(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre VIII »
/ 3414
(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre VIII »

Chapitre VIII

I. Jean de Thommeray. — II. Madame Caverlet. — III. Les Fourchambault.

I. Jean de Thommeray

Si Jean de Thommeray n’est pas un échec, c’est tout au moins une déception à laquelle devaient, du reste, s’attendre les lecteurs de la nouvelle de M. Jules Sandeau. Au point de vue de la scène, il n’y avait qu’un dénouement dans ce beau récit, plutôt imaginé qu’observé, coloré d’une teinte

romanesque, visant à la moralité de la parabole. L’action, le développement, le jeu des situations et des caractères, tout le reste était à trouver. Les auteurs n’ont pas réussi à remplir ce vide par une enfilade de tableaux épars, au milieu desquels des personnages factices se mêlent et se heurtent, sans qu’aucun lien les rassemble. Leur drame manque, non pas seulement d’unité, mais d’intérêt et de sympathie, de netteté et de vraisemblance. Son triste héros refroidirait l’intrigue la plus vive et la mieux suivie. Il a le pire des caractères qu’on puisse montrer au théâtre, celui qui consiste à n’en pas avoir.

Nous discuterons la pièce en la racontant : elle débute bien, et dans un beau cadre, moitié féodal et moitié champêtre, où la bonne odeur des vieilles mœurs se mêle à un parfum de nature. Voici la cour du château ; moitié ferme et moitié donjon, avec ses tours en pigeonniers tapissées de lierre ; une table rustique, reluisante de plats et de pintes d’étain, se dresse, à l’ombre des grands châtaigniers. C’est fête au manoir et c’est aussi fête au pays ; car dans cette vallée de la Bretagne, la suzeraineté des vieux âges s’est transformée en paternité. On attend le retour des deux plus jeunes fils du comte de Thommeray, revenant de l’armée, à la fin de leur engagement volontaire. La tradition de la famille est que chaque enfant passe sous le drapeau ; l’uniforme est la robe virile qu’il revêt avant d’entrer dans la vie. L’aîné, Jean de Thommeray, a payé sa dette en Afrique. Depuis un an déjà, il est rentré au château. Sa mère l’a fiancé à une jeune orpheline dont elle a fait sa fille adoptive. Elle voit bien, avec inquiétude, depuis quelque temps, un vague ennui obscurcir le front du jeune homme. Il semble avoir la satiété du bonheur paisible au sein duquel il est confiné. Mais la lune de miel dissipera bientôt ce léger nuage. Tout à l’heure encore Jean attestait à Marie son fidèle amour. La mère se rassure, elle croit en son fils.

Une Parisienne survient dans cette vallée close, en habit d’amazone, le costume de la guerre et de l’enlèvement. C’est bien une conquérante qui arrive ; Jean la voit, et il est vaincu. La baronne de Montlouis venait pour vendre une ferme au comte de Thommeray, et c’est son fils qu’elle va lui prendre. Il est séduit et ensorcelé.

Cependant le biniou résonne, les gars du pays s’avancent en agitant des rameaux fleuris ; ils font cortège aux deux fils du comte portant leur veste de simples soldats. Le père les attend au seuil du château ; il les embrasse avec une grave effusion, elles remercie d’avoir loyalement servi la patrie. C’est un noble et touchant tableau ; il ranime l’Age d’or de la vieille France ; aucune emphase n’altère sa simple grandeur. Les patriarches des anciennes familles paraissent revivre dans ce fier vieillard. Ces deux jeunes gens semblent les chevaliers de la France nouvelle revenant de la croisade du devoir. L’émotion était profonde, de belles formes coulaient dans la salle. Quel succès si la pièce tenait ce que promet un si beau prologue !

Au second acte, nous sommes dans le salon de la baronne de Montlouis, un salon étrangement mêlé de bohème dorée et de finance décrassée. Jean de Thommeray l’a suivie, il est devenu son amant, et le jeune sauvage apprivoisé hume déjà, avec convoitise, les fumets de luxe et de jouissance qu’exhale ce monde si nouveau pour lui. Sa maîtresse se charge de le déniaiser. Elle lui apprend que la chevalerie n’a qu’un défaut, comme la cavale de Roland, celui d’être morte, et elle l’exhorte à se lancer dans la bataille des affaires, à la conquête des millions. La harangue semble intéressée ; madame de Montlouis doit cinquante mille francs, remboursables le lendemain, sous peine de scandale. C’est ainsi que l’entend Jean de Thommeray ; il court à une table de jeu pour y gagner la rançon de sa belle maîtresse. La fortune aime les nouveaux venus, quelques tours de baccarat lui jettent une liasse de billets de banque dans les mains. Il les rapporte en triomphe à la baronne, elle les refuse avec dignité. Tout à l’heure, dans une scène spirituelle de revanche et de rouerie conjugale, elle a fait payer sa dette à son mari, dont elle connaît les prodigalités libertines. Mais ses conseils ont allumé la faim sacrée de l’or dans l’âme de Jean de Thommeray. Le petit Roblot, un apprenti boursier, né pour les affaires, comme un lévrier pour la chasse, rôde dans le salon, à la recherche d’une commandite : Jean lui confie sa nouvelle fortune et se fait, d’emblée, l’associé de cet aigrefin.

Voilà une déchéance aussi rapide que peu motivée. Et d’abord cette baronne est inexplicable, son caractère est un quiproquo. Au premier acte, une lettre de notaire la présentait au comte de Thommeray comme une femme besogneuse, âpre aux intérêts, venue de Paris pour lui faire payer, au double de sa valeur, la ferme qu’elle veut lui vendre. On entre en marché ; dès les premiers mots, elle accepte, avec une bonne grâce parfaite, les offres loyales du vieux gentilhomme : le tabellion l’avait calomniée. En l’écoutant, après la confidence de sa dette criarde, souffler à son amant la fièvre du gain, on croit qu’elle le lance à la recherche des cinquante mille francs dont elle a besoin. Autre méprise et autre surprise ; elle repousse les présents du joueur heureux, avec la fierté d’une femme qui n’entend pas mêler l’argent à l’amour. Mais alors à quoi riment les grands airs de la tentation qu’elle lui chantait tout à l’heure ? Pourquoi l’inviter à la valse autour du Veau d’or, si c’est pour qu’il y fasse un cavalier seul ? On ne peut s’intéresser, faute de la comprendre, à cette figure équivoque dont les actions démentent les paroles.

D’une autre part, Jean de Thommeray est impardonnable, n’étant point poussé, dans sa chute, par les sommations d’un amour avide. On admet qu’il se jette, une première fois, dans le jeu, comme dans un gouffre à combler, pour sauver une maîtresse en péril. L’influence entraînante d’une femme pressée par le luxe, sollicitée par la dette, demandant à l’amant ce que le mari lui refuse, aurait même excusé ses autres rechutes. Mais il ne cède qu’à des appétits égoïstes en persévérant dans sa mauvaise voie ; c’est pour jouir qu’il veut s’enrichir, c’est par vanité de viveur qu’il va faillir à l’honneur. Toute sympathie se retire de lui dès ce second acte. « Où est la femme ? » demandait le juge italien du conte, avant d’instruire un procès. Il n’y a, en réalité, pas de femme, comme on va le voir, dans le cas du vicomte Jean de Thommeray ; par conséquent, point de circonstance attenuante : sa cause est perdue.

Au troisième acte, nous retrouvons Jean de Thommeray, avec ses nouveaux amis, dans son hôtel, battant neuf, de parvenu financier. D’un acte à l’autre, il s’est furieusement corrompu à la cantonade. Le fils des croisés s’est transformé en manieur d’argent, l’amoureux n’est plus qu’un libertin sceptique, fort allumé, à l’heure qu’il est, par le chignon pourpre de Blanche de Montgiars, une petite dame appelée Baronnette de son nom de guerre, à qui il a envoyé, la veille, un peigne de saphirs enveloppé dans un madrigal. On fait des mots dans ce raout de garçons, comme dans toute la pièce. L’esprit y est, par instants, très vif et très net, quelquefois aussi entaché de blague et sentant l’argot des petits théâtres. J’ai noté au passage un certain nez d’argent légué par un oncle, qui serait peut-être drôle au Palais-Royal, mais qui produit, à la Comédie-Française, l’effet d’un faux nez de carton fourvoyé dans un salon de bonne compagnie. M. Emile Augier a le trait salé, la riposte alerte, la saillie mordante ; mais ses flèches gauloises ne sont pas d’un très fin calibre, et il les trempe souvent dans une boîte au gros sel.

Il y paraît, lorsque Baronnette arrive, rapportant son peigne, dans une toilette à tapage. C’est la cocotte vulgaire, plumes au vent et mal embouchée, moitié cabotine et moitié gamine, un Gavroche en jupes du boulevard galant. Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés, et la pièce aurait pu choisir une petite dame de plus haut étage pour faire débuter la fille moderne au Théâtre-Français. Baronnette s’est prise d’un caprice soudain pour Jean de Thommeray, qui oublie déjà la baronne. L’arrivée de sa mère jette un froid dans la flirtation commencée. « Par où sort-on ? » s’écrie l’impure, retroussant, à deux bras, sa traîne qui remplit la chambre, et elle s’engouffre dans une porte ouverte, comme une diablesse d’opéra disparaissant par une trappe, quand le bon ange apparaît.

La scène entre le fils et la mère est belle et touchante. Madame de Thommeray adresse à Jean de tendres et sérieux reproches ; elle lui montre le château paternel assombri par le départ de l’enfant prodigue, son vieux père en deuil de sa vertu morte ; elle lui rappelle sa fiancée blessée au cœur par son abandon. Jean s’attendrit, ses bons sentiments lui reviennent, il promet de renoncer aux pompes et œuvres du monde interlope, et de repartir avec elle pour la Bretagne, le soir même. Rendez-vous est pris à la gare. Ah ! le bon billet qu’a madame la comtesse de

Thommeray !

A peine est-elle sortie, que la baronne de Montlouis arrive, se sentant trahie, vaguement jalouse. L’ombrelle de Baronnette, oubliée sur un sofa, met entre ses mains le corps du délit ; elle le déchire à belles griffes, s’indigne, récrimine, fait à son amant une scène orageuse détrempée par une pluie de larmes, et lui arrache la promesse de la rejoindre à Trouville, où elle va passer la saison d’été. Après le drame, le vaudeville. Baronnette sort de sa cachette, retrouve son ombrelle en loques, reconnaît que les ongles d’une femme du monde ont passé par là, et se pique au jeu. Elle n’a qu’à se décoiffer, d’un tour de tête, pour retenir Jean au passage, et le traîner en laisse, par son chignon flottant, à la Maison-d’or, où il s’en va souper avec elle, tandis que sa mère l’attend à la gare, en séchant sur pied.

L’action, prise entre ces portes ouvertes et fermées, ne fait point un pas durant tout cet acte, et Jean de Thommeray achève de s’y discréditer aux yeux du public. On ne sait par quel bout prendre ce hobereau détraqué. Il serait plus facile d’analyser un liquide que de définir sa nature molle et inconstante, qui se corrompt sans être agitée. Le vent le change, la lune le gouverne, l’occasion en fait ce qu’elle veut. Tout à l’heure, il déclarait à la baronne un amour en flammes ; d’un jour à l’autre, cette grande passion s’éteint comme un feu de paille, et se rallume à la tignasse flamboyante d’une femme qu’il voit passer dans la rue. C’est à cette fille échevelée qu’il sacrifie sa maîtresse, c’est pour souper avec elle qu’il déserte le rendez-vous promis à sa mère ! On ne comprend rien à cette triste énigme, et elle ne vaut pas la peine qu’on cherche son mot.

L’acte suivant nous mène à Trouville, où Jean de Thommeray se débat encore entre l’amour de la baronne et le caprice de Baronnette ; il finit par lâcher l’une et délaisser l’autre, pour les trois millions de la fille d’un banquier taré, qui veut mettre des armoiries à son coffre-fort. L’instant d’avant, Jean s’indignait à l’idée de vendre son nom aux enchères du mariage d’argent ; un coup de baisse abat sa fortune de cartes, bâtie sur le terrain mouvant de la Bourse. La girouette qu’il a dans l’âme tourne subitement à ce vent de mine, et il consent à épouser la fille du faiseur. Aucune donnée ne résisterait aux tergiversations d’un tel caractère, moins dépravé encore qu’il n’est décousu. Il se défait à chaque scène, entraînant la pièce, qui tombe en morceaux avec lui.

Cependant la guerre est déclarée. Paris est investi. La toile se relève sur le quai Malaquais désert. Les flammes du gaz tremblent dans les ténèbres ; la rue Bonaparte ouvre, à droite, son couloir obscur ; l’Institut profile sa masse sombre ; à gauche, le pont des Arts et le fleuve, et la silhouette du Louvre ébauchée sur un ciel d’orage. Le décor est d’une vérité saisissante ; il m’a choqué pourtant par son aspect mélodramatique qui rappelle les cinquièmes actes de la Porte-Saint-Martin et de l’Ambigu. Justement, voici deux bourgeois en paletot qui se rencontrent sous un réverbère ; ils vont parler de choses très sérieuses, raviver des souvenirs tout saignants encore : les familles dispersées, le déchirement des séparations, les femmes et les enfants abandonnant la ville assiégée. Mais je ne sais quel lien d’idées, éveillées par cette mise en scène, me reporte aux dénouements de boulevard et à leurs traîtres, se donnant rendez-vous, au bord de la Seine, pour jeter à l’eau une victime. Ce n’est qu’une impression, et je ne veux pas la surfaire ; il me semble pourtant que le Théâtre-Français ne comporte point de pareils spectacles. Son luxe de décoration doit rester sobre et sévère et satisfaire les yeux sans les occuper.

Ceci dit, je reviens à Jean de Thommeray, prêt à s’enrôler dans les francs-fileurs, et qui fait part à un sien ami de ce beau projet, avec un cynisme ironique. Il persifle d’abord, il déclame ensuite ; et la surprise a été grande de l’entendre maudire Paris, à grand orchestre de phrases, sur le mode majeur de l’imprécation de Camille. Mais savez-vous que ce Breton perverti devient presque odieux, lorsqu’il se pose en victime de la capitale ? Voilà un beau fils de province, qui, s’ennuyant dans son petit castel, quitte père et mère et abandonne sa promise, pour suivre une cocodette parisienne dont il s’est coiffé. La dame pouvait être une de ces rouées malfaisantes qui brisent le coeur et l’existence des imprudents tombés dans leurs bras. Point du tout, il se trouve qu’elle l’aime d’un amour sincère, et que c’est lui qui la trahit, sans avoir rien à lui reprocher. L’appétit de la fortune lui vient en mangeant au banquet de la grande vie parisienne ; il monte à la Bourse, et en quelques tours de râteau y rafle une fortune. Devenu riche, il veut jouir : le voilà pris du goût des scandales et des plaisirs de haut vol. Il n’aurait certes que ce qu’il mérite, s’il était dévoré tout vif par quelque drôlesse de bon appétit. Tout au contraire, la fille à laquelle il a jeté son mouchoir se prend pour lui d’un caprice désintéressé de grisette ; elle prend ses vers et refuse ses bijoux : ce jeune Turcaret trouve une Manon Lescaut pour l’aimer. La ruine survient ; d’autres se seraient noyés à sa place ; une perche d’or de trois millions s’offre à lui pour le repêcher, sous la forme d’une riche héritière sottement éprise, à son tour, de son irrésistible nullité. Et ce parvenu du sort, cet enfant gâté de la chance a l’insolence de se plaindre ! Et il accuse Paris d’avoir arraché les bons instincts et les vertus qu’il a déracinés lui-même de son cœur ! Mais quelles épreuves a-t-il donc subies ? Quelles souffrances a-t-il endurées ? Dans la nouvelle de M. Jules Sandeau, Jean de Thommeray avait, du moins, été le jouet d’une coquette cupide et perfide. La pièce lui retire cette unique excuse, et il n’en crie que plus fort !… En vérité, c’est à n’y pas croire.

L’indignité du personnage est telle, qu’elle gâte, sur la scène, le beau dénouement du récit. On se rappelle cette page émouvante. Jean, prêt à fuir, entend, en passant sur le quai, le chant de la Bretagne et le son du biniou : ce sont les gardes mobiles du Finistère qui font leur entrée à Paris. En tête, à cheval, le chef de bataillon et deux capitaines ; il reconnaît son père et ses frères, et, à un balcon du quai, sa mère agitant son mouchoir. — « Le lendemain, dans la cour du Louvre, le commandant de Thommeray assistait à l’appel de son bataillon. L’appel terminé, il passait devant les rangs, lorsqu’un mobile en sortit et lui dit : — « Commandant, on a oublié d’appeler un de vos hommes. — Comment vous nommez-vous ? — Je m’appelle Jean, répondit le mobile, en baissant les yeux. — Qui êtes-vous ? — Un homme qui a mal vécu. — Que voulez-vous ? — Bien mourir. — Êtes-vous riche ou pauvre ? — Hier encore, je possédais une richesse mal acquise ; je m’en suis dépouillé volontairement ; il ne me reste que mon fusil et mon bissac. — C’est bon ! — Et, d’un geste, il le fit rentrer dans les rangs. Il y eut un long silence ; le commandant était venu se placer devant le front du bataillon. — « Jean de Thommeray ! cria-t-il. Une voix mâle répondit : — « Présent ! »

Cette amende honorable faite, l’arme au bras, est à sa place dans le livre. On la voit comme elle a dû se passer : quelques mots émus échangés à voix basse, un incident de famille qui passe presque inaperçu pour le bataillon. Mais l’appareil militaire déployé par la mise en scène donne à la conversion de Jean de Thommeray une pompe d’apothéose excessive. En fin de compte, son action n’a rien d’héroïque. Des milliers de jeunes gens, sans faute et sans reproche, l’ont précédé sous le drapeau de la patrie en danger. Il ne fait que son devoir lorsqu’il s’y rallie, et ce devoir est une expiation. Sa pénitence est trop bruyante, sa réhabilitation trop superbe. Un pécheur de sa sorte ne mérite pas d’être absous au son des tambours.

Il n’est guère de talent plus sympathique que celui de M. Sandeau ; M. Emile Augier a longtemps régné au Théâtre-Français, et ses derniers échecs ont à peine entamé sa réputation. Leur collaboration a produit, dans la comédie de genre, ce chef-d’œuvre qui s’appelle le Gendre de Monsieur Poirier. C’est assez dire que la pièce a été d’abord écoutée avec l’attention la plus favorable. La bienveillance du public s’est ensuite visiblement refroidie ; mais cette glace, formée d’acte en acte, s’est faite sans bruit et sans craquement, et les applaudissements, qui n’attendaient qu’un prétexte, sont parvenus souvent à la rompre.

II. Madame Caverlet

Toute justice rendue au talent qui éclate dans quelques belles scènes de Madame Caverlet, à l’esprit un peu gros de quelques parties du dialogue, il m’est impossible de classer au rang des bons ouvrages de l’auteur cette pièce morose et inanimée. Le sujet a été vingt fois traité et répété au théâtre : c’est la question du divorce, l’adultère tourné à la bigamie, la femme placée entre le mari indigne qui revendique son droit conjugal, et l’amant qui a pris sur elle, par la durée et le dévouement d’une liaison fidèle, le droit d’un époux. M. Emile Augier se prononce pour le divorce : la thèse est déplaisante et ingrate. Elle choque des opinions respectables, elle vise la loi qui régit le mariage dans notre pays. L’auteur l’a rendu plus inacceptable encore en mêlant des enfants au conflit pénible qu’il a mis en scène.

M. et madame Caverlet n’ont jamais été mariés qu’à « l’autel de la nature », comme des héros de Jean-Jacques, dont ils habitent le pays. Madame Caverlet s’appelle, en réalité, madame Merson. Son mari était un affreux libertin, qui l’outrageait indignement, après avoir gaspillé sa dot avec des maîtresses. La justice est intervenue et elle a reconnu le bon droit de la femme, en lui confiant l’éducation de ses deux enfants. L’épouse séparée s’est réfugiée à Avranches, chez une vieille tante, millionnaire et pauvre d’esprit. Elle y a rencontré un Anglais, M. Caverlet, homme de cœur et d’honneur, qui s’est pris pour elle d’une passion profonde. Elle a lutté, elle a résisté, mais la duègne qui l’hébergeait a cru voir, à travers ses lunettes troubles, que ce gentleman était son amant. Elle l’a chassée de sa maison, et c’est alors qu’Henriette, sans ressources et sans asile, est devenue, presque forcément, la maîtresse de son poursuivant. Il y a quinze ans qu’ils vivent à Lausanne, sous le pavillon d’un subterfuge qui leur garantit l’estime de la petite ville. Madame Merson, dont le nom se prête à une double consonance française et britannique, passe pour l’épouse divorcée d’un gentleman anglais, remariée à M. Caverlet. Son fils Henri et sa fille Fanny ont grandi dans cette illusion. Ils s’étonnent bien un peu de n’avoir jamais reçu, depuis quinze ans, ni une lettre, ni un signe de vie de leur père ; la mère excuse de son mieux ce silence ; jamais elle n’a blâmé ni accusé son mari devant eux. Les enfants adorent d’ailleurs celui qui a remplacé l’absent. Cette famille, qui n’en est pas une, vit dans l’union la plus tendre.

Mais les situations fausses percent tôt ou tard, aucun replâtrage ne peut masquer, longtemps, leurs lacunes. L’heure vient où la loi sociale atteint et punit ceux qui la transgressent. Reynold Bargé, le fils d’un juge de paix de Lausanne, a été élevé avec les Merson. Vis-à-vis de la jeune fille, cette amitié d’enfance se transforme, par degré, en un amour que Fanny partage. M. Bargé père accepte avec empressement ce projet d’union. Le voici qui arrive, cravaté et ganté de blanc, faire sa visite officielle. Le moment est venu pour M. Caverlet de se confesser. Cas scabreux et aveu pénible : c’est une plaie cicatrisée qu’il lui faut rouvrir.

Il se confesse donc, et en galant homme, avec une franche loyauté. Il avoue le faux ménage et l’existence du véritable mari ; il plaide les circonstances atténuantes, sans rien cacher de la faute. La physionomie de l’excellent juge change étrangement à mesure qu’il parle : de rayonnante qu’elle était, elle s’assombrit par degrés. Il fait bonne mine à cette révélation fâcheuse, plaint l’honnête femme si fatalement dévoyée, reconnaît combien elle est excusable, proteste de son inaltérable respect ; mais les gants blancs qu’il ôte machinalement de ses doigts, laissent clairement entendre, par une pantomime expressive, qu’il retire en même temps sa demande. M. Bargé part sans s’être expliqué. « C’est l’expiation qui commence ! » s’écrie la mère apprenant cette retraite de mauvais augure. Elle devait s’y attendre : l’adultère ne peut être qu’un épouvantail pour les pères en quête de marier leurs fils.

Ce premier acte est un peu froid et tourne un peu court ; le joli passage où Fanny laisse échapper son chaste secret l’a un instant ranimé : il y jette la chaleur et la clarté d’un rayon.

Au second acte, la situation semble se nouer et se tendre. Le mari perdu ressuscite, M. Merson reparaît. Il a appris que la vieille tante est à l’agonie, et il accourt, alléché par son héritage, sous le vertueux prétexte de faire rentrer sa femme dans le bercail conjugal. Ce personnage fait tort à la pièce par sa bassesse mesquine et sa dépravation subalterne. Il est répugnant sans être effrayant, il n’a ni personnalité ni relief. C’est un coquin quelconque faiblement modelé dans un morceau de bouc.

Quoi qu’il en soit, le père se fait reconnaître de son fils, avoue ses torts en les atténuant, et se déclare prêt à les réparer en rentrant dans sa famille réconciliée par un pardon réciproque. Henri est atterré par cette révélation diffamante. Ce qu’il y voit surtout, c’est le déshonneur de sa mère, et l’idée que sa soeur et lui vivent, depuis quinze ans, sans s’en douter, avec son amant. Sa colère se retourne contre Caverlet ; il lui reproche furieusement son adoption illicite, sa cohabitation scandaleuse. Caverlet se redresse énergiquement sous ses invectives. Il lui dit l’infamie de son père, l’extrémité à laquelle il a réduit sa noble et digne femme, forcée de fuir un foyer honteusement souillé. Il compare et il oppose leurs conduites. Quel devoir de père M. Merson a-t-il rempli envers ses enfants, et quel devoir, lui, Caverlet, a-t-il oublié ? Ce sentiment même de l’honneur exalté, farouche, intraitable, c’est à lui que Henri le doit ; il le blesse avec l’arme qu’il lui a trempée.

La scène est belle et poignante, elle a fait retentir, avec une mâle émotion, la juste colère d’un fils offensé et la défense sympathique d’un amant loyal. Mais l’éloquence de M. Caverlet ne peut lui donner gain de cause. En entraînant les enfants, avec leur mère, dans une situation interlope recouverte par un mensonge, et qu’un incident quelconque devait, un jour ou l’autre, fatalement percer, il a compromis leur avenir, il a fait d’eux les complices involontaires de son concubinage déguisé. C’est envers Fanny surtout que sa faute est grave : une jeune fille n’est pas impunément élevée dans un milieu équivoque, sous la tutelle du séducteur de sa mère. Quelque pure qu’elle soit, son innocence en reçoit une tache, sa réputation en est effleurée. M. Bargé, en refusant tout à l’heure la main de Fanny pour son fils, n’a fait que ce qu’aurait fait, à sa place, tout homme soucieux du parfait honneur de son nom.

Cette scène est le seul moment où le drame éclate, l’unique éclair qu’il dégage. On rentre, aux actes suivants, dans la monotonie d’une situation tristement inquiète, qu’aucune péripétie frappante ne vient agiter. Le mari invoque bien la loi pour forcer sa femme à réintégrer le domicile conjugal, mais c’est d’une façon si timide, avec une contrainte si piteuse, qu’aucun effet d’angoisse réelle, de terreur sincère n’en peut résulter. C’est pourquoi le duo du suicide rêvé un instant par M. Caverlet et par sa maîtresse passe la mesure et force la note. On ne se tue pas pour échapper aux menaces d’un M. Merson. Il est avec ce drôle des accommodements, et la pièce nous le fera bien voir tout à l’heure. Et puis cet air de passion follement ardente n’est plus dans la voix de deux amants sur le retour, mûris dans l’habitude d’une liaison prolongée. Leur âge le fait détonner ; il y faudrait un ténor et un soprano de vingt ans. Pour émouvoir vivement, au théâtre, l’adultère a besoin d’une sorte de flagrant délit. Cinq ans après, il est déjà vieux ; à quinze ans de distance, il est suranné : il y a prescription. Un contrat tailladé par un canif de cette date, rentre dans les palimpsestes de l’archéologie conjugale.

Il faut noter pourtant encore, au passage, deux très jolies scènes : une querelle attendrie du jeune Reynold avec son père, résistant d’abord, bientôt désarmé par la camaraderie affectueuse et les saillies cordiales de son fils ; et l’aveu déguisé que madame Merson a fait à sa fille de sa situation, en la mettant sur le compte d’une amie fictive. Mais la cause plaidée par la pièce est invinciblement réfutée par le mot de Fanny, s’écriant, lorsque sa mère en vient à la chute de la

femme séduite : « Tu dis qu’elle avait besoin d’affection ; elle n’avait donc pas d’enfants ? » Aucune justification ne tient contre ce mot décisif, et madame Merson n’a qu’à baisser humblement la tête. Sa fille l’a jugée sans le savoir, et l’a condamnée. Lorsqu’il s’agit de questions pareilles, la sagesse est sur les lèvres des vierges et dans le cœur des enfants.

Un tour de passe-passe d’une simplicité enfantine, et qui a été sans doute suggéré par l’à-propos d’un procès récent, dénoue la situation à l’amiable. Tout d’un coup, au moment où M. Caverlet et madame Merson vont se séparer, le jeune Reynold accourt, radieux de la bonne nouvelle qu’il apporte. Il a trouvé le moyen, découvert l’issue, résolu le problème. C’est l’œuf de Christophe Colomb qui tient sur la table, quand on a cassé l’un des bouts. Le divorce est autorisé en Suisse : M. Merson se fera naturaliser : aussitôt reconnu citoyen du canton de Vaud, il divorcera, et madame Merson pourra se remarier légalement avec M. Caverlet. Mais pas d’argent, pas de Suisse ! Il faut cinq cent mille francs à l’aigrefin pour qu’il se prête au changement de mains. Le million de la tante qui vient de mourir, en fera les frais.

On m’avait fait venir d’Amiens pour être Suisse,

dit le Petit-Jean des Plaideurs ; c’est de Paris que M. Merson est venu pour tenir le même emploi, dans la comédie de M. Augier.

Ce dénouement topographique qui sort, non pas de l’action, mais d’une loi locale du pays où la scène se passe, conclut la pièce bien froidement : la tragédie domestique se termine en escamotage. La facilité que M. Merson met à donner sa démission de mari le ravale encore. Il était évident, du reste, dès le second acte, qu’une somme quelconque désarmerait ce fantoche, et que la griffe qu’il allongeait, avec des airs menaçants, pour ressaisir sa femme, deviendrait docile, comme une simple patte, dès qu’on l’aurait plus ou moins graissée. Le personnage est si vil, que M. Augier n’a pas osé le mettre en face de l’amant de sa femme. La lutte était là pourtant, mais l’adversaire était trop indigne, et le combat a manqué faute de combattants.

III. Les Fourchambault

Il faut applaudir deux fois à l’éclatant succès que les Fourchambault viennent de remporter au Théâtre-Français : d’abord et surtout pour la pièce elle-même : ensuite pour la façon parfaitement digne dont ce succès s’est produit. La réclame n’a point battu la grosse caisse devant son estrade, le boniment ne s’est pas enroué devant son affiche, les annonces ne l’ont pas lancé comme un cosmétique. On n’a point trompété d’avance qu’un soufflet à grande sensation serait donné, à dix heures et demie, au quatrième acte. Je n’ai vu le plan de la ville du Havre, où l’action se passe, gravé, pour la circonstance, dans aucun journal. Quel contraste que la modestie de ce grand talent concevant son oeuvre en silence, et la livrant sans bruit au public, avec le vacarme charlatanesque si fort en vogue aujourd’hui ! L’empressement n’en a été que plus grand, l’attente plus favorable et plus sympathique, et cette attente n’a pas été seulement remplie, mais comblée. On peut placer les Fourchambault au premier rang du répertoire de M. Augier, qui compte déjà trois ou quatre chefs-d’œuvre.

Le premier acte nous introduit, près du Havre, dans une villa d’Ingouville, habitée par la famille Fourchambault. M. Fourchambault est un banquier riche en apparence, doré à la surface, qui s’est marié sous un régime dotal désastreux. Sa femme, ayant apporté huit cent mille francs, dans le ménage, en dépense, haut la main, cent vingt mille par an. C’est la cocodette provinciale lancée en plein luxe, falbalas au vent, à l’instar des grandes dépensières, du monde parisien. Ses toilettes et ses équipages font un dégât affreux dans les affaires de son mari. Elle est la dépense, il est la recette : une recette qui frise le déficit et court vers la ruine, à bride abattue. M. Fourchambault hasarde bien de temps en temps, quelques remontrances, mais il est bon jusqu’à la faiblesse, maté par une longue habitude de sujétion conjugale ; il laisse faire et il laisse aller.

Fourchambault a deux enfants, un fils et une fille dont la conduite lui échappe, aussi bien que le gouvernement de sa maison et de sa fortune. Blanche est aimée de M. Victor Chauvel, un jeune homme de mérite, sérieux et laborieux premier commis de M. Bernard, riche armateur du Havre. Elle semblait l’avoir distingué ; mais sa mère rêve de mettre un blason quelconque sur le fond d’or qu’elle croit encore posséder ; elle a résolu que sa fille épouserait le jeune baron de Ratisboulois, fils du préfet, — l’état administratif dirait sous-préfet— de la ville du Havre. Blanche n’est point une héroïne de roman ; c’est une de ces ingénues positive comme la riche bourgeoisie moderne en fabrique tant aujourd’hui. Sa tête avance sur son coeur, l’idée d’être baronne chatouille sa jeune vanité. Elle a sacrifié, sans trop de regret, son inclination naissante au mariage titré qui lui est offert et qui est presque conclu.

Son frère Léopold est le type complet du gommeux de département : pilier de cercle, joueur comme les cartes, coureur d’actrices et de petites dames. La maison paternelle n’était pour lui jusqu’à présent, qu’une auberge ; il n’y entrait guère qu’aux heures des repas. Il s’y montre pourtant beaucoup plus assidu depuis quelque temps. Mais, si l’enfant prodigue retourne au bercail, c’est avec un appétit de jeune loup alléché par la brebis étrangère qui vient d’y être introduite.

Cette nouvelle venue est mademoiselle Marie Letellier, une jolie créole de l’île Bourbon, que la mort de ses parents, qui l’ont laissée sans fortune, réduit à chercher un emploi d’institutrice en Europe. M. Bernard, qui lui porte une affection presque paternelle, l’a ramenée d’Amérique sur un de ses navires ; et, en attendant la réponse d’une famille anglaise à laquelle il l’a proposée, il lui a fait accepter l’hospitalité de la maison Fourchambault, avec qui il est en bonnes relations. Marie Letellier est une jeune fille élevée à l’américaine, pure et fière, sous des allures hardies et rieuses ; le coeur d’une vierge et l’air d’une princesse errante, habituée aux libertés de la flirtation, et sûre de retirer à temps sa vertu du jeu. Elle se laisse courtiser par Léopold, rit de ses galanteries et leur donne gaiement la réplique, sans songer à mal. Mais la France n’est pas l’Amérique, et M. Bernard a eu tort de ne pas avertir sa protégée que ce qui n’effleure point, là-bas, la réputation d’une jeune fille la déflore ici.

C’est l’esprit qui règne dans ce premier acte. Les personnages y montrent déjà leurs caractères en action. La frivolité sèche et revêche de madame Fourchambault, la bonhomie soumise de son mari, l’étourderie légèrement vicieuse, mais non dépravée, de leur fils, l’excentricité décente de mademoiselle Letellier, l’égoïsme panaché d’honneur et de chevalerie du préfet, autant de portraits vivement dessinés, légèrement touchés : on est amusé avant d’être ému.

L’émotion vient, au second acte, avec une des plus belles scènes de la pièce. La toile se relève sur l’intérieur de M. Bernard, qui fait à celui de la villa d’Ingouville un parfait contraste. On se rappelle certains tableaux de l’école hollandaise, devant ce salon sévère, presque austère, qui tient de la cabine de vaisseau et du parloir des maisons du Nord. Une femme y siège en habits de deuil, triste comme une veuve, grave comme une matrone. C’est la mère de M. Bernard. La mère et le fils vivent seuls dans cette maison presque fermée du côté du monde ; il y a un secret douloureux dans leur réclusion. Bernard est un enfant naturel ; sa mère, toute jeune, a été séduite par le fils d’une maison où elle donnait des leçons de piano. Son séducteur n’était pas un libertin déloyal, il lui avait promis le mariage, et il entendait tenir sa parole. Mais le père est intervenu, il a jeté une calomnie entre l’amant et la maîtresse : les apparences étaient contre elle, le jeune homme s’est cru dégagé, il a rompu brusquement. La femme, trop fière pour se disculper, a changé de nom, elle a élevé l’enfant de sa faute, elle en a fait un homme d’honneur et de lutte. Elle a été la providence qui lui a fait vaincre les fatalités de son origine. La haute position commerciale qu’il a conquise, les deux millions qu’il a gagnés, Bernard les doit à sa direction et à ses conseils. Aussi l’amour filial est-il, pour lui, un culte exclusif : il n’a jamais voulu se marier, parce que les formalités de l’état-civil, en divulguant sa naissance, atteindraient la dignité de sa mère, parce qu’il ne veut pas non plus qu’elle ait à rougir, ne fût-ce qu’un instant, devant une femme à qui il serait contraint de révéler son passé. Il est heureux, la voyant heureuse en lui et par lui. Seulement, son coeur est resté sombre à l’endroit du père indigne qui l’a délaissée, et dont madame Bernard lui a toujours refusé le nom. Ce qu’il a d’amer et de violent dans le caractère vient de la rancune qu’il couve sourdement contre lui.

C’est par un entretien que nous apprenons tout cela. Rien de touchant et même d’imposant comme cette mère en cheveux blancs se confessant à son fils. Elle lui dévoile sa faute, comme elle lui montrerait une blessure, et Bernard s’agenouille devant cet aveu, avec un respect attendri.

Cependant mademoiselle Letellier vient apporter une fâcheuse nouvelle : le sinistre d’une grande banque du Havre est tombé sur la maison Fourchambault, déjà chancelante ; sa chute est imminente, si elle n’est pas étayée par un prompt secours. M. Fourchambault avait en portefeuille deux cent quarante mille francs de billets portant la signature du banquier failli ; tous les crédits se sont fermés devant sa détresse ; les échéances vont assiéger une caisse vide. Mademoiselle Letellier a bien offert quarante mille francs à son hôte, les restes de son petit patrimoine ; mais ce modique acompte ne tiendrait guère plus qu’un grain de sable pour arrêter le flot montant des créances : demain, ce sera la ruine et le déshonneur,

La mère reste seule avec son fils, elle l’invite à secourir M. Fourchambault, à lui prêter la somme qui peut le sauver. Bernard résiste, il se défend : on ne fait pas du sentiment en affaires. Deux cent quarante mille francs, cela compte et cela pèse pour toutes les fortunes. A quoi bon les jeter, d’ailleurs, dans un panier percé dont madame Fourchambault tient l’anse ? L’ouverture par laquelle fuit l’argent de cette maison livrée au coulage se rouvrirait quelques mois après.

Madame Bernard a prévu l’objection ; aussi ce n’est point seulement une aide transitoire qu’elle demande à son fils, mais une assistance permanente. Bernard deviendra l’associé commanditaire de la maison Fourchambault, il va mettre la main à son gouvernail affolé, la redresser, la remettre à flot. Pour le coup, l’armateur se redresse : prêter de l’argent, passe encore ; mais donner son temps à un étranger, compromettre peut-être sa situation pour relever celle d’un homme qui est à peine son ami, l’exigence est vraiment trop forte, la sollicitude trop étrange. Jamais ! jamais ! Sur quoi, madame Bernard, s’avançant vers lui, avec une autorité singulière, le geste haut, la voix solennelle : « Il le faut, je le veux, tu le dois ! — C’est donc mon père ? » s’écrie Bernard. La mère répond en baissant la tête. — « C’est bien, j’obéirai ! »

Des applaudissements enthousiastes ont salué cette scène si simple et si grande où deux belles âmes, un instant en lutte, s’accordent dès que le devoir leur montre sa voie. D’un côté, l’oubli de l’offense vis-à-vis de la nature qui parle et commande, la piété filiale imposée par la mère outragée à l’enfant renié ; de l’autre, son acceptation par le fils hostile jusqu’alors à l’inconnu qui l’a délaissé, mais qui, dès qu’on lui montre ce père en détresse, se dévoue à lui sans l’aimer.

Nous rentrons, au troisième acte, dans la maison Fourchambault, pleine de récriminations et de querelles domestiques. Un emprunt prélevé sur la dot de la femme la tirerait du naufrage ; mais madame Fourchambault défend énergiquement cette dot lucrative de huit cent mille francs qui lui a rapporté le revenu d’un capital de deux ou trois millions, en vingt années de ménage. Cette gaspilleuse n’est pas prêteuse, c’est là son moindre défaut. Survient Bernard froid et net, positif et bref : jamais sauveur ne fut moins phraseur et moins bénisseur. Ce n’est point en philanthrope, c’est en homme d’affaires, qu’il se présente. Avec la somme qui manque aux comptes courants du banquier, il lui apporte son association, reçue avec des transports de reconnaissance sèchement accueillis. Commanditaire de la maison, il a le droit de la réformer, et il n’y va pas de main morte. Il taille en plein dans le luxe ruineux de madame Fourchambault, congédie cinq valets sur sept, sur six voitures en vend quatre, rogne sa toilette à grands coups de ciseaux, et la réduit au revenu net de sa dot, quarante mille francs de budget annuel, pas un louis de plus. Vous entendez d’ici les cris de paon plumé vif que pousse cette pécore si rudement tondue. Mais Bernard a des ripostes qui coupent ses complaintes. Il lui prouve, chiffres sur table, qu’elle a dépensé huit fois, depuis son mariage, cette dot qu’elle fait bruyamment sonner : il n’y a pas de réplique à faire à une addition.

On peut trouver que Bernard procède avec des façons bien cassantes à cette réforme intérieure, qu’il s’y montre dur et presque bourru : quand on dépouille une femme de ses falbalas, il est convenable de mettre des gants. Mais le dépit qu’il ressent en voyant si sottement usurpée, la place que devrait occuper sa mère justifie son irritation. Madame Fourchambault, du reste, son premier mouvement de colère passé, l’approuve franchement et lui donne raison : « Voilà le mari qu’il m’aurait fallu ! » s’écrie-t-elle. Mot de nature, trait de haut comique qui part du fond de l’observation. Les femmes de cette espèce méprisent, en l’exploitant, l’homme mou et irrésolu qu’elles ont asservi. Elles sentent vaguement que, dans leur intérêt même, elles auraient eu besoin d’un chef et d’un maître ; elles l’admirent lorsqu’elles le rencontrent. Comme à madame Sganarelle, il leur plairait d’être battues quelquefois.

Le quatrième acte a une scène délicieuse, celle de la conversion d’un jeune cœur, ramené à l’amour vrai que les faux attraits de la vanité lui avaient fait méconnaître. A la nouvelle du sinistre des Fourchambault, les Rastiboulois avaient lâché la maison, comme les rats abandonnent un grenier qui va s’écrouler. Le père était venu repêcher sa parole dans l’eau trouble d’une phraséologie hypocrite colorée de protestations de désintéressement et d’honneur. La hausse sur le banquier en baisse étant revenue avec l’association de Bernard, le préfet essaye de raccommoder le mariage qu’il a rompu tout à l’heure. Il s’agit de couper court à cet indigne marchandage ; Marie Letellier et Bernard se chargent de convertir la petite Blanche, encore indécise entre la gloriole d’un blason en vente et le bonheur d’un amour honnête. Bernard parle avec une mâle et fraîche éloquence, mademoiselle Letellier souligne sa harangue d’aimables ironies et de fins conseils. Blanche n’hésite plus ; son cœur reprend l’élan généreux que l’influence de sa mère avait comprimé : elle aimera celui qui l’aime, Victor Chauvel sera son mari. Tout ce morceau est d’une grâce exquise : on y voit une jeune âme recouvrer la vue sous les mains amies qui l’opèrent et qui la guérissent. Elle se rouvre aux sentiments purs et vrais comme à la lumière. Rien de plus noble et de plus charmant.

Cependant les Rastiboulois éconduits mettent en avant une calomnie pour masquer leur piteuse retraite. On jasait par la ville des empressements de Léopold auprès de la jeune créole admise dans la maison de son père : de cette rumeur, la préfecture fait un tapage, un éclat, une clameur de haro. A l’entendre, si le mariage a manqué, c’est que le baron s’est retiré d’une famille qui tolère, sous les yeux de sa fille, les amours interlopes du fils de la maison avec une intrigante étrangère. Le scandale court par la ville, s’embarque au quai pour l’Angleterre, et en revient avec le dédit formel de la famille anglaise qui devait prendre Marie Letellier pour institutrice. — Shoking ! improper ! — La jeune fille est frappée deux fois par cet odieux mensonge : sa réputation est flétrie et son avenir est perdu.

Elle recourt à l’homme qui lui inspire une affection qu’elle ne distingue pas encore du respect, mais qui s’empare déjà de son cœur. Bernard écoute ses plaintes indignées avec un dépit soupçonneux où l’on démêle aussi un secret amour. Il interviendra cependant, et il parlera. Le mariage seul peut réparer le tort fait à l’honneur de mademoiselle Letellier par les galanteries malséantes du jeune Fourchambault ; il lui demande un rendez-vous, Léopold y vient.

Nous arrivons à la maîtresse-scène de la pièce, une des plus hardies et des plus dramatiques que M. Augier ait jamais écrites, et que termine un trait final d’une beauté presque cornélienne. Bernard donne volontiers l’accent du commandement à ses conseils ; c’est de ce ton qu’il exhorte Léopold à épouser la jeune fille qu’il a compromise. Léopold s’étonne et refuse. La réparation suppose une séduction ; or, il n’a fait à mademoiselle Letellier qu’une cour malheureuse. Quand sa déclaration s’est trop hasardée, elle l’a presque rabattue d’un coup de sa cravache d’amazone. Ce n’est point aux battus à payer l’amende. La destinée des institutrices et des maîtresses de piano est, d’ailleurs, de prêter aux soupçons fâcheux : on ne manque jamais de les assortir aux jeunes-premiers des maisons où elles sont reçues. C’est une conséquence de leur position plus ou moins équivoque et fausse. Il n’y peut rien et ne sait qu’y faire.

Bernard s’est assombri à ces derniers mots ; il insiste encore : si la pauvreté est un obstacle, il est tout prêt à le lever : Marie Letellier sera riche, il lui donne une dot de trois cent mille francs. Cette fois, Léopold, qui n’avait pas tort, a grandement raison de se rebiffer contre cette étrange libéralité. Elle suffirait à l’éloigner d’un mariage devenu suspect. Pourquoi Bernard dote-t-il mademoiselle Letellier ? Cent mille écus offerts en pur don, cela ressemble singulièrement à l’indemnité qu’on accorde à la maîtresse dont on ne veut plus, pour la passer à un autre et lui faire un sort. Bernard bondit sous l’insulte, tous les ressentiments qu’il étouffe depuis si longtemps éclatent dans un transport indigné. « Vous calomniez, cela devait être, car vous avez du sang qui ment dans les veines. Votre grand-père, lui aussi, était un calomniateur ! — Ah ! oui, je sais, — réplique Léopold, — l’histoire de cette maîtresse de piano ! » Et, comme Bernard répète l’injure qu’il a lancée sur son aïeul, le jeune homme le soufflète d’un revers de gant.

Bernard s’est élancé, il se contient subitement. « Ah ! — dit-il, — comme il est heureux que tu sois mon frère ! » Le saisissement a étreint la salle ! Nous avons vu bien des reconnaissances au théâtre, il nous en a rarement montré de plus pathétique et de plus poignante. Cette révélation jaillie, sous l’outrage, d’une âme ulcérée, adoucie par l’explosion même du secret qui envenimait sa blessure, c’est plus qu’une trouvaille, c’est une inspiration.

Mais la scène n’est pas terminée, l’émotion reprend un nouvel élan qui va la porter plus haut encore, jusqu’à la région où retentissent les mots héroïques. Les deux frères se sont expliqués, quelques paroles ont tout éclairci entre eux. Alors Bernard, les bras ouverts, tend à Léopold la joue qu’il vient de frapper : « Efface ! » lui dit-il. On croit entendre un cri espagnol ou romain de Corneille, répété par un écho de la vie moderne.

Le dénouement est simple et touchant. Léopold consent à épouser mademoiselle Letellier, c’est elle maintenant qui refuse. Elle a la réparation qu’elle voulait. Qui pourra croire qu’elle a été la maîtresse d’un homme dont elle ne veut pas pour mari ? Mais Léopold devine l’amour que cache aussi ce refus, il la pousse doucement dans les bras de Bernard, dont le cœur, fermé par la piété filiale, contenait la passion profonde que Marie Letellier lui a inspirée. Madame Bernard peut se rassurer, celle qui va devenir sa fille a assez souffert, elle l’aimera comme lui.

Tel est ce drame sain et fort, saisissant et vrai, d’une exécution supérieure, d’une moralité haute et neuve. J’ai tâché de mettre en relief ses scènes capitales, il me resterait à faire ressortir l’originalité frappante de sa conception. Jusqu’à présent, la question de l’enfant naturel n’avait guère été traitée, au théâtre, que sous son côté violent et hostile : combat ou antagonisme, contraste entre la misère de l’enfant du hasard et la richesse de l’homme sans entrailles qui l’a mis à la porte de la vie, sans pain et sans nom ; représailles du fils reniant le père qui l’a délaissé, lorsqu’une circonstance imprévue le met sous sa main et à sa merci ; l’instinct de la nature aboli dans son âme par l’abandon dénaturé dont il a été la victime.

M. Emile Augier a élevé son sujet dans une plus haute sphère. Il montre d’abord le séducteur puni par sa rupture avec la fille qu’il a rendue mère. Fourchambault a cru choisir la meilleure part, en préférant une femme classée et posée à la maîtresse de son premier choix ; et cette sagesse est une sottise, cette préférence une bévue. Madame Bernard lui aurait apporté pour dot le bonheur domestique, la maternité vigilante, le conseil prudent et sûr qui aurait accru et préservé sa fortune ; elle aurait été la chaleur et la lumière de son foyer. Les huit cent mille francs de madame Fourchambault ne lui ont rapporté que la tyrannie d’une union sans intimité, les aigreurs et les avanies d’un caractère acariâtre, des enfants dévoyés par une éducation insouciante, la ruine de ses affaires et de son crédit : elle a été la plaie et le désordre dans son intérieur.

En face de la famille officielle, l’auteur nous fait voir la famille exclue et déshéritée, s’enrichissant par le travail, prospérant par l’accord parfait de deux volontés courageuses, de deux cœurs unis. Le malheur tombe sur l’homme qui a chassé de son existence madame Bernard et son fils, et, au lieu de prendre comme une revanche cette vengeance de la destinée, la femme répudiée n’y voit qu’un devoir à remplir, qu’un pardon à mettre en action. Elle impose à son fils le salut de ce père qu’il ne connaît pas, auquel il ne doit rien qu’une juste rancune ; et c’est l’enfant naturel qui remet l’ordre matériel et moral dans la maison légitime, qui la relève et la corrige, qui la réhabilite et la purifie. Un pareil acte est, sans doute, une exception ; la question est toujours urgente, la plaie reste ouverte ; mais on ne pouvait l’apaiser par un exemple plus cordial et plus salutaire. Et l’art est justement fait pour en offrir de pareils, son rôle étant d’opposer aux réalités iniques de la vie l’idéal de la bonté et de la vertu.

Un dernier éloge qu’il faut donner à la pièce, c’est l’anonymat, délicat comme une pudeur, qu’y garde Bernard. Celle famille qu’il sauve ignorera toujours par quels liens étroits il lui est uni ; ce père ne saura jamais que son bienfaiteur est son fils. Bernard s’est révélé à son frère parce qu’il le fallait ; mais sa sœur même, il ne l’embrassera au front qu’une seule fois, sur l’invitation que lui en fait Léopold. Le bâtard reste un étranger chez les siens, et avec joie, et avec orgueil ; car, par cette abnégation généreuse, le voile qui couvre l’honneur de sa mère ne sera pas soulevé.