(1811) Discours de réception à l’Académie française (7 novembre 1811)
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(1811) Discours de réception à l’Académie française (7 novembre 1811)

Réception de M. Étienne.
Discours prononcé dans la séance publique le jeudi 7 novembre 1811.

Paris, Palais de l’Institut

M. Étienne, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Laujon, y est venu prendre séance le jeudi 7 novembre 1811, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Cette imposante solennité porte dans mon âme un trouble dont je cherche en vain à me défendre ; glorieux de vos suffrages, étonné de mon bonheur, j’éprouve l’embarras d’un disciple qui s’assied pour la première fois parmi ses maîtres. Mais de tous les sentiments qui m’agitent, le plus profond, Messieurs, est celui de la perte que vous avez faite. La mort, en vous ravissant un confrère, m’a privé d’un ami. M. Laujon avait daigné sourire à mes premiers essais, et je ne puis, sans une vive émotion, me trouver à la place qu’il occupait dans cette auguste assemblée.

Il est à la fois doux et pénible de succéder à ceux qui nous furent chers : quelque beau que soit l’héritage, il est moins précieux par les jouissances qu’il promet, que par les souvenirs qu’il perpétue. Ceux que laisse M. Laujon sont tous honorables. Pour faire son éloge, il suffit de raconter sa vie : la vérité n’a pas besoin cette fois ni de voiles, ni d’ornements ; et le panégyriste le plus éloquent sera le narrateur le plus fidèle. Je l’avoue, Messieurs, ma tâche est douce à remplir ; je moissonne dans un champ de fleurs sans épines, et je puis les prendre au hasard pour en former la couronne que je dépose aujourd’hui sur la tombe du moderne Anacréon. Tel est le titre que les contemporains lui ont décerné, et que la postérité lui conservera sans doute. C’est à vous, Messieurs, que j’en appelle : n’était-il pas l’image vivante du vieillard de Téos ? Jeune ou vieux, riche ou pauvre, il fut toujours aimable, toujours joyeux. Doué d’une imagination facile, il excellait dans l’à-propos ; mais il dédaignait ces triomphes que l’esprit obtient aux dépens du cœur. Il n’a connu ni la haine ni l’envie ; et la saillie, qui est si souvent l’arme de la médisance, ne fut jamais chez lui que l’éclair de la gaieté. Ami du plaisir, il respecta la décence ; chantre de l’Amour, il n’effaroucha point les Grâces. Ses goûts s’annoncèrent dès son enfance ; il parlait à peine, qu’il chantait déjà : sa vie ne fut, pour ainsi dire, qu’une longue fête ; parvenu à son dix-septième lustre, il tirait encore des sons mélodieux de sa lyre octogénaire ; enfin, les Muses avaient présidé à sa naissance, et les Muses ont reçu son dernier soupir.

Peu de temps avant sa mort, M. Laujon avait donné l’édition complète de ses œuvres ; on y reconnaît un esprit fin, un travail facile, une aimable négligence. On voit que l’auteur n’a pas besoin d’attendre l’inspiration : il fait des chansons comme la Fontaine fait des fables, sans recherche, sans effort, presque sans y penser.

M., Laujon a inséré dans ce recueil ce qu’il nomme la Poétique de la Chanson . Et, en effet, Messieurs, qui pouvait mieux que lui tracer les règles de ce genre vraiment français ? Disciple des Collé, des Piron, des Favart, il fut admis par eux à cet ancien caveau, véritable académie du plaisir, qui fut aussi, plus souvent qu’on ne pense, l’académie du bon, goût. C’est aux banquets de ces législateurs chantants qu’il étudia le code de la gaieté ; c’est à leur joyeuse école qu’il apprit à soumettre la folie même aux préceptes de la raison. Mais il me semble entendre de graves censeurs se récrier sur la frivolité du genre. Eh ! Messieurs, ne soyons pas plus sévères que l’inflexible Boileau, et montrons-nous fiers d’une supériorité que peut-être nous dédaignerions moins si on nous la disputait davantage. La chanson est une fleur qui se plaît sous le ciel de la France : elle y réussit sans art, sans culture, et c’est un des ornements de notre guirlande poétique.

Il faut le dire, Messieurs, nous avons un peu négligé ce précieux héritage de la gaieté de nos pères. Qu’est devenue cette joie vive et franche qui charmait leurs loisirs et embellissait leurs fêtes ? Nous sommes sérieux, rêveurs jusque dans nos plaisirs ; la froide étiquette préside à nos festins, et la triste raison s’assied avec nous. J’en appelle à tous les âges, à tous les états : la chanson n’est-elle pas la source des plus douces jouissances ? Enfants, on nous berce avec elle ; vieillards, nous lui devons encore quelques illusions, et elle nous conduit gaiement au terme de la vie. Pauvres, elle nous console de nos peines ; riches, elle nous distrait de nos ennuis. Tour à tour naïve, tendre, morale, et guerrière, elle fait éclore les idées les plus riantes et les sentiments les plus élevés ; elle inspire l’amour, cimente l’amitié, frappe le ridicule, enflamme le courage ; enfin, est à la fois l’interprète du cœur et l’organe de l’esprit.

Telle est la chanson dans les, œuvres de M. Laujon. Son talent flexible et varié en saisit tous les caractères, en fait ressortir toutes les nuances. C’est à cette heureuse fécondité, c’est à ce tour d’esprit délicat que M. Laujon dut les bienfaits d’une cour spirituelle et galante. Il composa pour elle une foule de petits ouvrages remplis de grâce et de fraîcheur. On n’y voit point le poëte courtisan qui mendie la faveur par de serviles adulations, mais l’homme de lettres qui sait plaire par le noble exercice de son talent. M. Laujon n’a donné que de justes éloges et n’a reçu que d’honorables récompenses ; enfin, Messieurs, il a en un talent bien rare, il s’est fait estimer de ceux qu’il s’était chargé de divertir. La pastorale de Daphnis et Chloé fixa sa destinée ; elle lui valut la protection d’un des premiers personnages de l’État, que l’Académie française s’honore d’avoir compté parmi ses membres. Il n’a manqué à M. Laujon qu’un bonheur dont je sens tout le prix, celui de siéger dans cette enceinte en même temps que son bienfaiteur.

Comblé de grâces et de faveurs, M. Laujon avait acquis une fortune assez considérable. La révolution le jeta dans un état voisin de l’indigence. Riche, il avait eu le vrai luxe d’un homme de lettres : il avait placé ses fonds dans sa bibliothèque ; par malheur ses livres les plus précieux étaient couverts d’armoiries, il fut une époque où c’était un grand crime ; et M. Laujon déposa par prudence ces dangereux ouvrages chez son ami M. Després ; mais, peu de temps après, étant menacé d’une vente forcée de tout son mobilier, M. Laujon court chez son ami, retire les livres, et les replace dans sa bibliothèque pour ne pas frustrer ses créanciers.

On rapporte souvent des traits de probité qui surprennent peu les honnêtes gens ; celui que je viens de citer n’est pas de ce nombre. Il pourra étonner les hommes les plus délicats.

Le théâtre doit à M. Laujon des ouvrages agréables. Églé et l’Amoureux de quinze ans sont deux tableaux d’un dessin pur et gracieux ; et cependant, lorsque l’auteur se livre à des compositions dramatiques, on voit que c’est encore la muse de la chanson qui l’inspire ; elle veut essayer un ton plus grave, des manières plus imposantes, mais elle se trahit à la naïveté de son langage, à la délicatesse de ses formes, et l’œil le moins clairvoyant reconnaît Érato sous le masque de Thalie.

L’homme a beau varier ses compositions, l’écrivain a beau s’exercer dans les genres les plus différents, tout ce qui sort de sa plume porte le cachet de son talent naturel. C’est ainsi que Marivaux écrivant des comédies, faisait encore des romans, et que Lesage écrivant des romans, faisait encore des comédies ; car, ce n’est pas seulement la facilité de combiner des scènes et de développer une intrigue qui constitue l’auteur comique, c’est l’art de saisir les caractères, d’observer les mœurs, et d’en présenter un tableau dramatique et fidèle. On a beaucoup disserté sur le but de la comédie ; des philosophes du siècle dernier l’ont regardée comme la seule école de la sagesse ; des critiques de nos jours, au contraire, la représentent comme fatale aux mœurs et à la religion. Mais les philosophes n’étaient pas tout à fait sages, les critiques ne sont pas tout à fait religieux. Ainsi, ne soyons ni trop séduits par les uns, ni trop effrayés par les autres, et continuons d’aller à la comédie sans espoir, si l’on veut, d’être plus parfaits, mais sans crainte aussi de devenir plus vicieux.

Peut-être est-ce une erreur de prétendre que la comédie dirige les mœurs ; elle les suit, elle en reçoit l’influence, et devient en quelque sorte l’histoire morale, des nations. Elle est, pour la postérité, l’image vivante des générations qui ne sont plus. C’est, si je puis m’exprimer ainsi, un écho qui se répète d’un siècle dans un autre, et qui se prolonge à travers la succession des âges. L’histoire nous rappelle, nous retrace le passé, la comédie nous y transporte. Elle apprend à connaître, à juger les peuples ; elle est pour les moralistes ce que les médailles sont pour les antiquaires.

Qui peint mieux les Athéniens que les comédies d’Aristophane ? Un auteur qui parvint à la célébrité en immolant à la risée publique les grands hommes de son temps, vivait à coup sûr chez un peuple ombrageux, ingrat et jaloux. Si, chez une nation, la satire de tout mérite personnel est une des règles du théâtre, l’ostracisme doit être un des articles de la législation, et les hommes qui se plaisent à voir outrager Euripide, parce qu’il est trop grand, sont les mêmes qui exilent Aristide, parce qu’il est trop juste. Denys, tyran de Syracuse, s’étant adressé à Platon, afin d’avoir une idée positive du gouvernement et du peuple d’Athènes, le philosophe, pour toute réponse, lui envoya le théâtre d’Aristophane.

Peut-être la comédie latine n’offre-t-elle pas un champ aussi vaste à l’observateur. Les Romains, ayant imité les Grecs, n’ont point eu de théâtre national ; encore les ouvrages de Plaute et de Térence sont-ils d’excellents sujets d’étude pour les historiens ; on y retrouve une foule d’usages qu’eux seuls nous ont transmis, et rien ne nous fait mieux connaître la dissolution de la jeunesse de Rome, les séductions des courtisanes, l’effronterie des parasites, et enfin tous les éléments dont se composait la société sous les maîtres du monde. Mais passons aux temps modernes, et hâtons-nous d’arriver à l’époque la plus mémorable de notre gloire dramatique, à l’apparition de Molière. Son théâtre n’est-il pas le tableau le plus parfait des mœurs de son temps ? C’est un des privilèges de ce beau siècle, tout en restera. De grands généraux, de grands écrivains en ont immortalisé la gloire : Molière en a immortalisé les ridicules et les vices. C’est lui qui, ouvrant au génie la plus vaste et la plus brillante carrière, a fait voir tout à la fois dans l’auteur comique, le peintre éloquent, le moraliste sévère et l’historien fidèle. Oui, Messieurs, sous le pinceau de ce grand homme, la comédie s’est tout à fait associée à l’histoire ; il semble que les personnages de l’une soient des témoins qui restent pour déposer en faveur de l’autre devant la postérité. Et en effet, Messieurs, transportons-nous par la pensée dans l’avenir le plus lointain : supposons que de nombreuses générations se sont succédé, et que, par l’effet de ces grandes catastrophes qui bouleversent les empires, tout ce qui a été écrit sur les deux derniers siècles a disparu. Histoire, chronique, inscriptions, médailles, tout s’est abîmé dans la nuit des temps, et les comédies seules ont survécu à cette destruction universelle. Eh bien, Messieurs, j’ose l’affirmer, on y suivrait la trace de tous les grands événements ; on devinerait, par elles, toutes les révolutions politiques et morales des deux siècles, et c’est dans la comédie que se retrouverait l’histoire. Au premier coup d’œil jeté sur les œuvres de Molière, qui peut méconnaître le siècle où il a vécu ? Le temps où parut Le Misanthrope était, à coup sûr, celui de la politesse et de l’élégance ; la cour où l’on s’exprimait avec cette pureté de langage était l’asile de l’esprit et des grâces ; le pays qui produisait de pareils chefs-d’œuvre était parvenu à un haut degré de gloire et de civilisation. La religion était en honneur, car les fripons se couvraient de son masque pour usurper l’estime publique ; Tartuffe nous l’apprend. Les lettres étaient en crédit, car le faux savoir même était un moyen de fortune ; Les Femmes savantes en sont la preuve. La noblesse était considérée, car tout ce qui était riche aspirait à devenir noble ; Le Bourgeois gentilhomme l’atteste. Mais, à mesure que les classes de la société se confondent, les mœurs publiques se pervertissent. Bientôt la noblesse se prodigue ; elle se discrédite. La bourgeoisie veut copier la cour, elle n’en imite que les ridicules et les vices, sans en emprunter l’éclat et les grâces ; enfin, le noble se dégrade, et le bourgeois ne s’ennoblit pas. Voilà encore, Messieurs, ce, que nous dit Molière, et ce que nous confirme Dancourt, historien du second ordre, mais qui n’en est ni moins fidèle ni mains véridique.

Tel était, Messieurs, l’état de la société à la fin du dix-septième siècle. Le dix-huitième commence, et les mœurs se dépravent encore ; mais ce n’est point ce désordre seul qui afflige les regards de l’observateur ; une plaie cruelle porte ses ravages jusque dans le cœur, de l’État. Sans doute de grands malheurs ont nécessité de grands sacrifices, car la fortune publique est livrée à des parvenus grossiers ; des laquais enrichis foulent aux pieds toutes les lois de l’honneur ; l’honnêteté, la pudeur sont bravées ; la vertu n’est plus qu’un vain mot !!! N’ai-je pas fait, Messieurs, l’analyse de Turcaret ? Dès lors, plus de contrainte, plus de frein, plus de masque ; l’hypocrisie est le seul vice qu’on n’ait plus. Que dis-je ? elle existe encore, mais ce n’est plus l’homme pervers, c’est le sage qui se déguise. On rougit des affections les plus douces, on est honteux des liens les plus sacrés, et le Philosophe marié met à cacher son bonheur le soin que Tartuffe prenait pour dissimuler ses vices. Quelle époque de corruption que celle où un homme d’honneur se croit perdu s’il laisse éclater son amour pour l’épouse qu’il a promis d’aimer ! Et, remarquez-le bien, Messieurs, ce n’est pas le travers, la manie de quelques individus, c’est le préjugé à la mode, Qu’on me cite des pièces historiques, des mémoires particuliers qui caractérisent mieux les désordres de la régence. En voulez-vous encore des témoins irrécusables : voyez ces jeunes débauchés qui semblent se parer du mépris public ; voyez ce marquis de Moncade, qui oublie sa dignité pour réparer sa fortune. De toute part éclatent des symptômes de décadence : la littérature dégénère avec les mœurs ; les froides antithèses du bel esprit remplacent les rapides inspirations du génie. La manie de l’analyse succède à l’esprit d’observation ; le précieux, au naturel ; la manière, à la grâce. Des esquisses agréables, des miniatures charmantes, des écrivains spirituels ; mais plus de vastes conceptions, plus de grands tableaux, plus de grands hommes ; j’en atteste Marivaux, Lanoue, Dorat, et leurs tristes imitateurs. D’un autre côté, on disserte, on déclame, on prêche au théâtre. Les comédies de Molière ont dû être écrites pour un peuple éclairé ; celles de Lachaussée, de Diderot, de Voltaire, l’ont été pour un peuple raisonneur. Quel mouvement rapide dans la marche des idées ! quels incroyables progrès dans la confusion des rangs ! Nanine paraît sur la scène, et ce n’est plus un jeune seigneur perdu de mœurs, c’est un sage qui se mésallie. Moncade sait qu’il s’avilit ; Dolban est persuadé qu’il s’honore, et ce qui était naguère l’oubli de la dignité, plus maintenant que le préjugé vaincu. Sous le siècle de Molière, la bourgeoisie cherche à s’élever ; sous le siècle de Voltaire, c’est la noblesse qui aspire à descendre ; l’un a fait de M. Jourdain le bourgeois gentilhomme ; l’autre a fait du comte Dolban le gentilhomme bourgeois.

Lorsque tous les rangs se mêlent, lorsque toutes les distinctions s’effacent, on doit bientôt parler d’égalité, de loi naturelle ; aussi, en suivant les comédies du temps, voyons-nous des imaginations exaltées rêver, dans un siècle corrompu, les perfections chimériques de l’âge d’or. Mais quel contraste entre les nouveaux principes qu’on professe, et la manière dont on les annonce ! On parle de modération avec orgueil, de sagesse avec arrogance ; on met tout en doute, et l’on ne souffre pas la contradiction ; la religion avait eu des sectateurs cruels ; la tolérance a des apôtres fanatiques. Ce serait ici le lieu de parler d’une comédie qui dut causer un grand scandale ; mais je ne la nommerai point, parce que, s’il est certain que cet ouvrage a signalé des sophistes dangereux, il n’est pas moins vrai, que son titre a calomnié des sages.

Mais, quand tout semble conspirer pour l’anéantissement des institutions, quand tous les bras sont en mouvement pour renverser l’édifice social, à quoi pensent les hommes chargés de le soutenir ? Hélas, Messieurs, les colonels font de la tapisserie, et les abbés chantent dans les boudoirs. Les grands seigneurs, les magistrats sont parodiés en plein théâtre ; Figaro paraît, et ils permettent, ils souffrent qu’un valet réformateur ose leur donner des leçons ! que dis-je ? ils sont eux-mêmes spectateurs, et battent des mains avec le public qui leur insulte ! Dès longtemps l’horizon était obscurci ; c’en est fait, le siècle finit au milieu des orages, et une nuit épaisse en couvre les derniers moments.

N’attendez pas, Messieurs, que je soulève le voile qui les dérobe à vos yeux ; ne croyez pas que je déroule devant vous cette longue liste de productions monstrueuses dans lesquelles le bon goût, la langue et les mœurs furent également outragés. À Dieu ne plaise que je parle, dans le sanctuaire des lettres, du triomphe de la barbarie, et que je rappelle, devant les statues de Corneille et de Racine, l’époque déplorable où leurs chefs-d’œuvre furent mutilés par des mains sacrilèges. Non, Messieurs, je n’attristerai point vos souvenirs, en leur offrant de pareils tableaux, et je me bornerai à énoncer cette opinion, que personne ne contestera sans doute : c’est que le théâtre de ces temps malheureux pourrait aussi en être l’histoire.

Je n’ai tracé qu’une esquisse rapide et légère, et cependant les événements s’y succèdent, les faits s’y enchaînent, sans effort ; on y voit la comédie suivre et recevoir l’influence du temps où elle a paru, et en devenir, si je puis m’exprimer ainsi, l’histoire dialoguée. On trouvera mon système plus spécieux que solide ; on pourra l’attribuer à mon enthousiasme pour un art auquel je dois l’honneur de siéger parmi vous ; mais je rappellerai l’hypothèse dans laquelle je me suis placé ; et je répondrai d’ailleurs que l’histoire de certains peuples de l’antiquité repose sur des traditions bien plus incertaines et sur des conjectures bien moins vraisemblables.

Et cependant certains hommes osent soutenir que la carrière de la comédie est fermée ! Ne semblent-ils pas nous dire : Il n’y a plus de vices, plus de ridicules ? Non, Messieurs, la comédie est éternelle ; elle ne cessera d’exister que le jour où tous les hommes seront parfaits, et rien n’annonce encore qu’elle doive finir de sitôt. Si chaque siècle a ses mœurs, chaque siècle a sa comédie. Les abus, les préjugés, les caractères même changent de formes avec des institutions nouvelles. L’auteur comique peut donc reproduire d’anciens personnages sous d’autres couleurs, et peindre une seconde fois des figures qui ne sont plus les mêmes.

Les comédies sont les portraits de famille d’une nation. Ceux du temps passé ne ressemblent pas à ceux du siècle présent ; mais cette variété de physionomie, cette bigarrure d’ajustements, n’en forment pas moins une galerie intéressante pour le curieux qui examine et pour l’observateur qui compare.

Un nouveau siècle commence ! qu’une route nouvelle s’ouvre pour la comédie. Nous l’avons vue choisir ses personnages parmi les individus de conditions différentes, qui tendaient sans cesse à se confondre ; ne peut-elle pas aujourd’hui se diriger vers le but opposé, et les hommes forcés de reprendre leur rang sont-ils moins dignes de ses pinceaux, que les hommes tourmentés du désir de quitter leur place ? Et d’ailleurs, les êtres ridicules ou vicieux que Molière a traduits sur la scène, sont encore au milieu de nous. Ce sont, a dit Chamfort, des coupables dont il a donné le signalement au public, et qui se cachent dans la société sous un autre déguisement. Ah ! si tu revivais parmi nous, divin Molière, tu les reconnaîtrais encore ! Quel vaste champ ! quelle abondante moisson pour ton génie ! Ton œil perçant saurait bien découvrir la fausseté sous les attributs de la franchise ; la vanité, sous l’extérieur de la bonhomie ; et l’égoïsme, sous le faste de la bienfaisance. Tu n’as signalé qu’un hypocrite de religion ; tu en apercevrais aujourd’hui bien d’autres ; tu pourrais presque faire un Tartuffe pour toutes les vertus ! Le monde où nous vivons ne t’offrirait plus le modèle de ton Alceste, et peut-être jugerais-tu inutile de prouver à notre siècle que la vertu peut avoir ses excès ? mais tu démasquerais ces prétendus misanthropes qui refusent les emplois qu’on ne leur accorde pas, ces indépendants qui sollicitent sans cesse, et ces philosophes disgraciés, qui se retirent à deux lieues de Paris, pour éviter la ville, le monde et la cour. Sans doute on t’opposerait de nouveaux obstacles ; tu trouverais, comme jadis, des envieux sans pudeur et des critiques sans bonne foi ; mais ton courage serait encore digne de ton génie. Tu distinguas l’imposteur de l’homme religieux ; tu saurais séparer le faux philosophe du véritable ami de la sagesse ; le novateur factieux, du citoyen qui travaille à d’utiles découvertes ; le charlatan littéraire, de l’écrivain qui dédaigne les succès d’un jour, et qui n’aspire qu’aux suffrages de la postérité. Tu saurais peindre le courtisan, sans offenser la cour ; l’ambitieux, sans atteindre l’homme qui se dévoue au service de sa patrie ; le flatteur, sans outrager le sujet qui rend un hommage légitime à son prince. Et si, malgré tant d’efforts, tes travaux étaient méconnus ; si, malgré tant de génie, tes chefs-d’œuvre étaient proscrits, tu te réfugierais aux pieds du trône, et tu trouverais encore un grand monarque pour les protéger. Ah ! sans doute, le héros, qui d’un bras victorieux rouvrit le temple des Muses, sourirait au plus cher favori de Thalie. Le souverain qui associe tous les talents à la gloire de son règne est l’appui de l’écrivain qui en accroît la splendeur ; le législateur qui réforme son siècle est le soutien du moraliste qui l’éclaire. Non, Molière, tu ne l’implorerais pas en vain ce monarque invincible ; il entendrait tes plaintes jusque dans le tumulte des camps ; et, du haut de son char de triomphe, il te tendrait une main protectrice. Alors ta voix éloquente célébrerait ses bienfaits : dans l’ivresse de ta reconnaissance, tu t’écrierais encore : « Nous vivons sous un prince aussi juste que grand ! » La France entière le répéterait avec toi ; tu serais l’interprète de tes contemporains, et tu devancerais l’opinion des siècles à venir.