XII
M. Ernest Charles aimable et batailleur. — Une fausse accusation. — « Le travail ne prouve rien ». — Nécessité des ratures. — Un ironiste.
M. Ernest Charles est un critique ironique et tapageur, toujours en train de ricaner et de pourfendre, et qui abat sa besogne en abattant les gens. Rarement sort-on sain et sauf d’entre ses mains. Je ne dois, pour ma part, qu’à son amitié personnelle de m’en être tiré à peu près intact. Après avoir lu le consciencieux article qu’il a bien voulu consacrer à mon Travail du style, j’ai lieu de me féliciter que mes théories ne l’aient point tout à fait courroucé, et je suis encore en doute si, au fond, il n’y est pas pleinement converti. Volontiers donc je le remercierai de s’être tu sur ce que mon œuvre peut avoir de médiocre, s’il ne m’avait paru un peu trop méconnaître ce qu’elle peut contenir de bon. Sa malice le poussant à contredire ce que son goût l’inclinait à approuver, il a réussi à satisfaire ses deux penchants et, tout compte fait, j’aurais, je crois, mauvaise grâce à me plaindre.
Il convient cependant de mettre à point quelques-unes de ses opinions. M. Ernest Charles prétend que mon premier livre « donne en peu de préceptes le moyen d’avoir du génie ou d’y suppléer avantageusement ». M. Charles a tort de rééditer cette plaisanterie. C’est ainsi que certains badinages s’alourdissent et qu’on en arrive à m’accuser do vouloir faire « d’un grimaud un Chateaubriand ». Ce qu’il y a de pis, c’est que M. Charles m’a lu et qu’il sait parfaitement que j’ai dit le contraire dans tous mes chapitres. S’il pensait ce qu’il affirme, il faudrait conclure qu’il tient mon livre pour absurde et ridicule, et je n’y verrais pas d’inconvénient chacun étant libre de ses opinions ; mais si mon volume est absurde et ridicule, comment peut-il écrire, dans le même article, à propos du même ouvrage : « Hélas ! trois fois hélas ! c’est le meilleur, c’est le plus pratique des traités théoriques. Il a obtenu un succès prodigieux, ce succès dure encore, il durera longtemps. » La prédiction est flatteuse, mais je continue à me demander comment le même livre peut être à la fois le meilleur, le plus pratique et avoir la prétention de donner du génie à tout le monde.
M. Ernest Charles est plus clairvoyant, quand il dit à propos de notre dernier volume, le Travail du style. « Ce livre ne nous enseigne pas le style ni le moyen de nous en procurer par le travail, mais il déroule les efforts héroïques des écrivains passés. » C’est cela même : Exposer les exemples de travail des grands écrivains et tirer des leçons de leurs refontes et de leurs ratures ; tel est le but. Cette méthode apprendra-t-elle infailliblement à écrire ? Je ne pense pas l’avoir jamais affirmé ; ce que je crois, c’est que c’est encore le seul moyen pratique de l’enseigner. M. Ernest Charles se demande comment cela peut se faire. Il semble cependant assez naturel que, pour travailler soi-même, ou veuille savoir comment les autres travaillent. Mais voici la grande objection. « Il y a de grands écrivains qui ont peu travaillé, il y a de méchants écrivains qui travaillent beaucoup. On peut beaucoup corriger et n’en pas mieux écrire. Alors ? »
La remarque a son importance et nous l’avons signalée avant M. Charles. Mais, la part faite à l’objection, le principe demeure, et rien au monde ne peut le détruire, pas même cette autre objection plus grave, que nous indiquons aussi dans notre premier chapitre : à savoir qu’il y a eu d’excellents improvisateurs. Qu’est-ce que cela prouve, en effet ? Conteste-t-on, par exemple, que, pour bien écrire, il faille au moins réfléchir et méditer ? Que de gens, pourtant, passent leur vie à réfléchir, sans pouvoir rédiger une bonne phrase ! Pour bien peindre la Nature, ne doit-on pas s’efforcer de l’observer ? Que de peintres pourtant l’observent sans devenir▶ bons paysagistes ! Un conseil perd-il sa valeur, parce que quelques-uns n’en tirent rien ? Et depuis quand déprécie-t-on un instrument, sous prétexte qu’il y en a qui ne peuvent s’en servir ? Tous les grands écrivains ont travaillé, voilà le principe. Faisons comme eux et nous nous en trouverons bien, voilà la conséquence. Que les écrivains sans vocation n’y gagnent rien et, comme dit M. Charles, « corrigent beaucoup » sans pouvoir « mieux écrire », c’est leur affaire42.
M. Ernest Charles admet, en principe, la nécessité du travail. Il me blâme seulement d’y trop croire et de toujours répéter le même mot : La refonte ! la refonte ! — Mais oui ! la refonte ! Nous ne cesserons de répéter ce mot, tant qu’on s’obstinera à mépriser le travail et à croire qu’il est facile de bien écrire.
En somme, sauf sur quelques points, l’étude que nous a consacrée M. Ernest Charles est grondeuse, mais équitable.
Il acquiesce, tout en me « soupçonnant d’entretenir au fond de moi-même une ironie intense », et, bien qu’il tire sur ma longe, c’est moi qui l’entraîne. Je m’avise même qu’il emprunte, en oubliant de me citer, quelques-uns de mes paragraphes, qui ne font point mauvaise figure dans sa prose.
Tout cela est à merveille. Mais pourquoi me prêter des intentions ridicules, comme celle-ci : « On pouvait, dit-il, mettre M. Albalat en demeure d’expérimenter son système. Il a pris les devants, dirais-je, si toutefois ce puriste narquois permet cette expression. » Et il l’a dit, dans la préface de l’Art d’écrire : « Je n’ai pas appliqué mes préceptes en ce volume ; mais je les appliquerai dans un roman que je compte publier bientôt. Albalat ! Albalat ! souririez-vous de notre candeur. » Charles ! Charles ! ce n’est pas votre candeur qui me fait sourire. Vous voudriez persuader au public que j’ai voulu me proposer comme modèle, en montrant à mes lecteurs comment, par mes préceptes, je suis ◀devenu▶ moi-même grand écrivain. Pourquoi, mon ami, me donner un rôle qui ne m’est point naturel ? Vous savez bien que je n’ai écrit cela nulle part. Voici exactement ce que j’ai dit dans le passage auquel vous faites allusion : « J’ai tâché d’écrire simplement et sèchement cet ouvrage qui n’est qu’une tentative de démonstration, réservant mon effort d’écrire pour des ouvrages d’imagination ou de critique proprement dite. »
Loin d’être immodeste, je m’excusais d’avoir trop négligemment écrit ; je demandais l’indulgence, je promettais de mieux faire une autre fois, de réserver mes efforts pour d’autres œuvres. Qu’attendre de ses adversaires, si les critiques amis méconnaissent à ce point votre pensée ? Charles ! Charles ! cacheriez-vous aussi « une ironie intense » ?