(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Maintenon. » pp. 369-388
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Maintenon. » pp. 369-388

Madame de Maintenon.

Le moment est bon pour Mme de Maintenon. Le goût s’est vivement reporté à toutes les choses du siècle de Louis XIV, et, du moment qu’on y entrait surtout par le côté de l’esprit, elle était sûre d’y être comptée pour beaucoup et d’y tenir un des premiers rangs. L’esprit de Mme de Maintenon fait qu’on lui pardonne les torts que l’histoire est en droit de lui reprocher. Ces torts ont été fort exagérés dans le temps par la clameur publique. Mme de Maintenon, en général, n’eut point d’initiative dans les grands actes politiques d’alors. Excepté dans un ou deux cas, qui seraient à discuter, elle ne fit que favoriser de toutes ses forces et de tout son zèle les erreurs et les fautes de ce règne finissant. Sa principale affaire à elle fut de remplir, d’animer, d’amuser ou de désennuyer au-dedans le cercle rétréci des dernières années de Louis XIV. C’est cette attitude et ce rôle unique qu’elle affecte dans son langage, dans ses entretiens, dans sa correspondance, et, pour peu qu’on la lise avec suite, elle finit presque par vous convaincre. Elle est de celles que de loin on traite assez mal, mais qu’on n’aborde pas de près impunément. Elle impose par un ton de simplicité noble et de dignité discrète ; elle plaît par le tour parfait et piquant qu’elle sait donner à la justesse. Il y a des moments même où l’on dirait qu’elle charme ; mais, dès qu’on la quitte, ce charme ne tient pas, et l’on reprend de la prévention contre sa personne. Je ne sais si je rends bien l’impression des autres, mais c’est là exactement la mienne toutes les fois que je me suis approché plus ou moins de Mme de Maintenon. Je voudrais en démêler les raisons et les faire entendre.

Mme de Maintenon a trouvé, dans ces dernières années, un historien à souhait et de famille, doué de gravité et de délicatesse, M. le duc de Noailles. La dernière moitié de son Histoire est très désirée : je profiterai amplement des deux volumes déjà publiés, en me permettant toutefois un peu plus de liberté ou de licence de jugement.

Née en 1635 dans la conciergerie de la prison de Niort, où son père était pour lors enfermé, Françoise d’Aubigné commença la vie comme un roman, le plus étrange roman qui pût arriver, en effet, à une personne avant tout raisonnable. Petite-fille de l’illustre capitaine d’Aubigné du xvie  siècle, fille d’un père vicieux et déréglé, d’une mère méritante et sage, elle sentit de bonne heure toute la dureté du sort et la bizarrerie de la destinée ; mais elle avait au cœur une goutte du sang généreux de son aïeul, qui lui redonnait de la fierté, et elle n’aurait pas changé sa condition contre une plus heureuse, et qui eût été de qualité moindre. Enfant, elle suivit ses parents à la Martinique. Au retour, confiée aux soins d’une tante calviniste, elle fut, bien que née catholique, rejetée dans l’hérésie, d’où il fallut qu’une autre parente, Mme de Neuillant, la vînt arracher avec un ordre de la Cour. Placée dans un couvent à Niort, puis à Paris, élevée par charité, la jeune d’Aubigné, devenue tout à fait orpheline, connut à chaque instant tout le poids de la dépendance. Mme de Neuillant, si zélée pour son bien spirituel, mais misérablement avare, la laissait manquer de tout. Cependant la jeune personne commençait dans ses voyages à Paris à voir le monde, et ses premiers pas furent des succès. C’était alors le temps « des belles conversations, de la belle galanterie, en un mot, de ce qu’on appelait les ruelles ». L’esprit devenait aisément une position et presque une dignité. La jeune Indienne, comme on la nommait à cause de son voyage d’Amérique, fut très remarquée à première vue, et elle ne perdait pas à l’examen. Le chevalier de Méré, bel esprit en vogue alors, se fit son amoureux et son précepteur, et proclama ses louanges. Il nous la peint dès ce temps-là d’un caractère égal et uni en tout, « fort belle et d’une beauté qui plaît toujours » . Il la recommandait à la duchesse de Lesdiguières, qui voyageait, comme d’une grande ressource pour l’agrément : « Elle est douce, reconnaissante, secrète, fidèle, modeste, intelligente, et, pour comble d’agrément, elle n’use de son esprit que pour divertir ou pour se faire aimer. » Quand Mlle d’Aubigné, de retour en Poitou, écrivait à ses jeunes amies de Paris, ses lettres circulaient comme des chefs-d’œuvre et venaient à l’appui de sa réputation naissante. C’est vers ce temps qu’elle connut Scarron le cul-de-jatte, homme d’un esprit si gai et qui passait alors pour l’avoir délicat. À tout le précieux d’alentour, Scarron opposait comme antidote le burlesque et le bouffon. Il vit Mlle d’Aubigné et eut le mérite de s’intéresser tout aussitôt à elle. En y réfléchissant, il trouva que la plus simple manière de lui témoigner cet intérêt et de lui faire du bien était encore de l’épouser. Elle y consentit et en donnait assez naïvement la raison : « J’ai mieux aimé l’épouser qu’un couvent. » Elle n’a jamais parlé de ce « pauvre estropié » qu’avec convenance, estime, comme d’un homme qui avait de la probité et une bonté d’esprit peu connue de ceux qui ne le prenaient que par son enjouement. La voilà donc à dix-sept ans (1652), dans sa première fleur de beauté, mariée à un mari infirme et qui ne pouvait lui être de rien, au milieu d’une société joyeuse et la moins scrupuleuse de propos comme de mœurs : il lui fallut tout un art précoce et un sentiment vigilant pour se faire considérer et respecter de cette jeunesse de la Fronde. Elle y réussit et fit dès lors cet apprentissage de prudence et de circonspection, qui allait être le métier et l’orgueil de toute sa vie. Scarron mort (1660), la situation de cette belle veuve de vingt-cinq ans, sans ressource aucune, devenait plus précaire, plus dangereuse que jamais. Représentons-nous-la, en effet, dans cette beauté première que Mlle de Scudéry nous a décrite fidèlement :

Lyriane (c’est Mme Scarron, qui est censée, dans Clélie, la femme du Romain Scaurus), Lyriane était grande et de belle taille, mais de cette grandeur qui n’épouvante point, et qui sert seulement à la bonne mine. Elle avait le teint fort uni et fort beau, les cheveux d’un châtain clair et très agréable, le nez très bien fait, la bouche bien taillée, l’air noble, doux, enjoué et modeste ; et, pour rendre sa beauté plus parfaite et plus éclatante, elle avait les plus beaux yeux du monde. Ils étaient noirs, brillants, doux, passionnés et pleins d’esprit ; leur éclat avait je ne sais quoi qu’on ne saurait exprimer : la mélancolie douce y paraissait quelquefois avec tous les charmes qui la suivent presque toujours ; l’enjouement s’y faisait voir à son tour avec tous les attraits que la joie peut inspirer.

Tous les témoins du même temps s’accordent sur cette beauté, cette taille aisée, cet esprit, et sur ce coin de l’enjouement : « Tous ceux qui la connaissent, dit Le Grand Dictionnaire des précieuses, sont assez persuadés que c’est une des plus enjouées personnes d’Athènes. » Et elle-même, vers la fin de sa vie, se représente comme « gaie par nature et triste par état ». C’est là un côté qui nous échappe aujourd’hui et que les lettres de Mme de Maintenon ne nous laissent qu’entrevoir. Nous n’avons qu’une partie de son esprit dans ses lettres, le goût, le bon ton, la raison parfaite et le tour parfois piquant ; mais ce qui animait la société, cet enjouement qu’elle mêlait discrètement à ses récits, à ses histoires, ce qui pétillait de brillant et de fin sur son visage quand elle parlait d’action, comme dit Choisy, tout cela a disparu et ne s’est point noté. On n’a en quelque sorte que le dessin et la gravure de l’esprit de Mme de Maintenon, on n’en a pas le coloris.

Il y eut donc pour Mme Scarron un moment critique après la mort de son mari, mais tous ses amis s’empressèrent à la servir et y parvinrent. Elle eut une pension de la reine mère, et elle put, pendant quelques années, jouir d’une vie assez selon son goût. Logée dans un couvent près la place Royale, elle voyait de là le meilleur monde ; elle était sans cesse à l’hôtel d’Albret et à celui de Richelieu. Vieille et au comble des honneurs, elle parlait de ces années de jeunesse et de pauvreté comme des plus heureuses de sa vie :

Tout le temps de ma jeunesse a été fort agréable, disait-elle à ses filles de Saint-Cyr : je n’avais nulle ambition, ni aucune de ces passions qui auraient pu troubler le penchant que j’avais à ce fantôme de bonheur (le bonheur mondain). Car, quoique j’aie éprouvé de la pauvreté et passé par des états bien différents de celui où vous me voyez, j’étais contente et heureuse. Je ne connaissais ni le chagrin, ni l’ennui ; j’étais libre. J’allais à l’hôtel d’Albret ou à celui de Richelieu, sûre d’y être bien reçue, et d’y trouver mes amis rassemblés, ou bien de les attirer chez moi, en les faisant avertir que je ne sortirais pas.

Mme Scarron sut-elle se conserver tout à fait sans reproche et sans péché durant ces longues années de veuvage et de demi-mondanité ? Il s’est engagé là-dessus des discussions qui me paraissent assez oiseuses et de curiosité pure. Je laisse à de plus osés de mettre la main au feu pour des questions de ce genre : il me suffit, et il doit suffire à ceux qui cherchent avant tout le caractère du personnage, que Mme de Maintenon ait eu dans l’ensemble une ligne de conduite pleine de réserve et de convenance. Le témoignage le plus grave qu’on puisse alléguer contre elle est un mot de son amie Ninon, au sujet de M. de Villarceaux, leur ami commun ; mais, dans ce même malin propos, Ninon convient qu’elle ne sait pas jusqu’où allèrent les choses, et que Mme Scarron lui parut toujours « trop gauche pour l’amour ». Voilà un éloge, si l’on veut, et presque une garantie. Le fait est, si l’on met toute malice à part, que Mme Scarron, durant ces années les plus périlleuses, paraît n’avoir jamais été troublée par ses sens, jamais poussée par son cœur, et qu’elle était retenue par les deux freins les plus forts de tous, un amour de la considération qui, de son aveu, était sa passion dominante, et une religion précise et pratique dont elle ne se départit jamais : « J’avais, a-t-elle dit, un grand fonds de religion, qui m’empêchait de faire aucun mal, qui m’éloignait de toute faiblesse, qui me faisait haïr tout ce qui pouvait m’attirer le mépris. » Je ne vois pas de raison pour douter de cette parole, sauf accident.

En ces années de jeunesse, le trait principal de son caractère et de sa position dans le monde me paraît avoir été celui-ci : elle était de ces femmes qui, dès qu’elles ont un pied quelque part, ont à l’instant l’art et le génie de se faire bien venir, de se rendre utiles, essentielles, indispensables en même temps qu’agréables en toutes choses. Dès qu’elle était dans un intérieur, elle y était initiée comme pas une, et, par une sorte de vocation et de talent, elle y présidait bientôt insensiblement, et sans titre officiel, à tout ce qui s’y faisait d’habituel et de journalier, soit dans le ménage, soit dans le salon. Une fois accueillie, en un mot, elle ne l’était pas à demi ; par la parole comme par l’action, elle y devenait l’âme, la ressource, l’agrément du lieu.

Telle Mme de Maintenon était chez ses amies, Mme d’Heudicourt, Mme de Montchevreuil, telle à l’hôtel d’Albret et à celui de Richelieu ; d’une attention à plaire à tout le monde, et d’une complaisance industrieuse que Saint-Simon a notée avec raison et qu’il a peinte aux yeux comme il sait faire : car, au milieu de ses exagérations, de ses injustices et de ses inexactitudes, il y a (ne l’oubliez pas) de grands traits de vérité morale dans ce qu’il dit de Mme de Maintenon ; mais l’explication qu’il donne de ce zèle empressé a plus de dureté qu’il ne convient, et je m’en tiendrai à celle qui nous est indiquée par Mme de Maintenon elle-même. Elle se représente à nous (dans ses Entretiens) comme laborieuse, active, levée dès six heures du matin, prenant chaque occupation à cœur par inclination naturelle, non par intérêt, et, en ce qui était des femmes de ses amies, tenant à les obliger aussi pour se distinguer, pour s’en faire aimer, et par un esprit d’amour-propre et de gloire :

Dans mes tendres années, dit-elle, j’étais ce qu’on appelle un bon enfant, tout le monde m’aimait : il n’y avait pas jusqu’aux domestiques de ma tante qui ne fussent charmés de moi. Plus grande, je fus mise dans des couvents : vous savez combien j’y étais chérie de mes maîtresses et de mes compagnes, toujours par la même raison, parce que je ne songeais, du matin au soir, qu’à les servir et à les obliger. Lorsque je fus avec ce pauvre estropié, je me trouvai dans le beau monde, où je fus recherchée et estimée. Les femmes m’aimaient parce que j’étais douce dans la société, et que je m’occupais beaucoup plus des autres que de moi-même. Les hommes me suivaient parce que j’avais de la beauté et les grâces de la jeunesse. J’ai vu de tout, mais toujours de façon à me faire une réputation sans reproche. Le goût qu’on avait pour moi était plutôt une amitié générale, une amitié d’estime, que de l’amour. Je ne voulais point être aimée en particulier de qui que ce fût ; je voulais l’être de tout le monde, faire prononcer mon nom avec admiration et avec respect, jouer un beau personnage, et surtout être approuvée par des gens de bien : c’était mon idole.

Et encore, à propos de cette contrainte qu’elle s’imposa de tout temps, et de cette contradiction de tous ses goûts où elle comprima sa nature :

Mais cela me coûtait peu, quand j’envisageais ces louanges et cette réputation qui devaient être les fruits de ma contrainte. C’était là ma folie. Je ne me souciais point de richesse ; j’étais élevée de cent piques au-dessus de l’intérêt : je voulais de l’honneur.

Cet aveu nous donne la clef principale de la conduite de Mme de Maintenon pour l’ensemble des premières années : active, obligeante, insinuante sans bassesse, entrant avec une extrême sensibilité dans les peines et les embarras de ses amis et leur venant en aide, non point par amitié pure, non point par sensibilité véritable, ni par principe de tendresse et de dévouement, mais parce que, tenant plus que tout à leur jugement et à leur appréciation, elle entrait nécessairement dans tous les moyens de s’y avancer et de s’y placer au plus haut degré : la voilà bien comme je me la figure. L’intérêt matériel et positif fut toujours secondaire à ses yeux, malgré sa position de gêne, et elle le subordonnait à cet autre intérêt moral fondé sur l’estime qu’on faisait d’elle. Elle avait besoin d’être singulièrement distinguée et admirée de ceux auprès de qui elle vivait, quels qu’ils fussent, et qu’on dît d’elle : C’est une personne unique. Sa grande coquetterie est là, c’est une coquetterie d’esprit ; en avançant, ce fut une ambition et une carrière. D’un tempérament infatigable et d’une patience à toute épreuve, si ce que vous lui demandez en touchant la fibre de l’amour-propre et de l’honneur n’est qu’impossible pour un autre, elle le fera. Quand, plus tard, elle sera devenue la personne indispensable de l’intérieur de Versailles, la compagne du roi, la ressource des princes, celle dont nul dans la famille royale ne pouvait se passer un seul instant, elle se montrera capable de miracles en fait de sujétion et d’ennui. Tout occupée des autres, sans les aimer, elle tiendra bon avec sourire et bonne grâce à son esclavage de toutes les heures : « J’ai été vingt-six ans, dit-elle, sans dire un mot qui marquât le moindre chagrin. »

Vers la fin, par une de ces illusions de l’amour-propre qui sont si naturelles, elle se figurait qu’elle avait reçu des grâces singulières pour ce rôle nouveau, qui n’était que la suite, le perfectionnement et le couronnement de tous les autres rôles qu’elle avait tenus dès sa jeunesse ; elle regardait sa vie comme un miracle. On le lui avait tant dit, qu’elle se voyait en réalité une Esther, destinée par la Providence à sanctifier le roi, dût-elle en être elle-même un peu martyre. Quand les dames de Saint-Cyr la pressaient dans sa retraite dernière d’écrire sa vie, elle s’en défendait, en disant que ce serait une histoire uniquement remplie de traits merveilleux tout intérieurs : « Il n’y a que les saints qui pourraient y prendre plaisir. » Et elle croyait parler humblement en s’exprimant ainsi. Mais il n’est pas besoin d’être saint pour prendre plaisir à ces ressorts secrets du cœur, qu’elle-même nous a assez franchement dévoilés.

Mme de Montespan était maîtresse en titre du roi, lorsque, rencontrant Mme Scarron chez Mme d’Heudicourt, leur amie commune, et la trouvant si active, si dévouée, si discrète, si domestique en quelque sorte en tout honneur et avec dignité, elle ne put s’empêcher de penser que ce serait une acquisition précieuse si elle la pouvait avoir pour élever en secret les deux enfants naturels qu’elle avait de Louis XIV. Dans les idées du temps, c’était une espèce d’honneur qu’un tel choix. Mme Scarron pourtant fit le discernement de ce qui s’y mêlait d’équivoque et dégagea le point précis avec justesse : « Si ces enfants sont au roi, répondit-elle aux avances, je le veux bien ; je ne me chargerais pas sans scrupule de ceux de Mme de Montespan ; ainsi il faut que le roi me l’ordonne ; voilà mon dernier mot. » Le roi ordonna, et Mme Scarron devint gouvernante des enfants mystérieux.

Elle s’est peinte admirablement dans la vie singulière qu’elle menait en ces années (1670-1672). Elle prit une grande maison solitaire du côté de Vaugirard, s’y établit à l’insu de tout son monde, y soignant les précieux enfants, présidant à leur première éducation, à leur nourriture, faisant la gouvernante, la ménagère, la garde-malade, tout enfin, et reparaissant le matin en visite, comme si de rien n’était, à la porte de ses amis du beau monde, car il fallait d’abord que personne ne se doutât de son éclipse. Peu à peu pourtant le secret fut moins rigoureux et le nuage s’entrouvrit. Le roi, qui venait voir ses enfants, connut donc Mme Scarron ; mais le premier effet qu’elle produisit sur lui ne fut point favorable : « Je déplaisais fort au roi dans les commencements. Il me regardait comme un bel esprit à qui il fallait des choses sublimes, et qui était très difficile à tous égards. » Il y eut un temps où Mme de Montespan dut faire quelque effort pour rompre la glace et pour initier cette personne de son choix auprès du roi ; on peut juger plus tard des fureurs et des amertumes.

Ici, on aura beau épuiser toutes les explications et les artifices de l’apologie, on ne fera jamais que Mme de Maintenon (car elle en eut le titre vers ce temps), installée par Mme de Montespan, prenant intérêt en apparence à sa passion et à toutes les vicissitudes qui y survenaient, lui écrivant encore le 13 mars 1678 : « Le roi va revenir à vous, comblé de gloire, et je prends une part infinie à votre joie », n’ait pas joué à un certain moment un jeu double, et n’ait pas conçu une idée personnellement ambitieuse. Elle ne conçut point tout d’abord sans doute l’idée de ce que rien ne pouvait présager, elle ne se dit certes point qu’elle deviendrait l’épouse secrète, mais avérée, du monarque : elle sentit seulement la possibilité d’une grande influence et elle y visa. Ce roman extraordinaire se conduisit et se construisit fil à fil, par un jeu serré, patient et des plus adroits. Mme de Maintenon, une fois qu’elle a un pied à la Cour, fait semblant de n’être pas faite pour y vivre et de n’y rester qu’à son corps défendant. C’est là une de ses ruses, et dont peut-être elle est à demi dupe elle-même. Je ne puis mieux la comparer, dans ses projets perpétuels et ses menaces de retraite, qu’à M. de Chateaubriand, qui voulait toujours, comme on sait, fuir le monde pour un ermitage et s’en retourner chez les sauvages américains : « Je retournerais en Amérique, disait Mme de Maintenon, si l’on ne me disait sans cesse que Dieu me veut où je suis. » Elle avait un confesseur, l’abbé Gobelin, qui sut lui dire de très bonne heure, en lui montrant la place (place encore sans nom et nullement vacante, car la reine vivait) qu’il y avait à occuper auprès de Louis XIV : Dieu vous veut là ! Mme de Maintenon se laissait persuader et restait, et rien n’est curieux comme de la voir entre les deux maîtresses du roi (Mme de Montespan et Mme de Fontanges), allant de l’une à l’autre, raccommodant, conseillant, conciliant, décousant sous main, se faisant de fête sans en avoir l’air, et par-dessus tout (c’est son faible et sa méthode) voulant être plainte de sa situation et voulant se retirer sans cesse. Il n’y eut jamais de glorieuse et d’habile plus confite en modestie et plus raffinée. « Rien n’est plus habile qu’une conduite irréprochable », disait Mme de Maintenon en appliquant ce mot à sa conduite d’alors. Permis à elle de s’applaudir et de s’absoudre ; je n’appellerai jamais cela de la vertu.

Elle négociait à travers tout sa véritable et intéressante affaire, son influence propre. Une femme de cœur et franche du collier n’aurait accepté ni supporté un tel rôle un seul instant. Mme de Maintenon fila cette liaison ambiguë durant des années.

Le roi a trois maîtresses, lui disait Mme de Montespan avec fureur, — moi de nom, cette fille (Fontanges) de fait, et vous de cœur.

« Ce maître vient quelquefois chez moi, malgré moi, et s’en retourne désespéré sans être rebuté », disait Mme de Maintenon dans son humilité triomphante. Ou encore : « Je le renvoie toujours affligé et jamais désespéré. » Cette toile de Pénélope à faire et à recommencer sans cesse dura environ onze années. Qu’on essaie d’imaginer ce que suppose d’habileté de détail cette réserve savante qui entretient si longuement et sait contenir, sans l’étouffer, le désir !

Si l’on peut entrevoir ici en Mme de Maintenon, pour peu qu’on y réfléchisse, la femme de quarante-cinq ans la plus experte et la plus consommée en l’art de nouer une trame, une intrigue mi-partie de sensualité et de sentiment, sous couleur de religion et de vertu, on doit reconnaître aussi le talent d’esprit qu’elle dut y mettre et ce charme de conversation par lequel elle amusait, éludait et enchaînait un roi moins ardent qu’autrefois et qui s’étonnait de prendre goût à cette lenteur toute nouvelle. La reine étant venue à mourir subitement en 1683, Mme de Maintenon se trouva devant une perspective d’ambition inespérée, et elle en sut tirer parti comme de tout, avec solidité, considération, et un couvert de modestie suprême. Elle en vint à être épousée secrètement du roi à une date qu’on croit être 1685. Il y eut trois ou quatre personnes, y compris son confesseur, qui l’appelèrent Votre Majesté à huis clos : c’était assez pour son orgueil. Il lui suffit, pour tous les autres, d’être un personnage à part, non défini et d’autant plus respecté, jouissant de sa grandeur voilée sous le nuage et du sens merveilleux d’une destinée qui perçait assez, comme dit Saint-Simon, sous sa « transparente énigme ». C’était là comme en toutes choses ce mélange de gloire et de modestie, de réalité et de sacrifice qui lui agréait tant, et qui composait son idéal le plus cher.

Avec sa parole qui servait si bien son esprit merveilleusement droit, elle définissait sa position, un jour qu’à Saint-Cyr on remarquait autour d’elle, en la voyant se fatiguer à la marche et ne pas se ménager, qu’elle ne se comportait pas comme les grands : « C’est que je ne suis pas grande, répliqua-t-elle, je suis seulement élevée. »

De tous les portraits de Mme de Maintenon, celui qui nous la montre le mieux dans cette attitude dernière et réfléchie d’une grandeur voilée, est, selon moi, un portrait qui se voit à Versailles dans les appartements de la reine (nº 2258) : elle a plus de cinquante ans, elle est tout en noir, belle encore, grave, d’un embonpoint modéré, d’un front élevé et majestueux sous le voile. Ses yeux grands et longs, en amande, et très expressifs, sont d’une douceur remarquable. Le nez paraît noble et charmant ; la narine un peu ouverte indiquerait la force. La bouche, petite et gracieuse, est fraîche encore. Le menton arrondi s’accompagne d’un double menton à peine dessiné. Le costume est tout noir, varié à peine par une draperie de dentelle blanche sur les bras et les épaules. Une guimpe haut-montante cache le cou. Telle était Mme de Maintenon à demi reine, imposante à la fois et contenue, celle qui disait : « Ma condition ne se montre jamais à moi par ce qu’elle a d’éclatant, mais toujours par ce qu’elle a de pénible et de sombre. »

Dans cette position élevée, quel service Mme de Maintenon a-t-elle rendu à Louis XIV et à la France ? À la France, aucun, — si l’on excepte le jour où elle demanda à Racine une comédie sacrée pour Saint-Cyr ; à Louis XIV en particulier, elle rendit le service de le retirer des amours que l’âge eût pu rendre déshonorants ; elle coopéra tant qu’elle put à ce qu’elle considérait religieusement comme son salut. Humainement, elle remplit ses instants, elle amusa tant qu’il y eut moyen et combla ses heures, et, une fois entrée dans la famille royale, elle y apporta, avec un surcroît de zèle et d’exactitude, cette inépuisable multiplication d’elle-même qu’elle avait portée plus jeune chez les Montchevreuil, les Heudicourt, les Richelieu. Elle fut la personne essentielle, conseillante et consolante, raisonnable et tout à la fois agréable de cet intérieur royal au milieu de toutes les affaires et les afflictions. Là est son rôle et sa fonction, bien plus que dans la politique, quoiqu’elle y ait trop trempé encore toutes les fois qu’il s’agissait d’un intérêt de famille, comme dans l’agrandissement du duc du Maine. L’esprit de Louis XIV, on le sait, était très juste : mais, en vieillissant, cet esprit était juste sans mouvement et sans invention, et seulement en quelque sorte pour les choses qui lui étaient soumises, et dans les termes où elles lui venaient sur la table du Conseil : il n’allait pas les chercher de lui-même au-delà. L’esprit de Mme de Maintenon, très juste également, ne l’était aussi que dans un cercle restreint, pour les choses de famille et de société, pour ce qui se passait dans l’intérieur d’une chambre : elle ne voyait pas et ne prévoyait pas au-delà de la muraille. En tout, ni l’un ni l’autre n’avaient rien qui dépassât l’horizon tracé. C’est ce qui fit que, cet horizon se resserrant avec les années, ce roi de bon sens fit tant de fautes que cette femme d’un sens si droit lui laissa faire et qu’elle approuvait.

La justesse d’esprit de Mme de Maintenon était bien à la mesure de celle du roi : mais lui, il avait la justesse un peu nue, et elle, l’avait ornée et égayée.

Aima-t-elle Louis XIV ? Il serait cruel d’élever un doute absolu sur ce point. Il semble pourtant que, des deux, ce fut lui encore qui l’aima le plus, ou, du moins, à qui elle était le plus nécessaire. Mourant, et quand il eut perdu connaissance, on sait qu’elle se retira avant qu’il eût rendu le dernier soupir. Près de quitter le moribond, elle voulut pourtant que son confesseur vît le roi et lui dît s’il y avait espoir qu’il reprît le sentiment. — « Vous pouvez partir, lui dit le confesseur, vous ne lui êtes plus nécessaire. » — Elle le crut, et elle obéit, partant aussitôt de Versailles pour Saint-Cyr. Cette conduite, qui lui a été reprochée, prouve une seule chose : elle était de ces femmes qui, dans ces instants de séparation et d’adieu suprême, s’en remettent à leur confesseur encore, plutôt que de prendre conseil de leur cœur.

Il n’y eut pas un seul moment d’abandon de cœur dans toute la vie de Mme de Maintenon ; là est le secret de l’espèce de froideur qu’elle inspire. Elle est le contraire d’une nature sympathique. Disons que, durant sa longue vie et au milieu de ses satisfactions secrètes d’amour-propre, elle eut constamment à souffrir et à se contraindre. Elle a tracé, de sa gêne et de son esclavage au milieu de sa grandeur, des tableaux qui sont sincères et qui donnent presque de la pitié pour elle. Dès l’heure du réveil jusqu’à celui du coucher, elle n’avait pas une minute, pas un interstice de répit ; elle était toute à tous, toute à des princes pour qui elle se gênait sans cesse, et à un roi qui n’eût pas sacrifié la moindre de ses habitudes pour la personne même qu’il aimait et considérait le plus. Vieille, incommodée par le froid dans ces vastes appartements, elle ne pouvait prendre sur elle de mettre un paravent autour de son fauteuil, car le roi y venait, et cette irrégularité de coup d’œil lui eût déplu : « Il fallait périr en symétrie. » Toutes les querelles, les zizanies, les complications de la famille royale retombaient sur elle : « Je viens d’être tirée, non à quatre chevaux, mais à quatre princes », disait-elle un jour dans son excès de fatigue ; et il fallait, avec l’art dont elle se piquait, qu’elle tournât tous ces ennuis en agrément et en manière de gaieté : elle n’en gardait, de son côté, que les épines. Ajoutez la multitude d’affaires qui passaient par ses mains, celles de religion surtout et de conscience, car elle se croyait l’« abbesse universelle », a dit Saint-Simon ; et elle-même s’appelle la « femme d’affaires des évêques ». Elle était le point de mire de toutes les demandes, de toutes les sollicitations : elle éludait tant qu’elle pouvait ; elle se disait nulle, petite, sans crédit, une Agnès en politique ; on ne la croyait pas, et les importunités arrivaient de toutes parts, la saisissaient au passage, malgré le soin qu’elle avait de se rendre rare et comme inaccessible : « En vérité, la tête est quelquefois prête à me tourner, disait-elle au moment où elle n’y tenait plus, et je crois que, si l’on ouvrait mon corps après ma mort, on trouverait mon cœur sec et tors comme celui de M. de Louvois. » Ne soyons donc pas trop sévère en jugeant son pauvre cœur, qu’elle nous étale à nu ainsi.

Elle a raison, en un sens, de se comparer à un Louvois, à de grands ministres, aux grands ambitieux : je ne crois pas qu’on ait jamais poussé plus loin qu’elle l’esprit de suite, le culte de la considération et la puissance de se contraindre.

Femme, elle avait des mots énergiques pour peindre cette satiété de tourments et d’angoisses qu’elle s’était donnés et qu’il lui fallait dissimuler par le sourire : « J’en ai quelquefois, comme l’on dit, jusqu’à la gorge. » On sait son mot, un jour qu’elle regardait de petits poissons bien malheureux et bien agités dans leur bassin propre et dans leur eau claire : « Ils sont comme moi, ils regrettent leur bourbe. »

Mais c’est à Saint-Cyr que Mme de Maintenon aimait surtout à se réfugier dès qu’elle avait un moment, à se cacher, à s’épancher, à se plaindre, à se faire plaindre, à rêver sur son incompréhensible élévation, à se montrer en victime portant en elle seule tous les chagrins du royaume : « Oh ! dites-moi, s’écriait-elle, si le sort de Jeanne Brindelette d’Avon (quelque petite paysanne) n’est pas préférable au mien ? »

Ne sont-ce pas là des plaintes d’ambitieux et d’avare, de ces plaintes pareilles à celles de l’usurier d’Horace, qui, après avoir célébré le bonheur des champs, revient vite à la ville placer son argent à gros intérêt ? En écoutant de la bouche de Mme de Maintenon le récit de ces doléances royales et en se rappelant son point de départ du passé, on se prend parfois à dire en souriant, comme dans Le Tartuffe : « La pauvre femme ! la pauvre femme ! » Et après l’avoir entendue un peu plus longtemps, on finit par le dire sérieusement avec elle : Oui, la pauvre femme en effet ! Vers la fin, elle en avait visiblement assez ; la fatigue physique l’emportait sur tout le reste, et la mort de Louis XIV fut, jusqu’à un certain point, pour elle un soulagement.

Deux côtés seulement la laissent très recommandable aux yeux de la postérité : la fondation de Saint-Cyr d’abord, et son talent d’excellent écrivain. Saint-Cyr demanderait une étude à part. Mme de Maintenon y imprima son esprit, et elle y brille dans un cadre fait tout exprès pour elle. Elle y satisfait sa passion d’éduquer, de morigéner autour d’elle, son goût de Minerve et de Mentor qui se développe en vieillissant, et à la fois elle s’y détend, elle s’y attendrit un peu. C’est son œuvre à elle, son travail propre et chéri, presque maternel : « Rien ne m’est plus cher que mes enfants de Saint-Cyr ; j’en aime tout, jusqu’à leur poussière. » C’est toujours une si belle chose qu’une fondation destinée à élever dans des principes réguliers et purs la jeunesse pauvre, qu’on hésite à y apporter de la critique, même la plus respectueuse. Louis XV pourtant, qui ne manquait pas de jugement, était sévère sur le fait de Saint-Cyr : « Mme de Maintenon, disait-il, s’est bien trompée avec d’excellentes intentions. Ces filles sont élevées de manière qu’il faudrait, de toutes, en faire des dames du palais, sans quoi elles sont malheureuses et impertinentes51. » Je ne serais pas étonné, en effet, que, dans cette institution formée sous l’influence unique de Mme de Maintenon, il ne se fût glissé un peu de vaine gloire. Qu’il suffise de rappeler aujourd’hui, à l’honneur de Saint-Cyr, qu’il fut, en naissant, l’occasion d’Esther et d’Athalie. De tels accidents sont faits pour immortaliser un berceau.

C’est encore à Mme de Maintenon écrivain qu’il faut en revenir pour lui accorder toute l’estime durable. On n’a pas d’édition complète et tout à fait exacte de ses lettres, mais ce qu’on a permet d’asseoir un jugement et confirme ce qu’a si bien dit Saint-Simon de ce « langage doux, juste, en bons termes, et naturellement éloquent et court ». Ce caractère de brièveté et de concision heureuse est particulier à Mme de Maintenon, et il ne lui est commun qu’avec Mme de La Fayette. Toutes les deux coupent court au style traînant, négligé, irrégulier, que les femmes (quand elles n’étaient pas Mme de Sévigné) se permettaient trop au xviie  siècle. Mme de Maintenon aida autant que personne et tint la main à cette réforme dont le xviiie  siècle hérita : « Je me corrigerai des fautes de style que vous remarquez dans mes lettres, lui écrivait le duc du Maine ; mais je crois que les longues phrases seront pour moi un long défaut. » Mme de Maintenon dit et écrit en perfection. Tout tombe juste, il n’y a pas un pli dans ce style-là. Un seul point de plus, et vous arriveriez au tendu et à la sécheresse. Mme Du Deffand, qui est littérairement de la même école, a très bien rendu l’effet que font les lettres de Mme de Maintenon, et on ne saurait mieux les définir :

Ses lettres sont réfléchies, dit-elle ; il y a beaucoup d’esprit, d’un style fort simple ; mais elles ne sont point animées, et il s’en faut beaucoup qu’elles soient aussi agréables que celles de Mme de Sévigné ; tout est passion, tout est en action dans celles de cette dernière : elle prend part à tout, tout l’affecte, tout l’intéresse ; Mme de Maintenon, tout au contraire, raconte les plus grands événements, où elle jouait un rôle, avec le plus parfait sang-froid ; on voit qu’elle n’aimait ni le roi, ni ses amis, ni ses parents, ni même sa place ; sans sentiment, sans imagination, elle ne se fait point d’illusions, elle connaît la valeur intrinsèque de toutes choses ; elle s’ennuie de la vie, et elle dit : « Il n’y a que la mort qui termine nettement les chagrins et les malheurs » Il me reste de cette lecture beaucoup d’opinion de son esprit, peu d’estime de son cœur, et nul goût pour sa personne ; mais, je le dis, je persiste à ne la pas croire fausse.

Elle ne paraît point fausse, en effet, dans ses lettres, elle n’est que discrète et un peu serrée. Pour se compléter l’idée de Mme de Maintenon, il convient, en les lisant, d’y ajouter un certain enjouement de raison, une certaine grâce vivante qu’elle eut jusqu’à la fin, même dans son austérité ; qui tenait à sa personne, à son désir de plaire en présence des gens, mais qui n’allait pas jusqu’à se fixer par écrit.

Je n’ai pourtant fait qu’ouvrir la tranchée sur Mme de Maintenon. On n’avance pas vite avec elle : j’aurai à y revenir quelque jour en la prenant en tête-à-tête avec Mme des Ursins.