(1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Premiere partie. » pp. 12-34
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(1766) Le bonheur des gens de lettres : discours [graphies originales] « Le Bonheur des gens de lettres. — Premiere partie. » pp. 12-34

Premiere partie.

L’Homme est jetté dans l’Univers avec un esprit, des sens & des passions. Il me semble que j’entends l’Auteur de la Nature qui lui crie : Je t’ai doué de ce qui t’étoit nécessaire pour la mesure de ton bonheur. Ouvre les yeux, examine & choisis ton fort. La foule des hommes en s’éveillant, ne voit que ce qui frappe leur instinct grossier ; ils existent sans être émûs. Satisfaire quelques besoins, comparer avec peine deux objets, voilà où se réduisent leur desir & leur curiosité : mais l’homme de génie ouvre à peine les yeux, qu’il reçoit à la fois une idée & un sentiment. Tous les êtres s’empressent autour de lui & lui disent : Nous t’attendions, c’est pour toi que nous existons : que tardes tu à nous interroger ? nous allons tous te répondre. Il fixe alors cette vaste étendue du Ciel, cette immense Nature, qui, fiere dans toutes ses productions n’a point fait d’esclaves, elle n’a point bâti de murs, elle n’a point forgé de chaînes ; cet oiseau qui sur une aîle hardie, franchit l’espace, cet animal des bois qui erre sans guide au gré de son instinct, l’ouragan qui passe, tout parle éloquemment à son cœur, & il apperçoit au milieu de l’Univers la liberté, & il s’écrie : c’est à toi que j’adresse mes vœux, ame des nobles travaux, mere des vertus & des talens ; toi qui formes les ames vigoureuses, les esprits élevés & lumineux ; toi qui ne faisant point d’opprimé, ne fais point d’oppresseur ; toi dont la main sacrée grave dans le cœur de l’homme le caractère primitif de la Justice ; c’est à toi que je voue mes jours, conduis mes pas & ma langue ; je le sens, tu éleveras ma pensée, tu la rendras digne de l’Univers. Je ne dépendrai point du regard des hommes, je ne porterai point les fers qu’ils se forgent, & si ma mâle indépendance, offense le vice, qui veut être despote, elle plaira à la vertu qui fait l’homme, en ne s’assujettissant qu’aux Loix. Aussitôt il se sent un homme nouveau, sa vue plane, il ne se laisse pas surcharger de ces Loix inutiles que la sottise ajoute aux Loix nécessaires à la société ; il ne se prépare pas des remords en se créant des devoirs arbitraires(a). Il épure sa raison pour se préserver de l’erreur ; éclairé sur la valeur réelle des objets, il sçait les apprécier ; au-dessus des illusions du monde, on ne le verra point se passionner pour de petits objets, vendre son tems & son existence, épouser de misérables quérelles, se plonger dans le cahos d’affaires épineuses qui se succédent comme les flots d’une mer agitée, son ame égale & tranquille cherche a vérité, loin du bruit & du tumulte, & rejette les funestes préjugés qui tourmentent ceux qui se prosternent devant eux.

Mais s’il use de cette sage liberté qui donne tant de ressort à l’ame, & sans laquelle on ne produit rien de grand, il méconnoît cette indépendance superbe qui se met au-dessus des Loix, & veut briser les liens qui unissent les hommes ; la licence qui égare l’esprit est l’idole des scélérats, elle est l’opposé de la liberté ; peut-elle avoir des attraits pour un cœur raisonnable ? La vraie liberté consiste à ne dépendre que de ses devoirs, à jouir des droits d’homme & de citoyen, & à rejetter avec courage les Loix capricieuses de ces esprits minutieux & despotiques, qui feroient à un citoyen l’outrage de penser que les Loix de l’honneur ne suffisent pas(a).

Ne nous étonnons pas si le génie est singuliérement ami de la liberté, il a en horreur le despotisme, il redoute ses caprices & ses absurdités ; il lui faut des objets qui puissent nourrir & fortifier sa propre élevation ; voilà pourquoi il a fleuri sous le Ciel pur de la Grece, & qu’il a fui ces Etats où un seul homme est tout, & où par conséquent tout le reste est vil(b). La main qui touche la Lyre, & celle qui trace les devoirs de l’homme, doivent être libres, pour répondre dignement à la noblesse de leur emploi. Le Génie n’a jamais été & ne peut être le partage d’un esclave ; ces coups de pinceau majestueux, ces nuances de grandeur & de justice qui doivent animer les tableaux de l’Ecrivain philosophique, où les puiseroit-il ? Les vertus & les talens ne germent point dans des ames basses & rampantes, & quiconque a pû tendre les mains aux fers de la servitude, a dégradé son être & s’est avili d’avance aux yeux de la postérité (a).

Je l’entends, cette voix forte & puissante, qui, comme un tonnerre qui roule dans la nue réveille les esprits les plus engourdis ; non ce n’est plus un homme, c’est un Dieu tutelaire qui s’est chargé des intérêts de la patrie, & qui défend la cause honorable de l’humanité ; d’une main il foudroye le vice, de l’autre il dresse des Autels à la vertu, déploye toute l’indignation d’une ame sensible contre d’injustes Tyrans, il rejette le cri insensé de l’opinion pour faire parler la voix immortelle de la raison. Que tous les hommes se rangent du parti de l’erreur, que le despotisme emploie son bras d’airain (b) pour la faire triompher, il le défiera de réduire en servitude sa pensée. Il cédera plutôt aux clameurs de l’envie, il fuira ses persécuteurs jusqu’au fond des forêts, & préférera, s’il le faut, le commerce des Tygres à celui des hommes ; mais du fond des déserts il ne les oubliera point, il les servira, tout ingrats qu’ils sont, attendrit sur les nouveaux malheurs qui les menacent, il fera entendre sa voix désintéressée & expirante, & consumera ses derniers jours à instruire une Société qui la rejette de son sein.

Que ces esprits indifférens sur le désordre qui ne les touche pas, que ceux dont la foible prudence méconnoit cette vertu supérieure à toute crainte, l’appellent un insensé, ou le regardent comme un misantrope qui se livre au triste plaisir d’exercer une censure amere ; ce n’est pas à eux de sentir qu’il est impossible à l’homme vertueux de garder le silence, tandis que les cris plaintifs des victimes de l’oppression retentissent à son oreille & frappent son cœur sensible, tandis que les droits éternels de la Justice sont violés pour satisfaire quelques monstres avides, tandis qu’un peuple entier vit dans les larmes, ayant tout perdu jusqu’au droit lamentable d’élever ses soupirs ; ah ! le desir généreux de venger ses freres de l’attentat des méchans enflamme son courage(a), & si vous croyez que la vanité seule conduit sa plume, hommes ingrats, regardez les persécutions qu’il essuie, son exil, sa vie errante, ses malheurs. Où est son intérêt ? Quel bien lui revient-il ? S’il est coupable, pourquoi donc la gloire demeure-t-elle attachée à ses pas & devient-elle le prix de sa noble audace ? c’est que la gloire qui ne connoît ni les tems, ni les lieux, ni les conventions arbitraires des hommes, juge d’avance comme la postérité.

Hommes de Lettres, vous n’êtes pas toujours assez heureux pour avoir de tels sacrifices à faire à la vérité, mais dans tous les tems de votre vie, vous avez des nœuds chers à briser. Les plaisirs vous invitent, la volupté devient plus séduisante lorsque vous vous refusez à ses attraits, il faut, nouveaux Ulisses fermer l’oreille au chant des trompeuses Sirennes, vous couvrir de votre solitude comme d’un Egide impénétrable, fuir le monde pour lui devenir utile, embrasser la retraite autant par goût que par raison ; c’est là que votre ame ne se renferme pas dans le cercle étroit du présent qui s’échappe, mais s’élance dans ces espaces immenses qui la rapprochent des Ecrivains de tous les tems. Je vous vois parcourir le vaste miroir des siécles écoulés, examiner les ressorts qui changent la face des Empires, pénétrer le jeu rapide des révolutions de la Fortune, percer les intrigues de l’Ambition, par les événemens passés prédire les événemens futurs, alors tout sert à vous affermir dans vos heureux principes ; vous les jugez, ces foibles humains, vous les jugez sans passion, vous les voyez tels qu’ils sont, composés de grandeur & de foiblesse, de vertus et de vices, mais qui doivent peut-être leurs crimes non à la Nature, qui a caché dans leurs cœurs le doux sentiment de la pitié, principe des vertus, mais à la Tyrannie, à l’affreuse Tyrannie, qui aggravant sur leur tête un joug humiliant les a fait gémir, haïr, détester leur existence & les a forcés d’être méchans en les rendant malheureux. Vous pleurez en voyant dans tous les tems les plaies faites à l’humanité par ceux qui puissans & redoutés, méritoient d’en être l’opprobre & le jouet. Vous pleurez en voyant ces mêmes Loix qui sembloient devoir arrêter le cours de tant de maux, devenir terribles & écraser d’un double poids, le foible qu’elles devoient protéger. Votre œil s’étend, votre vûe plane & profondément émus, vous vous écriez d’une commune voix : O ! Qui sçaura aimer dignement les hommes ? Qui verra disparoître l’enceinte des murs, les habis, les coutumes, & les mœurs ; & dans une affection généreuse & universelle, frappera cette barbare intolérancea, qui oppose Loix à Loix, homme à homme, & qui le rend à la fois aveugle & furieux ?

Que l’ignorance confonde l’homme de Lettres avec ces hommes livrés à la paresse sous le nom de repos, qui se dérobent à l’agitation générale pour vivre dans le desœuvrement, qui dorment mollement sur des fleurs, en s’abandonnant au cours enchanteur d’une riante imagination ennemie du travail, & amie de la paix, dont la longue carrière peut être considerée comme un doux rêve, & qui tombent dans les bras de la mort, sans avoir daigné graver sur la terre le souvenir de leur existence ; cette injustice ne m’étonnera point, elle sera digne d’elle : mais l’œil qui aura suivi les travaux de l’homme de Lettres jugera différemment, il le verra souvent insensiblement miné par de longues études, périr victime de son amour pour les Arts, tomber en poursuivant avec trop d’ardeur la vérité, comme l’oiseau harmonieux des bois tombe de la branche au milieu de ses chants, ou plutôt comme ces illustres Artistes dont la main intrépide interrogeant dans la région enflammée de l’air le phénomene électrique, couronnent tout à coup leur vie par une mort fatale & glorieuse.

C’est ainsi qu’un charme profond captive sous son empire l’homme de Lettres. Entouré des génies les plus rares, c’est à eux qu’il rend son hommage, & non aux idoles de la Fortune. Il brûle l’encens devant ces Auteurs illustres qui ont éternisé leur ame pour l’instruction des siécles, & dédaigne ces hommes qui fiers de leur opulence, croyent tout posséder avec elle. Le tranquille Observateur assis sur la pointe d’un roc qui domine l’Océan, représente le Sage, qui d’un lieu élevé regarde les agitations qui troublent les mortels. Les flots de la tempête se brisent à ses pieds. On ne le verra passe livrer à une mer orageuse & incertaine. Que d’autres comme accablés d’eux-mêmes vendent leur existence ; son ame qui redoute jusqu’à l’ombre de la servitude se refuse également aux voies obliques de l’intrigue, à la souplesse du manége, à la moindre démarche qui sente la flatterie. Amoureux & fier de sa liberté, doué d’une aversion insurmontable pour tout ce qui la blesse, il est riche sans bien, célèbre sans dignités, heureux sans adulateurs.

Mais au sein de la retraite, on l’appelle dans le tourbillon du monde ; ceux qui se livrent aux plaisirs tumultueux veulent avoir le suffrage de la présence ; jettez-vous dans le tourbillon, frivoles Ecrivains, qui pour écrire n’avez pas besoin de penser, vous y perfectionnerez cet esprit léger tout fier d’idées sémillantes, il vous faut des éclairs, il vous faut un langage brillant qui puisse servir de voile à vos connoissances superficielles ; promenez-vous avec la folie, vous n’avez rien à gâter ; mais toi homme de génie qui as sçu méditer, poser des principes, affermir ta marche, & comme d’un tronc fertile, en suivre toutes les conséquences, toi qui vois en grand, garde-toi d’asservir tes mâles talens au goût des Sociétés ; elles corromproient ton éloquence, tes vues hardies & sublimes, ton héroïsme vertueux. C’est aux feux étincelans & legers que dresse l’artifice à recréer les yeux de l’enfance dans l’enceinte des Villes ? C’est au volcan à lancer des colomnes de flamme jusqu’aux Cieux, à tonner majestueusement dans les Deserts, à inspirer une admiration voisine de l’effroi.

O ! que l’homme s’abuse sur les objets de la volupté, qu’il se trompe dans le choix de ses plaisirs, qu’il s’égare dans le tortueux dédale des desirs de son cœur. Il ne sent plus que d’une maniere incertaine, & il devient le jouet infortuné du premier caprice qu’il vient de se forger. Voilà le précipice ou conduisent les passions factices ; l’homme de génie les méconnoit, il n’a que celles de la Nature, toujours bienfaisante en elle-même. Mais me dira-t-on, par quel privilége seroit-il exempt des sentimens chers & terribles qui portent la tempête dans le cœur du Philosophe qui recherche l’origine de ces mêmes passions. Cette étendue d’esprit, cette force d’imagination, cette activité d’ame, ne donnent-elles pas plus de prise à ce feu qui semble d’autant plus redoutable qu’on ose le combattre, & ne voila-t-il pas cet homme si orgueil, leux de sa sagesse, esclave comme un autre ; non. Nos passions ne sont tyranniques qu’autant que nous les carressons, c’est notre foiblesse qui fait leur amorce, c’est notre complaisance qui les déifie ; l’oisiveté les nourrit, les enflamme, l’amour du travail les enchaîne, les amortit ; la dissipation augmente leur délire, étend leur racines ; la raison affoiblit l’enchantement ; & les beaux rayons de la gloire viennent enfin par leur éclat faire pâlir ces feux mensongers, comme à l’approche d’un jour pur se dissipent les horreurs d’un incendie qui jettoit une lueur affreuse parmi les ténébres. Mais si l’attrait de la beauté subjugue l’homme de Lettres, il ne sera pas du moins avili, il brisera ses fers s’ils sont honteux, il sera semblable au lion enchaîné, qui ne paroît pas esclave au moment même où il se trouve captif.

Il est un autre fleau de l’humanité qui le détruit en détail, poison rongeur de l’ame qui l’attaque au milieu de la pompe & des grandeurs, ou plutôt qui la livre à elle-même, & la contraint à se dévorer, maladie commune aux Grands, sombre vapeur qui étend un voile lugubre autour de nous & flétrit l’Univers, état cruel qui sans avoir les traits aigus de la douleur nous l’a fait presque désirer pour sortir du moins de l’affreux dégoût d’une insipide existence, ce fleau est l’ennui qu’on peut appeller un demi trépas ; l’homme de Lettres a le secret de chasser ce monstre ténébreux. Oseroit-il approcher, lorsqu’il se trouve en société avec Homére, Tacite & Leibnitz ; il respire leur ame, il s’attendrit ou il s’indigne. Les différentes générations d’hommes, & leurs opinions diverses passent sous ses yeux avec leurs Villes, leurs mœurs, leur culte & leurs loix. Un spectacle succede à un autre ; dans ces champs antiques s’élevent de nouvelles Cités, elles tombent & d’autres s’asseyent sur leurs débris. Où est l’instant ou son esprit actif a pû retomber sur lui-même, il a parcouru l’Univers & a déposé dans sa mémoire une suite magnifique de tableaux qui se reproduiront à son imagination, lorsque l’homme oisif & importun venant le tyranniser prendra son silence méditatif, pour la preuve non équivoque d’une attention qu’il ne mérite point.

Il est une autre piége qu’il évite aussi habilement ; ce sont ces Grands qui par vanité daignent quelquefois lui sourire. Semblables à ces Magiciens qu’on nous peint évoquant les paisibles habitans des tombeaux, ils sont fiers d’arracher l’homme de génie à sa retraite, & de le transporter dans des murs étonnés de le voir. Ils semblent vouloir jouir de sa défaite, ou tirer de lui quelque aveu favorable à leur puissance, mais si cet homme opulent n’est qu’un protecteur ou un être ennuyé, qui veut tenter le dernier remede à ses maux, l’homme de génie n’est pas longtems sans se délier, & il le laisse avec ses statues, son parc immense, & les cordons qui le chamarrent. Mais n’outrons rien, ceux qui ont le malheur d’être grands, peuvent être justes, modérés, sensibles, & indépendamment de leur nom, l’homme de Lettres se lie avec ceux qu’un même goût pour les Arts enflamme, & qui déposant l’appareil fastueux de leurs dignités, ne le reprennent qu’au moment où ils sont forcés d’aller jouer leur rôle sur la scene du monde. Tel Horace vivoit familièrement avec Mecene en homme libre, & non en homme protegé. Ainsi parmi nous Condé honoroit Corneille ; c’étoit la gloire qui faisoit sa cour au génie : Ainsi dans tous les tems les grands dignes de ce nom ont fait les premiers pas vers les Ecrivains qui arrêtoient les regards de leur siécle. Ces grands sentoient bien que leurs noms devant passer ensemble à la postérité, elle auroit lieu de s’étonner si elle ne les trouvoit pas unis.

L’homme de Lettres ne se refusera donc pas à la Société, lorsqu’elle ne pourra point effeminer son génie ? Que dis-je c’est lui qui doit y porter le plus d’agrémens. Cette aimable gayeté compagne de l’innocence & de la liberté animera ses discours, leur prêtera cette fleur naturelle qui annonce je ne sçais quoi d’ingénieux & de solide, & qui unit une clarté pure à une profondeur heureuse. Ce sera lui qui étendra les idées des autres hommes, qui sous la forme du sentiment, développera les pensées qui reposoient au fond de leurs cœurs, & qui placera sur leurs lévres cette expression juste & facile dont il leur aura donné l’exemple. Cet aliment de la malignité humaine, cette vile ressource des esprits bornés, ce petit orgueil vain & puéril qu’on nomme médisance lui sera inconnu. Trop grand pour s’occuper sérieusement d’objets frivoles, & s’il faut le dire trop amoureux de la gloire pour daigner rabaisser quiconque ignore qu’il en est une, il ne jugera dignes de ses coups que ceux qui par leur puissance influent sur la destinée des Etats, & s’il médit, ce ne fera des Rois de leurs Ministres & du vice des Empires.

Inhabile à flatter, incapable d’offrir à la Fortune le sacrifice de ses pensées, il renonce à ces places où il faut adopter un esprit de corps, c’est à-dire de cupidité, & c’est ici le vrai triomphe de l’homme de Lettres. La plupart des hommes ne pensent que d’après l’habit qu’il portent ; leur profession crée leurs idées ; celui qui a rompu les liens nuisibles au progrès de la raison paroît seul posséder un jugement libre que rien ne tyrannise : Accoutumé à renfermer ses desirs dans le cercle de ses besoins réels il n’en aura point d’illimités. Il sent que les dons de la Nature les seuls biens véritables sont la santé, la joie, la tendresse, la tranquillité de l’ame, & il soutiendra sans douleur toute autre privation, parce que sa raison aura reglé cette intempérance d’imagination qui fait l’inquiétude des autres hommes. Avouons-le cependant ; l’indigence est affreuse, un ancien Poëte nous la représente sous l’image d’une femme échevelée, abandonnée sur un rocher désert, qui tantôt lutte contre le désespoir, tantôt mesure l’abîme effroyable ou elle va se précipiter ; mais l’indigence n’a jamais surpris l’homme de Lettres laborieux, il pourra être pauvre, & ce sera là le gage de ses vertus, & de la noble fierté de son ame. A ce mot je vois frémir les ames foibles qui redoutent la vie ; ames infortunées qui n’existent plus dès que les molles voluptés les abandonnent ; tristes victimes de leur lâcheté, dévouées à la crainte & nées pour l’impuissance ; sans doute elle ne sont point faites pour connoître ce courage mâle qui émousse la pointe de l’infortune, résiste aux revers, triomphe des evénemens, & met au rang des plus précieux trésors l’indépendance & l’honneur.

Tel est le partage de celui qui a médité sur l’art de changer les maux en biens, d’opposer la patience aux coups du sort, & de le dompter par la force & l’étendue de son esprit. Envain la Fortune veut se venger des dons qu’il a reçus de la Nature, envain elle l’accable de ces traits qui flétrissent l’ame, il refusera constamment de plier un genou servile devant ses idoles, ou ses favoris. Donnerai-je ici la liste de ces beaux génies persécutés par elle, & qui contens dans leur noble independance ont rejetté tout esclavage, & ont opposé une ame inébranlable aux coups de l’adversité. Je les entends, ils s’écrient d’une voix unanime : nous dédaignons les richesses, elles sont le prix de la bassesse. Elles amolissent l’ame en l’enchaînant à de nouveaux besoins. Elles se sont avilies à nos yeux à force d’être l’instrument du crime, & d’appartenir à des hommes méprisables ; que l’or, germe de tous les maux, soit pour eux, la médiocrité & la gloire seront pour nous.

Quelle foule d’Ecrivains sublimes & pauvres depuis Socrate jusqu’à Descartes, & depuis Homére jusqu’à Milton ! L’héroïsme a été le partage des plus vastes génies, jamais l’intérêt n’a souillé leur plume, jamais la crainte n’a fait pâlir leur front ; jamais le remord n’a succédé aux accens de leur voix libre. Ici Lucrece sonde la Nature, analyse l’homme & le rassure contre de vaines chimères, heureux, si l’erreur ne se plaçoit pas à côté des plus utiles vérités ; là, Juvenal arme sa main de la verge de la satyre, porte le flambeau dans les ténébres épaisses ou se cache le crime, & sert l’humanité en démasquant le vice. Je te vois fier Lucain, c’est sous un Néron que tu composes ton Poëme ; c’est à son orgueil barbare que tu osas disputer la palme de la Poësie, c’est toi qui péris à vingt-sept ans pour la liberté ; les flots de ton sang rougissent ton bain, tu souris, & tu abandonnes un monde où ne pouvoit plus respirer un homme. Qui ne sent frémir la partie la plus sensible de lui-même à la touche énergique d’un Tacite, il peint & il écrase les tyrans, & du même trait les dévoue à l’opprobre. Sans l’amour sacré de la liberté & d’une noble vengeance, où auroit-il trouvé le courage d’écrire l’histoire de monstres paîtris de sang & de boue ? Que vois-je sur ce vaisseau malheureux, ouvert de toutes parts aux coups de la tempête, qui se précipite dans cette mer profonde ? C’est le Virgile des Portugais, qui fier & intrépide, lutte d’une main contre les flots ; de l’autre souleve son Poëme son plus cher trésor, il le protége, le sauve, & s’écrie transporté de joie, je n’ai rien perdu, j’ai préservé du naufrage le gage de mon immortalité.

A ces grands traits la froide dérision est prête à naître sur les lévres de l’homme vulgaire. S’il lui faut de plus grands exemples, ou plutôt des exemples faits pour lui, je citerai des Rois qui sur le trône ont eu la passion dominante des Arts, & d’autres qui en sont descendus pour se débarrasser de leurs chaînes, & contenter uniquement la soif d’apprendre qui les dévoroit. Titus, Marc-Aurele & Julien furent des Empereurs Philosophes, l’antique vœu de Planton fût rempli, & sous leur régne paisible les hommes sentirent le bonheur d’être gouvernés par des Chefs éclairés, & par conséquent échauffés de l’amour de l’humanité. Héraclite céde à son frere le trône d’Ephese, absorbé dans une méditation profonde, il s’enferme dans les tombeaux de ses ancêtres ; c’est dans l’horreur d’un lugubre & majestueux silence qu’il entreprend de percer le voile qui couvre les sciences profondes. Le Créateur des Russies jaloux de transporter les Arts dans le sol ingrat de sa Patrie, va les chercher à travers les dangers, & les travaux ; il saisit la hache du matelot pour porter plus dignement le poids du Sceptre, & dans l’étendue de l’Europe rien n’échappe à ses avides regards. Elizabeth de Bohême, Princesse Palatine refuse la main de Ladislas IV. roi de Pologne pour cultiver la Philosophie & les Mathématiques, & s’honnorer du nom de disciple & d’amie de Descartes. Christine dépose le Diadême, quitte de vils flatteurs pour s’entretenir avec des êtres pensans, & tandis que les autres Souverains demeurent comme empoisonnés dans leurs vastes Royaumes, elle parcourt l’Italie, théatre superbe d’antiques monumens dont les débris portent encore dans l’ame un sentiment involontaire d’admiration & de respect. Et sur les ruines magnifiques de la dominatrice de l’Univers, elle oublie ce trône qu’elle occupoit. Je sçais que la Philosophie oblige les Rois de porter pendant toute leur vie le triste fardeau du Sceptre qu’un destin fatal leur a imposé ; je sçais qu’elle leur défend d’oser s’élever à un état plus heureux, mais elle est aussi trop severe. Retenir l’empire de la puissance est un héroïsme trop grand pour qu’il ne soit pas aussi peu rare, & qui peut blamer Christine parce que à sa place il auroit eu le courage de ne point abandonner l’autorité suprême, le Philosophe sera-t’il toujours orgueilleux de la trempe heureuse de son ame, & exigera-t-il sans cesse des Souverains cette même fermeté qu’il auroit pû avoir.

Je ne veux point que vous renonciez à l’empire des Graces, vous sexe aimable, qui pouvez partager le bonheur qu’enfante la culture des Lettres. Jouissez toujours du don flatteur de la beauté qui adoucit l’homme le plus sauvage, & qui est l’heureux lien de la Société, mais connoissez aussi vos autres avantages. Dignes compagnes de l’homme, osez penser avec lui ; la Nature vous a donné le même esprit. Vos lumieres dirigées par le sentiment apporteront à l’homme une félicité nouvelle, & peut être ajouteront à l’éclat de vos charmes. Nous ne redouterons pas vos talens, lorsqu’ils contribueront à embellir ce qui nous environne ; je m’éleverai contre cette coutume barbare qui étouffe dans les jeunes personnes de votre sexe les germes précieux des plus rares talens. Pourquoi ne pas donner une égale éducation à des esprits également doués de raison ? celles qui doivent adoucir les amertumes de notre vie, peuvent-elles se passer d’être instruites ? l’ignorance leur prêteroit-elle de nouveaux attraits ? Qu’elle inhumanité les prive de l’avantage que procure le goût des Arts ? Ce Sexe l’ornement de la terre destiné à élever nos premiers ans, sera-t il toujours condamné à la frivolité ? Si leur esprit étoit plus enrichi, notre éducation y gagneroit. Quel plus doux emploi pour une mere que de verser dans les ames neuves & tendres de ses enfans les premieres impressions du beau & du vrai. Que ses paroles sont insinuantes & se gravent profondément ! Que la vertu est douce & riante dans sa bouche ! Hommes injustes quel dons profanez-vous ? Pourquoi ne pas cultiver le sentiment exquis de leur ame ? Pourquoi ne pas tourner la souplesse & la vivacité de leur imagination sur des objets utiles ? Pourquoi enfin, leur interdisant toute noble carrière, leur envions nous encore les jeux & les plaisirs de l’esprit ? Est-ce l’effet d’un préjugé aveugle, où plutôt notre jalousie secrette prévoit-elle que nous serions bientôt surpassés ?

Mais ce seroit peu d’avoir exposé la liberté dont jouit l’homme de Lettres, si je ne dévoilois les plaisirs délicats qui l’accompagnent à chaque instant qu’il les appelle.