pathétique proprement dit, les douleurs individuelles de la vie, les orages du cœur et les déchirements des passions. Cette disposition du xviiie siècle était si puissante qu’en transportant sur notre théâtre la mort de César, Voltaire, qui se glorifiait à juste titre d’y avoir fait réussir une tragédie sans amour, n’a pas cru cependant qu’un pareil spectacle pût se passer de l’intérêt pathétique qui résulte du combat douloureux des devoirs et des affections. Dans cette grande lutte des derniers élans d’une liberté mourante contre un despotisme naissant, il est allé chercher, pour lui donner la première place, un fait obscur, douteux, mais propre à lui fournir le genre d’émotions dont il avait besoin ; et c’est de la situation, réelle ou prétendue, de Brutus placé entre son père et sa patrie, que Voltaire a fait le fond et le ressort de sa tragédie.
Celle de Shakespeare repose tout entière sur le caractère de Brutus ; on l’a même blâmé de n’avoir pas intitulé cet ouvrage Marcus Brutus plutôt que Jules César. Mais si Brutus est le héros de la pièce, César sa puissance, sa mort, en voilà le sujet. César seul occupe l’avant-scène ; l’horreur de son pouvoir, le besoin de s’en délivrer remplissent toute la première moitié du drame ; l’autre moitié est consacrée au souvenir et aux suites de sa mort. C’est, comme le dit Antoine, l’ombre de César « promenant sa vengeance » ; et pour ne pas laisser méconnaître son empire, c’est encore cette ombre qui, aux plaines de Sardes et de Philippes, apparaît à Brutus comme son mauvais génie.
Cependant à la mort de Brutus finira le tableau de cette grande catastrophe. Shakespeare n’a voulu nous intéresser à l’événement de sa pièce que par rapport à Brutus, de même qu’il ne nous a présenté Brutus que par rapport à cet événement ; le fait qui fournit le sujet de la tragédie et le caractère qui l’accomplit, la mort de César et le caractère de Brutus, voilà l’union qui constitue l’œuvre dramatique de Shakespeare, comme l’union de l’âme et du corps constitue la vie, éléments également nécessaires l’un et l’autre à l’existence de l’individu. Avant que se préparât la mort de César, la pièce n’a pas commencé ; après la mort de Brutus, elle finit.
C’est donc dans le caractère de Brutus, âme de sa pièce, que Shakespeare a déposé l’empreinte de son génie ; d’autant plus admirable dans cette peinture, qu’en y demeurant fidèle à l’histoire, il en a su faire une œuvre de création, et nous rendre le Brutus de Plutarque tout aussi vrai, tout aussi complet dans les scènes que le poëte lui a prêtées que dans celles qu’a fournies l’historien. Cet esprit rêveur, toujours occupé à s’interroger lui-même, ce trouble d’une conscience sévère aux premiers avertissements d’un devoir encore douteux, cette fermeté calme et sans incertitude dès que le devoir est certain, cette sensibilité profonde et presque douloureuse, toujours contenue dans la rigueur des plus austères principes, cette douceur d’âme qui ne disparaît pas un seul instant au milieu des plus cruels offices de la vertu, ce caractère de Brutus enfin, tel que l’idée nous en est à tous présente, marche vivant et toujours semblable à lui-même à travers les différentes scènes de la vie où nous le rencontrons, et où nous ne pouvons douter qu’il n’ait paru sous les traits que lui donne le poëte.
Peut-être cette fidélité historique a-t-elle causé la froideur des critiques de Shakespeare sur la tragédie de Jules César. Ils n’y pouvaient rencontrer ces traits d’une originalité presque sauvage qui nous saisissent dans les ouvrages que Shakespeare a composés sur des sujets modernes, étrangers aux habitudes actuelles de notre vie, comme aux idées classiques sur lesquelles se sont formées les habitudes de notre esprit. Les mœurs de Hotspur sont certainement beaucoup plus originales pour nous que celles de Brutus : elles le sont davantage en elles-mêmes ; la grandeur des caractères du moyen âge est fortement empreinte d’individualité ; la grandeur des anciens s’élève régulièrement sur la base de certains principes généraux qui ne laissent guère, entre les individus, d’autre différence très-sensible que celle de la hauteur à laquelle ils parviennent. C’est ce qu’a senti Shakespeare ; il n’a songé qu’à rehausser Brutus et non à le singulariser ; placés dans une sphère inférieure, les autres personnages reprennent un peu la liberté de leur caractère individuel, affranchi de cette règle de perfection que le devoir impose à Brutus. Le poëte aussi semble se jouer autour d’eux avec moins de respect, et se permettre de leur imposer quelques-unes des formes qui lui appartiennent plus qu’à eux, Cassius comparant avec dédain la force corporelle de César à la sienne, et parcourant la nuit les rues de Rome, au fort de la tempête, pour assouvir cette fièvre de danger qui le dévore, ressemble beaucoup plus à un compagnon de Canut ou de Harold qu’à un Romain du temps de César ; mais cette teinte barbare jette, sur les irrégularités du caractère de Cassius, un intérêt qui ne naîtrait peut-être pas aussi vif de la ressemblance historique. M. Schlegel, dont les jugements sur Shakespeare méritent toujours beaucoup de considération, me semble cependant tomber dans une légère erreur lorsqu’il remarque que « le poëte a indiqué avec finesse la supériorité que donnaient à Cassius une volonté plus forte et des vues plus justes sur les événements ». Je pense au contraire que l’art admirable de Shakespeare consiste, dans cette pièce, à conserver au principal personnage toute sa supériorité, même lorsqu’il se trompe, et à la faire ressortir par ce fait même qu’il se trompe et que néanmoins on lui défère, que la raison des autres cède avec confiance à l’erreur de Brutus. Brutus va jusqu’à se donner un tort ; dans la scène de la querelle avec Cassius, vaincu un moment par une effroyable et secrète douleur, il oublie la modération qui lui convient ; enfin Brutus a tort une fois, et c’est Cassius qui s’humilie, car en effet Brutus est demeuré plus grand que lui.
Le caractère de César peut nous paraître un peu trop entaché de cette jactance commune à tous les temps barbares où la force individuelle, sans cesse appelée aux plus terribles luttes, ne s’y soutient que par le sentiment exalté de sa propre puissance, et même a besoin d’être secourue par l’idée qu’en conçoivent les autres. Il fallait montrer dans César la force qui soumet les Romains et l’orgueil qui les écrase ; Shakespeare n’avait qu’un coin pour laisser entrevoir cet état de l’âme du héros ; il a forcé les couleurs. Cependant son César, je l’avoue, ne me paraît pas plus faux que le nôtre ; Shakespeare me semble même, au milieu de ses rodomontades, lui avoir mieux conservé ces formes d’égalité que le despote d’une république garde toujours envers ceux qu’il opprime.
Le ton du Jules César est plus généralement soutenu que celui de la plupart des autres tragédies de Shakespeare. À peine, dans tout le rôle de Brutus, se trouve-t-il une image basse, et c’est au moment où il se laisse aller à la colère. Le soin visible qu’a mis le poëte à imiter le langage laconique que l’histoire attribue à son héros ne l’a que très-rarement conduit à l’affectation, si ce n’est dans le discours de Brutus au peuple, modèle de l’éloquence scolastique du temps de l’auteur. Le langage de Cassius, plus figuré parce qu’il est plus passionné, et d’une élévation moins simple que celui de Brutus, est cependant également exempt de trivialité. La harangue d’Antoine est un modèle de ruse et de la feinte simplicité d’un fourbe adroit qui veut gagner les esprits d’une multitude grossière et mobile. Voltaire blâme, au moins avec sévérité, Shakespeare d’avoir présenté sous une forme comique la scène des Lupercales, dont le fond, dit-il, « est si noble et intéressant ». Voltaire ne voit ici qu’une couronne demandée à un peuple libre qui la refuse ; mais César se faisant, en présence du peuple, l’acteur d’une farce préparée pour lui, et désespéré des applaudissements qu’on donne à la manière dont il a joué son rôle, c’était là en effet, pour les bons esprits de Rome, quelque chose d’extrêmement comique et qui ne pouvait leur être présenté autrement.
L’action de la pièce comprend depuis le triomphe de César, après la victoire remportée sur le jeune Pompée, jusqu’à la mort de Brutus, ce qui lui donne une durée d’environ trois ans et demi.
On a en anglais une autre tragédie de Jules César composée par lord Sterline, connue du public, à ce qu’il paraît, quelques années avant que Shakespeare composât la sienne, et à laquelle Shakespeare pourrait bien avoir emprunté quelques idées. Cette tragédie finit à la mort de César, que l’auteur a mise en récit. Un docteur Richard Eedes, célèbre de son temps comme poëte tragique, avait fait en latin une pièce sur le même sujet, imprimée, dit-on, en 1582, mais qui n’a pas été retrouvée, non plus qu’une pièce anglaise intitulée The history of Cæsar and Pompey, antérieure à l’année 1579. On imprima à Londres, en 1607, une pièce intitulée The tragédie of Cæsar and Pompey, or Cæsar’s revenge. Cette pièce, qui comprend depuis la bataille de Pharsale jusqu’à celle de Philippes inclusivement, avait été représentée sur un théâtre particulier, par quelques étudiants d’Oxford ; on suppose qu’elle fut imprimée à l’occasion de la représentation et du succès de celle de Shakespeare, que la chronologie de M. Malone rapporte à cette même année 1607.
Le Jules César a été représenté, corrigé par Dryden et Davenant, sous le titre de Julius Cæsar, with the death of Brutus, imprimé à Londres en 1719.
Le duc de Buckingham a aussi retravaillé cette même tragédie qu’il a séparée en deux parties, la première sous le titre de Julius Cæsar, avec des changements, un prologue et un chœur ; la seconde sous le titre de Marcus Brutus, avec un prologue et deux chœurs ; toutes deux imprimées en 1722.
Notice sur Antoine et Cléopâtre
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome II, p. 101-102. Source : Gallica.
On critiquera sans doute, dans cette pièce, le peu de liaison des scènes entre elles, défaut qui tient à la difficulté de rassembler une succession rapide et variée d’évènements dans un même tableau ; mais cette variété et ce désordre apparent tiennent la curiosité toujours éveillée, et un intérêt toujours plus vif émeut les passions du lecteur jusqu’au dernier acte. Il ne faut cependant commencer la lecture d’Antoine et Cléopâtre qu’après s’être pénétré de la Vie d’Antoine par Plutarque : c’est encore à cette source que le poëte a puisé son plan, ses caractères et ses détails.
Peut-être les caractères secondaires de cette pièce sont-ils plus légèrement esquissés que dans les autres grands drames de Shakespeare ; mais tous sont vrais, et tous sont à leur place. L’attention en est moins distraite des personnages principaux qui ressortent fortement, et frappent l’imagination.
On voit dans Antoine un mélange de grandeur et de faiblesse ; l’inconstance et la légèreté sont ses attributs ; généreux, sensible, passionné, mais volage, il prouve qu’à l’amour extrême du plaisir, un homme de son tempérament peut joindre, quand les circonstances l’exigent, une âme élevée, capable d’embrasser les plus nobles résolutions, mais qui cède toujours aux séductions d’une femme.
Par opposition au caractère aimable d’Antoine, Shakespeare nous peint Octave César faux, sans courage, d’une âme étroite, hautaine et vindicative. Malgré les flatteries des poëtes et des historiens, Shakespeare nous semble avoir deviné le vrai caractère de ce prince, qui avoua lui-même, en mourant, qu’il avait porté un masque depuis son avènement à l’empire.
Lépide, le troisième triumvir, est l’ombre au tableau à côté d’Antoine et de César ; son caractère faible, indécis et sans couleur, est tracé d’une manière très-comique dans la scène où Énobarbus et Agrippa s’amusent à singer son ton et ses discours. Son plus bel exploit est dans la dernière scène de l’acte précédent, où il tient bravement tête à ses collègues, le verre à la main, encore est-on oblige d’emporter ivre-mort ce troisième pilier de l’univers.
On regrette que le jeune Pompée ne paraisse qu’un instant sur la scène ; peut-être oublie-t-il trop facilement sa mission sacrée, de venger un père, après la noble réponse qu’il adresse aux triumvirs ; et l’on est presque tenté d’approuver le hardi projet de ce Ménécrate qui dit avec amertume : Ton père, ô Pompée, n’eût jamais fait un traité semblable. Mais Shakespeare a suivi ici l’histoire scrupuleusement. D’ailleurs l’art exige que l’intérêt ne soit pas trop dispersé dans une composition dramatique ; voilà pourquoi l’aimable Octavie ne nous est aussi montrée qu’en passant ; cette femme si douce, si pure, si vertueuse, dont les grâces modestes sont éclipsées par l’éclat trompeur et l’ostentation de son indigne rivale.
Cléopâtre est dans Shakespeare cette courtisane voluptueuse et rusée que nous peint l’histoire ; comme Antoine, elle est remplie de contrastes : tour à tour vaniteuse comme une coquette et grande comme une reine, volage dans sa soif des voluptés, et sincère dans son attachement pour Antoine ; elle semble créée pour lui et lui pour elle. Si sa passion manque de dignité tragique, comme le malheur l’ennoblit, comme elle s’élève à la hauteur de son rang par l’héroïsme qu’elle déploie à ses derniers instants ! Elle se montre digne, en un mot, de partager la tombe d’Antoine.
Une scène qui nous a semblé d’un pathétique profond, c’est celle où Énobarbus, bourrelé de remords de sa trahison, adresse à la Nuit une protestation si touchante, et meurt de douleur en invoquant le nom d’Antoine, dont la générosité l’a rappelé au sentiment de ses devoirs.
Johnson prétend que cette pièce n’avait point été divisée en actes par l’auteur, ou par ses premiers éditeurs. On pourrait donc altérer arbitrairement la division que nous avons adoptée d’après le texte anglais ; peut-être, d’après cette observation de Johnson, Letourneur s’était-il cru autorisé à renvoyer deux ou trois scènes à la fin, comme oiseuses ou trop longues ; nous les avons scrupuleusement rétablies.
Selon le docteur Malone, la pièce d’Antoine et Cléopâtre a été composée en 1608, et après celle de Jules César dont elle est en quelque sorte une suite, puisqu’il existe entre ces deux tragédies la même connexion qu’entre les tragédies historiques de l’histoire anglaise.
Notice sur Macbeth
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome II, p. 219-229. Source : Gallica.
En l’année 1034, Duncan succéda sur le trône d’Écosse à son grand-père Malcolm. Il tenait son droit de sa mère Béatrix, fille aînée de Malcolm : la cadette, Doada, était mère de Macbeth, qui se trouvait ainsi cousin-germain de Duncan. Le père de Macbeth était Finleg, thane de Glamis, désigné sous le nom de Sinell dans la tragédie et dans la chronique de Hollinshed, d’après l’autorité d’Hector Boèce, à qui a été emprunté le récit des événements concernant Duncan et Macbeth. Comme Shakespeare a suivi de point en point la chronique de Hollinshed, les faits contenus dans cette chronique sont nécessaires à rappeler ; ils ont d’ailleurs en eux-mêmes un intérêt véritable.
Macbeth s’était rendu célèbre par son courage, et on l’eût jugé parfaitement digne de régner s’il n’eût été « de sa nature », dit la chronique, « quelque peu cruel ». Duncan, au contraire, prince peu guerrier, poussait jusqu’à l’excès la douceur et la bonté ; en sorte que si l’on eût pu fondre le caractère des deux cousins et les tempérer l’un par l’autre, on aurait eu, dit la chronique. « un digne roi et un excellent capitaine ».
Après quelques années d’un règne paisible, la faiblesse de Duncan ayant encouragé les malfaiteurs, Banquo, thane de Lochaber, chargé de recueillir les revenus du roi, se vit forcé de punir un peu sévèrement (somewhat sharpelie) quelques-uns des plus coupables, ce qui occasionna une révolte. Banquo, dépouillé de tout l’argent qu’il avait reçu, faillit perdre la vie, et ne s’échappa qu’avec peine et couvert de blessures. Aussitôt qu’elles lui permirent de se rendre à la cour, il alla porter plainte à Duncan et il détermina enfin celui-ci à faire sommer les coupables de comparaître ; mais ils tuèrent le sergent d’armes qu’on leur avait envoyé et se préparèrent à la défense, excités par Macdowald, le plus considéré d’entre eux, qui, réunissant autour de lui ses parents et ses amis, leur représenta Duncan comme un lâche au cœur faible (taint hearted milksop), plus propre à gouverner des moines qu’à régner sur une nation aussi guerrière que les Écossais. La révolte s’étendit particulièrement sur les îles de l’ouest, d’où une foule de guerriers vinrent dans le Lochaber se ranger autour de Macdowald ; l’espoir du butin attira aussi d’Irlande un grand nombre de Kernes et de Gallouglasses3, prêts à suivre Macdowald partout où il voudrait les conduire. Au moyen de ces renforts, Macdowald battit les troupes que le roi avait envoyées à sa rencontre, prit leur chef Malcolm, et, après la bataille, lui fit trancher la tête.
Duncan, consterné de ces nouvelles, assembla un conseil où Macbeth lui ayant vivement reproché sa faiblesse et sa lenteur à punir, qui laissaient aux rebelles le temps de s’assembler, offrit cependant de se charger, avec Banquo, de la conduite de la guerre. Son offre ayant été acceptée, le seul bruit de son approche avec de nouvelles troupes effraya tellement les rebelles qu’un grand nombre déserta secrètement ; et Macdowald, ayant essayé avec le reste, de tenir tête à Macbeth, fut mis en déroute et forcé de s’enfuir dans un château où il avait renfermé sa femme et ses enfants ; mais, désespérant d’y pouvoir tenir, et dans la crainte des supplices, il se tua, après avoir tué d’abord sa femme et ses enfants. Macbeth entra sans obstacle dans le château, dont les portes étaient demeurées ouvertes. Il n’y trouva plus que le cadavre de Macdowald au milieu de ceux de sa famille ; et la barbarie de ce temps fut révoltée de ce qu’insensible à ce tragique spectacle, Macbeth fit couper la tête de Macdowald pour l’envoyer au roi, et attacher le reste du corps à un gibet. Il fit acheter très-cher aux habitants des îles le pardon de leur révolte, ce qui ne l’empêcha pas de faire exécuter tous ceux qu’il put prendre encore dans le Lochaber. Les habitants se récrièrent hautement contre cette violation de la foi promise, et les injures qu’ils proférèrent contre lui, à cette occasion, irritèrent tellement Macbeth qu’il fut près de passer dans les îles avec une armée pour se venger ; mais il fut détourné de ce projet par les conseils de ses amis, et surtout par les présents au moyen desquels les insulaires achetèrent une seconde fois leur pardon.
Peu de temps après, Suénon, roi de Norvège, ayant fait une descente en Écosse, Duncan, pour lui résister, se mit à la tête de la portion la plus considérable de son armée, dont il confia le reste à Macbeth et à Banquo. Duncan, battu et près de s’enfuir, se réfugia dans le château de Perth, où Suénon vint l’assiéger. Duncan ayant secrètement instruit Macbeth de ses intentions, feignit de vouloir traiter et traîna la chose en longueur jusqu’à ce qu’enfin, averti que Macbeth avait réuni des forces suffisantes, il indiqua un jour pour livrer la place, et en attendant il offrit aux Norvégiens de leur envoyer des provisions de bouche, qu’ils acceptèrent avec d’autant plus d’empressement que depuis plusieurs jours ils souffraient beaucoup de la disette. Le pain et la bière qu’on leur livra avaient été mêlés du jus d’une baie extrêmement narcotique, en sorte que, s’en étant rassasiés avec avidité, ils tombèrent dans un sommeil dont il fut impossible de les tirer. Alors Duncan fit avertir Macbeth, qui, arrivant en diligence et entrant sans obstacle dans le camp, massacra tous les Norvégiens, dont la plupart ne se réveillèrent pas, et dont les autres se trouvèrent tellement étourdis par l’effet du soporifique qu’ils ne purent faire aucune défense. Un grand nombre de mariniers de la flotte norvégienne, qui étaient venus pour prendre leur part de l’abondance répandue dans le camp, partagèrent le sort de leurs compatriotes, et Suénon, qui se sauva, lui onzième, de cette boucherie, trouva à peine assez d’hommes pour conduire le vaisseau sur lequel il s’enfuit en Norvège. Ceux qu’il laissa derrière furent, trois jours après, tellement battus par un vent d’est qu’ils se brisèrent les uns contre les autres et s’enfoncèrent dans la mer, dans un lieu appelé les sables de Drownelow, où ils sont encore aujourd’hui (1574), dit la chronique, « au grand danger des vaisseaux qui viennent sur la côte, la mer les couvrant entièrement pendant le flux, tandis que le reflux en laisse paraître quelques parties au-dessus de l’eau ». Ce désastre causa une telle consternation en Norvège qu’encore plusieurs années après on n’y armait point un chevalier sans lui faire jurer de venger ses compatriotes tués en Écosse. Duncan, pour célébrer sa délivrance, ordonna de grandes processions ; mais, pendant qu’on les célébrait, on apprit le débarquement d’une armée de Danois, sous les ordres de Canut, roi d’Angleterre, qui venait venger son frère Suénon. Macbeth et Banquo allèrent au-devant d’eux, les défirent, les forcèrent à se rembarquer et à payer une somme considérable pour obtenir la permission d’enterrer leurs morts à Saint-Colmes-Inch, où, dit la chronique, on voit encore un grand nombre de vieux tombeaux sur lesquels sont gravés les armes des Danois.
Tels sont, dans les exploits de Macbeth et de Banquo, ceux dont Shakespeare, d’après Hollinshed, a fait usage dans sa tragédie. Ce fut peu de temps après que Macbeth et Banquo, se rendant à Fores, où était le roi, et chassant en chemin à travers les bois et les champs, « sans autre compagnie que seulement eux-mêmes », furent soudainement accostés, au milieu d’une lande, par trois femmes bizarrement vêtues et « semblables à des créatures de l’ancien monde » (elder world), qui saluèrent Macbeth précisément comme on le voit dans la tragédie. Sur quoi Banquo : « Quelle manière de femmes êtes-vous donc, dit-il, de vous montrer si peu favorables envers moi que vous assigniez à mon compagnon non-seulement de grands emplois, mais encore un royaume, tandis qu’à moi vous ne me donnez rien du tout ? — Vraiment, dit la première d’entre elles, nous te promettons de plus grands biens qu’à lui, car il régnera en effet, mais avec une fin malheureuse, et il ne laissera aucune postérité pour lui succéder ; tandis qu’au contraire toi, à la vérité, ne régneras pas du tout, mais de toi sortiront ceux qui gouverneront l’Écosse par une longue suite de postérité non interrompue. » Aussitôt elles disparurent. Quelque temps après, le thane de Cawdor ayant été mis à mort pour cause de trahison, son titre fut conféré à Macbeth, qui commença, ainsi que Banquo, à ajouter grande foi aux prédictions des sorcières et à rêver aux moyens de parvenir à la couronne.
Il avait des chances d’y arriver légitimement, les fils de Duncan n’étant pas encore en âge de régner et la loi d’Écosse portant que si le roi mourait avant que ses fils ou descendants en ligne directe fussent assez âgés pour prendre le maniement des affaires, on élirait à leur place le plus proche parent du roi défunt. Mais Duncan ayant désigné, avant l’âge, son fils Malcolm pour prince de Cumberland et son successeur au trône, Macbeth, qui vit par là ses espérances renversées, se crut en droit de venger l’injustice qu’il éprouvait. Il y était d’ailleurs sans cesse excité par Caithness, sa femme, qui, brûlant du désir de se voir reine, « et impatiente de tout délai, dit Boèce, comme le sont toutes les femmes », ne cessait de lui reprocher son manque de courage. Macbeth ayant donc assemblé à Inverness, d’autres disent à Botgsvane, un grand nombre de ses amis auxquels il fit part de son projet, tua Duncan, et se rendit avec son parti à Scone, où il se mit sans difficulté en possession de la couronne.
La chronique de Hollinshed rapporte sans aucun détail le meurtre de Duncan. Les incidents qu’a mis en scène Shakespeare sont tirés d’une autre partie de cette même chronique concernant le meurtre du roi Duffe, assassiné, plus de soixante ans auparavant, par un seigneur écossais nommé Donwald. Voici les circonstances de ce meurtre telles que les rapporte la chronique.
Duffe s’était montré, dès le commencement de son règne, très-occupé de protéger le peuple contre les malfaiteurs et « personnes oisives qui ne voulaient vivre que sur les biens des autres ». Il en fit exécuter plusieurs, força les autres à se retirer en Irlande ou bien à apprendre quelque métier pour vivre. Bien qu’ils ne tinssent, à ce qu’il paraît, à la haute noblesse d’Écosse que par des degrés assez « éloignés, les nobles, dit la chronique, furent très-offensés de cette extrême rigueur, regardant comme un déshonneur, pour des gens descendus de noble parentage, d’être contraints de gagner leur vie par le travail de leurs mains, ce qui n’appartient qu’aux hommes de la glèbe et autres de la basse classe, nés pour travailler à nourrir la noblesse et pour obéir à ses ordres ». Le roi fut, en conséquence, regardé par eux comme ennemi des nobles et indigne de les gouverner, étant, disaient-ils, uniquement dévoué aux intérêts du peuple et du clergé, qui faisaient, en ce temps, cause commune contre l’oppression des grands seigneurs. Le mécontentement s’accroissant tous les jours, il s’éleva plusieurs révoltes, dans l’une desquelles entrèrent quelques jeunes gentilshommes, parents de Donwald, lieutenant pour le roi du château de Fores. Ces jeunes gens furent pris, et Donwald, qui jusqu’alors avait servi fidèlement et utilement le roi, se flatta d’obtenir leur grâce ; mais n’ayant pu y parvenir, il en conçut un violent ressentiment. Sa femme, que des causes pareilles irritaient contre le roi, n’épargna rien pour l’aigrir et lui fit comprendre combien il lui serait facile de se venger lorsque Duffe viendrait, comme cela lui arrivait souvent, loger à Fores, sans autre garde que la garnison du château, qui était entièrement à leur dévotion, et elle lui en indiqua tous les moyens.
Duffe étant venu peu de temps après à Fores, la veille de son départ, lorsqu’il se fut couché après avoir prié Dieu beaucoup plus tard qu’à l’ordinaire, Donwald et sa femme se mirent à table avec les deux chambellans, dont ils avaient préparé avec soin « l’arrière-souper ou collation », et les enivrèrent si bien qu’ils les firent tomber dans un sommeil léthargique. Alors Donwald, « quoique dans son cœur il abhorrât cette action », excité par sa femme, appela quatre de ses domestiques instruits de son projet, et qu’il avait séduits par des présents. Ils entrèrent dans la chambre de Duffe, le tuèrent, emportèrent son corps hors du château par une poterne, et, le mettant sur un cheval préparé à cet effet, le transportèrent à deux milles de là, près d’une petite rivière qu’ils détournèrent avec l’aide de quelques paysans ; puis, creusant une fosse dans le fond du lit de la rivière, ils y enterrèrent le cadavre et firent repasser les eaux par-dessus, dans la crainte que s’il venait à être découvert, ses blessures ne saignassent lorsque Donwald en approcherait, et ne le fissent ainsi reconnaître comme l’auteur du meurtre. Donwald, pendant ce temps, avait eu soin de se tenir parmi ceux qui faisaient la garde, et qu’il ne quitta pas pendant le reste de la nuit. Les circonstances subséquentes, relatives au meurtre des deux chambellans, sont telles que Shakespeare les a représentées dans Macbeth. Il en est de même des prodiges qu’il rapporte et qui eurent lieu à la mort de Duffe. Le soleil ne parut point durant six mois, jusqu’à ce qu’enfin les meurtriers ayant été découverts et exécutés, il brilla de nouveau sur la terre, et les champs se couvrirent de fleurs, bien que ce ne fût pas la saison.
Pour revenir à Macbeth, les dix premières années de son règne furent signalées par un gouvernement sage, équitable et vigoureux. On rapporte plusieurs de ses lois, dont voici quelques-unes :
« Celui qui en accompagnera un autre pour lui faire cortège, soit à l’église, au marché, ou à quelque autre lieu d’assemblée publique, sera mis à mort, à moins qu’il ne reçoive sa subsistance de celui qu’il accompagne. » La peine de mort était également portée contre celui qui prêtait serment à tout autre qu’au roi.
« Aucune sorte de seigneurs et de grands barons ne pourront, sous peine de mort, contracter mariage les uns avec les autres, surtout si leurs terres sont voisines. »
« Toute arme (armour) et toute épée portée pour un autre effet que la défense du roi et du royaume en temps de guerre sera confisquée à l’usage du roi, avec tous les autres biens meubles (moveable goods) de la personne délinquante. » Il est également défendu à tout homme du peuple d’entretenir un cheval pour aucun autre usage que l’agriculture, mais cela seulement sous peine de confiscation du cheval.
« Tous ceux qui, nommés gouverneurs ou (comme je puis les appeler) capitaines, achèteront quelques terres ou possessions dans les limites de leur commandement, perdront ces terres ou possessions, et l’argent qui aura servi à les payer. » Il leur est également défendu, sous peine de perdre leurs charges, sans pouvoir être remplacés par personne de leur famille, de marier leurs fils ou filles dans leur gouvernement.
« Personne ne pourra siéger dans une cour temporelle, sans y être autorisé par une convention du roi. » Tous les actes doivent être également passés au nom du roi.
Quelques autres lois ont pour objet d’assurer les immunités du clergé et l’autorité des censures de l’Église, de régler les devoirs de la chevalerie, les successions, etc. Plusieurs de ces lois, dont quelques-unes assez singulières pour le temps, sont faites par des motifs d’ordre et de règle ; d’autres sont destinées à maintenir l’indépendance civile contre le pouvoir des officiers de la couronne ; mais la plupart ont évidemment pour objet de diminuer la puissance des nobles et de concentrer toute l’autorité dans les mains du roi. Toutes sont rapportées par les historiens du temps comme des lois sages et bienfaisantes ; et si Macbeth fût arrivé au trône par des moyens légitimes, s’il eût continué dans les voies de la justice comme il avait commencé, il aurait pu, dit la chronique de Hollinshed, « être compté au nombre des plus grands princes qui eussent jamais régné. »
Mais ce n’était, continue notre chronique, qu’un zèle d’équité contrefait et contraire à son inclination naturelle. Macbeth se montra enfin tel qu’il était ; et le même sentiment de sa situation qui l’avait porté à rechercher la faveur publique par la justice changea la justice en cruauté ; « car les remords de sa conscience le tenaient dans une crainte continuelle qu’on ne le servît de la même coupe qu’il avait administrée à son prédécesseur ». Dès lors commence le Macbeth de la tragédie. Le meurtre de Banquo, exécuté de la même manière et pour les mêmes motifs que ceux que lui attribue Shakespeare, est suivi d’un grand nombre d’autres crimes qui lui font « trouver une telle douceur à mettre ses nobles à mort que sa soif pour le sang ne peut plus être satisfaite, et le peuple n’est, pas plus que la noblesse, à l’abri de ses barbaries et de ses rapines ». Des magiciens l’avaient averti de se garder de Macduff, dont la puissance d’ailleurs lui faisait ombrage, et sa haine contre lui ne cherchait qu’un prétexte. Macduff, prévenu du danger, forma le projet de passer en Angleterre pour engager Malcolm, qui s’y était réfugié, à venir réclamer ses droits. Macbeth en fut informé, « car les rois, dit la chronique, ont des yeux aussi perçants que le lynx et des oreilles aussi longues que Midas », et Macbeth tenait chez tous les nobles de son royaume des espions à ses gages. La fuite de Macduff, le massacre de tout ce qui lui appartenait, sa conversation avec Malcolm, sont des faits tirés de la chronique. Malcolm opposa d’abord aux empressements de Macduff des raisons tirées de sa propre incontinence, et Macduff lui répondit comme dans Shakespeare, en ajoutant seulement : « Fais-toi toujours roi, et j’arrangerai les choses avec tant de prudence que tu pourras te satisfaire à ton plaisir, si secrètement que personne ne s’en apercevra. » Le reste de la scène est fidèlement imité par le poëte ; et tout ce qui concerne la mort de Macbeth, les prédictions qui lui avaient été faites et la manière dont elles furent à la fois éludées et accomplies, est tiré presque mot pour mot de la chronique où nous voyons enfin comment « par l’illusion du diable il déshonora, par la plus terrible cruauté, un règne dont les commencements avaient été utiles à son peuple4 ». Macbeth avait assassiné Duncan en 1040 ; il fut tué lui-même en 1057, après dix sept ans de règne.
Tel est l’ensemble de faits auquel Shakespeare s’est chargé de donner l’âme et la vie. Il se place simplement au milieu des événements et des personnages, et d’un souffle mettant en mouvement toutes ces choses inanimées, il nous fait assister au spectacle de leur existence. Loin de rien ajouter aux incidents que lui a fournis la relation à laquelle il emprunte son sujet, il en retranche beaucoup ; il élague surtout ce qui altérerait la simplicité de sa marche et embarrasserait l’action de ses personnages ; il supprime ce qui l’empêcherait de les pénétrer d’une seule vue et de les peindre en quelques traits. Macbeth, avec les crimes et les grandes qualités que lui attribue son histoire, serait un être trop compliqué ; il faudrait en lui trop d’ambition et trop de vertu à la fois pour que l’une de ses dispositions pût se soutenir quelque temps en présence de l’autre, et l’on aurait besoin de trop grandes machines pour faire pencher la balance de l’un ou l’autre côté. Le Macbeth de Shakespeare n’est brillant que par ses vertus guerrières, et surtout par sa valeur personnelle ; il n’a que les qualités et les défauts d’un barbare : brave, mais point étranger à la crainte du péril dès qu’il y croit, cruel et sensible par accès, perfide par inconstance, toujours prêt à céder à la tentation qui se présente, qu’elle soit de crime ou de vertu, il a bien, dans son ambition et dans ses forfaits, ce caractère d’irréflexion et de mobilité qui appartient à une civilisation presque sauvage ; ses passions sont impérieuses, mais aucune série de raisonnements et de projets ne les détermine et ne les gouverne ; c’est un arbre élevé, mais sans racines, que le moindre vent peut ébranler et dont la chute est un désastre. De là naît sa grandeur tragique ; elle est dans sa destinée plus que dans son caractère. Macbeth, placé plus loin des espérances du trône, fût demeuré vertueux, et sa vertu eût été inquiète, car elle eût été seulement le fruit de la circonstance ; son crime ◀devient▶ pour lui un supplice, parce que c’est la circonstance qui le lui a fuit commettre : ce crime n’est pas sorti du fond de la nature de Macbeth ; et cependant il s’attache à lui, l’enveloppe, l’enchaîne, le déchire de toutes parts, et lui crée ainsi une destinée tourmentée et irrémissible, où le malheureux s’agite vainement, ne faisant rien qui ne l’enfonce toujours davantage, et avec plus de désespoir, dans la carrière que lui prescrit désormais son implacable persécuteur. Macbeth est un de ces caractères marqués dans toutes les superstitions pour ◀devenir▶ la proie et l’instrument de l’esprit pervers, qui prend plaisir à les perdre parce qu’ils ont reçu quelque étincelle de la nature divine, et qui en même temps n’y rencontre que peu de difficultés, car cette lumière céleste ne lance en eux que des rayons passagers, à chaque instant obscurcis par des orages.
Lady Macbeth est bien précisément la femme d’un tel homme, le produit d’un même état de civilisation, d’une même habitude de passions. Elle y joint de plus d’être une femme, c’est-à-dire sans prévoyance, sans généralité dans les vues, n’apercevant à la fois qu’une seule partie d’une seule idée, et s’y livrant tout entière sans jamais admettre ce qui pourrait l’en distraire et l’y troubler. Les sentiments qui appartiennent à son sexe ne lui sont point étrangers : elle aime son mari, connaît les joies d’une mère, et n’a pu tuer elle-même Duncan, parce qu’il ressemblait à son père endormi ; mais elle veut être reine. Il faut pour cela que Duncan périsse ; elle ne voit dans la mort de Duncan que le plaisir d’être reine ; son courage est facile, car elle n’aperçoit pas ce qui pourrait la faire reculer. Lorsque la passion sera satisfaite et l’action commise, alors seulement les autres conséquences lui en seront révélées comme une nouveauté dont elle n’avait pas eu la plus légère prévision. Ces craintes, cette nécessité de nouveaux forfaits, que son mari avait entrevus d’avance, elle n’y avait jamais songé. Elle voulait bien rejeter le crime sur les deux chambellans ; mais ce n’est pas elle qui songe à les tuer ; ce n’est pas elle qui prépare le meurtre de Banquo, le massacre de la famille de Macduff. Elle n’a pas vu si loin ; elle n’avait pas même deviné, en entrant dans la chambre de Duncan égorgé, l’effet que produirait sur elle un pareil spectacle. Elle en sort troublée, ne dédaignant plus les terreurs de son mari, mais l’engageant seulement à ne se pas trop arrêter sur des images, dont on voit qu’elle commence à se sentir elle-même obsédée. Le coup est porté et se révélera dans l’admirable et terrible scène du somnambulisme : c’est là que nous apprendrons ce que ◀devient▶, lorsqu’il n’est plus soutenu par l’aveugle emportement de la passion, ce caractère en apparence si inébranlable. Macbeth s’est affermi dans le crime, après avoir hésité à le commettre, parce qu’il le comprenait ; nous verrons sa femme, succombant sous la connaissance qu’elle en a trop tard acquise, substituer une idée fixe à une autre, mourir pour s’en délivrer, et punir par la folie du désespoir le crime que lui a fait commettre la folie de l’ambition.
Les autres personnages, amenés seulement pour concourir à ce grand tableau de la marche et de la destinée du crime, n’ont d’autre couleur que celle de la situation que leur donne l’histoire. Les sorcières sont bien ce qu’elles doivent être, et je ne sais pourquoi il est d’usage de se récrier avec dégoût contre cette portion de la représentation de Macbeth : lorsqu’on voit ces viles créatures arbitres de la vie, de la mort, de toutes les chances et de tous les intérêts de l’humanité, et qui en disposent d’après les plus méprisables caprices de leur odieuse nature, à la terreur qu’inspire leur pouvoir se joint l’effroi que fait naître leur déraison, et le ridicule même d’un tel spectacle en augmente l’effet.
Le style de Macbeth est remarquable, dans son énergie sauvage, par une recherche qu’on aura raison de lui reprocher, mais qu’à tort on regarderait comme contraire à la vérité autant qu’elle l’est au naturel : la recherche n’est point incompatible avec la grossièreté des mœurs et des idées ; elle semble même assez ordinaire aux temps et aux situations où manquent les idées générales. L’esprit, qui ne peut demeurer oisif, s’attache alors aux plus petits rapports, s’y complaît et s’en fait une habitude que nous retrouvons dans toutes les situations analogues. Rien n’est plus alambiqué que l’esprit de la littérature du moyen âge. Ce que nous connaissons des discours des sauvages contient beaucoup d’idées recherchées ; la recherche est le caractère des beaux esprits de la classe inférieure ; les injures mêmes des gens du peuple sont composées quelquefois avec une recherche tout à fait singulière, comme si, dans ces moments où la colère exalte les facultés, leur esprit saisissait avec plus de facilité et d’abondance les rapports de ce genre, les seuls où il soit capable d’atteindre.
On croit que Macbeth fut représenté en 1606 ; l’idée de faire une tragédie sur ce sujet, nécessairement agréable au roi Jacques, qui venait de monter sur le trône d’Angleterre, fut probablement inspirée à Shakespeare par une pièce de vers en une petite scène, qu’en 1605, des étudiants d’Oxford récitèrent en latin devant le roi, et en anglais devant la reine qui l’avait accompagné dans la ville. Les étudiants étaient au nombre de trois et parlaient probablement tour à tour ; leurs discours roulèrent sur la prédiction faite à Banquo ; et par une allusion au triple salut qu’avait reçu Macbeth, ils saluèrent Jacques roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. Ils le saluèrent même roi de France, ce qui détruisait assez gratuitement la vertu du nombre trois.
Notice sur La Comédie des Méprises
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome II, p. 317-320. Source : Gallica.
Il est peu de comédies qui aient été aussi souvent et aussi diversement reproduites sur la scène que les Ménechmes de Plaute ; c’est la seule dette que Shakespeare ait contractée envers les auteurs dramatiques de l’antiquité. Mais il a su enrichir l’idée du poëte latin par l’apparence nouvelle qu’il lui donne et les incidents qu’il a multipliés. Les Méprises sont un vrai modèle d’intrigue. Tout le comique des situations résulte, il est vrai, d’une invraisemblance exagérée encore par Shakespeare ; car les deux frères jumeaux ont deux esclaves jumeaux comme eux, et qui portent le même nom. Mais, ainsi que l’observe très-bien M. Schlegel, il n’y a pas de degrés dans l’incroyable ; si l’on accorde une des ressemblances, on aura tort de faire des difficultés pour l’autre ; et si les spectateurs s’amusent des méprises, elles ne pourront jamais se croiser et se combiner trop diversement. La variété des événements et des rencontres imprévues des quatre frères ; le danger que court celui qui se voit arrêté pour dettes, et qui est ensuite enfermé comme fou, tandis que l’autre, voyant sa vie attaquée, est obligé de se réfugier dans une abbaye ; deux scènes d’amour et de jalousie sauvent la pièce de l’ennui que pourrait amener l’éclaircissement trop longtemps différé. Malgré toutes les intrigues qui s’entre-croisent, tout est lié dans la fiction, tout s’y développe de la manière la plus heureuse, et le dénouement a quelque chose de solennel par la reconnaissance qui a lieu devant un tribunal auquel préside le prince.
Shakespeare a eu l’art de motiver son exposition ; dans les Ménechmes de Plaute, elle est faite au moyen d’un prologue ; mais ici elle consiste dans le grave récit des douleurs d’un père à qui la constance de ses regrets va coûter la vie.
Peut-être devons-nous être fâchés que Shakespeare n’ait pas conservé le personnage du parasite de Plaute ; mais Shakespeare ne connaissait tout au plus Plaute que par une traduction anglaise, et son génie indépendant et capricieux ne pouvait s’astreindre à imiter servilement un modèle. Comme Regnard, de nos jours, il a su introduire dans le cadre de l’auteur latin la peinture de son siècle, en conservant des noms classiques à ses personnages. Il serait plutôt à désirer que, moins entraîné par le vice de son sujet, il eût évité l’écueil des trivialités et quelques plaisanteries grossières, qui cependant sont toujours empreintes de ce cachet d’originalité dont Shakespeare marque ses défauts comme ses beautés.
L’aventure de Dromio avec la Maritome d’Antipholus de Syracuse rappelle naturellement les scènes si comiques de Cléanthis et de Sosie dans Amphitryon.
Le reproche de liberté, adressé par quelques critiques à Molière, qui cependant écrivait pour une cour jalouse des convenances jusqu’à la pruderie, prouve combien il était difficile de conserver le décorum dans un sujet aussi épineux ; et Shakespeare, favori de la cour, était encore plus le poëte du peuple.
Si cette comédie, moins intéressante par la peinture des caractères que par la variété des surprises où conduit la ressemblance des jumeaux, est inférieure aux autres comédies de Shakespeare, il faut autant l’attribuer au vice du sujet qu’à la jeunesse de l’auteur ; car ce fut une de ses premières pièces. Plusieurs critiques ont même prétendu qu’elle n’avait été que retouchée par lui. Mais il suffirait, pour y reconnaître Shakespeare, de quelques traits de morale qui attestent sa profonde connaissance du cœur humain. Avec quelle adresse l’abbesse qu’Adriana va consulter arrache à sa jalousie l’aveu de ses torts ! quels sages avis pour toutes les femmes !
Selon Malone, cette comédie aurait été écrite en 1593 ; et selon Chalmers, en 159l. — La traduction anglaise des Ménechmes de Plaute, par W. Warner, ne fut imprimée qu’en 1595 ; mais dans Hall et Hollingshed il est fait mention d’une jolie comédie de Plaute, qu’on dit avoir été jouée dès l’an 1520, et quelques-uns prétendent que c’étaient les Ménechmes.
En Allemagne, ce sujet a été traité aussi dès l’origine du théâtre ; mais c’est surtout en Italie que ce canevas a été souvent employé.
Nous citerons parmi les imitations françaises celles de Rotrou et de Regnard.
Donner l’analyse de la pièce de Rotrou, c’est donner en même temps l’extrait de celle de Plaute ; sa comédie est plutôt une traduction qu’une imitation.
Ménechme Sosicle arrive à Épidamne, lieu de la résidence de son frère, sans savoir qu’il y est établi. Il est émerveillé de s’y voir connu et nommé par tout le monde, accablé des reproches d’une femme qui veut être la sienne, et des caresses d’une autre qui se contente d’un titre plus doux.
Rotrou a un peu adouci le personnage de la courtisane Érotie, dont il fait une jeune veuve qui met de la pruderie dans ses épanchements, et qui permet que Ménechme lui fasse la cour, pourvu, lui dit-elle,
Qu’elle demeure aux termes de l’honneur,
Que mon honnêteté ne soit point offensée,
Et qu’un but vertueux borne votre pensée.
Elle n’ignore pas cependant que Ménechme est marié. Shakespeare a été plus fidèle aux vraisemblances en conservant à ce personnage le caractère de courtisane que lui donne le poëte latin.
Regnard a imaginé une autre fable. Ses Ménechmes ne sont point mariés, tous deux veulent l’être et sont rivaux. L’un est un provincial grossier et brutal, qui vient à Paris recueillir la succession d’un oncle. Il a été institué légataire universel, parce que le défunt ignorait la destinée du second de ses neveux, qui avait quitté dès l’enfance la maison paternelle.
Cependant le chevalier Ménechme est à Paris, aux prises avec la mauvaise fortune ; une vieille douairière se sent toute portée à changer son sort en l’épousant, et le chevalier ne fait pas le difficile, lorsque son amour pour Isabelle, la propre nièce d’Araminte, lui ouvre les jeux sur l’âge de sa tante. C’est cette même Isabelle que son frère doit épouser, et que Démophon son père a promise à Ménechme, en considération de la succession qu’il vient recueillir. Le hasard instruit le chevalier de cette aventure, et il ne songe plus qu’à souffler à son frère sa maîtresse et son héritage. Peut-être n’est-ce pas là une intention très-morale, et le chevalier nous semble friser un peu les chevaliers des brelans, quoiqu’il se donne, lors de la reconnaissance, un air de générosité en partageant la fortune de l’oncle avec Ménéchme, et en lui cédant une de ses deux maîtresses.
On a aussi reproché à Regnard d’être trivial et bas ; reproche peu fondé, son comique nous semble au niveau de son sujet ; en voulant s’élever, il risquait, comme ses devanciers, de ◀devenir▶ froid et de cesser d’être plaisant. La comédie des Ménechmes est une de celles qui servent de fondement à sa réputation.
Nous ne citerons pas la comédie des Deux Arlequins de Le Noble, ni les Deux Jumeaux de Bergame. Les personnages de nos Arlequins nous semblent fort heureusement choisis pour donner un air de vérité à ces sortes de pièces, à cause du masque qui fait indispensablement partie de leur costume, et de ce costume lui-même, qui prête à l’illusion plus que tout autre.
Notice sur Beaucoup de bruit pour rien
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome II, p. 389-390. Source : Gallica.
L’histoire de Ginévra, dans le cinquième chant de l’Arioste, a quelque rapport avec la fiction romanesque de cette pièce ; plusieurs critiques, et entre autres Pope, ont cru que le Roland Furieux avait été la source où Shakespeare avait puisé. On remarque aussi dans plusieurs anciens romans de chevalerie des épisodes qui rappellent la calomnie de don Juan, et la mort supposée d’Héro ; mais c’est dans les histoires tragiques que Belleforest a empruntées à Bandello qu’on trouve la nouvelle qui a évidemment fourni à Shakespeare l’idée de Beaucoup de bruit pour rien.
« Pendant que Pierre d’Aragon tenait sa cour à Messine, un certain baron, Timbrée de Cardone, favori du prince, ◀devint▶ amoureux de Fénicia, fille de Léonato, gentilhomme de la ville : sa fortune, la faveur du roi, et ses qualités personnelles plaidèrent si bien sa cause, que Timbrée fut en peu de temps l’amant préféré de Fénicia, et obtint l’agrément de Léonato pour l’épouser.
« La nouvelle en vint aux oreilles d’un jeune gentilhomme appelé Girondo-Olerio-Valentiano, qui depuis longtemps cherchait vainement à faire impression sur le cœur de Fénicia. Jaloux du bonheur de Timbrée, il ne songe plus qu’à le traverser, et met dans ses intérêts un autre jeune homme qui, affectant pour Timbrée un zèle officieux, va le prévenir qu’un de ses amis faisait de fréquentes visites nocturnes à sa fiancée, et offre de lui donner le soir même les preuves de sa perfidie.
« Timbrée accepte ; il suit son guide qui lui fait voir en effet son prétendu rival, qui n’était qu’un valet travesti, montant par une échelle de corde dans l’appartement de Fénicia. Timbrée ne veut pas d’autre éclaircissement, et dès le lendemain il va retirer sa parole, et révèle à Léonato la trahison de sa fille.
« Fénicia, accablée de cet affront, s’évanouit et ne reprend ses sens qu’au bout de sept heures. Tout Messine la croit morte, car elle-même, résolue de renoncer au monde, se fait transporter secrètement à la campagne, chez un de ses oncles, pendant qu’on célèbre ses funérailles.
« Le remords poursuit partout Girondo ; il se décide à faire à Timbrée l’aveu de sa coupable calomnie ; il le mène à l’église, auprès du tombeau de Fénicia, se met à genoux, offre un poignard à son rival, et, lui présentant son sein, le conjure de frapper le meurtrier de la fille de Léonato.
« Timbrée lui pardonne, et court lui-même chez Léonato lui offrir toute sa fortune en réparation de sa crédule jalousie ; le vieillard refuse, et n’exige de Timbrée que la promesse d’accepter une autre épouse de sa main.
« Quelque temps après il le conduit à sa campagne et lui présente Fénicia sous le nom de Lucile, et comme sa nièce. Fénicia était tellement changée, qu’elle ne fut reconnue qu’à la fin de la noce, et lorsqu’une tante de la mariée ne put garder plus longtemps le secret » ; tel est l’extrait succinct de la nouvelle du prolixe Bandello.
On verra quel intérêt dramatique le poëte a ajouté à ce récit déjà intéressant. La scène de l’église, où Claudio accuse hautement Héro, est vraiment tragique. Combien est touchant l’appel que fait la fille de Léonato à son innocence ! Quelle profonde connaissance du cœur humain décèle le caractère de ce don Juan, cet homme essentiellement insociable, pour qui faire le mal est un besoin, et qui s’irrite contre les bienfaits de son propre frère !
Mais les personnages les plus brillants et les plus animés de la pièce sont Bénédick et Béatrice. Que d’originalité dans leurs dialogues, où l’on trouve quelquefois, il est vrai, un peu trop de liberté ! Leur aversion pour le mariage, leur conversion subite, fournissent une foule de situations des plus comiques. Les deux constables, Dogberry et Verges, avec leur suffisance, leurs graves niaiseries et leurs lourdes bévues, sont des modèles de naturel.
Il y a dans cette pièce un heureux mélange de sérieux et de gaieté qui en fait une des plus charmantes productions de Shakespeare : c’est encore une de celles que l’on revoit avec le plus de plaisir sur le théâtre de Londres. Bénédick était un des rôles favoris de Garrick, qui y faisait admirer toute la souplesse de son talent.
Selon le docteur Malone, la comédie de Beaucoup de bruit pour rien aurait été composée en 1600, et imprimée la même année.
Notice sur Timon d’Athènes
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakespeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome III, p. 3-7. Source : Gallica.
Le nom de Timon était ◀devenu▶ proverbial dans l’antiquité pour exprimer un misanthrope. L’histoire de sa misanthropie, et le bizarre caractère de ce personnage frappèrent sans doute Shakespeare pendant qu’il s’occupait d’Antoine et Cléopâtre, et voici le passage de Plutarque qui lui a probablement suggéré l’idée de sa pièce :
« Quant à Antonius, il laissa la ville et la conversation de ses amis, et feit bastir une maison dedans la mer, près de l’isle de Pharos, sur certaines chaussées et levées qu’il fit jeter à la mer, et se tenoit céans, comme se bannissant de la compagnie des hommes, et disoit qu’il vouloit mener une telle vie comme Timon, pour autant qu’on lui avoit fait le semblable qu’à luy, et pour l’ingratitude et le grand tort que luy tenoient ceulx à qui il avoit bien fait, et qu’il estimoit ses amis ; il se deffioit et se mescontentoit de tous les autres.
« Ce Timon estoit un citoyen d’Athènes, lequel avoit vescu environ la guerre du Péloponèse ; comme l’on peult juger par les comédies de Platon et d’Aristophanes, esquelles il est moqué et touché comme malveuillant et ennemy du genre humain, refusant et abhorrissant toute compagnie et communication des autres hommes, fors que d’Alcibiades, jeune, audacieux et insolent, auquel faisoit bonne chère, et l’embrassoit et baisoit volontiers, dequoy s’esbahissant Apémantus, et lui en demandant la cause pourquoi il chérissoit ainsi ce jeune homme là seul, et abominoit tous les autres : « Je l’aime, répondit-il, pour autant que je sçay bien et suis seur qu’un jour il sera cause de grands maulx aux Athéniens. » Ce Timon recevoit aussi quelque fois Apémantus en sa compagnie, pour autant qu’il étoit semblable de mœurs à luy, et qu’il imitoit fort sa manière de vivre. Un jour doncques que l’on célébroit à Athènes la solennité que l’on appelle Choès, c’est-à-dire la feste des morts, là où on fait des effusions et sacrifices pour les trespassez, ils se festoyoient eulx deux ensemble tout seuls, et se prit Apémantus à dire : « Que voici un beau banquet, Timon » ; et Timon lui respondit : « Oui bien, si tu n’y estois point. »
« L’on dit qu’un jour, comme le peuple estoit assemblé sur la place pour ordonner de quelque affaire, il monta à la tribune aux harangues, comme faisoient ordinairement les orateurs quand ils vouloient haranguer et prescher le peuple ; si y eut un grand silence et estoit chacun très-attentif à ouïr ce qu’il voudroit dire, à cause que c’étoit une chose bien nouvelle et bien estrange que de le veoir en chaire. À la fin, il commence à dire : « Seigneurs Athéniens, j’ai en ma maison une petite place où il y a un figuier auquel plusieurs se sont desjà penduz et étranglez, et pour autant que je veulx y faire bastir, je vous ai bien voulu advertir devant que faire couper le figuier, à cette fin que si quelques-uns d’entre vous se veulent pendre, qu’ils se dépeschent. » Il mourut en la ville d’Hales, et fut inhumé sur le bord de la mer. Si advint que, tout alentour de sa sépulture, le village s’éboula, tellement que la mer qui alloit flottant à l’environ, gardoit qu’on n’eût sçeu approcher du tombeau, sur lequel il y avoit des vers engravés de telle substance :
Ayant fini ma vie malheureuse,
En ce lieu-cy on m’y a inhumé ;
Mourez, méchants, de mort malencontreuse,
Sans demander comment je fus nommé.
On dit que luy-mesme feit ce bel épitaphe ; car celui que l’on allègue communément n’est pas de lui, ains est du poëte Callimachus :
Ici je fais pour toujours ma demeure,
Timon encor les humains haïssant.
Passe, lecteur, en me donnant male heure,
Seulement passe, et me va maudissant.
« Nous pourrions escrire beaucoup d’autres choses dudit Timon, mais ce peu que nous en avons dit est assez pour le présent. »
(Vie d’Antoine, par Plutarque, traduction d’Amyot.)
Malgré quelques rapprochements qu’on pourrait trouver, à la rigueur, entre le Timon de Shakspeare et un dialogue de Lucien qui porte le même titre, nous pensons que cet épisode de Plutarque lui a suffi pour composer sa pièce. C’est dans sa propre imagination qu’il a trouvé le développement du caractère de Timon, celui d’Apémantus, dont la misanthropie contraste si heureusement avec la sienne ; la description du luxe et des prodigalités de Timon au milieu de ses flatteurs, et sa sombre rancune contre les hommes, au milieu de la solitude.
Cette pièce est une des plus simples de Shakspeare : contre son ordinaire, le poëte est sérieusement occupé de son sujet jusqu’au dernier acte ; et, fidèle à l’unité de son plan, il ne se permet aucune excursion qui nous en éloigne. La fable consiste en un seul événement : l’histoire d’un grand seigneur que ses amis abandonnent en même temps que son opulence, et qui, du plus généreux des hommes, ◀devient▶ le plus sauvage et le plus atrabilaire. On a beaucoup discuté sur le caractère moral de Timon, pour savoir si on devait le plaindre dans son malheur, ou s’il fallait regarder la perte de sa fortune comme une mortification méritée. Il nous semble, en effet, que ses vertus ont été des vertus d’ostentation, et que sa misanthropie n’est encore qu’une suite de sa manie de se singulariser par tous les extrêmes ; dans sa générosité il n’est prodigue que pour des flatteurs ; sa richesse nourrit le vice au lieu d’aller secourir l’indigent ; une bienfaisance éclairée ne préside point à ses dons. Cependant sa confiance en ses amis indique une âme naturellement noble, et leur lâche désertion nous indigne surtout quand ce seigneur, dont ils trahissent l’infortune, a su trouver un serviteur comme Flavius. La transition subite de la magnificence à la vie sauvage est bien encore dans le caractère de Timon, et c’est un contraste admirable que sa misanthropie et celle d’Àpémantus. Celui-ci a tout le cynisme de Diogène, et son égoïsme et son orgueil, qui percent à travers ses haillons, trahissent le secret de ses sarcasmes et de ses mépris pour les hommes. Une basse envie le dévore ; l’indignation seule s’est emparée de l’âme de Timon ; ses véhémentes invectives sont justifiées par le sentiment profond des outrages qu’il a reçus ; c’est une sensibilité exagérée qui l’égaré, et s’il hait les hommes, c’est qu’il croit de bonne foi les avoir aimés ; peut-être même sa haine est-elle si passionnée, si idéale, qu’il s’abuse, lui-même en croyant les haïr plus qu’Apémantus dont l’âme est naturellement lâche et méchante.
Les sarcasmes du cynique et les éloquentes malédictions du misanthrope ont fait dire que cette pièce était autant une satire qu’un drame. Cette intention de satire se remarque surtout dans le choix des caractères, qu’on pourrait appeler une véritable critique du cœur de l’homme eu général dans toutes les conditions de la vie. Nous venons de citer Apémantus, égoïste cynique, et Timon, dont la vanité inspire la misanthropie comme elle inspira sa libéralité ; vient ensuite Alcibiade, jeune débauché, qui n’hésite pas à sacrifier sa patrie à ses vengeances particulières. Le peintre et le poète prostituent les plus beaux des arts à une servile adulation et à l’avance ; les nobles Athéniens sont tous des parasites ; mais il semble cependant que Shakspeare n’ait jamais voulu nous offrir un tableau complètement hideux d’hypocrisie. Flavius est bien capable de réconcilier avec les hommes ceux en qui la lecture de Timon d’Athènes pourrait produire la méfiance et la misanthropie. Que de dignité dans cet intendant probe et fidèle ! Timon lui-même est forcé de rendre hommage à sa vertu. Ce caractère est vraiment une concession que le poète a faite à son âme naturellement grande et tendre.
Hazzlitt, un des plus ingénieux commentateurs du caractère moral de Shakspeare, et qui, dans son admiration raisonnée, semble jaloux de celle de Schlegel, fait remarquer en terminant l’analyse de la pièce qui nous occupe que, dans son isolement, Timon, résolu à chercher le repos dans un monde meilleur, entoure son trépas des pompes de la nature. Il creuse sa tombe sur le rivage de l’Océan, appelle à ses funérailles toutes les grandes images du désert et fait servir les éléments à son mausolée.
« Ne revenez plus me voir ; mais dites à Athènes que Timon a bâti sa dernière demeure sur les grèves de l’onde amère qui, une fois par jour, viendra la couvrir de sa bouillante écume : venez dans ce lieu et que la pierre de mon tombeau soit votre oracle. » Plus loin Alcibiade, après avoir lu son épitaphe, dit encore de Timon :
« Ces mots expriment bien tes derniers sentiments. Si tu avais en horreur les regrets de notre douleur, si tu méprisais ces gouttes d’eau que la nature avait laissé couler de nos yeux, une sublime idée t’inspira de faire pleurer à jamais le grand Neptune sur ta tombe. »
C’est ainsi que Timon fait des vents l’hymne de ses funérailles ; que le murmure de l’Océan est une voix de douleur sur ses dépouilles mortelles, et qu’il cherche enfin dans les éternelles solennités de la nature l’oubli de la splendeur passagère de la vie.
La vie de Timon d’Athènes parut d’abord dans l’édition in-folio de 1623. On ne sait avec certitude à quelle époque elle a été écrite, quoique Malone lui assigne pour date l’année 1610.
Thomas Shadwell, poète lauréat sous le roi Guillaume III, et rival de Dryden, publia, en 1678, Timon d’Athènes avec des changements ; mais, dans l’épilogue, il appelle sa pièce une greffe entée sur le tronc de Shakspeare, et il se flatte qu’on lui pardonnera ses changements en faveur de la part que ce poëte y conserve.
La pièce de Timon d’Athènes, telle qu’on la joue encore aujourd’hui à Londres, a été arrangée par Cumberland, un des auteurs dramatiques les plus estimés de l’Angleterre. Il a conservé la majeure partie de l’original, et marqué spécialement ses additions et corrections pour que la part de chaque poëte fût aperçue au premier examen.
En 1723, Delisle traita le sujet de Timon d’Athènes pour le théâtre italien avec un prologue, des chants, des danses, des personnages allégoriques et un arlequin. On voit qu’elle porte un autre cachet que celle de Shakespeare. Elle ne manque pas d’une certaine originalité, et les Anglais l’ont traduite sous le titre de Timon amoureux.
Notice sur Le Jour des Rois
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome III, p. 93-95. Source : Gallica.
Quoique la partie comique de cette pièce appartienne tout entière à Shakspeare, il est encore redevable de son sujet à Bandello. Nous y retrouvons cette ressemblance extraordinaire de deux personnes dont Plaute s’est plus d’une fois servie pour le nœud de ses comédies, et que Shakspeare lui a déjà empruntée dans ses Méprises.
Lorsque Rome fut conquise, en 1527, par les Espagnols et les Allemands ; il se trouva parmi les prisonniers un riche marchand nommé Ambrogio, qui avait un fils et une fille, tous les deux d’une beauté et d’une ressemblance si parfaites que, s’ils changeaient d’habillements, le père lui-même avait peine à les distinguer5. Paolo, c’est le nom du garçon, fut le partage d’un Allemand, et sa sœur jumelle, Nicuola, tomba entre les mains de deux soldats qui la traitèrent avec beaucoup de douceur, dans l’espérance qu’ils en tireraient une rançon considérable. Ambrogio parvint à se sauver de la captivité, et ayant soustrait, en les cachant dans la terre, une grande partie de ses richesses à la cupidité des ennemis, il se mit à la recherche de ses enfants, racheta sa fille, mais ne put retrouver son fils, et le crut mort.
Cette pensée le tourmentant de plus en plus, il quitta Rome et se retira à Erte, lieu de sa naissance. Ce fut là qu’un autre marchand, veuf depuis plusieurs années, ◀devint▶ amoureux de Nicuola et la demanda en mariage ; mais Ambrogio, craignant que cette union peu assortie du côté de l’âge, ne fût pas heureuse pour Nicuola, et ne voulant pas refuser trop brusquement ce vieux soupirant, lui dit qu’il ne se séparerait pas de sa fille qu’il n’eût retrouvé son fils, espoir qu’il conservait toujours.
Cependant Nicuola avait aussi fait impression sur le cœur d’un jeune gentilhomme nommé Lattanzio Puccini, et n’était pas indifférente à son amour. Dans ce temps-là, des affaires appelèrent Ambrogio à Rome, et il conduisit sa fille à Fabriano, chez un de ses parents, pour ne pas la laisser seule. Cette absence arrêta la passion de Lattanzio, qui changea bientôt d’objet et se porta vers la fille de Lanzetti, la belle Catella. Au contraire, Nicuola revint à Erte toujours plus éprise, et apprit avec la plus vive douleur la nouvelle inclination de son amant. Ambrogio fut obligé de faire un second voyage, et cette fois-ci il laissa sa fille dans un couvent où était Camilla, nièce de Lattanzio. Celui-ci y venait souvent commander toutes sortes d’ouvrages à l’aiguille que faisaient les religieuses. Nicuola écoutait quelquefois les conversations qu’il avait avec sa nièce Camilla. Un jour, il lui racontait avec tristesse qu’il avait perdu un jeune page qu’il aimait, et qui lui était très-nécessaire. Ce récit fit naître à Nicuola l’idée de s’habiller en homme, et d’entrer chez Lattanzio en qualité de page. Sa gouvernante l’aida dans ce projet. Elle fut admise, en effet, sous le nom de Romulo, dans la maison de son infidèle amant ; et comme Julia, dans les Deux Gentilshommes de Vérone, elle fut bientôt chargée d’aller parler à sa rivale de l’amour de son maître. Catella était peu sensible aux sollicitations de Lattanzio ; mais le faux page fit une telle impression sur son cœur qu’elle n’éprouva plus que de la répugnance pour celui qui l’envoyait.
Pendant ces intrigues, le maître de Paolo l’avait pris en affection, au point que, venant à mourir, il l’avait fait son héritier. Paolo s’empressa de retourner à Rome, et de là à Erte pour y chercher son père. Il passe sous la fenêtre de Catella, qui le prend pour le prétendu page. Ambrogio arrive : Nicuola l’aperçoit dans la rue, et, dans sa frayeur, elle se sauve chez sa gouvernante. Celle-ci lui conseille de reprendre les habits de son sexe, et court annoncer au père qu’elle lui conduira sa fille le lendemain.
Cependant Lattanzio attend Romulo avec inquiétude et impatience ; il le cherche partout, et on lui montre la maison de la gouvernante, où l’on avait vu entrer Nicuola sous son déguisement. Il lie conversation avec la duègne, qui lui découvre tout, lui vante la constance de son ancienne maîtresse, et prépare la réconciliation qu’achève la vue de Nicuola elle-même.
Catella prend toujours Paolo pour Romulo. Paolo, qui l’aime, s’aperçoit de sa méprise et la détrompe.
Bientôt tout s’éclaircit. Ambrogio se réjouit du retour de son fils et consent au mariage de sa fille. Lanzetti, qui a cru que Paolo n’était autre que Nicuola déguisée, revient de son erreur et accorde aussi Catella au fils d’Ambrogio.
Shakspeare a mis cette nouvelle sur la scène avec sa négligence ordinaire, car le déguisement de Viola, amoureuse du duc qu’elle ne connaît point, n’est pas aussi bien motivé que celui de la Nicuola de Bandello. En général, les événements de la nouvelle sont conduits avec beaucoup plus d’art que ceux de la comédie ; mais c’est dans les caractères, le comique des situations et la poésie des détails, que Shakspeare retrouve sa supériorité et fait oublier tous les reproches d’invraisemblance que la critique pourrait lui adresser. L’originalité de sir André, de sir Tobie et du bouffon, les espiègleries de la friponne Marie, la gravité comique et les prétentions de Malvolio, la scène délicieuse du jardin et de la lettre, le duel de sir André et du faux page, le charme que répand sur toute la pièce l’amour de Viola, un heureux mélange de sentiment et de cette gaieté que les Anglais appellent humour, tout contribue à rendre cette pièce une des plus agréables de Shakspeare.
Selon le docteur Malone, elle aurait été écrite dans l’année 1614 ; mais dans une comédie de Ben Jonson, antérieure à cette date, on trouve un passage qui semblerait applicable au Jour des rois, Ben Jonson saisissait toutes les occasions de tourner en ridicule les défauts de Shakspeare. Un de ses personnages dit, à la fin de l’acte III de sa pièce intitulée : Every man out of his humour :
« …… Il eût fallu que sa comédie fût fondée sur une autre intrigue que celle d’un duc amoureux d’une comtesse, tandis que cette comtesse serait amoureuse du fils du duc, et ce fils du duc amoureux de la suivante de la dame. Vivent ces amours embrouillés, avec un paysan bouffon pour valet, plutôt que des événements trop rapprochés de notre temps ! »
Un autre témoignage tout à fait décisif est la découverte faite par M. Collier d’un petit journal manuscrit du temps, dans lequel une représentation du Jour des Rois, ou Ce que vous voudrez, est indiquée à la date du 2 février 1601.
Notice sur Les Deux Gentilshommes de Vérone
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome III, p. 189-190. Source : Gallica.
Cette pièce, une des moins remarquables de Shakspeare, ressemble à beaucoup d’égards à un roman dialogué : cette idée se fortifie quand on lit, dans la Diane de Montemayor, la nouvelle où le poëte a sans doute puisé sa comédie : soit que la Diane lui eût été connue dans une traduction, soit qu’un romancier anglais l’eût imitée ou refondue dans un autre ouvrage.
Dans l’épisode de la Diane, nous voyons une bergère-amazone sauver trois nymphes de la violence de trois hommes sauvages, et leur raconter ensuite, sur la rive d’une onde au doux murmure, comment elle a été la victime des persécutions de Vénus, à qui sa mère, dans une discussion mythologique, avait eu l’indiscrétion de préférer Pallas.
La belle Félismena reçoit un billet de don Félix, qu’elle lit après avoir bien grondé sa suivante, qui a eu l’audace de le lui remettre. Elle aime don Félix et se hâte de lui en faire l’aveu ; mais le père du jeune homme s’oppose à leur mariage et envoie son fils dans une cour étrangère, pour lui faire oublier l’engagement qu’il n’approuve pas. Félismena ne peut vivre en son absence ; elle se procure des habits de page et va retrouver son amant ; mais déjà don Félix en aime une autre, et Félismena, qui passe à son service à la faveur de son déguisement, ◀devient▶ le porteur de ses billets doux. Célie, sa rivale, se prend tout à coup d’une tendre passion pour le page prétendu, et don Félix ne reçoit plus de réponses favorables de sa belle que quand Félismena est son messager. Cependant ce cavalier se désole des rigueurs de Célie : son désespoir ◀devient▶ si grand que Félismena, craignant pour la vie de celui qu’elle aime, se jette aux genoux de sa rivale, qui croit que le page va l’implorer pour lui-même. Furieuse de l’entendre solliciter pour son maître, elle ne peut supporter la vie et meurt de douleur.
Don Félix, à cette nouvelle, part sans dire à personne où il va, et la fidèle Félismena court le monde à sa recherche.
Voilà une partie des circonstances que Shakspeare a évidemment empruntées pour les deux Véronais, mais il a su en ajouter d’autres ; et le personnage comique de Launce est une idée originale qui n’appartient qu’à lui. Chaque fois que Launce paraît avec son chien, on est d’abord forcé de rire, quitte à blâmer ensuite la trivialité de quelques plaisanteries. Ces scènes sentent un peu la farce, mais elles sont marquées au coin de l’originalité.
Speed, l’autre valet, est totalement éclipsé par Launce ; cependant il prouve à son maître, d’une manière piquante, qu’il est amoureux.
La coquetterie de Julie, quand elle reçoit la lettre de Protéo, est aussi une idée des plus gracieuses ; mais, en général, comme Jonson le fait observer, on trouve dans cette pièce un singulier mélange d’art et de négligence qui a fait douter qu’elle fût réellement de Shakspeare. On doit peu s’arrêter à la critique de l’unité de lieu, qui n’a jamais été aussi ouvertement violée par le poëte ; mais l’inconséquence du caractère de Protéo est bien plus impardonnable que toutes les fautes contre la géographie et les lois d’Aristote.
La versification des Deux Gentilshommes de Vérone est presque toujours excellente, et on y trouve une foule de détails qu’embellit la poésie la plus riche.
Malone place la composition de cette pièce dans l’année 1596. Elle appartient visiblement à la jeunesse de l’auteur.
Notice sur Roméo et Juliette
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome III, p. 269-277. Source : Gallica.
Deux grandes familles de Vérone, les Montecchi et les Capelletti (les Montaigu et les Capulet), vivaient depuis longtemps dans une inimitié qui avait souvent donné lieu, dans les rues, à des combats sanglants. Alberto della Scala, second capitaine perpétuel de Vérone, avait inutilement travaillé à les réconcilier ; mais du moins était-il parvenu à les contenir de telle sorte que lorsqu’ils se rencontraient, dit l’historien de Vérone, Girolamo della Corte, « les plus jeunes cédaient le pas aux plus âgés, ils se saluaient et se rendaient le salut ».
En 1303, sous Bartolommeo della Scala, élu capitaine perpétuel après la mort de son père Alberto, Antonio Cappelletto, chef de sa faction, donna, dans le carnaval, une grande fête, à laquelle il invita une partie de la noblesse de Vérone. Roméo Montecchio, âgé de vingt à vingt et un ans, et l’un des plus beaux et des plus aimables jeunes gens de la ville ; s’y rendit masqué avec quelques-uns de ses amis. Au bout de quelque temps, ayant ôté son masque, il s’assit dans un coin d’où il pouvait voir et être vu. On s’étonna beaucoup de la hardiesse avec laquelle il venait ainsi au milieu de ses ennemis. Cependant, comme il était jeune et de manières agréables, ceux-ci, dit l’historien, « n’y firent pas autant d’attention qu’ils en auraient fait peut-être s’il eût été plus âgé ». Ses yeux et ceux de Juliette Cappelletto se rencontrèrent bientôt, et, frappés également d’admiration, ils ne cessèrent plus de se regarder. La fête s’étant terminée par une danse appelée chez nous, dit Girolamo, « la danse du chapeau » (dal cappello), une dame vint prendre Roméo, qui, se trouvant ainsi introduit dans la danse, après avoir fait quelques tours avec sa danseuse, la quitta pour aller prendre Juliette, qui dansait avec un autre. Aussitôt qu’elle l’eût senti lui toucher la main, elle lui dit : « Bénie soit votre venue ! » Et lui, lui serrant la main, répondit : « Quelles bénédictions en recevez-vous, madame ? » Et elle reprit en souriant : « Ne vous étonnez pas, seigneur, si je bénis votre venue ; M. Mercutio était là depuis longtemps à me glacer, et par votre politesse vous êtes venu me réchauffer. » (Ce jeune homme, qui s’appelait Mercutio, dit le louche, et que l’agrément de son esprit faisait aimer de tout le monde, avait toujours eu les mains plus froides que la glace.) À ces mots, Roméo répondit : « Je suis grandement heureux de vous rendre service en quoi que ce soit. » Comme la danse finissait, Juliette ne put dire que ces mots : « Hélas ! je suis plus à vous qu’à moi-même. »
Roméo s’étant rendu plusieurs fois dans une petite rue, sur laquelle donnaient les fenêtres de Juliette, un soir elle le reconnut à « son éternuement ou à quelque autre signe », et elle ouvrit la fenêtre. Ils se saluèrent « très poliment (cortesissimamente) », et, après s’être longtemps entretenus de leurs amours, ils convinrent qu’il fallait qu’ils se mariassent, quoi qu’il en pût arriver ; et que cela devait se faire par l’entremise du frère Lonardo, franciscain, « théologien, grand philosophe, distillateur admirable, savant dans l’art de la magie », et confesseur de presque toute la ville. Roméo l’alla trouver, et le frère, songeant au crédit qu’il acquerrait, non seulement auprès du capitaine perpétuel, mais dans toute la ville, s’il parvenait à réconcilier les deux familles, se prêta aux désirs des deux jeunes gens. À l’époque de la Quadragésime, où la confession était d’obligation, Juliette se rendit avec sa mère dans l’église de Saint-François, dans la citadelle, et étant entrée la première dans le confessionnal, de l’autre côté duquel se trouvait Roméo, également venu à l’église avec son père, ils reçurent la bénédiction nuptiale par la fenêtre du confessionnal, que le frère avait eu soin d’ouvrir ; puis, par les soins d’une très adroite vieille de la maison de Juliette, ils passèrent la nuit ensemble dans son jardin.
Cependant, après les fêtes de Pâques, une troupe nombreuse de Capelletti rencontra, à peu de distance des portes de Vérone, quelques Montecchi, et les attaqua, animée par Tébaldo, cousin germain de Juliette, qui, voyant que Roméo faisait tous ses efforts pour arrêter le combat, s’attacha à lui, et, le forçant à se défendre, en reçut un coup d’épée dans la gorge, dont il tomba mort sur-le-champ. Roméo fut banni, et, peu de temps après, Juliette, près de se voir contrainte d’en épouser un autre, eut recours au frère Lonardo, qui lui donna à avaler une poudre au moyen de laquelle elle devait passer pour morte, et être portée dans la sépulture de sa famille, qui se trouvait placée dans l’église du couvent de Lonardo. Celui-ci devait venir l’en retirer et la faire passer ensuite, déguisée, à Mantoue, où était Roméo, qu’il se chargeait d’instruire de tout.
Les choses se passèrent comme l’avait annoncé Lonardo ; mais Roméo ayant appris indirectement la mort de Juliette avant d’avoir reçu la lettre du religieux, partit sur-le-champ pour Vérone avec un seul domestique, et, muni d’un poison violent, se rendit au tombeau, qu’il ouvrit, baigna de larmes le corps de Juliette, avala le poison et mourut. Juliette, réveillée l’instant d’après, voyant Roméo mort et ayant appris du religieux, qui venait d’arriver, ce qui s’était passé, fut saisie d’une douleur si forte que, « sans pouvoir dire une parole, elle demeura morte sur le sein de son Roméo6 ».
Cette histoire est racontée comme véritable par Girolamo della Corte ; il assure avoir vu plusieurs fois le tombeau de Juliette et de Roméo, qui, s’élevant un peu au-dessus de terre et placé près d’un puits, servait alors de lavoir à la maison des orphelins de Saint-François, que l’on bâtissait en cet endroit. Il rapporte en même temps que le cavalier Gerardo Boldiero, son oncle, qui l’avait mené à ce tombeau, lui avait montré dans un coin du mur, près du couvent des Capucins, l’endroit d’où il avait entendu dire qu’un grand nombre d’années auparavant on avait retiré les restes de Juliette et de Roméo, ainsi que de plusieurs autres. Le capitaine Bréval, dans ses voyages, dit également avoir vu à Vérone, en 1762, un vieux bâtiment qui était alors une maison d’orphelins, et qui, selon son guide, avait renfermé le tombeau de Roméo et de Juliette ; mais il n’existait plus.
Ce n’est probablement pas sur le récit de Girolamo della Corte que Shakspeare a composé sa tragédie ; elle fut d’abord représentée, à ce qu’il paraît, en 1595, chez lord Hundsdon, lord chambellan de la reine Élisabeth, et imprimée pour la première fois en 1597. Or, l’ouvrage de Girolamo della Corte, qui devait avoir vingt-deux livres, se trouve interrompu au milieu du vingtième livre et à l’année 1560 par la maladie de l’auteur. On voit de plus, dans la préface de l’éditeur, que cette maladie fut longue et amena la mort de l’historien, que la nécessité de revoir le travail auquel Girolamo n’avait pu mettre lui-même la dernière main prit un temps considérable, et enfin que les procès, tant « civils que criminels », dont fut tourmenté l’éditeur, ne lui permirent pas de mener à fin son entreprise aussi promptement qu’il l’aurait désiré ; en sorte que l’ouvrage de Girolamo ne put être publié que longtemps après sa mort : l’édition de 1594 est donc, selon toute apparence, la première, et ne pouvait guère, en 1595, être déjà venue à la connaissance de Shakspeare.
Mais l’histoire de Roméo et de Juliette, sans doute très-populaire à Vérone, avait déjà fait le sujet d’une nouvelle, composée par Luigi da Porto, et publiée à Venise en 1535, six ans après la mort de l’auteur, sous le titre de la Giulietta. Cette nouvelle, réimprimée, traduite, imitée dans plusieurs langues, fournit à Arthur Brooke le sujet d’un poëme anglais, publié en 15627, et où Shakspeare a certainement puisé le sujet de sa tragédie. L’imitation est complète. Juliette, dans le poëme de Brooke ainsi que dans la nouvelle de Luigi da Porto, se tue avec le poignard de Roméo, au lieu de mourir de douleur comme dans l’histoire de Girolamo della Corte ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le poëme d’Arthur Brooke, et Shakspeare qui l’a suivi, fassent mourir Roméo comme dans l’histoire, avant le réveil de Juliette, tandis que, dans la nouvelle de Luigi da Porto, il ne meurt qu’après l’avoir vue se réveiller et avoir eu avec elle une scène de douleur et d’adieux. On a reproché à Shakspeare de ne s’être pas conformé à cette circonstance qui lui fournissait une situation très pathétique, et on en a conclu qu’il ne connaissait pas la nouvelle italienne, bien que traduite en anglais. Cependant quelques circonstances donnent lieu de croire que Shakspeare connaissait cette traduction. Quant à ses motifs pour préférer le récit du poëte à celui du romancier, il peut en avoir eu plusieurs : d’abord, pour s’être écarté en un point si important de la nouvelle de Luigi da Porto, qu’il a suivie scrupuleusement sur presque tous les autres, peut-être Arthur Brooke, l’auteur même du poëme, avait-il eu quelques renseignements sur l’histoire véritable, telle que l’avait racontée Girolamo della Corte, contemporain de Shakspeare ; il aura pu les lui communiquer, et l’exactitude de Shakspeare à se rapprocher, autant qu’il le pouvait, de l’histoire ou des récits reçus comme tels, ne lui aura pas permis d’hésiter dans le choix. D’ailleurs, et c’est probablement ici la vraie raison du poëte, Shakspeare ne fait presque jamais précéder une résolution forte par de longs discours : « Les discours, dit Macbeth, jettent un souffle trop froid sur l’action. » Quelques angoisses que la réflexion ajoute à la douleur, elle porte l’esprit sur un trop grand nombre d’objets pour ne pas le distraire de l’idée unique qui conduit aux actions désespérées. Après avoir reçu les adieux de Roméo, après avoir pleuré sa mort avec lui, il eût pu arriver que Juliette la pleurât toute sa vie au lieu de se tuer à l’instant. Garrick a refait cette scène du tombeau d’après la supposition adoptée par la nouvelle de Luigi da Porto ; la scène est touchante, mais, comme cela était peut-être inévitable dans une situation pareille, impossible à rendre par des paroles ; les sentiments en sont trop et trop peu agités, le désespoir trop et trop peu violent. Il y a dans le laconisme de la Juliette et du Roméo de Shakspeare, à ces derniers moments, bien plus de passion et de vérité.
Ce laconisme est d’autant plus remarquable que, dans tout le cours de la pièce, Shakspeare s’est livré sans contrainte à cette abondance de réflexions et de paroles qui est l’un des caractères de son génie. Nulle part le contraste n’est plus frappant entre le fond des sentiments que peint le poëte et la forme sous laquelle il les exprime. Shakspeare excelle à voir les sentiments humains tels qu’ils se présentent, tels qu’ils sont réellement dans la nature, sans préméditation, sans travail de l’homme sur lui-même, naïfs et impétueux, mêlés de bien et de mal, d’instincts vulgaires et d’élans sublimes, comme l’est l’âme humaine dans son état primitif et spontané. Quoi de plus vrai que l’amour de Roméo et de Juliette, cet amour si jeune, si vif, si irréfléchi, plein à la fois de passion physique et de tendresse morale, abandonné sans mesure et pourtant sans grossièreté, parce que les délicatesses du cœur s’unissent partout à l’emportement des sens ! Il n’y a rien là de subtil, ni de factice, ni de spirituellement arrangé par le poëte ; ce n’est ni l’amour pur des imaginations pieusement exaltées, ni l’amour licencieux des vies blasées et perverties ; c’est l’amour lui-même, l’amour tout entier, involontaire, souverain, sans contrainte et sans corruption, tel qu’il éclate à l’entrée de la jeunesse, dans le cœur de l’homme, à la fois simple et divers, comme Dieu l’a fait. Roméo et Juliette est vraiment la tragédie de l’amour, comme Othello celle de la jalousie, et Macbeth celle de l’ambition. Chacun des grands drames de Shakspeare est dédié à l’un des grands sentiments de l’humanité ; et le sentiment qui remplit le drame est bien réellement celui qui remplit et possède l’âme humaine quand elle s’y livre ; Shakspeare n’y retranche, n’y ajoute et n’y change rien ; il le représente simplement, hardiment, dans son énergique et complète vérité.
Passez maintenant du fond à la forme et du sentiment même au langage que lui prête le poëte ; quel contraste ! Autant le sentiment est vrai et profondément connu et compris, autant l’expression en est souvent factice, chargée de développements et d’ornements où se complaît l’esprit du poëte, mais qui ne se placent point naturellement dans la bouche du personnage. Roméo et Juliette est peut-être même, entre les grandes pièces de Shakspeare, celle où ce défaut abonde le plus. On dirait que Shakspeare a voulu imiter ce luxe de paroles, cette facilité verbeuse qui, dans la littérature comme dans la vie, caractérisent en général les peuples du midi ; il avait certainement lu, du moins dans les traductions, quelques poëtes italiens ; et les innombrables subtilités dont le langage de tous les personnages de Roméo et Juliette est, pour ainsi dire, tissu, les continuelles comparaisons avec le soleil, les fleurs et les étoiles, quoique souvent brillantes et gracieuses, sont évidemment une imitation du style des sonnets et une dette payée à la couleur locale. C’est peut-être parce que les sonnets italiens sont presque toujours sur le ton plaintif que la recherche et l’exagération de langage se font particulièrement sentir dans les plaintes des deux amants ; l’expression de leur court bonheur est, surtout dans la bouche de Juliette, d’une simplicité ravissante ; et quand ils arrivent au terme extrême de leur destinée, quand le poëte entre dans la dernière scène de cette douloureuse tragédie, alors il renonce à toutes ses velléités d’imitation, à toutes ses réflexions spirituellement savantes ; ses personnages, à qui, dit Johnson, « il a toujours laissé un concetti dans leur misère », n’en retrouvent plus dès que la misère a frappé ses grands coups ; l’imagination cesse de se jouer ; la passion elle-même ne se montre plus qu’en s’unissant à des sentiments solides, graves, presque sévères ; et cette amante si avide des joies de l’amour, Juliette, menacée dans sa fidélité conjugale, ne songe plus qu’à remplir ses devoirs et à conserver sans tache l’épouse de son cher Roméo. Admirable trait de sens moral et de bon sens dans le génie adonné à peindre la passion !
Du reste, Shakspeare se trompait lorsqu’en prodiguant les réflexions, les images et les paroles, il croyait imiter l’Italie et ses poëtes. Il n’imitait pas du moins les maîtres de la poésie italienne, ses pareils, les seuls qui méritassent ses regards. Entre eux et lui, la différence est immense et singulière : c’est par l’intelligence des sentiments naturels que Shakspeare excelle ; il les peint aussi vrais et aussi simples, au fond, qu’il leur prête d’affectation et quelquefois de bizarrerie dans le langage ; c’est au contraire dans les sentiments mêmes que les grands poëtes italiens du xive siècle, Pétrarque surtout, introduisent souvent autant de recherche et de subtilité que d’élévation et de grâce ; ils altèrent et transforment, selon leurs croyances, religieuses et morales, ou même selon leurs goûts littéraires, ces instincts et ces passions du cœur humain auxquels Shakspeare laisse leur physionomie et leur liberté natives. Quoi de moins semblable que l’amour de Pétrarque pour Laure et celui de Juliette pour Roméo ? En revanche, l’expression, dans Pétrarque, est presque toujours aussi naturelle que le sentiment est raffiné ; et tandis que Shakspeare présente, sous une forme étrange et affectée, des émotions parfaitement simples et vraies, Pétrarque prête à des émotions mystiques, ou du moins singulières et très-contenues, tout le charme d’une forme simple et pure.
Je veux citer un seul exemple de cette différence entre les deux poëtes, mais un exemple bien frappant, car c’est sur la même situation, le même sentiment, presque sur la même image que, dans cette occasion, ils se sont exercés l’un et l’autre.
Laure est morte. Pétrarque veut peindre, à son entrée dans le sommeil de la mort, celle qu’il a peinte, si souvent et avec tant de passion charmante, dans l’éclat de la vie et de la jeunesse :
Non come fiamma che per forza è spenta,Ma che per se medesma si consume,Sen’ andò in pace l’anima contenta,A guisa d’un soave e chiaro lume,Cui nutrimento a poco a poco manca,Tenendo al fin il suo usato costume.Pallida nò, ma più che neve biancaChe senza vento in un bel colle fiocchi,Parea posar come persona stanca.Quasi un dolce dormir ne’ suoi begli occhi,Sendo lo spirto già da lei diviso,Era quel che morir chiaman gli schiocchi.Morte bella parea nel suo bel viso8.« Comme un flambeau qui n’est pas éteint violemment, mais qui se consume de lui-même, son âme sereine s’en alla en paix, semblable à une lumière claire et douce à qui l’aliment manque peu à peu, et qui garde jusqu’à la fin son apparence accoutumée. Elle n’était point pâle, mais, plus blanche que la neige qui tombe à flocons, sans un souffle de vent, sur une gracieuse colline, elle semblait se reposer, comme une personne fatiguée. L’esprit s’étant déjà séparé d’elle, ses beaux yeux semblaient dormir doucement de ce sommeil que les insensés appellent la mort, et la mort paraissait belle sur son beau visage. »
Juliette aussi est morte. Roméo la contemple dans son tombeau, et lui aussi il la trouve toujours belle :
… O, my love, my wife !
Death, that has suck’d the honey of thy breath,
Has had no power yet upon thy beauty ;
Thou art not conquer’d ; beauty’s ensign yet
Is crimson in thy lips and in thy cheeks ;
And death’s pale flag is not advanced there !
« Ô mon amour, ma femme ! la mort, qui a sucé le miel de ton haleine, n’a point eu encore de pouvoir sur ta beauté ; tu n’es pas sa conquête ; la couleur de la beauté, l’incarnat brille encore sur tes lèvres et sur tes joues, et la mort n’a pas planté ici son pâle drapeau ! »
Je n’ai garde d’insister sur la comparaison. Qui ne sent combien la forme est plus simple et plus belle dans Pétrarque ? C’est la poésie suave et brillante du Midi à côté de l’imagination forte, rude et heurtée du Nord.
L’amour de Roméo pour Rosalinde est une invention de Luigi da Porto, conservée dans le poëme d’Arthur Brooke. Cette invention jette si peu d’intérêt sur les premiers actes de la pièce, que Shakspeare ne l’a probablement adoptée que pour faire mieux ressortir ce caractère de soudaineté propre aux passions du climat. Le personnage de Mercutio lui a été indiqué par ces vers du poëme anglais :
A courtier that eche where was highly had in price,
For he was courteous of his speech, and pleasant of devise.
Even as a lyon would among the lambs be bold,
Such was among the bashful maydes Mercutio to behold.
« Un courtisan que, quelque part qu’il se trouvât, chacun tenait en très haute estime, car il était courtois dans ses discours et devisait plaisamment ; autant un lion serait hardi au milieu des agneaux, autant Mercutio le paraissait au milieu des jeunes filles timides. »
Tel était sans doute le bel air du temps de Shakspeare, et c’est comme le type de l’homme aimable et amusant qu’il a peint Mercutio. Cependant, si la hardiesse lui a manqué pour attaquer, comme Molière, les ridicules de la cour, il laisse assez souvent entrevoir que le ton lui en était à charge. Le rôle de Mercutio paraît avoir coûté à son goût et à la justesse de son esprit. Dryden rapporte, comme une tradition de son temps, que Shakspeare disait « qu’il avait été obligé de tuer Mercutio au troisième acte, de peur que Mercutio ne le tuât ». Cependant Mercutio a conservé en Angleterre de zélés partisans ; Johnson entre autres, à cette occasion, traite assez durement Dryden pour quelques paroles irrévérentes sur cet aimable Mercutio, dont les « saillies, dit-il, ne sont peut-être pas toujours à sa portée ». L’éloignement de Shakspeare pour le genre d’esprit qu’il a prodigué dans Roméo est, du reste, suffisamment prouvé par l’injonction du frère Laurence à Roméo, lorsque celui-ci commence à lui expliquer ses affaires en style de sonnet : « Mon fils, lui dit-il, parle simplement. » Le frère Laurence est l’homme sage de la pièce, et ses discours sont en général aussi simples que de son temps il était permis à un philosophe de l’être.
Le rôle de la nourrice de Juliette offre également peu de ces subtilités que Shakspeare paraît, dans cet ouvrage, avoir réservées aux gens de la haute classe, et quelquefois aux valets qui les imitent. Ce caractère de la nourrice est indiqué dans le poëme d’Arthur Brooke, où il est loin cependant d’avoir la même vérité grossière que dans la pièce de Shakspeare.
Partout où ils échappent aux concetti, les vers de Roméo et Juliette sont peut-être les plus gracieux et les plus brillants qui soient sortis de la plume de Shakspeare ; ils sont en grande partie rimés, autre hommage rendu aux habitudes italiennes.
Roméo et Juliette fut jouée pour la première fois, en 1596, par les serviteurs de lord Hundsdon, les grands seigneurs ayant joui jusqu’au règne de Jacques Ier d’une liberté illimitée quant à la protection qu’ils accordaient aux acteurs. Un acte du Parlement y apporta alors quelque restriction.
Notice sur Le Songe d’une nuit d’été
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome III, p. 389-391. Source : Gallica.
Le Songe d’une nuit d’été peut être regardé comme le pendant de la Tempête. C’est encore ici une pièce de féerie, où l’imagination semble avoir été le seul guide de Shakspeare. Aussi, pour la juger, faut-il ne pas oublier son titre et se livrer au caprice du poëte, qui a dû sentir lui-même tout ce qu’aurait de choquant pour un esprit méthodique et froid le mélange bizarre de la mythologie ancienne et de la mythologie moderne, le transport rapide du spectateur d’un monde réel dans un monde fantastique, et de celui-ci dans l’autre. La Vie de Thésée, dans Plutarque, et deux contes de Chaucer, ont peut-être fourni à Shakspeare quelques traits de son ouvrage, mais l’imitation y est très-difficile à reconnaître.
On préfère généralement la Tempête au Songe d’une nuit d’été. Le seul Schlegel semble pencher pour cette dernière pièce ; Hazzlitt n’est point de son avis, mais il ajoute que si la Tempête est une meilleure pièce, le Songe est un poëme supérieur à la Tempête. On trouve, en effet, dans le Songe, une foule de détails et de descriptions remarquables par le charme des vers, la richesse et la fraîcheur des images : « La lecture de cette pièce, dit Hazzlitt, ressemble à une promenade dans un bosquet, à la clarté de la lune. »
Mais est-il rien de plus poétique que le caractère de Miranda et la pureté de ses amours avec Ferdinand ? Ariel aussi l’emporte de beaucoup sur Puck, qui est l’Ariel du Songe d’une nuit d’été, mais qui en diffère essentiellement par son caractère, quoique ces deux personnages aériens aient entre eux tant de ressemblance par leurs fonctions et les situations où ils se trouvent. Ariel, dit encore le critique que nous avons cité tout à l’heure, Ariel est un ministre de vengeance qui est touché de pitié pour ceux qu’il punit ; Puck est un esprit étourdi, plein de légèreté et de malice, qui rit de ceux qu’il égare : « Que ces mortels sont fous ! » Ariel fend l’air et exécute sa mission avec le zèle d’un messager ailé ; Puck est porté par la brise comme le duvet brillant des plantes.
Prospéro et tous ses esprits sont des moralistes ; mais avec Obéron et ses fées nous sommes lancés dans le royaume des papillons.
Il est étonnant que Shakspeare soit considéré non seulement par les étrangers, mais par plusieurs des critiques de sa nation, comme un écrivain sombre et terrible qui ne peignit que des gorgones, des hydres et d’effrayantes chimères. Il surpasse tous les écrivains dramatiques par la finesse et la subtilité de son esprit ; tellement qu’un célèbre personnage de nos jours disait qu’il le regardait plutôt comme un métaphysicien que comme un poëte.
Il paraît que, dans cette pièce, Shakspeare avait pour but de faire la caricature d’une troupe de comédiens rivale de la sienne, et peut-être de tous ces artistes amateurs chez qui le goût du théâtre est une passion souvent ridicule.
Le caractère de Bottom est un des plus comiques de Shakspeare ; Hazzlitt l’appelle le plus romanesque des artisans, et observe à son sujet ce qu’on a dit plusieurs fois, c’est que les caractères de Shakspeare sont toujours fondés sur les principes d’une physiologie profonde. Bottom, qui exerce un état sédentaire, est représenté comme suffisant, sérieux et fantasque. Il est prêt à tout entreprendre, comme si tout lui était aussi facile que le maniement de sa navette. Il jouera, si on veut, le tyran, l’amant, la dame, le lion, etc., etc.
Snug, le menuisier, est le philosophe de la pièce ; il procède en toute chose avec mesure et prudence. Vous croyez le voir, son équerre et son compas à la main : « Avez-vous par écrit le rôle du lion ? si vous l’avez, donnez-le moi, je vous prie, car j’ai la mémoire paresseuse. — Vous pouvez l’improviser, dit Quince, car il ne s’agit que de rugir. »
Starveling, le tailleur, est pour la paix, et ne veut pas de lion ni de glaive hors du fourreau : « Je crois que nous ferons bien de laisser la tuerie quand tout sera fini. »
Starveling cependant ne propose pas ses objections lui-même, mais il appuie celles des autres, comme s’il n’avait pas le courage d’exprimer ses craintes sans être soutenu et excité à le faire. Ce serait aller trop loin que de supposer que toutes ces différences caractéristiques sont faites avec intention, mais heureusement elles existent dans les créations de Shakspeare comme dans la nature.
Les caractères dramatiques et les caractères grotesques sont placés par lui dans le même tableau avec d’autant plus d’art que l’art ne s’aperçoit nullement. Oberon, Titania, Puck, et tous les êtres impalpables de Shakspeare, sont aussi vrais dans leur nature fantastique que les personnages dont la vie réelle a fourni le modèle au poëte.
Suivant Malone, le Songe d’une nuit d’été aurait été composé en 1592 : c’est une des pièces de la jeunesse de Shakspeare ; aussi a-t-elle toute la fraîcheur et le coloris d’un tableau de cet âge des rêves poétiques.
Notice sur Tout est bien qui finit bien
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome III, p. 467-468. Source : Gallica.
C’est à une des plus intéressantes nouvelles de Boccace que nous devons cette pièce. En voici les principaux événements que Shakspeare a transportés sur la scène en leur donnant une nouvelle vie, par ce charme de sensibilité et cette verve comique qui lui manquent si rarement.
Un grand médecin, appelé Gérard de Narbonne, avait laissé une fille qui, élevée dans le palais du comte de Roussillon, avait conçu l’amour le plus tendre pour son fils unique, le jeune Bertrand. Celui-ci fut mandé à la cour après la mort de son père, et la pauvre Gillette, c’était le nom de la fille de Gérard, resta en Roussillon bien résolue de n’avoir jamais d’autre époux que Bertrand.
Bientôt elle apprit que le roi souffrait beaucoup d’une fistule déclarée incurable ; son père lui avait légué plusieurs secrets de son art, et Gillette conçut l’espoir de guérir le monarque. Elle se rendit à Paris. Le roi lui promit que, si son remède réussissait, il la marierait avec l’homme le plus noble et le plus riche du royaume, qu’elle choisirait elle-même. Il fut guéri et Gillette demanda le comte Bertrand.
Celui-ci se crut déshonoré par une alliance au-dessous de son rang ; mais le roi commanda en maître, il fallut obéir. Aussitôt après la célébration du mariage, le comte Bertrand partit pour la Toscane et prit du service parmi les Florentins alors en guerre avec les Siennois. Gillette s’en retourna en Roussillon d’où elle envoya dire au comte que, si sa présence était la cause de son exil volontaire, elle s’éloignerait pour toujours. Bertrand lui fit répondre qu’il était fermement résolu de ne point vivre avec elle jusqu’au jour où elle serait en possession de son anneau, et aurait un fils de lui. Il croyait exiger l’impossible ; mais Gillette déguisée en pèlerine, partit pour Florence où elle logea chez une veuve, qui, sans la connaître, lui apprit que le comte de Roussillon était amoureux d’une de ses voisines, jeune, belle et vertueuse quoique pauvre. Gillette fut trouver la mère de sa rivale, se découvrit à elle et lui promit une forte récompense si elle voulait favoriser ses projets. On fit dire au comte que la jeune fille céderait à ses vœux, mais qu’elle demandait son anneau pour gage de sa foi. Bertrand envoya son anneau et s’empressa d’aller à une heure fixée au rendez-vous qui lui fut donné. Ce fut Gillette qui le reçut dans ses bras et qui répéta plusieurs fois cette innocente supercherie, jusqu’à ce que des signes évidents de grossesse vinssent accomplir tous ses souhaits. Enfin le comte, instruit de l’absence de sa femme et cédant aux instances de ses vassaux, revint dans sa patrie. Cependant Gillette mit au monde deux enfants jumeaux qui ressemblaient beaucoup à leur père ; elle se rendit elle-même en Roussillon après ses couches, et y arriva le jour où son époux donnait un grand festin. La pèlerine se présenta au milieu de l’assemblée portant ses deux enfants sur ses bras. Elle se jeta aux genoux du comte, lui donna l’anneau et lui avoua tout. Bertrand touché reçut Gillette pour son épouse.
Tout ce que Shakspeare a ajouté à ce fond, déjà si intéressant, n’est pas également heureux et probable. L’obstination et la pétulance de Bertrand sont bien peintes ; mais son caractère nous semble odieux ; c’est un gentilhomme sans générosité, lâche, ingrat et menteur éhonté. Le poëte devait aux vertus d’Hélène et à la morale de le punir ; mais il avait peut-être malgré lui de l’indulgence pour le fils de cette comtesse si bonne et si aimable, et que sa sagesse et sa tendresse pour Hélène élèvent au-dessus de tous les préjugés ridicules de la naissance. Shakspeare n’a peut-être pas osé être trop sévère pour celui qu’aimait cette même Hélène, si douce et si modeste malgré la position critique où l’a placée le sot orgueil de Bertrand ; on devine ce sentiment du poëte dans la conduite du roi, dont la reconnaissance ingénieuse eût craint d’humilier sa bienfaitrice dans son époux.
Le personnage comique de la pièce est un peu usé sur le théâtre depuis que nous y avons tant de fanfarons de la même famille ; mais Parolles et ses aventures ont passé en proverbe en Angleterre. La scène du tambour est digne de Molière, et nous apprécierions encore davantage Parolles, si nous ne connaissions pas Falstaff.
Selon Malone, cette pièce aurait été composée en 1598.
Notice sur Mesure pour mesure
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome IV, p. 3-4. Source : Gallica.
Cette pièce démontre que le génie créateur de Shakspeare pouvait féconder le germe le plus stérile. Une ancienne pièce dramatique, d’un certain Georges Whestone, intitulée Promas et Cassandra, composition pitoyable, est ◀devenue▶ une de ses meilleures comédies. Peut-être n’a-t-il même pas fait l’honneur à Whestone de profiter de son travail ; car une nouvelle de Geraldi Cinthio contient à peu près tous les événements de Mesure pour mesure et Shakspeare n’avait besoin que d’une idée première pour construire sa fable et la mettre en action. Dans la nouvelle de Cinthio, et dans la pièce de Whestone, le juge prévaricateur vient à bout de ses desseins sur la sœur qui demande la grâce de son frère. Condamné par le prince à être puni de mort, après avoir épousé la jeune fille qu’il a outragée, il obtient sa grâce par les prières de celle qui oublie sa vengeance dès que le coupable est ◀devenu▶ son époux.
L’épisode de Marianne a été heureusement inventé par Shakspeare pour mieux récompenser la chaste Isabelle. Un critique moderne ne voit qu’une froide vertu dans la conduite de cette jeune novice : il l’eût préférée plus touchée du sort de son frère, et prête à faire le sacrifice d’elle-même. La scène touchante où Isabelle implore Angelo, son hésitation quand il s’agit de sauver son frère aux dépens de son honneur suffisent pour l’absoudre du reproche d’indifférence. Il ne faut pas oublier qu’élevée dans un cloître elle doit avoir horreur de tout ce qui pouvait souiller son corps qu’elle est accoutumée à considérer comme un vase d’élection ; d’ailleurs une vertu absolue a aussi sa noblesse, et si elle est moins dramatique que la passion, elle amène ici cette scène si vraie où Claudio, après avoir écouté avec résignation le sermon du moine et se croyant détaché de la vie, retrouve, à la moindre lueur d’espoir, cet instinct inséparable de l’humanité qui nous fait embrasser avec ardeur tout ce qui peut reculer l’instant de la mort. Par quel heureux contraste Shakspeare a placé à côté de Claudio ce Bernardino, abruti par l’intempérance, auquel même il ne reste plus cet instinct conservateur de l’existence !
Le prince, qui veut être la Providence mystérieuse de ses sujets, est un de ces rôles qui produisent toujours de l’effet au théâtre. Il soutient avec un art infini son déguisement, et il est remarquable que Shakspeare, poëte d’une cour protestante, ait prêté tant de noblesse et de dignité au costume monastique. C’est une remarque qui n’a pas échappé à Schlegel au sujet du vénérable religieux que nous avons déjà vu dans la comédie de Beaucoup de bruit pour rien. Mais le philosophe se trahit sous le capuchon qui le cache dans l’exhortation sur la vie et le néant adressée par le duc à Claudio. Cette tirade contient quelques boutades de misanthropie qui ont sans doute été mises à profit par l’auteur des Nuits.
En général, le défaut de cette pièce est de ne pas exciter de sympathie bien vive pour aucun des personnages. Les caractères odieux n’ont pas une couleur très-prononcée, quand on les compare à tant d’autres créations profondes de Shakspeare. Mais l’intrigue occupe constamment la curiosité, on doit y admirer une foule de pensées poétiquement exprimées, et plusieurs scènes excellentes. L’unité d’action et de lieu y est assez bien conservée.
Mesure pour mesure, selon Malone, fut composée en 1603.
Notice sur Othello
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome IV, p. 97-104. Source : Gallica.
« Il y avait jadis à Venise un More très-vaillant que sa bravoure et les preuves de prudence et d’habileté qu’il avait données à la guerre avaient rendu cher aux seigneurs de la république… Il advint qu’une vertueuse dame d’une merveilleuse beauté, nommée Disdémona, séduite, non par de secrets désirs, mais par la vertu du More, s’éprit de lui, et que lui à son tour, vaincu par la beauté et les nobles sentiments de la dame, s’enflamma également pour elle. L’amour leur fut si favorable qu’ils s’unirent par le mariage, bien que les parents de la dame fissent tout ce qui était en leur pouvoir pour qu’elle prît un autre époux. Tant qu’ils demeurèrent à Venise, ils vécurent ensemble dans un si parfait accord et un repos si doux que jamais il n’y eut entre eux, je ne dirai pas la moindre chose, mais la moindre parole qui ne fût d’amour. Il arriva que les seigneurs vénitiens changèrent la garnison qu’ils tenaient dans Chypre, et choisirent le More pour capitaine des troupes qu’ils y envoyaient. Celui-ci, bien que fort content de l’honneur qui lui était offert, sentait diminuer sa joie en pensant à la longueur et à la difficulté du voyage… Disdémona, voyant le More troublé, s’en affligeait, et, n’en devinant pas la cause, elle lui dit un jour pendant leur repas : — Cher More, pourquoi, après l’honneur que vous avez reçu de la Seigneurie, paraissez-vous si triste ? — Ce qui trouble ma joie, répondit le More, c’est l’amour que je te porte ; car je vois qu’il faut que je t’emmène avec moi affronter les périls de la mer, ou que je te laisse à Venise. Le premier parti m’est douloureux, car toutes les fatigues que tu auras à éprouver, tous les périls qui surviendront me rempliront de tourment ; le second m’est insupportable, car me séparer de toi, c’est me séparer de ma vie. — Cher mari, que signifient toutes ces pensées qui vous agitent le cœur ? Je veux venir avec vous partout où vous irez. S’il fallait traverser le feu en chemise, je le ferais. Qu’est-ce donc que d’aller avec vous par mer, sur un vaisseau solide et bien équipé ? — Le More charmé jeta ses bras autour du cou de sa femme, et avec un tendre baiser lui dit : Que Dieu nous conserve longtemps, ma chère, avec un tel amour ! — et ils partirent et arrivèrent à Chypre après la navigation la plus heureuse.
« Le More avait avec lui un enseigne d’une très belle figure, mais de la nature la plus scélérate qu’il y ait jamais eu au monde… Ce méchant homme avait aussi amené à Chypre sa femme, qui était belle et honnête ; et, comme elle était italienne, elle était chère à la femme du More, et elles passaient ensemble la plus grande partie du jour. De la même expédition était un officier fort aimé du More ; il allait très souvent dans la maison du More, et prenait ses repas avec lui et sa femme. La dame, qui le savait très agréable à son mari, lui donnait beaucoup de marques de bienveillance, ce dont le More était très satisfait. Le méchant enseigne ne tenant compte ni de la fidélité qu’il avait jurée à sa femme, ni de l’amitié, ni de la reconnaissance qu’il devait au More, ◀devint▶ violemment amoureux de Disdémona, et tenta toutes sortes de moyens pour lui faire connaître et partager son amour… mais elle, qui n’avait dans sa pensée que le More, ne faisait pas plus d’attention aux démarches de l’enseigne que s’il ne les eût pas faites… Celui-ci s’imagina qu’elle était éprise de l’officier… L’amour qu’il portait à la dame se changea en une terrible haine, et il se mit à chercher comment il pourrait, après s’être débarrassé de l’officier, posséder la dame, ou empêcher du moins que le More ne la possédât ; et, machinant dans sa pensée mille choses toutes infâmes et scélérates, il résolut d’accuser Disdémona d’adultère auprès de son mari, et de faire croire à ce dernier que l’officier était son complice… Cela était difficile, et il fallait une occasion… Peu de temps après, l’officier ayant frappé de son épée un soldat en sentinelle, le More lui ôta son emploi. Disdémona en fut affligée et chercha plusieurs fois à le réconcilier avec son mari. Le More dit un jour à l’enseigne que sa femme le tourmentait tellement pour l’officier qu’il finirait par le reprendre. — Peut-être, dit le perfide, que Disdémona a ses raisons pour le voir avec plaisir. — Et pourquoi, reprit le More ? — Je ne veux pas mettre la main entre le mari et la femme ; mais si vous tenez vos yeux ouverts, vous verrez vous-même. — Et quelques efforts que fît le More, il ne voulut pas en dire davantage9. »
Le romancier continue et raconte toutes les pratiques du perfide enseigne pour convaincre Othello de l’infidélité de Desdémona. Il n’est pas, dans la tragédie de Shakspeare, un détail qui ne se retrouve dans la nouvelle de Cinthio : le mouchoir de Desdémona, ce mouchoir précieux que le More tenait de sa mère, et qu’il avait donné à sa femme pendant leurs premières amours ; la manière dont l’enseigne s’en empare, et le fait trouver chez l’officier qu’il veut perdre ; l’insistance du More auprès de Desdémona pour ravoir ce mouchoir, et le trouble où la jette sa perte ; la conversation artificieuse de l’enseigne avec l’officier, à laquelle assiste de loin le More, et où il croit entendre tout ce qu’il craint ; le complot du More trompé et du scélérat qui l’abuse pour assassiner l’officier ; le coup que l’enseigne porte par derrière à celui-ci, et qui lui casse la jambe ; enfin tous les faits, considérables ou non, sur lesquels reposent successivement toutes les scènes de la pièce, ont été fournis au poëte par le romancier, qui en avait sans doute ajouté un grand nombre à la tradition historique qu’il avait recueillie. Le dénouement seul diffère ; dans la nouvelle, le More et l’enseigne assomment ensemble Desdémona pendant la nuit, font écrouler ensuite sur le lit où elle dormait le plafond de la chambre, et disent qu’elle a été écrasée par cet accident. On en ignore quelque temps la vraie cause. Bientôt le More prend l’enseigne en aversion, et le renvoie de son armée. Une autre aventure porte l’enseigne, de retour à Venise, à accuser le More du meurtre de sa femme. Ramené à Venise, le More est mis à la question et nie tout ; il est banni, et les parents de Desdémona le font assassiner dans son exil. Un nouveau crime fait arrêter l’enseigne, et il meurt brisé par les tortures. « La femme de l’enseigne, dit Giraldi Cinthio, qui avait tout su, a tout rapporté, depuis la mort de son mari, comme je viens de le raconter. »
Il est clair que ce dénouement ne pouvait convenir à la scène ; Shakspeare l’a changé parce qu’il le fallait absolument. Du reste il a tout conservé, tout reproduit ; et non seulement il n’a rien omis, mais il n’a rien ajouté ; il semble n’avoir attaché aux faits mêmes presque aucune importance ; il les a pris comme ils se sont offerts, sans se donner la peine d’inventer le moindre ressort, d’altérer le plus petit incident.
Il a tout créé cependant ; car, dans ces faits si exactement empruntés à autrui, il a mis la vie qui n’y était point. Le récit de Giraldi Cinthio est complet ; rien de ce qui semble essentiel à l’intérêt d’une narration n’y manque ; situations, incidents, développement progressif de l’événement principal, cette construction, pour ainsi dire extérieure et matérielle, d’une aventure pathétique et singulière, s’y rencontre toute dressée ; quelques-unes des conversations ne sont même pas dépourvues d’une simplicité naïve et touchante. Mais le génie qui, à cette scène, fournit des acteurs, qui crée des individus, impose à chacun d’eux une figure, un caractère, qui fait voir leurs actions, entendre leurs paroles, pressentir leurs pensées, pénétrer leur sentiments ; cette puissance vivifiante qui ordonne aux faits de se lever, de marcher, de se déployer, de s’accomplir ; ce souffle créateur qui, se répandant sur le passé, le ressuscite et le remplit en quelque sorte d’une vie présente et impérissable ; c’est là ce que Shakspeare possédait seul ; et c’est avec quoi, d’une nouvelle oubliée, il a fait Othello.
Tout subsiste en effet et tout est changé. Ce n’est plus un More, un officier, un enseigne, une femme, victime de la jalousie et de la trahison. C’est Othello, Cassio, Jago, Desdémona, êtres réels et vivants, qui ne ressemblent à aucun autre, qui se présentent en chair et en os devant le spectateur, enlacés tous dans les liens d’une situation commune, emportés tous par le même événement, mais ayant chacun sa nature personnelle, sa physionomie distincte, concourant chacun à l’effet général par des idées, des sentiments, des actes qui lui sont propres et qui découlent de son individualité. Ce n’est point le fait, ce n’est point la situation qui a dominé le poëte et où il a cherché tous ses moyens de saisir et d’émouvoir. La situation lui a paru posséder les conditions d’une grande scène dramatique ; le fait l’a frappé comme un cadre heureux où pouvait venir se placer la vie. Soudain il a enfanté des êtres complets en eux-mêmes, animés et tragiques indépendamment de toute situation particulière et de tout fait déterminé ; il les a enfantés capables de sentir et de déployer, sous nos yeux, tout ce que pouvait faire éprouver et produire à la nature humaine l’événement spécial au sein duquel ils allaient se mouvoir ; et il les a lancés dans cet événement, bien sûr qu’à chaque circonstance qui lui serait fournie par le récit, il trouverait en eux, tels qu’il les avait faits, une source féconde d’effets pathétiques et de vérité.
Ainsi crée le poëte, et tel est le génie poétique. Les événements, les situations même ne sont pas ce qui lui importe, ce qu’il se complaît à inventer : sa puissance veut s’exercer autrement que dans la recherche d’incidents plus ou moins singuliers, d’aventures plus ou moins touchantes ; c’est par la création de l’homme lui-même qu’elle se manifeste ; et quand elle crée l’homme, elle le crée complet, armé de toutes pièces, tel qu’il doit être pour suffire à toutes les vicissitudes de la vie, et offrir en tous sens l’aspect de la réalité. Othello est bien autre chose qu’un mari jaloux et aveuglé, et que la jalousie pousse au meurtre ; ce n’est là que sa situation pendant la pièce, et son caractère va fort au-delà de sa situation. Le More brûlé du soleil, au sang ardent, à l’imagination vive et brutale, crédule par la violence de son tempérament aussi bien que par celle de sa passion ; le soldat parvenu, fier de sa fortune et de sa gloire, respectueux et soumis devant le pouvoir de qui il tient son rang, n’oubliant jamais, dans les transports de l’amour, les devoirs de la guerre, et regrettant avec amertume les joies de la guerre quand il perd tout le bonheur de l’amour ; l’homme dont la vie a été dure, agitée, pour qui des plaisirs doux et tendres sont quelque chose de nouveau qui l’étonne en le charmant, et qui ne lui donne pas le sentiment de la sécurité, bien que son caractère soit plein de générosité et de confiance ; Othello enfin, peint non seulement dans les portions de lui-même qui sont en rapport présent et direct avec la situation accidentelle où il est placé, mais dans toute l’étendue de sa nature et tel que l’a fait l’ensemble de sa destinée ; c’est là ce que Shakspeare nous fait voir. De même Jago n’est pas simplement un ennemi irrité et qui veut se venger, ou un scélérat ordinaire qui veut détruire un bonheur dont l’aspect l’importune ; c’est un scélérat cynique et raisonneur, qui de l’égoïsme s’est fait une philosophie, et du crime une science ; qui ne voit dans les hommes que des instruments ou des obstacles à ses intérêts personnels ; qui méprise la vertu comme une absurdité et cependant la hait comme une injure ; qui conserve, dans la conduite la plus servile, toute l’indépendance de sa pensée, et qui, au moment où ses crimes vont lui coûter la vie, jouit encore, avec un orgueil féroce, du mal qu’il a fait, comme d’une preuve de sa supériorité.
Qu’on appelle l’un après l’autre tous les personnages de la tragédie, depuis ses héros jusqu’aux moins considérables, Desdémona, Cassio, Émilia, Bianca : on les verra paraître, non sous des apparences vagues, et avec les seuls traits qui correspondent à leur situation dramatique, mais avec des formes précises, complètes, et tout ce qui constitue la personnalité. Cassio n’est point là simplement pour ◀devenir▶ l’objet de la jalousie d’Othello, et comme une nécessité du drame, il a son caractère, ses penchants, ses qualités, ses défauts ; et de là découle naturellement l’influence qu’il exerce sur ce qui arrive. Émilia n’est point une suivante employée par le poëte comme instrument soit du nœud, soit de la découverte des perfidies qui amènent la catastrophe ; elle est la femme de Jago qu’elle n’aime point, et à qui cependant elle obéit parce qu’elle le craint, et quoiqu’elle s’en méfie ; elle a même contracté, dans la société de cet homme, quelque chose de l’immoralité de son esprit ; rien n’est pur dans ses pensées ni dans ses paroles ; cependant elle est bonne, attachée à sa maîtresse ; elle déteste le mal et la noirceur. Bianca elle-même a sa physionomie tout à fait indépendante du petit rôle qu’elle joue dans l’action. Oubliez les événements, sortez du drame ; tous ces personnages demeureront réels, animés, distincts ; ils sont vivants par eux-mêmes, leur existence ne s’évanouira point avec leur situation. C’est en eux que s’est déployé le pouvoir créateur du poëte, et les faits ne sont, pour lui, que le théâtre sur lequel il leur ordonne de monter.
Comme la nouvelle de Giraldi Cinthio, entre les mains de Shakspeare, était ◀devenue▶ Othello, de même, entre les mains de Voltaire, Othello est ◀devenu▶ Zaïre. Je ne veux point comparer. De tels rapprochements sont presque toujours de vains jeux d’esprit qui ne prouvent rien, si ce n’est l’opinion personnelle de celui qui juge. Voltaire aussi était un homme de génie ; la meilleure preuve du génie, c’est l’empire qu’il exerce sur les hommes : là où s’est manifestée la puissance de saisir, d’émouvoir, de charmer tout un peuple, ce fait seul répond à tout ; le génie est là, quelques reproches qu’on puisse adresser au système dramatique ou au poëte. Mais il est curieux d’observer l’infinie variété des moyens par lesquels le génie se déploie, et combien de formes diverses peut recevoir de lui le même fond de situations et de sentiments.
Ce que Shakspeare a emprunté du romancier italien, ce sont les faits ; sauf le dénouement, il n’en a répudié, il n’en a inventé aucun. Or les faits sont précisément ce que Voltaire n’a pas emprunté à Shakspeare. La contexture entière du drame, les lieux, les incidents, les ressorts, tout est neuf, tout est de sa création. Ce qui a frappé Voltaire, ce qu’il a fallu reproduire, c’est la passion, la jalousie, son aveuglement, sa violence, le combat de l’amour et du devoir, et ses tragiques résultats. Toute son imagination s’est portée sur le développement de cette situation. La fable, inventée librement, n’est dressée que vers ce but ; Lusignan, Néresian, le rachat des prisonniers, tout a pour dessein de placer Zaïre entre son amant et la foi de son père, de motiver l’erreur d’Orosmane, et d’amener ainsi l’explosion progressive des sentiments que le poëte voulait peindre. Il n’a point imprimé à ses personnages un caractère individuel, complet, indépendant des circonstances où ils paraissent. Ils ne vivent que par la passion et pour elle. Hors de leur amour et de leur malheur, Orosmane et Zaïre n’ont rien qui les distingue, qui leur donne une physionomie propre et les fît partout reconnaître. Ce ne sont point des individus réels, en qui se révèlent, à propos d’un des incidents de leur vie, les traits particuliers de leur nature et l’empreinte de toute leur existence. Ce sont des êtres en quelque sorte généraux, et par conséquent un peu vagues, en qui se personnifient momentanément l’amour, la jalousie, le malheur, et qui intéressent, moins pour leur propre compte et à cause d’eux-mêmes, que parce qu’ils ◀deviennent▶ ainsi, et pour un jour, les représentants de cette portion des sentiments et des destinées possibles de la nature humaine.
De cette manière de concevoir le sujet, Voltaire a tiré des beautés admirables. Il en est résulté aussi des lacunes et des défauts graves. Le plus grave de tous, c’est cette teinte romanesque qui réduit, pour ainsi dire, à l’amour l’homme tout entier, et rétrécit le champ de la poésie en même temps qu’elle déroge à la vérité. Je ne citerai qu’un exemple des effets de ce système ; il suffira pour les faire tous pressentir.
Le sénat de Venise vient d’assurer à Othello la tranquille possession de Desdémona ; il est heureux, mais il faut qu’il parte, qu’il s’embarque pour Chypre, qu’il s’occupe de l’expédition qui lui est confiée : « Viens, dit-il à Desdémona, je n’ai à passer avec toi qu’une heure d’amour, de plaisir et de tendres soins. Il faut obéir à la nécessité. »
Ces deux vers ont frappé Voltaire, il les imite ; mais en les imitant, que fait-il dire à Orosmane, aussi heureux et confiant ? Précisément le contraire de ce que dit Othello :
Je vais donner une heure aux soins de mon empireEt le reste du jour sera tout à Zaïre.
Ainsi voilà Orosmane, ce fier sultan qui, tout à l’heure, parlait de conquêtes et de guerre, s’inquiétait du sort des Musulmans et tançait la mollesse de ses voisins, le voilà qui n’est plus ni sultan ni guerrier ; il oublie tout, il n’est plus qu’amoureux. À coup sûr Othello n’est pas moins passionné qu’Orosmane, et sa passion ne sera ni moins crédule ni moins violente ; mais il n’abdique pas, en un instant, tous les intérêts, toutes les pensées de sa vie passée et future. L’amour possède son cœur sans envahir toute son existence. La passion d’Orosmane est celle d’un jeune homme qui n’a jamais rien fait, jamais rien eu à faire, qui n’a encore connu ni les nécessités ni les travaux du monde réel. Celle d’Othello se place dans un caractère plus complet, plus expérimenté et plus sérieux. Je crois cela moins factice et plus conforme aux vraisemblances morales aussi bien qu’à la vérité positive. Mais, quoi qu’il en soit, la différence des deux systèmes se révèle pleinement dans ce seul trait. Dans l’un, la passion et la situation sont tout ; c’est là que le poëte puise tous ses moyens : dans l’autre, ce sont les caractères individuels et l’ensemble de la nature humaine qu’il exploite ; une passion, une situation ne sont, pour lui, qu’une occasion de les mettre en scène avec plus d’énergie et d’intérêt.
L’action qui fait le sujet d’Othello doit être rapportée à l’année 1570, époque de la principale attaque des Turcs contre l’île de Chypre, alors au pouvoir des Vénitiens. Quant à la date de la composition même de la tragédie, M. Malone la fixe à l’année 1611. Quelques critiques doutent que Shakspeare ait connu la nouvelle même de Giraldi Cinthio, et supposent qu’il n’a eu entre les mains qu’une imitation française, publiée à Paris en 1584 par Gabriel Chappuys. Mais l’exactitude avec laquelle Shakspeare s’est conformé au récit italien, jusque dans les moindres détails, me porte à croire qu’il a fait usage de quelque traduction anglaise plus littérale.
Notice sur Comme il vous plaira
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome IV, p. 215-216. Source : Gallica.
Après avoir vu dans Timon d’Athènes un misanthrope farouche, qui fuit dans un désert où il ne cesse de maudire les hommes et d’entretenir la haine qu’il leur a jurée, nous allons faire connaissance avec un ami de la solitude, d’une mélancolie plus douce, qui se permet quelques traits de satire, mais qui plus souvent se contente de la plainte, et critique le monde, inspiré par le seul regret de ne l’avoir pas trouvé meilleur. Retiré dans les bois pour y rêver au doux murmure des ruisseaux et au bruissement du feuillage, Jacques pourrait dire de lui-même comme un poëte de nos jours qui oublie de temps en temps ses sombres dédains :
I love not man the less, but nature more .(Childe Harold, chant IV.)
Je n’aime pas moins l’homme, mais j’aime davantage la nature.
Jacques a jadis joui des plaisirs de la société ; mais il est désabusé de toutes ses vanités : c’est un personnage tout à fait contemplatif ; il pense et ne fait rien, dit Hazlit. C’est le prince des philosophes nonchalants ; sa seule passion, c’est la pensée.
Avec ce rêveur aussi sensible qu’original, Shakspeare a réuni dans la forêt des Ardennes, autour du duc exilé, une espèce de cour arcadienne, dans laquelle le bon chevalier de la Manche aurait été sans doute heureux de se trouver, lorsque, dans l’accès d’un goût pastoral, il voulait se métamorphoser en berger Quichotis et faire de son écuyer le berger Pansino. Les arcadiens de Shakspeare ont conservé quelque chose de leurs mœurs chevaleresques, et ses bergères nous charment les unes par la vérité de leurs mœurs champêtres, et les autres par le mélange de ces mœurs qu’elles ont adoptées, et de cet esprit cultivé qu’elles doivent à leurs premières habitudes. Peut-être trouvera-t-on que Rosalinde, dans la liberté de son langage, profite un peu trop du privilège du costume qui cache son sexe ; mais elle aime de si bonne foi, et en même temps avec une gaieté si piquante ; le dévouement de son amitié l’ennoblit tellement à nos yeux, sa coquetterie est si franche et si spirituelle, son caquetage est presque toujours si aimable qu’on se sent disposé à lui tout pardonner. Célie, plus silencieuse et plus tendre, forme avec elle un heureux contraste.
L’amour, comme le font les villageois, est peint au naturel dans Sylvius et la dédaigneuse Phébé.
Touchstone, qui est dans son genre un philosophe grotesque, n’est pas l’amoureux le plus fou de la pièce ; si pour aimer il choisit la paysanne la plus gauche, et s’il aime en vrai bouffon, ses saillies sur le mariage, l’amour et la solitude sont des traits excellents : il est le seul qu’aucune illusion n’abuse.
Il y a dans cette pièce plus de conversations que d’événements : on y respire en quelque sorte l’air d’un monde idéal, la pièce semble inspirée par la pureté des deux héroïnes, et lorsque les mariages et la conversion subite du duc usurpateur qui forment une espèce de dénouement vont rappeler les habitants de la forêt des Ardennes dans les habitudes de la vie réelle, si Jacques les abandonne, ce n’est pas dans un caprice morose, mais parce qu’il y a dans ce caractère insouciant et rêveur un besoin de pensées, et peut-être même de regrets vagues, qu’il espère retrouver encore auprès du duc Frédéric, ◀devenu▶ à son tour un solitaire.
On abandonnerait d’autant plus volontiers avec Jacques la fête générale, que Shakspeare, par oubli sans doute, ne nous y montre pas le vieux Adam, ce fidèle serviteur, ce véritable ami d’Orlando, si touchant par son dévouement, ses larmes généreuses et sa noble sincérité.
La fable romanesque de cette pièce fut puisée dans une nouvelle pastorale de Lodge qui était sans doute bien connue du temps de Shakspeare. On y voit Adam dignement récompensé par le prince. Les emprunts que le poëte a faits au romancier sont assez nombreux ; mais le caractère de Jacques, ceux de Touchstone et d’Audrey sont de l’invention de Shakspeare.
Le docteur Malone suppose que c’est en 1600 que fut écrite la comédie de Comme il vous plaira ; c’est une de celles qui ont le plus enrichi les recueils d’extraits élégants ; on y remarquera le fameux tableau de la vie humaine : Le monde est un théâtre, etc., etc.
Notice sur Le Conte d’hiver
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome IV, p. 311-314. Source : Gallica.
Cette pièce embrasse un intervalle de seize années ; une princesse y naît au second acte et se marie au cinquième. C’est la plus grande infraction à la loi d’unité de temps dont Shakspeare se soit rendu coupable ; aussi n’ignorant pas les règles comme on a voulu quelquefois le dire, et prévoyant en quelque sorte les clameurs des critiques, il a pris la peine au commencement du quatrième acte, d’évoquer le Temps lui-même qui vient faire en personne l’apologie du poëte ; mais les critiques auraient voulu sans doute que ce personnage allégorique eût aussi demandé leur indulgence pour deux autres licences ; la première est d’avoir violé la chronologie jusqu’à faire de Jules Romain le contemporain de l’oracle de Delphes ; la seconde d’avoir fait de la Bohême un royaume maritime. Ces fautes impardonnables ont tellement offensé ceux qui voudraient réconcilier Aristote avec Shakspeare, qu’ils ont répudié le Conte d’hiver dans l’héritage du poëte ; et qu’aveuglés par leurs préventions, ils n’ont pas osé reconnaître que cette pièce si défectueuse étincelle de beautés dont Shakspeare seul est capable. C’est encore dans une nouvelle romanesque, Dorastus et Faunia, attribuée à Robert Greene, qu’il faut chercher l’idée première du Conte d’hiver ; à moins que, comme quelques critiques, on ne préfère croire la nouvelle postérieure à la pièce, ce qui est moins probable. Nous allons faire connaître l’histoire de Dorastus et Faunia par un abrégé des principales circonstances.
Longtemps avant l’établissement du christianisme, régnait en Bohême un roi nommé Pandosto qui vivait heureux avec Bellaria son épouse. Il en eut un fils nommé Garrinter. Égisthus, roi de Sicile, son ami, vint le féliciter sur la naissance du jeune prince. Pendant le séjour qu’il fit à la cour de Bohême son intimité avec Bellaria excita une telle jalousie dans le cœur de Pandosto, qu’il chargea son échanson Franio de l’empoisonner. Franio eut horreur de cette commission, révéla tout à Égisthus, favorisa son évasion et l’accompagna en Sicile. Pandosto furieux tourna toute sa vengeance contre la reine, l’accusa publiquement d’adultère, la fit garder à vue pendant sa grossesse, et, dès qu’elle fut accouchée, il envoya chercher l’enfant dans la prison, le fit mettre dans un berceau et l’exposa à la mer pendant une tempête.
Le procès de Bellaria fut ensuite instruit juridiquement. Elle persista à protester de son innocence, et le roi voulant que son témoignage fût reçu pour toute preuve, Bellaria demanda celui de l’oracle de Delphes. Six courtisans furent envoyés en ambassade à la Pythonisse qui confirma l’innocence de la reine et déclara de plus que Pandosto mourrait sans héritier si l’enfant exposé ne se retrouvait pas. En effet, pendant que le roi confondu se livre à ses regrets, on vient lui annoncer la mort de son fils Garrinter, et Bellaria, accablée de sa douleur, meurt elle-même subitement.
Pandosto au désespoir se serait tué lui-même si on n’eût retenu son bras. Peu à peu ce désespoir dégénéra en mélancolie et en langueur ; le monarque allait tous les jours arroser de ses larmes le tombeau de Bellaria.
La nacelle sur laquelle l’enfant avait été exposé flotta pendant deux jours au gré des vagues, et aborda sur la côte de Sicile. Un berger occupé à chercher en ce lieu une brebis qu’il avait perdue, aperçut la nacelle et y trouva l’enfant enveloppé d’un drap écarlate brodé d’or, ayant au cou une chaîne enrichie de pierres précieuses, et à côté de lui une bourse pleine d’argent. Il l’emporta dans sa chaumière et l’éleva dans la simplicité des mœurs pastorales ; mais Faunia, c’est le nom que donna le berger à la jeune fille, était si belle que l’on parla bientôt d’elle à la cour ; Dorastus, fils du roi de Sicile, fut curieux de la voir, en ◀devint▶ amoureux, et sacrifiant les espérances de son avenir et la main d’une princesse de Danemark à la bergère qu’il aimait, s’enfuit secrètement avec elle. Le confident du prince était un nommé Capino qui allait tout préparer pour favoriser la fuite des deux amants, lorsqu’il rencontra Porrus le père supposé de Faunia. Malgré le déguisement dont Dorastus s’était servi pour faire la cour à sa fille adoptive, Porrus avait enfin reconnu le prince, et, craignant le ressentiment du roi, venait lui révéler qu’il n’était que le père nourricier de Faunia, en lui portant les bijoux trouvés dans la nacelle.
Capino lui offre sa médiation, et sous divers prétextes il l’entraîne au vaisseau où étaient déjà les fugitifs. Porrus est forcé de les suivre. La navigation ne fut pas heureuse, et le navire échoua sur les côtes de Bohême. On voit que Shakspeare ne s’est pas inquiété d’être plus savant géographe que le romancier.
Redoutant la cruauté de Pandosto, le prince résolut d’attendre incognito sous le nom de Méléagre, l’occasion de se réfugier dans une contrée plus hospitalière ; mais la beauté de Faunia fit encore du bruit : le roi de Bohême voulut la voir, et, oubliant sa douleur, conçut le projet de s’en faire aimer ; il mit Dorastus en prison de peur qu’il ne fût un obstacle à ce désir, et fit les propositions les plus flatteuses à Faunia qui les rejeta constamment avec dédain.
Cependant le roi de Sicile était parvenu à découvrir les traces de son fils. Il envoie ses ambassadeurs en Bohême pour y réclamer Dorastus, et prier le roi de mettre à mort Capino, Porrus et sa fille Faunia.
Pandosto se hâte de tirer Dorastus de prison, lui demande pardon du traitement qu’il lui a fait essuyer, le fait asseoir sur son trône, et lui explique le message de son père.
Porrus, Faunia et Capino sont mandés ; on leur lit leur sentence de mort. Mais Porrus raconte tout ce qu’il sait de Faunia, et montre les bijoux qu’il a trouvés auprès d’elle. Le roi reconnaît sa fille, récompense Capino, et fait Porrus chevalier.
Il ne faut pas chercher dans ce conte le retour d’Hermione, la touchante résignation de cette reine, et le contraste du zèle ardent et courageux de Pauline ; les scènes de jalousie et de tendresse conjugale, et surtout celles où Florizel et Perdita se disent leur amour avec tant d’innocence, et où Shakspeare a fait preuve d’une imagination qui a toute la fraîcheur et la grâce de la nature au printemps. Il ne faut pas y chercher les caractères encore intéressants, quoique subalternes, d’Antigone, de Camillo, du vieux berger et de son fils, si fier d’être fait gentilhomme qu’il ne croit plus que les mots qu’il employait jadis soient dignes de lui : « Ne pas le jurer, à présent que je suis gentilhomme ! Que les paysans le disent eux, moi je le jurerai. »
Mais le rôle le plus plaisant de la pièce, c’est celui de ce fripon Autolycus, si original que l’on pardonne à Shakspeare d’avoir oublié de faire la part de la morale, en ne le punissant pas lors du dénouement.
Walpole prétend que le Conte d’hiver peut être rangé parmi les drames historiques de Shakspeare, qui aurait eu visiblement l’intention de flatter la reine Élisabeth par une apologie indirecte. Selon lui, l’art de Shakspeare ne se montre nulle part avec plus d’adresse ; le sujet était trop délicat pour être mis sur la scène sans voile ; il était trop récent, et touchait la reine de trop près pour que le poëte pût hasarder des allusions autrement que dans la forme d’un compliment. La déraisonnable jalousie de Léontes, et sa violence, retracent le caractère d’Henri VIII, qui, en général, fit servir la loi d’instrument à ses passions impétueuses. Non seulement le plan général de la pièce, mais plusieurs passages sont tellement marqués de cette intention, qu’ils sont plus près de l’histoire que de la fiction. Hermione accusée dit :
… For honour,‘Tis a derivative from me to mine.And it only that I stand for.« Quant à l’honneur, il doit passer de moi à mes enfants, et c’est lui seul que je veux défendre. »
Ces mots semblent pris de la lettre d’Anne Boleyn au roi avant son exécution. Mamilius, le jeune prince, personnage inutile, qui meurt dans l’enfance, ne fait que confirmer l’opinion, la reine Anne ayant mis au monde un enfant mort avant Élisabeth. Mais le passage le plus frappant en ce qu’il n’aurait aucun rapport à la tragédie, si elle n’était destinée à peindre Élisabeth, c’est celui où Pauline décrivant les traits de la princesse qu’Hermione vient de mettre au monde, dit en parlant de sa ressemblance avec son père :
She has the very trick of his frown.
« Elle a jusqu’au froncement de son sourcil. »
Il y a une objection qui embarrasse Walpole, c’est une phrase si directement applicable à Élisabeth et à son père, qu’il n’est guère possible qu’un poëte ait osé la risquer. Pauline dit encore au roi :
‘Tis yours
And might we lay the old proverb to your charge
So like you ‘tis worse.
« C’est votre enfant, et il vous ressemble tant que nous pourrions vous appliquer en reproche le vieux proverbe, il vous ressemble tant que c’est tant pis. »
Walpole prétend que cette phrase n’aurait été insérée qu’après la mort d’Élisabeth.
On a plusieurs fois voulu soumettre à un plan plus régulier la pièce du Conte d’hiver, nous ne citerons que l’essai de Garrick, qui n’en conserva que la partie tragique, et la réduisit en trois actes.
Selon Malone, Shakspeare aurait composé cette pièce en 1604.
Notice sur Troïlus et Cressida
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome IV, p. 417-419. Source : Gallica.
Si, dans Troïlus et Cressida, le poëte traite un peu lestement les héros de l’Iliade, si ces grands noms lui ont si peu imposé qu’il est douteux que cette composition dramatique ne soit pas une parodie, ne croyons pas que Shakspeare ait blasphémé contre la divinité d’Homère ; rappelons-nous que nos anciens romanciers avaient fait des demi-dieux et des héros de l’antiquité de véritables chevaliers errants, et qu’Hercule, Thésée, Jason, Achille, conservaient, pendant dix gros volumes, les mêmes mœurs que les Lancelot, les Roland, les Olivier, et d’autres paladins chrétiens.
C’est à Chaucer que Shakspeare nous semble en grande partie redevable de l’idée de Troïlus et Cressida ; mais les grands traits avec lesquels il dessine les caractères de ses autres héros, Hector, Achille, Ajax, Diomède, Agamemnon, Nestor, le lâche et satirique Thersite, l’amitié d’Achille et de Patrocle, l’éloquence d’Ulysse, que la Minerve d’Homère n’eût pas si bien inspiré ; enfin, quelques traits historiques qu’on ne trouve ni dans Chaucer, ni dans Caxton, ni dans aucun des romanciers du moyen âge, font conjecturer que Shakspeare aurait bien pu connaître par la traduction quelques livres de l’Iliade.
Quoi qu’il en soit, jamais Shakspeare ne s’est moins occupé de l’effet théâtral que dans cette pièce. Nous passons en revue avec lui tous ces héros, que nos souvenirs classiques nous rendent sacrés, sans pouvoir résister à la tentation de les trouver parfois ridicules, et cependant naturels.
Hector, qui paraît d’abord digne de concentrer sur lui tout l’intérêt, parce qu’il est représenté comme le plus aimable, nous surprend tout à coup en refusant de se battre avec Ajax, parce qu’il est son cousin. On ne pardonnerait point à Shakspeare cette excuse, s’il ne faisait en quelque sorte réparation d’honneur à ce héros en le faisant périr d’une mort sublime.
Ajax est un des caractères les plus originaux de la pièce, et s’accorde assez bien avec celui de l’Iliade. Il forme avec Achille un contraste habilement ménagé. On trouverait encore de nos jours à faire l’application de son portrait tel que l’esquisse Alexandre.
Achille est bien aussi l’Achille de l’Iliade ; mais il se déshonore en excitant les bouffonneries de Patrocle et la méchanceté de Thersite ; et il y a quelque chose de révoltant dans la froide férocité avec laquelle il égorge Hector.
Le vieux roi de Pylos ne paraît que pour nous montrer sa barbe blanche et recevoir les compliments d’Ulysse. Celui-ci possède à lui seul l’éloquence et la raison de la pièce ; mais il faut bien que ses discours soient sublimes, car il ne fait que des discours. Les autres héros de Troie et du camp des Grecs jouent un rôle encore moins important, et pour la prise de Troie, et pour l’intrigue des deux amants.
Troïlus lui-même a pour caractère de n’en point avoir. Sa patience nous fait sourire ; on a peine à croire à ses emportements qui, du reste, comme l’observe Schlegel, ne font mal à personne. Mais les caractères de Cressida et de Pandarus sont frappants de vérité et d’originalité ; le nom de celui-ci est ◀devenu▶ dans la langue anglaise un mot honnête pour exprimer un métier qui ne l’est guère, et qui n’a point d’équivalent dans la nôtre ; car le Bonneau de la Pucelle de Voltaire n’est pas encore proverbial parmi nous.
Cressida nous amuse par son étourderie ; elle ◀devient▶ amoureuse de Troïlus par désœuvrement, et le quitte par pure légèreté. Sa passion pour Diomède n’est pas plus sérieuse que la première ; un troisième galant n’aurait qu’à s’offrir pour le supplanter aussi facilement que l’a été Troïlus.
On peut lui appliquer le vers de lord Byron :
Thou art not false, but thou art fickle.Tu n’es point perfide, tu n’es que légère.
Si cette pièce n’est pas une des plus morales et des plus fortement conçues de Shakspeare, elle n’est pas une des moins amusantes et des moins instructives. Naturellement, Shakspeare ne se passionne pour aucun de ses personnages ; nulle part, peut-être, il n’est entièrement sérieux ou entièrement comique ; mais c’est ici surtout qu’il s’est fait un jeu du caprice de ses idées, et qu’il semble avoir voulu donner un double sens à sa composition.
Johnson observe que le style de Shakspeare, dans Troïlus et Cressida, est plus correct que dans la plupart de ses pièces ; on doit y remarquer aussi une foule d’observations politiques et morales, cachet d’un génie supérieur.
Dryden a refait cette tragédie avec des changements. Il a donné au fond une nouvelle forme ; il a omis quelques personnages, et ajouté Andromaque : en général, il y a plus d’ordre et de liaison dans ses scènes, et quelques-unes sont neuves et du plus bel effet.
Selon Malone, Shakspeare aurait composé Troïlus et Cressida en 160210.
Notice sur Le Roi Lear
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome V, p. 3-7. Source : Gallica.
En l’an du monde 3105, disent les chroniques, pendant que Joas régnait à Jérusalem, monta sur le trône de la Bretagne Leir, fils de Baldud, prince sage et puissant, qui maintint son pays et ses sujets dans une grande prospérité, et fonda la ville de Caeirler, maintenant Leicester. Il eut trois filles, Gonerille, Régane et Cordélia, de beaucoup la plus jeune des trois et la plus aimée de son père. Parvenu à une grande vieillesse, et l’âge ayant affaibli sa raison, Leir voulut s’enquérir de l’affection de ses filles, dans l’intention de laisser son royaume à celle qui mériterait le mieux la sienne. « Sur quoi il demanda d’abord à Gonerille, l’aînée, comment bien elle l’aimait ; laquelle appelant ses dieux en témoignage, protesta qu’elle l’aimait plus que sa propre vie, qui, par droit et raison, lui devait être très-chère ; de laquelle réponse le père, étant bien satisfait, se tourna à la seconde, et s’informa d’elle combien elle l’aimait ; laquelle répondit (confirmant ses dires avec de grands serments) qu’elle l’aimait plus que la langue ne pouvait l’exprimer, et bien loin au-dessus de toutes les autres créatures du monde. » Lorsqu’il fit la même question à Cordélia, celle-ci répondit : « Connaissant le grand amour et les soins paternels que vous avez toujours portés en mon endroit (pour laquelle raison je ne puis vous répondre autrement que je ne pense et que ma conscience me conduit), je proteste par-devant vous que je vous ai toujours aimé et continuerai, tant que je vivrai, à vous aimer comme mon père par nature ; et si vous voulez mieux connaître l’amour que je vous porte, assurez-vous qu’autant vous avez en vous, autant vous méritez, autant je vous aime, et pas davantage. » Le père, mécontent de cette réponse, maria ses deux filles aînées, l’une à Henninus, duc de Cornouailles, et l’autre à Magtanus, duc d’Albanie, les faisant héritières de ses États, après sa mort, et leur en remettant dès lors la moitié entre les mains. Il ne réserva rien pour Cordélia. Mais il arriva qu’Aganippus, un des douze rois qui gouvernaient alors la Gaule, ayant entendu parler de la beauté et du mérite de cette princesse, la demanda en mariage ; à quoi l’on répondit qu’elle était sans dot, tout ayant été assuré à ses deux sœurs ; Aganippus insista, obtint Cordélia et l’emmena dans ses États.
Cependant les deux gendres de Leir, commençant à trouver qu’il régnait trop longtemps, s’emparèrent à main armée de ce qu’il s’était réservé, lui assignant seulement un revenu pour vivre et soutenir son rang ; ce revenu fut encore graduellement diminué, et ce qui causa à Leir le plus de douleur, cela se fit avec une extrême dureté de la part de ses filles, qui semblaient penser que tout « ce qu’avait leur père était de trop, si petit que cela fût jamais ; si bien qu’allant de l’une à l’autre, Leir arriva à cette misère qu’elles lui accordaient à peine un serviteur pour être à ses ordres. » Le vieux roi, désespéré, s’enfuit du pays et se réfugia dans la Gaule, où Cordélia et son mari le reçurent avec de grands honneurs ; ils levèrent une armée et équipèrent une flotte pour le reconduire dans ses États, dont il promit la succession à Cordélia, qui accompagnait son père et son mari dans cette expédition. Les deux ducs ayant été tués et leurs armées défaites dans une bataille que leur livra Aganippus, Leir remonta sur le trône et mourut au bout de deux ans, quarante ans après son premier avènement. Cordélia lui succéda et régna cinq ans ; mais dans l’intervalle, son mari étant mort, les fils de ses sœurs, Margan et Cunedag, se soulevèrent contre elle, la vainquirent et l’enfermèrent dans une prison, où, « comme c’était une femme d’un courage mâle », désespérant de recouvrer sa liberté, elle prit le parti de se tuer11.
Ce récit de Hollinshed est emprunté à Geoffroi de Monmouth, qui a probablement bâti l’histoire de Leir sur une anecdote d’Ina, roi des Saxons, et sur la réponse de la plus « jeune et de la plus sage des filles » de ce roi, qui, dans une situation pareille à celle de Cordélia, répond de même à son père que, bien qu’elle l’aime, l’honore et révère autant que le demandent au plus haut degré la nature et le devoir filial, cependant elle pense qu’il pourra lui arriver un jour d’aimer encore plus ardemment son mari, avec qui, par les commandements de Dieu, elle ne doit faire qu’une même chair, et pour qui elle doit quitter père, mère, etc. Il ne paraît pas qu’Ina ait désapprouvé le « sage dire » de sa fille ; et la suite de l’histoire de Cordélia est probablement un développement que l’imagination des chroniqueurs aura fondé sur cette première donnée. Quoi qu’il en soit, la colère et les malheurs du roi Lear avaient, avant Shakspeare, trouvé place dans plusieurs poëmes, et fait le sujet d’une pièce de théâtre et de plusieurs ballades. Dans une de ces ballades, rapportée par Johnson sous le titre de : A lamentable song of the death of king Leir and his three daughters, Lear, comme dans la tragédie, ◀devient▶ fou, et Cordélia ayant été tuée dans la bataille, que gagnent cependant les troupes du roi de France, son père meurt de douleur sur son corps, et ses sœurs sont condamnées à mort par le jugement « des lords et nobles du royaume ». Soit que la ballade ait précédé ou non la tragédie de Shakspeare, il est très-probable que l’auteur de la ballade et le poëte dramatique ont puisé dans une source commune, et que ce n’est pas sans quelque autorité que Shakspeare, dans son dénouement, s’est écarté des chroniques qui donnent la victoire à Cordélia. Ce dénouement a été changé par Tatel, et Cordélia rétablie dans ses droits. La pièce est demeurée au théâtre sous cette seconde forme, à la grande satisfaction de Johnson, et, dit M. Steevens, « des dernières galeries » (upper gallery). Addison s’est prononcé contre ce changement.
Quant à l’épisode du comte de Glocester, Shakspeare l’a imité de l’aventure d’un roi de Paphlagonie, racontée dans l’Arcadia de Sidney ; seulement, dans le récit original, c’est le bâtard lui-même qui fait arracher les yeux à son père, et le réduit à une condition semblable à celle de Lear. Léonatus, le fils légitime, qui, condamné à mort, avait été forcé de chercher du service dans une armée étrangère, apprenant les malheurs de son père, abandonne tout au moment où ses services allaient lui procurer un grade élevé, pour venir, au risque de sa vie, partager et secourir la misère du vieux roi. Celui-ci, remis sur son trône par le secours de ses amis, meurt de joie en couronnant son fils Léonatus ; et Plexirtus, le bâtard, par un hypocrite repentir, parvient à désarmer la colère de son frère.
Il est évident que la situation du roi Lear et celle du roi de Paphlagonie, tous deux persécutés par les enfants qu’ils ont préférés, et secourus par celui qu’ils ont rejeté, ont frappé Shakspeare comme devant entrer dans un même sujet, parce qu’elles appartenaient à une même idée. Ceux qui lui ont reproché d’avoir ainsi altéré la simplicité de son action ont prononcé d’après leur système, sans prendre la peine d’examiner celui de l’auteur qu’ils critiquaient. On pourrait leur répondre, même en parlant des règles qu’ils veulent imposer, que l’amour des deux femmes pour Edmond qui sert à amener leur punition, et l’intervention d’Edgar dans cette portion du dénouement, suffisent pour absoudre la pièce du reproche de duplicité d’action ; car, pourvu que tout vienne se réunir dans un même nœud facile à saisir, la simplicité de la marche d’une action dépend beaucoup moins du nombre des intérêts et des personnages qui y concourent que du jeu naturel et clair des ressorts qui la font mouvoir. Mais, de plus, il ne faut jamais oublier que l’unité, pour Shakspeare, consiste dans une idée dominante qui, se reproduisant sous diverses formes, ramène, continue, redouble sans cesse la même impression. Ainsi comme, dans Macbeth, le poëte montre l’homme aux prises avec les passions du crime, de même dans le Roi Lear, il le fait voir aux prises avec le malheur, dont l’action se modifie selon les divers caractères des individus qui le subissent. Le premier spectacle qu’il nous offre, c’est dans Cordélia, Kent, Edgar, le malheur de la vertu ou de l’innocence persécutée. Vient ensuite le malheur de ceux qui, par leur passion ou leur aveuglement, se sont rendus les instruments de l’injustice, Lear et Glocester ; et c’est sur eux que porte l’effort de la pitié. Quant aux scélérats, on ne doit point les voir souffrir ; le spectacle de leur malheur serait troublé par le souvenir de leur crime : ils ne peuvent avoir de punition que par la mort.
De ces cinq personnages soumis à l’action du malheur, Cordélia, figure céleste, plane presque invisible et à demi voilée sur la composition qu’elle remplit de sa présence, bien qu’elle en soit presque toujours absente. Elle souffre, et ne se plaint ni ne se défend jamais ; elle agit, mais son action ne se montre que par les résultats ; tranquille sur son propre sort, réservée et contenue dans ses sentiments les plus légitimes, elle passe et disparaît comme l’habitant d’un monde meilleur, qui a traversé notre monde sans subir le mouvement terrestre.
Kent et Edgar ont chacun une physionomie très-prononcée : le premier est, ainsi que Cordélia, victime de son devoir : le second n’intéresse d’abord que par son innocence ; entré dans le malheur en même temps, pour ainsi dire, que dans la vie, également neuf à l’un et à l’autre, Edgar s’y déploie graduellement, les apprend à la fois, et découvre en lui-même, selon le besoin, les qualités dont il est doué ; à mesure qu’il avance, s’augmentent et ses devoirs, et ses difficultés, et son importance : il grandit et ◀devient▶ un homme ; mais en même temps, il apprend combien il en coûte ; et il reconnaît à la fin, en le soutenant avec noblesse et courage, tout le poids du fardeau qu’il avait porté d’abord presque avec gaieté. Kent, au contraire, vieillard sage et ferme, a, dès le premier moment, tout su, tout prévu ; dès qu’il entre en action, sa marche est arrêtée, son but fixé. Ce n’est point, comme Edgar, la nécessité qui le pousse, le hasard qui vient à sa rencontre ; c’est sa volonté qui le détermine ; rien ne la change ni ne la trouble ; et le spectacle du malheur auquel il se dévoue lui arrache à peine une exclamation de douleur.
Lear et Glocester, dans une situation analogue, en reçoivent une impression qui correspond à leurs divers caractères. Lear, impétueux, irritable, gâté par le pouvoir, par l’habitude et le besoin de l’admiration, se révolte et contre sa situation et contre sa propre conviction ; il ne peut croire à ce qu’il sait ; sa raison n’y résiste pas : il ◀devient▶ fou. Glocester, naturellement faible, succombe à la misère, et ne résiste pas davantage à la joie : il meurt en reconnaissant Edgar. Si Cordélia vivait, Lear retrouverait encore la force de vivre ; il se brise par l’effort de sa douleur.
À travers la confusion des incidents et la brutalité des mœurs, l’intérêt et le pathétique n’ont peut-être jamais été portés plus loin que dans cette tragédie. Le temps où Shakspeare a pris son action semble l’avoir affranchi de toute forme convenue ; et de même qu’il ne s’est point inquiété de placer, huit cents ans avant Jésus-Christ, un roi de France, un duc d’Albanie, un duc de Cornouailles, etc., il ne s’est pas préoccupé de la nécessité de rapporter le langage et les personnages à une époque déterminée ; la seule trace d’une intention qu’on puisse remarquer dans la couleur générale du style de la pièce, c’est le vague et l’incertitude des constructions grammaticales, qui semblent appartenir à une langue encore tout à fait dans l’enfance ; en même temps un assez grand nombre d’expressions rapprochées du français indiquent une époque, sinon correspondante à celle où est supposé exister le roi Lear, du moins fort antérieure à celle où écrivait Shakspeare.
Le roi Lear de Shakspeare fut joué pour la première fois en 1606, au moment de Noël. La première édition est de 1608, et porte ce titre : « Véritable Chronique et Histoire de la Vie et de la Mort du Roi Lear et de ses Trois Filles, par M. William Shakspeare. Avec la Vie infortunée d’Edgar, Fils et Héritier du Comte de Glocester, et son Déguisement sous le nom de Tom de Bedlam : — Comme elle a été jouée devant la Majesté du Roi, à White Hall, le soir de Saint-Étienne, pendant les Fêtes de Noël, par les Acteurs de Sa Majesté, jouant ordinairement au Globe, près de la Banque. »
Notice sur Cymbeline
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome V, p. 127-128. Source : Gallica.
Une nouvelle du Décaméron de Boccace et une chronique d’Holinshed sont les deux sources où Shakspeare a puisé cette tragédie. Le roi qui lui donne son nom régnait du temps de César Auguste, selon Holinshed, ce qui n’a pas empêché Shakspeare de peupler Rome d’Italiens modernes, Iachimo, Philario, etc. Malgré cette confusion de temps, de noms et de mœurs ; malgré l’invraisemblance de la fable et l’absurdité du plan, Cymbeline est une des tragédies les plus admirées de Shakspeare. Le personnage d’Imogène a fait réellement des passions. Que les critiques comparent, s’ils le veulent, cette pièce à un édifice irrégulier et informe, mais qu’ils conviennent qu’Imogène est une divinité digne d’orner un temple de la plus noble architecture. Quoique Posthumus semble le héros de la pièce, c’est Imogène qui y répand le charme de sa pureté conjugale, de sa douceur céleste, de son dévouement et de sa constance.
Sans artifice, comme l’innocence, elle a peine à croire à l’infidélité de Posthumus ; indulgente comme la vertu, elle pardonne à Iachimo ses premières calomnies sans affecter une haine d’ostentation contre le vice. Faussement accusée, elle ne sait se justifier qu’en disant combien elle aime ; modeste et timide sous son déguisement, elle apparaît dans la grotte de Bélarius comme l’ange de la grâce, elle est belle dans le désert comme à la cour, et ajoute encore à la beauté du paysage dans lequel Shakspeare a placé les deux jeunes princes.
Les autres caractères de la pièce ne manquent pas de vérité. Posthumus ne serait-il que l’époux adoré d’Imogène, il nous intéresserait ; mais il y a en lui le courage et la noblesse des héros. Philario est un de ces serviteurs fidèles que Shakspeare a souvent pris plaisir à représenter, et Iachimo un des plus adroits menteurs que l’Italie ait produits ; son effronterie a quelque chose d’amusant ; Bélarius, opiniâtre dans son plan de vengeance, offre un de ces caractères fermes qu’on voit avec plaisir transplantés du milieu des montagnes et mis tout à coup en présence d’un courtisan. Ses deux élèves ont déjà l’instinct des grandes âmes ; et leur amitié fraternelle est touchante.
La méchanceté de la reine et la crédulité conjugale du roi prêtent aussi à l’analyse et forment un contraste piquant. Cloten, le seul personnage comique de la pièce, peut être jugé de plus d’une manière : on voit en lui la sottise et l’orgueil d’un prince privé d’éducation ; mais il semble que Shakspeare ait oublié qu’il nous l’a donné d’abord pour une âme lâche et sans énergie, lorsque, dans le conseil royal, il lui fait adresser à l’ambassadeur romain une réponse pleine de dignité ; soit qu’il ait cru que, vis-à-vis de l’étranger, l’honneur national peut enflammer les âmes les plus communes ; soit que le poëte ait voulu insinuer que le rôle des princes leur est souvent tracé d’avance dans les grandes occasions.
En général, l’intérêt qu’inspire la tragédie de Cymbeline, est d’une nature douce et mélancolique plutôt que tragique. On s’échappe volontiers de la cour avec Imogène, et l’on se sent disposé à rêver dans l’asile romantique où elle retrouve ses frères sans les connaître.
Des sentiments noblement exprimés, quelques dialogues naturels et des scènes charmantes rachètent les nombreux défauts de cette composition.
Cymbeline est l’une des dix-sept pièces qui ont été publiées pour la première fois dans l’édition in-folio de 1623. Il est impossible de déterminer avec précision le moment où elle fut écrite ; mais il paraît probable que ce fut vers 1610 ou 1611. On a en effet de bonnes raisons de croire que la Tempête et le Conte d’hiver furent composés à cette époque, et l’on retrouve, entre ces deux pièces et Cymbeline, des analogies de style, de pensée et d’allure qui semblent indiquer qu’elles sont toutes trois sorties de la même veine d’esprit.
Notice sur La Méchante Femme mise à la raison [La Mégère apprivoisée]
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome V, p. 243-244. Source : Gallica.
Nous avons ici deux pièces en une, et, malgré son titre modeste de Prologue, la première n’est pas celle qui nous plaît le moins. Christophe Sly est un des caractères les plus naturels de Shakspeare ; il a toute la physionomie de Sancho Pança, et nous devons regretter qu’à partir du second acte ses commentaires sur la comédie qu’on représente devant lui ne soient pas parvenus jusqu’à nous. Chaque fois qu’une scène paraît digne de remarque, on est tenté de se demander ce que le poëte a dû faire observer à ce personnage pour qui sont tous les honneurs de la fête. Cette idée d’un paysan ivre, qu’un prince s’amuse à métamorphoser en grand seigneur, n’est plus neuve aujourd’hui ; bien des conteurs et des auteurs dramatiques s’en sont emparés ; mais nous ne connaissons aucune pièce qu’on puisse comparer à celle où Christophe Sly joue un rôle si comique et si vrai.
Nous ne citerons pas tous les auteurs de nouvelles, de ballades, etc., qui pourraient se disputer l’honneur d’avoir fourni cette idée à Shakspeare ; l’un veut que ce soit à un conte oriental qu’il l’ait empruntée, et l’autre à une anecdote véritable racontée par Goulard dans son Thrésor d’histoires admirables et merveilleuses.
La pièce offre deux intrigues distinctes, mais liées et fondues ensemble avec beaucoup d’art, de manière à former un tout. L’amour de Lucentio et de Bianca se retrouve dans une comédie de l’Arioste, Gli Suppositi, traduite en anglais, en 1566, par Georges Gascoigne, et mise au théâtre la même année. Le jeune homme et son valet changent d’habits et de rôle pour supplanter un vieux rival, et emploient, comme Lucentio et Tranio, un étranger venu de Sienne, qu’ils déterminent à son déguisement de père, en lui faisant croire qu’il y va de la vie pour lui d’être reconnu à Ferrare. Le rôle brillant de la Méchante Femme est celui de Petruchio ; nous ne pouvons nous empêcher de donner quelquefois tort à son obstination, à ses caprices bizarres et à l’extravagance qu’il affecte pour dompter la pauvre Catherine ; car elle ◀devient▶ à la fin si malheureuse qu’on est tenté de la plaindre. En général, toutes les scènes entre elle et Petruchio sont divertissantes, et ne manquent pas de poésie, quoique les inventions de Petruchio aient quelquefois une espèce de grossièreté qui répugne à l’élégance de nos mœurs modernes. La Méchante Femme mise à la raison nous semble plutôt faite pour plaire aux maris du peuple qu’à ceux de la bonne compagnie.
La Méchante Femme mise à la raison (The Taming of the Shrew), fut imprimée pour la première fois dans la collection in-folio des pièces de Shakspeare en 1623. Dès 1594, on vendait à Londres un petit volume intitulé : A pleasant conceited Historie called the Taming of a Shrew. On pense généralement que cette comédie anonyme fut jouée avant the Taming of the Shrew de Shakspeare. Il y a entre les deux pièces bien plus qu’une analogie de titre. Malgré la supériorité de la seconde sur la première, on trouve entre elles de telles ressemblances que l’on est obligé de supposer, ou qu’elles sont toutes les deux de Shakspeare, ou qu’il s’est borné à remanier la comédie anonyme de 1594.
Notice de Peines d’amour perdues
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome V, p. 339. Source : Gallica.
De toutes les pièces contestées à Shakspeare, voici celle que ses admirateurs auraient le plus facilement abandonnée ; cependant cette pièce, imparfaite dans son ensemble et souvent faible dans ses détails, nous paraît un miroir où se réfléchit le véritable langage de la cour d’Élisabeth, cet esprit pédantesque du siècle, ce goût de controverse et de logique pointilleuse qui influait sur le ton de la société des savants comme du beau monde de l’époque.
Malgré ses défauts, la comédie de Peines d’amour perdues porte aussi l’empreinte du génie de Shakspeare dans plusieurs scènes et dans la conception de presque tous les personnages. Biron et Rosaline sont l’ébauche des caractères inimitables de Bénédick et de Béatrice dans Beaucoup de bruit pour rien. Don Adriano Armado est un fanfaron amusant ; son petit page est bien réellement une poignée d’esprit ; Nathaniel le curé, Holoferne le magister, donnent aussi lieu à plus d’une scène comique et originale. Il n’est pas jusqu’à Dull le constable, et Costard le paysan, qui ne contribuent à faire trouver grâce à cette pièce, qui appartient, selon toute apparence, à la jeunesse de Shakspeare.
Douce suppose que Shakspeare a emprunté le sujet de cette pièce à un roman français, et qu’il l’a placée en 1425 environ. Il est difficile d’établir d’une façon positive l’année de la composition de cette comédie, mais il est certain qu’elle a été écrite de 1587 à 1591.
Notice sur Périclès
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome V, p. 443-444. Source : Gallica.
Si cette étrange tragédie doit être rangée parmi les productions de Shakspeare12, il est incontestable qu’elle appartient, et à la jeunesse du poëte, et à l’enfance de l’art. Malone ne croit pas qu’il existe en anglais une pièce plus incorrecte, plus défectueuse, et par la versification, et par l’invraisemblance du plan général. Le héros, vrai coureur d’aventures, voyage continuellement. Un acte entier se passe dans un mauvais lieu, etc., etc. ; il est même une scène qui indigne tellement un commentateur (je crois que c’est Steevens), qu’il déclare qu’un des personnages mériterait le fouet, et que l’autre, tout roi qu’il est, devrait être renvoyé dans les coulisses à coups de pied. Il est nécessaire cependant pour l’histoire de l’art de faire connaître ses premiers efforts, et, pour l’histoire du goût, d’apprécier ces ébauches informes qui étaient applaudies chaque soir, dans leur temps, et imprimées in-4º, comme Périclès, avec le titre d’admirable tragédie. On se demandera peut-être aussi comment, dans ces époques arriérées où une grange servait souvent de salle, on pouvait représenter des pièces d’une exécution aussi difficile que Périclès, dont la plus grande partie du dernier acte se passe en pleine mer et sur des vaisseaux. Les machinistes de notre opéra moderne seraient peut-être eux-mêmes embarrassés pour figurer la scène où le développement de l’action transporte ses personnages. Il faut croire que l’imagination complaisante du spectateur se prêtait à la licence du poëte, et voyait sur le théâtre ce qui n’y existait pas : mer, vaisseaux, palais, forêts, etc.
L’histoire sur laquelle est fondée la tragédie de Périclès, dit Malone, auquel nous empruntons ces détails, est d’une antiquité reculée ; on la trouve dans un livre jadis très-populaire, intitulé Gesta Romanorum, écrit, à ce qu’on suppose, il y a plus de cinq cents ans ; elle est également racontée par le vieux Gower, dans sa Confessio amantis, livre VIII. Il existe en français un ancien roman sur le même sujet, intitulé le roi Apollyn de Thyr, par Robert Copland. Mais puisque l’auteur de Périclès a introduit Gower dans sa pièce, il est tout naturel de penser qu’il a suivi surtout l’ouvrage de ce poëte dont il a même évidemment emprunté plusieurs expressions.
Steevens cite plusieurs autres histoires de Périclès, tantôt appelé roi, tantôt prince, et plus souvent Apollonius que Périclès : nous ne donnerons que les titres de trois traductions françaises, en faisant observer qu’une histoire si populaire se recommandait d’elle-même aux poëtes dramatiques.
1º La chronique d’Apollyn, roy de Thyr, in-4º. Genève, sans date.
2º Plaisante et agréable histoire d’Apollonius, prince de Tyr, en Afrique, et roi d’Antioche, traduit par Gilles Corozet, in-8º, Paris, 1530.
3º Dans le septième volume des Histoires tragiques de François Belleforêt : Accidents divers advenus à Apollonie, roy des Tyriens ; ses malheurs sur mer, ses pertes de femme et fille, et la fin heureuse de tous ensemble.
Notice sur Le Marchand de Venise
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VI, p. 3-5. Source : Gallica.
Le fond de l’aventure qui fait le sujet du Marchand de Venise se retrouve dans les chroniques ou dans la littérature de tous les pays, tantôt en entier, tantôt dépouillé de l’épisode très-piquant qu’y ajoutent les amours de Bassanio et de Portia. Un jugement pareil à celui de Portia a été attribué à Sixte V qui, plus sévère, condamna, dit-on, à l’amende les deux contractants, pour les punir de l’immoralité d’un pareil marché. En cette occasion il s’agissait d’un pari, et le juif était le perdant. Un recueil de nouvelles françaises, intitulé Roger-Bontemps en belle humeur, raconte la même aventure, mais à l’avantage du chrétien, et c’est le sultan Saladin qui est le juge. Dans un manuscrit persan qui rapporte le même fait, il s’agit d’un pauvre musulman de Syrie avec qui un riche juif fait ce marché pour avoir les moyens de le perdre et parvenir ainsi à posséder sa femme dont il est amoureux ; le cas est décidé par un cadi d’Émèse. Mais l’aventure tout entière se trouve consignée, avec quelques différences, dans un très ancien ouvrage écrit en latin et intitulé : Gesta Romanorum, et dans le Pecorone de ser Giovanni, recueil de nouvelles composé avant la fin du quatorzième siècle et par conséquent très antérieur à Sixte V, ce qui rend tout à fait improbable l’anecdote rapportée sur ce pape par Grégoire Léti.
Dans la nouvelle de ser Giovanni, la dame de Belmont n’est point une jeune fille forcée de soumettre son choix aux conditions prescrites par le singulier testament de son père, mais une jeune veuve qui, de sa propre volonté, impose une condition beaucoup plus singulière à ceux que le hasard ou le choix fait aborder dans son port. Obligés de partager le lit de la dame, s’ils savent profiter des avantages que leur offre une pareille situation, ils obtiendront avec la possession de la veuve sa main et tous ses biens. Dans le cas contraire, ils perdent leur vaisseau et son chargement, et repartent sur-le-champ avec un cheval et une somme d’argent qu’on leur fournit pour retourner chez eux. Peu effrayés d’une pareille épreuve, beaucoup ont tenté l’aventure, tous ont succombé ; car, à peine dans le lit, ils s’endorment d’un profond sommeil, d’où ils ne se réveillent que pour apprendre le lendemain que la dame plus matinale a déjà fait décharger le navire, et préparer la monture qui doit reconduire chez lui le malencontreux prétendant. Aucun n’a été tenté de renouveler une entreprise si chère, et dont le mauvais succès a découragé les plus vifs aspirants. Le seul Gianetto (c’est dans la nouvelle le nom du jeune Vénitien) s’est obstiné, et après deux premières déconvenues, il veut risquer une troisième aventure : son parrain Ansaldo, sans s’inquiéter de la perte des deux premiers vaisseaux dont il ignore la cause, lui en équipe un troisième, avec lequel Gianetto lui promet de réparer leurs malheurs. Mais épuisé par les précédentes entreprises, il est obligé pour celle-là d’emprunter à un juif la somme de dix mille ducats, aux mêmes conditions que celles qu’impose Shylock à Antonio. Gianetto arrive, et, averti par une suivante de ne pas boire le vin qu’on lui présentera avant de se mettre au lit, il surprend à son tour la dame qui, fort troublée d’abord de le trouver éveillé, se résigne cependant à son sort, et s’estime heureuse de le nommer le lendemain son époux. Gianetto, enivré de son bonheur, oublie le pauvre Ansaldo jusqu’au jour fatal de l’échéance du billet. Un hasard le lui rappelle alors ; il part en diligence pour Venise, et le reste de l’histoire se passe comme l’a représenté Shakspeare.
On conçoit aisément la raison et la nécessité des divers changements qu’il a fait subir à cette aventure ; elle n’était cependant pas tellement impossible à représenter de son temps sur le théâtre qu’on ne puisse croire qu’il a été induit à ces changements par le besoin de donner plus de moralité à ses personnages et plus d’intérêt à son action. Aussi la situation du généreux Antonio, la peinture de son caractère si dévoué, courageux et mélancolique à la fois, ne sont-elles pas l’unique source du charme qui règne si puissamment dans tout l’ouvrage. Les lacunes que laisse cette situation sont du moins si heureusement remplies qu’on ne s’aperçoit d’aucun vide, tant l’âme est doucement occupée des sentiments qui en naissent naturellement. Il semble que Shakspeare ait voulu peindre ici, sous leurs différents points de vue, les premiers beaux jours d’un heureux mariage. Le discours de Portia à Bassanio, au moment où le sort vient de décider en sa faveur, et où elle se regarde déjà comme son heureuse épouse, est rempli d’un abandon si pur, d’une soumission conjugale si touchante et si noble à la fois, que son caractère en acquiert un charme inexprimable, et que Bassanio, prenant dès cet instant la situation supérieure qui lui convient, n’a plus à craindre d’être rabaissé par l’esprit et le courage de sa femme, quelque décidé que soit le parti qu’elle va prendre l’instant d’après ; on sait maintenant que, le moment de la nécessité passé, tout rentrera dans l’ordre, et que les grandes qualités qu’elle saura soumettre à son devoir de femme ne feront qu’ajouter au bonheur de son mari.
Dans une classe subordonnée, Lorenzo et Jessica nous donnent le spectacle de ce tendre badinage de deux jeunes époux si remplis de leur bonheur qu’ils le répandent sur les choses les plus étrangères à eux-mêmes et jouissent des pensées et des actions les plus indifférentes, comme d’autant de portions d’une existence que le bonheur envahit tout entière. Cet entretien de Lorenzo et de Jessica, ce jardin, ce clair de lune, cette musique qui prépare le retour de Portia, de Bassanio, et l’arrivée d’Antonio, disposent l’âme à toutes les douces impressions que fera naître l’image d’une félicité complète, dans la réunion de Portia et de Bassanio au milieu de tous les amis qui vont jouir de leurs soins et de leurs bienfaits. Shakspeare est presque le seul poëte dramatique qui n’ait pas craint de s’arrêter sur le tableau du bonheur ; il sentait qu’il avait de quoi le remplir.
L’invention des trois coffres, dont l’original se trouve aussi en plusieurs endroits, existe, à peu près telle que l’a employée Shakspeare, dans une autre aventure des Gesta Romanorum, si ce n’est que la personne soumise à l’épreuve est la fille d’un roi de la Pouille qui, par la sagesse de son choix, est jugée digne d’épouser le fils de l’empereur de Rome. On voit par là que ces Gesta Romanorum ne remontent pas précisément aux temps antiques.
Le caractère du juif Shylock est justement célèbre en Angleterre.
Cette pièce a été représentée avant 1598. C’est ce qu’on sait de plus certain sur sa date. Plusieurs pièces sur le même sujet avaient déjà été mises au théâtre ; il avait été aussi le fond de plusieurs ballades.
En 1701, M. Grandville, depuis lord Lansdowne, remit au théâtre le Marchand de Venise, avec des changements considérables, sous le titre du Juif de Venise. On l’a joué longtemps sous cette nouvelle forme.
Notice sur Les Joyeuses Bourgeoises de Windsor [Les Joyeuses Commères de Windsor]
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VI, p. 95-98. Source : Gallica.
Selon une tradition généralement reçue, la comédie des Joyeuses Bourgeoises de Windsor fut composée par l’ordre d’Élisabeth, qui, charmée du personnage de Falstaff, voulut le revoir encore une fois. Shakspeare avait promis de faire mourir Falstaff dans Henri V 13 mais sans doute, après l’y avoir fait reparaître encore, embarrassé par la difficulté d’établir les nouveaux rapports de Falstaff avec Henri ◀devenu▶ roi, il se contenta d’annoncer au commencement de la pièce la maladie et la mort de Falstaff, sans la présenter de nouveau aux yeux du public. Élisabeth trouva que ce n’était pas là tenir parole, et exigea un nouvel acte de la vie du gros chevalier. Aussi paraît-il que les Joyeuses Bourgeoises ont été composées après Henri V, quoique dans l’ordre historique il faille nécessairement les placer avant. Quelques commentateurs ont même cru, contre l’opinion de Johnson, que cette pièce devait se placer entre les deux parties de Henri IV ; mais il y a, ce semble, en faveur de l’opinion de Johnson qui la range entre Henri IV et Henri V, une raison déterminante, c’est que dans l’autre supposition l’unité, sinon de caractère, du moins d’impression et d’effet, serait entièrement rompue.
Les deux parties de Henri IV ont été faites d’un seul jet, ou du moins sans s’écarter d’un même cours d’idées ; non seulement le Falstaff de la seconde partie est bien le même homme que le Falstaff de la première, mais il est présenté sous le même aspect ; si dans cette seconde partie, Falstaff n’est pas tout à fait aussi amusant parce qu’il a fait fortune, parce que son esprit n’est plus employé à le tirer sans cesse des embarras ridicules où le jettent ses prétentions si peu d’accord avec ses goûts et ses habitudes, c’est cependant avec le même genre de goûts et de prétentions qu’il est ramené sur la scène ; c’est son crédit sur l’esprit de Henri qu’il fait valoir auprès du juge Shallow, comme il se targuait, au milieu de ses affidés, de la liberté dont il usait avec le prince ; et l’affront public qui lui sert de punition à la fin de la seconde partie de Henri IV n’est que la suite et le complément des affronts particuliers que Henri V, encore prince de Galles, s’est amusé à lui faire subir durant le cours des deux pièces. En un mot, l’action commencée entre Falstaff et le prince dans la première partie, est suivie sans interruption jusqu’à la fin de la seconde, et terminée alors comme elle devait nécessairement finir, comme il avait été annoncé qu’elle finirait.
Les Joyeuses Bourgeoises de Windsor offrent une action toute différente, présentent Falstaff dans une autre situation, sous un autre point de vue. C’est bien le même homme, il serait impossible de le méconnaître ; mais encore vieilli, encore plus enfoncé dans ses goûts matériels, uniquement occupé de satisfaire aux besoins de sa gloutonnerie. Doll Tear-Sheet abusait encore au moins son imagination ; avec elle il se croyait libertin ; ici il n’y songe même plus ; c’est à se procurer de l’argent qu’il veut faire servir l’insolence de sa galanterie ; c’est sur les moyens d’obtenir cette argent que le trompe encore sa vanité. Élisabeth avait demandé à Shakspeare, dit-on, un Falstaff amoureux ; mais Shakspeare, qui connaissait mieux qu’Élisabeth les personnages dont il avait conçu l’idée, sentit qu’un pareil genre de ridicule ne convenait pas à un pareil caractère, et qu’il fallait punir Falstaff par des endroits plus sensibles. La vanité même n’y suffirait pas ; Falstaff sait prendre son parti de toutes les hontes ; au point où il en est arrivé, il ne cherche même plus à les dissimuler. La vivacité avec laquelle il décrit à M. Brook ses souffrances dans le panier au linge sale n’est plus celle de Falstaff racontant ses exploits contre les voleurs de Gadshill, et se tirant ensuite si plaisamment d’affaire lorsqu’il est pris en mensonge. Le besoin de se vanter n’est plus un de ses premiers besoins ; il lui faut de l’argent, avant tout de l’argent, et il ne sera convenablement châtié que par des inconvénients aussi réels que les avantages qu’il se promet. Ainsi le panier de linge sale, les coups de bâton de M. Ford, sont parfaitement adaptés au genre de prétentions qui attirent à Falstaff une correction pareille ; mais bien qu’une telle aventure puisse, sans aucune difficulté, s’adapter au Falstaff des deux Henri IV, elle l’a pris dans une autre portion de sa vie et de son caractère ; et si on l’introduisait entre les deux parties de l’action qui se continue dans les deux Henri IV, elle refroidirait l’imagination du spectateur, au point de détruire entièrement l’effet de la seconde.
Bien que cette raison paraisse suffisante, on en pourrait trouver plusieurs autres pour justifier l’opinion de Johnson. Ce n’est cependant pas dans la chronologie qu’il faudrait les chercher. Ce serait une œuvre impraticable que de prétendre accorder ensemble les diverses données chronologiques que, souvent dans la même pièce, il plaît à Shakspeare d’établir ; et il est aussi impossible de trouver chronologiquement la place des Joyeuses Bourgeoises de Windsor entre Henri IV et Henri V, qu’entre les deux parties de Henri IV. Mais, dans cette dernière supposition, l’entrevue entre Shallow et Falstaff dans la seconde partie de Henri IV, le plaisir qu’éprouve Shallow à revoir Falstaff après une si longue séparation, la considération qu’il professe pour lui, et qui va jusqu’à lui prêter mille livres sterling, ◀deviennent▶ des invraisemblances choquantes : ce n’est pas après la comédie des Joyeuses Bourgeoises de Windsor, que Shallow peut être attrapé par Falstaff. Nym, qu’on retrouve dans Henri V, n’est point compté dans la seconde partie de Henri IV, au nombre des gens de Falstaff. Il serait assez difficile, dans les deux suppositions, de se rendre compte du personnage de Quickly, si l’on ne supposait que c’est une autre Quickly un nom que Shakspeare a trouvé bon de rendre commun à toutes les entremetteuses. Celle de Henri IV est mariée ; son nom n’est donc point un nom de fille ; la Quickly des Joyeuses Bourgeoises ne l’est pas.
Au reste, il serait superflu de chercher à établir d’une manière bien solide l’ordre historique de ces trois pièces ; Shakspeare lui-même n’y a pas songé. On peut croire cependant que, dans l’incertitude qu’il a laissée à cet égard, il a voulu du moins qu’il ne fût pas tout à fait impossible de faire de ses Joyeuses Bourgeoises de Windsor la suite des Henri IV. Pressé à ce qu’il paraît par les ordres d’Élisabeth, il n’avait d’abord donné de cette comédie qu’une espèce d’ébauche qui fut cependant représentée pendant assez longtemps, telle qu’on la trouve dans les premières éditions de ses œuvres, et qu’il n’a remise que plusieurs années après sous la forme où nous la voyons maintenant. Dans cette première pièce, Falstaff, au moment où il est dans la forêt, effrayé des bruits qui se font entendre de tous côtés, se demande si ce n’est pas ce libertin de prince de Galles qui vole les daims de son père. Cette supposition a été supprimée dans la comédie mise sous la seconde forme, lorsque le poëte voulut tâcher apparemment d’indiquer un ordre de faits un peu plus vraisemblable. Dans cette même pièce comme nous l’avons à présent, Page reproche à Fenton d’avoir été de la société du prince de Galles et de Poins. Du moins n’en est-il plus, et l’on peut supposer que le nom de Wild-Prince demeure encore pour désigner ce qu’a été le prince de Galles et ce que n’est plus Henri V. Quoi qu’il en soit, si la comédie des Joyeuses Bourgeoises offre un genre de comique moins relevé que la première partie de Henri IV, elle n’en est pas moins une des productions les plus divertissantes de cette gaieté d’esprit dont Shakspeare a fait preuve dans plusieurs de ses comédies.
Plusieurs nouvelles peuvent se disputer l’honneur d’avoir fourni à Shakspeare le fond de l’aventure sur laquelle repose l’intrigue des Joyeuses Bourgeoises de Windsor. C’est probablement aux mêmes sources que Molière aura emprunté celle de son École des Femmes ; ce qui appartient à Shakspeare, c’est d’avoir fait servir la même intrigue à punir à la fois le mari jaloux et l’amoureux insolent. Il a ainsi donné à sa pièce, sauf la liberté de quelques expressions, une couleur beaucoup plus morale que celle des récits où il a pu puiser, et où le mari finit toujours par être dupe, et l’amant heureux.
Cette comédie paraît avoir été composée en 1604.
Notice sur Le Roi Jean
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VI, p. 199-204. Source : Gallica.
Shakspeare n’a point écrit ses drames historiques dans l’ordre chronologique et pour reproduire sur le théâtre, comme ils s’étaient successivement développés en fait, les événements et les personnages de l’histoire d’Angleterre. Il ne songeait pas à travailler sur un plan ainsi général et systématique. Il composait ses pièces selon que telle ou telle circonstance lui en fournissait l’idée, lui en inspirait la fantaisie, ou lui en imposait la nécessité, ne se souciant guère de la chronologie des sujets ni de l’ensemble que tels ou tels ouvrages pouvaient former. Il a porté sur la scène presque toute l’histoire d’Angleterre, du treizième au seizième siècle, depuis Jean sans Terre jusqu’à Henri VIII, commençant par le quinzième siècle et le roi Henri VI pour remonter ensuite au treizième siècle et au roi Jean, et ne finissant qu’après avoir plusieurs fois encore interverti l’ordre des siècles et des rois. Voici, selon ses plus savants commentateurs, selon M. Malone, entre autres, la chronologie théâtrale de ses six drames historiques :
1º Première partie du roi Henri VI (roi de 1422 à 1461), composée en 1589.
2º Deuxième partie de Henri VI, 1591.
3º Troisième partie de Henri VI, 1591.
4º Le Roi Jean (de 1199 à 1216), 1596.
5º Le Roi Richard II (de 1377 à 1399), 1597.
6º Le Roi Richard III (de 1483 à 1485), 1599.
7º Première partie du roi Henri IV (de 1399 à 1413), 1597.
8º Deuxième partie de Henri IV, 1598.
9º Le Roi Henri V (de 1413 à 1422), 1599.
10º Le Roi Henri VIII (de 1509 à 1547), 1601.
Mais après avoir exactement indiqué l’ordre chronologique de la composition des drames historiques de Shakspeare, il faut, pour en bien apprécier le caractère et l’enchaînement dramatique, les replacer comme nous le faisons dans l’ordre vrai des événements ; ainsi seulement on assiste au spectacle du génie de Shakspeare déroulant et ranimant l’histoire de son pays.
En choisissant pour sujet d’une tragédie le règne de Jean sans Terre, Shakspeare s’imposait la nécessité de ne pas respecter scrupuleusement l’histoire. Un règne où, dit Hume, « l’Angleterre se vit déjouée et humiliée dans toutes ses entreprises », ne pouvait être représenté dans toute sa vérité devant un public anglais et une cour anglaise ; et le seul souvenir du roi Jean auquel la nation doive attacher du prix, la grande Charte, n’était pas de ceux qui devaient intéresser vivement une reine telle qu’Élisabeth. Aussi la pièce de Shakspeare ne présente-t-elle qu’un sommaire des dernières années de ce règne honteux ; et l’habileté du poëte s’est employée à voiler le caractère de son principal personnage sans le défigurer, à dissimuler la couleur des événements sans les dénaturer. Le seul fait sur lequel Shakspeare ait pris nettement la résolution de substituer l’invention à la vérité, ce sont les rapports de Jean avec la France ; il faut assurément toutes les illusions de la vanité nationale pour que Shakspeare ait pu présenter et pour que les Anglais aient supporté le spectacle de Philippe-Auguste succombant sous l’ascendant de Jean sans Terre. C’est tout au plus ainsi qu’on aurait pu l’offrir à Jean lui-même lorsqu’enfermé à Rouen, tandis que Philippe s’emparait de ses possessions en France, il disait tranquillement : « Laissez faire les Français, je reprendrai en un jour ce qu’ils mettent des années à conquérir. » Tout ce qui, dans la pièce de Shakspeare, est relatif à la guerre avec la France, semble avoir été inventé pour la justification de cette gasconnade du plus lâche et du plus insolent des princes.
Dans le reste du drame, l’action même et l’indication des faits qu’il n’était pas possible de dissimuler, suffisent pour faire entrevoir ce caractère où le poëte n’a pas osé pénétrer, où il n’eût pu même pénétrer qu’avec dégoût ; mais ni un pareil personnage, ni cette manière gênée de le peindre n’étaient susceptibles d’un grand effet dramatique ; aussi Shakspeare a-t-il fait porter l’intérêt de sa pièce sur le sort du jeune Arthur ; aussi a-t-il chargé Faulconbridge de ce rôle original et brillant où l’on sent qu’il se complaît, et qu’il ne se refuse guère dans aucun de ses ouvrages.
Shakspeare a présenté le jeune duc de Bretagne à l’âge où pour la première fois on eut à faire valoir ses droits après la mort de Richard, c’est-à-dire environ à douze ans. On sait qu’Arthur en avait vingt-cinq ou vingt-six, qu’il était déjà marié et intéressant par d’aimables et brillantes qualités lorsqu’il fut fait prisonnier par son oncle ; mais le poëte a senti combien ce spectacle de la faiblesse aux prises avec la cruauté était plus intéressant dans un enfant ; et d’ailleurs, si Arthur n’eût été un enfant, ce n’est pas sa mère qu’il eût été permis de mettre en avant à sa place ; en supprimant le rôle de Constance, Shakspeare nous eût peut-être privés de la peinture la plus pathétique qu’il ait jamais tracée de l’amour maternel, l’un des sentiments où il a été le plus profond.
En même temps qu’il a rendu le fait plus touchant, il en a écarté l’horreur en diminuant l’atrocité du crime. L’opinion la plus généralement répandue, c’est qu’Hubert de Bourg, qui ne s’était chargé de faire périr Arthur que pour le sauver, ayant en effet trompé la cruauté de son oncle par de faux rapports et par un simulacre d’enterrement, Jean, qui fut instruit de la vérité, tira d’abord Arthur du château de Falaise où il était sous la garde d’Hubert, se rendit lui-même de nuit et par eau à Rouen, où il l’avait fait renfermer, le fit amener dans son bateau, le poignarda de sa main, puis attacha une pierre à son corps et le jeta dans la rivière. On conçoit qu’un véritable poëte ait écarté une semblable image. Indépendamment de la nécessité d’absoudre son principal personnage d’un crime aussi odieux, Shakspeare a compris combien les lâches remords de Jean, quand il voit le danger où le plonge le bruit de la mort de son neveu, étaient plus dramatiques et plus conformes à la nature générale de l’homme que cet excès d’une brutale férocité ; et, certes, la belle scène de Jean avec Hubert, après la retraite des lords, suffit bien pour justifier un pareil choix. D’ailleurs le tableau que présente Shakspeare saisit trop vivement son imagination et acquiert à ses yeux trop de réalité pour qu’il ne sente pas qu’après la scène incomparable où Arthur obtient sa grâce d’Hubert, il est impossible de supporter l’idée qu’aucun être humain porte la main sur ce pauvre enfant, et lui fasse subir de nouveau le supplice de l’agonie à laquelle il vient d’échapper ; le poëte sait de plus que le spectacle de la mort d’Arthur, bien que moins cruel, serait encore intolérable si, dans l’esprit des spectateurs, il était accompagné de l’angoisse qu’y ajouterait la pensée de Constance ; il a eu soin de nous apprendre la mort de la mère avant de nous rendre témoin de celle du fils ; comme si, lorsque son génie a conçu, à un certain degré, les douleurs d’un sentiment ou d’une passion, son âme trop tendre s’en effrayait et cherchait pour son propre compte à les adoucir. Quelque malheur que peigne Shakspeare, il fait presque toujours deviner un malheur plus grand devant lequel il recule et qu’il nous épargne.
Le caractère du bâtard Faulconbridge a été fourni à Shakspeare par une pièce de Rowley, intitulée : The troublesome Reign of King John, qui parut en 1591, c’est-à-dire cinq ans avant celle de Shakspeare, composée, à ce qu’on croit, en 1596. La pièce de Rowley fut réimprimée en 1611 avec le nom de Shakspeare, artifice assez ordinaire aux libraires et aux éditeurs du temps. Cette circonstance, et l’aisance avec laquelle Shakspeare a puisé dans cet ouvrage, ont fait croire à plusieurs critiques qu’il y avait mis la main, et que la Vie et la mort du roi Jean n’était qu’une refonte du premier ouvrage ; mais il ne paraît pas qu’il y ait eu aucune part.
Selon sa coutume, en empruntant à Rowley ce qui lui a convenu, Shakspeare a ajouté de grandes beautés à son orignal, mais il en a conservé presque toutes les erreurs. Ainsi Rowley a supposé que c’était le duc d’Autriche qui avait tué Richard Cœur de Lion, et en même temps il fait tuer le duc d’Autriche par Faulconbridge, personnage historique dont parle Mathieu Pâris sous le nom de Falçasius de Brente, fils naturel de Richard, et qui, selon Hollinshed, tua le vicomte de Limoges pour venger la mort de son père, tué, comme on sait, au siége de Chaluz, château appartenant à ce seigneur. Pour concilier la version de Hollinshed avec la sienne, Rowley a fait de Limoges le nom de famille du duc d’Autriche, qu’il nomme ainsi, Limoges, duc d’Autriche. Shakspeare l’a suivi exactement en ceci. C’est de même au duc d’Autriche qu’il attribue la mort de Richard ; c’est de même le duc d’Autriche qui, dans la pièce, reçoit la mort de la main de Faulconbridge ; et quant à la confusion des deux personnages, il paraît que Shakspeare ne s’en est pas fait plus de scrupule que Rowley, si l’on en peut juger par l’interpellation de Constance au duc d’Autriche dans la première scène du troisième acte, où, s’adressant à lui, elle s’écrie : ô Limoges, ô Austria ! Le caractère de Faulconbridge est une de ces créations du génie de Shakspeare où se retrouve la nature de tous les temps et de tous les pays : Faulconbridge est le vrai soldat, le soldat de fortune, ne reconnaissant personnellement de devoir inflexible qu’envers le chef auquel il a dévoué sa vie et de qui il a reçu la récompense de son courage, et cependant ne demeurant étranger à aucun des sentiments sur lesquels se fondent les autres devoirs, obéissant même à ces instincts d’une rectitude naturelle toutes les fois qu’ils ne se trouvent pas en contradiction avec le vœu de soumission et de fidélité implicite auquel appartient son existence, et même sa conscience : il sera humain, généreux, il sera juste aussi souvent que ce vœu ne lui ordonnera pas l’inhumanité, l’injustice, la mauvaise foi ; il juge bien les choses auxquelles il se soumet, et n’est dans l’erreur que sur la nécessité de s’y soumettre ; il est habile autant que brave, et n’aliène point son jugement en renonçant à le suivre ; c’est une nature forte que les circonstances et le besoin d’employer son activité en un sens quelconque ont réduite à une infériorité morale dont une disposition plus calme et des réflexions plus approfondies sur la véritable destination des hommes l’auraient vraisemblablement préservée. Mais, avec le tort de n’avoir pas cherché assez haut les objets de sa fidélité et de son dévouement, Faulconbridge a le mérite éminent d’un dévouement et d’une fidélité inébranlables, vertus singulièrement hautes, et par le sentiment dont elles émanent, et par les grandes actions dont elles peuvent être la source. Son langage est, comme sa conduite, le résultat d’un mélange de bon sens et d’ardeur d’imagination qui enveloppe souvent la raison dans un fracas de paroles très naturel aux hommes de la profession et du caractère de Faulconbridge ; sans cesse livrés à l’ébranlement des scènes et des actions les plus violentes, ils ne peuvent trouver dans le langage ordinaire de quoi rendre les impressions dont se compose l’habitude de leur vie.
Le style général de la pièce est moins ferme et d’une couleur moins prononcée que celui de plusieurs autres tragédies du même poëte ; la contexture de l’ouvrage est aussi un peu vague et faible, ce qui tient au défaut d’une idée unique qui ramène sans cesse toutes les parties à un même centre. La seule idée de ce genre qu’on puisse apercevoir dans le Roi Jean, c’est la haine de la domination étrangère l’emportant sur la haine d’une usurpation tyrannique. Pour que cette idée fût saillante et occupât constamment l’esprit du spectateur, il faudrait qu’elle se reproduisît partout, que tout contribuât à faire ressortir le malheur de la lutte entre ces deux sentiments ; mais ce plan, un peu vaste pour un ouvrage dramatique, ◀devenait▶ d’ailleurs inconciliable avec la réserve que s’imposait Shakspeare sur le caractère du roi : aussi une grande partie de la pièce se passe-t-elle en discussions de peu d’intérêt, et dans le reste les événements ne sont pas assez bien amenés ; les lords changent trop légèrement de parti, soit d’abord à cause de la mort d’Arthur, soit ensuite par un motif de crainte personnelle, qui ne présente pas sous un point de vue assez honorable leur retour à la cause d’Angleterre. L’emprisonnement du roi Jean n’est pas non plus préparé avec le soin que met d’ordinaire Shakspeare à fonder et à justifier la moindre circonstance de son drame : rien n’indique ce qui a pu porter le moine à une action aussi désespérée, puisqu’en ce moment Jean était réconcilié avec Rome. La tradition à laquelle Shakspeare a emprunté ce fait apocryphe attribue l’action du moine au besoin de se venger d’un mot offensant que lui avait dit le roi. On ne sait trop ce qui a pu porter Shakspeare à adopter ce conte, dont il a tiré si peu de parti : peut-être a-t-il voulu donner aux derniers moments de Jean quelque chose d’une souffrance infernale, sans avoir recours à des remords qui en effet n’eussent pas été plus d’accord avec le caractère réel de ce méprisable prince qu’avec la manière adoucie dont le poëte l’a tracé.
Notice sur La Vie et la Mort du roi Richard II
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VI, p. 291-295. Source : Gallica.
À mesure que Shakspeare avance vers les temps modernes de l’histoire de son pays, les chroniques sur lesquelles il s’appuie concourent plus exactement avec l’histoire véritable ; et déjà, dans la Vie et la Mort de Richard II, les détails que lui fournit Hollinshed s’écartent peu des données historiques parvenues jusqu’à nous avec une certaine authenticité. À l’exception du personnage de la reine, pure invention du poëte, et abstraction faite du désordre que met dans la chronologie la négligence de Shakspeare à conserver aux événements leurs distances respectives, les faits contenus dans cette tragédie ne diffèrent en rien des récits historiques, si ce n’est sur le genre de mort qu’on fit subir à Richard. Hollinshed, qui a copié d’autres chroniqueurs, a donné à Shakspeare la relation qu’il a suivie ; mais l’opinion la plus vraisemblable, et qui s’accorde le mieux avec le soin qu’on eut d’exposer publiquement Richard après sa mort, c’est qu’on le fit mourir de faim. Cette attention à sauver du moins les apparences matérielles du crime dont on s’inquiétait peu d’éviter le soupçon, commençait à s’introduire dans la féroce politique du temps ; et Richard lui-même avait fait étouffer entre des matelas le duc de Glocester qu’il tenait prisonnier à Calais, publiant ensuite qu’il était mort d’une attaque d’apoplexie. Outre le penchant de Shakspeare à suivre fidèlement le guide historique qu’il avait une fois adopté, cette version lui permettait de conserver au caractère de Bolingbroke l’intérêt qu’il a répandu sur lui dans les deux parties de Henri IV. Le choix entre différentes versions est d’ailleurs le droit le moins contesté et le moins contestable des auteurs dramatiques.
La tragédie de Richard II est donc, généralement parlant, assez conforme à l’histoire ; et la manière dont le poëte a représenté la déposition de Richard et l’avènement au trône de Henri de Lancastre paraît singulièrement d’accord avec ce que dit Hume au sujet de cet avènement : « Il (Henri IV) ◀devint▶ roi, sans que personne pût dire comment ni pourquoi. » Mais il faut être, comme l’était Hume, tout à fait étranger au spectacle des révolutions, pour être embarrassé à dire comment et pourquoi le duc de Lancastre, après avoir agi quelque temps au nom du roi qu’il tenait prisonnier, se mit sans aucune peine à sa place. Shakspeare n’a pas cru nécessaire de l’expliquer : Richard est parti de Flintcastle avec le nom de roi à la suite de Bolingbroke ; nous le revoyons signant sa propre déposition. Le poëte ne nous indique en aucune manière ce qui s’est passé ; mais pour ne pas deviner comment s’est accomplie la chute de Richard, il faudrait que nous eussions bien mal compris ce qui nous a été présenté du spectacle de ses premières disgrâces : la conversation du jardinier avec ses garçons en complète le tableau en nous révélant leur effet sur l’opinion. C’est un trait de l’art de Shakspeare pour nous faire assister à toutes les parties de l’événement ; il nous transporte toujours là où il frappe ses coups les plus décisifs, tandis que loin de nos yeux l’action poursuit son cours, et se contente de nous retrouver toujours au but.
Bien que cette tragédie ait été intitulée la Vie et la Mort de Richard II, elle ne comprend que les deux dernières années de ce prince, et ne contient qu’un seul événement, celui de sa chute, catastrophe à laquelle tout marche dès le début de la pièce. Cet événement a été considéré sous différentes faces, et une anecdote assez singulière nous a révélé l’existence d’une autre tragédie sur le même sujet, antérieure, à ce qu’il paraît, à celle de Shakspeare, et traitée dans un esprit tout différent. Quelques-uns des partisans du comte d’Essex, le jour qui précéda son extravagante tentative, voulurent faire jouer une tragédie où, comme dans celle de Shakspeare, on voyait Richard II déposé et tué sur le théâtre. Les acteurs leur ayant représenté que la pièce était tout à fait hors de mode et ne leur attirerait pas assez de monde pour couvrir leurs frais, sir Gilly Merrick, l’un d’entre eux, leur donna quarante shillings en sus de la recette. Ce fait est rapporté au procès de sir Gilly, et servit à sa condamnation.
L’entreprise du comte d’Essex eut lieu en 1601, et la pièce de Shakspeare avait paru, à ce qu’on croit, dès l’an 1597. Malgré cette antériorité, personne ne sera tenté de soupçonner qu’une pièce de Shakspeare ait pu figurer dans une entreprise factieuse contre Élisabeth. D’ailleurs la pièce en question paraît avoir été connue sous le titre de Henri IV, non sous celui de Richard II ; et l’on est même fondé à croire que l’histoire de Henri IV en était le véritable sujet, et la mort de Richard seulement un incident. Mais, pour lever toute espèce de doute, il suffit de lire la tragédie de Shakspeare ; la doctrine du droit divin y est sans cesse présentée accompagnée de cet intérêt que font naître le malheur et le spectacle de la grandeur déchue. Si le poëte n’a pas donné à l’usurpateur cette physionomie odieuse qui produit la haine et les passions dramatiques, il suffit de lire l’histoire pour en comprendre la cause.
Ce n’est pas un fait particulier à Richard II et à sa destinée, dans l’histoire de ces temps désastreux, que ce vague de l’aspect moral sous lequel se présentent les hommes et les choses, et qui ne permet aux sentiments de s’attacher à rien avec énergie, parce qu’ils ne peuvent se reposer sur rien avec satisfaction. Des partis toujours aux prises pour s’arracher le pouvoir, tour à tour vaincus et méritant leur défaite, sans que jamais un seul ait mérité la victoire, n’offrent pas un spectacle très-dramatique, ni très-propre à porter nos sentiments et nos facultés à ce degré d’exaltation qui est un des plus nobles buts de l’art. La pitié y manque souvent à l’indignation, et l’estime presque toujours à la pitié. On n’est pas embarrassé à trouver les crimes du plus fort, mais on cherche avec anxiété les vertus du plus faible : et le même effet se reproduit dans le sens contraire : des folies, des déprédations, des injustices, des violences ont amené la chute de Richard, l’ont rendue inévitable, et elles nous détachent de lui sous ce double rapport que nous le voyons se perdre lui-même et impossible à sauver. Cependant il serait aisé de trouver au moins autant de crimes dans le parti qui triomphe de son abaissement. Shakspeare pourrait, à peu de frais, amasser contre les rebelles des trésors d’indignation qui soulèveraient tous les cœurs en faveur du souverain légitime : mais un des principaux caractères du génie de Shakspeare, c’est une vérité, on peut dire une fidélité d’observation qui reproduit la nature comme elle est, et le temps comme il se présente : celui-là ne lui offrait ni héros supérieurs à leur fortune, ni victimes innocentes, ni dévouements héroïques, ni passions imposantes ; il n’y trouvait que la force même des caractères employée au service des intérêts qui les rabaissent, la perfidie considérée comme moyen de conduite, la trahison presque justifiée par le principe dominant de l’intérêt personnel, la désertion presque légitimée par la considération du péril que l’on courrait à demeurer fidèle ; c’est aussi là tout ce qu’il a peint. C’est, à la vérité, le duc d’York, personnage dont l’histoire nous fait connaître l’incapacité et la nullité, qu’il a choisi pour représenter ce dévouement toujours si ardent pour l’homme qui gouverne, cette facilité à transmettre son culte du pouvoir de droit au pouvoir de fait, et vice versa, se réservant, seulement pour son honneur, des larmes solitaires en faveur de celui qu’il abandonne. Pour quiconque n’a pas vu la fortune se jouant avec les empires, ce personnage ne serait que comique ; mais pour qui a assisté à de pareils jeux, n’est-il pas d’une effrayante Vérité ?
Dans un pareil entourage, où Shakspeare pouvait-il puiser ce pathétique qu’il aurait aimé à répandre sur le spectacle de la grandeur déchue ? Lui qui a donné au vieux Lear, dans sa misère, tant de nobles et fidèles amis, il n’en a pu trouver un seul à Richard ; le roi est tombé dépouillé, nu, entre les mains du poëte comme de son trône, et c’est en lui seul que le poëte a été obligé de chercher toutes les ressources : aussi le rôle de Richard II est-il une des plus profondes conceptions de Shakspeare.
Les commentateurs sont en grande discussion pour savoir si c’est à la cour de Jacques ou à celle d’Élisabeth que Shakspeare a pris les maximes qu’il professe assez communément en faveur du droit divin et du pouvoir absolu. Shakspeare les a prises ordinairement dans ses personnages mêmes ; et il lui suffisait ici d’avoir à peindre un roi élevé sur le trône. Richard n’a jamais imaginé qu’il fût ou pût être autre chose qu’un roi ; sa royauté fait à ses yeux partie de sa nature ; c’est un des éléments constitutifs de son être qu’il a apporté avec lui en naissant, sans autre condition que de vivre : comme il n’a rien à faire pour le conserver, il n’est pas plus en son pouvoir de cesser d’en être digne que de cesser d’en être revêtu : de là son ignorance de ses devoirs envers ses sujets, envers sa propre sûreté, son indolente confiance au milieu du danger. Si cette confiance l’abandonne un instant à chaque nouveau revers, elle revient aussitôt, doublant de force à mesure qu’il lui en faut davantage pour suppléer aux appuis qui s’écroulent successivement. Arrivé enfin au point où il ne lui est plus possible d’espérer, le roi s’étonne, se regarde, se demande si c’est bien lui. Une autre espèce de courage s’élève alors en lui ; c’est celui que donne un malheur tel que l’homme qui le subit s’exalte par la surprise où le plonge sa propre situation ; elle ◀devient▶ pour lui l’objet d’une si vive attention qu’il ose la considérer sous tous ses rapports, ne fût-ce que pour la comprendre ; et par cette contemplation il échappe au désespoir, et s’élève quelquefois à la vérité, dont la découverte calme toujours à un certain point : mais ce calme est stérile, et ce courage inactif ; il soutient l’esprit, mais il tue l’action : aussi toutes les actions de Richard sont-elles de la dernière faiblesse ; ses réflexions mêmes sur son état actuel décèlent un sentiment de sa nullité qui descend, en de certains moments, presque à la bassesse : et qui pourrait le relever, lui qui, en cessant d’être roi, a perdu, dans sa propre opinion, la qualité distinctive de son être, la dignité de sa nature ? Il se croyait précieux devant Dieu, soutenu par son bras, armé de sa puissance ; déchu de ce rang mystérieux où il s’était placé, il ne s’en connaît plus aucun sur la terre ; dépouillé de la force qu’il croyait son droit, il ne suppose pas qu’il lui en puisse rester aucune : aussi ne résiste-t-il à rien ; ce serait essayer ce qu’il suppose impossible : pour réveiller son énergie, il faut qu’un danger pressant, soudain, provoque, pour ainsi dire, à son insu, des facultés qu’il désavoue : attaqué dans sa vie, il se défend et meurt avec courage. Pour en avoir eu toujours, il lui a manqué de savoir ce que vaut un homme.
Il ne faut point chercher dans Richard II, non plus que dans la plupart des pièces historiques de Shakspeare, un caractère de style particulier : la diction en est peu travaillée ; assez souvent énergique, elle est souvent aussi d’un vague qui laisse la raison absolument maîtresse de décider sur le sens des expressions, que ne détermine aucune règle de syntaxe.
Cette pièce est toute en vers, et en grande partie rimée. L’auteur paraît y avoir fait des changements depuis la première édition, publiée en 1597. La scène du procès de Richard, en particulier, manque tout entière dans cette édition, et se trouve pour la première fois dans celle de 1608.
Notice sur la première partie de Henri IV
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VI, p. 393-395. Source : Gallica.
Les commentateurs donnent à ces deux pièces le titre de comédies ; et en effet, bien que le sujet appartienne à la tragédie, l’intention en est comique. Dans les tragédies de Shakspeare, le comique naît quelquefois spontanément de la situation des personnages introduits pour le service de l’action tragique : ici non seulement une partie de l’action roule absolument sur des personnages de comédie ; mais encore la plupart de ceux que leur rang, les intérêts dont ils s’occupent et les dangers auxquels ils s’exposent pourraient élever à la dignité de personnages tragiques, sont présentés sous l’aspect qui appartient à la comédie, par le côté faible ou bizarre de leur nature. L’impétuosité presque puérile du bouillant Hotspur, la brutale originalité de son bon sens, cette humeur d’un soldat contre tout ce qui veut retenir un instant ses pensées hors du cercle des intérêts auxquels il a dévoué sa vie, donnent lieu à des scènes extrêmement piquantes. Le Gallois Glendower, glorieux, fanfaron, charlatan en même temps que brave, qui tient tête à Hotspur tant que celui-ci le menace ou le contrarie, mais qui cède et se retire aussitôt qu’une plaisanterie vient alarmer son amour-propre par la crainte du ridicule, est une conception vraiment comique. Il n’y a pas jusqu’aux trois ou quatre paroles que prononce Douglas qui n’aient aussi leur nuance de fanfaronnade. Aucun de ces trois courages ne s’exprime de même ; mais tout cède à celui de Hotspur, auquel la teinte comique qu’a reçue son caractère n’ôte rien de l’intérêt qu’il inspire. On s’attache à lui comme à l’Alceste du Misanthrope, à un grand caractère victime d’une qualité que l’impétuosité de son humeur et la préoccupation de ses propres idées ont tourné en défaut. On voit le brave Hotspur acceptant l’entreprise qu’on lui propose avant de la connaître, certain du succès dès qu’il est frappé de l’idée de l’action ; on le voit perdant successivement tous les appuis sur lesquels il avait compté, abandonné ou trahi par ceux qui l’ont entraîné dans le danger, et comme poussé par une sorte de fatalité vers l’abîme qu’il n’aperçoit qu’au moment où il n’est plus temps de reculer, et où il tombe en ne regrettant que sa gloire. C’est là sans doute une catastrophe tragique, et le fond de la première pièce, qui a pour sujet le premier pas de Henri V vers la gloire, en exigeait une de ce genre ; mais la peinture des égarements de la jeunesse du prince n’en forme pas moins la partie la plus importante de l’ouvrage, dont le caractère principal est Falstaff.
Falstaff est l’un des personnages les plus célèbres de la comédie anglaise, et peut-être aucun théâtre n’en offre-t-il un plus gai. Ce serait un spectacle assez triste que celui des emportements d’une jeunesse aussi désordonnée que celle de Henri V, dans des mœurs aussi rudes que celles de son temps, si, au milieu de cette grossière débauche, des habitudes et des prétentions d’un genre plus relevé ne venaient former un contraste et jouer un rôle d’autant plus amusant qu’il est déplacé. Il eût été fort moral, sans doute, de faire porter, sur le prince qui s’avilit, le ridicule de cette inconvenance ; mais quand Shakspeare n’eût pas été le poëte de la cour d’Angleterre, ni la vraisemblance ni l’art ne lui permettaient de dégrader un personnage tel que Henri V ; il a soin, au contraire, de lui conserver partout la hauteur de son caractère et la supériorité de sa position ; et Falstaff, destiné à nous amuser, n’est admis dans la pièce que pour le divertissement du prince.
Fait pour être un homme de bonne compagnie, Falstaff n’a pas encore renoncé à toutes ses prétentions en ce genre : il n’a point adopté la grossièreté des situations où le rabaissent ses vices ; il leur a tout livré, excepté son amour-propre ; il ne s’est point fait un mérite de sa crapule, il n’a point mis sa vanité dans les exploits d’un bandit : les manières et les qualités d’un gentilhomme, c’est encore à cela qu’il tiendrait s’il pouvait tenir à quelque chose ; c’est à cela qu’il prétendrait s’il lui était permis d’avoir, ou possible de soutenir une prétention. Du moins veut-il se donner le plaisir de les affecter toutes, dût ce plaisir lui valoir un affront ; sans y croire, sans espérer qu’on le croie, il faut à tout prix qu’il réjouisse ses oreilles de l’éloge de sa bravoure, presque de ses vertus. C’est là une de ses faiblesses, comme le goût du vin d’Espagne est une tentation à laquelle il ne lui est pas plus possible de résister, et la naïveté avec laquelle il cède, les embarras où elle le met, l’espèce d’imprudence hypocrite qui l’aide à s’en tirer, en l’ont un personnage extraordinairement plaisant. Les jeux de mots, bien que fréquents dans cette pièce, y sont beaucoup moins nombreux que dans quelques autres drames d’un genre plus sérieux, et ils y sont infiniment mieux placés. Le mélange de subtilité, que Shakspeare devait à l’esprit de son temps, n’empêche pas que dans cette pièce, ainsi que dans celles où reparaît Falstaff, la gaieté ne soit peut-être plus franche et plus naturelle que dans aucun autre ouvrage du théâtre anglais.
La première partie de Henri IV parut, selon Malone, en 1597. Chalmers et Drake croient qu’elle fut écrite en 1596 ; mais leur opinion, à cet égard, ne s’appuie sur aucun témoignage sérieux. Ce qu’il y a de bien positif, c’est que cette pièce fut écrite avant 1598, car Meres la cite dans cette même année parmi les œuvres de Shakspeare.
Notice sur la deuxième partie de Henri IV
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VII, p. 3-6. Source : Gallica.
Henri V est le véritable héros de la seconde partie ; son avènement au trône et le grand changement qui en résulte sont l’événement du drame. La défaite de l’archevêque d’York et celle de Northumberland ne sont que le complément des faits contenus dans la première partie. Hotspur n’est plus là pour donner à ces faits une vie qui leur appartienne, et l’horrible trahison de Westmoreland n’est pas de nature à fonder un intérêt dramatique. Henri IV mourant ne se montre que pour préparer le règne de son fils, et toute l’attention se porte déjà sur un successeur également important par les craintes et par les espérances qu’il fait naître.
Ce n’est pas tout à fait à l’histoire que Shakspeare a emprunté le tableau de ces divers sentiments. L’avènement de Henri V fut généralement un sujet de joie : Hollinshed rapporte que, dans les trois jours qui suivirent la mort de son père, il reçut de plusieurs « nobles hommes et honorables personnages », des hommages et serments de fidélité tels que n’en avait reçu aucun des rois ses prédécesseurs14, « tant grande espérance et bonne attente avait-on des heureuses suites qui par cet homme devaient advenir. » L’inconstante ardeur des esprits, entretenue par de fréquents bouleversements, faisait nécessairement d’un nouveau règne un sujet d’espérances ; et les troubles qui avaient agité le règne de Henri IV, les cruautés qui en avaient été la suite, les continuelles méfiances qui devraient en résulter, portaient naturellement la nation à tourner les yeux vers un jeune prince dont, en ce temps de désordre, les dérèglements choquaient beaucoup moins que ses qualités généreuses n’inspiraient de confiance. On attribuait d’ailleurs une partie de ces dérèglements à la méfiance jalouse de son père, qui, en le tenant écarté des affaires auxquelles il se portait avec une grande ardeur, en lui ôtant même l’occasion de faire éclater ses talents militaires, avait jeté cet esprit impétueux dans des voies de désordre où les mœurs du temps ne permettaient guère qu’on s’arrêtât sans avoir atteint les derniers excès. Hollinshed attribue à la malveillance de ceux qui entouraient le roi Henri IV, non seulement les soupçons qu’il était disposé à concevoir contre son fils, mais encore les bruits odieux répandus sur la conduite de ce prince. Il rapporte une occasion où le prince, ayant à se défendre contre certaines insinuations qui avaient mis la mésintelligence entre son père et lui, se rendit à la cour avec une suite dont l’éclat et le nombre n’étaient pas faits pour diminuer les soupçons du roi, et dans un costume assez singulier pour que le chroniqueur ait cru devoir en faire mention. C’était « une robe (a gowne, probablement un long manteau) de satin bleu remplie de petits trous en façon d’œillets, et à chaque trou pendait à un fil de soie l’aiguille avec laquelle il avait été cousu ». Quoi qu’on puisse penser de la gêne des mouvements d’un homme vêtu d’une manière si inquiétante, le prince se jeta aux pieds de son père, et, après avoir protesté de sa fidélité, lui présenta son poignard, afin qu’il se délivrât de ses soupçons en le tuant, « et en présence de ces lords, ajouta-t-il, et devant Dieu au jour du jugement, je jure ma foi de vous le pardonner hautement ». Le roi attendri, jeta le poignard, embrassa son fils les larmes aux yeux, lui avoua ses soupçons, et déclara en même temps qu’ils étaient effacés. Le prince demanda la punition de ses accusateurs ; le roi répondit que la prudence exigeait quelques délais, et ne punit point. Mais il paraît que l’opinion générale vengeait suffisamment le jeune prince ; et sans croire précisément avec Hollinshed, qui d’ailleurs se contredit sur ce point, que Henri ait toujours eu soin « de contenir ses affections dans le sentier de la vertu », on est porté à supposer quelque exagération dans le récit des déportements de sa jeunesse rendus plus remarquables par la révolution subite qui les a terminés, et par l’éclat de gloire qui les a suivis.
Shakspeare devait naturellement adopter la tradition la plus favorable à l’effet dramatique ; il a senti aussi combien le rôle d’un roi et d’un père mourant, inquiet sur l’avenir de son fils et de ses sujets, était plus propre à produire sur la scène un tableau touchant et pathétique ; et de même qu’il a inventé pour la beauté de son dénouement l’épisode de Gascoygne, il a ajouté, à la scène de la mort de Henri IV, des développements qui la rendent infiniment plus intéressante. Hollinshed rapporte simplement que le roi s’apercevant qu’on avait ôté sa couronne de dessus son chevet, et apprenant que c’était le prince qui l’avait emportée, le fit venir et lui demanda raison de cette conduite : « Sur quoi le prince, avec un bon courage, lui répondit :--Sire, à mon jugement et à celui de tout le monde, vous paraissiez mort. Donc, comme votre plus proche héritier connu, j’ai pris cette couronne comme mienne et non comme vôtre.--Bien, mon fils, dit le roi avec un grand soupir, quel droit j’y avais, Dieu le sait !--Bien, dit le prince, si vous mourez roi, j’aurai la couronne, et je me fie de la garder avec mon épée contre tous mes ennemis, comme vous avez fait.--Étant ainsi, dit le roi, je remets tout à Dieu et souvenez-vous de bien faire. Ce que disant, il se tourna dans son lit, et bientôt après s’en alla à Dieu. » Peut-être la réponse du jeune prince, rendue comme un poëte l’eût su rendre, aurait-elle été préférable au discours étudié que lui prête Shakspeare ; cependant il en a conservé une partie dans la dernière réplique du prince de Galles, et le reste de la scène offre de grandes beautés, ainsi que celles qui suivent entre Gascoygne et les princes. En tout, Shakspeare paraît avoir voulu racheter par des beautés de détail la froideur nécessaire de la partie tragique ; elle en offre beaucoup, et le style en est généralement plus soigné et plus exempt de bizarrerie que celui de la plupart de ses autres pièces historiques.
La partie comique, très importante et très considérable dans cette seconde partie de Henri IV, n’est cependant pas égale en mérite à ce qu’offre, dans le même genre, la première partie. Falstaff est parvenu, il a une pension, des grades ; ses rapports avec le prince sont moins fréquents ; son esprit ne lui sert donc plus aussi fréquemment à se tirer de ces embarras qui le rendaient si comique ; et la comédie est obligée de descendre d’un étage pour le représenter dans sa propre nature, livré à ses goûts véritables et au milieu des misérables dont il fait sa société, ou des imbéciles qu’il a encore besoin de duper. Ces tableaux sont sans doute d’une vérité frappante et abondent en traits comiques, mais la vérité n’est pas toujours assez loin du dégoût pour que le comique nous trouve alors disposés à toute la joie qu’il inspire ; et les personnages sur qui tombe le ridicule ne nous paraissent pas toujours valoir la peine qu’on en rie. Cependant le caractère de Falstaff est parfaitement soutenu, et se retrouvera tout entier quand on le verra reparaître ailleurs.
La seconde partie de Henri IV a paru, à ce qu’on croit, en 1598 ; avant cette époque, on représentait sur la scène anglaise une pièce intitulée les Fameuses Victoires de Henri V, sorte de farce tragi-comique dépourvue de tout mérite. Rien ne pourrait mieux faire comprendre que ce vieux drame la merveilleuse transformation qu’opéra Shakspeare dans les représentations théâtrales du siècle d’Élisabeth.
Notice sur Henri V
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VII, p. 123. Source : Gallica.
C’est à tort que la plupart des critiques ont regardé Henri V comme l’un des plus faibles ouvrages de Shakspeare. Le cinquième acte, il est vrai, est vide et froid, et les conversations qui le remplissent ont aussi peu de mérite poétique que d’intérêt dramatique. Mais la marche des quatre premiers actes est simple, rapide, animée ; les événements de l’histoire, plans de gouvernement ou de conquête, complots, négociations, guerres, s’y transforment sans effort en scènes de théâtre pleines de vie et d’effet ; si les caractères sont peu développés, ils sont bien dessinés et bien soutenus ; et le double génie de Shakspeare, moraliste profond et poëte brillant, même dans les formes pénibles et bizarres qu’il donne à sa pensée et à son imagination, y conserve son abondance et son éclat.
On rencontre aussi, dans les paroles du chœur qui remplit les entr’actes, des preuves remarquables du bon sens de Shakspeare et de l’instinct qui lui faisait sentir les inconvénients de son système dramatique : « Permettez, dit-il aux spectateurs dès le début de la pièce, que nous fassions travailler la force de votre imagination… C’est à votre pensée à créer en ce moment nos rois pour les transporter d’un lieu à l’autre, franchissant les temps et resserrant les événements de plusieurs années dans l’espace d’une heure. » Et ailleurs : « Accordez-nous votre patience et pardonnez l’abus du changement de lieu auquel nous sommes réduits pour resserrer la pièce dans son cadre. »
La partie populaire et comique du drame, bien que la verve originale de Falstaff n’y soit plus, offre des scènes d’une gaieté parfaitement naturelle, et le Gallois Fluellen est un modèle de ce bavardage militaire sérieux, naïf, intarissable, inattendu et moqueur, qui excite en même temps le rire et la sympathie.
Notice sur les première, seconde et troisième parties de Henri VI
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1862, tome VII, p. 235-243. Source : Gallica.
Les trois parties de Henri VI ont été, parmi les éditeurs et commentateurs de Shakspeare, un sujet de controverse qui n’est point encore éclairci, ni peut-être même épuisé ; plusieurs d’entre eux ont pensé que la première de ces pièces ne lui appartenait en aucune façon ; d’autres, en moindre nombre, lui ont aussi disputé l’invention originale des deux dernières, que, selon eux, il n’aurait fait que retoucher, et dont la conception primitive appartiendrait à un ou à deux autres auteurs. Aucune des trois pièces n’a été imprimée du vivant de Shakspeare, ce qui ne prouve rien, car il en est de même de plusieurs autres ouvrages dont personne ne conteste l’authenticité, mais ce qui laisse du moins toute latitude au doute et à la discussion.
La faiblesse générale de ces trois compositions, où l’on ne trouve qu’un petit nombre de scènes qui rappellent la touche du maître, ne serait pas non plus un motif suffisant pour les attribuer à une autre main que la sienne ; car, dans le cas où elles lui appartiendraient, ce seraient ses premiers ouvrages : circonstance qui expliquerait assez leur infériorité, du moins en ce qui regarde la conduite du drame, la liaison des scènes, l’art de soutenir et d’augmenter progressivement l’intérêt, en ramenant toutes les diverses parties de la composition à une impression unique qui s’avance et s’accroît, comme le fleuve grossit à chaque pas des eaux que lui envoient les divers points de l’horizon. Tel est en effet le caractère de Shakspeare dans ses grandes compositions, et ce qui manque essentiellement aux trois parties de Henri VI, surtout à la première. Mais ce qui y manque également, ce sont les défauts de Shakspeare, cette recherche, cette emphase auxquelles il n’a pas toujours échappé dans ses plus beaux ouvrages, résultat presque nécessaire de la jeunesse des idées qui, étonnées pour ainsi dire d’elles-mêmes, ne savent comment épuiser le plaisir qu’elles trouvent à se produire ; il serait étrange que les premiers essais de Shakspeare en eussent été exempts.
Il faut cependant distinguer ici, entre les trois parties de Henri VI, ce qui concerne la première à laquelle on croit que Shakspeare a été presque entièrement étranger, et ce qui a rapport aux deux autres dont on ne lui dispute que l’invention et la composition originale, en reconnaissant qu’il les a considérablement retouchées. Voici les faits.
En 1623, c’est-à-dire sept ans après la mort de Shakspeare, parut la première édition complète de ses œuvres. Quatorze de ses pièces seulement avaient été imprimées de son vivant, et les trois parties de Henri VI n’étaient pas du nombre ; elles parurent en 1623, dans l’état où on les donne aujourd’hui, et toutes trois attribuées à Shakspeare, quoique déjà, à ce qu’il paraît, une espèce de tradition lui disputât la première. D’un autre côté, dès l’an 1600, avaient été publiées, sans nom d’auteur, par Thomas Mellington, libraire, deux pièces intitulées, l’une The first part of the contention of the two famous houses of York and Lancaster, with the death of the good duke Humphrey, etc. 15; l’autre : The true tragedy of Richard duke of York and death of good king Henry the sixth 16. De ces deux pièces, l’une a servi de moule, si on peut s’exprimer ainsi, à la seconde partie de Henri VI, l’autre à la troisième. La marche et la coupe des scènes et du dialogue s’y retrouvent à quelques légères différences près ; des passages entiers ont été transportés textuellement des pièces originales dans celles que nous a données Shakspeare sous le nom de Seconde et troisième partie de Henri VI. La plupart des vers ont été simplement retouchés, et quelques-uns seulement, en assez petit nombre, ont été entièrement ajoutés.
En 1619, c’est-à-dire trois ans après la mort de Shakspeare, ces deux pièces originales furent réimprimées par un libraire nommé Pavier, et cette fois avec le nom du poëte. Dès lors s’établit parmi les critiques l’opinion qu’elles appartenaient à Shakspeare, et devaient être regardées, soit comme une première composition qu’il avait lui-même revue et corrigée, soit comme une copie imparfaite prise à la représentation, et livrée en cet état à l’impression ; ce qui arrivait assez souvent, dans ce temps-là, les auteurs étant peu dans l’usage de faire imprimer leurs pièces. Cette dernière opinion a été longtemps la plus générale ; cependant elle ne peut guère soutenir l’examen, car, comme l’observe M. Malone, celui de tous les commentateurs qui a jeté le plus de jour sur la question, un copiste maladroit retranche et estropie, mais il n’ajoute pas ; et les deux pièces originales contiennent des passages, même quelques scènes assez courtes, qui ne se retrouvent plus dans les autres. D’ailleurs, rien n’y porte l’empreinte d’une copie mal faite ; la versification en est régulière, le style en est seulement beaucoup plus prosaïque que celui des passages qui appartiennent indubitablement à Shakspeare : d’où il résulterait que le copiste aurait précisément omis les traits les plus frappants, les plus propres à saisir l’imagination et la mémoire.
Resterait donc seulement la supposition d’une première ébauche, perfectionnée ensuite par son auteur. Entre les preuves de détail qu’amasse M. Malone contre cette opinion, et qui ne sont pas toutes également concluantes, il en est une cependant qui mérite d’être prise en considération, c’est que les pièces originales sont évidemment tirées de la chronique de Hall, tandis que c’est Hollinshed qu’a toujours suivi Shakspeare, ne prenant jamais de Hall que ce qu’en a copié Hollinshed. Il n’est pas vraisemblable que, s’il eût puisé dans Hall ses premiers ouvrages, il eût ensuite quitté l’original pour le copiste.
Ces deux opinions rejetées, il faut supposer que Shakspeare aurait emprunté sans scrupule, à l’ouvrage d’un autre, le fond et l’étoffe qu’il aurait ensuite enrichis de sa broderie ; ses nombreux emprunts aux auteurs dramatiques de son temps rendent cette supposition très-facile à admettre, et voici un fait qui, dans cette occasion spéciale, équivaut presque à une preuve de sa légitimité. Et d’abord il faut savoir que les deux pièces originales imprimées en 1600 existaient dès 1593, car on les trouve à cette époque enregistrées sous le même titre, et avec le nom du même libraire, dans les registres du stationer, espèce de syndic de la corporation des libraires, imprimeurs, etc., patenté par le gouvernement, et chargé de l’annonce des ouvrages destinés à l’impression. Quelle cause retarda jusqu’en 1600 la publication de ces deux pièces, c’est ce qu’il est inutile en ce moment de discuter ; mais cette preuve de l’ancienneté de leur existence acquiert, dans la question qui nous occupe, une importance assez grande par le passage suivant d’un pamphlet de Green17, auteur très-fécond mort au mois de septembre 1592. Dans ce pamphlet, écrit peu de temps avant sa mort, et imprimé aussitôt après, comme il l’avait ordonné par son testament, Green adresse ses adieux et ses conseils à plusieurs de ses amis, littérateurs comme lui ; l’objet de ses conseils est de les détourner de travailler pour le théâtre, s’ils veulent éviter les chagrins dont il se plaint. Un des motifs qu’il leur donne, c’est l’imprudence qu’il y aurait à eux de se fier aux acteurs ; car, dit-il, « il y a là un parvenu, corbeau paré de nos plumes, qui, avec son cœur de tigre recouvert d’une peau d’acteur 18, se croit aussi habile à enfler (to bombaste) un vers blanc que le meilleur d’entre vous, et ◀devenu absolument un Johannes factotum, est, dans sa propre opinion, le seul shake-scene 19 du pays. » Ce passage ne laisse aucun doute sur les emprunts faits à Green par Shakspeare dès 1592 ; et comme les Henri VI sont les seules pièces de notre poëte qu’on croie pouvoir placer avant cette époque, la question paraîtrait à peu près résolue ; en même temps que la citation faite par Green, à cette occasion, d’un vers de la pièce originale, prouverait que c’était là ce qui lui tenait au cœur. Il est donc assez vraisemblable que Shakspeare, acteur alors et n’exerçant encore l’activité de son génie qu’au profit de sa troupe, aura essayé de remettre au théâtre, avec plus de succès, des pièces déjà connues, et dont le fond lui présentait quelques beautés à faire valoir. Les pièces appartenant alors, selon toute apparence, aux comédiens qui les avaient achetées, l’entreprise était naturelle, et le succès des Henri VI aura été probablement le premier indice sur la foi duquel un génie qui ignorait encore ses propres forces aura osé s’élancer dans la carrière.
Pour s’expliquer ensuite comment Shakspeare, reprenant ainsi en sous œuvre les deux pièces dont il a fait la seconde et la troisième partie de Henri VI, n’aurait pas fait le même travail sur la première, il suffirait de penser que cette première partie était alors en possession du théâtre avec un succès assez grand pour que l’intérêt des acteurs n’y demandât aucun changement. Cette supposition est appuyée par un passage d’un pamphlet de Thomas Nashe20 où parlant du brave Talbot : « Combien, dit-il, se serait-il réjoui de penser « qu’après avoir reposé deux cents ans dans la tombe, il triompherait de nouveau sur le théâtre, et que ses os seraient embaumés de nouveau (en différentes fois) des larmes de dix mille spectateurs au moins, qui le verraient tout fraîchement blessé dans la personne du tragédien qui le représente ! » Nashe, intime ami de Green, n’aurait probablement pas parlé sur ce ton d’une pièce de Shakspeare, et peut-être est-ce le succès même de cette pièce qui aura engagé Shakspeare à rendre les deux autres dignes de le partager ; mais, dans cette supposition même, il serait difficile de ne pas croire que, soit avant, soit plus tard, Shakspeare n’ait pas relevé, par quelques touches, le coloris d’un ouvrage qui n’avait pu plaire à ses contemporains que parce que Shakspeare ne s’était pas encore montré. Ainsi, les scènes entre Talbot et son fils doivent être de lui, ou bien il faudrait croire qu’avant lui existait, en Angleterre, un auteur dramatique capable d’atteindre à cette touchante et noble vérité dont bien peu, après lui, ont entrevu le secret. Rien n’est plus beau que cette peinture des deux héros, l’un mourant, l’autre à peine né à la vie des guerriers ; le premier, rassasié de gloire, et, dans son anxiété paternelle, occupé de sauver plutôt la vie que l’honneur de son fils ; l’autre, sévère, inflexible, et ne songeant à prouver son affection filiale que par la mort qu’il est déterminé à chercher auprès de son père, et par le soin qu’il aura de conserver ainsi l’honneur de sa race. Cette situation, variée par toutes les alternatives de crainte et d’espérance que peuvent offrir les chances d’une bataille où le père sauve son fils, où le fils est ensuite tué loin de son père, offre presqu’à elle seule l’intérêt d’un drame, et tout porte à croire que Shakspeare ajouta cet ornement à une pièce que son étroite connexion avec celles qu’il avait refaites associait pour ainsi dire à ses œuvres. Il faut remarquer d’ailleurs que les scènes entre Talbot et son fils sont presque entièrement en vers rimés, ainsi qu’il s’en trouve un grand nombre dans les ouvrages de Shakspeare, tandis que, dans le reste de la pièce, et dans les deux pièces qui paraissent destinées à lui faire suite, il ne se trouve presque aucune rime. La scène qui, dans la première partie de Henri VI, en contient le plus est celle où l’on voit Mortimer mourant dans sa prison ; aussi pourrait-on penser qu’elle a reçu au moins des additions de la main de Shakspeare : ces additions et quelques autres peut-être, bien qu’en petit nombre, auront pu fournir, aux éditeurs de 1623, une raison qui leur aura paru suffisante pour ranger, au nombre des ouvrages d’un poëte qui avait tué tous les autres, une pièce qui devait tout son mérite à ce qu’il y avait ajouté, et qui se joignait d’ailleurs nécessairement à deux autres ouvrages où il avait trop mis du sien pour qu’on pût les retrancher de ses œuvres.
Quant à l’insertion du nom de Shakspeare dans l’édition, donnée par Pavier, des deux pièces originales, il est aisé de l’expliquer par une fraude de libraire, fraude extrêmement commune alors, et qui a été pratiquée à l’égard de plusieurs ouvrages dramatiques composés sur des sujets qu’avait traités Shakspeare, et qu’on espérait vendre à la faveur de son nom. Ce qui rend la chose encore plus vraisemblable, c’est que cette édition est sans date, bien qu’on sache qu’elle parut en 1619, ce qui pouvait être une petite habileté du libraire pour laisser croire qu’elle avait paru du vivant de l’auteur dont il empruntait le nom.
On ignore l’époque précise de la représentation de la première partie de Henri VI, qui, selon Malone, a d’abord porté le nom de Pièce historique du roi Henri VI 21. Le style de cette pièce, excepté ce qu’on peut attribuer à Shakspeare, porte le même caractère que celui de tous les ouvrages dramatiques de cette époque qui ont précédé ceux de notre poëte, une construction grammaticale fort irrégulière, le ton assez simple mais sans noblesse, et la versification assez prosaïque. L’intérêt, assez médiocre quoique la pièce offre un grand mouvement, est d’ailleurs fort diminué pour nous par la ridicule et grossière absurdité du rôle de Jeanne d’Arc, qui du reste peut nous donner l’idée la plus exacte du sentiment avec lequel les chroniqueurs anglais ont écrit l’histoire de cette fille héroïque, et des traits sous lesquels ils l’ont représentée : en ce sens, la pièce est historique.
La seconde partie de Henri VI, beaucoup plus intéressante que la première, n’est pas conduite avec beaucoup plus d’art ; des monologues y sont continuellement employés à exposer les faits ; les sentiments s’expriment dans des aparté. Les scènes, séparées par des intervalles considérables (la pièce entière renferme un espace de dix ans), ne présentent entre elles aucun lien ; on n’y aperçoit aucun de ces efforts que Shakspeare a faits, dans la plupart de ses autres ouvrages, pour les unir, quelquefois même aux dépens de la vraisemblance ; et comme en même temps rien n’avertit de ce qui les sépare, on est souvent étonné de se trouver, sans l’avoir remarqué, transporté à des années de distance de l’événement qu’on vient de voir finir. Les diverses parties de la pièce ne tiennent pas non plus essentiellement les unes aux autres, défaut très rare dans les ouvrages incontestablement reconnus pour être de la main de Shakspeare. Ainsi l’aventure de Simpcox est absolument hors d’œuvre ; celle de l’armurier et de son apprenti ne se rattache que faiblement au sujet, et les pirates qui mettent Suffolk à mort ne se rattachent en rien au reste de l’intrigue. Quant à la partie des caractères, il s’en faut de beaucoup qu’elle réponde au talent ordinaire de Shakspeare ; on ne peut nier qu’il n’y ait du mérite dans la peinture de Henri, ce prince dont les sentiments pieux et la constante bonté parviennent presque toujours à nous intéresser malgré le ridicule de cette faiblesse et de cette pauvreté d’esprit qui touchent à l’imbécillité : le rôle de Marguerite est assez bien soutenu ; mais cet excès de fausseté envers son mari sort des bornes de la vraisemblance, et ce n’est pas Shakspeare, du moins dans son bon temps, qui eût donné, à deux criminels tels que Marguerite et Suffolk, des sentiments aussi tendres que ceux de leur dernière entrevue. Pour Warwick et Salisbury, ce sont deux caractères sans aucune espèce de liaison, et impossibles à expliquer.
Que Shakspeare soit ou non l’auteur de la pièce intitulée : The first contention, etc., la seconde partie de Henri VI est entièrement calquée sur cet ouvrage. Shakspeare n’en a cependant pris textuellement qu’une assez petite partie, et particulièrement les scènes coupées en dialogue rapide, comme celle de l’aventure de Simpcox, le combat des deux artisans, la dispute de Glocester et du cardinal à la chasse ; il a fait peu de changements dans ces morceaux, ainsi que dans une partie de la révolte de Cade. Cependant cette scène d’un horrible effet, où l’on voit le lord Say entre les mains de la populace, est presque entièrement de Shakspeare. Quant aux discours un peu longs, il les a plus ou moins retouchés, et la plupart même lui appartiennent entièrement, comme ceux de Henri en faveur de Glocester, ceux de Marguerite à son mari, une grande partie de la défense de Glocester, des monologues d’York, et presque tout le rôle du jeune Clifford. Il n’est pas difficile d’y reconnaître la main de Shakspeare, à une poésie plus hardie, plus brillante d’images, moins exempte peut-être de cet abus d’esprit que Shakspeare ne paraît pas avoir emprunté aux poëtes dramatiques de l’époque. Du reste, sauf un certain nombre d’anachronismes communs à tous les ouvrages de Shakspeare, celui-ci est assez fidèle à l’histoire, et la lecture des chroniques a donné, en ce temps, aux auteurs de pièces historiques un caractère de vérité et des moyens d’intérêt que les hommes supérieurs peuvent seuls tirer des sujets d’invention.
La troisième partie de Henri VI comprend depuis le printemps de l’année 1455 jusqu’à la fin de l’année 1471, c’est-à-dire un espace d’environ seize ans, pendant lesquels ont été livrées quatorze batailles qui, selon un compte probablement très-exagéré, ont coûté la vie à plus de quatre-vingt mille combattants. Aussi le sang et les morts ne sont-ils pas épargnés dans cette pièce, bien que, de ces quatorze batailles, on n’en voie ici que quatre, auxquelles l’auteur a eu soin de rapporter les principaux faits des quatorze combats : ces faits sont, pour la plupart, des assassinats de sang-froid accompagnés de circonstances atroces, quelquefois empruntées à l’histoire, quelquefois ajoutées par l’auteur ou les auteurs. Ainsi la circonstance du mouchoir trempé dans le sang de Rutland, et donné à son père York pour essuyer ses larmes, est purement d’invention ; le caractère de Richard est également d’invention dans cette pièce et dans la précédente. Richard était beaucoup plus jeune que son frère Rutland dont on l’a fait l’aîné, et il ne peut avoir eu aucune part aux événements sur lesquels se fondent les deux pièces ; son caractère y est d’ailleurs bien annoncé et bien soutenu. Celui de Marguerite ne se dément point ; et celui de Henri, à travers les progrès de sa faiblesse et de son imbécillité, laisse encore apercevoir de temps en temps ces sentiments doux et pieux qui ont jeté sur lui de l’intérêt dans la première partie. Ces portions de son rôle appartiennent entièrement à Shakspeare, ainsi que la plus grande partie des méditations de Henri pendant la bataille de Towton, son discours au lieutenant de la Tour, sa scène avec des gardes-chasse, etc. ; ces morceaux ne se trouvent point ou sont à peine indiqués dans la pièce originale. Il est aisé de reconnaître les passages ajoutés, car ils se distinguent par un charme et une naïveté d’images que n’offre nulle part ailleurs le style de l’ouvrage original. Quelquefois aussi les endroits retouchés par Shakspeare, soit sur son ouvrage, soit sur celui d’un autre, se font remarquer par la recherche d’esprit qui lui est familière, et qui n’est pas ici compensée par cette conséquence et cette cohérence des images qui, dans ses bons ouvrages, accompagnent presque toujours ses subtilités. C’est ce qu’on peut remarquer, par exemple, dans les regrets de Richard sur la mort de son père ; il serait difficile de les attribuer à d’autres qu’à Shakspeare, tant ils portent son empreinte ; mais il serait également difficile de les attribuer à ses meilleurs temps, et leur imperfection pourrait servir encore à prouver que les trois parties de Henri VI, telles que nous les avons aujourd’hui, nous offrent, non pas Shakspeare corrigé par lui-même dans la maturité de son talent, mais Shakspeare employant le premier essai de ses forces à corriger les ouvrages des autres. Il a au reste beaucoup moins retouché cette pièce-ci que la précédente, qui probablement lui a paru plus digne de ses efforts ; excepté le discours de Marguerite avant la bataille de Tewksbury, une partie de la scène d’Édouard avec lady Gray, et quelques autres passages peu importants, on n’en peut guère ajouter d’autres à ceux qui ont déjà été cités comme appartenant entièrement à l’ouvrage corrigé. La plus grande partie de la pièce originale y est textuellement reproduite ; on y retrouve de même le décousu qui a pu frapper dans la première et la seconde partie. Les horreurs accumulées dans celle-ci ne laissent pas d’être peintes avec une certaine énergie, mais bien éloignée de cette vérité profonde que, dans ses beaux ouvrages, Shakspeare a su, pour ainsi dire, tirer des entrailles mêmes de la nature.
Notice sur La Vie et la Mort du roi Richard III
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome VIII, p. 3-6. Source : Gallica.
Richard IIl est l’un de ces hommes qui ont fait sur leur temps cette impression d’horreur et d’effroi toujours fondée sur quelque cause réelle, bien qu’ensuite elle porte à exagérer les réalités. Hollinshed le met au nombre de « ces personnes mauvaises qui ne vivront une heure exemptes de faire et exercer cruauté, méchef et outrageuse façon de vivre. » Sans doute, et la critique historique en a fourni la preuve, la vie de Richard a été chargée de plusieurs crimes qui ne lui ont pas appartenu ; mais ces erreurs et ces exagérations, fruit naturel du sentiment populaire, expliquent, sans la justifier, la bizarre fantaisie qu’a eue Horace Walpole de réhabiliter la mémoire de Richard, en le déchargeant de la plupart des crimes dont on l’accuse. C’est là une de ces questions paradoxales sur lesquelles s’échauffe l’imagination du critique qui s’en est laissé saisir, et où la plus ingénieuse discussion ne sert ordinairement qu’à prouver jusqu’à quel point l’esprit peut s’employer à embarrasser la marche simple et ferme de la vérité. Sans doute il ne faut pas juger un personnage de ces temps de désordre d’après les habitudes douces et régulières de nos idées modernes, et beaucoup de choses doivent être mises sur le compte de l’entourage d’hommes et de faits au milieu desquels apparaissent les caractères historiques ; mais lorsqu’à l’époque où a vécu Richard III, après les horreurs de la Rose rouge et de la Rose blanche, la haine publique va choisir un homme entre tous pour le présenter comme un modèle de cruauté et de perfidie, il faut assurément qu’il y ait eu dans ses crimes quelque chose d’extraordinaire, ne fût-ce que cet éclat que peut y ajouter la supériorité des talents et du caractère qui, lorsqu’elle s’emploie au crime, le rend à la fois plus dangereux et plus insultant.
L’opinion généralement établie sur Richard a pu contribuer au succès de la pièce qui porte son nom : aucun peut-être des ouvrages de Shakspeare n’est demeuré aussi populaire en Angleterre. Les critiques ne l’ont pas eu général traité aussi favorablement que le public ; quelques-uns, entre autres Johnson, se sont étonnés de son prodigieux succès ; on pourrait s’étonner de leur surprise si l’on ne savait, par expérience, que le critique, chargé de mettre de l’ordre dans les richesses dont le public a joui d’abord confusément, s’affectionne quelquefois tellement à cet ordre et surtout à la manière dont il l’a conçu, qu’il se laisse facilement induire à condamner les beautés auxquelles, dans son système, il ne sait pas trouver une place convenable.
Richard III présente, plus qu’aucun des grands ouvrages de Shakspeare, les défauts communs aux pièces historiques qui étaient avant lui en possession du théâtre ; on y retrouve cet entassement de faits, cette accumulation de catastrophes, cette invraisemblance de la marche dramatique et de l’exécution théâtrale, résultats nécessaires de tout ce mouvement matériel que Shakspeare a réduit, autant qu’il l’a pu, dans les sujets dont il disposait plus librement, mais qui ne pouvait être évité dans des sujets nationaux d’une date si récente, et dont tous les détails étaient si présents à la mémoire des spectateurs. Peut-être en doit-on admirer davantage le génie qui a su se tracer sa route dans ce chaos, et diriger à travers ce labyrinthe un fil qui ne s’interrompt et ne se perd jamais. Une idée domine toute la pièce, c’est celle de la juste punition des crimes qui ont ensanglanté les querelles d’York et de Lancaster. Exemple et organe à la fois de la colère céleste, Marguerite, par les cris de sa douleur, appelle sans cesse la vengeance sur ceux qui ont commis tant de forfaits, sur ceux même qui en ont profité ; c’est elle qui leur apparaît quand cette vengeance les a atteints ; son nom se mêle à l’effroi de leurs derniers moments, c’est sous sa malédiction qu’ils croient succomber autant que sous les coups de Richard, sacrificateur du temple sanglant dont Marguerite est la sibylle, et qui lui-même tombera, dernière victime de l’holocauste, emportant avec lui tous les crimes qu’il a vengés et tous ceux qu’il a commis.
Cette fatalité qui, dans Macbeth, se révèle sous la figure des sorcières, et dans Richard III sous celle de Marguerite, n’est cependant en aucune façon la même dans les deux pièces. Macbeth, entraîné de la vertu dans le crime, offre à notre imagination l’image effrayante de la puissance de l’ennemi de l’homme, puissance soumise cependant au maître éternel et suprême qui, du même coup dont il décide la chute, prépare la punition. Richard, agent bien plus direct, bien plus volontaire de l’esprit du mal, semble plutôt jouter avec lui que lui obéir ; et dans ce jeu terrible des pouvoirs infernaux, c’est comme en passant que s’exerce la justice du ciel jusqu’au moment où elle éclatera sans équivoque sur l’insolent coupable qui s’imaginait la braver en accomplissant ses desseins.
Cette différence dans la marche des idées se peint dans tous les détails du caractère et de la destinée des personnages. Macbeth, une fois tombé, ne se soutient que par l’ivresse du sang où il se plonge toujours davantage ; et il arrive à la fin fatigué de ce mouvement étranger à sa nature, désabusé des biens qui lui ont coûté si cher, et ne puisant que dans l’élévation naturelle de son caractère la force de défendre ce qu’il n’a presque plus le désir de conserver. Richard, inférieur à Macbeth pour la profondeur des sentiments autant qu’il lui est supérieur par la force de l’esprit, a cherché, dans le crime même, le plaisir d’exercer des facultés comprimées, et de faire sentir aux autres une supériorité ignorée ou dédaignée. Il trompe à la fois pour réussir et pour tromper, pour s’assujettir les hommes et pour se donner le plaisir de les mépriser ; il se moque de ses dupes et des moyens qu’il a employés pour les duper ; et à la satisfaction qu’il ressent de les voir vaincus, s’allie celle d’avoir acquis la preuve de leur faiblesse. Cependant ce qu’il en découvre ne suffit pas encore à la tyrannie de ses volontés ; la bassesse ne va jamais tout à fait aussi loin qu’il l’a conçu, et qu’il a eu besoin de le concevoir : obligé de sacrifier ensuite ce qu’il a d’abord corrompu, il faut que sans cesse il séduise de nouveaux agents pour abattre de nouvelles victimes. Mais arrive enfin le moment où ses moyens de séduction ne suffisent plus à surmonter les difficultés qu’il s’est créées, où l’appât qu’il peut présenter aux passions des hommes n’est plus de force à surmonter l’effroi qu’il leur a inspiré sur leurs intérêts les plus pressants ; alors ceux qu’il avait divisés pour les faire succomber l’un par l’autre se réunissent contre lui. Il se sentait trop fort pour chacun d’eux, il est seul contre tous, et il a cessé d’espérer en lui-même ; il se rend justice alors, mais sans s’abandonner, et, par un dernier effort, il se brise contre l’obstacle qu’il s’indigne de ne pouvoir plus vaincre.
La peinture d’un pareil personnage, et des passions qu’il sait mettre en jeu pour les faire servir à ses intérêts, offre un spectacle d’autant plus frappant qu’on voit clairement que l’hypocrisie de Richard n’agit que sur ceux qui ont intérêt à s’en laisser aveugler ; le peuple demeure muet à ces lâches appels par lesquels on l’invite à s’unir aux hommes en pouvoir qui vont donner leur voix pour l’injustice ; ou si quelques voix inférieures s’élèvent, c’est pour exprimer un sentiment général d’éloignement et d’inquiétude, et faire entrevoir, à côté d’une cour servile, une nation mécontente. L’attente qui en résulte, le pathétique de quelques scènes, la sombre énergie du caractère de Marguerite, l’inquiète curiosité qui s’attache à ces projets si menaçants et si vivement conduits, achèvent de répandre sur cet ouvrage un intérêt qui explique la constance de son succès.
Le style de Richard III est assez simple et, si l’on en excepte un ou deux dialogues, il offre peu de ces subtilités qui fatiguent quelquefois dans les plus belles pièces de Shakspeare. Dans le rôle de Richard, l’un des plus spirituels de la scène tragique, l’esprit est presque entièrement exempt de recherche.
Ce drame comprend un espace de quatorze ans, depuis 1471 jusqu’en 1485.
Il paraît avoir été représenté en 1597 : on avait, avant cette époque, plusieurs pièces sur le même sujet.
Notice sur Le Roi Henri VIII
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome VIII, p. 135-136. Source : Gallica.
Quoique Johnson mette Henri VIII au second rang des pièces historiques, avec Richard III, Richard II et le Roi Jean, cet ouvrage est fort loin d’approcher même du moindre de ceux auxquels l’assimile le critique. Le désir de plaire à Élisabeth, ou peut-être même l’ordre donné par cette princesse de composer une pièce dont sa naissance fût en quelque sorte le sujet, ne pouvait suppléer à cette liberté qui est l’âme du génie. L’entreprise de mettre Henri VIII sur la scène en présence de sa fille, et de sa fille dont il avait fait périr la mère, offrait une complication de difficultés que le poëte n’a pas cherché à surmonter. Le caractère de Henri est complètement insignifiant ; ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est l’intérêt que le poëte d’Élisabeth a répandu sur Catherine d’Aragon ; dans le rôle de Wolsey, surtout au moment de sa chute, se retrouve la touche du grand maître : mais il paraît que, pour les Anglais, le mérite de l’ouvrage est dans la pompe du spectacle qui l’a déjà fait reparaître plusieurs fois sur le théâtre dans quelques occasions solennelles. Henri VIII peut avoir pour nous un intérêt littéraire, celui du style que le poëte a certainement eu soin de rendre conforme au langage de la cour, tel qu’il était de son temps ou un petit nombre d’années auparavant. Dans aucun autre de ses ouvrages le style n’est aussi elliptique ; les habitudes de la conversation semblent y porter, dans la construction de la phrase, cette habitude d’économie, ce besoin d’abréviation qui, dans la prononciation anglaise, retranchent des mots près de la moitié des syllabes. On n’y trouve d’ailleurs presque point de jeux de mots, et, sauf dans un petit nombre de passages, assez peu de poésie.
Henri VIII fut représenté, à ce qu’on croit, en 1601, à la fin du règne d’Élisabeth, et repris, à ce qu’il paraît, après sa mort, en 1613. Il y a lieu de croire que l’éloge de Jacques Ier, encadré à la fin dans la prédiction qui concerne Élisabeth, fut ajouté à cette époque, soit par Shakspeare lui-même, soit par Ben Johnson à qui l’on attribue assez généralement le prologue et l’épilogue ; ce fut, dit-on, à cette reprise, en 1613, que les canons que l’on tirait à l’arrivée du roi chez Wolsey, mirent le feu au théâtre du Globe qui fut consumé en entier.
La pièce comprend un espace de douze ans, depuis 1521 jusqu’en 1533. On n’en connaît, avant celle de Shakspeare, aucune autre sur le même sujet.
Notice sur Titus Andronicus
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome VIII, p. 239-240. Source : Gallica.
On dit qu’à la première représentation des Euménides, tragédie d’Eschyle, la terreur qu’inspira le spectacle causa des fausses couches à plusieurs femmes ; je ne sais quel effet eût produit sur un auditoire grec la tragédie de Titus Andronicus ; mais, à la seule lecture, on serait tenté de la croire composée pour un peuple de cannibales, ou pour être représentée au milieu des saturnales d’une révolution. Cependant la tradition nous apprend que cette pièce, aujourd’hui repoussée de la scène, a excité à plusieurs reprises les applaudissements du parterre anglais. On ajoute même qu’en 1686, Ravenscroft la remit au théâtre avec des changements ; mais qu’au lieu d’en diminuer l’horreur, il saisit toutes les occasions de l’augmenter : quand, par exemple, Tamora massacre son enfant, le More dit : « Elle m’a surpassé dans l’art d’assassiner ; elle a tué son propre enfant, donnez-le-moi… que je le dévore. »
Titus Andronicus, tel que nous l’imprimons aujourd’hui, n’a déjà que trop de traits de cette force, et plusieurs fois, nous l’avouerons, un frémissement involontaire nous en a fait interrompre la révision.
Hâtons-nous de dire que presque tous les commentateurs ont mis en doute que cette pièce fût de Shakspeare, et quelques-uns en ont donné des raisons assez concluantes. Le style a une tout autre couleur que celle de ses autres tragédies ; il y a dans les vers une prétention à l’élégance, des abréviations vulgaires, et un vice de construction grammaticale, qui ne ressemblent en rien à la manière de Shakspeare. Qu’on lise, dit Malone, quelques lignes d’Appius et Virginia, de Tancrède et Sigismonde, de la bataille d’Alcazar, de Jéronimo, de Sélim, de Locrine, etc., et en général de toutes les pièces mises sur la scène avant Shakspeare, on reconnaîtra que Titus Andronicus porte le même cachet.
Ceux qui admettent Titus Andronicus au nombre des véritables ouvrages de Shakspeare sont obligés de considérer celui-ci comme la première production de sa jeunesse ; mais Titus Andronicus n’est point un coup d’essai ; on y reconnaît une habitude, un système calculé de composition. Cependant le troisième acte entièrement tragique, le caractère original, quoique toujours horrible, d’Aaron le More, quelques pensées, quelques descriptions, semblent appartenir à l’auteur du Roi Lear.
La fable qui fait le fond de Titus Andronicus est tout entière de l’invention du poëte ou de quelqu’un de ces compilateurs du treizième siècle, qui confondaient les lieux, les noms et les époques dans leurs prétendues nouvelles historiques.
On trouve aussi dans le recueil de Percy22, une ballade que quelques-uns ont cru plus ancienne que la pièce, ce qui n’est pas facile à décider : nous la plaçons en note.
Notice historique sur les poèmes de Shakspeare
Œuvres complètes de Shakespeare, traduction de François Guizot, nouvelle édition entièrement revue, avec une étude sur Shakspeare, des notices sur chaque pièce et des notes, Paris, Didier, 1863, tome VIII, p. 329-330. Source : Gallica.
Nous demandons pardon à l’ombre de Shakspeare de trahir le secret de ses premières compositions, si peu dignes de son grand nom ! Certes, dépouillés de l’harmonie du rhythme, ces poëmes vont paraître plus fades encore qu’ils ne le sont réellement, et l’on se demandera comment il est possible que les contemporains de Shakspeare citent plus souvent Vénus et Adonis, et Taryuin et Lucrèce, que les énergiques et gracieuses inspirations qui caractérisent son génie dramatique. Nos critiques dédaigneux vont crier au burlesque et nous accuser plus que jamais d’encenser l’idole informe d’un peuple sauvage ; nous oserons les renvoyer à la lecture des premières pièces de Corneille ; et leur citer ce passage de Voltaire
De relever mon sort sur les ailes d’Amour.Médée, scène Ire.
Ce vers est un exemple du mauvais goût qui régnait alors chez toutes les nations de l’Europe. Les métaphores outrées, les comparaisons fausses étaient les seuls ornements qu’on employât. On croyait avoir surpassé Virgile et le Tasse quand on faisait voler le sort sur l’aile de l’Amour les beautés vraies étaient partout ignorées. On a reproché depuis, à quelques auteurs, de courir après l’esprit. En effet, c’est un défaut insupportable de chercher des épigrammes quand il faut peindre la sensibilité chez ses personnages ; il est ridicule de montrer ainsi l’auteur quand le héros seul doit paraître au naturel mais ce défaut puéril était bien plus commun du temps de Corneille que du nôtre. La pièce de Clitandre, qui précéda Médée, est remplie de pointes. Un amant qui a été blessé en défendant sa maîtresse apostrophe ainsi ses blessures et leur dit
Blessures, hâtez-vous d’élargir vos canaux.Ah pour l’être trop peu, blessures trop cruelles,De peur de m’obliger vous n’êtes point mortelles,
Tel était le malheureux goût de ce temps-là.
Tel fut l’auteur de Cinna, et tel aussi l’auteur de Macbeth. Le poëme de Vénus et Adonis fut publié en 1593, et Médée représentée en 1635, c’est-à-dire quarante-deux ans plus tard. Nous ne devons donc point, pour juger le mérite de ces grands hommes, perdre de vue les règles qui étaient prescrites aux poëtes de leur siècle. Après cette réflexion indispensable, faisons grâce seulement à l’épisode du coursier d’Adonis, et à l’apparition de Brutus qui se révèle à ses amis étonnés, passages qui laissent deviner le poëte, et convenons avec Hazlitt que dans ces tributs offerts au goût de son temps par Shakspeare, tout supérieur qu’il était déjà à tous ses contemporains, si une belle pensée brille çà et là, elle se perd aussitôt dans un commentaire sans fin. Les personnages ont l’air d’avoir le loisir de faire des énigmes sur leur situation et s’amusent à la retracer en acrostiches et en anagrammes. Les allégories, les digressions, les arguties sentimentales, les jeux de mots, les pédanteries de dialectique, règnent seules dans ces premiers ouvrages de Shakspeare.
Ce seront encore là, pour quelques-uns, des défauts romantiques. Il est certain que ni Shakspeare ni son siècle, où régnait une princesse qui parlait latin, ne s’en doutaient ; ils croyaient pouvoir concilier cette poésie contre nature avec une passion véritable pour les auteurs de l’antiquité; dans le Trésor de l’Esprit (Wit’s treasure), publié en 1598, on trouve l’observation suivante
« De même que l’âme d’Euphorbe vivait, croyait-on, dans Pythagore, l’âme ingénieuse et tendre d’Ovide vit dans Shakspeare à la langue de miel ; témoin Vénus et Adonis, Lucrèce, etc., etc. » Le sujet de Vénus et Adonis fut probablement suggéré à Shakspeare par la description que fait Spencer des tapisseries d’un château, dans la Reine des Fées, chant III, ou par le court poëme d’Henri Constable, intitulé le Chant pastoral de Vénus et Adonis; Shakspeare n’a pas suivi l’histoire mythologique de Spencer, il a mieux aimé rendre Adonis insensible aux charmes de la beauté, il est même dédaigneux.
Le poëme de Lucrèce fut publié en 1594, un an après celui de Vénus et Adonis; il eut encore plus de succès. Nouvelle preuve du goût du temps. Déjà plusieurs auteurs des siècles gothiques avaient célébré la chaste Romaine, et Shakspeare a pu se dispenser de puiser aux sources premières.
Ces poëmes sont du reste les seuls ouvrages que Shakspeare ait publiés lui même.