(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre troisième. L’appétition »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre troisième. L’appétition »

Chapitre troisième
L’appétition

I. L’appétition n’est-elle qu’un renouvellement de mouvements déjà accomplis ? Théorie de Spencer. Analyse du désir et de la tendance. Force de l’idée. La tendance inhérente à l’appétition est-elle de nature tout intellectuelle. — II. Origine et développement des premiers mouvements appétitifs. Volonté primordiale. L’activité primitive peut-elle se représenter objectivement ?

I
l’appétition

I

Ce qui frappe tout d’abord, dans l’appétition, c’est le renouvellement d’actes et de mouvements déjà accomplis antérieurement. Pourquoi, chez l’animal, la perception ou représentation d’une proie éveille-t-elle le penchant à la rechercher ? C’est, répond Spencer, qu’elle est associée au souvenir de la poursuite, de l’attaque et du repas ; elle fait donc renaître à un certain degré les sentiments et les mouvements impliqués dans les actes de poursuivre, de saisir, de dévorer. Cette excitation partielle, selon Spencer, serait tout ce qui constitue l’impulsion, le penchant.

« Ressentir à un faible degré les états de conscience impliqués dans les actes de prendre, de tuer et de dévorer, c’est avoir le penchant à prendre, à tuer et à dévorer. Le penchant à produire un acte n’est autre que l’excitation naissante des états psychiques impliqués dans cet acte. » On a fait à cette théorie, d’ailleurs incomplète, des objections qui ne nous semblent pas porter sur le point décisif. — Ou bien, a-t-on dit, dans la reproduction imparfaite de la première expérience par la mémoire de ranimai, il n’y a rien de plus que dans la première ; en ce cas la tendance, qui n’existe pas dans la première expérience, n’existe pas non plus dans la copie affaiblie, mais exacte, de cette première expérience ; ou bien, au contraire, vous admettez dans la remémoration une tendance à achever l’acte commencé, et alors cette tendance est un élément nouveau que vous avez introduit subrepticement et non déduit. — Voici ce qu’on peut répondre. La tendance à achever l’acte commencé est le corrélatif mental de cette loi mécanique qui veut que le mouvement commencé dans l’organisme se continue, se propage et se traduise en actes. Or, la tendance du mouvement à se continuer existait dès la première expérience : toutes les représentations et émotions de l’animal poursuivant ou déchirant sa proie étaient accompagnées d’exertion motrice : c’était mieux qu’un simple penchant, c’était une mise en action. Cette mise en action peut parfaitement et même doit recommencer sous une forme faible lorsque la proie n’est plus présente qu’en imagination ; il y a alors une série de faits mentaux à l’état naissant, qui ne peuvent se développer entièrement faute d’objet, mais qui se développent en partie dans l’imagination ; c’est cette attitude mentale qui constitue l’impulsion. Pour notre part, nous ne séparons ni la représentation de l’appétition, ni l’appétition de la motion ; l’impulsion, au point de vue physiologique, est donc un commencement d’action et de mouvement, dont la direction est déterminée par la structure organique.

Ce que Spencer n’a pas assez mis on lumière, c’est qu’à la loi physique qui veut que le mouvement commencé se continue répond dès l’origine, dans la conscience, une certaine tension, une certaine tendance psychique, la conscience d’une activité qui demande à s’exercer, à se poursuivre, à s’achever. Sans cela, tout en s’accompagnant de mouvements extérieurs comme par une harmonie préétablie, le penchant n’apparaîtrait à la conscience que passif et contemplatif. En admettant même que le sentiment d’effort musculaire se ramenât à des sensations musculaires afférentes, sans mélange d’aucun sentiment d’innervation centrale et efférente47, il resterait toujours vrai que, dans la conscience même, nous distinguons l’attitude passive et l’attitude active. Quelque indéfinissable que soit l’idée d’activité en raison de sa simplicité même, elle est inhérente à la conscience ; bien plus, elle est impliquée dans l’idée de passivité : se sentir modifié, c’est aussi se sentir agissant. L’activité ne survient donc pas après coup par-dessus le plaisir ou la douleur, comme une force nouvelle qui interviendrait pour les satisfaire ; l’activité est déjà au fond du plaisir et de la douleur, qu’on ne doit pas se représenter comme des états entièrement passifs et inertes ; elle ne fait que se continuer, plus ou moins transformée, pendant le plaisir et après le plaisir, pendant la douleur et après la douleur. Comme le mouvement libéré par la dépense nerveuse préexistait sous une autre forme dans la force de tension, ainsi l’acte particulier et le sentiment particulier sont la suite de l’activité préexistante.

Essayons donc de pénétrer, plus avant que ne l’a fait Spencer, dans la nature de l’activité qui accompagne toute appétition et qui, dans le désir, se manifeste clairement à la conscience comme tendance ou tension interne.

II

Le désir proprement dit implique 1° une idée sentie comme agréable ; 2° la réalité sentie comme pénible ; 3° le conflit de l’idée contre la réalité. L’élément moteur, dans le désir, est double. Il y a d’abord la peine du manque, qui tend à produire un changement d’état ; en second lieu, il y a l’idée qui tend à se réaliser elle-même, principalement par contiguïté. Le plaisir ne meut qu’en tant qu’il renforce l’idée et ajoute à la peine par le contraste. Ceci établi, quel est le caractère essentiel de la tendance ou tension qui se trouve au fond de tout désir, et aussi de tout penchant plus ou moins conscient ? Par exemple, lorsqu’un enfant désire jouer, qu’est-ce qui constitue l’impulsion intérieure par laquelle il est entraîné, et que Spencer, en somme, n’explique pas ? — D’une part, la représentation du jeu possible provoque une réaction volontaire et motrice dans le sens de cette représentation. D’autre part, la représentation, demeurant tout idéale, n’est point adéquate à la réaction qu’elle provoque : il y a donc excès de réaction par rapport à la représentation ; c’est cet excès, selon nous, qui constitue la tension du désir. Nous revenons ainsi à l’idée-force. En effet, l’idée d’un mouvement est ce mouvement commencé et, par conséquent, l’idée intense et exclusive d’un mouvement entraîne le mouvement réel. La conscience trouve donc ici, dans la seule idée d’un mouvement, la première condition suffisante et adéquate de ce mouvement. Lorsque l’enfant se représente le saut à la corde, il a conscience d’un mouvement commencé qu’il dépendrait de lui de continuer jusqu’au bout, la représentation dominante de ce mouvement étant le début cérébral du mouvement même. Il y a ainsi supériorité de la représentation sur le mouvement réel. C’est cet excès qui constitue le sentiment de puissance motrice. Mais, sous un autre rapport, il y a sentiment d’impuissance à réaliser pleinement, par le moyen d’une pure idée, les sensations et émotions de plaisir attachées au jeu. Il ne suffit pas à l’enfant de se représenter la corde et le saut pour actualiser pleinement les sensations que produirait la corde enveloppant le corps de son cercle mouvant, ni l’ivresse attachée à ces sensations. L’idée du saut, à la corde, restant une simple idée, ne fournit pas à l’activité qu’elle commence de quoi l’achever ; c’est ce qu’on exprime en disant qu’un désir veut être comblé, rempli, satisfait. De là une double tension : 1° l’idée tend aux mouvements qui dépendent d’elle ; 2° les mouvements commencés par l’idée ne trouvent point des sensations de saut et de jeu capables d’une intensité adéquate à la leur. En un mot. puissante pour réaliser le mouvement, l’idée est impuissante pour réaliser les sensations ; elle produit donc à la fois : 1° un sentiment vif de puissance pour la réalisation des mouvements, 2° un sentiment vif d’impuissance pour la réalisation des sensations : il en résulte une puissance arrêtée, contrariée, donc effort et peine. L’idée est, dans la conscience, comme une sorte de vide aspirant à se remplir et qui n’y parvient pas ; ou plutôt l’idée tend, par le mouvement, à devenir sensation, à acquérir ainsi cette intensité suprême qui est attachée à l’actualité.

Maintenant, la tendance intérieure à l’idée et au désir est-elle de nature tout intellectuelle, et consiste-t-elle simplement dans une tendance à la clarté, à la plénitude de conscience ? Telle fut, on s’en souvient, l’opinion de Herbart. Pour lui, la tendance active qui se manifeste au fond de toute impulsion n’est que la tendance de la représentation dominante à se maintenir contre les représentations opposées, à atteindre son summum d’intensité et à s’élever ainsi dans la conscience au plus haut degré de clarté possible. Il y a dans cette opinion une part de vérité qui ressort de notre analyse précédente. D’abord il est certain que l’idée, par cela seul qu’elle est, tend à subsister et à s’accroître ; nous ajoutons même, pour notre part, qu’elle tend à se réaliser au dehors comme au dedans, par le mouvement et l’action extérieure comme par l’attention intérieure. Mais est-il vrai de soutenir avec Herbart que la tendance tout intellectuelle de l’idée à la clarté précède l’appétition et soit la cause de l’appétition même ? Ce que l’enfant désire, est-ce simplement la représentation claire et complète du jeu pour cette représentation même, ou n’est-ce pas la plénitude du plaisir attaché au jeu ? Assurément, dans le seul fait de penser, par exemple de penser au jeu, il y a une activité qui tend à se maintenir contre les obstacles, mais n’est-ce pas ici une conséquence toute secondaire, résultant de cette loi que l’activité, en s’exerçant, en prenant conscience de soi, prend aussi ipso facto jouissance de soi, et par cela même tend à se maintenir ? Ce n’est encore là que la tendance à penser pour penser, pour le plaisir de penser. Mais le désir complet n’est pas purement intellectuel, il ne suffit pas qu’une idée quelconque s’élève dans la conscience pour être vraiment elle-même désirée. Telle idée qui a fait une profonde impression sur nous, idée pénible, effrayante même, peut s’imposer de plus en plus, monter au premier rang dans notre conscience : cette obsession, cette idée fixe, quoique enveloppant encore en elle-même une certaine appétition corrélative à toute activité, n’est cependant pas vraiment le désir. Le désir suppose une sorte de consentement plus ou moins complet à l’idée, un accord de l’idée avec l’ensemble de nos tendances, par conséquent une certaine activité antérieure qui, au lieu d’être un simple effet de l’idée, tend au contraire elle-même à la produire ou à la maintenir, et à la réaliser au dehors par des mouvements. Toute idée peut donc avoir une double force, 1° une force comme acte de représentation, qui fait qu’elle tend à croître par cela seul qu’elle est, car toute représentation comme telle, même d’un objet pénible, est un exercice d’activité intellectuelle tendant à se maintenir ; 2° une force comme sentiment, comme dépression ou surcroît de notre activité totale, non plus seulement de notre activité intellectuelle. Ces deux forces de ridée peuvent être en opposition : une idée peut tendre à être maintenue comme pensée et à être supprimée comme sentiment. Quand les deux forces de l’idée coïncident, il y a à la fois attention croissante à l’idée et désir croissant de réaliser l’idée.

Le vieux dicton philosophique sur le désir, nihil appetimus uni sub specie boni , n’est applicable qu’au désir produit par l’anticipation d’un plaisir dans notre pensée ; mais ce désir né de l’idée n’est pas le désir primitif, le penchant. Primitivement, nous ne désirons pas les choses parce qu’elles sont conçues bonnes ou agréables en elles-mêmes, indépendamment de notre désir, mais nous les concevons bonnes et agréables, comme dit Spinoza, parce que nous les désirons. En effet, peut-on dire, dans l’acte même de désirer, elles se trouvent mises en rapport par la représentation avec notre malaise présent ou notre plaisir présent, et alors seulement elles se font connaître à nous comme une dissolution de ce malaise, comme une augmentation de ce plaisir. Souvent même le plaisir est secondaire, et on n’y songe pas tout d’abord : il y a simplement un effort accompagné de peine, puis un objet ou un ensemble de mouvements qui se révèle comme changeant la peine en plaisir ; plus tard, nous pourrons désirer l’objet en tant que causant du plaisir, mais c’est toujours la relation de l’objet à notre activité antécédente qui l’a rendu bon pour nous. Au lieu de dire : nihil appetimus nisi sub specie boni , il faut dire : nihil appetimus nisi sub sensu boni aut mali, sub dolore aut voluptate.

Mais, de ce que nous ne désirons pas l’objet en lui-même et pour lui-même, il n’en résulte pas que nous désirions simplement la représentation dans sa pleine mesure d’intensité 48. Nous ne désirons cette intensité de représentation ou de conscience que parce qu’elle se trouve être une intensité d’action et de jouissance actuelle ; dans le cas contraire, nous faisons effort pour éloigner la représentation et l’obscurcir.

La théorie de Wundt, tout en s’écartant de Herbart et de Volkmann, reste encore à moitié chemin. Pour Wundt, le désir réside dans l’activité de l’aperception qui, spontanément, maintient une représentation au point visuel de la conscience : il est la réaction de l’attention aperceptive. Selon nous, l’aperception et l’attention ne sont au contraire que des dérivés : nous ne désirons pas parce que nous faisons attention ; nous faisons attention parce que nous désirons. C’est l’appétition produite par le sentiment présent de malaise ou de bien-être qui détermine la direction de notre attention et de notre aperception49.

II
Origine des premiers mouvements appétitifs

I

Le plus simple des mouvements faits avec une intention définie doit avoir été précédé par un mouvement plus simple encore ; car un mouvement intentionnel défini présuppose l’idée de ce mouvement même avant sa réalisation actuelle ; l’idée, à son tour, présuppose un mouvement antérieur dont elle est le résidu mental. Comment sortir de ce cercle ? Il n’y a que quatre hypothèses possibles : 1° l’explication du premier mouvement par un pur mécanisme, non précédé d’un sentiment de peine ou de plaisir (Spencer) ; 2° l’explication par le mouvement spontané (Bain) ; 3° l’explication par le mouvement expressif (James Ward) ; enfin 4° l’explication par le mouvement appétitif non défini, précédant le mouvement appétitif défini. Les trois premières explications représentent une partie de la vérité ; la quatrième, qui est la nôtre, nous paraît être la plus fondamentale. Il se produit certainement dans l’être animé, surtout dans un être de constitution très élémentaire, des mouvements explicables par une pure transmission mécanique, par une simple réflexion de mouvements ; mais il est probable que, dès le début, ces mouvements sont accompagnés d’un état de conscience sourde, l’animal étant sensible ; et comme cet état de conscience a un ton agréable ou pénible, on ne comprendrait pas que, du côté psychique, manquât une réaction à l’égard du plaisir ou de la douleur. Le mécanisme doit, à l’origine, envelopper les germes du mental, puisqu’une combinaison de facteurs excluant ces germes et purement mécaniques n’aboutirait jamais à en faire sortir le mental. Quant à l’activité spontanée dont parle Bain, elle est toute relative : elle désigne de la force emmagasinée, un ensemble de forces de tension, qui demandent nécessairement à se décharger sous les excitations vagues venues des profondeurs de l’organisme. Cette tension des forces emmagasinées est accompagnée, du côté mental, d’un sourd sentiment de plénitude, qui a tout ensemble son agrément et son malaise. Avant les enseignements mêmes de l’expérience, nous tendons à déployer notre activité motrice sans objet. Ce sont probablement les sensations d’innervation, accompagnées par celles de contraction musculaire, qui donnent à cette tension de l’activité son caractère sensitif d’inquiétude et de besoin d’agir. C’est seulement par le passage à un degré de conscience plus élevé que l’impulsion primitive, qui tendait à s’exercer pour s’exercer, à se décharger pour se décharger, comme fait la force accumulée, devient un désir conscient de sa direction et de son but.

James Ward, développant une hypothèse que Bain avait exprimée, puis finalement rejetée, considère les mouvements appétitifs et intentionnels comme une différenciation et une évolution des mouvements primitifs et immédiats d’expression. A notre avis, il y a déjà appétition dès le premier mouvement, et avant la diffusion expressive. Cette appétition n’est pas encore définie sous le rapport de la direction des mouvements dans l’espace, mais elle est déjà définie sous ce rapport qu’elle est une tendance à supprimer la peine et à conserver le plaisir, sans savoir encore comment et par quel mouvement précis, sans même avoir besoin de se représenter d’avance cette suppression de peine ou cette conservation de plaisir. L’être qui souffre veut immédiatement ne pas souffrir, et immédiatement il réagit ; cette. réaction, immédiatement, produit un mouvement répulsif. Après cela, une fois le branle donne, le mouvement devient ce qu’il peut, selon les organes où il se répercute par diffusion mécanique. Cette diffusion mécanique est l’expression. Plus tard, parmi les mouvements nombreux ainsi produits en tous sens, les mouvements efficaces et utiles pour le soulagement de la peine ou l’augmentation du plaisir se feront trier par l’attention, et finalement par l’intention ; mais l’intention générale de ne pas souffrir et de jouir existait dès le début. C’est donc bien le mouvement appétitif, sans idée de plaisir et de douleur futures, mais sous l’influence d’une peine ou d’un plaisir présents, qui est le premier de tous les mouvements attribuables à l’animal et non purement mécaniques. J. Ward lui-même se contredit presque à la fin. En effet, il reconnaît que, « les plus primordiales expressions de la peine semblent n’être qu’autant d’efforts pour échapper à la cause de cette peine ; elles contiennent au moins le dessein aveugle d’échapper à un mal défini50. » N’est-ce pas là une description du mouvement appétitif, non pas seulement expressif ? N’est-ce pas là reconnaître de l’effort et du vouloir dans le premier branle donné à l’organisme en réponse à la douleur ? Nous verrons plus loin que l’expression des émotions est, en définitive, l’expression des appétitions mêmes qui y répondent ; d’où il suit que tout mouvement expressif présuppose un mouvement appétitif.

II

L’appétit ajoute à la sélection mécanique la sélection mentale et, par là, il est un des facteurs essentiels de l’évolution, un facteur trop négligé par Darwin et par Spencer lui-même. La sélection naturelle et mécanique a pour premier caractère d’agir sur un ensemble d’individus, non dans un seul individu ; elle suppose un certain nombre d’organismes donnés en un milieu donné ; d’où résulte ce problème : lesquels survivront et se propageront ? Alors se produit un triage tout mécanique et dû au hasard, c’est-à-dire à la nécessité. Voici, par exemple, des vers et chenilles de diverses couleurs qui sont dans la verdure : celles dont la couleur se trouvera trancher plus sur le fond vert seront aperçues des oiseaux et dévorées ; celles qui auront par hasard une nuance rapprochée du vert se confondront avec le feuillage et seront épargnées. Résultat : il ne restera plus à la fin que les chenilles vertes, — et Fénelon admirera la Providence qui leur a donné la couleur la plus propre à les conserver. Au contraire, certaines fleurs éclatantes, aperçues de loin par les frelons ou les abeilles, seront par eux visitées, et leur pollen, reporté ailleurs par abeilles et frelons, assurera la fécondité de leur espèce avec sa survivance. Multiplicité d’individus comme base de la loterie, coups de dé heureux dus au hasard, telles sont donc bien les deux conditions caractéristiques de la sélection naturelle.

La sélection mentale, au contraire, s’exerce au sein d’un même individu organisé, qui fait une série d’essais, les uns heureux et les autres malheureux, sous l’impulsion de l’appétit inhérent à la vie même. Nous avons ici, simultanément, l’appétit vital et un ensemble de mouvements organiques qui en est le corrélatif. En outre, il est essentiel que l’appétition vitale puisse prendre spontanément conscience de soi sous les deux formes du plaisir et de la douleur ; bref, nous avons besoin des trois moments du processus appétitif. Voici alors ce qui se passera. Un animal, sous l’influence des forces de tension accumulées dans son système nerveux, fait des mouvements en tous sens, sans aucune espèce de but : il éprouve un sentiment d’aise, de plaisir même : le résultat sera la continuation de mouvements semblables, généraux et mêlés ensemble, non intentionnels. Il n’y aura encore aucune sélection, aucun triage de mouvements, car pourquoi tel mouvement particulier se détacherait-il d’un ensemble qui, étant agréable, tend comme tel à continuer sous la même forme confuse et non différenciée ? Tel est donc le premier moment, où les mouvements généraux ne font que multiplier en quelque sorte le plaisir général. Supposons maintenant que, parmi les divers mouvements spontanés, il y en ait un qui produise un contact douloureux, comme quand on heurte une pierre ou quand on touche une plante épineuse. Ce mouvement sera arrêté du coup. Voilà donc un premier triage, une première sélection. Nous pouvons admettre cette loi de Bain et de James Ward : « Un mouvement pénible tend, par l’intermédiaire de la peine, à sa propre suppression. » C’est là le premier germe de la finalité appétitive, le premier but distinct qu’un animal a poursuivi avec une conscience plus ou moins vague. C’est, en d’autres termes, la première différenciation du vouloir-vivre, un arrêt, un recul, une concentration sur un point succédant à l’expansion générale des mouvements ; c’est, au sens étymologique, l’aversion. James Ward remarque avec raison que ce résultat suspensif produit par la peine sert à ce qu’on pourrait appeler l’éducation intérieure de l’animal, mais qu’il ne lui apprend encore que fort peu de chose sur le dehors et qu’il sert peu à étendre les relations de l’individu avec son milieu. A un troisième moment, la sélection fait de nouveaux progrès. Quand l’animal souffre, il accomplit des mouvements irréguliers, souvent même en conflit l’un avec l’autre. Parmi ces mouvements, il peut s’en trouver un qui ait la chance d’éloigner la cause même de la douleur. C’est le dernier d’une série d’essais désordonnés et irréfléchis. Il est clair que ce mouvement, en supprimant la peine, supprimera l’attention attachée antérieurement à la peine ; cette attention, devenue libre, ne pourra pas ne pas se fixer sur le mouvement même qui a introduit du nouveau dans la conscience. De là une association établie dans la mémoire entre le mal et le remède. Les mouvements sont moins nombreux et diffus quand le mal reparaît ; le mouvement seul efficace devient plus distinct et est trié par sélection. Dès que la douleur revient, ce mouvement se produit et, cette fois, pour l’écarter ; au mouvement spontané succède ainsi le mouvement volontaire, sans qu’il y ait d’ailleurs un déterminisme moindre dans un cas que dans l’autre.

III

Spencer dit que tous les changements psychiques sont organiquement déterminés. — Oui, sans doute, peut-on lui répondre, tous les changements psychiques sont organiquement déterminés en tant qu’ils ont tous des concomitants organiques ; mais, d’autre part, aucun changement psychique n’est organiquement déterminé, en ce sens que les événements physiques et les événements psychiques n’ont point, pour nous, de facteurs communs. Aucune formule de mécanique ou de physiologie ne fera comprendre pourquoi je jouis, souffre, désire ; tout, dans ma jouissance et ma souffrance, ou dans mon appétition, n’est donc pas déterminé par des facteurs purement mécaniques. C’est ce qui fait qu’on ne peut pas expliquer l’appétition sensible par des complications purement mécaniques d’actes réflexes. Les sensations ont ce caractère qu’elles entrent, comme on l’a dit, ex abrupto, dans la conscience51 : elles sont pour nous un commencement, un bout de série, et nous ne pouvons leur assigner des antécédents psychiques. Au moment où un éclair jaillit de la nue, nous avons beau regarder dans notre conscience, nous n’y trouvons rien qui explique pourquoi nous avons la sensation de lumière soudaine. C’est précisément pour cela que nous objectivons les sensations, que nous prolongeons hors de notre conscience la série qui y fait irruption tout d’un coup. Au contraire, les mouvements qui suivent une représentation, une émotion et une appétition, ont des antécédents psychiques assignables ; et même ils ne peuvent recevoir une explication adéquate sans l’introduction des éléments psychiques. On nous dit bien que, si nous ne souffrions pas, si nous ne jouissions pas, nous accomplirions les mêmes mouvements, que nous retirerions les doigts de la flamme, même si nous n’éprouvions pas la douleur de la brûlure, — pourquoi pas si nous éprouvions du plaisir à être brûlé ? — On nous dit cela, mais les mouvements ont beau être explicables mécaniquement par des mouvements antérieurs, cette explication mécanique laisse en dehors la représentation, l’émotion, l’appétition, la motion même. Or, ce qui est à expliquer pour le psychologue, ce n’est pas un mouvement comme celui d’une horloge insensible, c’est un mouvement vital et appétitif, qui se sent lui-même et se rend compte de lui-même à lui-même. Puisqu’il y a nécessairement des facteurs psychiques dans le problème, c’est que ces facteurs ont un rôle effectif dans le résultat concret, dans la réalité philosophiquement considérée. « Le rugissement du lion, a-t-on dit, qui rassemble les chacals, disperse les moutons. » D’où vient une telle diversité de mouvements avec la même sensation pour point de départ ? On peut à coup sûr répondre que l’effet mécanique consécutif de la sensation n’est pas le même dans les divers cerveaux, que ce qui produit un orage dans l’un laisse l’autre calme. Mais cette explication, mécaniquement suffisante, n’est cependant pas adéquate à la réalité, ni métaphysiquement suffisante, puisque, si les mouvements se suffisaient à eux-mêmes dans la réalité, il n’y aurait pas de sensations, ni déplaisirs, ni de pensées, ni d’appétitions. Une explication complète doit donc, encore une fois, embrasser les facteurs psychiques en même temps que les rapports mécaniques52. Même au point de vue de l’évolution, nous avons montré qu’on ne peut se contenter de la sélection par « heureux accidents » ; il faut faire intervenir la sélection cérébrale et mentale qui a lieu au sein d’un individu donné, et qui provient de ce que, dans la multitude des sensations que l’individu éprouve, il y en a seulement un petit nombre qui occasionnent des émotions de peine ou de plaisir assez distinctes pour devenir des objets possibles d’appétition déterminée. De là résulte le triage associant tels mouvements à telle sensation qui nous intéresse par tel plaisir ou telle peine.

IV

Il faut, en définitive, admettre sous le désir intentionnel et conscient de son objet une activité plus profonde et plus fondamentale qui s’exerce sans se représenter encore le résultat de son action. Elle agit parce qu’elle agit et pour agir. En agissant elle jouit plus ou moins vaguement d’elle-même. En agissant, elle rencontre aussi des obstacles qui ont pour résultat, avec l’effort et le travail, le commencement de la peine.

On peut donner à cette activité primordiale le nom de volonté, mais c’est une volonté sujet qui, à proprement parler, n’a pas encore d’objet et n’est point encore représentative. Elle n’enveloppe qu’une sourde conscience d’agir, un sourd bien-être attaché à l’action et un sourd malaise attaché à la limite de l’action. Au reste, nous ne pouvons avoir sur le fond des choses que des formules symboliques. Métaphysiquement, on ne comprend pas l’existence sans quelque action qui la manifeste, ni le plaisir ou la douleur sans une facilité ou difficulté dans cette action. D’autre part, comment et pourquoi agir si on ne sent rien et si on n’a pas quelque conscience de ce qu’on sent, de ce qu’on fait, de ce qu’on produit ? Nous arrivons donc à ce cercle : « Il faut agir pour sentir et penser, il faut sentir et penser pour agir. » Il n’y a d’autre moyen d’en sortir que d’admettre, dans l’être primordial, une unité immédiate de l’agir, du sentir et du penser.

Cette activité dont nous avons la conscience permanente au milieu même de nos changements, et qui fait que nous nous sentons vivre, nous ne pouvons nous la représenter elle-même sous une forme directe et distincte, qui lui soit adéquate ; nous ne pouvons nous en faire une image, une idée déterminée. On en peut dire tout autant de l’être, de la vie, de la conscience, avec lesquels d’ailleurs l’action ne fait qu’un. Nous sommes certains de notre existence non comme d’une existence abstraite et générale, mais comme d’une existence réelle qui est présente à tous nos états successifs ; et pourtant, nous ne pouvons nous représenter ce qu’est être. De même, nous sommes certains de vivre, mais essayez de vous représenter ce qu’est vivre. Nous sommes certains d’avoir conscience, mais essayez de vous représenter ce qu’est avoir conscience.

La critique du savoir découvre deux limites : ce qui est au-delà de notre atteinte, et ce qui est trop près de nous pour être posé devant nous : « parce qu’on ne peut voir ses yeux, ce n’est pas une raison pour dire qu’on n’a pas d’yeux » ; de même l’activité de la pensée ne peut se voir elle-même comme un objet. Ceux qui refusent l’activité à la conscience considérée dans sa totalité et dans son unité sont obligés d’attribuer l’activité à ses éléments, de dire que ces éléments « luttent » ensemble, qu’ils agissent et réagissent ; il faut donc toujours, sous une forme ou sous une autre, admettre quelque part une activité. Il y a là un élément ultime qui est la limite de la connaissance proprement dite, c’est-à-dire de la représentation. C’est pour cette raison que l’existence même de cette activité a pu être niée ; mais l’impossibilité de représenter sous la forme d’un état particulier ce qui est le fond commun de tous nos états, ne prouve nullement que l’activité n’existe point et même n’ait pas conscience de son existence. Ce qui est vrai, c’est que la notion abstraite et générale d’activité n’exprime point une faculté réelle et distincte de ses actes concrets, une entité métaphysique. Mais ce qui est en question, ce n’est pas l’existence d’une activité comme faculté, c’est l’existence de l’action même, de l’action réelle, de l’agir ; or, c’est cette action dont, nous avons perpétuellement conscience dans tous nos états, quoique nous ne puissions, encore une fois, nous la représenter, c’est-à-dire l’imaginer sous la forme passive d’une sensation affaiblie. Le sujet, quelle qu’en soit la nature ultime, ne peut se saisir lui-même comme tel ou tel objet. De même pour l’activité primitive qui le constitue ; le sujet est présent à lui-même, mais non représenté à lui-même ; il a conscience, mais il n’a pas conscience de soi comme d’un changement particulier, ni comme d’un état particulier, quoiqu’il n’acquière la conscience distincte et claire de soi que dans des changements et des états offrant eux-mêmes distinction et clarté. Il est encore moins une substance cachée derrière les faits intérieurs ; cette substance, loin de pouvoir être un sujet, serait encore un nouvel objet ajouté aux autres, et de plus un objet inconnaissable. On ne peut donc, en dernière analyse, concevoir le sujet voulant et pensant que comme une action.