(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451
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(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

I.

Gibbon est à certains égards un écrivain français, et il a de droit sa place marquée en notre xviiie  siècle. Dans le séjour qu’il fit à Lausanne, jeune, de seize à vingt et un ans, il s’apprit tout à fait à penser en français, à ce point que les lettres en anglais qu’il écrivait pendant ce temps sont de quelqu’un qui ne sait plus bien sa langue. Plus tard, retourné en Angleterre, le premier essai qu’il publia (Essai sur l’étude de la littérature, 1761) est écrit en français. Poussé par sa vocation d’historien et cherchant encore son sujet, il entreprend avec son ami Deyverdun une Histoire générale de la république des Suisses (ce même thème héroïque que Jean de Müller traitera bientôt), et Gibbon avait déjà composé l’introduction en français : il fallut que l’illustre historien David Hume le rappelât à l’idiome national, en lui disant comme Horace aux Romains qui écrivaient leurs livres en grec : « Pourquoi portez-vous le bois à la forêt ? » Dans les dernières années de sa vie enfin, étant revenu habiter à Lausanne, sa conversation habituelle était en français, et il craint que les derniers volumes de son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, composés durant cette époque, ne s’en ressentent : « La constante habitude, dit-il, de parler une langue et d’écrire dans une autre peut bien avoir infusé quelque mélange de gallicismes dans mon style. » Si ce sont là pour lui des inconvénients et peut-être des torts aux yeux des purs Bretons, que ce soit au moins à nos yeux une raison de nous occuper de lui et de lui rendre une justice plus particulière, comme à un auteur éminent qui a été en partie des nôtres.

On a, quand on parle de Gibbon, même en France, une prévention défavorable à vaincre ; c’est que lui-même a parlé du christianisme dans les 15e et 16e chapitres de son premier volume avec une affectation d’impartialité et de froideur qui ressemble à une hostilité secrète, et qu’à ne voir les choses que du simple point de vue historique, il a manqué d’un certain sens délicat, tant à l’égard du fond de l’idée chrétienne que par rapport aux convenances qu’il avait à observer envers ses propres contemporains. Jugeant trop des autres d’après lui, et aussi d’après le milieu parisien de son temps, Gibbon crut le monde arrivé à un état complet d’indifférence et de scepticisme. Quand il vit le scandale que ses deux chapitres avaient causé, surtout en Angleterre, chez les pieux, les timides, les prudents (comme il voulait les appeler), il en eut quelque regret, et il convient que, si ç’avait été à recommencer, il y aurait pris garde davantage ; car Gibbon, s’il n’est point du tout un homme religieux, est encore moins un sectateur et un fauteur d’incrédulité. Il se borna dans sa défense à ce qui était strictement nécessaire, et il évita ce qui eût pu enflammer. Témoin, dans les dernières années de sa vie, de la Révolution française, il se plaisait à adhérer en tout à la profession de foi de Burke : « J’admire son éloquence, disait-il, j’approuve sa politique, j’adore sa chevalerie, et j’en suis presque à excuser son respect pour les établissements religieux. » Et il ajoutait qu’il avait quelquefois pensé à écrire un dialogue des morts, dans lequel Lucien, Érasme et Voltaire se seraient fait leur confession, seraient convenus entre eux du danger qu’il y a à ébranler les vieilles croyances établies et à les railler en présence d’une aveugle multitude. Tous ces retours de Gibbon sont sans doute exclusivement dans un intérêt politique et social, et ses paroles trouvent encore moyen de s’y imprégner d’un secret mépris pour ce qu’il ne sent pas. Ne lui demandez pas plus de chaleur ni de sympathie pour cet ordre de sentiments ou de vérités ; il a du lettré chinois dans sa manière d’apprécier les religions.

Il ne porte guère plus de chaleur en apparence dans la considération des mouvements politiques des peuples et dans la conception de l’histoire. Pourtant ici son amour de l’Antiquité et son culte classique le sauvent des injustices. Il est épris de la noble gloire et des luttes généreuses d’un Cicéron ; il se nourrit sans cesse de l’esprit et des ouvrages de « ce grand auteur », qu’il appelle « toute une bibliothèque de raison et d’éloquence ». Bien qu’essentiellement impropre à aborder la tribune, Gibbon a assisté comme membre du Parlement aux discussions de son pays ; les huit sessions qu’il y passa lui furent, dit-il, « une école de prudence civile, la première et la plus essentielle qualité d’un historien ». Il y a un moment où, dans les dangers de la guerre de Sept Ans, il est redevenu Anglais à la voix de Pitt ; il s’est fait capitaine de milice et a paru animé d’un éclair d’enthousiasme patriotique. Habituellement, et quand il a la plume à la mainj, il est vrai de dire que ce genre d’émotion et d’inspiration lui est étranger. Ses idées favorites de gouvernement concordent avec celles d’Horace Walpole ; il a placé volontiers, comme ce dernier, son âge d’or historique dans cette merveilleuse période et cette ère élyséenne du siècle des Antonins, « dans laquelle le monde vit cinq bons monarques se succéder sans interruption77 ». D’Auguste à Trajan, Gibbon a trouvé la forme d’empire à laquelle sa raison et ses instincts d’esprit le rattachent le plus naturellement. Dans son premier écrit (l’Essai sur l’étude de la littérature), et quinze ans avant de publier sa grande composition historique, il décelait déjà sa préférence pour ce grand tout continu et pacifique de l’Empire romain ; il le place presque au niveau de ce que l’Europe est devenue depuis ; il fait remarquer de plus, à l’avantage de cet ancien état du monde, que des pays, aujourd’hui barbares, étaient éclairés alors et jouissaient des bienfaits de la civilisation :

Du temps des Pline, des Ptolémée et des Galien, dit-il, l’Europe, à présent le siège des sciences, l’était également ; mais la Grèce, l’Asie, la Syrie, l’Égypte, l’Afrique, pays féconds en miracles, étaient remplis d’yeux dignes de les voir. Tout ce vaste corps était uni par la paix, par les lois et par la langue. L’Africain et le Breton, l’Espagnol et l’Arabe se rencontraient dans la capitale, et s’instruisaient tour à tour. Trente des premiers de Rome, souvent éclairés eux-mêmes, toujours accompagnés de ceux qui l’étaient, partaient tous les ans de la capitale pour gouverner les provinces, et, pour peu qu’ils eussent de curiosité, l’autorité aplanissait les routes de la science.

Sans aller peut-être aussi loin que Montesquieu, qui voyait en Trajan « le prince le plus accompli dont l’histoire ait jamais parlé ; avec toutes les vertus, n’étant extrême sur aucune ; enfin l’homme le plus propre à honorer la nature humaine et représenter la divine » ; sans se prononcer si magnifiquement peut-être, et en faisant ses réserves d’homme pacifique au sujet des guerres et des ambitions conquérantes de Trajan, Gibbon plaçait volontiers à cette époque le comble idéal de la grandeur d’un empire et de la félicité du genre humain. À partir de cet âge, couronné par les règnes d’Antonin et de Marc-Aurèle, la décadence commence, et Gibbon va en retracer l’histoire avec exactitude, avec regret, en s’attachant à tout ce qui la retarde, en répugnant à tout ce qui l’accélère ; une belle histoire où le génie de l’ordre, de la méthode, de la bonne administration, domine ; une narration revêtue de toutes les qualités fermes, continues et solides, qui la font ressembler, jusque dans ses dégradations successives et inévitables à travers les temps barbares, à une large chaussée romaine.

Ainsi Gibbon, qui avait assisté de sa personne à l’époque des Chatham, était par goût et par tempérament, comme par étude, pour l’époque des Trajan. Plus on l’étudie dans sa vie et dans sa nature particulière, et mieux on se rend compte de cette préférence. D’une bonne et ancienne famille originaire du comté de Kent, ayant un grand-père et un père tories, il naquit à Putney dans le Surrey, le 27 avril 1737. Il a tout d’abord un retour de plaisir sur la bonté de la nature qui, ayant pu aussi bien le faire naître esclave, sauvage ou paysan, a placé son berceau dans un pays libre et civilisé, à une époque de science et de philosophie, au sein d’une famille d’un rang honorable et convenablement partagée des dons de la fortune. Ce sentiment modéré de contentement animera toute la vie de Gibbon, et, même dans ses courtes passions, le tiendra à égale distance des ravissements et des désespoirs. Il était l’aîné de cinq frères qui moururent en bas âge, et d’une sœur qui vécut un peu plus, et qu’il connut assez pour la regretter. Il était lui-même d’une complexion délicate qui fit longtemps craindre pour ses jours ; il fut soigné, moins par sa mère un peu indifférente, ce semble, que par une tante maternelle pleine d’affection et de mérite. Il puisa auprès d’elle « ce précoce et irrésistible amour de la lecture, qu’il n’échangerait pas, dit-il, pour les trésors de l’Inde ». À l’âge de sept ans, on le mit aux mains d’un précepteur, d’un digne vicaire de campagne, John Kirkby, sur lequel il a laissé des paroles touchantes. À neuf ans, on l’envoya à l’école de Kingston, mais sans grand profit, à cause des interruptions commandées par la faiblesse de sa santé. Après dix-huit mois, la mort de sa mère le fit rappeler ; il ne profita guère davantage à l’école de Westminster, d’où il faisait de fréquentes absences pour les bains de Bath et la maison de santé. Il lisait durant ce temps un peu au hasard tous les livres qui lui tombaient sous la main, et où se prenait sa curiosité déjà excitée ; elle l’était de préférence toujours dans le sens des connaissances historiques, et un instinct de critique aussi le dirigeait plutôt vers les sources. Aux approches de sa seizième année, la nature fit un effort en sa faveur et déploya ses forces secrètes ; ses crises nerveuses disparurent, et il acquit une santé suffisante, de laquelle il n’abusa jamais.

Son père se décida à le placer à Oxford et le fit inscrire en qualité d’étudiant ordinaire au collège de la Madeleine. En jetant un regard en arrière et en embrassant toute cette période de ses premières années, Gibbon tient à indiquer qu’il n’y laisse rien de regrettable ni à plus forte raison d’enchanteur ; que cet âge d’or du matin de la vie, qu’on vante toujours, n’a pas existé pour lui, et qu’il n’a jamais connu le bonheur d’enfance. J’ai déjà remarqué cela pour Volney : ceux à qui a manqué cette sollicitude d’une mère, ce premier duvet et cette fleur d’une affection tendre, ce charme confus et pénétrant des impressions naissantes, sont plus aisément que d’autres dénués du sentiment de la religion.

Gibbon a laissé de l’éducation qu’on recevait ou plutôt qu’on ne recevait pas à Oxford de son temps une description qui, dans la froideur de son ironie, est la plus sanglante satire. Oxford, comme toutes les institutions riches, sans contrôle, et livrées à elles-mêmes, était tombé peu à peu dans mille abus qu’on assure avoir été en partie corrigés ou diminués depuis. Gibbon déclare qu’il ne reconnaît avoir aucune obligation à l’université d’Oxford, et il en parle en effet comme le fils le moins reconnaissant. L’assujettissement des études s’y réduisant presque à rien, il y continuait dans l’intervalle le cours de ses lectures toutes personnelles ; il s’essaya dès lors sur un sujet singulier et qui était prématuré non seulement pour lui, mais pour tous les hommes de son temps, sur le siècle de Sésostris ; il cherchait à y concilier, au moyen de suppositions d’ailleurs assez ingénieuses, les divers systèmes de chronologie. Avant d’avoir terminé son ouvrage, il était en état d’en juger les imperfections et les vides : « La découverte de ma propre faiblesse, dit-il, fut mon premier symptôme de goût. » Mais le grand fait, l’accident mémorable du séjour de Gibbon à Oxford, est sa conversion passagère à la religion catholique. Dès son enfance, il avait aimé la discussion sur les matières religieuses ; il avait du goût pour le raisonnement et la dialectique : il lut des livres de théologie et de controverse, Middleton, Bossuet surtout, qu’il proclame le grand maître en ce genre de combats. L’Exposition de la doctrine catholique par l’évêque de Meaux entama sa conversion, et l’Histoire des variations l’acheva : « C’était tomber, dit-il, sous les coups d’un noble adversaire. » Cette conversion solitaire et toute par les livres caractérise bien Gibbon. À peine il la sentit consommée en lui, qu’il résolut de la déclarer et d’en faire profession : « La jeunesse, dit-il, est sincère et impétueuse, et un éclair passager d’enthousiasme m’avait élevé au-dessus de toutes les considérations humaines. »

On peut juger du scandale : un élève d’Oxford se convertir au papisme ! Le père de Gibbon prit un prompt parti, il résolut de dépayser son fils, et l’envoya pour quelques années sur le continent, à Lausanne, dans la maison d’un honnête ministre du pays, le pasteur Pavilliard. Ce fut là que Gibbon, bien moins par aucune suggestion étrangère que par de nouvelles lectures, de nouveaux raisonnements et des arguments qu’il composa tout exprès à son usage, en vint au bout de dix-sept mois à rejeter sa nouvelle croyance et à rentrer dans sa communion première. Ainsi, converti d’abord à la communion romaine à Oxford en juin 1753 à l’âge de seize ans et deux mois, il se rétractait à Lausanne en décembre 1754 à l’âge de dix-sept ans et huit mois. C’était exactement, à quelques années près, ce qu’avait fait Bayle dans sa jeunesse. Chez Gibbon tout s’était passé dans la tête et dans le champ clos de la dialectique ; un raisonnement lui avait apporté son nouveau symbole, et un autre raisonnement le remporta. Il pouvait se dire, pour sa propre satisfaction, qu’il ne devait l’un et l’autre changement qu’à sa lecture ou à sa méditation solitaire. Plus tard, quand il se flattait d’être tout à fait impartial et indifférent sur les croyances, il est permis de supposer que, même sans se l’avouer, il nourrissait contre la pensée religieuse une secrète et froide rancune comme envers un adversaire qui vous a un jour atteint au défaut de la cuirasse et qui vous a blessé.

M. Pavilliard a parlé de son étonnement lorsqu’au premier abord, dans les discussions qu’il engageait avec son jeune hôte, il voyait devant lui « ce petit personnage tout mince, avec une grosse tête, disputant et poussant avec la plus grande habileté les meilleurs arguments dont on se soit jamais servi en faveur du papisme ». Avec les années, Gibbon devint grotesquement gras et replet ; mais la charpente osseuse chez lui était des plus minces et des plus frêles. Tout le monde connaît sa silhouette, son profil découpé qui est en tête des Mémoires, et où il est représenté triturant sa prise de tabac, ce corps volumineux et rond porté sur deux jambes fluettes, ce petit visage comme perdu entre un front haut et un menton à double étage, ce petit nez presque effacé par la proéminence des joues. Il faut ajouter avec Suard qu’il prononçait avec affectation, et d’un ton de fausset, la langue française, laquelle il parlait d’ailleurs avec une rare correction et comme un livre. Dès sa jeunesse, il était donc singulier d’aspect et de tournure, et il le savait un peu. Racontant son passage à Turin et sa présentation à cette cour à l’âge de vingt-sept ans, se plaignant du peu de sociabilité des dames piémontaises, il disait :

Les femmes de meilleure société que j’aie rencontrées sont encore les filles du roi. J’ai jasé environ un quart d’heure avec elles ; j’ai parlé de Lausanne et suis devenu si familier et si à mon aise que j’ai tiré ma tabatière, ai tapé dessus, ai prisé deux fois (crime inouï jusque-là dans la salle de réception !), puis j’ai poursuivi mon discours dans mon attitude habituelle, le corps penché en avant et le doigt indicateur en l’air.

Voilà l’homme, et même le jeune homme qui fut successivement amoureux de Mlle Curchod (la future Mme Necker) et capitaine de grenadiers78.

J’insisterai peu sur ce premier et cet unique amour de Gibbon, passion qui n’était que naturelle en son moment et qui de loin peut sembler un ridicule. Il vit, durant son séjour à Lausanne, Mlle Curchod, fille d’un pasteur des environs, belle, savante et vertueuse : il l’aima très sincèrement, fit agréer sa recherche et ses vœux, et ne désespéra point d’obtenir le consentement de son père. Mais, retourné en Angleterre, il trouva un obstacle absolu dans la volonté paternelle, et, après une lutte pénible, il se résigna à son destin : « il soupira comme amant, et obéit comme fils79 ». Même lorsqu’il est le plus amoureux, Gibbon garde la marque de sa nature essentiellement modérée ; il s’accommode de son malheur sans trop d’orage : au fond, il est doux et tranquille, même aux heures de passion. Les lettres d’amour et de douleur, qu’il écrivait à celle dont il avait espéré la main, se terminaient presque invariablement par ces mots : « J’ai l’honneur d’être, mademoiselle, avec les sentiments qui font le désespoir de ma vie, votre très humble et très obéissant serviteur. » Plus tard, se ressouvenant de cet amour malheureux, loin de retrouver aucun mouvement de trouble ou de regret, il ressent plutôt de la fierté (mêlée de quelque surprise) d’avoir été capable une fois d’un si pur et si exalté sentiment.

Mais pendant ce séjour de près de cinq ans à Lausanne, il contracta des habitudes intellectuelles qui furent décisives pour sa carrière littéraire et qu’il ne perdra plus. Au nombre des résultats bons ou fâcheux qu’il constate, il compte celui-ci, d’avoir cessé d’être un Anglais, c’est-à-dire un insulaire marqué au coin de sa nation et jeté dans un moule indélébile : cette forme en lui s’effaça alors et ne reprit jamais qu’imparfaitement depuis. Et, par exemple, en voyant Voltaire jouer de sa personne la tragédie à Lausanne où il était en ces années, et tout en convenant que sa déclamation était plus emphatique que naturelle, Gibbon sentit se fortifier son goût pour le théâtre français : « et ce goût, confesse-t-il, a peut-être affaibli mon idolâtrie pour le génie gigantesque de Shakespeare, laquelle nous est inculquée dès l’enfance comme le premier devoir d’un Anglais ». Sur d’autres points, les avantages que Gibbon retira de son exil sont moins contestables. Il alla dans le monde, s’accoutuma à la société des femmes et se débarrassa de sa gaucherie primitive. Il étendit son coup d’œil et le cercle de son horizon. Il relit lui-même son éducation avec liberté et méthode. Il se rompit à écrire correctement tant en français qu’en latin, et, en acquérant une égale facilité à s’exprimer en diverses langues, il perdit moins une originalité d’expression pour laquelle il semblait peu fait, qu’il n’acquit l’élégance, la lumière et la clarté qui deviendront ses mérites habituels. Il se pénétra du génie de Cicéron et de celui de Xénophon. Il se remit à lire tous les classiques latins méthodiquement et en les divisant par genres. Il s’arrêtait aux difficultés de détail qui se présentaient, soit philologiques, soit historiques, cherchait à les résoudre, et il entra dès lors en correspondance avec plusieurs savants, Crevier à Paris, Breitinger à Zürich, Gesner à Göttingen ; il leur proposait ses doutes ou ses idées, et il eut le plaisir de voir plus d’une de ses conjectures accueillie. Nous le savons déjà aimant la discussion et raisonneur ; ajoutons qu’il n’était point chicaneur, et qu’à toute raison qui lui semblait bonne il se rendait. Lorsqu’il quitta Lausanne, le 11 avril 1758, pour retourner en Angleterre après une absence de près de cinq ans et en ayant vingt et un, il était un jeune homme des plus distingués, et il n’avait plus qu’à persévérer dans sa voie.

De retour dans son pays natal auprès de son père qui s’était remarié, il continue le plus qu’il peut cette vie d’étude et d’exercice quotidien et modéré, il garde, au milieu des dissipations de Londres, ses habitudes préservatrices de Lausanne. Il trouve assez peu de facilité d’abord pour entrer dans la société anglaise, moins ouverte et moins prévenante que celle de Suisse ou que celle de France. Gibbon eut besoin de sa réputation d’auteur pour se faire dans son pays toute sa place ; il était peu préparé à être homme du monde par son enfance maladive, son éducation étrangère et son caractère réservé. D’ailleurs aucun Anglais n’était moins disposé que lui, même dans la solitude de sa jeunesse, à l’ennui, au vague du cœur et au spleen. Durant les saisons qu’il passait à Buriton, résidence de campagne de son père, il dérobait le plus d’heures qu’il pouvait aux devoirs de la société et aux obligations du voisinage : « Je ne touchais jamais un fusil, je montais rarement à cheval ; et mes promenades philosophiques aboutissaient bientôt à un banc à l’ombre, où je m’arrêtais longtemps dans la tranquille occupation de lire ou de méditer. » Le sentiment de la nature champêtre n’est pas étranger à Gibbon ; il y a dans ses Mémoires deux ou trois endroits qui prêtent à la rêverie : le passage que je viens de citer, par exemple, toute cette page qui nous rend un joli tableau de la vie anglaise, posée, réglée, studieuse. Un autre endroit est celui qu’il a eu le bon goût de citer d’après son premier précepteur, John Kirkby, et où nous voyons ce digne et indigent vicaire de village se promenant au bord de la mer, « tantôt regardant l’étendue des flots, tantôt admirant la variété de belles coquilles éparses sur le rivage, et en ramassant toujours quelques-unes des plus rares pour en amuser au retour ses pauvres petits enfants ». Un des morceaux enfin dont on se souvient, et qu’on a souvent cité, est celui où Gibbon, venant de terminer à Lausanne dans son jardin les dernières lignes de sa grande Histoire, pose la plume, fait quelques tours dans son berceau d’acacias, se prend à regarder le ciel, la lune alors resplendissante, le beau lac où elle se réfléchit, et à dire un adieu mélancolique à l’ouvrage qui lui a été, durant tant d’années, un si bon et si agréable compagnon. Mais, dans tous ces passages, c’est encore le studieux chez Gibbon qui goûte la nature, et, soit qu’il parle en son nom, soit qu’il se souvienne de son digne précepteur, c’est toujours entre une lecture et une autre, et ayant., pour ainsi dire, le livre entrouvert sur sa table, qu’il aime à donner accès à la distraction champêtre, à s’accorder les perspectives naturelles, et à en savourer le sentiment tout à fait sobre, sincère pourtant chez lui et très doux.

Durant ce séjour à Buriton, il prend possession de la bibliothèque de son père, qui était d’abord bien inégalement composée ; il l’accroît, il l’enrichit avec soin, et en forme par degrés une collection à la fois considérable et choisie, « base et fondement de ses futurs ouvrages, et qui deviendra désormais la plus sûre jouissance de sa vie, soit dans sa patrie, soit à l’étranger ». Il faut voir avec quel plaisir, qui a fait époque pour lui, il a échangé à la première occasion son billet de banque de vingt livres contre un exemplaire de la collection des Mémoires de notre Académie des inscriptions. Cette Académie des inscriptions et belles-lettres est proprement la patrie intellectuelle de Gibbon ; il y habite en idée, il en étudie les travaux originaux ou solides rendus avec justesse et parfois avec agrément ; il en apprécie les découvertes, « et surtout ce qui ne cède qu’à peine aux découvertes, dit-il en véritable Attique, une ignorance modeste et savante ». En fait de livres, Gibbon est de l’avis de Pline l’Ancien, à savoir, qu’il n’en est aucun de si mauvais qui ne puisse être bon par quelque endroit. Vers ce temps, comme s’il sentait qu’il doit commencer à se réconcilier avec l’idiome natal et à se diriger vers le but où l’appelle son secret talent, il se remet à lire les auteurs anglais, et surtout les plus récents, ceux qui, ayant écrit depuis la révolution de 1688, unissent à la pureté du langage un esprit de raison et d’indépendance, Swift, Addison ; puis, lorsqu’il en vient aux historiens, il est beau d’entendre avec quelle révérence il parle de Robertson et de Hume auxquels on l’adjoindra un jour :

La parfaite composition, le nerveux langage, les habiles périodes du docteur Robertson m’enflammaient jusqu’à me donner l’ambitieuse espérance que je pourrais un jour marcher sur ses traces : la tranquille philosophie, les inimitables beautés négligées de son ami et rival, me forçaient souvent de fermer le volume avec une sensation mêlée de plaisir exquis et de désespoir.

Cette parole est bien celle d’un homme de goût qui apprécie Xénophon. On a si souvent dans ces dernières années déclaré David Hume vaincu et surpassé, que je me plais à rappeler un témoignage si vif et si délicatement rendu. Le malheur des historiens modernes, et auquel échappaient les anciens, c’est que, de nouveaux documents survenant sans cesse, le mérite de la forme et de l’art n’est plus compté comme il devrait l’être, et que les derniers venus, souvent sans être meilleurs, mais en paraissant mieux armés de toutes pièces, étouffent et écrasent leurs devanciers.

Le petit écrit que Gibbon publia en français était composé dès 1759, quand il n’avait que vingt-deux ans. Il le fit imprimer deux ans après (1761), en le dédiant respectueusement à son père et en le plaçant sous les auspices d’un estimable écrivain, fils de réfugié, Maty, qui y mit une lettre d’introduction. Cet Essai sur l’étude de la littérature par Gibbon n’a aujourd’hui d’intérêt pour nous que comme témoignage de ses réflexions précoces et de ses inclinations premières. La lecture en est assez difficile et parfois obscure ; la liaison des idées échappe souvent par trop de concision et par le désir qu’a eu le jeune auteur d’y faire entrer, d’y condenser la plupart de ses notes. Le français est de quelqu’un qui a beaucoup lu Montesquieu et qui l’imite ; c’est du français correct, mais artificiel. Le but principal du jeune auteur est de venger la littérature classique et l’érudition, de la légèreté avec laquelle d’Alembert les avait traitées. Gibbon se pique de prouver que l’érudition bien comprise n’est pas une simple affaire de mémoire, et que toutes les facultés de l’esprit n’ont qu’à gagner à l’étude de l’ancienne littérature. Il montre très bien qu’on lit peut-être encore les anciens, mais qu’on ne les étudie plus ; il le regrette. Il fait voir que la connaissance véritable de l’Antiquité est le résultat d’un ensemble très varié, très détaillé, sans lequel on ne fait qu’entrevoir les beautés des grands classiques : « La connaissance de l’Antiquité, voilà notre vrai commentaire ; mais ce qui est plus nécessaire encore, c’est un certain esprit qui en est le résultat ; esprit qui non seulement nous fait connaître les choses, mais qui nous familiarise avec elles et nous donne à leur égard les yeux des anciens. » Il cite des exemples tirés de la fameuse querelle des anciens et des modernes, et qui prouvent à quel point, faute de cette connaissance générale et antérieure, des gens d’esprit comme Perrault ont décidé en aveugles de ce qu’ils n’entendaient pas. — Il y a, chemin faisant, des vues neuves et qui sentent l’historien. Selon Gibbon, les Géorgiques de Virgile ont eu un grand à-propos sous Auguste, un but politique et patriotique mêlé à leur charme : il s’agissait d’apprivoiser aux travaux de la paix et d’attacher à la culture des champs des soldats vétérans devenus possesseurs de terres, et qui, avec leurs habitudes de licence, avaient quelque peine à s’y enchaîner : « Qu’y avait-il de plus assorti à la douce politique d’Auguste, que d’employer les chants harmonieux de son ami (son ami est une expression un peu jeune et un peu tendre) pour les réconcilier à leur nouvel état ? Aussi lui conseilla-t-il de composer cet ouvrage :

« Da facilem cursum, atque audacibus annue coeptis… »

L’idée, on le voit, est ingénieuse, et, même sans être autre chose qu’une conjecture, elle mérite qu’on lui sourie. Ainsi considéré, Virgile, dans ses Géorgiques, n’est plus seulement un poète, il s’élève à la fonction d’un civilisateur et remonte au rôle primitif d’un Orphée, adoucissant de féroces courages. — Touchant, en passant, les travaux de Pouilly et de Beaufort qui, bien * avant Niebuhr, avaient mis en question les premiers siècles de Rome, Gibbon s’applique à trouver une réponse, une explication plausible qui lève les objections et maintienne la vérité traditionnelle : « J’ai défendu avec plaisir, dit-il, une histoire utile et intéressante. » Celui qui exposera le déclin et la chute de l’Empire romain se retrouve ici, comme par instinct, défendant et maintenant les origines et les débuts de la fondation romaine. — En ce qui est de l’usage que les poètes ont droit de faire des grands personnages historiques (car Gibbon, dans cet Essai, touche à tout), il sait très bien poser les limites du respect dû à la vérité et des libertés permises au génie : selon lui, « les caractères des grands hommes doivent être sacrés ; mais les poètes peuvent écrire leur histoire moins comme elle a été que comme elle eût dû être ». Dans les considérations qui sont de plus en plus positives en avançant, et où il a déjà pied sur son terrain, il a de bonnes vues, des exemples neufs. Le pressentiment de sa vocation se décèle lorsqu’il dit en parlant d’Auguste et regrettant que la variété de ses sujets l’empêche de l’étudier à fond : « Que ne me permet-elle (cette variété) de faire connaître ce gouvernement raffiné, ces chaînes qu’on portait sans les sentir, ce prince confondu parmi les citoyens, ce Sénat respecté par son maître ! » Ailleurs il parle « de la tranquille administration des lois, de ces arrêts salutaires qui, sortis du cabinet d’un seul ou du conseil d’un petit nombre, vont répandre la félicité chez un peuple entier ». L’historien de l’époque impériale en lui s’essaie évidemment et est près de naître.

Ce qui perce surtout dans cet Essai, et ce qui sera l’esprit même de la méthode de Gibbon, c’est de ne jamais sacrifier un ordre de faits à un autre, de ne pas accorder plus d’autorité qu’il ne faut à un accident saillant, de se tenir également éloigné de la compilation qui coud des textes à la suite, et du système absolu qui y tranche à son gré. — L’esprit de critique compare sans cesse le poids des vraisemblances opposées et en tire une combinaison qui lui est propre. — Ce n’est qu’en rassemblant qu’on peut juger. — De ce que deux choses existent ensemble et paraissent intimement liées, il ne s’ensuit pas que l’une doive son origine à l’autre. — Telles sont quelques-unes des maximes de Gibbon. En un mot, on trouve partout dans cet Essai l’avant-goût de cet esprit de critique qui sera tout l’opposé de la méthode roide et tranchante d’un Mably.

La publication de l’Essai, qui réussit en France plus qu’en Angleterre, fut suivie pour Gibbon d’un singulier épisode. En se faisant imprimer il avait surtout cédé au désir de son père ; comme il y avait alors quelques ouvertures pour la paix et qu’il eût désiré entrer dans la diplomatie, il s’était laissé persuader que cette preuve publique de son talent aiderait les démarches de ses amis. Mais la guerre continuant et le sentiment patriotique exalté par Pitt prévalant en Angleterre, une milice nationale se forma pour parer au cas d’une invasion. Les gentilshommes de campagne se firent inscrire en foule ; Gibbon et son père furent des plus zélés dans leur comté, et ils donnèrent leur nom sans trop savoir à quoi ils s’engageaient. Mais cette milice fut chose sérieuse, suivie, et eut presque les conséquences d’un enrôlement volontaire. Ce bataillon du sud du Hampshire formait un petit corps indépendant de quatre cent soixante-seize hommes, tant soldats qu’officiers, commandé par un lieutenant-colonel et par un major, le père de Gibbon. Gibbon lui-même, qui avait qualité de premier capitaine, fut d’abord à la tête de sa propre compagnie et ensuite de celle des grenadiers ; puis, dans l’absence des deux officiers supérieurs, il se trouva de fait chargé par son père de donner des ordres et d’exercer le bataillon. Ce petit corps ne resta point confiné dans son comté, il eut pendant deux ans et demi des campements très différents, au camp de Winchester, aux côtes de Douvres, aux plaines de Salisbury. On manœuvrait soir et matin ; on avait l’émulation d’égaler les troupes régulières, et dans les revues générales on ne les déparait pas. Un an encore d’exercice, et on les valait. En disant cela, un éclair d’enthousiasme a passé au front de Gibbon. Ce n’est pas sans une secrète satisfaction qu’il rappelle ces années de service actif. Il n’est pas fâché quand cela cesse, il est content que cela ait été. L’obligation principale qu’il eut à la milice fut de se mêler aux hommes, de les mieux connaître en général et ses compatriotes en particulier ; ce fut de redevenir un Anglais (ce qu’il n’était plus), et d’y apprendre ce que c’est qu’un soldat. Lui qui devait écrire l’histoire du peuple le plus guerrier, il sut par la pratique les détails du métier : il fut digne de parler ensuite de la Légion. « Le capitaine des grenadiers du Hampshire, dit-il en prévoyant le sourire du lecteur, n’a pas été tout à fait inutile à l’historien de l’Empire romain. »

L’homme de lettres en lui ne se laisse jamais oublier. On a les Extraits raisonnés de ses lectures durant ses loisirs de camp ; bon nombre de ces Extraits sont en français. Il lit tout Homère et se rend bien maître du grec pour la première fois. Il poursuit toujours un sujet d’histoire, se méfiant encore de ses forces et sentant toute la dignité du genre : « Le rôle d’un historien est beau, mais celui d’un chroniqueur ou d’un couseur de gazettes est assez méprisable. » La croisade de Richard Cœur-de-Lion l’attire un moment ; mais, à la réflexion, ces siècles barbares, ces mobiles auxquels il est si étranger ne sauraient le fixer, et il lui semble qu’il serait plutôt du parti de Saladin. L’Histoire de la liberté des Suisses, l’Histoire de la république de Florence sous les Médicis, le tentent tour à tour, et il se lance même quelque peu dans la première. Il s’est peint, au reste, au vrai et sans flatterie dans son Journal, à cet âge de vingt-cinq ans (mai 1762) : honnête de caractère, vertueux même, incapable d’une action basse, et formé peut-être pour les généreuses ; mais fier, roide, ayant à faire pour être agréable en société ; travaillant sur lui-même avec constance. D’esprit proprement dit, d’esprit avec trait et jet (wit), il n’en a aucun. Une imagination plus forte qu’aimable ; une mémoire vaste et qui retient tout. L’étendue et la pénétration sont les qualités éminentes de son intelligence ; mais il manque de vivacité, et il n’a pas encore acquis en revanche l’exactitude à laquelle il vise. C’est bien le même homme qui, se jugeant plus tard à l’âge de cinquante-quatre ans, presque au terme de sa carrière, disait de lui encore : « Le sol primitif a été considérablement amélioré par la culture ; mais on peut se demander si quelques fleurs d’illusion, quelques agréables erreurs n’ont pas été déracinées avec ces mauvaises herbes qu’on nomme préjugés. » Culture, suite, ordre, méthode, une belle intelligence, froide, fine, toujours exercée et aiguisée, des affections modérées, constantes, d’ailleurs l’étincelle sacrée absente, jamais le coup de tonnerre : c’est sous ces traits que Gibbon s’offre à nous en tout temps et dès sa jeunesse.

Dans tout ce que j’ai dit, je n’ai fait qu’extraire et resserrer ses Mémoires : j’ai seulement tâché d’en présenter une épreuve un peu plus fraîche et plus marquée, à l’usage du moment.