I.
Ce qu’était Carrel, tous ceux qui l’ont connu le savent, et il ne leur est pas difficile, par la connaissance qu’ils ont du caractère de l’homme, de s’expliquer les phases différentes de sa destinée. Mais les générations venues depuis sa mort ne savent plus bien ce qu’était ce personnage intrépide et inachevé, si souvent invoqué comme chef dans les luttes politiques, cet écrivain dont il ne reste que peu d’ouvrages et un souvenir si supérieur à ce qu’on lit de lui. Carrel est pour eux tous un nom, une question, déjà une énigme. Qu’aurait-il fait s’il avait vécu, s’il avait assisté au triomphe de sa cause, de ce qui paraissait sa cause ? C’est ce qu’on s’est demandé bien des fois depuis quatre ans. Nous n’essayerons pas de répondre ni de rechercher ce qu’il aurait pu être : il nous a semblé pourtant qu’il n’était pas inopportun de rappeler ce qu’il a été.
Il y a deux manières d’aborder Carrel, même en ne portant dans cette étude aucune préoccupation de parti ni aucune passion politique. Il y a une manière plus poétique, plus généreuse peut-être, plus magnifique, qui consisterait à voiler les défauts, à faire ressortir les belles et grandes qualités, à l’en envelopper et à l’en couvrir, à l’accepter selon l’attitude si chevaleresque et si fière dans laquelle il aimait à se présenter à tous, à ses amis, au public, aux adversaires, et dans laquelle la mort l’a saisi. En un mot, je conçois qu’on puisse dire : La statue de Carrel est une statue funèbre ; laissons dans le grandiose de son attitude le gladiateur mourant, sans discuter sa blessure.
Mais il y a un autre point de vue, plus vrai, plus naturel et plus humain, qui, tout en laissant subsister les parties supérieures et de première trempe, permet de voir les défauts, d’entrevoir les motifs, de noter les altérations, et qui, sans rien violer du respect qu’on doit à une noble mémoire, restitue à l’observation morale tous ses droits. Ce dernier point de vue, en n’y entrant d’ailleurs qu’avec discrétion et réserve, est le seul qui nous convienne ici. Et puis, nous n’oublierons jamais que la statue reste debout dans le fond.
Armand Carrel, né à Rouen, le 8 mai 1800, d’une famille de marchands, apporta en naissant l’instinct militaire et je ne sais quoi du gentilhomme. Il fit ses études au lycée de Rouen, d’assez bonnes études malgré ses fréquentes distractions. Il avait une mémoire excellente, et on l’a entendu, en 1828, réciter sans se tromper tout un livre de l’Énéide qu’il n’avait pas relu depuis le collège. Sa vocation pour le métier des armes était telle, que son père dut céder à ses instances, et le jeune homme entra à l’École de Saint-Cyr. Il y fut bientôt noté comme mal pensant, c’est-à-dire comme pensant beaucoup trop à ces choses de la Révolution et de l’Empire que la Restauration avait brisées et qu’elle se flattait d’avoir abolies. Un jour le général d’Albignac, commandant de l’École, fit sortir des rangs Carrel sur lequel il avait reçu plus d’un rapport défavorable, et lui dit, ou à peu près :
Monsieur Carrel, on connaît votre conduite et vos sentiments ; c’est dommage que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tôt, vous auriez pu jouer un grand rôle dans la Révolution. Mais souvenez-vous que la Révolution est finie. Si vous ne tenez aucun compte de mon avertissement, nous vous renverrons à Rouen pour auner de la toile dans la boutique de monsieur votre père.
À quoi Carrel répondit : « Mon général, si jamais je
reprends l’aune de mon père, ce ne sera pas pour auner de la
toile. »
Il fut mis aux arrêts pour cette réponse. Cette aune,
reprochée ainsi publiquement, lui resta longtemps sur le cœur ; pourtant la
phrase de début du général d’Albignac : « C’est dommage
que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tôt »
,
réparait un peu l’impression en lui ; l’à-propos de sa propre réponse était
fait aussi pour le réconcilier avec ce souvenir, et il aimait plus tard à
raconter l’anecdote à ses heures de bonne humeur et de gaieté, en imitant le
ton de voix et les gestes du général11.
Entré sous-lieutenant dans le 29e de ligne, Carrel s’y
occupait à la fois des détails du métier et de la politique, alors si
fervente. C’était le temps des conspirations militaires contre la
Restauration (1820-1823), il y trempait, et ses chefs pourtant ne pouvaient
s’empêcher
de distinguer ce sous-lieutenant des
plus incommodes comme un jeune officier instruit, studieux et plein
l’avenir. Étant en garnison à Marseille, il allait quelquefois à Aix pour y
visiter les étudiants et tâcher d’en rallier le plus qu’il pourrait à la
bonne cause. Un jour, dans un dîner où il s’était dit des propos de tout sel
et de toute couleur comme il arrive entre jeunes gens, Carrel, qui avait
laissé passer toutes ces grossièretés, se leva et se mit à débiter avec âme
l’Ode sur le vaisseau Le Vengeur. À l’instant, me dit
un des convives, l’esprit de la réunion changea et s’épura, les cœurs
s’élevèrent ; il avait obtenu ce qu’il désirait. Ce qui frappe chez Carrel
en tous temps, c’est la tenue calme, sérieuse, la dignité naturelle qui
contrastait avec plus d’un milieu où il se trouva. Prenez-le à l’autre
extrémité de sa carrière : il est dans les bureaux du National, c’est au lendemain ou à la veille de quelque journée de
parti ; on lui annonce une députation de citoyens ; l’un
d’eux entre et débute brusquement : « Citoyen Carrel, nous… »
— « Donnez-vous la peine de vous asseoir, messieurs »
,
dit froidement Carrel avec une politesse marquée.
— « Citoyen… »
— « Mais asseyez-vous donc,
messieurs »
, reprend Carrel en montrant de la main des sièges,
et il force, par ce simple accueil, ses interlocuteurs à changer de ton et à
se rapprocher du sien.
C’est ainsi que partout il prend et garde sa place : au bivouac, en Espagne, il s’isole et ne permet point la familiarité, sauf à offrir d’échanger un coup de sabre avec l’indiscret qui le dérangera ; et là où il n’a plus de sabre, dans les prisons de Toulouse ou de Perpignan, il tient également à distance et en respect la compagnie assez mêlée qui s’y rencontre. Partout où il est, le cercle se fait naturellement autour de lui.
La guerre d’Espagne, entreprise par la Restauration et tant discutée à l’avance, commençait enfin : c’était une grande épreuve à laquelle l’armée allait être soumise. Carrel, qui espérait bien que l’épreuve tournerait contre ceux qui la tentaient, fut désigné pour rester au dépôt de son régiment, c’est-à-dire pour ne pas faire la campagne : ce n’était véritablement pas une grande injustice. Mais il prit ce prétexte pour envoyer sa démission, et, peu de jours après (mars 1823), il partait sur un bateau-pêcheur pour Barcelone, où il offrait ses services et son épée à la cause constitutionnelle espagnole.
Une quantité de Piémontais, de Polonais, anciens militaires de l’Empire, et un moindre nombre de Français, se trouvaient réunis dans cette ville ; ils y furent organisés en légion, sous l’aigle et le drapeau tricolore, par le colonel Pacchiarotti, officier piémontais d’un grand caractère, et dont Carrel ne s’est jamais souvenu depuis qu’avec un sentiment profond : il le citait toujours quand il parlait des hommes créés pour commander aux autres hommes. Se battre contre son pays est toujours une chose grave, et Carrel, si délicat en telle matière, dut le sentir autant que personne. Un homme sage, mêlé autrefois à ces guerres de parti, m’indique avec précision le point de conscience resté un peu sensible chez Carrel, et en même temps les circonstances qui triomphèrent de son scrupule. Les comités directeurs avaient dit aux libéraux français qu’ils envoyaient en Espagne :
Vous vous organiserez militairement ; vous vous présenterez devant le front de la division française qui vous fera face ; vous recevrez sans y répondre le feu de l’avant-garde, qui sera probablement contre vous, mais le gros de l’armée ne tardera pas à se rallier autour de votre drapeau.
C’est ce que tirent exemplairement les réfugiés français de la
Bidassoa, placés sous les ordres du colonel Fabvier ; ils exécutèrent la
consigne politique qui leur avait été
donnée, et
qui conciliait à la fois jusqu’à un certain point les devoirs de
l’insurrection et le respect dû à la patrie : ils firent, en un mot, de
l’insurrection passive. « Ils vinrent sur la
Bidassoa agiter inutilement aux yeux de nos soldats des couleurs
oubliées, et, avant d’enterrer ce drapeau qui trompait leurs espérances,
ils crurent lui devoir cet honneur d’être encore une fois mitraillés
sous lui. »
C’est Carrel qui parle de la sorte. Quant à lui, qui
probablement eût fait de même s’il se fût trouvé avec eux, il se vit, en
débarquant en Catalogne, jeté dans un groupe tout différent ; il y rencontra
des militaires la plupart étrangers, bien qu’ayant fait partie autrefois des
armées de l’Empire, des Italiens, des Polonais, qui n’étaient liés par aucun
scrupule envers la France du drapeau blanc. Son instinct de guerre le
poussait à entrer dans leurs rangs : la peur de paraître avoir peur l’y
obligeait. Le point d’honneur que nous retrouverons si souvent, et
quelquefois si fatalement, dans sa vie, passa donc ici avant cette grande
loi, la plus sûre de toutes, qui prescrit de ne point porter les armes
contre son pays, dût-on faire le sacrifice de quelques-unes de ses idées. En
repoussant avec indignation le nom de transfuge, il acceptait le nom de
réfugié ou même d’émigré français pour cette époque de sa
vie. Il résulta toujours de cette situation personnelle et du sentiment très
chatouilleux qu’elle avait créé en lui, une assez grande indulgence, plus
grande qu’on ne l’aurait attendue de sa part, dans ses jugements sur les
émigrés de couleurs différentes, pourvu qu’ils fussent braves et gens
d’honneur.
Dans un des articles sur la guerre d’Espagne que Carrel inséra en 1828 à la
Revue française, il a raconté avec intérêt et vivacité
l’épisode de ce petit corps étranger dont il faisait partie, ses combats,
ses vicissitudes, et sa presque extermination devant Figuières ; les
quelques
débris survivants n’échappèrent que grâce
à une capitulation généreusement offerte par le général baron de Damas, et
qui garantissait la vie et l’honneur des capitulés (16 septembre 1823) :
« Quant à ceux des étrangers qui sont Français, était-il dit dans
la convention rédigée le lendemain, le lieutenant général s’engage à
solliciter vivement leur grâce ; le lieutenant général espère
l’obtenir. »
Rentré en France à la suite de cette capitulation avec l’épée et l’uniforme, Carrel se vit arrêté à Perpignan et traduit devant un conseil de guerre. Le premier conseil de guerre s’étant déclaré incompétent, il fut traduit devant un second, qui eut ordre de passer outre, et il fut condamné à mort. Là-dessus il se pourvut à la fois en cassation et en révision. Disons vite que l’intention du gouvernement d’alors ne paraît jamais avoir été que l’arrêt de mort fût exécuté : le baron de Damas, devenu▶ à ce moment ministre de la Guerre, croyait pouvoir répondre de la grâce et de la clémence du roi ; mais c’était une grâce, et Carrel, fort de la capitulation et des paroles données, croyait pouvoir réclamer pour lui et pour ses compagnons de fortune un droit. Ici, on le retrouve ce qu’il sera toute sa vie, combattant pied à pied, un peu formaliste, tenant à n’avoir pas eu un tort, retranché dans la question de droit, disputant le terrain comme il aurait pu le faire avec Mina dans les plis et replis des montagnesa, tendant la situation au risque de la briser, jouant sa tête en toute témérité et bonne grâce plutôt que de se laisser entamer de l’épaisseur d’un cheveu ; en un mot, si j’ose le dire, à la fois chevaleresque et raisonneur comme le sont certains héros de son compatriote Corneille. Il ne lui suffisait pas d’avoir, en définitive, la vie sauve, il voulait avoir l’honneur sauf comme il l’entendait, et ne rien devoir de plus que ce qui avait été militairement stipulé. Cependant l’intérêt pour lui dans le public était extrême : sa jeunesse, sa fierté, sa constance à souffrir dans la prison, sa tenue ferme et simple aux audiences, son élévation naturelle de langage, ce quelque chose de contenu qu’il eut toujours et qui ne s’échappait que par éclairs, excitaient une sympathie universelle. Ses deux avocats, M. Isambert et M. Romiguières, lui donnaient les meilleurs conseils dans l’intérêt de sa défense et avaient peine à le faire plier. Traduit devant un dernier conseil de guerre à Toulouse, il s’obstinait à vouloir plaider l’incompétence : M. Romiguières ne l’amena qu’après bien des efforts à un système de défense plus pratique, et il réussit à le faire acquitter (juillet 1824).
Carrel, libre enfin et n’ayant rien abjuré, vint à Paris pour y tenter une carrière ; militaire, il ne pouvait plus songer à l’être ; avocat, il n’avait pas fait sa philosophie et n’était point bachelier. Il n’y avait plus qu’à être homme de lettres, et il le fut, on va voir avec quelle distinction, quoique ce n’ait jamais été pour lui qu’une carrière provisoire en quelque sorte, et en attendant mieux. Il est de ces hommes qui se sentent et même qui paraissent toujours à la gêne par quelque côté, tant qu’ils ne sont pas en plein dans le champ de l’action.
Qu’aurait été Carrel à l’œuvre, et s’il lui avait été donné enfin d’agir et de se produire au grand soleil, comme cela serait arrivé s’il avait vécu douze années de plus ? La fortune n’a point permis la réponse à cette question. On ne saurait que la poser, et c’est déjà un honneur pour celui qui la suscite. Il ne lui fut point donné de faire acte dans l’histoire ; mais l’histoire du moins le nommera en passant, comme l’un de ceux sur lesquels elle avait droit de compter pour l’avenir.
Carrel ne fut donc qu’homme de lettres, et bientôt journaliste ; et, comme tel, sa carrière se partage en deux parties bien distinctes. Il tâtonna, il s’essaya, il ne donna point sa mesure entière de talent tant qu’il ne fut point en chef et maître de tous ses mouvements : c’est sa première période jusqu’en août 1830. La révolution de 1830, en détachant du National MM. Thiers et Mignet, les deux rédacteurs jusqu’alors les plus en vue, démasqua en quelque sorte Carrel. À partir de ce jour, il ◀devint▶ plus hardi, plus content, plus dégagé, à mesure que la responsabilité s’aggravait et qu’elle ne reposait que sur lui seul. Il était évidemment de ceux qui, plus ou moins éclipsés au second rang, ne brillent naturellement qu’au premier. Cette sérénité trop passagère, cette liberté d’allure, dont il fit preuve quelque temps au milieu des luttes de chaque jour, s’altéra de nouveau en lui vers la fin, quand les difficultés de la situation ◀devinrent▶ plus fortes et que les gênes de toutes parts recommencèrent. Nous ne le prendrons aujourd’hui que dans ce que j’appelle sa période d’essai et de tâtonnement.
Mais, à toutes les périodes de sa carrière, et même aux plus brillantes, selon moi, une remarque littéraire est à faire, et elle s’étend sur l’ensemble du jugement. L’homme de plume, chez Carrel, est toujours doublé d’un homme d’épée très présent, et d’un homme d’action en perspective : seul, l’homme de lettres, si on ne le prenait que par ses phrases écrites, serait un peu inférieur à sa réputation méritée. Je veux m’expliquer plus clairement : si un véritable homme de lettres, bien simple, bien modeste, bien consciencieux, mais étranger à l’action, mais ne sachant ni payer de sa personne, ni représenter en Cour des pairs ou en cour d’assises, ni tenir tête aux assaillants de tout genre et de tout bord, ni dessiner sa poitrine avec cette noblesse dans le danger, avait écrit du fond de son cabinet la plupart des choses excellentes que Carrel a écrites (j’entends excellentes, littérairement parlant), il ne passerait, selon moi, que pour un bon, un estimable, un ferme, un habile et véhément écrivain ; mais il n’eût jamais excité les transports et les ardeurs qui accueillirent les articles de Carrel : c’est qu’avec lui, en lisant et en jugeant l’écrivain, on songeait toujours à l’homme qu’on avait là en présence ou en espérance, à cette individualité forte, tenace, concentrée, courageuse, de laquelle on attendait beaucoup. Écrire, pour Carrel, n’était évidemment que son second rôle (le premier lui manquant) ; tenir la plume pour lui n’était que sa seconde préférence.
Il lui fallut même quelque effort pour s’y plier. Arrivé à Paris, il fut très
vivement recommandé à M. Augustin Thierry, qui achevait alors son Histoire de la conquête d’Angleterre. M. Thierry l’eut
quelque temps pour secrétaire, en voilant ce que ce titre avait d’inférieur
par beaucoup d’attentions et de délicatesse. Carrel, à l’école de ce maître,
exerça et fortifia ses qualités fermes et précises, et s’accoutuma à ne
jamais les séparer de l’idée qu’il se formait du talent. Il composa pour la
collection des « Résumés historiques » deux petites histoires, l’une d’Écosse et l’autre des Grecs modernes
(1825). Dans des cadres si restreints et si commandés, il n’y avait guère
d’espace pour déployer d’autres mérites que ceux de la concision et de
l’exactitude. Vers le même temps, Carrel donnait quelques articles au
recueil intitulé Le Producteur, et dans lequel les
écrivains, disciples de Saint-Simon, sous leur première forme scientifique,
essayaient le développement de leurs doctrines. Je lis, dans le numéro 10,
un article de Carrel où, à l’occasion d’une brochure de M. de Stendhal
(Beyle), il relève les légèretés de ce railleur, et venge la doctrine de ses
nouveaux amis. Il les justifie du reproche de vouloir matérialiser la
société ; il y montre les travailleurs comme n’étant pas simplement une
classe dans la société, mais
la société même :
« Le travail, dit-il, dont l’ingénieux Franklin
fit toute la science du bonhomme Richard, sera le dernier réformateur de
la vieille Europe. Les progrès des lumières et du bien-être feront
germer des vertus publiques là où il n’y a trop longtemps eu que des
vertus privées. »
Il ne craint pas d’avancer que Saint-Simon
dans cette voie est un précurseur, bien qu’on n’ait point à répondre de
toutes ses pensées :
Nous avons été précédés dans cette carrière, dit-il, par un publiciste dont nous ne craignons pas de paraître les disciples. Toutefois nous n’avons usé qu’avec une extrême sobriété des pensées échappées à cette âme dévorée du besoin d’être utile. Nous avons distingué celles des opinions de Saint-Simon dont l’application est déjà possible, de celles qu’une prévision trop active n’a pu entourer de certitude, et dont la réalisation appartient à une époque beaucoup plus éloignée de nous. Et cependant, c’est de ces dernières que M. de Stendhal s’est toujours servi contre nous. Nous ne nous chargeons pas de répondre à toutes les excellentes plaisanteries lancées par lui contre un homme qu’il faudrait placer au rang des bienfaiteurs de l’humanité, n’eût-il établi qu’une vérité, celle qui nous sert d’épigraphe : « L’âge d’or, qu’une aveugle tradition a placé jusqu’ici dans le passé, est devant nous. »
Carrel donna encore dans Le Producteur quelques autres articles de polémique, et il en fit aussi sur le commerce de la Grèce moderne, à le considérer sous un rapport de régénération politique et morale pour cette nation. Je crois pourtant que ce serait attribuer trop de portée à cette collaboration de sa jeunesse que d’y voir un commencement de doctrine sociale suivie, à laquelle il serait revenu dans sa période républicaine finale. Il y avait dans la pure doctrine saint-simonienne, toute pacifique et industrielle, quelque chose qui était antipathique avant tout à l’humeur guerrière et à la susceptibilité nationale de Carrel. Homme d’occasion et de lutte sur un terrain déterminé, habile à profiter du moindre pli, et sachant en définitive autant que personne combien la fortune et l’humeur gouvernent le monde, il était disposé par sa nature d’esprit à considérer les conceptions générales comme des rêves. On chercherait vainement dans l’ensemble de ses écrits une idée nouvelle de réformation radicale et un plan d’avenir. Ce n’est qu’un homme d’un sens ferme et d’une logique serrée, défendant pied à pied et au jour le jour le gouvernement constitutionnel représentatif, d’abord sous forme de monarchie, plus tard sous forme de république. Il répugnait à tout ce qui aurait modifié profondément le rapport des classes, la base des fortunes, l’assiette de l’impôt : les preuves, en avançant, ne manqueront pas.
MM. de La Fayette, d’Argenson et d’autres de la petite Église républicaine de la Restauration, eurent vers ce temps (1826) l’idée de fonder une Revue américaine, destinée à faire connaître et, s’il se pouvait, à faire admirer les républiques du nouveau continent, tant celles du Nord que celles du Sud et de l’Équateur. Carrel fut chargé, sous la surveillance des actionnaires, de la rédaction de ce recueil, qui n’eut, je crois qu’un volume. L’ennui qu’il ressentait de ce travail ingrat fut profond ; il ne le dissimulait point à ses amis, et il l’a laissé glisser jusque dans les pages toutes pesantes de matériaux et où l’on chercherait vainement un seul éclair. Voir dans cette rédaction de La Revue américaine une preuve de ses opinions républicaines préexistantes, c’est lui prêter une théorie rétroactive. La Revue américaine de 1826 fut pour lui une besogne, et rien autre chose.
Il était plus dans sa voie et dans le courant naturel de ses idées quand il
composait l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre sous
Charles II et Jacques II, publiée en 1827. Ce volume d’histoire
pouvait sembler, à cette date, un pamphlet d’allusion et de circonstance. Il
est évident, dès les premières lignes, que c’est une leçon à l’usage de la
France que l’historien a voulu donner.
Ces Stuarts,
ce sont les Bourbons ; le rappel de Charles II par Monk, par Ashley-Cooper
et le Parlement, c’est le rappel des Bourbons par M. de Talleyrand, par le
Sénat et le gouvernement provisoire. L’imprévoyance des deux côtés est la
même : la déclaration de Breda, comme la déclaration de Saint-Ouen, ou comme
les promesses venues d’Hartwell qui avaient précédé, est acceptée sur
parole ; on ne stipule point les droits, on accepte comme octroyé ce qui
aurait pu être l’objet d’un contrat. De là, selon l’historien, une position
fausse, une lutte prolongée dans laquelle aucun des adversaires ne part du
même principe, et qui n’a de solution possible que dans l’expulsion de la
branche légitime. L’Angleterre, en détrônant Jacques II et en mettant en sa
place Guillaume d’Orange, n’a fait que tirer la conclusion et a fini par
comprendre « que, pour conserver la royauté avec avantage, il fallait
la régénérer, c’est-à-dire la séparer du principe de la
légitimité »
.
Cette phrase, qui mettait la pensée trop à découvert, et qui indiquait trop nettement pour la France la solution d’Orléans comme le dénouement naturel de la lutte engagée, était d’abord dans l’introduction de l’ouvrage ; elle fut supprimée, et on fit un carton dans lequel elle ne se retrouve pas. J’ai sous les yeux les deux imprimés.
Ce seul ouvrage déposerait, au besoin, des sentiments et des vœux de Carrel
dans cette période de sa carrière : substituer à une royauté légitime, et qui se croyait de droit divin, une royauté consentie. Ses vœux n’allaient point au-delà, et c’était
déjà une grande hardiesse aux yeux de beaucoup de ses amis. « Et que
mettrez-vous à la place de la monarchie légitime ? »
lui disait
l’un d’eux, tout inquiet aux approches de juillet 1830. — « Eh ! mon
cher ami ! répondit Carrel, nous mettrons en place la monarchie administrative. »
Ce n’était qu’une autre
version, une variante de ce qu’il disait en 1827
dans l’introduction de son livre sur la Contre-Révolution
d’Angleterre.
L’ouvrage, qui est d’un tissu solide et substantiel, fit peu de sensation,
malgré ses tendances, et ne méritait pas d’en faire. Il n’a ni éclat ni
entraînement ; on y voudrait de la lumière et du relief ; le récit de
l’historien n’est pas même clair toujours, à force d’être dense et continu ;
c’est à la fois calcul et prudence chez lui jusque dans la hardiesse, et ce
sera aussi un procédé habituel involontaire. Napoléon, quand il livrait une
bataille, portait ses forces sur un point principal : « Le nœud de la bataille est là »
, disait-il. On ne voit
pas assez dans l’uniformité du récit de Carrel où est le nœud de l’action,
et ce qu’il en veut dégager pour l’instruction, sinon pour l’agrément du
lecteur. Il semble, durant tout ce livre, n’avoir voulu faire qu’une marche
couverte. Il y a d’ailleurs beaucoup de bonnes idées, de bons jugements de
détail, bien dits, fermement pensés, et qui sentent le politique. Il dira de
Cromwell, au moment où il se saisit du pouvoir, en chassant les indépendants :
Il fut heureux pour l’Angleterre qu’un tel homme prît sur lui la responsabilité d’une violence inévitable, parce que l’ordre vint de l’usurpation au lieu de l’anarchie, et que l’ordre était nécessaire. Partout et dans tous les temps, ce sont les besoins qui ont fait les conventions appelées principes, et toujours les principes se sont tus devant les besoins.
Ce mot de besoins revient trop souvent, ainsi que celui de nécessités, de terrain, de résultats, d’éléments. Ces termes abstraits et doctrinaires étaient alors reçus, et je ne les relève chez un des bons écrivains de l’école historique que parce que les chefs de cette école et lui-même se montraient alors des plus sévères contre les écrivains qui appartenaient à l’école qu’on appelait d’imagination, et qu’ils se considéraient par rapport à ceux-ci comme infiniment plus classiques. Mais employer ces termes désagréables et ternes, c’était aussi une manière bien sensible de ne pas être du siècle de Louis XIV12. Carrel, au reste, dès que sa passion fut en jeu, sut très bien éclaircir son style et le débarrasser de cette teinte grise qu’il ne revêtait qu’en sommeillant.
Les premiers morceaux très remarqués de lui furent les deux articles qu’il donna à la Revue française (mars et mai 1828) sur l’Espagne et sur la guerre de 1823. Il s’y élevait à des vues générales qui embrassaient toute la politique et la civilisation de ce pays ; mais surtout il y exposait la campagne de Mina en Catalogne, et les aventures de la Légion libérale étrangère, avec feu, avec une netteté originale et une véritable éloquence ; on sentait qu’il ne manquait à ce style un peu grave et un peu sombre, pour s’éclairer et pour s’animer, que d’exprimer ce que l’auteur avait vu et senti. C’était l’homme d’action qui n’arrivait au style qu’après bien des fatigues et des marches. Mais qu’importe, s’il remportait finalement la victoire ? Parlant du beau caractère de ce colonel piémontais Pacchiarotti, qui avait succombé devant Figuières dans sa protestation impuissante pour les souvenirs de l’Empire :
Les choses, disait Carrel, dans leurs continuelles et fatales transformations, n’entraînent point avec elles toutes les intelligences ; elles ne domptent point tous les caractères avec une égale facilité, elles ne prennent pas même soin de tous les intérêts ; c’est ce qu’il faut comprendre, et pardonner quelque chose aux protestations qui s’élèvent en faveur du passé. Quand une époque est finie, le moule est brisé, et il suffit à la Providence qu’il ne se puisse refaire ; mais des débris restés à terre, il en est quelquefois de beaux à contempler.
L’homme qui s’exprimait de la sorte était déjà un écrivain d’un ordre élevé et n’avait plus qu’à poursuivre.
J’ai omis de dire, parmi les tentatives précédentes de Carrel, qu’il avait essayé avec deux hommes, ◀devenus▶ depuis des administrateurs distingués13, de fonder une librairie ; il y eut commencement d’exécution, mais point de suite.
Sautelet, qui avait pris le même parti et qui y persévérait, ayant recueilli
en 1829 les Œuvres complètes de Paul-Louis Courier,
demanda à Carrel une notice qui est un des bons morceaux de la littérature
critique de cette époque. En jugeant un homme qui s’était formé seul à
l’étude dans la vie des camps, Carrel, pour en donner la clef, n’avait qu’à
s’interroger lui-même : mais, au milieu de tous les rapports d’originalité
et d’indépendance qu’il pouvait se sentir avec Courier, il y avait un point
sur lequel le désaccord était trop vif pour qu’il s’interdît de l’indiquer.
Courier, peu zélé de tout temps pour le métier des armes et pour la gloire
militaire, avait déserté son poste à l’heure de Wagram. Carrel, à travers
tous les égards qu’un biographe doit à son auteur, ne put dissimuler son
impression sur ce qu’il appelait cette équipée. Il
attribuait à la honte secrète qu’en ressentait Courier l’exagération avec
laquelle il avait toujours nié, depuis, le génie des héros et des grands
capitaines. Combien de théories ne viennent
ainsi
qu’en sous-œuvre et après coup, et comme en aide à nos actes passés, à nos
faiblesses secrètes ! Mme Courier aurait bien désiré que
le passage où se trouvait le mot d’équipée fût modifié et
adouci, et elle visita Carrel : « Je vis là pour la première fois
Mme Courier, me dit un témoin fidèle, et je
n’oublierai jamais ni l’esprit avec lequel elle défendit sa thèse, ni la
grâce parfaite de Carrel, maintenant son dire et son
jugement. »
Nous avançons lentement avec Carrel ; c’est que ce n’est pas un talent littéraire tout simple ni de première venue : c’est un esprit éminent, un caractère supérieur qui s’est tourné par la force des choses aux lettres, à la politique, qui s’y est appliqué avec énergie, avec adresse, et finalement avec triomphe, mais qui était plus fait primitivement, je le crois, pour ◀devenir▶ d’emblée un des généraux remarquables de la République et de l’Empire. Ce général (s’il l’avait été, en naissant vingt-cinq ans auparavant) aurait certainement écrit tôt ou tard ; il aurait raconté ses campagnes, les guerres dont il aurait été témoin et acteur, comme on l’a vu faire à un Gouvion Saint-Cyr ou à tel autre capitaine de haute intelligence ; mais ici, dans l’ordre littéraire ou historique, ce n’est pas seulement ce qu’il a senti et ce qu’il a fait que Carrel doit exprimer ; il est obligé d’accepter des sujets qui ne le touchent que par un coin, de s’y adapter, de s’y réduire, d’apprendre l’escrime de la plume, la tactique de la phrase ; il y ◀devient peu à peu habile, et, dès qu’un grand intérêt et la passion l’y convieront, il y sera passé maître. Pourtant l’effort longtemps est sensible et comme accusé.
La fondation du National, en janvier 1830, allait élargir pour Carrel le nouveau champ d’action et de manœuvre où il essayait de se naturaliser ; mais ce ne fut point tout d’abord qu’il s’y sentit à l’aise, et il n’y eut point dès le premier jour ses coudées franches. Il dut subir les conditions un peu inégales de cette association militante dont il avait, assure-t-on, conçu la première idée. MM. Thiers, Mignet et Carrel devaient avoir successivement la direction de la feuille, et les deux premiers, comme plus en vue et plus connus du public, devaient commencer ; Carrel ne serait venu comme directeur qu’à sa date, c’est-à-dire en troisième lieu, la troisième année probablement. On a essayé de dire qu’il y avait désaccord de vues politiques dès l’origine entre Carrel et ses deux amis : le plus simple examen, la lecture des articles que Carrel inséra dans le journal durant toute cette année 1830, avant et depuis les événements de Juillet, suffit pour détruire cette assertion. Mais ce qui est vrai peut-être, c’est que l’humeur de Carrel était alors plus ombrageuse et plus difficultueuse que ses principes mêmes. Il souffrait de n’être pas mis tout à fait sur la même ligne que ses deux amis ; il en souffrait et vis-à-vis du public et vis-à-vis d’eux-mêmes qui, peut-être, tout en étant et se croyant bons camarades, n’allaient pas assez au-devant de ses susceptibilités cachées. Il semblait admis alors dans les bureaux du National que Carrel était très bon pour faire un article à loisir, à tête reposée ; mais, dès qu’il fallait payer de sa plume, c’était M. Thiers qui prenait les devants et qui ouvrait l’attaque. Carrel, comme le font volontiers les gens capables, fiers et un peu bilieux, dont on doute, se retirait d’autant plus et ne se proposait pas : il dut accumuler ainsi bien des mécontentements secrets, qui plus tard s’exhalèrent.
Et puis, médecins, moralistes, vous tous qui ne faites pas des oraisons funèbres, n’oubliez pas ceci : il avait eu précédemment une maladie de foie assez grave, et il en avait gardé de l’irritabilité.
On le trouve très remarquable cependant, à y regarder de près, dès cette première partie un peu contrainte de sa rédaction au National et avant les événements de Juillet, depuis l’article sur la mort de Rabbe, qui est dans le premier numéro (3 janvier 1830), jusqu’à celui sur Vandamme, qui est du 23 juillet. C’est là que son talent se déclare déjà tout formé dans ce qui le qualifiera proprement, et qu’il est curieux de le suivre. Un exemplaire unique du National, dans lequel les noms des auteurs sont indiqués d’une manière authentique au bas des articles (presque tous alors anonymes), me permettra de l’étudier durant ce laps de six mois et de le présenter au public avec certitude.
Mais, auparavant, j’ai à parler d’un article qu’il donna à la Revue de Paris en juin 1830, et qui, sous ce titre : « Une mort volontaire », contenait des réflexions inspirées par le suicide du jeune et malheureux Sautelet. Carrel commence en rappelant les vers de Virgile sur le groupe sinistre des suicides : tout ce début de l’article est triste et morne, méditatif, un peu austère, et d’une morale qui, en restant purement philosophique, n’incline pourtant pas trop à l’indulgence. Puis peu à peu la figure de l’infortuné jeune homme apparaît ; un rayon de vie descend. Cette physionomie gracieuse et pure, cette jeune tête riante et chauve de Sautelet se dessine avec beaucoup de finesse, et même par moments avec un éclair de gaieté ; puis l’analyse reprend, exacte, sévère, presque impitoyable. Pour mieux dégoûter du suicide, l’ami ne craint pas de nous montrer l’impression d’horreur que cause même aux indifférents la vue d’un homme jeune et beau, d’une noble créature qui a ainsi attenté contre elle-même, et qui a tout fait pour dégrader et dévaster son image (jusque dans les traits qu’une mort ordinaire et naturelle sait respecter. Il ne craint pas d’étaler ce spectacle épouvantable. Il fait plus, il remonte aux heures qui ont précédé ; il suit le malheureux dans ses derniers instants, dans ses lents préparatifs ; il nous fait assister à la lutte et à l’agonie qui a dû précéder l’acte désespéré ; il y a là une scène de réalité secrète, admirablement ressaisie :
Quand on a bien connu ce faible et excellent jeune homme, on se le figure hésitant jusqu’à sa dernière minute, demandant grâce encore à sa destinée, même après avoir écrit quinze fois qu’il s’est condamné, et qu’il ne peut plus vivre. Sans doute il a pleuré amèrement et longtemps sur le bord de ce lit où il s’est frappé. Peut-être il s’est agenouillé pour prier Dieu, car il y croyait ; il disait que la création serait une absurdité sans la vie future. Ses mains auront chargé les armes sans qu’il leur commandât presque, et, pendant ce temps, il appelait ses amis, sa mère, quelque objet d’affection plus cher encore, au secours de son âme défaillante. Il était là, s’asseyant, se levant avec anxiété, prêtant l’oreille au moindre bruit qui eût pu suspendre sa résolution ou la précipiter. Une fenêtre légèrement entrouverte près de son lit a montré qu’après avoir éteint sa lumière et s’être plongé dans l’obscurité, il avait fait effort pour apercevoir un peu du jour qui naissait et qui ne devait plus éclairer que son cadavre… Enfin, il a senti qu’il était seul, bien seul, abandonné de tout sur la terre ; qu’il n’y avait plus autour de lui que les fantômes créés par ses derniers souvenirs. Il a cherché un reste de force et d’attention pour ne se pas manquer, et sa main a été sûre…
Certes, si jamais une lecture peut dégoûter du suicide une âme mâle et ferme, c’est la lecture de cet article de Carrel. Hélas ! ce qu’il dit là contre le suicide ne pourrait-on pas en partie le dire aussi contre le duel, qui n’est souvent qu’une autre forme de suicide, comme cela fut trop vrai de lui qui écrit et de son cas suprême ?
Dans ces pages de Carrel sur Une mort volontaire, il a passé comme un frisson d’épouvante. C’est un bel article, sombre, fier, tendre sans faiblesse, moral sans déclamation, et comme avait seul le droit de l’écrire un homme qui avait sondé la vie et vu plus d’une fois en face la mort. — J’ai suivi jusqu’à présent Carrel un peu au hasard, et je me suis essayé comme lui : j’ai hâte de me recueillir à son sujet et de rejoindre sa vraie ligne, comme il fit bientôt en devenant tout à fait lui-même.