[Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne]
Mais l’ordre que j’ai tenu en ceci a été tel.
Nous verrons plus tard quel a été cet ordre. Nous avons bien le temps de le voir. Ce qui importe, ce qui a marqué le monde c’est cette résolution de tenir un ordre. Et c’est de l’avoir annoncé en de tels termes.
Premièrement j’ai tâché de trouver en général 1 les principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui l’a créé, ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, j’ai examiné quels étaient les premiers et les plus ordinaires effets qu’on pouvait déduire de ces causes ; et il me semble que par là j’ai trouvé des cieux, …
Eh bien je dis : qu’importe. Nous savons bien qu’il ne les a pas trouvés, les cieux. On les avait trouvés avant lui. Ou plutôt ils s’étaient trouvés tout seuls. La création a eu besoin de son Créateur, pour être. Pour devenir▶, pour naître, pour être faite. Elle n’a pas eu besoin de l’homme, ni pour être, ni même pour être connue. Les cieux se sont bien trouvés tout seuls. Et ils ne se sont jamais perdus. Et ils n’ont pas besoin de nous pour se retrouver perpétuellement dans leurs orbes.
On les avait trouvés avant lui. Eux-mêmes ils s’étaient trouvés avant lui. Je dis : qu’importe. L’audace seule m’intéresse. L’audace seule est grande. Y eut-il jamais audace aussi belle ; et aussi noblement et modestement cavalière ; et aussi décente et aussi couronnée ; y eut-il jamais aussi grande audace et atteinte de fortune, y eut-il jamais mouvement de la pensée comparable à celui de ce Français qui a trouvé les cieux. Et il n’a pas trouvé seulement les cieux. Il a trouvé des astres, une terre. Je ne sais pas si vous êtes comme moi. Je trouve prodigieux qu’il ait trouvé une terre. Car enfin, s’il ne l’avait pas trouvée. Et non seulement une terre mais
même sur la terre de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux et quelques autres telles choses qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis, lorsque j’ai voulu descendre à celles…
, alors, mais alors seulement il ne les a plus trouvées et il a eu besoin que la discrimination de l’expérience vînt au-devant de lui. Jusqu’alors, (dit-il), (croit-il), il n’en avait pas eu besoin. Il suivait la route royale, qui ne trompe pas. C’est seulement en arrivant dans cette forêt de Fontainebleau qu’il a hésité à la Croix du Grand-Veneur.
Il est permis de se demander, (nous l’avons fait
nous-mêmes), si cette discrimination de l’expérience n’était pas venue au-devant de lui et s’il n’avait pas eu besoin qu’elle vint au-devant de lui beaucoup plus tôt. Qu’importe. Il croit, il veut avoir déduit tout cela, et de Dieu même, à peine en passant par les principes ou premières causes, à peine en s’aidant des idées innées, de ces
certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes
, et qui elles-mêmes sont déduites, ou sensiblement, des principes et de Dieu. Nous savons bien qu’il n’eût pas trouvé les cieux et les astres et une terre s’il n’en avait pas entendu parler. Je dirai plus. Nous savons bien qu’il n’eût pas trouvé les principes mêmes ou premières causes
de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde
et qu’il n’eût pas trouvé les idées innées,
ces certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes
s’il n’en avait pas aussi entendu parler, c’est-à-dire s’il n’avait pas eu, comme tout homme, une certaine expérience des opérations de la pensée, je dirai même une certaine expérience de l’événement des opérations de la pensée. Je dirai plus. Nous savons bien qu’il n’eût pas trouvé Dieu même s’il n’en avait pas entendu parler, et s’il ne l’avait pas entendu parler, c’est-à-dire s’il n’avait pas eu, comme tout homme réellement métaphysicien, comme tout homme né métaphysique, (et il faut le dire comme tout homme né chrétien et Français), une certaine expérience de Dieu. J’irai jusqu’à dire : une certaine expérience de l’événement de Dieu. L’expérience n’est pas venue au-devant de lui seulement jusqu’au commencement des choses qui étaient plus particulières. Elle est venue au-devant de lui jusqu’au commencement du commencement. Qu’importe. Descartes, dans l’histoire
de la pensée, ce sera toujours ce cavalier français qui partit d’un si bon pas.
Ces grandes philosophies sont d’immenses et d’heureuses et profondes explorations. Les sots croient qu’entre elles elles se contredisent. Les sots ont raison. Elles se contredisent. Les sots croient qu’en elles-mêmes souvent, à l’intérieur d’elles-mêmes elles se contredisent. Les sots ont raison. Souvent elles-mêmes à l’intérieur d’elles-mêmes elles se contredisent. Les unes disent que l’éléphant est un animal énorme, les autres que l’éléphant est un animal un peu moins énorme. Oui, mon ami, car les unes parlent de l’éléphant d’Afrique, et les autres de l’éléphant d’Asie.
Ces grands philosophes sont des explorateurs. Ceux qui sont grands ce sont ceux qui ont découvert des continents. Ceux qui ne sont pas grands ce sont ceux qui n’ont pensé qu’à se faire recevoir solennellement en Sorbonne.
Il y a un certain monde, un univers de la pensée. Sur la face de ce monde peuvent se dessiner des géographies. Dans la profondeur de ce monde peuvent s’approfondir et se graver des géologies. Le public pour ainsi dire toujours croit et les philosophes presque toujours croient qu’ils se querellent les mêmes terres. Ni les uns ni les autres ils ne voient pas qu’ils s’enfoncent dans des continents disparates.
C’est déjà beaucoup que d’avoir découvert l’Amérique. C’est beaucoup que d’avoir pénétré au cœur de l’Afrique. Que celui qui a découvert l’Amérique soit
donc intitulé Américain. Et que celui qui a pénétré au cœur de l’Afrique soit salué du titre de deuxième, ou de cinquième, ou de sixième Africain.
Sextus aut septimus ille Africanus.
Tandis que si nous voulons que l’un, et que l’autre, et que chacun de tous ait découvert « la terre », évidemment nous risquerons de briser l’Américain sur l’Afrique, et sur l’Amérique, l’Africain.
Il y a une certaine éternité temporelle et spirituelle des philosophie qui vient de là. Il faut bien qu’un jour l’histoire arrive à se ranger à la géographie, comme la géographie s’est rangée à la géologie. On peut vous arracher le temporel que vous avez. On peut peut-être vous arracher le spirituel que vous avez. On ne peut pas vous arracher d’avoir eu ni le temporel ni le spirituel que vous avez eu. On peut abdiquer du temporel et peut-être du spirituel que l’on a. On ne peut pas abdiquer d’avoir eu ni le temporel ni le spirituel que l’on a eu. Il ne peut y avoir ici aucun désistement. Rien ne peut ôter à Christophe Colomb d’avoir découvert l’Amérique. C’est toujours l’histoire de ce malheureux garçon qui parlait de donner sa démission d’ancien élève de l’École Polytechnique.
C’est ce qu’on aime généralement à nommer la justice de l’histoire. Je ne crois pas du tout à l’histoire. Je crois peu aux justices temporelles. Et j’ai toujours pensé que la meilleure réparation c’était de ne pas être vaincu. Il vaut mieux parler d’une sorte de ventilation pour ainsi dire infaillible qui fait qu’en fin de compte la balle est de la balle et l’avoine est de l’avoine :
À vous, troupe légère,Qui d’aile passagèrePar le monde volez,Et d’un sifflant murmureL’ombrageuse verdureDoucement ébranlez :
Jeux rustiques d’un Vanneur de Blé, aux Vents. C’est par de tels jeux rustiques, en définitive, que les grandes philosophies reviennent aux grands philosophes.
Comme les continents, comme les grandes explorations revenaient aux grands explorateurs.
Il y a des zones immenses de pensée, il y a des climats de la pensée. Il y a un monde, un univers de la pensée et dedans il y a des races de la pensée. Une grande philosophie se reconnaît à ceci, qui ne va pas sans un certain appareil.
Deux amis se promènent. Deux et non pas trois, car à trois on ne sait plus ce que l’on dit. À trois on est orateur, on est sérieux, on est sentencieux, on est éloquent, on est prudent, (tous les vices). À trois on est circonspect ou on fait le téméraire. (Cela revient au même). On craint ou on brave. (C’est le même sentiment). On fait le moral, ou l’immoral. (C’est la même chose). Trois, c’est le commencement du parlementarisme.
Deux amis sortent de cette petite boutique. Ils vont se promener. L’écrasant tracas de cette vie de Paris, toute de labeur, leur laisse le temps de quelque respiration. Ils ont trois quart d’heure, cinquante minutes devant eux. À trois on est forcé de parler. Mais à deux on peut causer. Et comme la tentation de la philosophie est la plus présente pour qui en a une fois pris le goût, ils parleront sans conviction de quelques bas événements temporaires, puis ils seront bien forcés de causer de philosophie.
Qu’ils soient ou qu’ils ne soient pas du même tempérament de pensée, cela n’a aucune importance. Évidemment il vaudrait mieux qu’ils fussent de tempéraments adversaires. Le dialogue en serait peut-être plus poussé. Mais (en philosophie) on arrive à s’entendre même avec ses amis, et même avec ses alliés.
Voici nos deux hommes sortis de cette honorable boutique. Ni l’un ni l’autre ils n’ont part aux accroissements des puissances temporelles. Ni l’un ni l’autre ils n’ont part aux accroissements des puissances spirituelles. Ni l’un ni l’autre ils n’exercent aucunes magistratures. Ils ne sont que ce qu’ils sont. Ils ne valent que ce qu’ils valent. Ni l’un ni l’autre ils n’ont part aux accroissements des puissances intellectuelles. La Sorbonne leur a conféré une licence d’enseigner dont ils usent tant qu’ils peuvent. Peu. Mais ils ne s’y sont jamais fait faire docteurs.
Les voilà bien les hommes dans la rue. Une pente fatale leur fait descendre le boulevard Saint-Germain. De quoi parleraient-ils qui fut plus pressant que le problème de l’être. L’un est le seul adversaire de Bergson qui sache de quoi on parle. L’autre est, après Bergson, et j’oserais presque dire avec Bergson, le seul bergsonien qui sache aussi de quoi on parle. Il a été l’élève et plus que l’élève de Bergson à l’École Normale. Il a gardé pour Bergson une fidélité filiale. Nous les supposerons également de bonne foi. Non par vertu, mais par bonne foi. Ils commencent donc par mettre dans le même sac les bergsoniens et les antibergsoniens. Et ce n’est pas un sac de valeurs, je vous prie de le croire. Cette opération faite, ils se retrouvent, ils se trouvent ce qu’ils sont. L’un est (en philosophie) un critique acharné de sévérité absolue. L’autre est un bon chrétien. Il est même plus bon chrétien qu’il ne voudrait. Je veux dire que ça lui coûte plus cher qu’il ne voudrait, d’être bon chrétien. Celui qui n’est pas chrétien est beaucoup plus fort en mathématiques. Celui qui est chrétien est malheureusement ◀devenu▶ très fort en beaucoup de choses qui ne sont pas en iques. Celui qui n’est pas chrétien est animé contre Bergson d’une véritable animosité personnelle, inépuisable. L’autre essaie vainement de l’en guérir. Et ne s’en console pas. L’autre, (le bergsonien), a constamment l’impression, et le dit à l’autre, (à l’antibergsonien), qui le sait, et qui le dit, qu’un homme manque à leur entretien, qu’il y faudrait un homme qui viendrait en tiers, et que cet homme est précisément Bergson. Lui seul préside en pensée à leur entretien. Lui seul saurait mesurer le jeu. (Ce jeu grave). Lui seul saurait évaluer, lui seul saurait goûter, lui seul saurait apprécier. Lui seul saurait se réjouir de telle déliaison, entrer dans telle vue, pénétrer dans telle profondeur. Il manque, et on ne parlera que de lui.
On voudrait assez qu’il fût le juge du camp. Qui le voudrait. L’un ; et peut-être encore plus l’autre. Le partisan peut à la rigueur se passer de la présence du patron. Quoi de plus doux pour l’adversaire en pensée que de sentir la présence de l’adversaire. Il y a tel coup, dans cette parfaite escrime, qui ne pourrait être démontré que par lui.
Nous les supposerons quadragénaires, (nos deux hommes), c’est-à-dire d’un autre monde, d’un autre univers, d’une autre création que s’ils ne l’étaient pas. Car à quarante ans on sait, depuis cinq ans, qui on est. Nous les supposerons débarrassés de tout, ayant complètement oublié l’école, sans souci de la gloire, naturellement, sans idée de briller, sans pensée même de paraître. Ils suivent seulement leur pente. Ils aiment de philosopher comme un vice. C’est la seule façon d’aimer.
Nous les supposerons animés de ce certain sentiment qui les fait également et profondément et pour ainsi dire mutuellement respectueux de la pensée. Ils auront ce certain goût propre de la pensée sur lequel rien ne donne le change et qui divise les hommes en barbares et en cultivés. Ils auront ce goût propre qui est en même temps une gourmandise et une passion profonde, à nulle autre pareille. Une passion d’un certain goût propre sur lequel, et sur laquelle rien ne peut tromper. Une passion qui comme un vice rassemble, et du plus loin, les êtres apparemment les plus hétéroclites ; et les plus hétérodoxes. Mais ils se comprennent à de certains signes. Et ils s’entendent avant que de parler. Et ils se trouvent avant que de se chercher.
Un goût secret les rassemble ou si vous voulez les assemble des coins les plus secrets et de préférence des partis les plus contraires. Je ne dis pas seulement des partis politiques les plus contraires. Je dis aussi des partis intellectuels les plus contraires, des partis spirituels les plus contraires. Ils aiment les beaux joueurs. Ils aiment mieux les partenaires que les partisans. Ils se reconnaissent entre eux avant que de s’être dit un mot. Ils ont un goût secret pour l’adversaire. Ils ont un mépris secret pour le partisan. L’adversaire n’est pas seulement utile. Il n’est pas seulement le point d’appui et le fleuret indispensable. Il n’est pas seulement l’inévitable complice. Il est infiniment plus et infiniment mieux. Il n’est pas seulement L’amateur. Les partisans sont des amateurs. Mais l’adversaire est le professionnel. Il est celui qui sait de quoi on parle. Il aime ce que l’on connaît si bien (la thèse adverse, toujours présente). Et il connaît si bien ce que l’on aime, la chère thèse de pensée, infiniment plus profonde que ce que l’on en fait voir, infiniment plus filleule et plus affectueusement fomentée que ce qu’on en peut laisser voir. Et il connaît si bien les rebords de la mauvaise foi, et que d’aimer, c’est de donner raison à l’être aimé qui a tort.
Et que c’est de défendre ce que l’on sait bien qui est indéfendable.
Tous les deux nous les supposerons éclairés de ce mutuel regard, entendus de cette mutuelle entente, animés de ce mutuel respect. Tous les deux et l’un vers l’autre ils sont mutuellement complices de ceci : qu’ils savent l’incomparable dignité de la pensée, qu’envers et contre tout le reste du monde, envers et contre tous les barbares ils savent que rien n’est aussi grave et aussi sérieux que la pensée.
Ils ne seront donc pas émus de ce qu’il peut y avoir de comique et d’apparemment détaché dans leurs propos. Tous les deux classiques, (comment peut-on ne pas être classique), ils savent que rien n’est aussi grave et aussi sérieux que le comique, et que rien n’est aussi parallèle et aussi apparenté au tragique. D’autre part, une longue expérience de la peine et de la fidélité leur a de longue date enseigné ce qu’il y a d’attachement douloureux et jaloux sous ces détachements de circonstance. Et que ce n’est pas une élégance et une politesse mais une secrète décence et la plus grande pureté.
Ils sont mutuellement respectueux encore en un double et en un triple sens. Respectueux de la pensée, en elle-même, comme étant incomparablement digne et d’un prix incomparable. Respectueux de la pensée comme d’une sorte d’œuvre et d’opération statuaire qu’il faut se garder comme d’un crime de déflorer. Respectueux de la pensée comme de la plus belle et la plus chère et la plus secrète création. La saluant partout où elle est. Non pas seulement d’un salut d’escrime, mais d’un salut de culte et d’estimation singulière.
Étant respectueux de la pensée, ils sont naturellement respectueux des personnes. Ils seraient volontiers kantiens sur ce point, bien qu’ils n’aiment pas Kant. Ou plutôt ils aimeraient bien Kant. Mais c’est lui qui ne se laisse pas aimer. Et puis Kœnigsberg est bien loin. Regis mons. Et puis Kœnigsberg est bien dur. Si encore il était né à Weimar.
Ils ont aussi cette idée que Kant il ne savait pas. Que c’est entendu, qu’il s’est bien appliqué. Mais que tout de même il manquait par trop de ce qu’il faut, d’un certain temporel, d’une vie, et de cette fortune et de cette grâce qui consiste à être malheureux d’une certaine sorte inexpiable.
Ils ont cette idée que Kant c’est très bien fait mais que précisément les grandes choses du monde n’ont pas été des choses très bien faites. Que les hautes fortunes n’ont jamais couronné les parfaits appareils de mécanismes. Que les réussites inoubliables ne sont jamais tombées sur les impeccables serrureries. Que quand c’est si bien fait que ça ça ne réussit jamais, ça ne reçoit jamais ce gratuit accomplissement, ce gracieux couronnement d’une haute fortune. Que quand c’est si bien fait que ça il manque justement de ne manquer de rien, ce on ne sait quoi, cette ouverture laissée au destin, ce jeu, cette ouverture laissée à la grâce, ce désistement de soi, cet abandonnement au fil de l’eau, cette ouverture laissée à l’abandonnement d’une haute fortune, ce manque de surveillance, au fond, ce parfait renseignement, cette parfaite connaissance de ce que l’on n’est rien, cette remise et cette abdication qui est au fond de tout véritablement grand homme. Cette remise aux mains d’un autre, ce laissons aller, ce et puis je ne m’en occupe plus qui est au creux des plus hautes fortunes. Kant s’en occupe tout le temps. Du kantisme. Ce n’est pas la manière de réussir dans le monde. Les vers les plus beaux ne sont pas ceux dont on s’est occupé tout le temps. Ce sont ceux qui sont venus tout seuls. C’est-à-dire, en définitive, ceux qui ont été abandonnés. À la fortune.
Respectueux, épris de la pensée, respectueux des personnes, nos deux hommes évitent avec un soin jaloux de se blesser l’un l’autre. Ils aimeraient mieux peut-être ne point s’engager à fond dans l’idée qui leur est la plus chère, masquer jusqu’à une autre fois, remettre à plus tard, plutôt que de blesser l’autre. Ils veillent à ceci avec une attention scrupuleuse, avec une rouerie méticuleuse, avec une tendre et mélancolique, avec une sournoise et infaillible habileté. Ils ont quarante ans. Ils savent qu’une blessure ne se guérit jamais. Et que la plus imperceptible est aussi celle qui ne pardonnera pas. Par ailleurs ils savent que l’amitié est d’un prix unique, qu’elle est infiniment rare, que rien ne la remplace ; qu’elle est infiniment sensible.
Respectueux de la pensée, respectueux des personnes je dirai qu’ils en sont venus à respecter leur propre personne. Non point au sens kantien, naturellement. Il s’agit bien de Kant. Kant à leurs yeux n’est plus qu’un officiel, un malheureux professeur attentif. Il s’agit bien de cela. De même qu’ils ont une peur maladive de se blesser l’un l’autre, ils ont la même peur maladive de se blesser chacun soi-même. Une longue expérience de peine, une lièvre incoercible, une incapacité de cicatrisation, la contusion toujours présente d’une impérissable meurtrissure leur ont appris que la blessure que l’on se fait soi-même est la plus inguérissable de toutes. Comme elle est de toutes la mieux placée, la seule bien placée. Par besoin de nous mettre au centre de misère. Et pour bien nous placer dans l’axe de détresse. Ils savent que la blessure qu’on se fait à soi-même est la seule savante et la seule infaillible. Et qu’elle fait mal. Et que ça fait mal, d’avoir mal. Se vaincre soi-même, disent les manuels. Se vaincre soi-même ils savent que c’est la seule manière infaillible d’être vaincu. La seule savante. La seule parfaite. La seule hermétiquement jointe, sans une cassure, sans un raccord, sans une échappatoire. La seule vraiment affreuse et pour tout dire la seule authentique.
Celui qui est chrétien notamment a pris au sérieux tout ce qu’il y avait dans le catéchisme. Quand il était petit. Cela l’a mené loin. Il ne s’est point servi des règles du catéchisme pour vitupérer les autres. Et pour faire l’examen de conscience des autres. Il s’en est servi pour se faire beaucoup de mal. Et pour tenir constamment son propre examen de conscience. Tout ce qu’il peut faire c’est peut-être de ne point le regretter.
Se vaincre soi-même, la seule défaite qui soit exacte et la seule aussi qui soit totale. La seule manière irrévocable d’être vaincu. Quand on est vaincu par les autres ils peuvent se tromper (ils sont hommes). Ils ne savent pas bien où faire mal. Quand on se vainc soi-même, on fait où faire le mal avec une affreuse exactitude.
Se vaincre soi-même : être vaincu inexpiablement ; la pire défaite ; la seule défaite et qui compte ; la seule aussi dont on se relève jamais.
Nos deux hommes sont mélancoliques. Comment ne le seraient-ils pas. Ai-je dit qu’ils avaient passé la quarantaine. L’un d’un an et de quelques mois, l’autre de quelques années. Qu’importe. Quand on est sur la pente redescendante, quand on descend sur cette pente qui aboutit à un seul point, qu’importe qu’on ait passé de quelques mois ou de quelques années la ligne de faite, la ligne de partage des jours.
Comment ne seraient-ils point mélancoliques. Tout ce qu’ils aiment est dangereusement menacé. Souvent ils se demandent, non pas l’un à l’autre, mais chacun à soi-même, si tout n’est pas perdu. Ils voient ce peuple français menacé de toutes parts, trahi de toutes mains, se trahissant soi-même. Or ils savent qu’il n’y a jamais eu que deux réussites dans le monde, et que dans le monde antique ce fut le peuple grec, et que dans le monde moderne ce fut le peuple français, Étant entendu que le peuple juif est et fut et sera toujours une longue race et la race même de la non-réussite et que le peuple romain était destiné à se faire la voûte d’une immense rotonde.
Comment ne seraient-ils point mélancoliques. Ils savent que rien n’est fragile, que rien n’est précaire comme de telles réussites. Ils voient qu’on en a fait une. Et c’est la Grèce. Ils voient qu’on en a fait une autre. Et c’est la France. lisse demandent d’où il en viendrait jamais une autre. Et ils savent bien que de nulle part il n’en viendrait jamais une autre.
Ces deux réussites, les seules qui se soient jamais produites dans l’histoire du monde, leur paraissent d’un prix infini. Une tendresse anxieuse, dissimulée et comme résignée chez le Juif, (résignée à la dispersion), inexpiable et comme forcenée chez le chrétien, les groupe autour de la culture antique et française comme autour d’une survivance tous les jours plus dangereusement menacée. Ici éclate la différence internelle de leurs deux races. Tout Juif procède d’un certain fatalisme. Oriental. Tout chrétien (actuel, français), procède d’une certaine révolte. Occidentale. Contrairement à ce que l’on croit, contrairement aussi aux plus fausses, aux plus spécieuses des apparences le Juif, quand on les connaît bien, trouve toujours que c’est encore bien comme ça, que c’est toujours ça de pris, qu’on est bien heureux d’avoir au moins eu ça, et qu’il est même étonnant qu’on l’ait eu. Le chrétien, toujours inconsolé, n’en a jamais assez. Un Dieu est mort pour lui. Il regarde et trouve toujours qu’on est bien malheureux.
Tous deux sont fatigués, ne l’ai-je point dit. Non point tant de travail peut-être que d’un incurable souci. Le creusement de l’incurable souci du peuple d’Israël, ce creux de moelle qui court au long du cieux de la tige de cette longue race, lit par Jésus la greffe incurable de ce souci sur les troncs plus drus de la force française. Ainsi est née la plus belle race de peine qui soit jamais venue au monde. Et ceci aussi est la réussite rare entre ces quelques réussites. Pour obtenir une mélancolie de cette profondeur incurable, aussi creuse et aussi mortellement gravée il fallait cette greffe et ce sauvageon, il fallait cette race et il fallait cette autre race, il fallait cette âme et il fallait cette autre âme et ce corps mortel, il fallait un virus aussi antique introduit dans un corps jeune et sain et il faut le dire sans défense. Il fallait un virus aussi âcre et aussi sacré, macéré dans la seule race d’Orient qui eût été créée contre l’Orient, concentré par une reconcentration de trente et de quarante siècles dans le secret de cette race, brusquement inséré dans une race neuve, dans tant d’innocence et tant de pureté, dans tant de grâce et de désarmement, dans cette moelle et dans cette tendresse, dans tant de nouveauté, dans tant de sève et tant de sang, dans un si beau corps temporel, dans une si belle force matérielle, dans tant d’audace et aussi tant d’âme inoffensive, il fallait tout cela, il fallait l’opération de cette greffe unique pour que l’unique inquiétude judaïque ◀devînt▶ l’unique inquiétude chrétienne et pour que la royale sagesse et la royale tristesse du roi Salomon ◀devînt▶ la tragique et plus que royale détresse d’un Pascal. Il fallait tout cela, cette macération trente et quarante fois séculaire dans le creux d’une race graduellement vaccinée, ce brusque éclatement dans une race saine et jeune et qui ne s’y attendait pas.
Eh quoi, dira-t-on, tout cela pour ces deux malheureux qui descendent cette rue et qui n’ont qu’une manie, celle de philosopher. Voyez les qui descendent, avec leurs airs entendus. Regardez les dans cette rue de la Sorbonne où ils ne coudoient bientôt plus que des étrangers. Quoi, dites-vous, tant d’affaire pour ces malheureux hommes, philosophi philosophantes, de l’espèce la plus commune.
Oui, tout cela pour l’un ; et tout cela pour l’autre. Pour le plus commun des Juifs Moïse a rapporté les tables de la loi. Et pour le chrétien de l’espèce la plus ordinaire Jésus est mort. Il n’y a que deux sortes de Juifs : ceux qui sont dévorés de l’inquiétude judaïque et qui jouent tant de pauvres comédies pour le nier ; (et pour se le nier à eux-mêmes) ; ceux qui sont dévorés de l’inquiétude judaïque et qui ne songent pas même à le nier. Et il n’y a que deux sortes de chrétiens : ceux qui sont dévorés de l’inquiétude chrétienne et qui jouent tant de pauvres comédies pour le nier ; (et pour se le nier) ; ceux qui sont dévorés de l’inquiétude chrétienne et qui ne songent pas même à le nier. Ni l’une ni l’autre de ces deux fois, ni la foi judaïque ni la foi chrétienne ne sont des sortes d’apparaux réservés aux êtres extraordinaires. Elles sont en un sens, et Pascal l’avait fort bien dit, tout ce qu’il y a de plus commun. Le même débat éternel et le même débat capital se joue dans la vie de tous les jours, dans l’homme de tous les jours. Moïse est tous les jours pour le Juif. Jésus est tous les jours pour le chrétien.
Portant de si hautes destinées nos philosophes descendent. Ici encore éclate la différence et la contrariété de leurs deux races. Le Juif trouve naturel d’être malade. Fils et pour ainsi dire cellule et fibre élémentaire d’une race qui souffre dans les siècles des siècles et qui vaincra l’univers à force d’avoir été malade plus longtemps que les autres, il dit, il sait que le travail spirituel se paye par une sorte propre de fatigue inexpiable. Il trouve même que c’est juste. Il trouve même que c’est encore très bien comme ça. Il compte les jours où il va bien. Il les admire. Il trouve qu’on a encore bien de la chance. (Au fond, il ne le dit pas, mais il est un vieux Juif, et il trouve que le Seigneur est encore bien bon comme ça, de ne pas être pire). Il compte les jours où il a pu travailler. En somme, il y en a beaucoup.
Sournois, rebelle, fils de la terre, le chrétien vit dans une révolte constante, dans une rébellion perpétuelle. Élevé dans une maison où sa mère a travaillé pendant quarante et cinquante ans dix-sept heures par jour à rempailler des chaises, il n’a jamais accepté, il n’a jamais reconnu que cette partie de la carcasse qui se nomme le cerveau ne se conduisit pas et ne fût pas aux ordres comme cette partie de la carcasse qui se nomme les doigts de la main. Comme ses ancêtres (immédiats) (anciens et immédiats) (lointains et immédiats) travaillaient dans les vignes et dans les moissons des seize, dix-huit heures par jour, dans les pleins jours d’été, dans les grands jours de juillet, d’août et de septembre, de la première aube qui est presque à deux heures du matin jusqu’au dernier crépuscule qui est presque passé neuf heures du soir, ainsi il voudrait continuer, il voudrait en faire autant, lui aussi il voudrait faire des coups de force. De là les accidents. Il voudrait faire des drames et des tapisseries, des dialogues et des notes comme on rempaille des chaises, et que la ligne vînt après la ligne et le vers après le vers comme le cordon venait après le cordon. L’insensé. Il voudrait faire à sa table de travail, sur ces soixante-dix décimètres carrés recouverts de grosse toile verte, ce que ses ancêtres ont fait dans les immenses plaines du Val et sur les côtes de Saint-Jean-de-Braye : des journées sans nombre et des journées sans limites. Des journées pour ainsi dire sans vieillissement. Des journées sans limitations que les limitations même du soleil. Des journées où c’était le vigneron qui fatiguait la vigne, où l’échine lassait le cep, où le moissonneur épuisait la moisson. Je dis plus : où le moissonneur lassait la moisson. Des journées où l’homme lassait la terre. Où l’homme lassait l’âge, et tout ce qu’il y a d’éternel. Voilà ce qu’il voudrait faire, le sot. Il n’accepte pas sa déchéance. Il sait, mais il ne veut pas savoir qu’il y a dans la plume un virus qu’il n’y a point dans la houlette et la houe. Il le sait, il ne veut pas savoir, il se ment, (il le sait), il ne veut pas savoir qu’il y a dans la plume un venin, un mystère, une réprobation, un épuisement qu’il n’y a point dans la charrue et la herse. Comme ses ancêtres il voudrait être le roi, et comme ses ancêtres un roi absolu. Comme ils commandaient à leur tête et aux individus nommés muscles, ainsi il voudrait commander au cerveau et aux individus nommés nerfs. Il y trouve la différence. Comme ils se battaient contre le tour de reins lui il se bat contre son foie. Il y trouve la différence. Il est le premier de sa race qui est forcé de filer doux. Il est le premier de sa race à qui la carcasse n’obéit pas. Il est le premier de sa race qui est vaincu.
Le Juif est vaincu depuis septante et nonante siècles : là est son éternelle force. Et là aussi sa victoire éternelle. Le Juif est malheureux depuis Ève et depuis Adam et par l’expulsion il a figuré la dispersion : là est son éternelle patience, et comme une sorte de bonheur. Le Juif est forcé de filer doux dans les siècles et dans les siècles : de là le raidissement éternel de leurs nuques. Quand donc ils s’en vont tous les deux le Juif essaie de calmer le chrétien, de remontrer tout cela au chrétien, que c’est encore très bien ainsi, qu’il faudrait pourtant s’y habituer. (Et le Juif dit cela au chrétien, mais il sait très bien qu’il parle, en ceci, au chrétien une langue étrangère et que le chrétien ne l’entend même pas). (Mais il continue tout de même, parce qu’il faut bien, parce que c’est aussi bien ainsi, de parler, de dire cela, de parler ainsi). Le chrétien regarde les jours où il va bien : il n’y en a pas. Il regarde les jours où il travaille : quel mince réseau. (Quand il aurait tant à dire, quand il se sent plein d’œuvres qui jamais ne seront conduites sur les cortèges, sur les zébrures du papier). Il ne regarde pas les jours de bonheur : il n’y en aurait pas ; ce ne seraient même pas ces clous qui paraissaient nombreux le long du mur et qui ne sont plus rien dans le creux de la main. Par un obscur besoin de compensation qui est au fond de toutes les morales et peut-être de plus que les morales, par une sorte de rageuse et de sournoise opiniâtreté de talion contre soi-même et au fond d’apaisement des dieux il n’a pas cessé d’espérer sourdement qu’en sacrifiant le bonheur il aurait au moins le travail. Mais au fond il sait très bien que l’on n’a ni l’un ; ni l’autre.
Parce que ce serait trop beau.
Jésus a pu greffer l’inquiétude juive dans le corps chrétien. Il fallait cela pour que la dévoration de cette inquiétude, atténuée dans une race atténuée, émoussée dans une ancienne race, habituée dans une race habituée, gagnât dans une nouvelle race, et presqu’instantanément, une profondeur enfin incurable. Et Jésus n’a pas pu, (ou n’a pas voulu), greffer la patience juive dans le corps chrétien. Il fallait cela aussi, il fallait doublement cela pour que fût produit un Pascal, pour que fussent obtenus ce puits de détresse, ce désert de sable, cet abîme de mélancolie.
Et le Juif et le chrétien savent très bien qu’en matière de patience, ou plutôt sur le chef de la patience le Juif est toujours plus chrétien que le chrétien. Les inquiétudes du Juif sont ◀devenues▶ à base de patience. Elles sont alliées, elles sont en ménage avec la patience, elles sont conjointes avec la patience. Le chrétien est dévoré d’une sourde révolte, d’une mauvaise volonté de rural, d’une rébellion sournoise de paysan. Il est le paysan qui regarde la grêle ravager sa récolte et lui hacher son blé. Il veut bien regarder. Il veut bien que la grêle tombe. (Surtout parce qu’il ne peut pas faire autrement). L’année prochaine il resemera du blé. Quand même il y aurait de la grêle tous les ans, il resemera du blé toutes les années prochaines, toutes les années suivantes. Seulement il ne veut pas être content :
Nous sommes ces soldats qui marchaient par le monde Et qui grognaient toujours mais n’ont jamais plié
Au fond il est permis de se demander si cette constante révolte, si cette sournoise rébellion paysanne n’est pas plus dans l’ordre chrétien qu’une certaine catégorie de la patience. Combien de patiences ne sont que des moyens de ne pas souffrir Patientiae non patiendi. Les patiences de souffrir, patientiae patiendi, les patiences combattues, les patiences débattues, les patiences querellées ne sont-elles pas, n’entrent-elles pas infiniment plus profond dans l’ordre chrétien que tant de patiences qui ne sont peut-être qu’anesthésiques et que sans doute il faut ranger dans la catégorie de la paresse.
Je ne dis pas cela pour les patiences juives. Elles sont tout autres. Elles sont trop à base d’inquiétude, elles sont trop liées à l’inquiétude pour entrer jamais dans la catégorie de la paresse. D’ailleurs les Juifs n’entrent jamais dans la catégorie du péché. Si ils entraient dans la catégorie du péché, ils ne seraient pas juifs, ils seraient chrétiens. Ils ne seraient pas de l’ancienne loi, ils seraient de la nouvelle. Tout ce qu’ils peuvent faire c’est d’entrer dans la catégorie de la désobéissance à la loi de Moïse.
Je n’en dirai point autant de la loi nouvelle. Je n’en dirai point autant des chrétiens. Combien de patiences, (secrètement orgueilleuses d’être des patiences), (et d’avoir vaincu l’impatience), (et d’avoir vaincu la colère), ne sont plus que des détournements de l’épaule pour ne pas recevoir le coup. Combien de patiences ne sont plus que la plus savante, la plus impeccable tricherie avec la peine c’est-à-dire avec l’épreuve, c’est-à-dire avec le salut, comme il y a une autre patience, (la même), qui est la plus savante et la plus implacable tricherie contre la race.
Combien de patiences ne sont que des inventions anesthésiques, des gardes tenues infailliblement contre la peine, contre l’épreuve, contre le salut ; contre Dieu. De mornes et sournoises abdications de la condition même de l’homme. Des platitudes calculées pour que le destin passe par-dessus, ne pouvant nulle part accrocher sa prise. Des mornes et des sourds et des sournois nivellements pratiqués pour que Dieu même porte à faux.
Des envasements égalitaires, des enlisements démocrates pour que nul ne dépasse, pour que rien ne dépasse dans personne et qu’ainsi le sort, et qu’ainsi la peine, et qu’ainsi l’épreuve, et qu’ainsi le salut ; et qu’ainsi Dieu ne puisse pas jouer.
Telles sont les impiétés de toutes ces patiences. Telles sont les impiétés de toutes ces prudences. Ou plutôt telle en est la centrale impiété. Et je ne crois pas qu’il y en ait de plus grande. Telles sont leurs sagesses. Pauvres et mornes, plates et sournoises sagesses. Ce sont des patiences de ne point patienter. Car patienter c’est souffrir, et patienter tout de même. Patienter, c’est endurer. Ne pas souffrir, refuser toute matière à la souffrance, refuser à la souffrance ces points d’alignement infaillibles qu’elle prend sur nous, ce n’est pas seulement tricher, ce n’est pas seulement se dénaturer, et ce n’est pas seulement se disgracier : c’est ne pas patienter. — Est-ce que tu crois que je vais endurer ça ? disaient les bonnes femmes quand j’étais petit. (Ça, c’était n’importe quoi ; tout ce qui n’allait pas ; tout ce qui leur déplaisait ; que la voisine leur avait dit un mot de travers ; que leur progéniture, (elles en avaient), leur avaient manqué de respect, (ça s’était vu). Elles étaient dans la saine tradition française et je dirai dans la saine tradition de la paroisse française.
Elles ne voulait pas endurer. C’est qu’en bonnes françaises elles se représentaient fort bien ce que c’est qu’endurer.
Tolerare, pati, tolerare tamen.
Dans le latin, dans le grec, et jusque dans l’allemand tolérer c’est porter, supporter, élever, soutenir, soulever
un fardeau de peine. Tolerare, tollere, tulisse ; tuli, (t) latum ; et il y a, dit Bréal, « des traces nombreuses d’un verbe *tulo. La racine correspondante en grec est ταλ ou τηλ, d’où τάλας “celui qui supporte”, τλῆναι “supporter”, τέτληκα “j’ai supporté”, πολύ-τλας “qui supporte beaucoup”. — … — Tolero ne vient pas directement de tollo, mais d’un substantif perdu *tolus, *toleris. — Gothique thulan “supporter”, d’où l’allemand Ge-dul-d “patience” (sur les consonnes germaniques, v. decem) »
.
Τάλαινα, c’est celle qui supporte. Τάλαινα, malheureuse, répète inlassablement le chœur antique. En français, endurer, c’est trouver que c’est rudement dur. Mais en français, c’est surtout ne pas endurer. (Je veux dire c’est endurer parce qu’on ne peut pas faire autrement et en dedans, comme disaient ces bonnes femmes, ne pas durer, et comme elle disaient encore : se manger les sangs).
Endurer ce n’est pas ne pas avoir des dents. C’est en avoir et endurer qu’en vous les arrache. Et ensuite ce n’est pas n’en avoir jamais eu. C’est en avoir eu et avoir enduré qu’on vous les ait arrachées. Le martyr dans l’arène n’est pas celui qui n’avait pas de membres. C’était celui qui en avait et qui et qui endurait qu’on les lui arrachât. Et nous qui n’avons à donner, ou plutôt à ne nous laisser prendre que de misérables jours, endurer, ce n’est pas ne pas avoir de ces misérables jours, c’est endurer que, cela même, on vous les arrache.
Ainsi semblables, ainsi différents ; ainsi ennemis, mais ainsi amis ; ainsi étrangers, ainsi compénétrés ; ainsi enchevêtrés ; ainsi alliés et ainsi fidèles ; ainsi contraires et ainsi conjoints nos deux philosophes, ces deux complices, descendent donc cette rue. Une autre différence, profonde, marche entre eux mais ne les disjoint pas. C’est une différence entre deux remontante, une autre différence de race, plus subtile, une scission de fissuration peut-être encore plus disjoignante. Le Juif sait lire. Le chrétien, le catholique ne sait pas lire.
Dans la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent le Juif peut remonter de génération en génération et il peut remonter pendant des siècles : il trouvera toujours quelqu’un qui sait lire. Quand il remonterait à quelque marchand de bœufs des plaines de la pulta ou à quelque marchand de chevaux des immensités du tchernosioum, quand ils remonterait à quelque marchand d’allumettes du Bas Empire ou d’Alexandrie ou de Byzance ou à quelque Bédouin du désert, le Juif est d’une race où l’on trouve toujours quelqu’un qui sait lire. Et non seulement cela, mais lire pour eux ce n’est pas lire un livre. C’est lire le Livre. C’est lire le Livre et la Loi. Lire, c’est lire la parole de Dieu. Les inscriptions mêmes de Dieu sur les tables et dans le livre. Dans tout cet immense appareil sacré le plus antique de tous, lire est l’opération sacrée comme elle est l’opération antique. Tous les Juifs sont lecteurs, tous les Juifs sont liseurs, tous les Juifs sont récitants. C’est pour cela que tous les Juifs sont visuels, et visionnaires. Et qu’ils voient tout. Pour ainsi dire instantanément. Et que d’un seul regard ils parcourent, ils couvrent instantanément des surfaces.
Peut-être une pénétration plus profonde et pour ainsi dire moelleuse est-elle réservée à celui qui ne sait pas lire (on m’entend bien) et peut-être une troisième dimension est-elle accordée à celui qui n’est pas visuel. Quoi qu’il en soit, et l’introduction de ce battement, ou plutôt de la considération de ce battement, est d’une conséquence presque infinie, dans la catégorie sociale à laquelle nous nous référons, et qui est peut-être la seule importante, le catholique, ou plutôt commençons par l’autre bout, le Juif est un homme qui lit depuis toujours, le protestant est un homme qui lit depuis Calvin, le catholique est un homme qui lit depuis Ferry.
Un autre jour, et que je ne tiendrai pas à nous entretenir uniquement de Descartes, il faudrait essayer de retenir et d’examiner quelques conséquences de ce classement. Elles me paraissent infinies. Nul peut-être ne peut le sentir autant que moi. Quand je suis en présence de Pécaut, je suis en présence d’un homme qui lit depuis Calvin. Quand je suis en présence de M. Benda, je suis en présence d’un homme qui lit depuis toujours. Quand je suis en présence de moi, je suis en présence d’un homme qui lit depuis ma mère et moi.
Quand je suis en présence de Pécaut je suis en présence d’un homme qui lit depuis le seizième siècle. Quand je suis en présence de M. Benda, (et peut-être de Bergson), je suis en présence d’un homme qui lit depuis les siècles des siècles. Quand je suis en présence de moi, je suis en présence d’un homme qui lit depuis 1880. (Voir l’argent, l’argent suite et surtout voir le cahier de M. Naudy).
Ou si l’on veut le Juif est lettré depuis toujours, le protestant depuis Calvin, le catholique depuis Ferry.
Ou si l’on veut le Juif est alphabet depuis toujours, le protestant depuis Calvin, le catholique depuis Ferry.
Ce que voyant le catholique fait un retour sur lui-même. De quelque côté qu’il remonte, il est inalphabet à la deuxième génération. Ni ceux du Bourbonnais, ni ceux peut-être de la Marche, ni ceux du Val du Loire et des premiers coteaux de la Forêt d’Orléans, aucun de ses grands-pères, aucune de ses grands-mères ne savait lire ni écrire. Et ils ne comptaient que de tête. (C’est dire qu’ils comptaient mieux que vous et moi). Le catholique, le français, le paysan se retourne vers sa race et de quelque côté qu’il remonte il se heurte, aussitôt après son père, aussitôt après sa mère, à ce quadruple front d’illettrés. Ni son grand-père, ni sa grand-mère paternelle ; ni son grand-père, ni sa grand-mère maternelle. Il les reprend dans l’autre sens. Ni ses deux grands-pères ; ni ses deux grands-mères. Il les reprend dans l’autre sens. Ni la lignée de son père ; ni la lignée de sa mère. Et il serait bien embarrassé de remonter plus haut. Étant pauvre et français, catholique et paysan il n’a pas de papiers de famille ; Ses papiers de famille, ce sont les registres des paroisses. Aucune famille discernée dans cette innombrable ascendance. Aucune tenure dans cette longue race. Rien qui laisse trace dans les papiers des notaires. Ils n’ont jamais rien possédé. Pauvres et peuple ils ont laissé aux Juifs, aux protestants, aux catholiques bourgeois d’avoir une généalogie inscrite.
L’homme s’attarde, il considère longuement ce classement du monde et ce classement du monde lui paraît nouveau. D’un côté ensemble tous les Juifs, tous les protestants, toute la noblesse et bourgeoisie catholiques (gens d’épée, gens de robe, gens des charges, hobereaux, fermiers, tous propriétaires, propriétaires de batailles, propriétaires de charges, propriétaires de terre) qui ont tous leurs papiers de famille et en quelque sorte leurs titres de propriété, — et lui qui n’a jamais rien eu, lui catholique et pauvre, lui qui n’a jamais rien été, étant chez lui, lui dont tous les papiers de famille ce sont les registres des paroisses, lui dont les titres de propriété ce sont les registres des paroisses, et lui qui jusqu’au jugement ne sera jamais couché que sur les registres des paroisses.
Il s’arrête un peu ici. Il aperçoit une grande division du monde. D’un côté le notaire (sous toutes ses formes), de l’autre ces misérables registres des paroisses. D’un côté le notaire, c’est-à-dire aussi l’officier de l’état-civil, le maire, l’échevin, c’est-à-dire aussi le greffier. C’est-à-dire aussi l’agent de change. Et la corbeille et la coulisse. Et le grand-livre de la dette publique. Et les inscriptions du Comptoir d’Escompte). De l’autre ces misérables registres des paroisses.
C’est-à-dire d’un côté toute l’inscription historique. De l’autre ces misérables registres des paroisses.
C’est-à-dire d’un côté toute l’inscription temporelle. De l’autre ces misérables registres des paroisses. C’est-à-dire le livre des baptêmes.
L’homme se retourne vers sa race et aussitôt après son père et sa mère il voit s’avancer ce front de quatre et aussitôt après, aussitôt derrière il ne voit plus rien qu’une immense masse et une innombrable race, aussitôt après, aussitôt derrière il ne distingue plus rien. Pourquoi ne pas le dire, il s’enfonce avec orgueil dans cet anonymat. L’anonyme est son patronyme. L’anonymat est son immense patronymat. Plus la terre est commune, et plus il veut être poussé de cette terre. Plus la nuit est opaque, et plus il veut être sorti de cette ombre. Plus la race est commune et plus il a de joie secrète et il faut le dire un secret orgueil à être un homme de cette race. Il est bien le même homme dans le goût de sa race qu’il est dans le goût de tout. Il est bien le même homme qui ne s’est jamais vêtu que d’une étoffe commune, qui n’a jamais écrit que sur du papier commun, qui ne s’est jamais assis qu’à une table commune. Et ce goût du commun et du pauvre, qui est chez nos riches le crime le plus affreux, et la plus ignominieuse indécence, étant la plus monstrueuse affectation, la plus criminelle et la plus monstrueuse dérision, la simulation la plus frauduleuse et justement celle à qui il ne sera point pardonné, — n’est pour le pauvre que la plus dénuée décence. Ce qui chez le riche n’est que la plus graveleuse et la plus perverse invention de l’orgueil et de la perversité, (Tolstoï), n’est chez le pauvre que la plus pauvre décence. Ainsi notre homme ne veut être qu’un arbre dans cette immense forêt, un épi commun dans celle immense moisson.
Un citoyen de l’espèce commune, un chrétien de la commune espèce.
Le citoyen dans le bourg ; le chrétien dans la paroisse.
Et un pécheur de la plus commune espèce. Il regarde vers sa race et comme dans le passage de la mer Rouge une muraille de vague masquait l’énorme Océan suspendu derrière, ainsi cette muraille de quatre, ses deux grands-pères, ses deux grands-mères, lui masque le silence d’une innombrable race. C’est comme une paroi de l’Océan même. Et comme on ne sait rien de cette énorme masse qui est derrière la paroi, sinon que c’est de l’eau, ainsi il ne sait rien de cette immense race qui est derrière cette muraille de quatre, sinon que c’est de la chrétienté.
Et il s’enfonce avec joie dans cet énorme anonymat.
Il regarde vers sa race. Cette muraille même, cette muraille de quatre, elle se présente, cette muraille d’illettrés, ce rang de quatre, il se présente lui-même comme un mur de silence. Et il remonte, et il se plonge non pas seulement avec joie dans cet énorme anonymat. Il s’y enfonce avec une joie secrète. Mais il s’y enfonce aussi avec une sorte d’accomplissement, de couronnement, de plénitude d’humilité. Et ne s’y enfoncerait-il pas avec un couronnement et une plénitude d’orgueil. Et plus encore peut-être avec on ne sait quel goût et quelle réussite et quelle plénitude d’anéantissement.
Quand il est fatigué, et il l’est toujours, il se dit que le paysan aussi est toujours courbaturé ; et qu’il n’en travaille pas moins ; et qu’il n’en travaille que mieux. Ce n’est pas seulement une consolation, c’est une théorie. Il a inventé cette théorie, qu’on travaille mieux quand on est au moins un peu fatigué. Comme il l’est toujours beaucoup, il manque un peu de compétence en matière d’un peu de fatigue. Et il manque tout-à-fait de l’autre terme de la comparaison, qui est de savoir ce que serait et ce que ferait quelqu’un qui ne serait pas fatigué du tout. Il a exposé longuement sa théorie. Il prétend que la fatigue du matin est la tradition du travail de la veille au travail du lendemain, que ce résidu de la fatigue du matin est la légation de la fatigue et du travail de la veille à la fatigue et au travail du lendemain, qu’elle est comme un ferment aigri, comme le levain de la veille et qui fera lever le pain du jour. C’est une belle théorie, pour les gens fatigués. Il prétend que le paysan, que le voiturier se réveille toujours avec les reins cassés, les jambes raides, et des courbatures qui lui font jurer le nom du Seigneur, mais qu’il se lève tout de même et qu’à midi il n’y pense plus. (Ce qui enlève un peu de sa raison à la comparaison, c’est que lui, à midi, il y pense encore). Telle est sa théorie de la fatigue et du travail. Il a beaucoup de théories. Ce qu’il y a de plus fort c’est qu’avec tant de théories il travaille tout de même, et beaucoup. Et il produit tout de même, et beaucoup. Et quand il travaille, et quand il produit, on ne s’aperçoit pas qu’il a des théories. Il a cette théorie que ce restant de la fatigue de la veille est ce qui opère d’un jour à l’autre, d’un jour sur l’autre, la continuité de l’œuvre.
Quand il est vraiment fatigué son appareil mental lui refuse tout service. (Comme à tout le monde, mais il a encore cet orgueil de vouloir que ce soit beaucoup plus et pour ainsi dire beaucoup plus éminemment qu’aux autres). Et son appareil d’écriture lui manque le premier, sa machine à écrire, et lui manque carrément, tout ce qu’on apprend chez Janet, sa machine à faire la graphie, ses images visuelles et appareils moteurs. Il veut y voir une rançon justement de ce que ses grands-pères ne savaient ni lire ni écrire. Sa race n’a pas encore eu le temps de s’habituer. Ni les images visuelles n’ont eu le temps de lui entrer dans la mémoire. Ni les appareils moteurs n’ont eu le temps de lui entrer dans la main. Il est le premier de sa race qui écrit. Comment s’étonner que sa race en lui ne sache pas encore écrire, ou enfin ne sache pas bien. Qu’elle ait si souvent et tant de manques dans l’écriture. Tant de défaillances. Tant de défauts. Ce sont les ratés d’une machine non assouplie, non habituée, non entraînée, et qui n’est mise en branle que depuis une ou deux générations. Mais plus affreux sera ce défaut, plus affreuse sera cette rançon, plus précieux sans doute sera le bien dont elle sera la rançon, et ce bien sera justement d’être sorti d’une race, de tremper directement dans une race encore toute plongée dans le secret de ne pas savoir lire, dans le silence et l’ombre de n’avoir jamais porté la main sur une plume.
Mettre la main à la plume, ce solennel propos du troupier légendaire lui paraît plein d’un sens mystérieux. Mes chers parents, je mets la main à la plume, c’est pour vous dire que le capitaine… Il entrevoit à ces mots un sens redoutable. Ainsi passe son père, qu’il n’a pas même connu, passé sa mère nul de sa race n’a jamais mis la main à la plume. Et sa mère même a une écriture si gauche, si maladroite, si peuple et si manuelle, si peu écrivain. Il est le premier, et comme seul. Lui-même si maladroit. Et vraiment si peu habitué. Avec ses gros doigts maladroits où toutes les engelures de l’enfance ont laissé leurs difformités.
Cette plume, son instrument propre, elle lui paraît un instrument dangereux. Il la découvre un instrument dangereux. Mais il y a des compensations. Quand ça marche bien, quand les mécanismes sont montés, quand il écrit, il ne trouve pas que c’est un instrument dangereux. Quand ça ne marche plus, quand les mécanismes sont démontés, quand il est sans nerf devant son papier commun, il peut se dire que c’est très bien de ne pas savoir écrire, d’être un mécanisme démonté, parce que c’est un brevet d’inhabitude. (L’habitude étant, dans ce système, le plus dangereux, le seul dangereux ennemi). Un brevet d’être nouveau.
Il y a dans l’écriture un durcissement propre. Il y a dans l’imprimé un vieillissement propre. Les jours où il ne peut pas travailler, l’homme se dit que c’est la preuve que par la nouveauté de sa race intellectuelle il échappe à ce durcissement, à ce vieillissement, que c’est la preuve qu’il n’est pas un être habitué.
Quoi qu’on écrive, (et ce serait une autre question), il y a dans l’écriture même un durcissement. Quoi qu’on fasse imprimer, (et ce serait une autre question), il y a dans l’imprimé un vieillissement et une vulgarité. (Le vulgaire, dans ce système, étant le contraire du commun). (Le vulgaire est de la foule, le commun est au contraire du peuple). Les jours où ça va bien, notre homme fait comme tout le monde. Il écrit et fait imprimer. Les jours où ça va mal, il se rappelle qu’écrire et faire imprimer sont les premiers durcissements et vieillissements de la mort.
Quoi qu’on écrive, il y a dans l’écriture un durcissement qui ne sera plus assoupli. Quoi qu’on fasse imprimer il y a dans l’imprimé un piétinement de mémoire que nulle abrogation n’effacera jamais. On a trop foulé ce sentier. (Quand même ce seraient de belles traces). On a trop marché sur cette roule. (Quand même ce seraient des armées victorieuses). Quand l’homme était cendre et poudre, son néant même était grand. Son néant même était beau. C’était encore de la terre. Et même quand il était de la boue sa bassesse même était grande. Cette boue, c’était encore du limon de la terre. Le creux même de la route était encore de la terre et l’ornière de la route était comme un sillon. Nos malheureuses mémoires modernes ne sont plus que des macadams. Et toujours les encombrements de ces trains de bagages.
Il y a un raidissement de l’inscription, il y a un durcissement de l’écriture ; et il n’y a pas seulement une dureté de l’imprimé : il y a les innombrables duretés superposées des innombrables imprimés. Tout homme moderne est un misérable journal. Et non pas même un misérable journal d’un jour. D’un seul jour. Mais il est comme un misérable vieux journal d’un jour sur lequel, sur le même papier duquel on aurait tous les matins imprimé le journal de ce jour-là. Ainsi nos mémoires modernes ne sont jamais que de malheureuses mémoires fripées de malheureuses mémoires savatées.
L’illettré des anciens temps lisait au livre même de la nature. Ou plutôt il était du livre même, il était le livre même de la création. Le lettré de tous les anciens temps était un homme de livre(s) et lui-même il était un ou quelques livres. Le moderne est un journal, et non pas seulement an journal mais nos malheureuses mémoires modernes sont de malheureux papiers savatés sur lesquels on a, sans changer le papier, imprimé tous les jours le journal du jour.
Et nous ne sommes plus que cet affreux piétinement de lettres.
Nos ancêtres étaient du papier blanc et le lin même dont on fera le papier. Les lettrés étaient des livres. Nous modernes nous ne sommes plus que des macules de journaux.
Pris d’une sorte de profond effroi devant son métier propre et devant ce que ce métier est ◀devenu▶ et devant la condition faite aux hommes de son temps, l’homme se retourne vers sa race non plus même avec cette secrète joie, non plus même avec ce secret orgueil, mais avec une peureuse, une timide reconnaissance d’avoir au moins un peu échappé à cet avilissement, c’est-à-dire d’y avoir si longtemps totalement échappé dans le passé de sa race. Et il a l’impression que ce qu’il tient de cela, ce n’est rien moins que ceci : c’est d’être récemment sorti des mains de son créateur.
Dans le silence et l’ombre de l’âme illettrée quelle est donc cette vertu profonde ; et surtout quelle est cette grâce profonde. N’est-ce pas la vertu même et la grâce du désarmement de l’ombre. N’est-ce pas la grâce même du détendement de la nuit. Les lettres ne sont-elles pas toutes des lettres d’affiches lumineuses. Les lettres ne sont-elles pas toujours des rampes de gaz. Les lettres ne sont-elles pas toujours alternatives. Les lettres ne sont-elles pas toutes des enseignes lumineuses et des appareils de publicité lumineuse et les lettres ne sont-elles pas toutes et toujours intermittentes. Les lettres ne sont-elles pas toujours celles qui brisent et qui criblent et qui crèvent la nuit.
Les lettres ne sont-elles pas toujours de ces lettres articulées qui découpent dans la nuit des publicités monstrueuses. L’homme se retourne vers sa race, vers cette longue nuit non troublée. Comme ce silence et cette ombre sont plus près de la création. Comme ils sont seuls nobles. Comme ils sont seuls près de la création. Tout le reste est industrie Tout le reste est fatras. Tout le reste est alphabet.
L’homme se retourne vers l’innombrable, vers le tacite, vers l’immense océan de sa silencieuse race. Quelle réserve. (Et lui qu’en a-t-il fait). Quel trésor secret. (Et lui ne l’a-t-il pas dilapidé). Mais surtout quel mystérieux prolongement. Comme ces océans qui se prolongent de latitude en latitude, ainsi le silence premier, rompu de toute part ailleurs, s’est prolongé d’âge en âge dans le silence de l’ignorance de l’âme. Et cette silencieuse race est le seul écho que nous puissions percevoir du silence premier de la création.
Silence de la prière et silence du vœu, silence du repos et silence du travail même, silence du septième jour mais silence des six jours mêmes ; la voix seule de Dieu ; silence de la peine et silence de la mort ; silence de l’oraison ; silence de la contemplation et de l’offrande ; silence de la méditation et du deuil ; silence de la solitude ; silence de la pauvreté ; silence de l’élévation et de la retombée, dans cet immense parlement du monde moderne l’homme écoule le silence immense de sa race. Pourquoi tout le monde cause-t-il, et qu’est-ce qu’on dit. Pourquoi tout le monde écrit-il, et qu’est-ce qu’on publie. L’homme se tait. L’homme se replonge dans le silence de sa race et de remontée en remontée il y trouve le dernier prolongement que nous puissions saisir du silence éternel de la création première.
Comme tout homme de ce temps et digne du nom d’homme, comme tout homme de ce temps honteux de son temps, fier de sa race, tournant le dos à tout un monde l’homme se retourne vers sa race. Qu’en reste-t-il au monde ? Qu’en reste-t-il en dehors de lui ; et en lui qu’en reste-t-il. Il se retourne ; il veut au moins se retremper dans la mémoire qu’il en a. Derrière sa mère, derrière son père, qu’il n’y a pas même connu, cette muraille, cette silencieuse paroi, ce rang de quatre illettrés. Et une parole remonte à l’homme du fond des temps : La lettre tue.
Littera occidit. Littera necat. Comme tant d’autres il savait ce mot de meurtre et il ne savait pas que c’était un mot de meurtre. Il répétait ce mot de meurtre et il ne voyait pas que c’était un mot de meurtre. Il n’avait pas pris littéralement cette rédargumentation de la lettre. Il n’avait pas pris au pied de la lettre cette rédargumentation de la lettre.
Cette parole que la lettre était un instrument de meurtre et peut-être le seul instrument de meurtre.
Et que dans la lettre était l’appareil même de la mort.
Et comme échappé d’un immense danger il considère ses ancêtres qui ne connaissaient pas la lettre. Un mot de sa grand’mère, oublié quarante ans, lui remonte soudain : Je ne sais pas mes lettres, ou : Je n’ai jamais su mes lettres, ou : On ne m’a jamais appris mes lettres, disait-elle un peu honteuse (ou animée de quel secret orgueil) ; car en même temps elle se considérait un peu (et même beaucoup) comme une curiosité, comme une rareté, comme un être d’un autre temps. (Elle ne croyait pas si bien dire. Elle était rudement d’un autre temps). Elle était fort intelligente. Elle voyait bien à quoi elle assistait. Elle voyait bien toute la montée de l’enseignement primaire. Elle voyait bien que tout le monde allait à l’école.
— Je n’ai jamais été à l’école, disait-elle ; ou de préférence :
— On ne m’a jamais envoyé à l’école. Quelquefois elle expliquait :
— À cet âge-là je travaillais. Ou de préférence :
— À cet âge-là tout le monde travaillait.
Je voudrais bien savoir si il y a un âge, à présent, où tout le monde travaille ; et à quel âge tout le monde travaille.
Elle n’avait pas été à l’école, mais elle avait été au catéchisme.
Elle disait encore :
— On ne savait même pas ce que c’était qu’une école.
Elle disait encore :
— Je ne sais même pas lire les noms des rues.
Et elle disait encore :
— Je ne sais pas lire le journal.
Le journal, la plus grande invention depuis la création du monde et certainement depuis la création de l’âme, car il touche, il atteint à la constitution même de l’âme. Le journal, seconde création. Spirituelle. Ou plutôt commencement, point d’origine de la décréation. Spirituelle.
Point d’origine d’une deuxième création. Ou plutôt point d’origine d’une dégradation, d’une déformation, d’une altération qui constitue réellement le commencement de la décréation. Au moins de la décréation de la création éminente, de la création essentielle, de la création centrale, de la création profonde qui est la création spirituelle. Et en elle, par elle, des autres. Et ici il faut bien s’entendre.
Je suis convaincu qu’il y a des bons et des mauvais journaux. Je suis convaincu surtout qu’il en a des mauvais. Et il y a aussi ceux qui sont bons et mauvais. Dans des proportions variées. J’admets qu’il y ait tout un échelonnement. J’admets que nous ferons une table des valeurs. Eh bien ce que je dis, c’est que ce n’est pas cette table des valeurs qui m’intéresse.
C’est le registre même où il se fait qu’elle est une table des valeurs.
Je suis convaincu qu’il y a des bons et des mauvais imprimés. Et peut-être beaucoup d’entre-deux. Je suis convaincu qu’il y a une bonne et une mauvaise presse ; et peut-être beaucoup d’entre-deux. Ce qu’il y a de bon, c’est que la bonne presse est quelquefois mauvaise et peut-être souvent ; et que la mauvaise presse n’est jamais bonne. C’est toujours le même système de l’irréversibilité et de la dégradation continue. On perd toujours. On ne gagne jamais. Eh bien ce que je dis c’est que les mauvais journaux font infiniment plus de mal comme journaux que comme mauvais, la mauvaise presse fait infinitivement plus de mal comme presse que comme mauvaise. Et c’est ici enfin que nous rejoignons notre Bergson : une mauvaise idée toute faite est infiniment plus pernicieuse comme toute faite que comme mauvaise ; une idée fausse toute faite est infiniment plus fausse comme toute faite que comme fausse.
C’est en ce sens que l’invention du journal est sans aucun doute celle qui fait époque, celle qui marque une date depuis le commencement du monde et cette date est la date même du commencement de la décréation. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée.
On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué.
Les cures et les réussites et les sauvetages de la grâce sont merveilleux et on a vu gagner et on a vu sauver ce qui était (comme) perdu. Mais les pires détresses, mais les pires bassesses, les turpitudes et les crimes, mais le péché même sont souvent les défauts de l’armure de l’homme, les défauts de la cuirasse par où la grâce peut pénétrer dans la cuirasse de la dureté de l’homme. Mais sur cette inorganique cuirasse de l’habitude tout glisse, et tout glaive est émoussé.
Ou si l’on veut dans le mécanisme spirituel les pires détresses, bassesses, crimes, turpitudes, le péché même sont précisément les points d’articulation des leviers de la grâce. Par là elle travaille. Par là elle trouve le point qu’il y a dans tout homme pécheur. Par là elle appuie sur ce point douloureux. On a vu sauver les plus grands criminels. Par leur crime même. Par le mécanisme, par l’articulation de leur crime. On n’a pas vu sauver les plus grands habitués par l’articulation de l’habitude, parce que précisément l’habitude est celle qui n’a pas d’articulation.
On peut faire beaucoup de choses. On ne peut pas mouiller un tissu qui est fait pour n’être pas mouillé. On peut y mettre autant d’eau que l’on voudra, car il ne s’agit point ici de quantité, il s’agit de contact. Il ne s’agit pas d’en mettre. Il s’agit que ça prenne ou que ça ne prenne pas. Il s’agit que ça entre ou que ça n’entre pas en un certain contact. C’est ce phénomène si mystérieux que l’on nomme mouiller. Peu importe ici la quantité. On est sorti de la physique de l’hydrostatique. On est entré dans la physique de la mouillature, dans une physique moléculaire, globulaire, dans celle qui régit le ménisque et la formation du globule, de la goutte. Quand une surface est grasse l’eau n’y prend pas. Elle ne prend pas plus si on y en met beaucoup que si on n’y en met pas beaucoup. Elle ne prend pas, absolument. Le mouillé ne s’établit pas. Un certain contact nommé mouillé, une certaine entrée en contact nommée mouillature ne s’établit pas. Et ce n’est pas une question de quantité parce que, la mouillature ne s’établissant pas, cette entrée en ce contact ne s’établissant pas, toute deuxième goutte qui se présente est comme une première goutte. Elle est comme la première. Elle est, (pour la mouillature), la première. Elle n’est pas plus avancée que la première. Pour que la physique de la quantité, du poids, du volume, pour que l’hydrostatique joue, il faut que la première goutte ait déjà fait quelque chose, à quoi la deuxième goutte vient s’ajouter. Pour faire un poids de un kilogramme dans le plateau d’une balance vous pouvez dévaliser tous les pharmaciens et vous amuser à y mettre successivement un million de poids en lamelle de un milligramme que vous aurez raflés dans toutes les cages de verre de toutes les balances de précision. Vous arriverez à peser. Que dis-je, vous y arriverez dès le commencement, dès le premier milligramme. Vous êtes dans la physique du poids, parce que le deuxième milligramme ne trouve pas la situation nette. Il ne trouve pas la situation entière. Il y a quelque chose de commencé par le premier milligramme. Le deuxième n’a plus qu’à s’y joindre. Et les autres et les autres tant qu’il y en a. Tant qu’il en faut.
Tandis que dans les phénomènes de la mouillature, dans la physique de la mouillature il n’y a jamais quelque chose de commencé. Vous pouvez faire passer sur une surface grasse un million de gouttes d’eau, successivement ou ensemble. Toute deuxième goutte qui se présente trouve une situation nette. Toute deuxième goutte qui se présente trouve une situation entière. Toute deuxième goutte qui se présente trouve une situation inentamée. Toute deuxième goutte qui se présente est (comme) une première, se présente (comme) une première. Toute deuxième goutte qui se présente trouve qu’il faudrait commencer. Et qu’elle ne peut pas commencer.
Toute deuxième goutte qui se présente trouve qu’il faudrait créer.
Un phénomène comparable et je dirai un phénomène du même ordre se produit dans l’administration de la grâce. Ou plutôt je dirai : Cette différence, cette division profonde qui s’inscrit entre la physique ordinaire et la physique de la mouillature et qui fait qu’on peut toujours peser mais qu’on ne peut pas toujours mouiller, cette crevasse non seulement continue et se poursuit mais s’approfondit encore en passant de la nature proprement physique à la nature spirituelle et à ce que je nommerai la matière spirituelle et la physique spirituelle. Il y a des phénomènes spirituels qui se conduisent selon la physique du poids et il y a des phénomènes spirituels qui se conduisent selon la physique de la mouillature.
On a vu beaucoup de choses. Mais il y a des fruits
qui ont un duvet fait pour ne pas mouiller. Et à présent les cieux peuvent pleuvoir.
Rorate, cæli, desuper.
Tant qu’on est dans la physique du poids, de la quantité, l’abondance de la grâce coule comme une abondance. Elle coule même, on peut le dire, comme une abondance hydrostatique, comme une abondance de l’ordre hydrostatique. Elle trempe, elle baigne, elle pénètre. Tout homme qui a quelque expérience de la grâce, en lui-même, dans le prochain, connaît ces irrésistibles infusions, ces pénétrations impénétrables, ces invincibles victoires. Mais quand on entre dans la physique de la mouillature, dans la physique de l’humectation rien n’est rien, rien ne fait plus rien, les lois de causalité ne jouent plus, notamment les lois de causalité physique, parce que le peu d’accrochement qu’il faut pour que la cause ait son effet, pour que l’effet s’accroche à la cause, pour que la cause accroche l’effet, pour que la cause en un mot ait effet sur l’effet, parce que ce peu d’accrochement, ce peu d’embrayage, qui est rien, mais qui est tout, qui est rien, mais qui est le rien indispensable, n’a pas lieu, n’opère pas, ne joue pas, ne se présente pas. Car toutes les théories de la causalité, et les plus déterministes, auront beau faire. Pour le passage de la cause à l’effet il faudra toujours un certain décrochement, ou si l’on veut un certain accrochement, une mise en train, un placement sur la poulie, avant qu’elle tourne. Les métaphysiques du déterminisme physique le plus hermétique, les métaphysiques de la causalité et si l’on veut de l’efficacité la plus totalement épuisante manquent pour épuiser de ce léger accrochement inévitable (qu’elles ne peuvent éviter et que la réalité ne peut éviter) comme et précisément du même manquement que les métaphysiques matérialistes atomistiques manquaient d’un crochet précisément pour l’accrochement des atomes et manquaient du clinamen.
Dans la physique ordinaire ou si l’on veut dans la première physique, dans la physique du poids et de l’hydrostatique l’accrochement et par lui la causation joue toujours. Dans la physique de la mouillature au contraire, dans la physique de l’humectation, (et elle est la même que la physique du ménisque, et de l’équilibre des surfaces liquides, et de la formation des gouttes et gouttelettes ; et des atmosphères ; et des dispersions ; et des solutions colloïdales ; et peut-être des autres solutions), l’accrochement, et par lui la causation ne joue pas toujours. On a toujours un poids. On n’est pas toujours mouillable. Ou si l’on veut tout a un poids, mais tout n’est pas mouillable. On est toujours pondérable, on n’est pas toujours humectable. On est toujours pesable, on n’est pas toujours pénétrable.
De là viennent tant de manques, (car les manques eux-mêmes sont causés et viennent), de là viennent tant de manques que nous constatons dans l’efficacité de la grâce, et que remportant des victoires inespérées dans l’âme des plus grands pécheurs elle reste souvent inopérante auprès des plus honnêtes gens, sur les plus honnêtes gens. C’est que tout simplement les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ceux qu’on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n’ont point de défauts eux-mêmes dans l’armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu’est essentiellement le péché. Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu’ils ne manquent de rien on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a pas des plaies. C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé.
Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grâce.
C’est une question de physique moléculaire et globulaire. Ce qu’on nomme la morale est un enduit qui rend l’homme imperméable à la grâce. De là vient que la grâce agit dans les plus grands criminels et relève les plus misérables pécheurs. C’est qu’elle a commencé par les pénétrer, par pouvoir les pénétrer. Et de là vient que les êtres qui nous sont les plus chers, s’ils sont malheureusement enduits de morale, sont inattaquables à la grâce, inentamables. C’est qu’elle commence par ne pas pouvoir les pénétrer. À l’épiderme.
Ils sont impénétrables, en tout, absolument, parce qu’ils sont enduits, parce qu’ils ne mouillent pas à l’épiderme, parce qu’ils sont impénétrables à l’origine de mouillature, à la surface de mouillature, qui est l’origine et la surface de pénétration.
Un liquide mouillant, un corps mouillant mouille ou ne mouille pas. Il ne mouille pas plus ou moins. Il mouille ou il ne mouille pas. Ce n’est pas une question de plus ou de moins. C’est une question de tout ou rien. C’est une question de commencer ou de ne pas commencer. Et ensuite d’avoir commencé ou de n’avoir pas commencé.
Un acide mord ou ne mord pas ; attaque ou n’attaque pas. Beaucoup d’acide sulfurique ne fera pas ce que n’a pas fait un peu d’acide sulfurique.
Ce n’est plus une question de quantité. C’est une question d’entrée ou de ne pas entrer.
C’est pour cela que rien n’est contraire à ce qu’on nomme (d’un nom un peu honteux) la religion comme ce qu’on nomme la morale. La morale enduit l’homme contre la grâce.
Et rien n’est aussi sot, (puisque rien n’est aussi Louis-Philippe et aussi monsieur Thiers), que de mettre comme ça ensemble la morale et la religion. Rien n’est aussi niais. On peut presque dire au contraire que tout ce qui est pris par la grâce est pris sur la morale. Et que tout ce qui est gagné par la nommée morale, tout ce qui est recouvert par la nommée morale est en cela même recouvert de cet enduit que nous avons dit impénétrable à la grâce.
(C’est la même maladie que de mettre ensemble la famille et la propriété. Comme si ce n’était pas principalement le régime de la propriété moderne et le goût moderne de ce régime et de cette propriété dans le monde moderne qui fait périr, qui anéantit la famille et la race. Et c’est bien d’ailleurs la même confusion, la même fausse ligature et conjonction. La morale est une propriété, un régime et certainement un goût de propriété. La morale nous fait propriétaires de nos pauvres vertus. La grâce nous fait une famille et une race. La grâce nous fait fils de Dieu et frères de Jésus-Christ).
C’est bien ce que l’on disait, dans les siècles de la grandeur française, c’est bien ce que disaient nos anciens et nos pères, c’est bien ce que l’on disait quand on savait parler français quand on disait que la grâce touche les cœurs. Ce qui implique aussi et par là même que quand elle n’atteint pas, quand elle ne pénètre pas, c’est qu’elle ne touche pas. C’est qu’elle n’établit pas un contact. C’est la formule même de Polyeucte. C’est donc la formule définitive. Et il serait bien vain d’en vouloir chercher une autre. Et il serait bien vain de vouloir chercher mieux. J’ai dit souvent que Polyeucte était la plus grande œuvre et la plus parfaite que l’on verra jamais. Car elle n’est pas seulement parfaite :
elle est parfaite de toute part, elle est féconde de toute race, elle donne de toute main. Et elle est pleine de toute plénitude. Et elle est sans peur et pourtant elle est sans reproche. Et elle est sans reproche et pourtant elle est sans peur. Elle réalise ainsi, sans ombre de gêne, et ainsi sans ombre d’effort, sans apparence d’effort, la plus rare liaison, la plus rare conjonction qu’il puisse être donné à une œuvre d’effectuer. C’est une œuvre de nature et ensemble une œuvre de grâce. C’est une œuvre de vie intérieure et ensemble de vie publique. C’est une œuvre de vie spirituelle et ensemble de vie civique. C’est la guerre et la paix. Et c’est l’une et l’autre guerre et c’est l’une et l’autre paix. Les Scythes et le péché. Les ennemis et l’Ennemi. Les Daces en fuyant ou emporté son crime. C’est tout l’homme et c’est toute la Ville. L’homme et Rome. Le monde et la cité. L’orbe et l’urbe. Toute la détresse et tout le triomphe. Et c’est aussi toute la philosophie antique. Toute la sagesse aux prises avec toute la grâce (et comme il a bien montré qu’en effet de tout ce qu’il y a dans le monde c’est la sagesse qui est la plus impénétrable à la grâce). Et aussi tout le secret de la légation du monde antique. Car il manque bien de respect aux faux dieux, mais il ne manque pas de respect à celui qui respecte les faux dieux, il ne manque pas de respect à celui qui adore les faux dieux et qui a été nourri de la sagesse antique. Ainsi le monde chrétien allait rejeter Jupiter mais n’allait point rejeter Virgile. Ainsi le monde chrétien allait rejeter Zeus mais n’allait pas rejeter Platon, ni Homère ; ni peut-être même assez Aristote. — Et encore, dans ce Polyeucte, naïvement et je dirai presque délicieusement Rome et la province :
Gendre
du gouverneur de toute la province
. — Et l’œuvre est aussi parfaite, aussi irréprochable, aussi irrécusable, aussi impeccable en théologie qu’en poétique. Elle aussi elle est une œuvre sans péché.
Ce Dieu touche les cœurs
lorsque moins on y pense
: telle est la formule de Polyeucte. C’est la formule même de la morsure, c’est la formule de l’attaque, de l’atteinte, de la pénétration de la grâce. Mais elle implique si l’on veut que celui qui y pense, qui a l’habitude d’y penser, qui est recouvert de cet enduit de l’habitude est aussi celui qui donne le moins de prise et pour ainsi dire le moins de hasard de prise.
Je ne veux pas forcer ce vers de Corneille. Je ne veux pas en forcer le sens. Ce n’est pas une proposition théologique. Il y a beaucoup de propositions de théologie dans Polyeucte, toutes d’un énoncé et d’une proposition impeccable. Ce vers n’en est pas une. Il est sensiblement autre chose ; et qui demande une particulière attention. Il est une proposition de l’histoire ou plutôt de la chronique de la grâce. Il est une proposition de monument, de reconnaissance, une proposition monumentaire et monumentale de ce qui arrive, de ce qui se produit dans la réalité de l’usage de la grâce. Je veux dire doublement de l’usage que nous en faisons, de l’usage que nous faisons d’elle et surtout de l’usage qu’elle fait de nous. Pour moi je trouve ces propositions monumentaires, ces propositions de reconnaissance de ce qui se passe dans la réalité infiniment plus pertinentes qu’une proposition théorique pure. Une telle proposition d’histoire et de monument, de reconnaissance, une telle proposition de réalité ramassée, de réalité arrivée est à une proposition théorique pure ce qu’une campagne de Napoléon est à un cours de l’École de guerre.
Mais remontons au texte. Une fois là remontons le texte, cette pleine veine poétique, tragique, théologique. Nous allons voir combien elle abonde dans notre sens.
Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne ;Elle a. trop de vertus pour n’être pas chrétienne :Avec trop de mérite il vous plut la former,Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,Pour vivre des enfers esclave infortunée,Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.
Pauline.
Que dis-tu, malheureux ? qu’oses-tu souhaiter ?
Polyeucte.
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.
Pauline.
Que plutôt… !
Polyeucte.
C’est en vain qu’on se met en défense :Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.Ce bienheureux moment n’est pas encor venu ;Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.
Je ne voudrais pas analyser ces vers. Et surtout je ne Voudrais pas les mettre en prose. Et je ne voudrais pas les commenter. Autant que personne je sais que le vers et la prose sont deux êtres différents et sans communication et que dire la même chose en prose et en vers ce n’est pas dire la même chose. Et qu’il y a dans le vers une vertu propre, une destination propre. Tout ce que je voudrais retenir de cette admirable poétique c’est que Dieu prend l’homme pour ainsi dire sur ses mégardes. Mais que ◀deviendra▶ celui qui n’a pas même des mégardes.
Dieu prend l’homme sur ses défenses. Mais que ◀deviendra▶ celui qui ne se met pas même en défense.
Remarquons bien que le propos de Corneille est ici le contraire du nôtre. Ou plutôt c’est notre propos qui est le contraire et le complémentaire de celui de Corneille. Le propos de Corneille c’est l’histoire de Polyeucte. C’est l’histoire d’un martyr et d’un saint. C’est la floraison de la grâce et c’est la fructification du sang. Notre malheureux propos au contraire, et au complémentaire, c’est l’histoire de ce qui n’est pas Polyeucte. C’est l’histoire de ce qui n’est pas saint et de ce qui n’est pas martyr. Et je dirai surtout c’est l’histoire de ce qui n’est pas même pécheur.
Corneille nous montre comment la grâce agit, comment elle surprend, comment elle saisit, comment elle pénètre. Notre malheureux propos aujourd’hui est de constater comment elle n’agit pas, comment elle ne pénètre pas.
Et alors Corneille triomphe. Mais nous ne triomphons pas.
Corneille triomphe. S’il s’agit de considérer les ravages de la grâce, tout est merveille. Et tout sera émerveillement. Elle emporte ceux qui sont pour elle. Peut-être plus elle emporte eux qui sont contre elle. Mais ceux qui ne sont ni pour elle ni contre elle. L’innombrable troupeau des neutres. L’innombrable neutralité des tièdes.
Elle emporte celui qui se met en garde. Mais celui qui ne se met même pas en garde.
Elle emporte celui qui se met en défense. Mais celui qui ne se met même pas en défense.
Et à l’ange de l’église de Laodicée écrit : Voici ce que dit en vérité le témoin fidèle et vrai, qui est le principe de la créature de Dieu.
Je sais tes œuvres : que tu n’es ni froid ni chaud : puisses-tu être froid, ou chaud.
Mais puisque tu es tiède, et ni froid ni chaud, je commencerai à le vomir de ma bouche.
Et angelo Laodiciae ecclesiae scribe : Haec dicit : Amen, testis fidelis et verus, qui est principium creaturae Dei :
Scio opera tua : quia neque frigidus es, neque calidus : ulinam frigidus esses, aut calidus.
Sed quia tepidus es, et nec frigidus nec calidus, incipiam te evomere ex ore meo.
Le propos de Corneille est gracieux lui-même. Il s’agit de montrer comment la grâce opère. Notre pauvre propos au contraire, et au complémentaire, est ingrat. Il est disgracieux. Il s’agit malheureusement de montrer comment la grâce n’opère pas.
Tant qu’on est du côté de la grâce ce ne sont que merveilles et éblouissements. Il reste malheureusement à se demander pourquoi tout n’est pas du côté de la grâce.
Je me rends bien compte moi-même, qu’on le croie, de l’espèce de bassesse qu’il y a et à analyser, et à commenter une œuvre comme Polyeucte, et à essayer de dresser quelle mauvaise table complémentaire, quel mauvais inventaire de complémentation. Mais au point où nous en sommes il faudra passer par cette bassesse encore. Le problème que nous nous posons est le problème même de l’historien. Et c’est moins celui du théologien que si je puis dire de l’historien de la matière théologique. (Le théologien étant, dans ce système de langage, le théoricien de la matière théologique).
Que l’on me pardonne donc, et que je me pardonne à moi-même d’analyser, de commenter, de complémenter cette œuvre incomparable. Au point où nous en sommes cette bassesse est ◀devenue▶ inévitable.
Corneille a choisi la meilleure part. Je ne parle pas seulement de son génie qui fut un don unique et lui-même une grâce unique dans l’histoire du monde. Je parle de la matière où il allait appliquer son génie.
Corneille a choisi la meilleure part. Il a pris tout un monde avant le premier éclatement de la grâce. Ou plutôt il s’est donné le monde (car c’est toujours le même. C’est toujours le même qui sert, la même matière, le temps (et même en ce sens la durée) n’ayant qu’une dimension, de sorte qu’il n’y a point une deuxième dimension par où, suivant laquelle l’action proprement historique pourrait s’échapper. De sorte qu’il est nécessaire que l’esprit travaille toujours la même matière, opère toujours le même monde).
Corneille s’est donné le printemps de la grâce. Et même cette première aube du printemps qui passe en espérance le printemps même et qui est comme une avancée de la vie éternelle. Comme une anticipation de la béatitude. Il nous a laissé non pas même les mélancolies de l’automne et les feuilles tombées, mais les ingratitudes du bois mort.
Il s’est donné ce premier éclatement dans le monde du bourgeon de la grâce. Il s’est donné le monde avant le premier éclatement de la grâce, et il n’avait plus qu’à nous représenter ces merveilleux éclatements. Il n’avait plus qu’à nous représenter ces cheminements inouïs. Mais nous notre bassesse et notre malheureux sort nous contraint à examiner les limitations c’est-à-dire les manquements de la grâce.
Corneille prenait le monde si je puis dire avant le commencement de la grâce. Il avait donc tout à gagner. Et rien à perdre. Il ne pouvait que gagner. Mais à partir d’un certain moment, qu’il resterait précisément à situer, et dans le temps, et dans le lieu, à ce certain moment commence une malheureuse ère seconde où nous pouvons gagner ou perdre.
Une ère misérable, petite, qui est la nôtre, et qui est l’ère même de la militation.
Et de la limitation.
Et qui est à présent pour toujours.
Ce qui revient à dire, et très simplement, que la grâce même, comme entrante dans le monde, comme s’introduisant, comme opérante dans le monde, n’a point été soustraite, ne s’est point soustraite aux conditions générales de l’homme et du monde et que pour la grâce aussi et pour la révolution chrétienne c’est le commencement qui a été le plus beau. Pour la révolution chrétienne aussi il y a eu une aube.
Et le premier soleil sur le premier matin.
Ce qui revient à dire que c’est une autre face du mystère de l’incarnation.
Et homo factus est.
De même que Jésus a été vraiment et littéralement fait homme, de même qu’il a été fait homme loyalement et sans tricherie, ainsi vraiment et littéralement, par un mouvement parallèle et conjoint, et peut-être inclus, par une incarnation peut-on dire parallèle et conjointe et peut-être et sans doute incluse, loyalement et sans tricherie la grâce a été faite temporelle et historique, loyalement elle est entrée dans les conditions générales de l’homme et du monde, et entre toutes dans les conditions dominantes et dans celles où se ramassent peut-être toutes les autres et qui sont les conditions de la mémoire et en elles les conditions de l’endurcissement de l’habitude. De l’encrassement de l’habitude.
Or si la philosophie bergsonienne a été la première dans l’histoire du monde qui ait été à la mémoire (et en elle à l’histoire) comme au cœur de la difficulté, si la philosophie bergsonienne a été la première dans l’histoire du monde qui soit allée directement et centralement et par une démarche qui a tous les caractères de la démarche directe et immédiate du génie, si elle est la première qui soit allée axialement à matière et mémoire comme aux deux termes, aux deux pôles rapidement dégagés du problème le plus profond, qui ne voit par ce nouvel aspect, qui ne revient à voir, qui ne recommence à voir quel immense commandement la philosophie bergsonienne, pour la première fois dans l’histoire du monde, nous a donné sur les difficultés profondes, sur les difficultés centrales et axiales de ce problème de la grâce qui est sans doute lui-même le plus profond problème chrétien.
Dans ce problème de la grâce Corneille s’est réservé, Corneille s’est donné la grâce même et il ne nous a malheureusement laissé que la disgrâce. Il s’est donné la part de la grâce et il ne nous a malheureusement laissé que la part complémentaire, qui se trouvait être par définition la part de la disgrâce. Il s’est attribué la merveilleuse démarche de la grâce, il ne nous a laissé que les disgrâces et les ingratitudes de la contre-démarche et des limitations de la démarche. Il s’est donné l’efficience, il ne nous a laissé que la déficience. Il s’est donné l’efficace, il ne nous a laissé que les manquements.
Il s’est donné la sève et la fleuret le bourgeonnement. Il ne nous a laissé que l’ingratitude du soin de savoir comment tout cela finissait par ne plus faire que du bois mort.
Or du bois mort c’est du bois extrêmement habitué, c’est du bois parvenu à la limite de l’habitude. Ou encore c’est du bois tout plein de sa propre mémoire et des résidus de sa mémoire végétale.
Et dans un système bergsonien, (je ne dis pas dans le système bergsonien ; je ne veux pas engager notre maître dans ces acheminements que je vois), la mort d’un être est son emplissement d’habitude, son emplissement de mémoire, c’est-à-dire son emplissement de vieillissement. Et ainsi son emplissement de sclérose et de tout durcissement.
(J’entends d’une part la mort matérielle, temporelle ; et d’autre part dans cette mort matérielle j’entends la mort non accidentelle, (non par maladie, accidentelle), qui elle, (la mort accidentelle), est mécanique en ce sens qu’elle est toujours le résultat d’une faute du mécanisme, mais la mort pour ainsi dire essentielle, normale, par vieillissement, essentiel et normal).
Eh bien dans un système bergsonien, (je ne dis pas dans le système bergsonien), cette mort matérielle, temporelle, normale et non irrégulière, essentielle pour ainsi dire et non accidentelle, régulière et non anormale, physiologique et non mécanique, cette mort usuelle de l’être, cette mort usagère est atteinte quand l’être matériel est plein de son habitude, plein de sa mémoire, plein du durcissement de son habitude et de sa mémoire, quand tout l’être matériel est occupé par l’habitude, la mémoire, le durcissement, quand toute la matière de l’être est occupé à l’habitude, à la mémoire, au durcissement, quand il ne reste plus un atome de matière pour le nouveau qui est la vie.
En ce sens et dans ce système la mort pour ainsi dire essentielle de l’être est obtenue, est atteinte quand l’être atteint la limite de son habitude, la limite de sa mémoire, la limite du durcissement de son habitude et de sa mémoire. En d’autres termes, et comme il fallait s’y attendre, la mort est la limite de l’amortissement.
Ou ce qui revient au même elle est la limite du vieillissement.
C’est cela le bois mort. La mort est la limite de la plénitude de la mémoire, la limite de la plénitude de l’habitude, la limite de la plénitude du durcissement, vieillissement, amortissement.
Quand toute la matière est consacrée à la mémoire, il y a mort.
Quand toute la matière d’un être, toute la matière dont il peut disposer est affectée à la mémoire, (au vieillissement, durcissement, amortissement, habitude), quand il n’y a plus un atome de matière de libre, alors on atteint cette limite qui est la mort.
(La mort matérielle, physiologique).
(Et par là encore on aperçoit la liaison profonde, la triple liaison profonde de la liberté avec la grâce et avec la vie. Et qu’il y a une gratuité commune des trois. Et que le déterminisme, (dans la mesure où il est pensable), (je ne me charge pas de le penser), (et que A donne B sans cesser d’être A et sans ◀devenir▶ B, qui lui-même n’est pas A, n’est plus A), et que le déterminisme physique et métaphysique n’est peut-être que la loi des résidus. De ce qui incessamment tombe.
Le déterminisme, (dans la mesure où il est pensable), serait la loi de l’immense déchet).
(Et s’il n’est pas pensable par une pensée vivante, par un être pensant, c’est précisément peut-être parce qu’il est la loi de ce qui n’est plus dans le vivant, de ce qui n’est plus dans l’être, du déchet).
Un être qui meurt est un être qui arrive à ce point, à cette limite, d’être complètement envahi, complètement occupé par son déchet, par l’immense déchet de sa mémoire.
La poudre et le débris, l’immense débris de son habitude.
Du bois mort, c’est du bois extrêmement habitué. Et une âme morte c’est aussi une âme extrêmement habituée.
Du bois mort, c’est du bois habitué à sa limite. Et une âme morte c’est aussi une âme habituée à sa limite.
Et il est extrêmement remarquable que la mort spirituelle, que la mort de l’âme est représentée dans le langage traditionnel de l’Église comme le résultat (et nous pourrons dire comme la limite) d’un endurcissement. Il faut se garder de voir là une métaphore. D’ailleurs il n’y a jamais de métaphore. Quand on parle de l’endurcissement final et de l’impénitence finale il faut bien entendre un phénomène réel d’induration qui rend l’âme comme un bois mort. C’est bien une incrustation spirituelle, un revêtement de l’habitude qui empêche désormais l’âme d’être mouillée par la grâce.
Toute la matière spirituelle pour ainsi dire, toute la matière de l’âme est alors affectée au revêtement de l’habitude, consacrée au revêtement de l’habitude, dévorée par l’habitude pour être, pour ◀devenir▶ ce revêtement.
C’est proprement une dégénérescence et c’est même une dégénérescence physiologique. Le revêtement non seulement revêt. Non seulement il est un revêtement. Mais descendant le revêtement atteint le cœur. Tout n’est plus que revêtement. C’est proprement une dégénérescence de tissus. Le cœur même ◀devient▶ revêtement.
Le revêtement est tout et il n’y a plus rien de revêtu.
On connaît cette parole de vieil homme et que pour ma part je trouve admirable. — Quel dommage, disait-il, qu’il faille mourir. (Il ne pensait qu’à sa mort physique, car un homme capable d’une aussi douce parole, et aussi profondément innocente, ne portait évidemment aucune trace de cet endurcissement de l’âme qui aboutit à la mort spirituelle). — Quel dommage, (disait-il), qu’il faille renoncer à la vie. Depuis le temps, je commençais à m’y habituer.
Il ne croyait pas si bien dire. C’est précisément parce qu’il achevait de s’y habituer qu’il aboutissait aussi aux achèvements de la mort.
Que d’autres cherchent des querelles littérales. La lettre tue. Pour moi comment ne pas voir déjà, et en attendant peut-être tant d’autres aspects, comment ne pas voir une parenté profonde, un mystérieux accord dans la profondeur de pensée, comment ne pas voir une démarche et un approfondissement parallèle entre cette vieille formule traditionnelle de l’enseignement de l’Église que la mort spirituelle est le résultat d’un endurcissement et ces théories profondes de la mémoire et de l’habitude qui sont une des irrévocables conquêtes de la pensée bergsonienne.
Que d’autres nous cherchent ici de misérables querelles. Nous nous en expliquerons peut-être un jour. Aujourd’hui je ne veux que voir ce que je vois. Je vois que la pensée chrétienne, exprimée dans une des plus vieilles et des plus traditionnelles formules de l’enseignement de l’Église, et la pensée bergsonienne, exprimée partout dans l’œuvre de notre maître, et notamment dans Matière et Mémoire, (essai sur la relation du corps à l’esprit), et dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, procèdent par une démarche à ce point parallèle, pénètrent dans les réalités spirituelles, par un approfondissement à ce point parallèle et parent que nous ne sommes entrés dans le plein de l’intelligence de cette vieille formule de l’enseignement de l’Église qu’armés du plein du sens et de l’intelligence et de l’éclairement de la pensée bergsonienne.
Oui l’Église et l’enseignement de l’Église a toujours dit que la mort spirituelle était le résultat d’un durcissement et que l’impénitence finale était un endurcissement final. Mais qui ne voit que le plein du sens de cette formule, et non seulement le plein mais l’extrême rigueur et exactitude, qui ne voit que cette formule n’est vidée de tout son contenu, qui ne voit que le plein du contenu de cette formule n’apparaît, (et par conséquent n’est apparu dans l’histoire du monde), que pour celui qui est éclairé des lumières de la pensée bergsonienne.
Oui l’Église et l’enseignement de l’Église a toujours dit que la mort spirituelle, que la mort de l’âme était le résultat d’un final endurcissement. Mais qu’est-ce à présent, tout-à-fait au fond, que le durcissement. Qu’est-ce que la sclérose, métaphysiquement. Et ainsi qu’est-ce qu’un endurcissement final. En quoi consiste-t-il au juste. En quoi est-il essentiellement et aussi exactement mortel. En quoi est-il un acheminement infaillible à la mort et le seul chemin de la mort et la seule mort même, voilà ce que nous n’avons pu approfondir qu’armés des résultats des approfondissements bergsoniens, voilà ce que nous n’avons pu voir qu’armés des résultats des éclairements bergsoniens.
Oui l’Église et l’enseignement de l’Église a toujours dit que la mort spirituelle était le résultat d’un durcissement. Mais ce que c’était que le durcissement même et en lui-même, ce que c’était que le durcissement dans l’être même, c’est la pensée bergsonienne qui nous l’a approfondi au fond, c’est la pensée bergsonienne qui nous l’a éclairé au juste.
Car il a fallu que la pensée bergsonienne vînt dans le temps, il a fallu que la pensée bergsonienne vînt dans l’histoire du monde et que fussent enfin pénétrées au fond les réalités métaphysiques de la matière, de la mémoire, de l’habitude, du vieillissement, du durcissement, pour que fût aussi éclairée et pénétrée cette liaison profonde de la mémoire, de l’habitude, du vieillissement, du durcissement à la mort.
Grâce à Bergson et grâce à la pensée bergsonienne quand nous parlons de la matière et de la mémoire et de la liaison de la matière à la mémoire, quand nous parlons de l’habitude, du vieillissement, du durcissement nous savons enfin ce que nous disons, nous le savons au juste, nous le savons au fond ; et par là et en cela nous connaissons le mécanisme de l’acheminement à la mort spirituelle ; et par là et en cela nous connaissons le mécanisme de cette hébétude, de cet émoussement d’habitude qui rend, qui finit par rendre une âme impénétrable aux infusions de la grâce.
C’est dire que par là et en cela nous connaissons le mécanisme de cette limitation de la grâce, ou enfin de l’action de la grâce, qui est ◀devenu▶, qui fait présentement l’objet de notre malheureuse étude.
Car du bois mort est du bois tout envahi de tout fait, tout entier occupé, tout entier consacré au tout fait, tout entier dévoré de tout fait, tout entier consommé pour ainsi dire par l’envahissement du tout fait. Tout entier racorni, tout entier momifié ; plein de son habitude et plein de sa mémoire. C’est un bois qui est arrivé à la limite de cet amortissement. C’est un bois dont toute la matière a été gagnée peu à peu par ce vieillissement. C’est un bois dont toute la souplesse a été mangée peu à peu par ce raidissement, dont tout l’être a été sclérosé peu à peu par ce durcissement. C’est un bois qui n’a plus un atome de place, et plus un atome de matière, pour du se faisant. Pour faire du se faisant. Aussi il n’en forme plus, il n’en fait plus.
Pareillement une âme morte est une âme tout entière envahie de tout fait, tout entière occupée, tout entière consacrée au tout fait, tout entière dévorée de tout fait, tout entière consommée pour ainsi dire par l’envahissement du tout fait. Tout entière racornie, tout entière momifiée ; pleine de résidus, pleine de son débris ; pleine de son habitude et pleine de sa mémoire. C’est une âme qui est arrivée à la limite de cet amortissement. C’est une âme dont toute la matière pour ainsi dire, dont toute la matière spirituelle a été gagnée peu à peu par ce vieillissement. C’est une âme dont toute la souplesse a été mangée peu à peu par ce raidissement, dont tout l’être a été sclérosé peu à peu par ce durcissement. C’est une âme tout entière envahie par l’encroûtement de son habitude, par l’incrustation de sa mémoire. C’est une âme qui n’a plus un atome de place, et plus un atome de matière spirituelle, pour du se faisant. Pour faire du se faisant. Aussi elle n’en forme plus ; elle n’en fait plus. Elle n’a plus un atome de libre. Et ici nous retrouvons, nous rejoignons cette profonde liaison de la grâce et de la liberté, du gracieux et du gratuit, cette mutuelle exigence irrévocable de la grâce et de la liberté.
Du bois mort est du bois extrêmement résiduel ; une âme morte est une âme extrêmement résiduelle.
Du bois mort est du bois extrêmement habitué. Une âme morte est une âme extrêmement habituée.
Du bois mort est du bois qui organiquement s’en rappelle trop. Une âme morte est une âme qui organiquement et psychologiquement s’en rappelle trop.
Du bois mort est du bois habitué à la limite. Une âme morte est une âme habituée à la limite.
Du bois mort est du bois trop bourré de son passé. Une âme morte est une âme trop bourrée de son passé.
Du bois mort est du bois résiduel à la limite. Une âme morte est une âme résiduelle à la limite.
Dans ce système le germe au contraire est à la limite à l’autre bout. Le germe est ce qui est résiduel au minimum ; ce qui est du tout fait au minimum ; ce qui est de l’habitude et de la mémoire au minimum.
Et ainsi du vieillissement, du raidissement, du durcissement, de l’amortissement au minimum.
Et ainsi de la liberté au contraire, du jeu, de la souplesse et de la grâce au maximum et à la limite.
Le germe est ce qui est le moins habitué. C’est ce où il y a le moins de matière accaparée, fixée par la mémoire et par l’habitude.
Le germe est ce où il y a le moins de matière consacrée à la mémoire.
C’est ce où il y a le moins de dossiers, le moins de mémoires.
Le moins de paperasseries, le moins de bureaucratie.
Ou encore c’est ce qui est le plus près de la création ; ce qui est le plus récent, au sens latin du mot recens. C’est ce qui est le plus frais. Le plus récemment sorti, le plus sorti des mains de Dieu.
Du bois mort est celui où il y a le plus de matière consacrée à la mémoire.
Et la mémoire et l’habitude sont les fourriers de la mort.
Car ils introduisent le vieillissement, le raidissement, le durcissement qui sont les expressions mêmes de l’amortissement de la mort.
Du bois mort est celui qui a été complètement envahi par ses dossiers, par l’accumulation de ses mémoires.
Du bois mort est du bois qui a été organiquement envahi, et à la limite, par l’envahissement de sa mémoire organique.
Du bois mort est du bois qui a succombé sous l’accumulation de sa paperasserie ; de sa bureaucratie.
Ou encore c’est celui qui est le plus loin de la création ; le moins récent ; le moins frais. Le moins sorti, le plus éloigné de sortir des mains de Dieu.
Une âme morte est une âme où il y a le plus de matière (spirituelle) consacrée à la mémoire.
Et la mémoire et l’habitude sont aussi les fourriers de cette mort.
Une âme morte est une âme qui a été totalement envahie par ses dossiers, par l’accumulation de ses mémoires.
C’est une âme qui a été organiquement et psychologiquement envahie, et à la limite, par l’envahissement de sa mémoire organique et psychologique.
C’est une âme où il n’y a plus un atome de place ; pour la liberté et conjointement pour la grâce.
C’est une âme où il n’y a plus un atome vacant.
C’est une âme où il n’y a plus un atome de matière (spirituelle) qui soit libre pour la liberté et conjointement pour la grâce.
Une âme morte est une âme qui a succombé sous l’accumulation de sa paperasserie ; de sa bureaucratie.
Ou enfin c’est une âme qui est le plus loin de la création ; la moins récente ; la moins fraîche, la plus décréée. La moins sortie, la plus éloignée de sortir des mains de Dieu.
Et quand on dit que l’Église a reçu des promesses éternelles, qui se rassemblent en une promesse éternelle, il faut entendre rigoureusement par là qu’elle a reçu la promesse qu’elle ne succomberait jamais sous son propre vieillissement, sous son durcissement, sous son raidissement, sous son habitude et sous sa mémoire.
Qu’elle ne serait jamais du bois mort et une âme morte ; qu’elle n’irait jamais jusqu’au bout d’un amortissement aboutissant à la mort.
Qu’elle ne succomberait jamais sous ses dossiers et sous son histoire.
Que ses mémoires ne l’écraseraient jamais totalement.
Qu’elle ne succomberait jamais sous l’accumulation de sa paperasserie, sous la raideur de sa bureaucratie.
Et que les saints rejailliraient toujours.
Ici apparaît sous un jour nouveau, ici éclate, ici et à ce recroisement jaillit dans son plein le sens et la force et la destination centrale de cette vertu que nous avons nommée la jeune et l’enfant espérance. Elle est essentiellement la contre-habitude. Et ainsi elle est diamétralement et axialement et centralement la contre-mort. Elle est la source et le germe. Elle est le jaillissement et la grâce. Elle est le cœur de la liberté. Elle est la vertu du nouveau et la vertu du jeune. Et ce n’est pas en vain qu’elle est Théologale et elle est la princesse même des Théologales et ce n’est pas en vain qu’elle est au centre des Théologales, car sans elle la Foi glisserait sur ce revêtement de l’habitude ; et sans elle la Charité glisserait sur ce revêtement de l’habitude.
Et c’est elle notamment qui garantit à l’Église qu’elle ne succombera pas sous son mécanisme.
Ainsi éclate dans son plein jour le sens et la force et la vocation et pour ainsi dire la vertu de celle que nous avons nommée la jeune enfant Espérance. Elle est la source de vie, car elle est celle qui constamment déshabitue. Elle est le germe. De toute naissance spirituelle. Elle est la source et le jaillissement de grâce, car elle est celle qui constamment dévêt de ce revêtement mortel de l’habitude. Et ce n’est pas en vain qu’elle est Théologale. Car elle est Princesse-enfant des Théologales. Et elle est Dauphine et fille de France. Et ce n’est pas en vain qu’elle marche au centre entre ses deux grandes sœurs et que ses deux grandes sœurs lui donnent la main. Mais elles ne lui donnent pas la main dans le sens que l’on croit. Parce qu’elle est petite on croit qu’elle a besoin des autres. Pour marcher. Mais ce sont les autres au contraire qui ont besoin d’elle. Et qui sont bien contentes de lui donner la main. Pour marcher. Car la Foi sans elle aurait pris l’habitude du monde et sans elle la Charité aurait pris l’habitude du pauvre. Et ainsi la Foi sans elle et sans elle la Charité auraient pris chacune de son côté l’habitude même de Dieu.
C’est elle qui est chargée de recommencer, comme l’habitude est chargée de finir les êtres. Et les êtres matériels et les êtres spirituels. Elle est essentiellement et diamétralement la contre-habitude, et ainsi le contre-amortissement et la contre-mort.
Elle est chargée de déshabituer constamment. Elle est chargée de recommencer toujours. Elle est chargée de démonter constamment le mécanisme de l’habitude. Elle est chargée d’introduire partout des commencements comme l’habitude introduit partout des fins et des morts. Elle est chargée d’introduire partout des organismes comme l’habitude introduit partout des mécanismes. Elle est chargée d’introduire partout des commencements de commencements, des commencements d’êtres, comme l’habitude introduit partout des commencements, ou plutôt les commencements, ou plutôt l’innombrable et toujours le même commencement de la fin.
Elle est le principe, cette enfant est le principe de la récréation comme l’habitude est le principe de la décréation.
Elle fait, comme l’habitude défait.
Elle introduit partout et toujours des créations innombrables.
Elle est l’agent toujours jeune de la création et de la grâce. Elle est donc l’agent le plus direct, le plus présent de Dieu.
Elle introduit partout des entrées et des gains, des entrées en création, comme l’habitude introduit partout des sorties par amortissement et funérailles.
Elle est chargée en un mot, et ici nous retrouvons notre Descartes, elle est chargée du service de la création continuée.
Les deux autres ont leur objet propre, mais sans elle, qui n’a pas d’objet propre, les objets propres des deux autres s’envaseraient graduellement dans les amortissements de l’habitude.
Elle n’a point d’objet propre précisément parce que son objet est tout. C’est la création ensemble et le Créateur. C’est ensemble le monde et Dieu. Elle est chargée d’appliquer à tout, (et non point sans doute à Dieu mais à tout ce qui nous vient de Dieu et au peu que nous rendons à Dieu), un certain traitement propre dont elle a le secret et qui est le traitement de la rénovation, du renouvellement perpétuel et de la réintroduction constante de la vertu de création.
Ainsi elle ne se définit pas par son objet, (par un objet), mais par un certain traitement qu’elle applique et qu’elle seule applique à tout l’objet.
La foi a un objet propre qui est la créance. La charité a un objet propre qui est l’amour. Mais sans l’enfant espérance la foi s’habituerait à la créance, au monde, à Dieu. Et sans l’enfant espérance la charité s’habituerait à l’amour ; au pauvre ; à Dieu.
C’est par l’espérance que tout le reste reste prêt à recommencer. De là vient sa place unique entre les vertus. Au baptême du monde les anges et l’homme ont reçu leurs prénoms et leurs parts et les cardinales et les Théologales se sont partagé le monde. Une seule n’a rien reçu, que d’être celle qui veillerait sur toutes les autres.
Une seule n’a rien reçu, que d’être celle sans qui les autres ne seraient rien.
Une seule n’a rien reçu, que d’être celle sans qui les autres moisiraient.
Une seule n’a rien reçu, que d’être celle sans qui la grâce vieillirait dans le monde.
Et on peut presque dire que cette enfant qui n’a point un domaine, qui n’a point une part, et qui pour* voit aux domaines de toutes les autres et qui seule pourvoit il faut dire aux besoins, au seul profond et véritable besoin de tous les autres, qui est de ne point périr, et de ne point s’engourdir dans les amortissements de l’habitude, il faut dire que cette vertu enfant, que cette Innocente, que cette Espérance donne ici et en ceci un exemple et il faut dire un modèle d’absolue charité.
(J’ouvre ici une parenthèse ; et qu’on se rassure : je la fermerai. Je la fermerai même tout près d’ici. Que la bataille livrée autour de M. Bergson et de la révolution bergsonienne soit à ce point furieuse c’est dans l’ordre. Mais qu’elle soit à ce point livrée à l’envers, c’est dans le désordre.
Qu’elle soit à ce point acharnée, c’est généralement ainsi que le monde accueille la pensée. Qu’elle soit généralement méchante, j’y consens encore : c’est généralement ainsi que le monde accueille la bonté.
Mais qu’elle soit à ce point livrée à l’envers, j’avoue que cela continue à me sembler une gageure. Ici encore il faut distinguer. M. Bergson a des ennemis qui sont dans l’ordre et des ennemis qui sont dans le désordre. Il a des ennemis qui sont à l’endroit et des ennemis qui sont à l’envers.
Que les positivistes combattent l’homme qui a pour éternellement délié le positivisme, c’est une bataille directe, c’est une bataille loyale et à l’endroit.
Que les matérialistes combattent, et même à fond, l’homme qui a pour éternellement délié le matérialisme, je déclare que c’est leur office. Ils livrent une bataille directe loyale et à l’endroit.
Que les déterministes combattent, et implacablement, l’homme qui a pour éternellement délié le déterminisme, j’irai jusqu’à dire en un sens qu’ils ne font que leur devoir. Puisqu’ils sont chargés d’être déterministes et qu’ils défendent cette thèse et qu’ils occupent cette position. Ils livrent une bataille directe, loyale, à l’endroit.
Mais que l’homme qui a réintroduit la liberté dans le monde ait contre lui, et à ce point, les politiciens de la liberté ; que l’homme qui a arraché la France aux servitudes intellectuelles allemandes ait contre lui, et à ce point, les politiciens d’une action dite française ; que l’homme qui a réintroduit la vie spirituelle dans le monde ait contre lui, et à ce point, les politiciens de la vie spirituelle, voilà ce que je nomme un retournement et une gageure et un scandale voulu et une bataille à l’envers ; ou plutôt une triple bataille à l’envers. Et voilà ce qui ne se comprendrait pas si nous ne savions que nous vivons précisément dans le retournement diamétral des partis ; et généralement si nous ne savions que les partis politiques sont les diamétralement contraires aux mystiques dont ils prétendent être les prolongements. Rien n’est contraire aux mystiques de la liberté comme les politiciens de la liberté. Rien n’est contraire aux mystiques françaises comme les politiciens de l’action française. Rien n’est contraire aux mystiques de la vie spirituelle comme les politiciens de la vie spirituelle.
J’avouerai toutefois que je ne suis pas surpris que les politiciens français de la vie spirituelle aient aussi hâtivement réussi à faire condamner la pensée de M. Bergson par la bureaucratie romaine. Il était tout naturel qu’une bureaucratie, quelle qu’elle fût, fût prévenue contre la philosophie, contre la pensée qui s’est élevée le plus diamétralement, ainsi que nous venons de le voir, qui l’est contrariée le plus diamétralement à l’habitude, au vieillissement, à la momification, à la bureaucratie, à la mort.
Je ne veux point entrer incidemment dans un aussi grave débat. Je ne veux point y entrer de biais. Les ponts biais forment des ouvrages d’art admirables, surtout pour les chemins de fer, sous le nom de viaducs, et surtout quand ils sont en pierre, et qu’ainsi ils ont la forme de voûte romaine. Toutefois nous n’en ferons point aujourd’hui. Dans un autre cahier si je le puis, et en commençant par le commencement, j’ouvrirai, moi-même j’introduirai ce grand débat. M. Bergson a aujourd’hui deux races d’ennemis, ou comment dire, deux classes d’ennemis ; ou plutôt deux continents, deux classes d’ennemis. Il a contre lui les ennemis de l’Ancien Monde. Je veux dire appartenant à l’Ancien Monde. Et il a contre lui les ennemis du Nouveau Monde. Je veux dire sortis du Nouveau Monde, appartenant au Nouveau Monde. Il a contre lui les ennemis de l’Ancien Continent. Et il a contre lui les ennemis du Nouveau Continent. Il a contre lui les ennemis qu’il mérite. Et il a ceux qu’il contre-mérite. Il a ceux qu’il s’est faits. Et il a ceux qu’il s’est contre-faits. Il a ses ennemis directs. Et il a ses ennemis contre-directs ; ou contraires.
Il a contre lui ses ennemis et les amis de ses ennemis. C’est bien. Mais voici.
Il a contre lui ses ennemis et les ennemis de ses ennemis. Mais il n’a pas pour lui les amis de ses ennemis. La vieille irréversibilité fonctionne toujours. Dans ce système aussi toujours on perd et jamais on ne gagne.
En somme il a aujourd’hui contre lui tout le monde. C’est signe qu’il est grand.
Il n’a même pas pour lui tous les amis de ses amis. Car l’inimitié mord toujours sur l’amitié. Et l’amitié ne mord jamais sur l’inimitié. Et la haine, et l’envie, et l’orgueil gagne toujours.
Il a contre lui ceux qu’il a perdus. Et il a contre lui ceux qu’il a sauvés. Ce serait mal connaître le monde que de ne pas être convaincu que les seconds sont les plus acharnés. Les plus pleins de virus et de fiel. Les plus pleins de malice et de contentement. Les plus pleins d’assurance et de condamnation.
Il a contre lui tous ceux qu’il a ruinés. Il a contre lui ceux qui lui doivent tout. Ce serait mal connaître l’humanité que de ne pas être convaincu que les seconds ne le lui pardonneront jamais.
L’homme qui a délié le matérialisme a contre lui le parti matérialiste. C’est bien. C’est droit.
L’homme qui a délié le déterminisme a contre lui le parti déterministe. C’est bien. C’est droit.
L’homme qui ainsi a délié l’athéisme a contre lui le parti athéiste. C’est bien. C’est droit.
En un mot l’homme qui a délié un faux intellectualisme a contre lui le parti scientiste. C’est bien. C’est droit.
Mais l’homme qui a réintroduit la liberté a contre lui le parti radical.
L’homme qui a arraché la pensée française aux servitudes allemandes a contre lui le parti action française.
L’homme qui a réintroduit la vie spirituelle a contre lui le parti dévot.
Voilà la triple gageure qu’il faudrait déjouer. Voilà le triple scandale qu’il faudrait peut-être élucider ; et peut-être assainir. Voilà du moins la triple contrariété, intérieure, le triple retournement, le triple renversement, (la triple ingratitude), qu’il faudrait analyser un peu, éclairer, classer, établir, démonter peut-être.
Je ne suis pas polémiste. J’ai préféré aujourd’hui suivre une pensée. Et elle nous a menés loin. M. Bergson n’est pas chargé d’être catholique. Il n’est même pas chargé de rédiger le Symbole des Apôtres. Il n’est même pas chargé de formuler une théorie de la grâce. Et il n’est même pas chargé d’avoir découvert la deuxième Espérance. Mais je viens de montrer, et vraiment sans le faire exprès, que la théorie de la grâce et du jaillissement, hermétiquement articulée dans la théorie de la liberté de l’homme et de la désuétude, et que la théorie de l’espérance et du vieillissement ne donne son exactitude et son plein que pour une humanité qui a passé par la pensée bergsonienne. Et je vais plus loin. Et je dirai toute ma pensée, car je dirai : Si Dieu était servi à plein dans son Église, (il y est servi avec exactitude, mais avec une exactitude si maigre), il n’aurait peut-être pas besoin de se rappeler, quand il veut décerner une grande grâce de pensée, qu’il y a toujours là, et qu’il a toujours dans sa main le peuple de ses premiers serviteurs).
C’est précisément cette jeunesse du monde et ce peuple de l’espérance, et cette innombrable nouveauté et cette universelle inhabitude que Corneille avait à nous représenter, ou plutôt qu’il avait entrepris de nous représenter, ou plutôt qu’il s’était donné de nous représenter. Comment il y a réussi, on le sait peut-être. Mais je ne sais pas si on le sait assez. Je vois tant de beautés dans Polyeucte, et de si parfaites, et tant de plénitudes, que je ne sais pas si tout le monde les voit toutes. Je voudrais ◀devenir▶ assez vieux pour pouvoir un jour me donner l’espace d’énumérer quelques-uns des aspects que j’y vois. Je voudrais me livrer à cet enfantillage de mettre des commentaires autour d’un texte qui n’en a pas besoin. (Et parce qu’il est un texte, et entre tous parce qu’il est Polyeucte). Je voudrais montrer tant d’innocence moi-même que de mettre des explications autour de l’œuvre qui étant la plus pleine a le moins besoin d’explications. (On dit que ces contradictions sont le propre de l’amour, et cette gaucherie, ce soin de parler au moment de se taire). Je n’ai voulu aujourd’hui que marquer son propos et peut-être par là le distinguer du nôtre, le diviser du misérable propos qui nous restait.
Corneille s’était donné ce monde, ce peuple de l’espérance, cette invention du nouveau, cette innovation de la nouveauté. Il s’était donné cette enfance et cette jeunesse. Et comme ce reflet du climat du premier jardin. Il s’était donné cette aube et cette aurore, et ce commencement de tous les commencements. Il nous a laissé le matin et le midi et le soir et la longue journée. Il nous a laissé le soir et les vieillissements du soir. Et les vieillissements de l’âge mûr. pires peut-être encore que les vieillissements de la vieillesse. Et nous pouvons le dire à présent, nous qui avons été formés aux disciplines bergsoniennes, et à présent que l’humanité a passé par la pensée bergsonienne, et nous qui avons les ressources du langage bergsonien, Corneille s’était donné la grâce. Et il ne nous a laissé que l’habitude. Il s’était donné le monde de la grâce. Et il ne nous a laissé que le monde de l’habitude.
Il s’était donné le monde romain inhabitué à Dieu ; et les immenses et les incroyables ravages de la grâce dans un monde inhabitué. Il nous a laissé un monde habitué à Dieu et les incroyables manques de prise de la grâce dans un monde habitué.
Quand on connaît un peu la grâce, quand on en a quelque expérience, fût-elle historique, fût-elle je dirai littéraire, le problème n’est pas dans l’action de la grâce. Il est dans son inaction. Il est dans les limitations qu’elle reçoit. On ne se demande plus naturellement si elle agit. Mais même on ne se demande plus pourquoi, et comment, et où elle agit. On ne se demande plus qu’une chose. Pourquoi elle n’agit pas toujours et partout.
Cette espèce de fausse honte qui sévit malheureusement chez les catholiques, ce respect humain, ce mauvais respect, cette courte honte fait qu’ils ne pensent jamais qu’à apporter leurs preuves. (Et ce qu’ils nomment leurs preuves, c’est généralement des excuses). (Ils plaident toujours coupables). C’est les preuves des autres qu’il faut demander. Je voudrais bien les voir, les preuves des autres.
Pour qui a quelque idée de ce que c’est que la grâce, le véritable problème n’est pas de la grâce. Le véritable problème est de la disgrâce et de l’ingratitude.
C’est-à-dire des limitations et des inactions et des manques de prise de la grâce.
C’est comme les célèbres preuves de l’existence de Dieu. Pour une tête un peu véritablement philosophe, le véritable problème n’est pas du plein, mais du vide ou plutôt des vides. Le véritable problème n’est pas de Dieu mais si je puis dire des limitations et j’irai jusqu’à dire des manquements de Dieu.
Il y a dans le monde et dans l’homme deux limitations et pour ainsi dire deux manquements de Dieu. Deux limitations de l’action de Dieu. Deux limitations, deux manquements (de l’action) de la grâce. Ou plutôt la volonté de Dieu a créé, s’est créé deux limitations et pour ainsi dire deux manquements : l’un est la liberté de l’homme, dans l’ordre de la vie ; l’antre est la force de l’habitude, dans l’ordre de l’amortissement et de la mort.
L’habitude n’est pas seulement une étrangère. Qui supplante en nous la raison. Et une habile ménagère. Qui s’installe dans la maison. Elle est une des deux pièces essentielles du mécanisme et de l’articulation de l’homme. Tant que l’homme est inhabitué, tant qu’il est nouveau et spirituellement jeune la liberté de l’homme s’articule hermétiquement sur la grâce pour la vie éternelle et pour le salut. Le résultat de ce libre jeu exact est le salut et la vie éternelle. L’habitude est celle qui encrasse cette circulation. Tout ce qu’elle prend sur la nouveauté, sur la liberté de l’homme est pris ainsi sur la grâce et prépare l’amortissement et la mort. Tout cet enduit dont elle recouvre la liberté de l’homme, tout cet enduit de vieillissement empêche de jouer la libre articulation de la liberté sur la grâce et ainsi il empêche, et d’autant, la grâce de prendre sur la liberté.
(Dans toutes les pensées, dans toutes les philosophies le véritable problème est des déficiences ou plutôt de la déficience. C’est pour cela qu’il y a le problème du mal, et qu’il n’y a pas le problème du bien. Ce n’est pas le problème du bien, c’est le problème du mal qui se promène graduellement à travers toutes les philosophies et qui permettrait presque (comme un réactif universel), de classer graduellement les philosophies d’après les positions qu’elles ont prises, d’après les situations graduées qu’elles occupent en présence de ce problème.)
(Ce n’est pas de ce qui est qu’il y a un problème. C’est de ce qui manque.)
Corneille s’est placé avant les manquements même, avant le commencement des manques. Il s’est donné le bourgeonnement et le germe, cette ramification vivante, cette immense germination de Dieu dans le monde romain. Il nous a laissé ce qui devait arriver ensuite. Il nous a laissé ce qui allait arriver plus tard. Il nous a laissé le bois mort et l’âme morte.
Il s’est donné cette immense vague. Il nous a laissé le limon et la vase, qui est la mémoire de la vague.
Il s’est donné le flux de cet immense flot. Il nous a laissé le reflux, les dépôts, l’envasement de l’estuaire.
Allons jusqu’au bout de notre pensée. Il a pris les facilités. (On entend bien en quel sens je le dis). Il a pris, il s’est donné, il a représenté justement ce qui n’avait pas besoin d’explications. Il nous a laissé ce qui avait besoin d’explications. Disons-le : il a pris les facilités du martyre.
Il ne faut pas croire toutefois qu’il n’ait pas vu qu’il y eût un problème ; et où était ce problème. Ou plutôt où il allait être. Il a très bien vu qu’il y aurait des limites, qu’il y avait des limitations. Il a même vu qu’il y en avait deux et il les a posées comme deux termes aux aboutissements de son œuvre. Il a posé ces deux termes aux achèvements de ses perspectives. Il a posé ces deux termes aux frontières de son œuvre. Il a très bien vu, il a connu, il a posé qu’il y aurait la limite, qu’il y avait la limitation de Sévère ; et il a posé qu’il y avait la limitation de Félix.
Reconnaissons là et saluons la grande loyauté, la grande pureté du génie. Reconnaissons là et saluons entre toutes la grande loyauté de Corneille. Ce grand avocat, et qui a plaidé tant de fois, et qui a plaidé tant de causes, avait gardé une certaine loyauté de jeune homme et de grâce, une certaine naïveté native incroyable. Et qu’il semble que lui-même ne songeait point à vaincre. C’est la marque même du génie que cette force. Et c’est la marque même de la force que ce consentement aux règles de l’honneur.
Non point qu’il n’ait été quelquefois, comment dirai-je, un peu roué dans quelques-unes des plaidoiries de ses pièces. Mais c’est encore par une sorte de loyauté, d’innocence d’avocat qui veut que chacune des thèses en présence soit plaidée à fond et avec toutes les ressources du barreau. Sorti des plaidoiries une immense loyauté le reprend, sa loyauté native, et il ne faut pas dire une loyauté d’enfant mais de jeune homme, et plus encore d’homme jeune, la loyauté même de l’œuvre et du génie, et de la fécondité, la même au reste et qui n’admet pas que chacune des thèses qui sont en présence dans l’homme et dans le monde ne soit pas présentée à fond et avec toutes les ressources de l’être. Il sait que dans ces grands débats la noblesse du champ clos a plus d’importance que le sens de la victoire et que le noble qui a tort a plus raison que le vil qui a raison. Il sait que dans ces grandes contentions la hauteur du débat a plus d’importance que la prononciation de la victoire. Il sait que c’est un combat de Dieu. Et qu’avant tout il faut que les conditions en soient pures ; et que les conditions en soient respectées. Et qu’il est de nous que les conditions en soient pures ; et qu’il est de nous que les conditions en soient respectées. Mais que n’est pas de nous l’événement de la victoire ; et que la décision du combat est de Dieu.
Répétons-le, ce soin infini d’équité, ce souci profond de justice et pour ainsi dire de répartition est la marque de la force et la marque même du génie. C’est d’un homme qui sait bien qu’il fera ce qu’il veut et que son génie ne lui refusera jamais rien. Ce sont les petits, ce sont les infirmes, ce sont les vils, ce sont les faibles qui biseautent les cartes. Un noble sentiment de la noblesse du jeu garde de ces faiblesses la force et le génie. La faiblesse veut gagner contre Dieu. La force et le génie ne veulent pas même gagner. Ils veulent présenter à Dieu dans leur force et dans leur plénitude, ils veulent présenter dans leur beauté, (dans une beauté loyale et pour ainsi dire nue), ces deux ou trois grandes thèses de la pensée de l’homme qui sont encore, (fussent-elles contraires), deux ou trois des plus grands morceaux de la création. Après ça le jugement n’est pas de l’homme.
Nolite judicare.
La décision est de Dieu.
Telle est la pensée profonde du génie. Et nous rejoignons ici ce que j’écrivais dans ma première note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne. En de telles matières il ne s’agit point tant de vaincre. Il s’agit de s’être bien battu. Se battre bien est de nous. La victoire n’est pas de nous. Le faible qui bat un autre faible, et un peu plus faible, n’a rien fait. Mais une grande pensée qui affronte une autre grande pensée, voilà ce qui réjouit le cœur de Dieu.
En de telles matières, (et peut-être en de telles matières seulement), une victoire vile n’est rien auprès d’une défaite noble, une victoire faible n’est rien auprès d’une victoire forte.
Le faible qui en bat un plus faible, la belle avance. Mais une grande pensée qui affronte une autre grande pensée, quelle magnifique offrande.
C’est la grandeur, c’est la beauté, c’est la noblesse du combat qui est tout pour le regard pour qui seul ce combat est livré. En vue de qui seul ce combat est livré. Et ensemble c’en est la pureté. Et ensemble c’en est la loyauté. La fidélité aux règles du jeu.
La fidélité aux règles du jeu n’est pas seulement une fidélité de forme. Et c’est le propre de la fidélité que toute fidélité se tient et que toute fidélité est une fidélité de fond.
La fidélité aux règles du jeu est la suprême décence ; et la première et l’indispensable et la plus simple décence, quand on pense pour qui, devant qui on joue.
Nous rejoignons ici ce que j’écrivais dans ma Note. Il ne s’agit pas que les saisons de la terre soient interchangées, ni même qu’elles soient interchangeables. Il ne s’agit pas que le printemps soit l’automne et que l’été aille se mélanger dans l’hiver. Il s’agit que le printemps soit pleinement jeune et pleinement neuf et pleinement le printemps. Et il s’agit que l’automne soit pleinement le mélancolique automne. Et il s’agit que l’été soit pleinement dur et dardant et qu’il soit pleinement l’été. Et il s’agit que l’hiver soit le dur et candide et pleinement hiver.
Et il ne s’agit pas que les blés viennent sur les treilles et que les raisins viennent dans les champs de blé. Il ne s’agit pas que les grains des blés soient trouvés dans le cœur des grappes et que les raisins soient trouvés dans le cœur des épis. Il ne s’agit pas de moissonner les vignes et de vendanger les blés. Il s’agit d’opérer droit et je dirai séparé. Il s’agit de travailler droit et je dirai séparé.
En de telles matières la confusion est la pire impiété. Car elle est la plus basse infidélité. Il s’agit que la moisson soit bien la moisson et que la vendange soit bien la vendange. Il faut, mon Dieu que c’est simple, s’il n’y avait pas les commentateurs, et messieurs les scholiastes, il faut que l’on moissonne bien les blés, et que l’on vendange bien les vignes.
Il faut que toute récolte soit pure ; et séparée. Il faut que ce soit bien le blé qui aille à la meule, et la grappe qui aille au pressoir. Il faut que ces fruits de la terre ne soient pas contaminés. Il faut qu’ils soient apportés loyalement et séparément aux pieds du Créateur.
Telle est la piété profonde et l’inébranlable fidélité du génie. Lui aussi il est un fruit de la terre. Ou peut-être n’est-il que celui qui est chargé de rapporter les fruits de la terre. Que me dites-vous alors, qu’il y aurait un moissonneur qui aurait vaincu un vendangeur. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire. Et qu’est-ce que c’est qu’une moisson qui aurait vaincu une vendange. Quelle est cette confusion. Quelle est cette impiété. Que chacun fasse sa récolte, ceux qui en sont chargés. Il n’y en a déjà pas tant, qui en sont chargés. Que chacun rapporte ce qu’il est chargé de rapporter. Je ne veux même pas savoir ce que c’est qu’un moissonneur qui vainc un autre moissonneur, un vendangeur qui vainc un autre vendangeur.
Ces grandes pensées comme la pensée platonicienne, comme la pensée cartésienne, comme la pensée bergsonienne, qu’est-ce autre chose que des fruits de la terre et non des moins savoureux certes, pour quiconque a une âme pensante, je dirai pour quiconque est une âme pensante. Ces grandes philosophies, qu’est-ce autre chose que les récoltes de la pensée. Ces grands systèmes, qu’est-ce autre chose que nos celliers et nos granges. Et quand on dit qu’ils se partagent le monde, qu’est-ce qu’on veut dire, sinon qu’ils sont les celliers et les granges qui se partagent nos récoltes. Et avant tout que chacun rapporte bien ce qu’il est chargé de rapporter. Que chacun soit bien lui-même ce qu’il a à être. Que dans les celliers on ne range pas la moisson. Et que dans les granges on ne rentre pas la vendange. Que chaque type soit réalisé dans son exactitude et dans son plein. Que chaque type de pensée soit réalisé dans sa plus belle forme. Que chaque type de pensée soit récolté à son point ἐν ἀκμῃ, dans sa plus haute et sa plus parfaite maturation. Et que celui qui a trouvé la faucille soit chargé de rapporter le blé. Et que celui qui a trouvé la dialectique soit chargé de rapporter l’idée. Et que celui qui a trouvé la serpette soit chargé de rapporter la grappe. Et que celui qui a trouvé l’intuition soit chargé de rapporter la durée. Et on ne moissonne pas avec la serpette. Et on ne vendange pas avec la faucille et la faux. Le plus grand moissonneur du monde ne trouvera pas à moissonner dans les vignes. Le plus grand vendangeur du monde ne trouvera pas à vendanger dans les blés. Que me parlez-vous à présent de savoir si c’est la faucille ou si c’est la serpette qui est le meilleur instrument, βελτιον ὀργανον. Ça dépend pour quoi. Parlez-moi donc plutôt des granges éternelles.
Et la pensée chrétienne et s’il est permis de la nommer ainsi la philosophie chrétienne et le système chrétien et le christianisme et la chrétienté, qu’est-ce autre chose en un sens qu’un fruit de la terre.
Fructus ventris.
Le plus beau c’est entendu et le plus éminent. Mais de la terre. Car s’il n’était pas de la terre c’est que l’Incarnation n’eût pas été et loyale, et totale. Or elle a été, et l’un, et l’autre.
Telle est la grande exactitude et justice et fidélité du génie poétique. Telle doit être la grande exactitude et justice et fidélité du génie philosophique. Et n’est-il pas en un sens un génie poétique de la pensée. Ces grandes thèses qui se partagent le monde ne sont-elles point plusieurs parce qu’elles se partagent en réalité plusieurs matières. Et ne paraissent-elles point contraires quand elles sont simplement extrinsèques. De là cette extrême attention d’un Corneille à toujours présenter les thèses dans le plein de leur exactitude et dans le plein de leur force. Quel abîme, et irréductible, entre le patriotisme des Horaces et le patriotisme des Curiaces. Une humanité les sépare. Mais chacun des deux est présenté dans le plein de son exactitude et dans le plein de sa race. Il n’est pas jusqu’à cette somptueuse délibération de Cinna où les avantages respectifs et les inconvénients du gouvernement populaire d’avec le monarchique ne soient présentés dans une double procession symétriquement loyale et symétriquement complète.
Dans ce système de pensée la bataille passe avant la victoire et la mort même n’est rien au prix de la correction du combat. C’est un système fort connu, le plus antique, le plus étranger qu’il y ait au monde moderne. Ce n’est pas seulement le système de la loyauté. C’est le système de l’héroïsme. Et c’est le système de l’honneur. Il est tout entier ramassé dans le code du duel, (à condition qu’on le prenne au sérieux), et ce n’est point au hasard qu’un duel est la pierre d’ogive, la clef de voûte d’ogive de l’arcature du Cid. Comme ce n’est point au hasard, — par une application éminente de cette triple promotion générale du Cid, des Horaces et de Cinna à Polyeucte dont j’ai dit quelques mots dans un précédent cahier, — qu’un prodigieux duel spirituel et plusieurs admirables duels de courtoisie sont les clefs d’ogive de l’immense et pure architecture de Polyeucte. Dans ce système, (dans ce système de pensée et dans ce système d’action), le duel est un affrontement, une confrontation perpétuelle des valeurs. Dans le duel d’armes chacun des deux adversaires se présente dans son exactitude et dans son plein. Dans le duel de pensée, qui est aussi un duel d’armes chacune des thèses se présente dans son exactitude et dans son plein. L’honneur et la beauté du monde n’exige pas, ne consiste pas en ce que Rodrigue tue don Gormas. Il consiste exactement en ce qu’ils se battent. Quel que soit, ou quel que doive être le vainqueur, pourvu qu’ils se battent, tant qu’ils se battent il n’y a pas de dérogation. Dieu peut regarder le monde, et ne pas le trouver trop dégoûtant. Ce qui leur importe, à chacun des deux adversaires, et au monde, et à Dieu, c’est uniquement, (et non pas comme on serait tenté de le dire premièrement), c’est uniquement que le duel ait lieu, et naturellement qu’il ait lieu dans les formes. Qu’ensuite il y ait un vainqueur et un vaincu, cela n’a plus aucune importance. Cela ne regarde plus la dérogation. C’est de l’événement.
Gormas mort en est aussi convaincu que Rodrigue vivant. Un beau combat, et en matière de pensée un beau débat, voilà ce qui importe. Dieu est servi. Dieu peut regarder. Il s’y connaît. Il peut regarder le monde et l’homme. Et le reste est de l’événement.
La vie et la mort (temporelle) n’est que ce qui arrive. Et qui s’en va.
C’est le système de pensée de la chevalerie, et notamment de la chevalerie française. On parle souvent de la guerre comme d’un immense duel, d’un duel entre peuples et réciproquement on parle souvent du duel comme d’une guerre pour ainsi dire réduite et schématisée, d’une guerre entre individus. On parle de la guerre comme d’un duel sur une grande échelle, et du duel comme d’une guerre sur une petite échelle. C’est une bien grande confusion. Beaucoup d’obscurités historiques, et considérables, seraient éclairées peut-être, beaucoup de difficultés tomberaient si l’on voulait bien distinguer qu’il y a deux races de la guerre et qui n’ont peut-être rien de commun ensemble. Je ne dirai pas même que la vieille lutte pour la vie s’est divisée en deux races, dont l’une est la lutte pour l’honneur, et l’autre la lutte pour le pouvoir. Je n’irai même pas jusqu’à attribuer à ces deux races de la guerre une origine commune. Je dirai : il y a deux races de la guerre qui n’ont peut-être rien de commun ensemble et qui se sont constamment mêlées et démêlées dans l’histoire. L’une procède en effet du duel et l’autre n’en procède pas du tout. L’une est une extension du duel, littéralement un duel entre des peuples, (ou comme dans les Horaces, (mais ceci revient au même), entre des individus délégués par des peuples). Il y a une race de la guerre qui est une lutte pour l’honneur et il y a une toute autre race de la guerre qui est une lutte pour la domination. La première procède du duel. Elle est le duel. La deuxième ne l’est pas et n’en procède pas. Elle est même tout ce qu’il peut y avoir de plus étranger au duel, au code, à l’honneur. Mais elle n’est pas du tout étrangère à l’héroïsme.
Il y a une race de la guerre qui étant pour l’honneur est tout de même pour l’éternel. Et il y a une race de la guerre qui étant pour la domination est uniquement pour le temporel.
Il y a une race de la guerre où c’est la bataille qui importe et il y a une race de la guerre où c’est la victoire.
Il y a une race de la guerre où une victoire déshonorante. (par exemple une victoire par trahison), est infiniment pire, (et l’idée même en est insupportable), qu’une défaite honorable, (c’est-à-dire une défaite subie, et je dirai obtenue en un combat loyal).
Et il y a une race de la guerre au contraire pour qui la réussite justifie tout, une race de la guerre où l’idée ne vient pas même qu’il puisse y avoir une guerre qui soit déshonorante, pourvu qu’on y gagne, une race de la guerre où l’idée ne vient même pas qu’il puisse y avoir une victoire qui soit déshonorante.
Il y a une race de la guerre où tout tend à la beauté du combat, et il y a une race de la guerre où tout tend au prononcé de la victoire.
Il y en a une où tout tend à l’énoncé et une où tout tend au prononcé.
Il y en a une où tout tend au posé du problème et une où tout tend à la solution.
Il y en a une qui tend à la position et une autre qui tend à la décision.
Il y en a une qui tend à la chevalerie et une qui tend à l’empire.
Ces deux races de la guerre se sont plus ou moins liées et déliées, mêlées et démêlées, tissées et détordues dans l’histoire militaire et dans l’histoire politique. Elles se sont plus ou moins alliées, mésalliées, désalliées dans toute l’histoire de l’homme et du monde. Beaucoup d’obscurités seraient éclairées, beaucoup de difficultés tomberaient si on ne les confondait pas toujours, (et ici encore comme Bergson a raison, comme le langage est tout, (et comme il ne devrait rien être), comme il est difficile de distinguer deux races, pourtant absolument étrangères, aussitôt que dans toute l’histoire elles sont confondues sous un même nom), si d’un bout à l’autre de l’histoire on s’appliquait seulement à distinguer ces deux races, à diviser ce qui dans la réalité est divisé. Dans Homère la bataille, et par suite la guerre, est une suite indéfinie de duels. Le combat général est l’ensemble des combats singuliers. Et de part et d’autre on attend une victoire générale comme la résultante de tant de combats singuliers. C’est alors qu’Ulysse intervient et d’un seul coup il fausse tout le système ; car il n’invente pas seulement d’introduire dans la ville un cheval de bois machiné : il invente en cela même de remplacer le système de la bataille par le système de la victoire, il invente de substituer d’un seul coup le système de gagner au système de se battre, le système de l’empire au système du combat singulier. En ce sens, et d’un seul coup, et du premier coup Ulysse est déjà un Romain parmi ces Grecs. Il n’est déjà plus l’homme qui se vante et l’homme qui se bat. Il est déjà l’homme qui se tait et l’homme qui gagne.
Il n’est déjà plus l’homme qui s’expose et qui se propose. Il est l’homme qui s’impose et qui se gouverne et qui va gouverner le monde.
Il est déjà un consul. Il n’est plus un chevalier, un cavalier, l’homme dans un char et qui dépend d’un essieu et qu’un essieu cassé fait rouler dans la poussière. Il est déjà l’homme de pied, le fantassin, pedes, et de cette race pour qui la cavalerie n’a jamais été que l’infanterie montée.
Pour nous modernes et en nous plaçant uniquement à cet étage de l’âge du monde qu’est l’âge moderne, en regardant de ces jours où nous sommes vers les jours du passé, en regardant de ce point de regard que nous occupons la remontée de ces deux races de la guerre infatigables et montantes de siècle en siècle à travers l’histoire du monde il est permis de dire sans déformer beaucoup la réalité que l’une race de la guerre, la chevaleresque, est chez nous d’origine celtique et que la deuxième est d’origine romaine. Et au deuxième degré on pourrait peut-être dire que la première est d’origine chrétienne et que la deuxième serait peut-être d’origine impériale.
Duellum, bellum, c’est le même mot. Duellum c’est la forme en du qui est celle de duo et bellum c’est la forme en b qui a donné bis. Et la forme en du elle-même est la même que la forme en b, parce que b c’est
le v qu’il y a dv qui est le même que du. Et ceci n’est pas une charade. Duellum, dvellum, bellum.
« Duellum, dit Bréal et Bailly, est encore employé, à côté de bellum, par les écrivains de l’époque classique. Horace, Ep. I, 2,7. Graecia barbariae lento collisa duello. Id. Od. I, 14,18. Et cadum Marsi memorem duelli. Le changement de duellum en bellum (le v s’étant changé en b et le d initial étant tombé) est pareil à celui de duonus en bonus. Le nom propre Duilius est de même ◀devenu▶ Bilius. Dans perduellio, au contraire, le d est resté : remarquer le sens particulier de ce mot, qui s’applique au crime de lèse-majesté ; per est probablement le préfixe péjoratif que l’on a dans perjurium, perdere, perire. — Bis est pour *dvis ; en grec, c’est le v qui a disparu (δίς pour *δυίς). — »
Et il avait dit à l’article des Dérivés : « Ils se partagent en deux séries, ceux en du (dualis, duellum), ceux en b par changement de du en dv, b- (b-is, b-ellum). »
Et il ajoute : « Un ancien dérivé du nom de nombre “deux” est le préfixe dis (voyez ce mot). »
De sorte que lorsque nous disons discerner, dissoudre, distinguer, disséquer, nous disons bien résoudre en deux, couper en deux. Et dissection est le même mot que dichotomie.
Duellum, duo ; bellum, bis. La guerre, c’est ce que l’on fait quand on est deux. Mais quand on est deux, dans un système on se mesure. Quand on est deux, pense le Romain, je domine.
Tout est proposition dans le système de la chevalerie. Tout est domination dans le système romain. Tout est requête dans le système chevaleresque. Et tout est conquête dans le système romain. Tout est conquête pour l’empire.
Dans le système chevaleresque il s’agit de mesurer des valeurs. Dans le système de l’empire il s’agit d’obtenir et de fixer des résultats.
Pour nous modernes, chez nous l’un est celtique et l’autre est romain. L’un est féodal et l’autre est d’empire. L’un est chrétien et l’autre est romain. Les Français ont excellé dans l’un et les Allemands ont quelquefois réussi dans l’autre et les Japonais paraissent avoir excellé dans l’un et réussi dans l’autre.
On peut dire que dans le monde moderne les Français sont encore les représentants éminents et peut-être les seuls de la race chevaleresques, (ainsi rigoureusement définie), et que les Allemands sont les représentants imminents, et peut-être les seuls, de la race de domination. Et c’est pour cela que nous ne nous abusons pas quand nous croyons que tout un monde est intéressé dans la résistance de la France aux empiétements allemands. Et que tout un monde périrait avec nous. Et que ce serait le monde même de la liberté. Et ainsi que ce serait le monde même de la grâce.
Jamais l’Allemagne ne referait une France. C’est une question de race. Jamais elle ne referait de la liberté, de la grâce. Jamais elle ne referait que de l’empire et de la domination.
Quand les Français disent qu’ils se taillent un empire colonial, il ne faut pas les croire, ils propagent des libertés. Quand Napoléon croyait qu’il avait fondé un immense empire, il ne faut pas le croire. Il propageait des libertés.
Veillons au salut de l’empire.
Cet « empire » était un système de libertés. On s’en est bien aperçu depuis. Tous les peuples qui ont refoulé l’« empire » ont mis cent cinquante ans à ne pas
même réussir à reconquérir quelques-unes des libertés que l’« empire » apportait sans y prendre garde, dans les fontes de ses lanciers, dans les cantines de ses vivandières.
Ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’avec tout l’appareil de l’empire les Allemands n’en aient pas fait plus que nous, dans le misérable désordre de notre liberté. Il faut qu’il y ait dans cette malheureuse liberté un grand secret. Une vertu. Une grâce. Une force merveilleuse. Un (autre) ordre.
Je ne dis pas que nous valons mieux que les autres. Nous sommes une race. Et ils sont une certaine autre race. Nous sommes hommes. (Nous sommes pécheurs). Nous ne sommes pas toujours de bon maîtres. Nous sommes toujours de mauvais dominateurs.
Nous qui subissons tous les despotes, surtout quand ils sont populaires, nous sommes, de race, des hommes de liberté. C’est un bien unique, uniquement précieux. Les Allemands, qui ont été des siècles sans fonder leur empire, et qui ne l’ont refondé que sur nos ruines, et il y a quarante-quatre ans, sont, de race, et ont toujours été, des hommes d’empire. Le saint empire romain germanique.
Et c’est encore pour cela qu’aucune véritable philosophie de la liberté ni même aucune véritable pensée de liberté n’a jamais pu naître en Allemagne. Ce qu’ils nomment liberté c’est ce que nous nommons une bonne servitude. Comme ce qu’ils nomment socialiste c’est ce que nous nommons un pâle centre gauche.
Et ce qu’ils nomment révolutionnaire c’est ce que nous nommons par ici un bon conservateur.
Et c’est encore pour cela qu’une philosophie comme la philosophie bergsonienne, essentiellement libérale et libertaire, et non pas seulement par système mais de cœur et de race, ne pouvait naître qu’en français et en terre et en culture française. La liberté française pouvait seule avoir un cas, qui serait la liberté bergsonienne. Et c’est aussi pour cela qu’elle est tout ce qu’il y a de plus opposé à la pensée allemande. (Je dis la pensée bergsonienne et la liberté bergsonienne.)
Quand on voit l’immense appareil de l’empire, on croit que l’univers en sera écrasé. Quelle sottise que de se battre autrement que pour gagner. Et comme celui qui se mesure doit être la proie de celui qui ne pense qu’à dominer.
Quand on voit dressé l’immense appareil de l’empire, quand on compare elles-mêmes ces deux races de la guerre, celle qui compare et celle qui domine, celle qui combat et celle qui vainc ; quand on mesure ces deux systèmes, celui qui mesure et se mesure et celui qui domine, et d’un côté ces immenses bureaux de commandement, et de l’autre côté tant de désordre, on est convaincu que la domination a depuis longtemps exterminé la liberté. Et que celui qui domine a depuis longtemps dominé celui qui (se) mesure. Et que celui qui vainc a depuis longtemps vaincu celui qui combat. Comment n’en serait-il point ainsi. C’est mathématique. Les forces que l’autre emploie à se mesurer, il ne les a plus pour dominer. Les forces qu’il emploie à se battre, il ne les a plus pour vaincre. Les forces qu’il emploie à être juste, il ne les a plus pour être fort. Il est mathématiquement diminué d’autant. Et lui qui livre la lutte pour l’honneur dans un monde où tout le monde livre la lutte pour la vie, comment n’aurait-il pas, et depuis longtemps, et depuis toujours, disparu de la face de la terre.
Évidemment c’est un problème. Et je dirai que c’est un mystère. En fait celui qui se mesure a quelquefois été trouvé plus grand. Et il a quelquefois dominé. Celui qui se bat a quelquefois vaincu celui qui vainc. Celui qui a voulu être juste a quelquefois été trouvé plus fort. L’empire a quelquefois écrasé la liberté. Par ses moyens à elle la liberté a constamment travaillé l’empire.
Comment celui qui perd son temps, ses forces à se modeler pourrait-il tenir le coup contre celui qui ne pense qu’à frapper. Le fait est seulement qu’il a tenu le coup et que la première race de la guerre n’a jamais été exterminée par la deuxième et que le premier système du monde, qui est le système de comparaison, n’a jamais été exterminé par le deuxième système, qui est le système de l’extermination. Il faut qu’il y ait dans la liberté, dans la justice, (et peut-être dans la vérité), un secret de force, une vigueur propre, un jaillissement, une espérance et pour tout dire une grâce et un secret de destination. De tout temps les deux races de la guerre se sont mêlées et démêlées, de tout temps elles se sont liées et déliées, de tout temps les deux systèmes se sont mordus et démordus sans qu’on puisse dire que l’un ait jamais éliminé l’autre. Et même dans les temps modernes…
Il ne faut pas que dans les temps modernes les troubles démagogies politiques et parlementaires de la liberté, de la justice, de la vérité nous troublent nous-mêmes et nous fassent méconnaître ces augustes vertus. Il ne faut pas que les éloquences troubles nous
décomposent nous-mêmes. S’il fallait renoncer à toutes les valeurs de l’homme et du monde à mesure que les politiciens s’en emparent et entreprennent de les exploiter, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus rien. Il y a une liberté, une justice et une vérité qui sont sur les programmes politiques parlementaires. Mais il y a une liberté, une justice et une vérité que je dirai théologiques et qui marchent avec les théologales. Il y a la vérité… Mais commençons par la première. Il y a cette liberté de l’homme qui est une pièce essentielle de l’opération du salut et qui s’articule hermétiquement sur la gratuité de la grâce. (Dieu veut être aimé librement). Il y a cette justice dont il est écrit :
Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam : quoniam ipsi saturabuntur.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : parce qu’ils seront rassasiés. Il y a cette justice dont il est écrit :
Beati qui persecutionem patiuntur propter justitiam : quoniam ipsorum est regnum cælorum.
Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice : parce que le royaume des cieux leur appartient. Et il y a cette vérité dont il est écrit :
Ego sum via, veritas, et vita.
Je suis la voie, la vérité et la vie. Quand donc je vois depuis dix ans des « chrétiens » professionnels n’avoir pas assez de sarcasmes pour leurs vertus les plus essentielles parce que ces vertus ont été frauduleusement dérobées par leurs adversaires et reportées et maquillées sur des programmes politiques parlementaires modernes j’ai le droit de constater, et je suis forcé de constater, que ces malheureux et prétendus chrétiens sont les premières dupes et sans doute les plus basses et peut-être les plus malheureuses victimes de leurs adversaires modernes. Car ils renient leurs
propres vertus, et les plus chères filles de Jésus-Christ et ils oublient les trois Évangiles et ils oublient les sept Béatitudes et ils oublient les enseignements mêmes de Jésus-Christ et ils méconnaissent et ils méprisent et ils renient tout cela sous prétexte que ces trois vertus Évangéliques ont été démarquées et comme accaparées par des frauduleux et par des faussaires. Et à ce compte-là il ne resterait rien.
Car dans ce système de pensée il ne s’agit pas seulement de vaincre. Il ne s’agit même pas du tout de vaincre. Il s’agit de remplacer. Il ne s’agit pas qu’un empire écrase un empire. Il s’agit qu’une certaine lampe ne soit pas éteinte et comme disait le même, qu’une certaine flamme ne soit pas mise sous le boisseau. Il ne s’agit pas que Berlin écrase Paris, il s’agit que Berlin remplace Paris. Et ils n’en sont pas près, et non seulement ils n’en sont pas près mais ces malheureux et ces lourds et ces ingrats et ces disgraciés ne paraissent pas en prendre le chemin et ils ne paraissent pas désignés et ils ne paraissent pas dans le secret du monde marqués pour une si grande grâce.
Dans l’éternel débat de ceux qui sont vainqueurs et de ceux qui sont modelés, nous ne savons pas s’ils sont destinés pour être vainqueurs. Mais nous voyons bien qu’ils ne sont pas destinés pour être modelés.
« Les peuples, dit magnifiquement Halévy, (Quelques nouveaux maîtres), ne passent pas comme font les troupeaux, leur suite n’est pas monotone, aveugle, déterminée par un seul jeu de forces et de causes ; une autre influence les presse, les anime, choisit certains d’entre eux et les oblige à travailler pour elle. Ces peuples élus, qui ne les connaît ? De Jérusalem à Paris (Athènes, Rome, Florence, jalonnent cette voie), un seul geste spirituel traverse l’humanité, long soulèvement sacré qui louche au loin les races lentes ou basses, les étonne, les irrite, et bon gré mal gré les élève. La France est le dernier de ces peuples élus. C’est bien ainsi qu’un Michelet, qu’un Hugo comprennent l’histoire et la mission de la France. Leur patriotisme n’est pas moins absolu… S’il paraît moins âpre et moins exclusif en ses formes, moins tendu, moins armé contre l’étranger, c’est qu’il a mûri en des jours plus glorieux, ou, d’un mot plus simple, plus heureux.
Tâchons de voir comme elle est aujourd’hui, notre patrie atteinte et menacée. Un grave mouvement, tout contraire à son génie, s’est produit à côté d’elle et jusqu’en elle. Ce mouvement matériel profite aux peuples brutaux et disciplinés, courbés sous les machines et les règlements, à une multitude morne et basse, massivement opposée aux aspirations humaines de l’ancien monde, de l’Europe humaniste et chrétienne, de la vieille Europe que la France entraînait. Et cette France est là, affaiblie par le sang perdu, ralentie par le regret des fautes téméraires, désarmée par la destruction de l’ordre où elle a grandi. Elle s’est affaissée ; pourtant elle conserve un prestige sur ces peuples neufs qui ont le nombre et la force ; elle reste haute de toute la hauteur de ses tentatives vaincues. Elle porte toujours la charge sacrée, elle reste la plus dévouée, la plus inventive, et si quelque nation doit hériter d’elle, le moins qu’on puisse dire, c’est que cette nation-là se fait beaucoup attendre. »
« Le chrétien, dit-il encore, le chrétien suit un maître qui a porté un lourd fardeau ; il ne prétend pas aux dominations vaines, aux grandeurs temporelles ; il est l’homme de peine de la création. La Providence l’a mis à cette place, cette charge est tombée sur lui : il l’assume de son mieux et ne se targue d’aucun mérite. Ainsi, quand au malin de la bataille les brigades s’éveillent et s’arment dans la brume, chacun occupe son poste et attend la journée. Elles n’ont qu’à attendre et qu’à se tenir prêtes. Puis le hasard choisit l’une d’elles entre toutes, et la place au centre du combat. Elle ne l’avait pas mérité : l’honneur s’est décidé pour elle. Et les autres brigades, ses camarades, cependant qu’elles combattent, sentent obscurément qu’ailleurs le combat est plus vrai, la mort plus exigeante, le sacrifice plus utile et l’issue décisive. Pour elles, l’effort a des relâches ; il n’y en a pas pour ceux qui sont au centre ; et ceux-là se doutent bien qu’ils sont dans la bataille ; ils devinent les regards, les cris poussés vers eux, et sur eux la pensée du chef. Sous ces regards, ces cris, cette pensée, leur troupe meurtrie, décimée, lutte avec un courage plus grand que son courage même, résiste avec une force plus grande que sa force même. Elle était au matin pareille aux autres, ni plus brave, ni moins brave ; et au soir elle est différente. Elle a traversé l’épreuve, elle sort du feu. Elle est, elle reste différente, marquée aux yeux de tous par la grâce auguste du combat. Un hasard en est cause : l’héroïsme est entré en elle. Tel est le chrétien : un être parmi les êtres, et semblable aux humbles. Mais il combat pour la nature entière, les puissances d’en haut espèrent en son effort, il a été choisi et de là vient le surcroît de sa force. »
C’est le même débat qui se déroula si longtemps, que de savoir ce que ce serait que le roi. C’est tout le débat de l’ancien régime, et c’est toute l’histoire de l’histoire de France. Que de savoir quel homme ce serait que le roi. Si ce serait le premier des barons ; ou le premier des maîtres. Toute l’histoire de France, toute l’histoire de l’ancien régime est aussi l’histoire d’une longue liaison et déliaison qui n’est qu’un cas particulier, et un cas éminent, de l’autre. Partout, et longtemps, sinon toujours, ces deux idées se sont combattues et peut-être plutôt débattues, ces deux idées se sont liées et déliées, mêlées et démêlées, jointes et désunies, distinguées et confondues, l’une que le roi serait le premier des barons, l’autre que le roi serait le premier des maîtres. L’une que le roi serait le premier dans l’ordre de la mesure, dans l’ordre du baronnage et de la chevalerie. L’autre que le roi serait le premier dans l’ordre de la victoire, dans l’ordre du règne et de la domination. On n’entend rien aux admirables histoires de Joinville si l’on ne considère point d’abord que le saint roi est un baron français, Louis de Poissy et nous autres nous pourrons peut-être dire Louis de Paris, baron de l’Île de France et du pays parisis, prince des barons, prince des chevaliers. Et on n’entend rien aux Procès de Jeanne d’Arc si on n’a pas toujours présent à la pensée que le roi qu’elle pensait trouver à Chinon, et le roi qu’elle pensait faire sacrer à Reims, le roi de France enfin, c’était, et ce serait un roi de baronnage et de chevalerie, un roi de croisade et de chrétienté. Et dans cette vie de Jeanne d’Arc qui est la plus belle de toutes et la plus grande et la plus haute et la plus pure absolument et notamment au moins dans six ou sept ordres et selon six ou sept plans du regard et en partant de six ou sept points de la vue il est peut-être permis de dire que la plus grande détresse secrète de cette vie et son point de douleur et sa catastrophe tragique fût qu’elle pensait trouver un roi et qu’elle en trouva un autre. Elle pensait faire sacrer un roi et elle en fit sacrer un autre. Elle pensait trouver un roi de baronnage et de courtoisie, un roi de grâce et de chevalerie, un roi de croisade et de chrétienté. Elle trouva un roi homme d’affaires et un roi de courtage.
On a beaucoup parlé de l’ingratitude de son roi envers elle. Ce ne fut pas seulement l’ingratitude profonde et comme essentielle de l’homme envers le sauveteur et envers le sauveur. Ce ne fut pas seulement cette profonde ingratitude pour ainsi dire de nature. Ce ne fut pas seulement et en outre une profonde ingratitude de caractère. Ce ne fut pas seulement et en outre la profonde et l’orgueilleuse ingratitude et le ressentiment inexpiable du riche envers le pauvre et du puissant envers le misérable à qui il doit quelque chose et même tout. Ce ne fut pas seulement et en outre la profonde ingratitude de race de cette famille qui fournit les plus célèbres ingratitudes de l’histoire et pour tout dire d’un mot ce ne fut pas seulement le commencement de la fameuse ingratitude (bourbonienne et) orléaniste. Ce ne fut pas seulement, si j’en oublie, le recueil des mortelles, des usuelles ingratitudes. Un plus grave malentendu encore séparait le roi de France et le divisait de la plus grande sainte de France et du monde. Elle était venue vers un roi chevalier. Et elle trouva un roi commerçant. Elle était venue vers un roi de justice. Et elle trouva un roi misérablement calculateur. Elle était venue vers un roi de guerre. Et elle trouva un roi de tremblements. Elle était venue vers un roi de grâce. Et elle trouva un pauvre négociateur.
Elle était venue vers le roi très chrétien. Et elle ne trouva qu’un roi de réticences.
Elle était venue vers le roi le plus grand, c’est-à-dire vers un roi de l’ordre de la mesure, de la race de la mesure. Et elle ne trouva qu’un roi qui tenait de pauvres comptes.
Elle était venue vers le roi de France. Et elle ne trouva qu’un petit économe.
Et elle était venue vers un roi mystique et elle ne trouva qu’un roi politique et politicien. Et entouré de quelle basse tourbe de politiciens d’Église et de politiciens d’État.
Des gens pour qui Reims même et le sacre et l’ampoule et le Saint-Esprit étaient des pièces de la politique.
Elle était venue vers une cour et vers une armée et elle trouvait des paperasses (en parchemins, mais c’étaient des paperasses tout de même). Elle trouvait des paperasses et une bureaucratie.
Elle était venue vers une antique maison et déjà elle trouvait un roi moderne. Tel fut l’abîme de malentendu, l’abîme de désabusement, l’abîme de détresse qu’avec sa profonde et claire intelligence politique, dont elle a donné tant de preuves par ailleurs, tel fut l’abîme de miséricorde qu’elle mesura instantanément. Elle était venue vers la maison de France et elle ne trouvait que des petits bureaux, les bureaux de l’État. Elle était venue vers des hommes d’armes et elle ne trouvait qu’une misérable bande de légistes. Elle était venue vers un deuxième saint Louis. Et elle ne trouva qu’un deuxième Philippe le Bel.
Quel exemple plus saisissant pourrait-on choisir de cette longue guerre poursuivie entre les deux races de la guerre, liaison, déliaison, et de ce long débat poursuivi entre les deux races de roi, (si ce mot race ne fait pas ici amphibologie), que déconsidérer que le hideux Philippe le Bel fut le petit-fils de saint Louis. Il ne fallut que l’espace et l’intervalle d’une génération pour que de la tige de saint Louis poussât ce rejeton moderne et pour que la race de saint Louis ◀devint▶ la race de Philippe le Bel et pour que les fils de saint Louis, comme disait cet aumônier, ◀devinssent▶ les fils de Philippe le Bel.
Que l’on compare une guerre de saint Louis, sa guerre contre les Anglais, avec une guerre de Philippe le Bel : toute la distance est là. Il est inouï de penser que pour Philippe le Bel saint Louis était son grand-père. Et que l’un touchait presque l’autre. Et que quand saint Louis mourait à Tunis Philippe le Bel, (si je puis le nommer ainsi), était dans ses deux ans. Et pour aller au point de culmination il est inouï de penser que quand le vieux Joinville écrivait Philippe le Bel régnait déjà depuis vingt ans. Et que c’était le temps même où Guillaume de Nogaret, chancelier de France, faisait le voyage d’Anagni. Et que la sinistre affaire des Templiers allait éclater.
Que l’on compare une guerre de saint Louis, sa guerre des Anglais, dans les Charentes, et une guerre de Philippe le Bel. Une guerre de saint Louis est une guerre juste. Un traité de saint Louis est un traité juste. Telle est la guerre chrétienne, puisqu’il faut bien que ces deux mots aillent ensemble. Une juste guerre, à défaut d’une juste paix, et pour préparer une juste paix. Et la croisade elle-même est une juste guerre.
Une guerre de Philippe le Bel, une guerre moderne est une guerre profitable, ou censément profitable, enfin une guerre voulue profitable. Et cette division va très loin et elle a duré longtemps et il avait une inspiration bien malencontreuse, mais enfin il continuait (bien mal) une antique et obscure tradition ce roi qui voulait que l’on fît la paix, (et par conséquent qui voulait que l’on eût fait la guerre), non pas en marchands, mais en roi.
Si la royauté fût demeurée dans l’ancien régime, si elle fût demeurée la royauté de saint Louis, elle était invincible ; et elle était éternelle. Si elle fût demeurée dans l’ordre de la mesure, elle était la plus grande. Si elle fût demeurée dans l’ordre de sa force, elle était impérissable. Mais du moment qu’elle entrait chez les modernes elle devait fatalement trouver plus moderne qu’elle. Et tel est le châtiment de celui qui trahit son ordre. C’est que dans le nouvel ordre pour lequel il a trahit le sien il trouve toujours quelqu’un qui est plus de ce nouvel ordre que lui. Dans le nouvel ordre où il entre, ou du moins dans le nouvel ordre où il veut entrer il trouve toujours quelqu’un qui lui y est lui-même et essentiellement, quelqu’un par conséquent qui y est maître et qui l’y vaincra. Tandis que lui le transfuge et le traître il ne peut ni y être chez lui ni y être lui-même, ni y être maître ni y vaincre. Et de même celui qui trahit son ordre pour le désordre, dans le désordre où il entre il ne s’y connaît pas et il y trouve toujours son maître. Quand la Révolution Française décapita la royauté, elle ne décapita pas la royauté. Elle ne décapita plus que du moderne.
Ce fut du moderne qui en décapita un autre.
Du moment que la royauté s’était faite commerçante elle devait trouver plus commerçant qu’elle. Et du moment qu’elle s’était faite « philosophe » elle devait fatalement trouver plus philosophe qu’elle. Et c’était justice. Il faut être ce que l’on est et nous retrouvons ici cette pensée qui est dessous tout cet essai et qui ne noua a pas quittés. Mieux vaut celui qui est bien lui dans l’ordre le plus bas que celui qui n’est pas lui dans un ordre censément plus élevé. Mieux vaut même celui qui est bien lui dans le désordre que celui qui n’est pas lui dans un ordre quelconque. Quand la Révolution décapita la royauté, ce ne fut pas un nouveau régime qui décapita de l’ancien régime. Ce fut du nouveau régime qui décapita du nouveau régime. Ce fut du nouveau régime déclaré qui décapita du nouveau régime honteux. Ce fut du moderne plus réussi qui décapita du moderne moins réussi. Ce fut du moderne bien lui-même et bien chez lui qui décapita du moderne étranger, du moderne nouveau venu et parvenu. Ce fut du moderne plus compétent qui décapita du moderne moins compétent.
Ce n’étaient pas des fils de roturiers qui décapitaient un fils de saint Louis. Les fils de roturiers n’eussent jamais décapité un fils de saint Louis. Les fils de roturiers n’eussent pas plus décapité un fils de saint Louis que les roturiers eux-mêmes n’eussent décapité saint Louis. C’étaient des fils de Philippe le Bel qui décapitaient un fils de Philippe le Bel. C’étaient des juristes qui décapitaient un juriste. C’étaient des légistes qui décapitaient un légiste. Et il est permis de dire et il faut dire : C’étaient des fils mieux venus de Philippe le Bel qui décapitaient un fils moins bien venu de Philippe le Bel.
Quand on va chez les loups il faut s’attendre à être mordu. Et quand on va chez les fous il faut s’attendre à être berné. Si la royauté se fût demeurée fidèle à elle-même, tout le monde lui fût demeuré fidèle. Mais comment demeurer fidèle à celui qui se trahit lui-même et qui n’est pas fidèle à lui-même et à sa propre institution.
Jeanne d’Arc était allée vers un chef et elle ne trouva qu’une cabale. Elle était allée vers un roi et elle ne trouva que des courtisans. Voilà ce qui fut payé le jour du 21 janvier.
Celui qui trahit sa race, son être, son institution propre, où veut-il que se prenne le respect. Où veut-il que la fidélité s’attache.
Et aujourd’hui si l’on nous présentait un roi qui fût de la catégorie de saint Louis tout le monde en serait. Si l’on nous présentait un roi qui fût un bon roi de baronnage, tout le monde en serait. Si l’on nous présentait un roi qui fût un roi de chevalerie, tous les hommes de cœur en seraient. Si l’on nous présentait un roi qui fût un roi de politique, tous les hommes de tête en seraient. Mais on nous présente un roi qui serait le jouet des parlementaires.
Et qui serait toujours battu dans un ordre qui n’est pas le sien.
Et où ils joueront toujours mieux que lui.
Saint Louis, Philippe le Bel, tragique rapprochement.
Et y eut-il jamais confrontation plus culminée. Ainsi quand le saint roi se mourait devant Tunis, et de ce flux de ventre qui l’emporta, c’était ce nourrisson de deux ans qui était le fils de son fils, né à Fontainebleau, l’homme de sa race et celui qui à son tour allait monter sur le trône, comme disent les vieilles histoires, allait être la maison de France. La fleur de sainteté, le roi le plus moderne. La fleur de probité, le roi faux monnayeur. Et quand le vieux Joinville, sénéchal de Champagne, écrivait ce livre qui est comme un Évangile du royaume de France, on était depuis vingt ans dans le monde moderne, au moins en ce sens que l’on était depuis vingt ans sous le règne du plus affreusement moderne des rois.
Quel enseignement pour nous, qui geignons toujours d’être venu au monde dans le monde moderne et qui trouvons que le service est dur. Et que ça marche mal. Ça a toujours marché très mal. Et le service n’a jamais été une commodité. Vingt ans après la mort de saint Louis ça marchait très mal en France. Et pendant que saint Louis était en Terre-Sainte ça ne marchait pas très bien en France, (Joinville le dit assez). Et quand Jeanne d’Arc arriva à Chinon, croit-on qu’elle trouva que tout allait bien. Quelques mois plus tard elle faisait sacrer à Reims un roi qui n’était pas de l’ordre du sacré.
Elle pensait trouver un roi des paroisses françaises. Et elle ne trouva que le roi des diplomates.
Par un point au tennis au plutôt par un coup on peut perdre une partie, et l’enjeu de vingt parties, et le championnat du monde. Dès lors lequel vaut le mieux : gagner par un point dans une partie et dans un championnat où tous les joueurs sont forts, ou gagner par vingt parties dans un championnat où tous les autres joueurs sont faibles. Tels sont les deux systèmes de pensée, telles sont les deux races de la guerre, tels sont les deux systèmes de mesure, la mesure et la victoire et l’on peut dire le droit et le fait. Allons plus loin, et passons de l’autre côté. Passons la décision du fait. Passons la barre de l’événement. Lequel vaut mieux : gagner dans une partie où tous les autres joueurs sont faibles, ou perdre dans une partie où tous les joueurs sont forts ; gagner dans une partie faible ou perdre dans une partie forte. Gagner dans un jeu de bassesse ou perdre dans un noble jeu. C’est-à-dire : sommes-nous chargés de gagner quand même, et à n’importe quel prix ; ou sommes-nous chargés de maintenir un certain niveau du jeu ; et du jeu de la guerre ; et ainsi un certain niveau du monde. Et non seulement de le maintenir, mais de le faire monter, ou remonter, tout bas que nous soyons. C’est-à-dire : sommes-nous chargés d’être des vainqueurs, ou d’être des nobles. Et de maintenir dans le monde un certain niveau de noblesse. Tout homme qui est d’une certaine race optera pour la théorie, pour le système de pensée du noble jeu.
Ou plutôt il n’optera pas. Il est d’avance de ce système et de cette race.
Tant que l’on parlera le langage français Corneille demeurera le poète de ce noble jeu. Du système et de la race pour qui toute vie même et toute action et toute conduite est un exercice et comme une application de ce noble jeu. Tant que le français sera parlé et plus tard peut être aussi longtemps que le français sera lu et sera la troisième langue classique, Corneille sera et le théoricien et le philosophe autant que le poète du noble jeu. Je dis le théoricien et le philosophe car nul poète autant que lui n’a été heureux sur ce point, nul poète autant que lui n’a réussi à inclure dans la poétique, sans porter atteinte aux formes de la poétique, les déroulements et les formules même de la pensée. Nul n’a été aussi astreint, aussi exact, aussi heureux dans les approfondissements et dans les perspectives et dans les échelonnements de la pensée tout en demeurant poète et lui-même et ferme et heureux dans les formes de la poétique. Et non seulement dans la tragédie où l’on croit que c’est plus facile et où ça semble peut-être plus indiqué, mais, et autant, dans la comédie même, qui signifie plus, étant sans appareil. La même tendresse secrète et la même noblesse et la même ardente et ferme jeunesse qui anime et soulève et peuple le Cid anime aussi et soulève et peuple également le Menteur. C’est le même poète et c’est le même être et la même grandeur sur deux plans parallèles. C’est la même pièce et la même poétique sur deux plans conjoints. Et la comédie même prouve plus ; justement parce qu’elle est la comédie. C’est la même pièce qui se joue deux fois, une fois sur le plan du tragique et une fois sur le plan du comique et jamais on n’avait vu si évidemment à quel point le tragique et le comique sont deux plans parallèles conjoints du même art, classique, du même être, des mêmes hommes, du même temps. Et il est merveilleux déconsidérer à quel point le Menteur n’est pas la comédie du Menteur, ni du menteur, ni du mensonge. Et à quel point elle est uniquement la comédie de l’honneur et de l’amour (et un peu aussi du hasard).
Le menteur est la comédie de l’honneur et de l’amour comme le Cid en est la tragédie et comme Horace est la tragédie de l’honneur et de l’amour et comme Cinna est la tragédie du pouvoir et comme Polyeucte est la tragédie de la foi (et en deuxième de l’amour).
Car il faut bien s’entendre quand on dit, (avec les contemporains de Corneille et avec Corneille lui-même), (mais il était pour lui-même un assez mauvais contemporain), que toute tragédie de Corneille présente un conflit entre la passion et le devoir, conflit qui se termine toujours par le triomphe du devoir. Lui-même il parlait ainsi et il en convenait, mais c’était un être qui manquait essentiellement d’orgueil, de l’orgueil le plus juste, et qui défendait mal son œuvre devant les critiques, et qui défendait mal son génie devant les contemporains, et qui rendait les armes, et qui condescendait volontiers, et qui disait comme eux. Quand il déclarait, comme les autres, et peut-être avant les autres, que sa tragédie était, représentait un conflit du devoir et de la passion, et qu’il donnait à entendre et même quand il disait que le devoir triomphait et devait toujours triompher de la passion, et quand il donnait à entendre et même quand il disait que le devoir est une grandeur et une noblesse et que la passion est une faiblesse et certainement une bassesse, il s’appliquait à être de son temps et à parler le langage de tout le monde. Il s’appliquait à parler le langage de son siècle. Et de tout son siècle. En un mot il s’appliquait à parler cartésien.
Et même très sincèrement, parce qu’il manquait d’orgueil, à être cartésien.
C’est pourtant l’entendre bien mal, à la fois inexactement et faussement, que de se représenter son génie et son œuvre uniquement comme le théâtre d’un conflit entre le devoir et la passion, conflit où le devoir, grandeur et noblesse, triomphe finalement de la passion, faiblesse et bassesse. Le dirai-je, c’est un peu une conception à la Hugo, antithétique. C’est dire combien elle est arbitraire, artificielle, mécanique et raide. Et c’est encore l’entendre plus mal, c’est-à-dire vraiment beaucoup mal, si on donne et à ce mot devoir et à ce mot faiblesse le sens des moralistes.
La réalité, ici encore, ici toujours, est beaucoup plus saisissante et beaucoup plus profonde. On nous fera difficilement croire que l’amour de Chimène et que l’amour de Rodrigue soit une faiblesse, (et l’amour de Pauline), et on nous fera encore plus difficilement croire que c’est une bassesse. C’est qu’en réalité le conflit dans Corneille ce n’est pas un conflit entre le devoir, qui serait une hauteur, et la passion, qui serait une bassesse. C’est un débat tragique, (et une fois comique, mais nous avons assez vu que c’est de la même famille), entre une grandeur et une autre grandeur, entre une noblesse et une autre noblesse, entre l’honneur et l’amour.
D’un côté ce n’est pas la morale, cette invention. C’est infiniment plus et infiniment autre : c’est l’honneur. Et de l’autre côté ce n’est pas la passion, cette faiblesse. C’est infiniment plus et infiniment autre : c’est l’amour.
Allons plus loin, entrons, pénétrons plus avant. Ce débat tragique, (et une fois ce débat comique), n’est point un débat disparate et il n’est point un débat inégal. Il n’est point un débat boiteux. Il n’est point un débat impair. Il n’a pas lieu, il ne se produit pas entre des grandeurs décalées, entre des grandeurs qui ne seraient pas du même ordre, car cette noblesse est de même ordre que celle noblesse, et cette grandeur est de même ordre que cette grandeur.
L’impair, ce serait la préface de Cromwell. Tragique et une fois comique, (mais c’est le même), la poétique de Corneille est essentiellement paire. Elle est essentiellement à égalité. Et c’est en ce sens qu’elle est essentiellement une poétique du noble jeu.
L’impair, le décalé, le porte à faux, c’est le romantisme même, c’est le secret du romantisme. Et ce n’est pas un secret bien malin. C’est un bien pauvre secret. C’est un secret de mécanique et c’est un secret de raideur. Le beau secret, le profond secret du classique, (et jamais et nulle part il n’est aussi beau et il n’atteint aussi profondément que dans Corneille), le secret du classique et éminemment du cornélien c’est le pair et le comparable, c’est le loyal, et c’est que tous les mondes et que tous les êtres y soient à égalité.
Sans doute c’est le débat (tragique, une fois comique, toujours également poétique), sans doute c’est le débat de l’honneur et de l’amour. Mais c’est un débat essentiellement pair et plus que pair c’est un débat pénétré et compénétré. Mutuellement lié. Mutuellement pénétré. Car, et nous atteignons ici au secret même, au point de secret de la poétique et du génie de Corneille : L’honneur est aimé d’amour, l’amour est honoré d’honneur.
L’honneur est encore un amour et l’amour est encore un honneur.
On n’entend rien au tragique et au comique et à la poétique de Corneille si on n’y veut voir qu’un conflit pour ainsi dire intellectuel et livresque entre le devoir pris au sens des moralistes et la passion prise aussi au sens des moralistes. Infiniment autre, infiniment plus grave et plus réel est le débat et en même temps la déliaison et en même temps la liaison. Il ne fait aucun doute que dans Corneille l’honneur est aimé d’amour notamment dans le Cid, où cela éclate, et que l’amour est honoré d’honneur, notamment dans le Cid, où cela éclate. Ni l’honneur n’est estimé ou maigrement aimé d’une maigre estime et d’un maigre amour de morale, s’il y a des amours de morale, ni l’amour n’est honoré ou flétri d’un maigre et livresque sentiment de morale ou d’immorale. Cela éclate dans le Cid, où toute cette jeunesse, la plus belle et la plus jeune jeunesse qu’on ait jamais mise en poétique, aime l’honneur d’amour et comme un amour, honore l’amour d’honneur et comme un honneur. C’est pour cela que l’honneur et l’amour sont toujours présents l’un à l’autre ; et l’autre à l’un. C’est pour cela que l’honneur et l’amour sont constamment compénétrés, mutuellement pénétrés. C’est pour cela aussi qu’ils peuvent constamment s’affronter et ensemble jouer le noble jeu.
Il ne faut jamais croire un poète sur ce qu’il dit. Corneille moins que tout autre. À cause de ce grand manque d’orgueil, et qu’il en manquait plus que tout autre, et par suite à cause de cette grande et admirable naïveté. Pour lui plus que pour tout autre il faut faire attention à ce qu’il a fait, et non pas à ce qu’il dit qu’il a fait. Il dit qu’il a fait le conflit du devoir et de la passion. Mais il a fait l’immense débat, l’immense liaison et déliaison de l’honneur et de l’amour.
L’amour est un plaisir, l’honneur est un devoir.
Ne l’en croyons pas. L’amour, (je dis dans son système de pensée, dans son système de sentiment, et dans sa poétique, et dans son système de la vie), l’amour est un honneur, et l’honneur est aimé. Ou alors je dirai plus. Pour ces admirables jeunes gens, près de qui tout est vieux, près de qui tout est ridé, l’amour est un plaisir et l’honneur aussi et l’honneur ensemble est un plaisir ou plutôt l’amour est un plaisir et l’honneur ensemble est le même amour et le même plaisir. Ils aiment tout, dans leur jeunesse, ils aiment tout d’amour, et l’honneur plus que tout. Et ils honorent tout, d’honneur, et l’amour plus que tout. Le long et lent balancement élégiaque de ce que je nommerai les demi-stances du Cid, c’est-à-dire de cet admirable dialogue, de cet admirable couplet alterné entre Chimène et Rodrigue, le seul morceau peut-être dans toute la poétique moderne qui nous rende un écho de la pureté antique, qui nous revaille, qui ait reporté jusque dans le monde moderne les alternements de certains demi-chœurs de la tragédie antique et de certains demi dialogues entre le personnage et le chorège et le chœur et un ou les deux demi-chœurs, cet admirable et parfait balancement des demi stances, (et il vaudrait peut-être mieux dire des doubles stances), plus profond encore et plus pur et moins peut-être appareillé que celui des stances n’est point ce balancement forcément un peu mécanique du devoir à la passion, et un peu extérieur. Ce n’est point un balancement articulé du même à l’autre, ou plutôt de l’autre à l’autre, forcément un peu brutal et un peu apparent. C’est un balancement secret, douloureux, béni, malheureux, heureux, un retour et un retour, un balancement silencieux du même au même, de cet honneur et amour nommé honneur, à cet amour et honneur nommé amour.
Nous n’avons qu’un honneur. Il est tant de maîtresses, dit le vieux don Diègue. Mais l’idée de Rodrigue, et l’idée cornélienne, leur système d’être et leur système de pensée, c’est premièrement que nous n’avons qu’un honneur, deuxièmement que nous n’avons qu’une maîtresse, troisièmement que c’est la même unicité.
Leur idée, leur système de pensée, c’est que la destination de l’amour est la même que la destination de l’honneur. Aussi unique.
Il faut relire le Cid. Ou plutôt il faut le lire pour la première fois, et nous-mêmes d’un regard inhabitué. L’amour de Chimène et de Rodrigue pour l’honneur est une des nourritures les plus profondes de leur propre amour. Et leur amour est une nourriture profonde et une offrande perpétuelle qu’ils font à l’honneur. Et l’honneur qu’ils rendent à l’amour est encore une nourriture de leur amour.
Il faut relire le Cid. Il faut voir à quel point l’honneur est entouré, à quel point l’honneur est un objet d’amour et un objet de tendresse. Et il faut voir à quel point l’amour est un objet d’honneur.
C’est en ce sens, et non point au sens des critiques et des historiens, et non point entre autres au sens de Corneille critique, examinateur et historien, qu’il faut dire que le Cid est la tragédie de l’honneur et de l’amour et que le Menteur est la comédie parallèle et conjointe de l’honneur et de l’amour. C’est en ce sens qu’il faut dire, et seulement en ce sens que l’on peut dire que le Cid est une tragédie héroïque et que parallèlement et conjointement le Menteur est une comédie héroïque. En comparaison du Menteur toutes les comédies de Molière (et pourtant il est le plus grand génie comique qui soit jamais apparu dans le monde) sont des comédies bourgeoises. Je ne parle pas des Plaideurs qui en comparaison de l’un et de l’autre ne sont plus qu’une aigre et sèche et mauvaise petite comédie de séminaire, faite pour être jouée le jour de la distribution des prix.
C’est en ce sens, au sens d’un honneur et d’un amour qui se nourrissent mutuellement, qui sont de la même race, de la même noblesse, de la même famille. Et qui sont respectivement l’objet de cultes conjugués. C’est en ce sens que le Cid est la tragédie du noble jeu comme le Menteur est parallèlement et conjointement la comédie du noble jeu.
Tout est honneur et tout est amour dans Corneille et tout est confrontation loyale et noble et beau et juste jeu. Avant tout, que rien ne soit faussé. Que ce grand combat constant se livre en pleine égalité. Que nulles chances ne soient favorisées. Que nulles chances aussi ne soient frauduleusement diminuées. Le contraire de Corneille et ce qu’il combat et vise et atteint diamétralement, ce n’est pas la faiblesse, c’est la fraude. Voilà le seul ennemi, et le honteux objet du seul bannissement. Mais alors d’un bannissement total.
Ainsi se poursuivra dans la grande œuvre cornélienne le perpétuel affrontement, la comparaison constante, la constante confrontation des êtres et des vies, des personnages et des thèses. Dieu même est honnête homme et devant Dieu la thèse de Dieu même ne sera point avantagée. Ce qu’il y a de plus fort et de plus grand dans Polyeucte, c’est certainement l’absence totale de fraude pieuse ; et de cette exécrable dévotion frauduleuse.
C’est la poétique de la comparaison ; et de la comparaison parfaite. Dieu sera comparé, comme les autres ; loyalement, comme les autres ; il sera comparé aux faux dieux. Et il sera trouvé meilleur de la quantité juste, qui est l’infini, mais de rien de plus. Et dans la composition de cet infini si je puis dire il n’entrera pas un atome de frauduleux.
Telle est la poétique de Corneille. Une immense et constante comparaison loyale. Une immense et constante comparaison de beauté. Une immense et constante comparaison de grâce et de force. Le combat de Rodrigue et du comte étendu à tout le monde. Et à Dieu même. Le combat de Dieu étendu à Dieu même. Et Dieu n’y sera aucunement avantagé. C’est-à-dire qu’il n’y recevra aucun avantage supplémentaire, aucun avantage frauduleux, aucun avantage en plus si je puis dire de ses avantages naturels qui sont les avantages de sa nature et de sa grâce. Ce n’est pas lui qui a peur que Dieu ne soit pas assez fort. Dans les combats. Dans les comparaisons. Ce n’est pas lui qui ajouterait des preuves de l’existence de Dieu.
Qui en mettrait de trop, comme nos théologiens.
Ce n’est pas lui qui a peur que Dieu ne soit pas assez bien comme il est.
Telle est l’éclatante et unique beauté de Polyeucte. Ce n’est pas seulement que la pensée jaillisse pleine et intacte dans la poétique et que la proposition demeure pleine et intacte dans le vers. C’est que le saint et le martyr et que Dieu même n’y reçoivent aucun accroissement frauduleux. Il ne leur en met pas de trop.
Voilà l’éclatante et unique beauté de Polyeucte. C’est ce magnifique dévêtement du saint, du martyr et de Dieu. C’est ce désarmement magnifique. Nul manteau de vertu, de nos maigres vertus. Les Théologales seules. Nul manteau de nos fausses vertus. Nul manteau magique. Les tenants de la bonne cause ne reçoivent nulle arme frauduleuse, nul armement frauduleux. Il est si rare que les tenants de la bonne cause ne reçoivent pat une merveilleuse armure, c’est-à-dire une armure frauduleuse. C’est-à-dire, il est si rare que les tenants de la bonne cause n’aient pas peur.
Il faudrait analyser, il faudrait présenter encore plus cette éclatante et unique beauté de Polyeucte. Nul entassement de preuves. Il n’empile pas des meubles. Il n’aveugle pas des voies d’eau. Il sait que la nef de saint Pierre n’a pas des voies d’eau.
Il ne bouche pas des brèches. Il sait qu’il n’a pas des brèches.
C’est le total dévêtement et désarmement de la grâce. Il n’en met pas quand même. Il n’est peut-être pas dans la tradition des théologiens. Mais il est dans la ligne et dans la race et dans la tradition des saints et des martyrs. Et il est dans la ligne et dans la race de Jésus-Christ.
Misereor super turbam.
Il ne méprise point le monde. Lui-même il ne se gouverne que par la miséricorde. Il n’abaisse point le monde pour s’élever. Et en ceci il est fort différent d’une certaine tendance de Pascal. Il rend au temporel ce qui lui est dû. Et pour tout dire il rend à César ce qui est à César. Ici encore il ne fraude pas. Il prend dans son plein cet enseignement de Jésus.
Ceux qui prennent de la distance du monde, ceux qui prennent de la hauteur en partant du monde, à partir du monde en abaissant le monde ne s’élèvent pas. Ils restent à la même hauteur. Et la hauteur qu’ils croient avoir prise, c’est une contre hauteur, c’est l’abaissement du monde, l’abaissement qu’ils ont donné au monde. C’est une hauteur au-dessous du point commun de départ. C’est cela qu’ils mesurent. Ils mesurent la hauteur dont ils ont abaissé le monde et non point la hauteur dont ils se sont élevés.
Ceux qui s’élèvent vraiment, ceux qui prennent vraiment de la hauteur ce sont ceux qui laissent le monde à la hauteur où il est, et qui de là montent, de là prennent de la hauteur.
C’est la question du mouvement relatif et du mouvement absolu. Il y a une ascension absolue, qui est une ascension, et une ascension relative, qui peut n’être pas une ascension, et qui peut même être une descente. Le monde et l’homme sont à une certaine hauteur, sont donnés à une certaine hauteur commune que je nommerai la hauteur initiale, la hauteur de point de départ ou plutôt de niveau de départ. Il s’agit de savoir qui monte et qui descend. L’homme qui abaisse le monde et qui prend de la hauteur à partir de ce monde qu’il abaisse peut avoir l’illusion qu’il monte absolument, qu’il prend de la hauteur absolue. Il peut n’en être rien, s’il ne monte pas lui-même absolument. S’il ne monte pas lui-même absolument, il peut monter relativement et en même temps rester au même niveau absolument et même absolument descendre. Mais l’homme qui laisse le monde où il est et qui de ce niveau s’élève, cet homme est sûr de monter.
Nous surprenons ici, nous prenons ici sur le fait la plus fréquente erreur de calcul et naturellement la plus grave. Il ne suffit point d’abaisser le temporel pour s’élever dans la catégorie de l’éternel. Il ne suffit point d’abaisser la nature pour s’élever dans la catégorie de la grâce. Il ne suffit point d’abaisser le monde pour monter dans la catégorie de Dieu. Et peut-être même l’opération ne consiste-t-elle point du tout en cela et est-elle infiniment autre.
Cette erreur de calcul, la plus fréquente, peut-être parce qu’elle est la plus commode, et la plus grave, puisque c’est presque une erreur de sens des signes dans l’emploi du signe plus et du signe moins et qu’ainsi elle porte sur les bases mêmes et sur les données et sur les conditions du calcul et sur les établissements même de l’opération, cette erreur de calcul initiale et même préliminaire est le ramassement et le schème de cette erreur de calcul globale qui fait le parti dévot. Parce qu’ils n’ont pas la force (et la grâce) d’être de la nature ils croient qu’ils sont de la grâce. Parce qu’ils n’ont pas le courage temporel ils croient qu’ils sont entrés dans la pénétration de l’éternel. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être d’un des partis de l’homme ils croient qu’ils sont du parti de Dieu. Parce qu’ils ne sont pas de l’homme, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu.
Mais Jésus-Christ même a été de l’homme.
De ce parti dévot, de tomber dans le parti dévot Corneille a été merveilleusement et totalement gardé, par une grâce unique, dans tout Polyeucte. Nulle part et en aucun sens cette œuvre incomparable n’est une œuvre dévote, nulle part elle ne porte trace ni soupçon de trace des refroidissements et des impuretés du style dévot. Et nulle part elle ne porte trace de cette erreur de calcul qui est au centre de la paragénésie du parti dévot.
Comme il avait été gardé du langage dévot, ainsi et notamment Corneille a été gardé de cette erreur de calcul qui est au centre du système dévot. Et il en a été gardé notamment par le système de pensée du combat loyal et de la comparaison à égalité.
Dans cette promotion que j’avais indiquée autrefois, dans cette triple promotion et culmination du Cid, d’Horace et de Cinna (et il faudrait presque dire du Menteur) à Polyeucte et en Polyeucte, (Polyeucte et le Menteur sont de la même année), ce qui a été transporté, ce qui a été promu intégralement, ce qui a été promu entre tant de promotions, c’est le système de pensée du combat loyal et de la confrontation à égalité. Dans ce constant débat, dans cette universelle présentation et confrontation à égalité nul ne sera avantagé. Nul être. Nulle thèse. Ni Dieu.
Ni le saint ; ni le martyr ; ni Dieu.
Ni l’homme.
Ni la foi ; ni la grâce ; ni Dieu.
Nul ne sera diminué pour que les autres paraissent plus grands. Tout le monde sera dans sa pleine grandeur et ceux qui ont à être plus grands seront encore plus grands.
Nul ne sera diminué pour donner passage à d’autres. Et Dieu passera tout de même. Par où il doit passer.
Telle est peut-être la plus grande beauté de Polyeucte. C’est essentiellement un christianisme de paroisse. La santé même. Rien du fanatisme ascétique. Rien de monstrueux. Rien qui ne soit français et chevaleresque. La grâce s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus de la nature, sans que la nature ait été frauduleusement abaissée. La haute température ne viendra pas de ce que l’on aura abaissé le zéro. C’est le climat qui aura changé et ce ne sera point le cabinet météorologique, la station climatique ou climatérique. C’est la température qui aura monté et ce n’est pas le thermomètre qui aura baissé. L’éternel s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus du temporel et ce n’est pas le temporel qui aura baissé. Le saint, le martyr s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus de l’homme et ce n’est pas l’homme qui aura baissé. Dieu s’élèvera de toute sa hauteur au-dessus du monde et ce n’est pas le monde qui aura baissé. Nul ne sera servi frauduleusement, nul (et il est honteux d’avoir à le dire), nul et pas même Dieu.
Nul ne sera frauduleux. Et j’ai honte à le dire, nul et pas même Dieu.
De là la grande et profonde humanité de Polyeucte, cette immense bonté et cet approfondissement de tendresse. Celui-là n’aime pas Dieu contre le prochain. Et il ne fait pas son salut contre le prochain. De là que cette grande et précellente tragédie est double, une tragédie sacrée, une tragédie profane, et que la précellence de la tragédie sacrée sur la tragédie profane n’est point obtenue frauduleusement.
La grandeur même et la floraison et l’éclat de la tragédie sacrée dans Polyeucte nous masque non pas seulement la grandeur et la floraison et l’humanité mais presque jusqu’à l’existence même de la tragédie profane qui est dessous. Nous sommes tous comme cette princesse qui voulut mettre en comparaison Racine et Corneille et qui pour balancer Bérénice trouva Tite et Bérénice. Nous sommes tous écrasés par l’histoire des littératures. Nous sommes tous oblitérés. Et nous aussi nous sommes habitués. Nous ne voyons pas que la grande tragédie profane de Corneille (le Cid étant mis à part, car à vrai dire il n’est pas une tragédie profane, il est une sorte de tragédie sacrée de l’honneur et de l’amour, (et de la jeunesse), plus précisément une tragédie sacrée de ce que l’honneur et l’amour ont de sacré dans l’âge de la jeunesse), historiens et habitués nous ne voyons pas que la grande tragédie profane de Corneille, comparable (et incomparable), la tragédie profane de l’âge de Titus et de Bérénice c’est Polyeucte encore, c’est la tragédie profane qui court sous la tragédie sacrée dans Polyeucte, ou plutôt c’est la tragédie profane sur laquelle repose et de laquelle s’élève la tragédie sacrée de Polyeucte. Le répondant de Titus et de Bérénice (et d’Antiochus) ce n’est pas Tite et ce n’est pas Bérénice. C’est Pauline et Sévère, (et c’est encore Polyeucte). Voilà la pure tragédie d’un amour profane et pleinement et purement antique et mélancolique et inguérissable ou plutôt voilà la pure et pleine et antique et mélancolique et inguérissable tragédie profane de l’amour.
C’est une des plus grandes erreurs que l’on puisse commettre que de croire que Sévère est un personnage de second plan. Il n’y a pas de second plan dans Polyeucte. Il y a un premier plan qui est le plan de l’humanité. Et au-dessus il y a un plan qui est le plan du sacré. La grandeur du sacré n’est point obtenue en reculant le plan de l’homme et du monde. Il n’y a point un premier plan qui serait le plan du sacré et derrière un deuxième plan, un plan reculé qui serait le plan du profane. Il y a un premier plan qui est le plan de l’humain et du profane. Et il y a au-dessus un plan qui est le plan du sacré.
S’il n’y avait point dans Polyeucte cette tragédie sacrée incomparable et d’ailleurs unique, alors il nous apparaîtrait que la tragédie profane que nous avons dans Polyeucte est la plus pleine et la plus pure et la plus antique et la plus profonde et si je puis dire ensemble la plus gracieuse et la plus grave et la plus sacrée tragédie profane de l’amour et de l’honneur que nous ayons. Mais quelle ne faut-il pas que soit la grandeur d’une tragédie sacrée qui nous masque à ce point toute l’autre. Et que dire d’une poétique qui dans l’espace de cinq actes peut ainsi à un monde superposer un autre monde.
De là que Sévère n’est nullement sacrifié, que de nulle part même il n’est diminué. C’est un des plus beaux Romains que nous ayons. Lui aussi il est présenté dans son exactitude et dans son plein. Sérieux, honnête, et honnête homme, grave et comme achevé, cultivé, nullement curieux, humain et comme consommé, bon, désabusé, noble, brave et d’une inguérissable mélancolie il est là pour nous rappeler ce que les imbéciles seuls ignorent : que l’antiquité païenne, que l’humanité antique et païenne a été elle-même un temple de pureté.
Et qu’elle n’a pas eu les dieux qu’elle méritait.
C’est-à-dire qu’elle n’a pas eu ses dieux.
C’est le contraire de nous, qui avons le Dieu que nous ne méritons pas.
On peut dire que le monde antique n’a pas eu les dieux qu’il méritait.
Le monde chrétien a eu juste le Dieu qu’il méritait ; son Dieu.
Le monde moderne a encore le Dieu qu’il ne mérite déjà plus.
Comme le monde antique nous n’avons pas notre Dieu, mais c’est en sens inverse.
Le monde est décalé de Dieu dans l’autre sens.
Et le monde chrétien a seul été juste, accoté à Dieu ; équilibré avec Dieu.
De là encore cette belle attitude et conduite de Polyeucte envers Sévère. Il ne fait aucun doute qu’il a pour lui une considération propre. Il ne le traite pas seulement en galant homme, et en honnête homme, et en chevalier, et en homme de la bonne compagnie. Il a pour lui un attachement et un respect propre, une sorte de fidélité dont les origines sentimentales seraient fort obscures et extrêmement profondes, dont les origines avouées sont plus apparentes et plus claires. Un combat d’honneur est engagé entre ces deux hommes et Polyeucte se tient pour engagé d’honneur à ne point le céder en honneur à ce grand stoïcien.
Ce n’est point en vain, ce n’est point au hasard que Pascal a déterminé le stoïcisme et un certain scepticisme épicurien comme les deux pôles de pensée et de système du monde antique si je puis dire au point de vue chrétien ; (et notamment au point de vue du manque du chrétien) ; comme les deux pôles ensemble et se répondant de la philosophie et de la sagesse antique ; de la pensée païenne et de la pensée profane. Comme les deux pôles de pensée et de système de l’humanité même, c’est-à-dire d’une humanité non revêtue encore de christianisme, purement profane et si je puis dire laïque, d’une humanité comme réduite à ses propres forces, et considérée indépendamment de l’introduction et comme de la superposition du christianisme. Et qu’il a considéré le stoïcisme comme le pôle de pensée et de système de l’héroïque et du sacré dans un monde profane et le scepticisme ou du moins ce certain scepticisme épicurien comme le pôle de la mollesse et du profane dans un monde profane. Il a fort bien vu que de tout le monde antique le stoïcisme était ce qui était comparable ; et pour ainsi dire ce qui pouvait tenir le coup au chrétien. Ce qui pouvait se présenter à la confrontation. Il a fort bien vu que de tout le monde antique le stoïcisme était seul digne. Que seul il pouvait présenter ses produits en comparaison. Que seul il avait pu donner, que de lui seul étaient sortis ce qui dans le registre antique répondait à ce que sont dans le registre chrétien les saints et les martyrs : les héros et peut-être faut-il dire aussi les martyrs.
Si l’on peut considérer, comme je le crois, la cité antique elle aussi comme une figure, comme une préfiguration temporelle de la cité de Dieu, il est certain que dans cette figuration et ce parallélisme c’est le stoïcisme qui a donné, et qui seul a pu donner, dans le registre du monde antique, ce qui seul correspond aux saints et aux martyrs, ce qui seul figure les saints et les martyrs : les héros et peut-être faut-il dire les martyrs.
J’aime fort peu cette expression, les saints laïques. Elle est maîtresse de confusion et d’erreur. Mais réduite à la figure, et au sens de la figure, elle est profonde et réelle et vraie. Il y a bien eu dans le monde antique un certain réduit, il y a bien eu dans la philosophie et dans la sagesse antique une certaine citadelle, il y a bien eu dans le monde laïque et dans le monde profane un certain sacré et Pascal a fort bien vu que c’était le stoïcisme qui avait été chargé de fournir ce sacré, de donner ce qui seul pouvait répondre au saint et au martyr, ce qui seul pouvait annoncer laïquement, temporellement figurer le saint et le martyr : le héros et déjà peut-être le martyr.
Comme tous les vraiment grands chrétiens, Pascal se gardait de mépriser l’antique. Il savait trop qu’il y avait eu Rome et la Grèce. Et la philosophie et la sagesse antique. Et une pensée laïque et une pensée profane. Et même une science antique. Et une véritable figuration temporelle. Il savait trop qu’il y avait eu la cité antique. Et allant, comme il faisait toujours, au cœur même du débat, et allant tout de suite, comme géomètre, aux maxima, il avait bien vu que le stoïcisme donnait, était chargé de donner le maximum de la grandeur antique sub specie, au point de vue de la grandeur chrétienne, le maximum de la nature au point de vue de recevoir la grâce, le maximum du héros (et du martyr) au point de vue du saint et du martyr, le maximum de l’homme sans Dieu au point de vue de Dieu, le maximum du monde sans Dieu au point de vue de Dieu.
C’est en ce même sens que Sévère est un stoïcien et c’est aussi en ce même sens que Polyeucte estime, honore et il faut le dire qu’il admire Sévère. Il ne l’aime pas seulement, il ne lui est pas seulement attaché par les raisons sentimentales obscures les plus profondes, par une obscure sentimentalité, par une obscure et profonde fidélité de report. De confiance. Il ne l’aime pas seulement de charité chrétienne. Il ne l’aime pas seulement d’une bienveillance et philanthropie antique et païenne et grecque et philanthropique. Et philosophique. Il l’aime comme un noble partenaire et il voit en lui sa propre figure.
C’est une dilection et c’est une admiration de compétence. C’est dire que c’est bien près d’être une prédilection. Quelle tentation, pour celui qui est grand dans un ordre, que d’estimer, que d’admirer, peut-être que d’aimer entre tous celui qui est le plus grand dans un autre ordre et le plus de tous peut-être celui qui est le plus grand dans l’ordre contraire. Polyeucte admire Sévère en homme qui s’y connaît ; car sa grandeur chrétienne est fondée sur le dépassement et non sur l’ignorance de la grandeur païenne et de la sévérité antique. Il sait que les faux dieux ne sont rien. Mais il sait aussi que les adorateurs des faux dieux ne sont pas rien. Il sait que les faux dieux sont de bois et de pierre.
De bois, de marbre ou d’or comme vous les voulez.
Mais il sait aussi que les adorateurs des faux dieux sont de l’homme et du monde ; et de l’âme. Et il bouscule, et un peu vivement, les faux dieux. Mais il traite Sévère avec des égards infinis.
Égards eux-mêmes enveloppés de regrets infinis et d’une mélancolie sans nombre. Sévère est en même temps la limite. Il est celui que l’on n’aura pas.
Polyeucte mesure Sévère. Car sa propre sainteté est fondée sur le dépassement et non sur l’ignorance de l’héroïsme antique. Et son propre martyre est fondé sur le dépassement et non sur l’ignorance de l’antique martyre. Et son Dieu est fondé sur le dépassement et non sur l’ignorance et sur un certain mépris du monde.
Le système de pensée de Polyeucte n’exige pas que Dieu méconnaisse et ignore et méprise sa propre création, le monde sorti de ses mains. (En ceci encore il est tout ce qu’il y a de plus contraire au système dévot).
De là cette humanité de Polyeucte, cette tendresse fondue et ferme, et qui va croissant, plus il touche au martyre. Il n’admire pas seulement Sévère, il ne l’aime pas seulement. C’est plus :
Il regrette Sévère.
Et loin que son humanité s’oppose à sa sainteté (comme dans le système athée et parallèlement et ¡conjointement dans le système dévot), on a l’impression au contraire, on voit que sa sainteté est tellement grande que partie de l’humanité, fondée sur l’humanité elle se retourne et que c’est encore elle qui nourrit l’humanité. Telles sont les vraies saintetés et c’est à cela qu’elles se reconnaissent. Elles sont contentes, elles débordent, elles en ont toujours de trop. Plus il est saint, plus, et par cela même, il est bon. Plus il est martyr, plus, et par cela même, il est humain. La bonté, l’humanité, la sécurité, le sourire et l’abandonnement de ceux qui savent bien qu’ils en gagnent pour les autres.
Une espèce de bonhomie, familière. Et on ne sait quoi dans l’héroïsme qui rejoindrait presque le comique. C’est-à-dire le vrai héroïsme militaire français.
Les voici donc, Sévère et lui. Non point comme deux rivaux, au sens grossier de ce mot. Non point même comme deux émules, au sens de concurrence moderne de ce mot. Mais comme deux beaux combattants. C’est toujours le combat de Dieu. C’est même le combat de Dieu entre celui qui tient pour Dieu et celui qui ne tient pas pour Dieu. Et la pensée de Polyeucte c’est que celui qui tient pour Dieu se tienne au moins aussi bien que celui qui ne tient pas pour Dieu.
Chacun défendra sa cause dans son exactitude et dans son plein. Chacun se présentera dans son exactitude et dans son plein. Et la pensée de Polyeucte c’est que celui qui se présente pour Dieu au moins ne se présente pas plus mal que celui qui ne se présente pas pour Dieu.
Polyeucte voit Sévère devant lui comme un beau combattant et comme un beau partenaire digne de lui. Et lui-même c’est bien le moins qu’il soit digne de l’autre.
Polyeucte voit Sévère devant lui en combat, en comparaison avec lui. C’est bien le moins que chacun des deux termes de la comparaison soit digne de l’autre. Et il faut cela pour que le combat lui-même, pour que la comparaison elle-même soit digne de Dieu qui regarde. Et de cette couronne des autres saints et des précédents martyrs qui autour de Dieu regardent.
Devant de tels témoins, devant un tel juge du combat comment donner un faux combat, comment livrer un combat frauduleux.
Devant de telles compétences, comment livrer un combat inopérant.
À de tels spectateurs comment donner un spectacle faussé, un spectacle truqué, comment présenter un spectacle frauduleux.
À de tels assesseurs, devant un tel juge du combat, devant celui qui voit tout, devant celui qui pèse les impondérables mêmes, devant un juge du camp, devant un maître-du-camp juste comment ne pas donner un combat juste, comment ne pas présenter une comparaison juste.
Il faut, pour Polyeucte, il faut que devant Dieu, c’est-à-dire jusque dans les recoins les plus secrets de l’âme et de l’être le combat soit intégralement loyal, que la comparaison soit intégralement à égalité.
Il ferait beau voir que le tenant de Dieu présentât l’ombre d’une pensée frauduleuse en face du tenant qui n’est pas de Dieu.
Pour Polyeucte Sévère est un chevalier romain et lui-même Polyeucte est un chevalier chrétien. La loi de chevalerie, la loyauté de chevalerie gouvernera donc tout le combat, réglera toute la comparaison. Il ferait beau voir dans un combat de chevalerie, dans une comparaison de chevalerie entre un tenant qui est de chevalerie et un tenant qui n’est pas de chevalerie ce fût le tenant qui est de chevalerie qui manquât aux lois de chevalerie, à la loyauté de chevalerie.
Polyeucte annonce ainsi, il annonce au troisième siècle et dans Corneille il rassemble et résume et présente magnifiquement le système de pensée, la règle indéréglable qui dans tous les siècles de chrétienté a gouverné pour le chrétien la relation du chrétien au non-chrétien. C’est la règle, c’est le système de pensée de la juste guerre, du combat loyal, de la comparaison à égalité.
Cette règle éclate, comme il fallait s’y attendre, dans les croisades. Au temps de Polyeucte il ne fallait pas que le chrétien fût inférieur au païen même en honneur païen. Au temps de la croisade il ne faut pas que le chrétien soit inférieur à l’infidèle, il ne faut pas que le chevalier chrétien soit vaincu par le « chevalier » arabe même en honneur infidèle. De là cette comparaison d’honneur, cette joute constante de courtoisie qui s’établit rapidement dans la croisade entre tout homme de chevalerie franque et tout homme de « chevalerie » musulmane.
Et tout ceci rentre dans l’immense règle générale de ne pas scandaliser.
Nolite scandalizare.
Pour la même raison qu’il ne faut pas scandaliser les enfants, pour la même raison il ne faut pas scandaliser aussi les païens et les infidèles. Eux aussi ils sont des ignorants ; et par conséquent en un certain sens des innocents et en un certain sens des enfants, car ils ne connaissent pas le vrai Dieu et par conséquent ils ne peuvent pas l’offenser et par conséquent ils ne peuvent pas pécher comme nous. Ils n’ont pas cet affreux privilège de (pouvoir) pécher comme nous. C’est tout le système d’un Polyeucte et sans parler d’un Godefroy de Bouillon c’est tout le système d’un saint Louis.
C’est tout le système de mesure, de pensée d’un Polyeucte. Quand le chrétien est en présence du païen, quand le chrétien entre en comparaison avec le païen, (et il est toujours en présence du païen, il entre toujours en comparaison avec le païen), il ne suffit pas que le chrétien vainque en lui-même et pour lui-même et dans son système de mesure et de pensée. Il ne suffit même pas si je puis dire qu’il vainque pour Dieu. Et devant Dieu. Il faut encore en outre qu’il vainque pour l’autre. Il faut encore qu’il vainque dans le système de l’autre. Polyeucte ne se contentera pas à moins. Il faut qu’il vainque aussi dans l’honneur qui est dans le système de l’autre. Et comme lui regrette Sévère, il faut, il veut que Sévère aussi le regrette. Comme lui regrette que Sévère ne soit pas chrétien, il faut, il veut que Sévère aussi regrette que Polyeucte ne soit pas demeuré païen. Ce regret de Polyeucte au cœur de Sévère, c’est le seul point vulnérable qu’il puisse y avoir dans le cœur de Sévère, ne l’oublions pas, car c’est le seul point de recours que nous ayons contre l’habitude (et ici nous retrouvons les irrévocables acquisitions du langage bergsonien, de la pensée bergsonienne). (Et que nous ne pourrions point pousser ainsi à fond ces analyses du cœur chrétien si un Bergson aussi n’était point intervenu). Sévère est un homme habitué à tout ; et par conséquent qui ne mouille pas à la grâce ; et sur qui la grâce n’a aucun point de prise. Sévère est un homme habitué à tout et notamment à tout le païen et sur qui par conséquent le chrétien n’a aucun point de prise, excepté qu’il n’est point habitué à ceci, qu’il n’est point fait à ceci et que l’on voit bien qu’il ne s’y fera jamais : qu’un homme comme Polyeucte soit ◀devenu▶ chrétien.
Voilà le point d’inhabitude et c’est le seul que nous ayons. Il veut bien que tout le monde soit chrétien. Il est habitué à ce que tout le monde soit chrétien. Il n’est pas habitué à ce que Polyeucte soit chrétien.
C’est pour lui une sorte de scandale (dans son système) et ce point de scandale est aussi le seul point d’inhabitude et ainsi le seul point vulnérable que nous ayons. C’est le seul point d’ouverture et d’entrée et de pénétration. C’est le seul point par lequel nous puissions espérer que la grâce puisse passer jamais.
C’est ainsi aussi notre seul point d’espérance.
Et ici nous retrouvons cette diamétrale contrariété de l’espérance à l’habitude.
C’est proprement un scandale à l’envers, un scandale dans le bon sens. Le scandale étant précisément ceci, consistant précisément de ceci : une rupture de l’habitude, un point, une rupture par intercalation d’inhabitude.
Un scandale ainsi à l’envers, un scandale dans le bon sens est ainsi une des formes mêmes, et une des plus fréquentes, et une des essentielles, de l’éclatement de la grâce.
Si l’habitude est ce qui introduit l’amortissement de la grâce, le scandale à l’envers, le scandale dans le bon sens est ce qui rompt cet amortissement, étant ce qui rompt cette habitude.
Ainsi le scandale à l’envers, le scandale dans le bon sens est tantôt le point d’éclatement même de la grâce, tantôt le point de pénétration que pour on ne sait quelle introduction ultérieure elle s’est réservé.
Il ne suffit pas à Polyeucte qu’il vainque Sévère en réalité. Il ne suffit pas qu’il vainque Sévère en honneur dans la réalité spirituelle et en lui-même et devant lui-même et devant les autres saints et devant les précédents martyrs et devant Néarque et devant Dieu. Il veut encore, il faut encore qu’il vainque (en honneur) Sévère devant Sévère lui-même et dans le système de Sévère. Il faut que Sévère garde au flanc ce point de blessure, il faut qu’il emporte ce point d’inquiétude et ce point de mémoire, ce point d’inhabitude et ce point de scandale que Polyeucte est chrétien et qu’il a été vaincu en honneur par un chrétien.
Car si tout point d’inquiétude coïncide avec un point d’inhabitude, c’est parce que les surfaces mêmes de la quiétude viennent en coïncidence avec les surfaces mêmes de l’habitude.
Tout point d’inhabitude est un point d’inquiétude. Toute plaine d’habitude est une plaine de quiétude.
Or Sévère ne peut compter que dans le système de compte de Sévère. Sévère ne peut mesurer que dans le système de mesure de Sévère. Autrement il serait converti, lui-même, il serait chrétien, il serait avec Polyeucte et non pas en face de Polyeucte et le problème ne se poserait plus.
Il ne serait plus en comparaison avec Polyeucte. Il serait en communion avec Polyeucte et le problème ne se poserait pas.
Or on pense bien que ce n’est pas Corneille qui escamoterait un problème, ou qui en maquillerait les données. Ou qui l’étoufferait. Tout l’en garde, et ce génie, que nous avons dit, et cette intelligence, que nous avons dite, et ce système de totale loyauté qui est ce même dont nous parlons.
Pour que la comparaison ne soit pas truquée, pour que la difficulté ne soit pas frauduleusement éludée, pour que le problème demeure et soit présenté dans son exactitude et dans son plein il faut que Sévère soit tout lui-même et naturellement ne sorte pas du système de Sévère. Ni du système de pensée, ni du système de mesure.
Dès lors pour que Sévère emporte ce point d’inquiétude et ce point de mémoire, ce point d’inhabitude et ce point de scandale, pour qu’il soit atteint au moins de cette atteinte, pour qu’il soit touché au moins en ce point il ne suffit pas que Polyeucte vainque Sévère devant Dieu, il faut qu’il le vainque devant Sévère.
Disons-le rigoureusement : les mesures de Dieu, les calculs de Dieu ne comptent pas pour Sévère. Autrement il serait chrétien.
Le système de Dieu ne compte pas pour Sévère. C’est le système de Sévère et il n’y a que le système de Sévère qui compte pour Sévère.
Il ne suffit donc pas que Polyeucte vainque (en honneur, en grandeur) dans les comptes de Dieu, il faut qu’il vainque dans les comptes de Sévère.
Si l’on veut que Sévère emporte ce point d’insécurité.
Il ne suffit pas que Polyeucte vainque dans le système de Dieu, il faut qu’il vainque dans le système de Sévère.
C’est ce que j’ai dit je crois dans le Porche du mystère de la deuxième vertu ou dans le mystère des saints Innocents, que celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui est aimé et qu’ainsi Dieu même entre dans la dépendance de celui qu’il veut gagner.
Quand le bon pasteur part à la recherche de la brebis égarée, il entre dans la dépendance de la brebis égarée et on peut dire que pour la trouver il se guide sur elle et sur ses errements.
Celui qui cherche entre dans la dépendance de celui qui est cherché.
Celui qui veut gagner entre dans la dépendance de celui qu’il veut gagner.
Ainsi non seulement Polyeucte entre dans la dépendance de Sévère, mais Dieu même entre dans la dépendance de Sévère. Car il faut que Sévère ne s’en retourne point indemne.
Il faut que Sévère ne s’en retourne point sans une certaine blessure. En un mot il faut que Sévère ne s’en retourne point comme il était venu.
Et non seulement eux mais tout le monde chrétien, il faut que tout le monde chrétien entre ainsi dans la dépendance du monde païen, car il ne faut pas que le monde païen s’en retourne indemne et sans une certaine blessure. Il ne faut pas que le monde païen s’en retourne comme il était venu.
Il ne suffit pas que l’être même de Polyeucte vainque en lui-même et devant lui-même et devant Dieu. Il faut que l’image de Polyeucte vainque dans l’esprit de Sévère. Sévère ne peut pas connaître Polyeucte lui-même. Il ne peut pas connaître l’être de Polyeucte. Autrement il serait chrétien. Car connaître ici c’est connaître en communion. Il ne peut connaître qu’une certaine image de Polyeucte. Celle qu’il a. Et c’est une image païenne. Polyeucte tient extrêmement à ce que cette image (païenne) de lui soit une haute image et une image de grandeur et une image d’honneur et pour Sévère et dans Sévère l’image de celui qui l’a vaincu en un honneur même païen. C’est dans le jeu même de Sévère qu’il faut que Polyeucte gagne. Car Sévère ne comprend pas l’autre jeu. Et pour qu’il se rende compte que Polyeucte gagne et que Polyeucte vainc il faut que ce soit dans son système de jeu que Polyeucte gagne et que Polyeucte vainque.
C’est le système et c’est la théorie même de l’image. Nulle sûreté de conscience, même intégrale, ne suffit à Polyeucte. Il ne suffit pas qu’il soit sûr de soi, conscius sui, et qu’il ait intégralement raison avec lui-même. Il ne suffit pas même qu’il soit sûr de Dieu c’est-à-dire du jugement que Dieu porte sur lui et de la connaissance que Dieu a de lui. Il faut encore qu’il soit sûr d’un jugement infirme parce que c’est tout de même un jugement d’honneur. Et il faut encore qu’il soit sûr d’une connaissance inexacte, imparfaite, transposée, parce que c’est tout de même une connaissance d’honneur. Il ne lui suffit pas qu’il ait intégralement raison avec lui-même. Il ne lui suffit même pas qu’il ait intégralement raison avec Dieu. Il faut encore qu’il ait raison devant celui-ci, qui ne s’y connaît pas, parce que celui-ci est tout de même un homme d’honneur.
Il ne suffit pas que dans l’adoration et le martyre il donne à Dieu tout son être. Il faut encore que dans la conversationnel aussi dans l’adoration et le martyre), il donne de lui une certaine image à ce grand païen.
Il ne suffit pas que dans le chrétien il donne tout. Il faut encore que dans le païen il donne autre chose, une image.
Singulière situation. Le plus ne suffit pas. Il faut y ajouter le moins.
Il ne suffit pas qu’il vainque pour Dieu, qui s’y connaît peut-être. Il faut qu’il y ajoute qu’il vainque aussi pour cet autre, qui n’est qu’un homme d’honneur.
À une connaissance absolue il faut qu’il ajoute. À une connaissance parfaite il faut qu’il ajoute. Quoi. La connaissance imparfaite, la connaissance inexacte, la connaissance infirme, la noble connaissance qu’aura de lui cet homme d’honneur, ce païen.
Il ne suffit pas que le monde chrétien révèle son être et donne le plein de son amour et de son être devant Dieu. Il faut aussi qu’il donne une certaine haute image de lui au monde païen.
C’est le système et c’est la politique de saint Louis. Ce qu’il y a de plus beau peut-être dans Joinville, (mais sait-on jamais ce qu’il y a de plus beau), c’est peut-être ces soins infinis que prend saint Louis pour que ce soudan d’Égypte ait une haute idée de ce que c’est que le roi de France. Il ne suffit pas d’être le roi de France pour le menu peuple de France et pour les barons français. Et il ne lui suffit pas d’être saint Louis devant Dieu. Il faut encore qu’il soit le roi de France devant ce soudan d’Égypte et il faut qu’il soit saint Louis devant ces infidèles.
Et surtout que ces musulmans n’aillent pas croire que des barons français servent leur Dieu moins bien qu’ils ne servent le leur.
Il ne suffit pas que le vrai Dieu soit servi dans son exactitude et dans son plein dans l’adoration, dans le sacrifice et dans le martyre. Il faut encore que les sectateurs du faux Dieu, (ils adorent Mahom), n’aient à aucun moment l’idée que Mahom est mieux servi.
C’est toujours le système de l’idée que l’on donne de soi. C’est toujours la théorie de l’image. Il faut que ces infidèles aient une certaine image de ce que c’est qu’un baron français et de ce que c’est que la parole d’un baron français. Il faut que ce soudan d’Égypte ait une certaine image du roi de France et même il faut qu’il ait une certaine image de saint Louis.
En un mot il ne faut pas qu’un baron français scandalise les infidèles. Il ne faut pas que le roi de France scandalise le soudan d’Égypte.
(Je dis l’adoration et le martyre pour saint Louis parce que je ne crois pas qu’on puisse lui quereller le martyre. Il est mort en croisade et il y est mort à la maladie et à la peine et Joinville le défend fort bien sur ce point).
Il ne suffit pas que saint Louis soit saint Louis pour le sire de Joinville. Il faut encore qu’il le soit jusque pour quelque chroniqueur et témoin musulman.
C’est le système, c’est la politique de Jeanne d’Arc. De même que Polyeucte entendait que le combat qu’il donnait contre Sévère et devant Sévère fût et un martyre et un combat d’honneur, de même que saint Louis entendait que la croisade fût et la croisade et un combat d’honneur, de même Jeanne d’Arc entendait que la juste guerre qu’elle allait livrer fût un combat d’honneur et un combat de Dieu et un combat de chevalerie, (et certainement les préliminaires d’une croisade, le retour à la croisade). Il ne lui suffisait pas qu’elle fût envoyée de Dieu et qu’elle n’eût de comptes à rendre qu’à Dieu, seule, directement. Il ne lui suffisait pas qu’elle eût raison intégralement avec Dieu et devant Dieu. Elle voulait, il fallait aussi qu’elle eût raison avec l’ennemi et devant l’ennemi.
De là cette sommation aux Anglais, acte extrêmement important et qu’il ne faut pas considérer comme une déclaration de guerre mais comme une déclaration de l’honneur de la guerre. Il ne lui suffit pas qu’elle se présente munie d’un mandat de Dieu, investie d’un mandat impératif. Il faut que ce mandat soit présenté dans les règles et ces règles ce sont les règles de l’honneur et du combat courtois. Même envoyée de Dieu elle sollicite comme un jugement de Dieu. Si la guerre s’engage il faut que cette guerre qu’elle mènera soit une juste guerre. Si demain matin la bataille est livrée, il faut que cette bataille qu’elle donnera soit une bataille d’honneur, la bataille d’un combat chevaleresque, la bataille d’un combat de Dieu, la bataille d’un jugement de Dieu. Aussi cette sommation n’est-elle point un ultimatum ou plutôt ce n’est pas un ultimatum comme ceux de la diplomatique et même du droit de la guerre. C’est une mise en demeure courtoise avant l’engagement d’un honorable combat.
S’il ne tenait qu’à elle toute guerre se présenterait comme un immense combat de Dieu, et la décision de toute guerre serait un immense jugement de Dieu. Le vieux proverbe français : Chacun pour soi, Dieu pour tous n’est pas seulement un proverbe, c’est un adage. Et on le prend bien pauvrement et bien à contre sens quand on en fait une espèce de justification ou de mise au net et en forme de sentence de l’égoïsme. C’est au contraire la formule même du combat courtois. C’est la règle du jeu de la comparaison loyale. C’est la formule même du jugement de Dieu. Chacun défend sa cause dans son exactitude et dans son plein, chacun pousse sa chance tant qu’il peut, sans reproche, parce que Dieu préside à tout le combat.
Ce qu’il y a peut-être de plus beau dans les Procès c’est cette sommation au roi d’Angleterre :
Roy d’Angleterre, et vous, duc de Bedford
, …
Roy d’Angleterre, et vous, duc de Bedford, qui vous dictes régent le royaume de France ; vous, Guillaume de la Poule, comte de Sulford ; Jehan, sire de Talebot ; et vous, Thomas, sire d’Escales, qui vous dictes lieutenans dudit duc de Bedford, faictes raison au Roy du ciel ; …
La sainteté même est temporelle. Et elle est soumise aux saisons et aux temps. Elle est soumise aux âges de la vie. Si rien n’est aussi beau que le jeune génie et si rien dans toute l’œuvre et dans toute la carrière du génie ne vaut les premières fermetés de la jeunesse, rien et pas même les plus profondes expériences ; et pas même les plénitudes des maturités ; et pas même les lointains éloignements de la vieillesse, que sera-ce parallèlement de la jeune sainteté, que sera-ce de la sainteté parallèle. Je ne crois pas que rien soit aussi beau dans les Procès que cette première sommation au roi d’Angleterre, et à vous qui vous dites régent, et à vous qui vous dites lieutenants. Rien que de jeune et de ferme. Une assurance sans pareille. C’est l’assurance même de Dieu. Une ligne de pensée parfaitement pure. Une ligne de vocation dans sa pleine et ferme et entière pureté. L’invention même de la vie et l’invention de la guerre et l’invention de l’honneur et l’invention de Dieu. Une nouveauté sans limite. Rien de flétri, rien de travaillé, rien de voulu. La source même de l’honneur. Une aisance admirable et une liberté sous les armes. Nul effort et pour aller jusque là pour ainsi dire nul mérite. Le lever du soleil de la grandeur et de la force. L’aube de la sainteté. Le simple énoncé de l’entreprise. Le premier avancement de la vocation. La première démarche du cortège. Le premier pas de la procession.
Rien de flétri. Pas même de cette flétrissure qui marque les plus grands saints et qui est d’avoir vécu et d’avoir été homme et d’avoir éprouvé l’ingratitude des hommes et d’avoir, qui sait, connu sa propre ingratitude (quelques-uns exceptés). Rien de cette flétrissure qui est la marque même du temps et qui ride les plus grandes vies, à cette seule condition : qu’elles passent, qu’elles avancent. Que régulièrement elles se rendent vers l’achèvement du dernier rendez-vous. Rien de cette flétrissure qui est la marque même, l’enregistrement des accumulations de la mémoire, la marque et l’enregistrement de la mémoire elle-même et même non accumulée. Rien de flétri, rien de résiduel, rien de remémoré. Rien de cette flétrissure résiduelle qui est le produit constant du plus simple exercice de la mémoire.
Rien de ces rides sur l’âme qui sont le produit constant du plus sage, du plus pauvre, du plus noble, du plus simple exercice de l’inséparable mémoire.
Rien de cette flétrissure que tout laisse de ce qui passe et pourvu et à cette seule condition que ça passe. Rien de cette flétrissure que la sainteté même laisse quand elle passe, (car elle ne peut pas ne pas être elle aussi une expérience). Et que l’épreuve laisse par définition. Et que le martyre même laisse.
Rien de ce résidu qui est la trace de mémoire.
Rien de flétri et puisqu’il faut toujours y revenir, rien d’habitué.
La jeunesse même, c’est-à-dire le zéro de mémoire, le zéro de flétrissure, le zéro d’habitude.
Une grâce totale. Une grâce neuve. Et si je puis le dire une grâce jeune. Car l’éternité même est dans le temporel. Et il y a des grâces neuves et des grâces qui seraient comme vieillies. Ou si l’on veut encore une espérance intégrale.
Rien de cette flétrissure qui fait que les hommes d’un même âge se ressemblent plus entre eux qu’ils ne se ressemblent à eux-mêmes aux différents âges. Et que le bourreau et le martyr de quarante ans sont plus frères qu’ils ne le sont chacun de l’homme qu’il a été à vingt ans.
Rien de cette flétrissure qui fait que l’homme ne rentre jamais dans la maison de son père le même qu’il en était parti. Et que Jésus même n’était pas le même homme à la fin de sa troisième année de service qu’il était au commencement de la première. Et qu’il n’était pas le même homme au soir des Oliviers qu’il était ce premier jour qu’il quitta la maison de son père.
Faites raison au roi du ciel…
c’est la formule même du combat singulier. Elle est donc tenant de Dieu dans un combat de Dieu, c’est-à-dire dans un combat régulièrement livré devant Dieu pour provoquer un jugement de Dieu. Ce papier, (oui, oui, monsieur le savant, c’est un parchemin), ce papier qu’elle dicte à des clercs et qu’elle fait porter, ce n’est pas un ultimatum de guerre, ce n’est pas même une sommation, c’est un mandement.
Ou plutôt c’est même un mandat. C’est le propre mandat qu’elle a reçu et qu’elle ne fait que faire porter, qu’elle ne fait que transmettre. Cette enfant fait une commission de Dieu. Comme Dieu n’a qu’un tout petit personnel il faut que dans ce combat elle soit à la fois le tenant et le héraut.
On sait comment elle fut reçue. Elle trouva les Anglais (et les Bourguignons) et il faut le dire les Français, et la Sorbonne et le roi d’Angleterre et il faut le dire le roi de France et l’Église d’Angleterre et il faut le dire l’Église de France plus sourde et fermée à la voix de Dieu, plus rebelle à Dieu que saint Louis n’avait trouvé les infidèles d’Égypte. Et c’est une des raisons pour lesquelles elle fut la plus grande sainte et martyre. Il faudrait peut-être dire qu’elle fut sainte au deuxième degré et qu’elle fut martyre au deuxième degré. Car c’est au sein de la chrétienté qu’elle trouva ses points d’application, ses points de résistance, ses points de guerre, ses points d’honneur, ses points de sainteté, ses points de martyre. Elle fut comme un soldat qui ne se battrait pas seulement aux frontières, mais à qui son propre foyer serait une immense, une universelle frontière. Plus heureux saint Louis n’avait eu affaire qu’à des infidèles.
On peut dire que saint Louis avait autour de lui un peuple de fidèles et qu’il combattait un peuple d’infidèles qui était plutôt un peuple de contre-fidèles. Jeanne d’Arc au contraire eut à répondre à sa vocation et à en poursuivre l’objet, elle eut à accomplir sa mission dans un peuple d’infidélité, au milieu d’un peuple invétéré infidèle, au milieu d’un peuple habituellement tombé en état d’infidélité. Nul ne lui fut fidèle jusqu’au bout. Elle fut abandonnée et reniée comme le Christ. Et parmi ceux qui lui furent fidèles quelque temps, (si ces mots
être fidèle quelque temps
peuvent avoir le moindre sens), il n’y eut jamais que du menu peuple. Menu peuple de soldats, menu peuple d’Église, menu peuple de peuple. Moines, soldats, bourgeois. Ni prélats ni, autant dire, de barons. Ni roi. Elle eut à être chrétienne et martyre et sainte contre des Français et contre des chrétiens. Elle trouva l’infidélité installée au cœur même de France, au cœur de chrétienté. Elle
eut à rompre cette longue habitude. Elle eut à remonter cette longue mémoire. C’est ce que je nomme être sainte et martyre deux fois. C’est ce que je nomme une épreuve au deuxième degré, une sainteté, un martyre au deuxième degré. Inhabituée elle eut à rompre cette longue habitude. Immémorée elle eut à remonter cette longue mémoire.
Faire la guerre à l’ennemi, être en proie à l’ennemi, je ne dis pas que ça ne serait rien, mais enfin ce serait, c’est le premier degré. Faire la guerre à son frère, être en proie à ceux de sa race spirituelle, voilà le deuxième degré de l’épreuve et voilà l’épreuve redoublée.
Partir, se battre aux frontières, c’est bien. Mais se battre au cœur de sa maison, se dévorer dans son propre cœur, quel doublement.
Cette différence et ce doublement, cette distance est si importante que l’on peut dire qu’elle coupe la guerre en deux, qu’elle partage la victoire même en deux catégories : la catégorie des guerres livrées et des batailles données et des victoires gagnées à la frontière et la catégorie des guerres livrées et des batailles données et des malheureuses victoires gagnées au centre. Se battre contre l’ennemi ou se battre contre soi-même. Tout est heureux en un certain sens dans la première catégorie et en un certain sens tout est malheureux dans la deuxième. Et la défaite dans la première catégorie a un goût moins amer que la victoire dans la seconde. Si désastreuse que soit une guerre contre l’ennemi, elle entre toujours dans la catégorie d’un certain bonheur. Mais plus victorieuse est une guerre contre soi-même, plus aussi elle fait mal et est injurieuse, plus elle s’enfonce dans la catégorie d’un certain malheur. Une défaite dans la première catégorie, une défaite contre l’étranger ne peut jamais aller qu’à réduire à zéro la considération d’un certain et d’un grave bonheur. Mais c’est la victoire même dans la deuxième catégorie, dans la guerre contre les siens c’est la victoire même qui accroît, qui porte à l’infini une certaine considération de malheur.
Toute opération de guerre étrangère, toute opération de guerre aux frontières, toute opération de guerre contre l’ennemi est en un certain sens et fût-elle désastreuse pourvu qu’elle sauve l’honneur, pourvu qu’elle ait été engagée et livrée dans son exactitude et dans son plein et à toute force une opération d’un certain bonheur ; par sa nature même elle entre et jusque dans la défaite et jusque dans le désastre et jusque dans la mort dans une certaine catégorie d’être heureuse. Tout est malheureux au contraire dans la deuxième catégorie. Toute opération de guerre civile, toute opération de guerre au cœur et au centre, toute opération de guerre contre les siens entre avant que d’être née dans une certaine catégorie du désastre et dans une certaine catégorie d’être malheureuse. Quand même elle serait cent fois innocente, elle n’est jamais une fois innocente. Quand même elle serait cent fois honorable elle est toujours contre l’honneur. Et quand même elle est pure tout de même elle est impure. La plus malheureuse opération de guerre étrangère, pourvu que réellement elle sauve l’honneur, (et que ce ne soit pas comme on le fait si souvent un faux semblant et un alibi, et qu’on ne dise pas sauver l’honneur pour se dispenser agréablement de sauver la victoire), est une opération heureuse. La plus heureuse opération de guerre civile est une opération malheureuse et de peine. Les mains les plus impures de la guerre étrangère sont plus pures que les mains les plus pures de la guerre civile. Il y a dans les opérations censément les plus heureuses de la guerre civile un certain goût, de détresse, de stupre, qu’il n’y a pas dans les opérations les plus malheureuses de la guerre étrangère. Elle est littéralement une inversion. Plus qu’une perversion.
S’il en est ainsi dans la guerre civile et dans la guerre étrangère en matière territoriale et politique, que sera-ce en matière spirituelle. Là aussi il y a des frontières et un centre. (Le centre est Rome). Là aussi il y a l’ennemi et le propre foyer. Là aussi il y aura donc, en ce sens, deux catégories de la guerre : et la guerre étrangère en matière spirituelle, quand même elle serait un désastre, entre tout de même dans la catégorie d’être heureuse. Mais la guerre civile en matière spirituelle, quand même elle serait victorieuse, et plus elle •st victorieuse, entre dans la catégorie de peine et d’un immense regret et dans la catégorie d’être une malheureuse guerre.
(Jésus a eu les deux, superposées ou plutôt conjointes, qui eut affaire ensemble aux Juifs et aux Romains, à sa race et à la race étrangère, à Caïphe et à Pilate, à la tourbe et aux soldats).
Plus heureux Polyeucte n’eut affaire qu’au monde antique et c’est encore une des raisons pour lesquelles Polyeucte se place tout entier dans la catégorie du bonheur, qui est la même que la catégorie de la grâce. Comme saint Louis, il ne se bat qu’aux frontières (spirituelles, temporelles). Comme saint Louis il ne se bat que contre l’ennemi. Comme saint Louis ses opérations de guerre spirituelle ne furent jamais que des opérations de la croisade. Comme saint Louis il ne fit jamais que de la croisade. Que dirons-nous de celle qui vint à Orléans persuadée que ce n’était que le point de départ d’une réconciliation générale de la chrétienté pour la croisade, pour la reprise et le couronnement de la croisade et qui trouva au contraire que c’était ça la seule croisade qu’elle ferait jamais. Que dirons-nous sinon qu’en ceci encore elle réalisa ce que je dirai peut-être un jour : la plus prochaine imitation de Jésus-Christ.
Plus heureux Polyeucte n’eut affaire qu’à Sévère et plus heureux Corneille n’eut affaire qu’à la jeunesse du monde. J’entends à la jeunesse du monde chrétien, qui fut ce que j’ai nommé comme une jeunesse de la grâce. Il n’eut affaire qu’à cette naissance du monde qui fut spirituellement comme un recommencement du premier paradis. C’est pour cela que Polyeucte est une œuvre qui demeure constamment dans la catégorie du bonheur, dans la catégorie d’être heureuse. Et dans la catégorie de l’honneur. Et dans la catégorie de la grâce. Et c’est pour cela qu’il faut mettre ensemble Polyeucte et saint Louis, Corneille et Joinville, d’une part, et de l’autre part Jeanne d’Arc et Jésus. Et c’est pour cela qu’il faut dire que c’est Jeanne d’Arc qui a réalisé la plus fidèle et la plus prochaine imitation de Jésus-Christ.
Il y a aussi des races spirituelles et le monde est assez grand pour tenir des saints de différentes races. J’en reconnais deux ici, et fort profondément séparées. Les uns, Polyeucte et saint Louis, ont été tellement comblés de grâces qu’ils n’ont jamais souffert autrement et ailleurs, que dans la catégorie d’être heureux, qu’ils n’ont jamais cessé de souffrir dans la catégorie d’être heureux. Et les autres, Jeanne d’Arc, Jésus ont été tellement comblés en plus d’une autre sorte de grâce, d’une sorte de grâce de disgrâce, qu’ils ont souffert aussi, qu’ils ont exploré de souffrir dans la catégorie d’être malheureux.
Car toute guerre étrangère ne sort point de la catégorie de la grâce. Mais dans toute guerre civile il y a un point de disgrâce propre.
Et toute guerre étrangère ne sort point de la catégorie de l’honneur. Mais dans toute guerre civile il y a un point de déshonneur propre.
Et c’est encore un de ces cas où le plus innocent n’est jamais innocent. Et où les mains les plus pures ne sont jamais pures. Et où celui qui n’est pas criminel est criminel tout de même et traîne après lui une affreuse mémoire, une mélancolie, un immense regret pire que le remords.
Et on en est à se demander si on n’aimerait pas mieux le vrai remords.
Quoi que souffre Polyeucte sa souffrance est directe si je puis dire et quand même elle est extrême elle est simple. Elle ne va que dans un sens et ce sens est le bon. Elle ne revient pas sur elle-même. Et sur lui-même. Elle est épandue. Elle est épanchée. Elle est saine et elle est sainte. Elle est dans la catégorie du bonheur, de l’honneur, de la grâce. Sa souffrance n’est ni monstrueuse, ni affreuse, ni inverse. Sa souffrance, sa sainteté, son martyre n’est point controversé.
Quoique souffre pareillement saint Louis il ne le souffre que des infidèles. Il ne le souffre qu’aux frontières. Il ne le souffre qu’à l’ennemi et par l’ennemi. Il n’est point environné de traîtres. Non plus que Polyeucte, il n’est point trahi, point renié. Il faut qu’il se déplace pour aller trouver la souffrance, la guerre, la maladie, la prison, la mort, les outrages, le martyre. Il ne trouve point tout cela installé au cœur de France. Sa guerre n’est point à Orléans. Sa capture n’est point à Compiègne. Sa prison et son martyre n’est point à Rouen. Ses ennemis, ses bourreaux, ses geôliers ne sont pas des chrétiens. Ses traîtres et trahisseurs ne sont pas des chrétiens et des Français. Car il n’a point de traîtres. Il n’a que des ennemis. Et là est toute la distance, là est cette capitale et monstrueuse différence.
Il ne se bat que contre l’adverse. Il ne se bat pas contre lui-même et les siens. Il faut qu’il aille en Égypte, il faut qu’il aille à Tunis pour trouver ce que l’autre trouve entre Étampes et la Somme et la Seine Inférieure. Il faut qu’il aille porter la croisade chez l’infidèle. Que dire de celle qui trouva une monstrueuse croisade à faire au cœur de France. Et cela pas plus de cent soixante ans après.
Rosette, Damiette, Memphis et l’antique Nil, voilà le lieu de ses difficiles batailles. Mais elle, la ville où elle tomba, c’était notre Paris.
C’est toujours la différence de l’extrinsèque et de l’intrinsèque. Ainsi Jésus trouva sous la main deux ou trois petites collines ou élévations de terrains, le mont des Béatitudes,
ascendit in montem
, le mont des Oliviers, le mont nommé Calvaire. Et Hérode l’avait cherché parmi ses parents. Et Judas l’avait trouvé parmi sa troupe.
Il n’avait point eu à aller au-devant d’Hérode. Et au-devant de Judas. Et il n’eut point à chercher Caïphe. Car on l’y traîna. Et il n’eut point à chercher Pilate. Car on l’y traîna. Et il n’eut point à demander où était le Calvaire.
Ces saints de la première catégorie, Polyeucte, saint Louis, sont tellement dans la catégorie d’être heureux et dans la catégorie de la grâce que l’on pourrait presque dire que déjà ils ne sont plus et même qu’ils ne sont pas de l’Église militante. Ils sont déjà de l’Église triomphante. Leur militation est déjà le triomphe. Ils sont tellement dans la victoire que l’on peut dire qu’ils ne sont pas dans la bataille. Ils sont dans la gloire, au sens propre de ce mot, au sens qu’il faut toujours lui donner en théologie. Je ne crois pas qu’il y ait une œuvre au monde qui soit le ciel autant que le saint Louis et autant que le Polyeucte. Une grâce inouïe, une grâce singulière, une grâce plus qu’éminente, une grâce outreplacée, outreposée, outresituée a été donnée à Corneille et à Joinville. Je ne crois pas qu’il y ait une œuvre au monde qui autant que le saint Louis, autant que Polyeucte soit le paradis, nous donne le climat du paradis, nous rende la respiration même du ciel.
Je ne crois pas qu’il y ait au monde une œuvre aussi anticipée, aussi en avant, et en un certain sens aussi en dehors, aussi échappée.
À la terre.
Tout autre les Évangiles et tout autres les Procès sont dans le plein du combat, dans le plein de la militation, dans le plein de la terre et je dirai dans l’exactitude et dans le plein de l’incarnation.
Ainsi Polyeucte marche avec saint Louis et Jeanne d’Arc avec Jésus. Rien dans Polyeucte, rien dans saint Louis qui rappelle l’agonie au mont des Oliviers et l’abandonnement et ce qu’il faut bien nommer le doute et le
mon Père, que ce calice s’éloigne de moi
, et l’effrayant
mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?
Tout au contraire dans les prisons et l’agonie et la mort de Jeanne d’Arc est un écho, un reflet, un rappel, tout y est une fidélité au jugement, à l’agonie, à la mort de Jésus.
Ainsi Polyeucte marche avec Joinville et c’est le plus beau cortège. Mais voici que Jeanne d’Arc marche avec Jésus. Et quel cœur se tairait devant le cortège douloureux.
Ainsi aussi la Vierge est Maison d’or et Tour d’ivoire et Tour de David et Arche d’alliance et Étoile du Matin et Porte du Ciel. Mais quel cœur se taira devant la mère sept fois douloureuse.
Ainsi Polyeucte marche avec saint Louis et c’est une belle ordonnance. Mais Jeanne d’Arc marche avec Jésus. Et quel cœur se taira devant cette procession douloureuse.
Polyeucte marche avec saint Louis et c’est un prince et un roi et c’est un cortège royal. Mais Jeanne d’Arc marche avec Jésus et qui ne saluera ce cortège de pauvres.
Polyeucte marche avec saint Louis et c’est la fête même de Dieu. Mais Jeanne d’Arc marche avec Jésus et c’est une grande procession.
Corneille marche avec Joinville, les Procès marchent avec les Évangiles. Polyeucte marche avec saint Louis, Jeanne d’Arc marche avec Jésus.
Il y a des saints que je nommerai des saints de Béatitude et pour ainsi dire d’anticipation. Et il y a des saints de militation qu’on pourrait nommer des saints de misère et de peine, et presque des saints d’amertume et d’ingratitude. Les premiers seraient les plus beaux et les plus grands. Mais Jésus est plus proprement le patron et le modèle des derniers.
(Dans cette catégorie de classement. Car il y a une autre catégorie de classement où c’est au contraire Polyeucte qui marche avec Jésus et Jeanne d’Arc avec saint Louis. Et ça fait deux beaux cortèges. Croisés. Dans cette deuxième catégorie de classement, Polyeucte marche avec Jésus comme n’ayant eu aucune part au gouvernement temporel et Jeanne d’Arc marche avec saint Louis comme ayant eu partielle ou totale part au gouvernement temporel. Comme ayant été rois de France ou suppléant au roi de France, lieutenant du roi de France à ces cent cinquante ans de distance. Polyeucte marche avec Jésus comme n’ayant point participé à César. Jeanne d’Arc marche avec saint Louis comme ayant participé de César, comme ayant hérité de César et des effrayantes responsabilités de César.
Polyeucte marche avec Jésus comme s’étant contentés de rendre à César. Jeanne d’Arc marche avec saint Louis comme n’ayant pu se contenter à moins que d’être eux-mêmes César. Et alors c’est Polyeucte qui marche avec les Évangiles et les Procès qui marchent avec le saint Louis.
Telle serait cette deuxième catégorie de classement, que je nommerais la catégorie du temporel, ou de César. (Notre première catégorie étant la catégorie de la béatitude). Dans cette deuxième catégorie de classement, c’est Corneille qui marche avec Matthieu, Marc, Luc.
Et dans la première catégorie de classement c’était quelque notaire ecclésiastique du diocèse et de l’officialité de Rouen qui sans le savoir, ignorant, ignoré, connu, inconnu, marchait avec Matthieu, Marc et Luc. C’était ce malheureux pauvre homme, un clerc, fort sérieux, fort savant, fort bon notaire, (les Procès en sont la preuve), assistant inéclairé à la plus grande sainteté du monde, doctus, peritus, caecus, qui tenait, mais à l’envers, de l’autre côté, l’emploi de Matthieu, de Marc et de Luc. C’était ce malheureux pauvre homme qui était l’évangéliste, un évangéliste aveugle, et un évangéliste à l’envers. C’est comme si nous avions l’évangile de Jésus-Christ par le greffier de Caïphe et par le notarius, par l’homme qui prenait des notes aux audiences de Ponce-Pilate.
Et dans cette immense cathédrale des âmes il y aurait bien d’autres catégories de classement. Il y en aurait d’innombrables et qui se croiseraient et qui se commanderaient et qui se recouperaient comme les arcs d’ogive de cette innombrable nef. Car la sainteté est une cathédrale sans nombre. Et il y a plus d’élancement dans la nef, mais il y a plus d’ombre dans les bas-côtés et comme un silence de la lumière même. Quand la lumière même se tait, c’est cela l’ombre. Et il y a celles qui se pressent dans le chœur. (Les saintetés, les fidélités). Mais le portier même est un personnage peut-être encore plus considérable. Et il y a des saints qui sont dans les alignements de plusieurs arcs, parce qu’ils sont des clefs de voûte ogivale. Et ils commandent autant de voûtes ou de portions de voûtes. Et il y a plusieurs axes, parallèles et perpendiculaires. Et il y a plusieurs plans. Il y a même beaucoup de plans. Mais il n’y a qu’un seul centre. Et une seule clef qui soit centrale. Et un seul autel qui soit au centre.
Matthieu, Marc, Luc ont été les notaires de Jésus. Joinville a été le notaire de saint Louis. Corneille s’est fait le notaire de Polyeucte. Et le notaire de Jeanne d’Arc ce fut ce malheureux pauvre clerc, le notaire même de ses accusateurs.
Elle était si parfaitement pauvre qu’elle fut forcée de se servir du notaire de ses juges et de ses accusateurs.
Elle était si parfaitement abandonnée qu’elle ne put se faire enregistrer que par le notaire de ses juges et de ses accusateurs.
Je vois une troisième catégorie déclassement qui serait le classement selon l’exercice. Beaucoup de saints, et peut-être la plupart, un très grand nombre de saints se sont donné beaucoup de mal pour s’exercer. Les autres, (ce sont les miens), n’y ont même pas pensé, (n’ont même pas eu à y penser), ayant été assez exercés par Dieu. Dans cette troisième catégorie de classement Polyeucte est un saint de peu d’exercice, et même de nul exercice, Jeanne d’Arc est une sainte de nul exercice, Jésus est un saint de peu d’exercice et peut-être de nul exercice.
(J’entends ici par exercice exercice propre (au sens de amour-propre) exercice par soi, pour le distinguer de l’exercice par Dieu. L’exercice qui vient de l’exercé, pour le distinguer de l’exercice qui vient de Dieu).
En ce sens Polyeucte est un saint de peu d’exercice et même de nul exercice. L’exercice qu’il se propose tout de suite, c’est la mort. Ou plutôt le seul exercice qu’il se propose, c’est tout de suite la mort. Et même il ne se le propose pas. C’est une grâce qu’il reçoit, et instantanément un couronnement de grâce :
Du premier coup de vent il me conduit au port.Et sortant du baptême il m’envoie à la mort.
Il me conduit, il m’envoie, ce n’est pas seulement par déférence qu’il reporte à Dieu tout son exercice. C’est qu’en effet c’est bien ainsi. Tel est pour lui l’événement. Et c’est un événement immédiat. C’est une grâce qui lui vient. Et qui lui vient instantanée. Il a le martyre sous la main.
En ce même sens Jeanne d’Arc est aussi une sainte de peu d’exercice et il faut dire de nul exercice et un jour peut-être je pourrai m’expliquer un peu plus longuement sur ce point. Sa longue vocation, son long exercice lui est de Dieu, lui vient tout entier et tout pur de Dieu, lui est tout entier donné, tout entier échelonné de Dieu. Elle n’y introduit pas l’ombre d’invention d’exercice propre. Elle a bien autre chose à faire. Elle a assez de mal à suffire, à tenir le coup à l’exercice qui vient de Dieu. Son effort au contraire, sa haute méthode, son devoir mystique propre, sa science et son gouvernement c’est de garder tant qu’elle pourra ses forces intactes pour répondre aux exigences, aux dépenses de ce long commandement. Elle n’en aura pas de trop. Elle n’en aura jamais assez. Il s’agit bien d’exercices de couvent. Ce qu’elle a à faire, elle, c’est la guerre, la victoire, le sacre, la défaite, la capture, la prison, le jugement, la mort, et le gouvernement et le salut de tout un peuple.
C’est toujours la guerre et les grandes manœuvres. On peut peiner beaucoup aux grandes manœuvres, et souffrir terriblement, et périr, et crever dans un fossé d’une insolation. C’est toujours la mort. Et pourtant ce n’est pas la même chose que d’être tombé un jour sur les hauteurs de Morsbronn.
Ainsi dans la sainteté de Jeanne d’Arc il faut balayer l’exercice propre, ces misérables inventions de l’homme, comme elle balayait le devant de sa porte : pour laisser entrer l’exercice qui vient de Dieu.
Elle eût été mauvaise ménagère. Elle eût été infidèle économe si elle avait distrait quoi que ce fût de ses forces pour les pauvres inventions d’un exercice individuel. C’est très bien de faire les grandes manœuvres. Et il faut même les faire très bien. Mais que dire de celui qui voudrait absolument faire ses vingt-et-un jours en les comptant à partir du jour de la déclaration de guerre. Et qui arrivé à Coulommiers voudrait absolument monter pendant vingt-et-un jours tous les matins à Montanglanst, (où on peut très bien crever comme ailleurs), au lieu de s’embarquer le troisième jour pour Nancy et les au-delà.
Elle eût été une servante infidèle si elle n’avait pas gardé intacte sa pauvre vie et si elle n’avait pas gardé exactement le peu de forces d’une créature comme une matière intacte pour le pouce de Dieu qui la devait modeler.
Dans cette troisième catégorie de classement on peut dire que Jésus est un saint de peu d’exercice et peut-être de nul exercice. Car il ne faut point considérer Jésus comme un summum des summums et comme un maximum des maxima dans toutes les catégories de classement, dans toutes les catégories de sainteté. Il n’a point donné dans tous les classements. Il n’a point donné dans toutes les catégories. Ainsi le centre de la nef centrale n’est point dans l’alignement des axes des bas-côtés.
Jésus est le plus grand saint, et le prince et le premier des saints. Mais il n’est pas le plus grand saint comme on est un maximum mathématique ou même physique. Il n’est pas le plus grand saint par une sommation physique, par une accumulation maxima, par l’effet d’une sommation mathématique. Il est une personne, vivante, il a une figure fort caractérisée, et dont les Évangiles nous donnent précisément le portrait.
Il est une seule personne, en deux natures : il est homme, et il est Dieu. Si on le prend en partant de la tête, en descendant, dans l’ordre de la déduction métaphysique, et aussi dans l’ordre de l’événement de l’histoire, si en un mot on le prend dans l’ordre de la réalité il faut dire : il est Dieu, et il est homme. (Et même il est ◀devenu▶ homme. Il a été fait homme.
Et homo factus est
). Mais si on le prend dans l’ordre de la connaissance, si on le prend dans l’ordre d’accès pour nous, d’accession pour nous en partant de nous, (c’est-à-dire en somme si on le prend dans l’ordre des Évangiles), il faut dire : il est homme ; et il est Dieu.
Or quand nous disons que Dieu est saint et quand nous disons que l’homme, (même en Jésus-Christ), est saint, nous entendons ce mot et je dirai ces deux mots en deux sens bien différents. Quand nous disons de Dieu qu’il est saint, ou trois fois saint, nous entendons par là qu’il est sans aucune réserve et sans aucune limitation le siège de toutes les perfections qui sont de Dieu. C’est-à-dire de toutes les perfections métaphysiques, de toutes les perfections absolues. En ce sens Dieu est vraiment un absolu, un être absolu, un summum, un maximum, et un optimum métaphysique.
Mais quand nous disons, tandis que nous disons qu’un homme est saint, cet homme fût-il Jésus-Christ, nous n’entendons pas par là qu’il est sans aucune réserve et sans aucune limitation le siège de toutes les perfections, si on peut les nommer ainsi, le siège de toutes les vertus qui sont de l’homme même. Car la réserve et la limitation sont de l’homme même. Notamment la limitation dans le temps et dans le lieu. Et la limitation dans les catégories de classement.
Il faut toujours considérer, nous l’avons dit, que Jésus a pris l’incarnation dans son exactitude et dans son plein. Sans aucune limitation ni réserve. Sans aucune prudence ni précaution frauduleuse. Il est ◀devenu▶ un homme parmi les hommes. Il s’est fait un saint parmi les saints. Il a notamment revêtu la réserve et la limitation qui est de l’homme. Notamment la limitation dans le temps et dans le lieu. Et la limitation dans les catégories de classement.
Comme homme et par conséquent comme saint il n’est donc point un summum, un maximum physique et mathématique, mais il est organique, il est un homme, il est un saint, il est une personne fort distincte, une figure dont précisément les Évangiles nous ont laissé l’admirable portrait.
Il est un homme comme les autres parmi les autres, (le premier). Il est un saint comme les autres parmi les autres, (le premier).
Si Jésus homme et saint avait été un summum, un maximum mathématique et pour ainsi dire physique des vertus de l’homme, nous n’aurions pas besoin des Évangiles. Car nous n’aurions pas besoin d’un portrait. Et nous n’aurions pas besoin d’une histoire. Un summum, un maximum ne se peint pas, ne se conte pas. Il ne se représente pas. Il se calcule. Il se fixe en un point d’absolu et de perfection.
Non evenit neque devenit. Cæli enarrant gloriam Dei.
Mais ils ne racontent pas Dieu lui-même.
Jésus est un homme parmi les autres et qui en a laissé aux autres. Il est un saint parmi les autres et qui en a laissé aux autres.
Il a été particulier, personnel, il a été une personne. Il n’a pas été tout le monde à la fois. Il a été loyalement et pleinement un homme et un saint. Il n’a point été dans tous les temps ni à la fois dans tous les lieux. Ainsi il n’a point occupé toutes, il n’a point envahi toutes les catégories de classement.
Il se range parmi les hommes, il se range parmi les saints. Il se range le premier, mais il se range.
Nous le rangeons le premier, mais premier de nous parmi nous.
Il est la première étoile au ciel de la sainteté. Mais la première étoile est celle qui brille le plus, qui brille la première, non pas une qui absorberait l’éclat et la matière et pour ainsi dire la personne et l’être de toutes les autres.
La première étoile est celle qui brille la première du même éclat, d’un éclat du même ordre. Elle brille d’un même éclat premier. Mais elle laisse à briller aux autres.
Ainsi le roi est le premier parmi et en tête de ses barons, parmi et en tête du menu peuple. Il est de ses barons et il y est premier. Il est de son peuple et il y est premier. Il n’est pas tout le monde à la fois. Il n’absorbe pas tout le monde. Il laisse aux autres.
Ainsi Jésus n’est pas tout le monde à la fois. Il n’absorbe pas tout le monde. Il laisse aux autres.
Il a laissé à saint Louis de montrer ce que c’est qu’un roi de France et un grand saint sur le trône et il a laissé à Jeanne d’Arc de montrer ce que c’est qu’une grande sainte à la tête des armées.
Il est permis de dire que l’histoire et la figure de Jésus homme et saint était métaphysiquement incalculable, comme tout ce qui est de l’homme. Car la liberté de l’homme, qui est la plus grande invention de Dieu, a joué aussi pour lui homme, je dirai a joué pour lui entre tous, a joué pour lui éminemment. Il ferait beau voir que cette liberté, qui est le centre même de l’homme, et la plus belle création de Dieu dans l’homme, et la plus irrévocable, et la plus nécessaire, puisque seule elle s’articule exactement sur la gratuité de la grâce, eût été liée pour un seul homme et que ce fût pour Jésus.
C’est par un plein jeu de sa liberté et de sa volonté, c’est par un plein jeu de sa volonté libre qu’il s’est fait homme, qu’il est ◀devenu▶ homme : et homo factus est. C’est par un plein jeu de sa liberté qu’il a revêtu d’être homme et ainsi c’est par un plein jeu de sa liberté infinie de Dieu qu’il a revêtu la liberté de l’homme. C’est par un plein jeu de sa liberté de créateur qu’il a revêtu la liberté créée. Tout l’événement de sa vie et son martyre et sa mort était libre, consenti, volontaire et voulu. Jusqu’au dernier moment il était libre de ne point mourir pour le salut du monde. Toute sa vie et jusqu’au dernier moment il était libre de ne point accomplir les prophéties.
C’est pour cela qu’il nous fallait les Évangiles. Ici encore Jésus n’a pas voulu être un saint extraordinaire. Il a été un saint ordinaire, le premier dans l’ordre, mais dans l’ordre. Il a eu besoin de ses notaires et chroniqueurs. Il a eu besoin des Évangiles et qu’il y eût les Évangiles comme Polyeucte a eu besoin de Corneille, comme saint Louis a eu besoin de Joinville, comme Jeanne d’Arc a eu besoin de ce malheureux pauvre clerc qui écrivait les demandes et les réponses. (Et quand je dis ce malheureux pauvre clerc je me place à notre point de vue, car c’était certainement un fort bon clerc, très considéré, et qui avait une bonne place). (C’était un fort bon clerc et fort bien appointé).
En ceci aussi Jésus a voulu être un saint ordinaire, un homme, un saint comme les autres parmi les autres. Il a voulu avoir besoin de ses témoins, de ses martyres, de ses notaires, des écrivains. Il n’a point voulu être attesté, remémoré par un miracle constant. Par un miracle permanent. Il n’a point voulu faire appel à d’autres moyens que les moyens de l’homme et de l’histoire et de la mémoire de l’homme. Il lui a fallu des écritures. Il a voulu avoir besoin des scribes et des huissiers, comme ses saints, et de tout l’appareil judiciaire et historique. Il a voulu donner matière à tout l’appareil judiciaire et historique. Il a voulu être la matière et l’objet d’un procès et même de deux, d’un procès au civil et d’un procès au religieux. D’un procès d’Église et d’un procès d’État. Il a voulu être la matière et l’objet de l’exégète et de l’historien, la matière, l’objet, la victime de la critique historique. Il a voulu donner matière à l’exégète, à l’historien, au critique. Il s’est livré à l’exégète, à l’historien, au critique comme il s’est livré aux soldats, aux autres juges, aux autres tourbes. Il s’est livré à ceux qui portent des férules comme il s’était livré à ceux qui portaient des verges et des fouets. C’est la même tradition. C’est la même livraison. Il s’est livré aux controverses comme il s’était livré aux autres injures. Et les historiens crient après lui mort et vivant comme les scribes et comme les greffiers criaient après lui présent et muet. S’il s’était dérobé à la critique et à la controverse, s’il s’était soustrait à l’exégète, au critique, à l’historien, si son histoire avait été soustraite à l’historien, si sa mémoire n’était point entrée dans les conditions générales, dans les conditions organiques de la mémoire de l’homme, il n’eût point été un homme comme les autres. Et l’incarnation n’eût point été intégrale et loyale. Et il faut toujours en revenir là.
Pour que l’incarnation fût pleine et entière, pour qu’elle fût loyale, pour qu’elle ne fût ni restreinte ni frauduleuse il fallait que son histoire fût une histoire d’homme, soumise à l’historien, et que sa mémoire fût une mémoire d’homme, humainement, défectueusement conservée. En un mot il fallait que son histoire même et que sa mémoire fût incarnée.
Il fallait que sa mémoire et son histoire fût querellée. Qu’elle fût livrée au même vulgaire. C’est la même exposition, de la même victime aux mêmes bourreaux.
L’incarnation n’eût pas été pleine, elle eût été réticente si dans toute la suite des siècles, dans toute l’éternité temporelle il n’eût point été livré, dans son histoire et dans sa mémoire, au même interrogatoire.
Il fallait que dans les temps, pour la même catégorie d’hommes, et devant la même catégorie d’hommes, il fût toujours le même homme, pleinement homme, exactement homme, poursuivi, exposé, plus qu’interrogé, traqué.
Tel est l’un des aspects du mystère de l’incarnation.
Pour que Jésus fût homme, il fallait que sa mémoire même et que son histoire fût la matière et l’objet non pas d’un miracle mais d’un procès permanent.
Il fallait qu’il survécût comme il avait vécu. Et il fallait qu’il survécût comme il était mort. Et il fallait qu’il fût temporellement éternel comme il avait vécu et comme il était mort.
Il fallait en un mot que la vie de Jésus fût une vie de saint. Et qu’il fût exposé à notre vieux camarade Babut comme un simple saint Martin.
La première des vies de saint. Ou la vie du premier des saints. Une vie de saint en tête des autres, mais une vie de saint tout de même, comme les autres parmi les autres.
Et les Évangiles sont un livre inspiré ; et un livre sacré. C’est là si je puis dire leur nature divine. Mais dans leur nature humaine ils viennent en tête et ils sont du même ordre de témoignage et d’inscription, de commémoration et d’écriture que les Procès, Polyeucte ou Joinville.
Les Évangiles sont pour une grande part les Procès de Jésus-Christ.
Si la vie de Jésus n’avait été que la réalisation automatique, l’accomplissement mécanique, et même le couronnement méthodique des prophéties nous n’aurions pas besoin des Évangiles et Jésus même n’en eût pas eu besoin.
Les Évangiles sont les princes des Procès, de Polyeucte et de Joinville.
Comme Jésus est le prince de Jeanne d’Arc, de Polyeucte et de saint Louis.
Les Évangiles sont pour Jésus ce que les Procès sont pour Jeanne d’Arc, Polyeucte pour Polyeucte, Joinville pour saint Louis.
Matthieu, Marc, Luc ont été pour Jésus ce que ce notaire a été pour Jeanne d’Arc, Corneille pour Polyeucte, Joinville pour saint Louis.
Si Jésus avait accompli les prophéties par la voie d’une déduction automatique, d’une déduction mécanique, d’une déduction purement et strictement déterminative, c’est-à-dire si Jésus avait été déterministe et déterminé, c’est-à-dire s’il avait joué dans le cadre et dans le système du déterminisme moderne, nous n’aurions pas besoin des Évangiles. Et il n’aurait pas eu besoin des Évangiles. Les prophéties lui auraient suffi. Et à nous aussi elles nous auraient suffi.
Mais il ne les a pas réalisées en automate et en automatique, il ne les a pas effectuées en machine et en mécanique, il ne les a pas déroulées, développées en déterministe et en moderne, il les a accomplies librement et en homme. Il les a accomplies sans doute uniquement et éminemment, mais uniquement et éminemment dans le commun royaume de la gratuite grâce et de la gratuite liberté.
En un mot c’est de l’ordre de l’homme et de l’ordre de l’événement, le passage des prophéties aux Évangiles est de l’ordre de l’homme et de l’ordre de l’événement, nullement de l’ordre de la déduction logique, mathématique, physique, censément scientifique, nullement de l’ordre déterministe et du moderne.
En un mot les Évangiles ne sont pas les prophéties mises au passé, transportées telles quelles, transportées en bloc, transportées en vrac du futur dans le passé par le ministère du présent. Il n’a pas fallu seulement, il n’a pas suffi que Jésus les fît passer, les transportât dans le temps, les fît passées. Il a fallu qu’il les réalisât, qu’il les accomplît.
Les Évangiles (ou enfin la matière, le sujet des Évangiles) ne sont pas seulement les prophéties ◀devenues▶, ce sont les prophéties réalisées.
Ce ne sont pas seulement les prophéties passées, ce sont les prophéties accomplies, c’est-à-dire comme emplies.
Tout ne revient pas à un changement de temps. Et il ne s’agit pas seulement de muer les temps. Il ne s’agit pas seulement de mettre le futur au futur antérieur. Les prophéties ne sont pas seulement un futur et les Évangiles ne sont pas seulement un futur antérieur, un futur mis au passé. Les prophéties sont une annonce (et l’Annonciation peut être considérée précisément comme la dernière des prophéties) et les Évangiles sont la consécration de cette annoncé.
Et non pas seulement un enregistrement. Non pas seulement l’enregistrement de ce qui a été annoncé.
Les prophéties sont une longue promesse. Les Évangiles ne sont pas l’enregistrement de cette promesse. Ils sont la consécration de la tenue de cette promesse. Et tout au plus pourrait-on dire l’enregistrement de la tenue de cette promesse.
Les Évangiles sont un accomplissement, un emplissement, une mise en plénitude des prophéties. Et non pas seulement une effectuation.
Et cette singulière liaison qu’il y a de la promesse à la tenue de la promesse est précisément la liaison de Jésus aux prophètes et des Évangiles aux prophéties. Ce n’est pas seulement une liaison de temps. Prenez toutes les prophéties dans le futur et où elles sont et mettez-les au passé. Faites-en un récit, une narration, un compte rendu, une histoire, une mémoire, vous n’obtiendrez pas encore les Évangiles. Il y a infiniment plus dans le futur antérieur que dans le futur simple. Mettez les prophéties à l’antérieur, au prétérit, vous n’obtiendrez pas encore les Évangiles.
Les Évangiles sont une mise au plein.
Et non seulement la liaison de la promesse à la tenue de la promesse n’est pas seulement une liaison de temps, mais encore elle n’est pas seulement une liaison causale. Non seulement elle n’est pas épuisée tout entière par l’intervention de la date, mais encore elle n’est pas épuisée tout entière après par l’intervention de la causation déterminante ou déterminative.
La tenue n’est pas seulement ce qui est ultérieur et en outre ce n’est pas seulement ce qui est causé.
La tenue n’est pas seulement ce qui est après et la promesse n’est pas seulement ce qui est avant. La tenue n’est pas seulement un succédané. La promesse n’est pas seulement une cause et la tenue n’est pas un effet. Comme l’annonce est l’annonce, la promesse est la promesse et la tenue est la tenue.
Ce sont des propres, des spécifiques.
Ainsi la liaison de la promesse à la tenue est non point seulement une liaison chronologique, et en outre non point seulement une liaison causale, mais une liaison spécifique, propre.
Or c’est cette liaison même qui est la liaison des Évangiles aux prophéties, de Jésus aux prophètes.
L’Annonciation peut être considérée comme la dernière des prophéties et comme la prophétie à la limite (et au dernier terme au dernier point au commencement même de la réalisation). Et ce n’est pas seulement la prophétie la plus imminente. Il est permis de dire que c’est aussi la plus haute et la capitale. Comme Jésus est le dernier et le plus haut des prophètes, ainsi et du même mouvement l’Annonciation est la dernière et la plus haute des prophéties. Elle vient directement de Dieu, par un ange, qui n’est plus qu’un ministre et un héraut. Non plus par un prophète qui est un homme. Et elle est vraiment dans la séquence le point merveilleux où sur la promesse vient s’articuler la tenue de la promesse.
Ainsi l’Annonciation est une heure unique dans l’histoire mystique et dans l’histoire spirituelle. C’est une heure culminante. C’est un moment unique et comme un point de moment, un moment ponctuel. C’est toute la fin d’un monde et tout le commencement de l’autre. Toute la fin du premier monde mystique et tout le commencement de l’autre. Et dans un de ces longs beaux jours de juin où il n’y a plus de nuit, où il n’y a plus de ténèbres, où le jour donne la main au jour, c’est le dernier point du jour et c’est ensemble le premier point de l’aube.
C’est le dernier point de la promesse et c’est ensemble le premier point de la tenue de la promesse.
C’est le dernier point d’hier et c’est ensemble le premier point de demain.
C’est le dernier point du passé et c’est ensemble et dans un même présent le premier point d’un immense futur.
Dans l’ordre des prophéties, dans la série du passé, dans la catégorie de la promesse et de l’annonce elle est en effet la dernière et la plus haute et la culminante. Elle est comme immédiate. Et en effet de toutes les manières de se faire annoncer la salutation est bien celle qui est plus que tangente et plus qu’immédiate. Car c’est qu’on est déjà là. Et dans l’ordre de la tenue de la promesse, dans la série du passé clos, dans la catégorie des Évangiles, dans la série du passé ◀devenu▶ présent et futur c’est le premier point d’aube et le premier point de présence. Et encore en outre et dans ce futur même c’est le point de départ, au centre et comme au creux de ce futur, c’est le point de départ de tant d’Ave Maria., la pointe de la première proue de la première nef de cette flotte innombrable, et de tous ceux que devait dire saint Louis, et de tous ceux que devait dire Jeanne d’Arc.
Dans le latin, dans le français.
(Et par une auguste similitude le point de départ en outre des innombrables Salve Régina).
Et comme un point et une pointe et une cime est étroite et fine et n’a point toute la largeur de sa base, ainsi cette large promesse, commencée à tout un monde, réduite à tout un peuple, aboutissait dans le secret et l’ombre à une humble enfant, fleur et couronnement de toute une race, fleur et couronnement de tout le monde. Cette prophétie qui avait été sur le trône avec David et Salomon, qui avait été publique pour tout un peuple, publiée pour tout le monde, proclamée pour toute une race, elle aboutissait à une cime secrète, à une fleur, à un couronnement de silence et d’ombre. Elle aboutissait à être une salutation confidente adressée à une seule et humble fille et par le ministère d’un seul ange. Et tout un peuple avait attendu le Christ dans le temps qu’il ne venait pas. Mais nul ne l’attendait plus quand il allait venir.
Cette salutation qui devait emplir le monde fut apportée au monde réduite en un point de confidence et en un point de secret.
Dans toutes les maisons royales les naissances sont attendues par toute une race, escomptée par tout un peuple. Dans cette seule maison royale l’annonciation du roi fut le point d’une salutation, d’une communication secrète et confidente.
Par un phénomène de génération spirituelle comparable aux phénomènes de la génération charnelle et figuré par les phénomènes de la génération charnelle, de même qu’un être charnel ne peut donner un autre être charnel qu’en passant par un certain point d’être, par un centre de race et un point de germination, ainsi cet être mystique et spirituel qu’était le peuple de Moïse ne pouvait donner cet être mystique et spirituel que devait être le peuple de Jésus qu’en passant par un certain secret, par une certaine confidence, par un point de germination mystique et spirituelle.
Le cèdre le plus immense ne peut donner un autre cèdre, un cèdre encore plus immense, il ne peut donner son immense héritier qu’en passant par un certain point d’être et de race qui est non pas même le fruit du cèdre mais le germe qui est dans le fruit.
Le cèdre le plus public ne peut donner un autre cèdre, un cèdre encore plus public, il ne peut donner son public héritier qu’en passant par un certain point de secret et de confidence qui est non pas même le secret du fruit mais le secret du germe qui est dans le fruit.
Ainsi cette immense mystique d’Israël avait couvert tout un peuple et cette immense et universelle mystique de Jésus devait couvrir le monde. Mais l’une ne pouvait donner l’autre qu’en passant par un certain point d’être et de génération spirituelle.
Par un certain point d’être et de génération mystique.
Cette immense et publique race d’Israël ne pouvait donner cette immense et publique et universelle race chrétienne qu’en passant par un certain point de secret mystique, de confidence spirituelle.
Ainsi deux mondes immenses ne pouvaient communiquer que par leurs cimes, renversées de l’une sur l’autre.
Et c’est le théorème des angles opposés par le sommet.
Un immense passé n’a pu donner un plus immense et universel futur qu’en passant par un certain point de fécondité, par un certain point de génération du présent.
Un public passé n’a pu donner un plus public et universel futur qu’en passant par un certain point de secret du présent.
L’être de Moïse n’a pu donner l’être de Jésus qu’en passant par un certain point d’être.
Le peuple de Moïse n’a pu donner le peuple de Jésus qu’en passant par un certain point de peuple. Les immenses prophéties n’ont pu donner les immenses et universels Évangiles qu’en passant par un certain point qui fût ensemble et la plus haute prophétie et l’aube des Évangiles. Et ce point ce fut précisément le point de cette annonce faite à Marie.
Car en pareille matière, en matière d’événement et en matière de promesse, il ne suffit pas que le jour succède au jour et l’effet à la cause et l’événement à l’annonce et la tenue à la promesse. Il faut encore qu’il en procède et qu’il en naisse.
Le ministère du présent n’est pas seulement un ministère de date. Il n’est pas seulement un ministère chronologique.
Le présent est un certain point d’une nature propre. Il est un point de nature et un point de pensée.
Le ministère du présent n’est pas seulement de regarder passer. Il est de faire passer.
Le ministère du présent n’est pas seulement de regarder vieillir. Il est de faire vieillir.
Il n’est pas seulement le spectateur, qui regarde passer le temps. Il est le centre et l’agent même et le point de passée du temps.
Le point de passage est déjà en même temps le point de passée.
Le présent n’est point inerte. Il n’est pas seulement spectateur et témoin. Il est un point d’une nature propre et tout passe par ce point et Jésus même, étant homme et temporel, y a passé et l’advenue, l’événement, la survenue de Jésus sur Moïse, de la nouvelle loi sur l’ancienne loi, du monde chrétien sur le monde antique, de la grâce sur la nature, des Évangiles sur les prophéties n’est pleinement évaluable et pleinement saisissable, sinon pleinement intelligible que pour celui qui a considéré la singulière advenue, l’événement, la survenue du futur sur le passé par le ministère du présent. Ce qu’il y a de propre et de libre dans cette advenue, dans cette survenue est au germe de ce qu’il y a de singulier et de propre dans l’événement, de ce qui n’était qu’une annonce, dans la tenue de ce qui n’était que la promesse.
Mais je le demande à présent quelle est la philosophie qui pour la première fois dans l’histoire du monde a attiré l’attention sur ce qu’avait de propre l’être même et l’articulation du présent. Quelle philosophie, sinon la philosophie bergsonienne. Quelle pensée, pour la première fois dans l’histoire de la pensée, sinon la pensée bergsonienne. Quelle philosophie, quelle pensée a non seulement la première attiré l’attention mais est la première allée la plus avant. Qui a vu que là même était le secret du problème, que la déliaison du mécanisme était là, que la déliaison du déterminisme était là, que la déliaison du matérialisme était là. Qui a vu qu’en ce point était le secret de toute la bataille. Et que tant que l’on considérerait le présent comme une simple date, comme les autres, parmi les autres, après d’autres, avant d’autres, tant que l’on considérerait le présent comme le passé d’aujourd’hui, comme le passé instantané, comme le instantanément passé, comme la limite en par ici du passé, comme le passé à la limite en par ici, comme le plus récent et l’instantanément et le à la limite enregistré on demeurait lié soi-même dans les ligatures raides du déterminisme, du matérialisme, du mécanisme. Car on prenait le présent à l’envers. On prenait ce point du présent de l’autre côté. Car on le prenait comme la dernière ligne inscrite, on le prenait comme le dernier point acquis, comme le dernier point de l’inscription. Au lieu qu’il est le premier point non encore engagé, non encore arrêté, le point encore en cours d’acquisition, en cours d’inscription, la ligne en cours qu’on l’écrive et inscrive. Il est le point qui n’a point encore les épaules prises dans les momifications du passé.
Au lieu de considérer le présent lui-même, au lieu de considérer le présent présent on considérait en réalité un présent passé, un présent figé, et fixé, un présent arrêté, inscrit, un présent rendu déterminé.
Un présent historique.
Au lieu de considérer ce point de secret qu’est le présent on considérait déjà une histoire du présent, une mémoire du présent, c’est-à-dire que l’on considérait la figure que ferait le présent aussitôt qu’il serait ◀devenu▶ passé. On considérait l’inscription aussitôt qu’elle serait ◀devenue▶ inscrite. Et on trouvait qu’elle était arrêtée, qu’elle était inscrite. On considérait la vie au moment qu’elle serait ◀devenue▶ la mort. Et on trouvait qu’elle était morte. On considérait le présent, on considérait la liberté au moment qu’elle aurait été liée, qu’elle serait ◀devenue▶ liée. Et l’on trouvait qu’elle était liée.
Mais on ne disait pas qu’elle était liée parce qu’on l’avait liée. On disait qu’elle était venue au monde comme ça. Puisqu’on la trouvait comme ça. On disait qu’elle était venue au monde liée.
On ne disait pas que l’inscription était inscrite parce qu’on l’avait inscrite. On disait qu’elle était venue au monde comme ça. Puisqu’on la trouvait comme ça. On disait qu’elle était venue au monde inscrite.
On ne disait pas que la vie était morte parce qu’on l’avait tuée. On disait qu’elle était venue au monde comme ça. Puisqu’on la trouvait comme ça. On disait que la vie était venue au monde morte.
On ne disait pas que la liberté paraissait liée parce que soi-même on était passé, on s’était mis de l’autre côté du lien, et qu’ainsi on la voyait à travers le lien. On disait qu’elle était liée.
On ne disait pas que l’inscription paraissait inscrite parce que soi-même on était passé de l’autre côté de l’inscrit et qu’ainsi on la voyait à travers l’inscrit. On disait qu’elle était inscrite.
On ne disait pas que la vie était morte parce que soi-même on était passé de l’autre côté de la mort et qu’ainsi on la voyait, la vie, à travers la mort. On disait, sans le savoir, sans savoir ce qu’on disait, qu’elle était morte. Car, continuant à la nommer vie, on en parlait toujours comme d’une morte, on la voyait toujours comme une morte.
Au lieu de considérer la liberté, la vie, le présent un instant avant qu’elle entre dans l’éternelle prison du passé, on la considérait aussitôt après, instantanément après qu’elle venait de signer sur le registre d’écrou. Et on disait qu’elle était serve, et qu’elle était prisonnière, et qu’elle était écrouée.
On croyait qu’en allant vite, qu’à force d’aller vite on pouvait impunément prendre pour le présent un tout récent passé ; et parler comme du présent d’un tout récent passé ; qu’on n’y verrait rien ; que ça revenait au même ; qu’à force d’aller vite ça ne se verrait pas. Qu’en se dépêchant beaucoup on arriverait en même temps qu’on était parti. Que l’intervalle n’existerait pas. Que la liberté au dernier moment dans la rue et la prisonnière au premier moment dans la prison, que la liberté s’avançant sous la porte et la prisonnière venant de signer sur le registre d’écrou c’était pour ainsi dire le même être et que par conséquent et par glissement c’était évidemment et absolument le même être.
Il n’y a que l’être et la réalité qui trouvaient que ce n’était pas le même être.
C’est toujours la même tentation intellectuelle, la même tentation offerte au même glissement, à la même profonde paresse intellectuelle. Comme c’est le passé qui retient, et même comme il n’y a que le passé qui retient, et comme on croit que retenir c’est savoir mieux, et même comme absolument on croit que retenir c’est (mieux) tenir et que retenir c’est savoir, c’est toujours au passé que l’on s’adresse.
Seulement on croit qu’en le prenant dans sa grande épaisseur, dans toute son épaisseur c’est bien effectivement le passé, tandis qu’en l’amincissant assez par le bord où il touche au futur, on en fait le présent. On obtient le présent.
C’est-à-dire : on croit qu’en prenant la mémoire dans toute son épaisseur on obtient l’histoire mais qu’en l’amincissant assez du côté qu’elle naît, qu’elle vient de naître, on obtient encore le présent et la connaissance du présent.
C’est-à-dire : on croit qu’en prenant la servitude dans toute son épaisseur on obtient bien en effet le déterminisme mais qu’en l’amincissant assez du côté qu’elle naît, qu’elle vient de naître on obtient encore la liberté.
Ainsi on aboutit à un présent qui est une lamelle du passé à la limite du passé. (À sa limite comme présente, à sa limite du côté du futur).
On aboutit à une connaissance du présent qui est une lamelle d’histoire.
On aboutit à une liberté qui est une lamelle de servitude.
Au lieu que le présent est ce qui n’est pas encore passé, la connaissance du présent est ce qui n’est pas encore de l’histoire, la liberté, le libre est ce qui n’est pas encore écroué.
Le présent n’est pas ce qui est historique sur une très mince épaisseur. C’est ce qui n’est pas historique du tout.
Le présent n’est pas ce qui est écroué depuis peu et sur une mince épaisseur (de temps, de prison). C’est ce qui n’est pas écroué du tout.
C’est ce qui est d’une autre nature, d’un autre être que l’historique, d’un autre être que l’inscrit, d’un autre être que l’écroué.
Et eux comment s’étonner qu’ils trouvassent passées des lamelles de passé, historiques des lamelles d’histoire, écrouées, déterminées des lamelles de servitude.
Mais c’était peut-être bien ce qu’ils voulaient.
C’est le danger terrible, c’est le commandement terrible du passé. Lui seul peut tenir des registres. Et comme tout le monde a besoin de registres, c’est toujours à lui que l’on s’adresse. Lui seul est fabricant de registres. Et il en est marchand. Et tout le monde s’affole et court lui en demander.
Il est fonctionnaire de l’enregistrement. Et comme tout le monde croit que toute science et que toute connaissance est enregistrement, on se précipite vers les enregistrements de l’histoire.
C’est ici le centre même du sophisme. D’une part il ne peut y avoir enregistrement et histoire que du passé. D’autre part on pose, (plus ou moins explicitement), que toute science et connaissance est enregistrement et histoire. Après ça on parle de science et de connaissance du présent.
Et on entend la même science et la même connaissance.
C’est donc impliciter que le présent est un passé.
Comment s’étonner après cela qu’on le trouve passé.
Mais c’est peut-être, plus ou moins obscurément, ce que l’on voulait.
Car cette confusion du présent au passé, cette réduction du présent au passé était la colle qui faisait tenir le déterminisme, et le matérialisme, et l’intellectualisme.
Et non seulement cela. Non seulement les registres du passé sont des registres, mais ils sont des registres définitifs. Alors tout ce besoin de repos et de tranquillité et de n’en plus entendre parler qui vient de la fatigue et qui se nomme proprement la paresse et notamment la paresse intellectuelle, ce besoin d’officiel et de contrôlé et d’authentique et de bien et dûment enregistré, tout le besoin du papier et au deuxième degré tout le besoin du papier timbré travaille pour cette substitution frauduleuse et pour cette confusion et pour cette réduction.
Avoir la paix, le grand mot de toutes les lâchetés civiques et intellectuelles. Tant que le présent est présent, tant que la vie est vivante, tant que la liberté est libre elle est bien embêtante, elle fait la guerre. On parle d’elle ; et il faut que l’on en parle. C’est même le moment d’en parler. Si seulement le présent est passé, tout s’apaise.
On n’en entend plus parler.
Et au fond c’est ce que tout le monde veut.
On a la paix.
Telle est la grande tentation offerte à la paresse intellectuelle, et à la nommée sagesse, et à la nommée prudence.
Et à la sainte épargne et à la sainte économie. Et surtout à la morale, qui profite toujours.
Et qui est celle qui tombe toujours.
Pour bien comprendre ce qui s’est passé il faut toujours penser à cette vieille règle de morale primaire dont on nous faisait tant de merveille, qu’il ne faut jamais remettre au lendemain ce que tu peux faire le jour même. C’était la règle de la sagesse même, et de la prudence, et du bon gouvernement de soi. C’était la règle modèle. Quelque chose comme de la quintessence de Franklin. Vous vous rappelez, Benjamin Franklin, le censément bonhomme Franklin, le grand héros, le grand homme de nos maîtres primaires, le plus grand homme du monde selon eux, le seul sage et le seul savant et le seul moral et vraiment le type.
Le seul proposé à toute imitation.
En lui se résumait, en lui se ramassait tout ce qu’il fallait savoir, et tout ce qu’il fallait dire, et tout ce qu’il fallait faire, et tout ce qu’il fallait imiter.
Il était l’homme modèle.
Et cette règle était peut-être la règle modèle, qu’il ne fallait jamais remettre au lendemain ce que tu peux faire le jour même. Elle était la plus modèle elle-même de ces règles qui faisaient l’homme modèle et l’enfant modèle. De même que le livret de caisse d’épargne était le symbole modèle et l’instrument modèle et le livre modèle de la plus modèle des institutions.
Car la caisse d’épargne était l’institution modèle et l’institution centrale et le pilier du temple et celle qui résumait tout. Celle qui était le plus Franklin.
Et cette règle et cette caisse procédaient bien en réalité du même esprit, qui était de mettre de côté de l’argent ou du temps pour demain, au lieu de les employer tranquillement aujourd’hui à produire.
Eh bien, de même que nous périssons aujourd’hui comme peuple de notre épargne et de notre caisse d’épargne, de même intellectuellement nous périssons de cette règle qui est une règle de caisse d’épargne intellectuelle.
Une règle morale de caisse d’épargne dans le travail même et l’emploi du temps, une institution parallèle et conjointe à la caisse d’épargne d’argent. Un même institut en deux expressions.
Telle était la grande règle de nos maîtres laïques. Telle était aussi la grande règle de nos maîtres curés. Car, je l’ai dit dans l’Argent, ils avaient les mêmes règles.
Et ils avaient une morale commune. Et ils étaient les mêmes hommes.
Seulement, si nos maîtres laïques n’avaient rien à voir, nos maîtres curés auraient pu voir et ne voyaient pas que cette merveilleuse règle, que cette fameuse règle modèle allait directement contre la plus profonde peut-être et contre la plus éprouvée des règles évangéliques et contre la plus gravement peut-être donnée à l’homme : qu’à, chaque jour suffit sa peine, cuique diei malitia sua.
Car si à chaque jour suffît sa peine, pourquoi assumer aujourd’hui la peine de demain, pourquoi assumer aujourd’hui le travail de demain, pourquoi assumer aujourd’hui la malice de demain.
Ainsi nos bons maîtres ne calculaient pas ou calculaient mal et d’un commun accord secret ils enseignaient cette commode règle, (commode pour les maîtres), qui fait les enfants sages et les nations infécondes.
Ni les uns ni les autres ne calculaient qu’elle fait les nations infécondes. Et nos maîtres curés ne calculaient pas qu’elle était opposée et la plus diamétralement contraire à la plus voulue peut-être et à la plus paternellement et affectueusement distribuée des règles évangéliques. À la plus pleine peut-être de commisération, à la plus mouillée de miséricorde.
Et que peut-être il ne faut pas penser au lendemain.
C’est cette même paresse, (intellectuelle), et cette même prudence, et cette même anticipation, et cette même sagesse (et ce même goût de l’épargne) qui avait scellé le déterminisme, et le matérialisme, et l’intellectualisme. Car l’épargne de temps est aussi dangereuse, étant aussi frauduleuse, que l’épargne d’argent. Elle est aussi naturellement et profondément inféconde. Elle est aussi naturellement et profondément inexacte. Se mettre en avance, se mettre en retard, quelles inexactitudes. Être à l’heure, la seule exactitude.
Combien j’aimerais mieux cette maxime de M. Benda,
qu’il ne faut jamais remettre au jour même ce que l’on peut faire le lendemain
. Comme cette formule est exacte, comme elle est chrétienne et dispose ; et comme notre collaborateur est ici intelligemment bergsonien.
Ne l’est-il qu’ici ?
On a beaucoup reproché à M. Bergson la mouvance, le mobile et ce que l’on a nommé d’un mot déjà moins heureux et moins exact, étant moins bergsonien, d’un mot déjà trop fixe, la mobilité. Mais la question n’est pas de savoir si c’est commode ou si ce n’est pas commode. La question est de savoir si c’est ça le réel.
En réalité tout ce grand besoin de fixer l’esprit est un besoin de paresse et l’expression même de la paresse intellectuelle. Ils veulent avant tout être tranquilles. Ils veulent avant tout être sédentaires. Cette même tentation de paresse, cette même fatigue, ce même besoin de tranquillité pour demain qui les fait tous fonctionnaires est le même aussi qui les fait tous intellectuels. De même qu’ils courent tous après les chaires, non point parce qu’on y enseigne, mais parce qu’on y est assis, de même ils veulent avant tout une philosophie, un système de pensée, un système de connaissance où on est assis.
Ce qu’ils nomment la bonne ordonnance de la pensée, c’est la tranquillité du penseur.
Seulement il faudrait savoir si c’est le connaissable qui a été fait pour la commodité du connaisseur ou le connaisseur qui doit se faire pour la connaissance du connaissable.
Et plus généralement si le monde a été fait pour la commodité de l’homme.
Il ne s’agit pas de savoir s’il est agréable que le présent soit mouvant, il s’agit de savoir s’il est réellement mouvant.
Quand ils réclament de la fixité, du statut, ce qu’ils nomment sagesse, ce qu’ils nomment science, ce qu’ils nomment connaissance et ce qu’ils nomment méthode, c’est la paix du sage, c’est la tranquillité du savant et la bonne ordonnance de la carrière du connaisseur. Ce qu’ils nomment méthode scientifique, c’est la méthode de leur propre établissement.
Ce qu’ils nomment le progrès de la science, c’est le progrès de leur propre carrière.
Ce qu’ils nomment sécurité, fixité, établissement, c’est la sécurité, la fixité, l’établissement de leur propre carrière.
Ce sont des fonctionnaires et des tranquilles et des sédentaires et ils ont une philosophie fixe, une philosophie de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires.
Ils ont un système de pensée, un mécanisme mental, une machinerie intellectuelle de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires. Et tout ce qu’ils nous opposent, ce grand besoin de consolider les conquêtes de l’homme, ce grand établissement de l’esprit humain, cette noble ordonnance, ce beau statut, ce sont des raisons de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires, engagés des deux épaules dans de bonnes carrières, et qui demandent de la tranquillité.
C’est d’un bout à l’autre de la ligne le même contre sens qui court, et la même déformation, et le même quiproquo, et la même substitution frauduleuse, en psychologie et en métaphysique, en morale et en économique. Penser au lendemain. Notre mort. En psychologie et en métaphysique étant, passant dans le présent nous ne considérons que l’instant d’après, l’être d’après, par besoin d’assurance et de tranquillité, et alors nous voyons, nous considérons le présent comme un récent passé, comme un dernier passé, mais comme un passé et nous le voyons lié, enregistré, mort. C’est la mort de la vie et de la liberté. Nous voyons l’être d’à présent comme l’être de tout à l’heure (j’entends dans le passé). En morale nous ne pensons qu’aux tranquillités de demain, au lieu de faire le travail d’aujourd’hui. En économique nous préparons, pour être tranquilles demain, l’anéantissement de toute une race.
En psychologie, en métaphysique nous sacrifions le vrai présent, le présent réel à l’instant de tout à l’heure, à l’être de tout à l’heure, et ainsi nous réduisons le vrai présent, l’être réel à l’état de passé. En morale nous sacrifions aujourd’hui à demain. En économique nous sacrifions toute une race à notre tranquillité de demain.
C’est toujours le système de la retraite. C’est toujours le même système de repos, de tranquillité, de consolidation finale et mortuaire.
Ils ne pensent qu’à leur retraite, c’est-à-dire à cette pension qu’ils toucheront de l’État non plus pour faire, mais pour avoir fait (ici encore ce même virement de temps et de chronologie, cette même descente d’un cran, cette même mise du présent au passé). Leur idéal, s’il est permis de parler ainsi, est un idéal d’État, un idéal d’hôpital d’État, une immense maison finale et mortuaire, sans soucis, sans pensée, sans race.
Un immense asile de vieillards.
Une maison de retraite.
Toute leur vie n’est pour eux qu’un acheminement à cette retraite, une préparation de cette retraite, une justification devant cette retraite. Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à cette retraite. Mais c’est pour en jouir, comme ils disent.
Il veut aussi y préparer le monde. Toute leur pensée est de mettre l’esprit humain en état de prendre sa retraite et de jouir de sa retraite. Ou, comme ils disent encore, de gagner sa retraite.
C’est la mentalité générale, c’est une mentalité de pensionnaires et de pensionnés. Toute la question est malheureusement de savoir si l’esprit humain est pensionnaire, sédentaire, fonctionnaire, professeur, et s’il est d’hôpital, et s’il est d’État.
Et si le monde est destiné à ◀devenir▶ un immense asile de vieillards.
Penser à la retraite, c’est la limite et le maximum de penser à demain. Tout sacrifier à la retraite, c’est la limite et le maximum de sacrifier aujourd’hui à demain. C’en est la forme suprême et la plus aiguë. C’en est la forme même et puisqu’il s’agit d’établissement c’en est pour ainsi dire la forme définitive. C’est la maxime même de la mort et c’est la formule de la tranquillité.
En pareille matière l’économique est comme un grossissement de la morale et la morale est comme une codification de certains aspects de la psychologie et de la métaphysique. Ce besoin monstrueux de tranquillité qui éclate dans l’infécondité de tout un peuple, dans l’anéantissement de toute une race n’est qu’un grossissement sur un plan énorme de ce besoin monstrueusement familier de tranquillité morale qui nous fait toujours penser au lendemain et sacrifier aujourd’hui à demain, et ce besoin familier moral n’est lui-même qu’une codification de ce besoin monstrueux de tranquillité qui en psychologie et en métaphysique nous fait toujours sacrifier le présent à l’instant d’après.
Ce qui se passe en psychologie et en métaphysique se codifie en morale et se grossit en économique.
Ce qui se passe en psychologie et en métaphysique se dessine en morale et se grossit en économique.
Ainsi nous voyons en économique ce que nous pourrions voir en morale, et en psychologie, et en métaphysique, si nous avions de meilleurs yeux. Mais c’est plus grossi en économique : que cette tranquillité, qui est le dernier objet des intellectuels, et à qui vont tous les vœux des modernes, est essentiellement principe d’infécondité. C’est toujours la race qui paie. Pour avoir la paix demain, on n’a pas d’enfants aujourd’hui. Mais cette figure d’abdication et d’anéantissement d’une race n’est, reportée sur un plan plus gros, et plus grossier, sur le plan économique et civique, que la projection de la commune figure morale et intellectuelle et psychologique et métaphysique. Pour avoir la paix demain nous accumulons sur aujourd’hui les sagesses, les prévoyances, les infécondités. Pour avoir la paix l’instant d’après, nous faisons du présent un temps de sagesse, de prévoyance, d’infécondité, un temps mort et mortuaire, un temps passé.
Deuxièmement nous voyons en économique, en civique, sur le plan de l’État ce que nous pourrions voir en morale, en psychologie, en métaphysique, sur le plan de l’âme et sur le plan de l’être si nous avions de meilleurs yeux : que cette tranquillité, qui est le dernier objet des intellectuels, et à qui vont tous les vœux des modernes, est essentiellement principe de servitude. C’est toujours la liberté qui paie. C’est toujours l’argent qui est maître. Pour avoir la paix demain, (et la paix ne s’obtient que par de l’argent), on aliène, on vend sa liberté aujourd’hui. Pour avoir une retraite assurée, (c’est-à-dire de l’argent assuré quand on sera vieux) on ne dit pas, on n’écrit pas ce que l’on pense, ce que l’on a à dire et à écrire, ce que tout le monde sait, ce que personne n’ose dire ni écrire. Pour avoir la paix sur ses vieux jours, aujourd’hui on n’est pas un homme libre. Le monde moderne tout entier est un monde qui ne pense qu’à ses vieux jours.
Au lieu de penser à ces jeunes jours que sont les jours de la race. Et de la race à venir.
De là cette universelle infécondité et cette universelle servitude.
Mais cette servitude économique et civique n’est que l’agrandissement, le grossissement, le report, la projection sur le plan économique et civique, sur le plan du peuple et de l’État, d’une servitude morale et intellectuelle, psychologique et métaphysique. De même qu’en économique nous sacrifions la fécondité et la liberté de toute notre carrière à l’assurance d’une retraite d’État, de même en morale nous sacrifions la fécondité et la liberté d’aujourd’hui à la tranquillité de demain, et de même en psychologie et en métaphysique nous sacrifions la fécondité et la liberté et la mouvance et la présence et la glorieuse insécurité du présent à la tranquillité de l’instant qui vient aussitôt après.
Alors nous nous transportons arbitrairement, frauduleusement à cet instant d’après pour que le présent étant ◀devenu▶ un passé, le plus récent passé, nous y soyons tranquilles comme dans un passé.
Tel est le mécanisme, tel est le secret de cette anticipation, de cette substitution frauduleuse. Et c’est cette fraude elle-même qui est au centre, au secret de toute l’immense fraude intellectuelle et moderne en métaphysique, en morale, en économique et civique. Comme on est tranquille dans le passé, puisqu’étant passé il est indéfaisable et définitif, il s’agit de faire que le présent, tout mouvant, tout fécond, tout libre, soit lui-même un passé. Pour cela on se transporte à l’instant immédiatement suivant, instantanément suivant, à l’instant d’aussitôt après et de là on regarde le présent, où l’on est, comme un passé tranquille.
Comme un passé stérile et comme un passé lié.
C’est toujours le système du monde moderne de vouloir loucher à deux guichets, de vouloir cumuler les avantages les plus contradictoires, et les plus incompatibles. D’adopter à volonté, et pour les besoins de sa bassesse, les situations les plus contradictoires, et les plus inconciliables. Il veut bien être dans le présent, et il est bien forcé, et on ne voit pas comment il ferait autrement. Mais en même temps il veut être dans un futur pour que son présent soit passé.
Quand il est passé, on est plus tranquille.
Avant tout ils veulent jouir de cette tranquillité stérile, de cette tranquillité servile, de cette tranquillité morte et mortuaire.
Le monde moderne et intellectuel ferait tout, (et il a tout fait), pour s’évader de la fécondité, de la liberté, de la vie, pour échapper à ce présent qui est fécond, libre, vivant. Il a tout fait pour échapper à la mouvance et à la présence du présent.
Quand donc la révolution bergsonienne s’est installée au cœur et au secret du présent elle s’est par là même et en cela même installée au cœur et au secret du mécanisme de la bassesse et de l’infécondité et de la servitude et de la mort de tout un monde. Elle s’est installée au cœur et au secret de la morale et de l’économique et du civique et du métaphysique du même mouvement qu’elle s’installait au cœur du psychologique.
En démontant ce mécanisme de l’anticipation du présent, elle a démonté tout le mécanisme et tout le matérialisme et tout le déterminisme et tout l’intellectualisme.
En rompant, en faisant éclater le temps en ce point de présence, en ce point du présent, en sauvegardant pour ainsi dire et en gardant intacte la présence du présent elle a rompu, elle a fait éclater tout le temps, qui était la barre de mécanisme, et la barre de matérialisme, et la barre de déterminisme et d’intellectualisme.
L’immense barre droite de notre servitude.
C’est dire que la révolution bergsonienne est partout, et qu’elle-même elle est partout présente. Installée au cœur du présent elle ne commande pas seulement la psychologie. Par cette même opération, par une opération correspondante de projection et de grossissement elle commande la fécondité, la liberté, la vie, la présence en morale et en économique et en civique et en métaphysique.
C’est dire que c’est la révolution bergsonienne qui sur toute la ligne de bataille a rompu l’infécondité, la servitude et la mort intellectuelle et moderne. Per totam aciem, sur toute la ligne de bataille et d’un seul et même mouvement, d’un mouvement instantané elle a rompu tout le matérialisme, tout le déterminisme, tout le mécanisme, tout l’intellectualisme.
C’est dire qu’elle est présente partout. Elle seule a rompu les sceaux et elle a rompu tous les sceaux. Elle seule nous a libérés ; et elle nous a libérés de toutes nos servitudes. Partout elle a retrouvé le présent. Partout elle a réinstitué, réintégré la présence du présent. Partout elle a réinstallé le point de présence du présent. Un seul démontage a permis cette immense, cette universelle libération. Parce qu’un seul point de mécanisme avait établi, assurait cette universelle servitude.
Partout elle nous a réenseigné à remettre au lendemain. C’est la sagesse même et la vie. C’est la liberté, la santé, la mesure et c’est la fécondité. C’est un être dans sa mesure et c’est une âme dispose. Remettre à demain les soucis de demain. Remettre à demain la tranquillité de demain. Ne pas vouloir être tranquille d’avance. Ne pas anticiper demain.
Remettre à la vieillesse les soucis de la vieillesse. Remettre à la vieillesse la tranquillité de la vieillesse. Ne pas sacrifier aujourd’hui et la liberté et la fécondité d’aujourd’hui à la tranquillité de demain. Ne pas sacrifier toute une vie et la liberté et la fécondité de toute une vie à la tranquillité de la vieillesse. Ne pas sacrifier tout un monde à une vieillesse du monde, artificielle, anticipée, frauduleuse.
Ne pas vieillir aujourd’hui : il vieillit toujours assez. Ne pas vieillir la vie : elle vieillit toujours assez. Ne pas vieillir tout un monde : il vieillit toujours assez.
Voilà la morale, et l’économique, et le civique. Ne pas aliéner aujourd’hui au profit de demain. Ne pas aliéner toute une vie au profit de la vieillesse. Ne pas aliéner tout un monde au profit d’une vieillesse.
Celui qui épargne, qui économise de l’argent pour ses vieux jours est rigoureusement celui qui est prodigue, et un mauvais prodigue. Car il engage, il aliène sa liberté, sa fécondité, qui sont les véritables biens. Il les vend, et ce qu’il met de côté, c’est précisément le prix de cette vente.
Ainsi tout un peuple peut engager sa liberté, aliéner sa fécondité, vendre sa race, pour acheter des rentes sur l’État. Mais quand il n’y aura plus de peuple et de race, où sera l’État.
Et en psychologie et en métaphysique ne pas engager, ne pas aliéner le présent qui est le point d’être, et le point de liberté, et le point de vie, et le point de fécondité. Ne pas en faire un passé anticipé, une tranquillité prématurée, un repos en temps de peine, un loisir en temps de travail, une retraite en temps d’activité, un temps d’arrêt en temps de mouvement, une paix en temps de guerre, une mort en temps de vie. Ne pas vendre le présent, la mouvance, la liberté, la fécondité du présent pour mettre de côté pour l’instant d’après le prix qu’on en aura tiré. Ne pas épargner, économiser sur le présent.
On dit toujours économiser, épargner. Il faudrait savoir épargner quoi. Il faut faire appel ici à la théorie de la monnaie et les mathématiciens me comprendront avant que j’aie commencé de parler. L’argent étant dans l’opération de l’achat la contre-partie de ce qu’il sert à acheter, toute opération de l’argent est contre indiquée et contre indicative, toute opération de l’argent est contre posée, toute opération de l’argent est une contre opération, une opération contraire de, contraire à l’opération correspondante de l’objet. Celui qui épargne de l’argent est le dilapidateur de ce qu’il a vendu pour avoir cet argent. L’avare est prodigue. Il est même le seul prodigue, le vrai prodigue, l’avare d’argent est prodigue de ce qu’il a vendu pour avoir de l’argent. Il est dilapidateur et prodigue de son âme, qu’il a vendue pour rien, pour de l’argent.
Et au contraire c’est le charitable qui est le vrai avare et qui entasse des biens, je l’ai assez dit dans le langage de la poétique. Et c’est l’avare qui est dépensier. Et c’est le dépensier qui est avare.
C’est l’enseignement le plus profond des Évangiles, le plus partout présent dans les Évangiles, et certainement celui auquel de toute évidence Jésus tenait le plus.
Nous sommes tellement sous le règne de l’argent, il est tellement l’antéchrist et le maître partout présent du monde moderne que nous sous-entendons (familièrement, usuellement) son nom dans nos propos. Dans nos expressions. Quand on ne nomme pas, on sait que c’est de lui que l’on parle. Quand on ne prévient pas, on sait qu’il est là. Quand on ne dit rien, c’est lui.
Quand on ne nomme pas, c’est lui que l’on nomme. Quand on ne présente pas, c’est lui que l’on présente.
Quand on ne pense pas, c’est à lui que l’on pense.
Nous disons : épargner, économiser, mettre de côté absolument. C’est une expression toute faite et ça ne veut pas dire épargner, économiser, mettre de côté n’importe quoi. Cela veut dire épargner, économiser mettre de côté de l’argent, c’est-à-dire du contre-objet, de la contre-valeur.
Seulement si on parlait d’un bout à l’autre, si on disait l’expression complète, si on disait épargner de l’argent, économiser de l’argent, mettre de côté de l’argent, on serait au moins un peu averti, on saurait au moins un peu ce que l’on dit. Et de quoi on parle. Or c’est ce qu’il faut éviter avant tout, de savoir un peu ce que l’on dit. Alors on emploie ces verbes neutres, c’est le cas de le dire. Étant neutres ils ont l’air d’être vertueux. Et ils font ainsi passer la plus sordide avarice.
Celui qui épargne, absolument, et qui a l’air vertueux, celui qui économise, absolument, celui qui met de côté, absolument, celui qui sacrifie ainsi le présent au futur et veut mettre tout un monde à la retraite n’amasse pas des forces pour plus tard, il amasse pour plus tard ce pour quoi il a vendu ses forces.
C’est aussi opposé, aussi contraire dans la comptabilité générale que le doit et l’avoir sur les deux pages d’un livre de comptabilité.
Il amasse du bien, dit-on Non, il amasse ce pour quoi il a vendu son bien.
C’est un contre amassement, l’amassement d’un contre trésor. Vous n’aurez point des trésors sur la terre.
On dit innocemment. On emploie des verbes innocents et censément vertueux. Et parce qu’on tait le complément direct, parce qu’on ne pense pas si le complément direct sous-entendu est l’objet, la force, ou l’argent qui est un contre objet et une contre force, ces verbes prétendus vertueux recouvrent une turpitude, la plus sordide avarice.
C’est ici un de ces contre sens de rien, presque purement verbaux et grammaticaux, presque purement de vocabulaire, qui perdent un monde.
C’est un de ces abus de langage, qui ne sont rien, dont le mécanisme est tout simple, qui perdent un monde.
Et il faut se rappeler ici tout ce que notre maître Bergson a écrit et dit sans cesse de l’usage et des abusements du langage. Et ainsi nous retrouvons notre maître partout, non seulement dans les grandes zones et dans les approfondissements de la pensée mais à chaque instant dans le mode et dans le quotidien travail.
Ainsi ce raidissement de l’argent, qui commande toute la société moderne, cette immense vénalité, cet universel remplacement des forces souples par de l’argent raide a son point d’origine économique, civique, moral, psychologique et métaphysique dans le raidissement du présent, dans cette ossification, dans cette momification du présent qui a fait tout le matérialisme et l’intellectualisme et le déterminisme et le mécanisme. Tout est venu, toute cette immense et universelle vénalité est venue de l’épargne et du livret de caisse d’épargne. Elle est toute venue de ce que par esprit d’épargne on a voulu mettre de côté le présent. Et pour être bien sûr de le mettre de côté on l’a mis au passé.
L’antérieur a paru le latéral le plus sûr.
On vante beaucoup tous ces livrets de caisse d’épargne. C’est pourtant un triste arsenal.
Non seulement on les vante mais on nous les donne toujours et partout en exemple et en modèle. Et c’est le grand orgueil des moralistes. Et leur grand cheval de renfort et leur grand argument de réserve. Ils ne voient pas qu’ils sont au contraire la consécration et les registres de la vénalité de tout un peuple. Ce que tout un peuple fait coucher sur les registres des livrets de caisse d’épargne, c’est l’argent pour lequel il a vendu sa race.
Toute l’opération a pour point d’origine, toute l’opération a consisté originairement à durcir, à raidir ce point du présent. Tant qu’il était souple, libre, vivant, gratuit, gracieux, fécond il ne pouvait pas entrer en ligne de compte. Il ne se prêtait point au calcul. Il ne pouvait pas entrer en ligne de vénalité. Une fois raidi, durci, une fois ◀devenu▶ un point raide du passé, une fois ◀devenu▶ un point inerte et lié, un point mort, un point de servitude, un point onéreux et un point de disgrâce et d’infécondité il pouvait commencer d’entrer en ligne de compte. Il se prêtait désormais au calcul. Il ◀devenait▶ du même ordre de grandeur et de la même nature que le dur et que le raide argent. Il pouvait ◀devenir▶ une unité du même ordre, lui-même un point d’unité comparable, un point d’unité qui pouvait entrer comme unité dans toute les opérations de cette immense catégorie. Il pouvait enfin entrer en ligne de compte dans cette immense et totale vénalité.
Tant que le présent était souple, il n’était pas monnayable, comparable, vendable, vénal. Aussitôt raidi, aussitôt fixé il ◀devenait▶ tout cela. Le propre d’une unité de mesure est d’être fixe.
Tant que le présent était présent, on ne pouvait pas le mettre dans le commerce, il n’était pas négociable. Aussitôt passé, je veux dire aussitôt qu’on le faisait passé, aussitôt qu’il était un résultat il ◀devenait▶ négociable, il pouvait entrer dans le commerce.
On ne peut empiler que des sous. Il ◀devenait▶ un élément de grandeur de même nature et de même ordre.
Quand donc on donne aux gamins des écoles primaires un livret de caisse d’épargne (au lieu de leur donner les Évangiles), on fait vraiment diamétralement le contraire de ce qu’on faisait quand on leur donnait les Évangiles, on leur donne vraiment le diamétral contraire de ce qu’on leur donnait quand on leur donnait les Évangiles.
Ce ne sont pas quelques livres de débauche qui sont dans le monde moderne ce point secret de résistance que sont dans le monde chrétien les Évangiles. Ce ne sont pas quelques livres de débauche qui sont l’antipode des Évangiles, le diamétral point secret contraire du point secret des Évangiles : ce qui est le point secret de résistance du monde moderne, ce qui est dans le monde moderne l’antipode des Évangiles, le point secret diamétral contraire de ce point secret que sont les Évangiles dans le monde chrétien, ce qui est dans le monde moderne ce que les Évangiles sont dans le monde chrétien, ce n’est pas quelques livres de débauche (aucun n’aurait la force), c’est le livret de caisse d’épargne.
Les livres de débauche ne sont jamais bien malins. Ils ne sont jamais bien forts. Ils sont de tous les temps. Le livret de caisse d’épargne, (sous toutes ses formes, et notamment sous la sienne), est l’invention propre du monde moderne.
Les livres de débauche n’ont jamais pu faire que des pécheurs. Le livret de caisse d’épargne fait le moderne.
Nous périssons par cette raideur, par cette prudence et par cette avarice. L’avarice est ◀devenue▶ sans aucun doute le péché central. Elle est au centre du monde moderne. L’argent est au centre du monde moderne. Il y est partout. Et au centre et partout il est le maître.
C’est le livret de caisse d’épargne qui se contrarie diamétralement aux Évangiles. Lui seul est assez fort. N’est-il pas le contraire de la débauche et apparemment du péché. N’est-il pas l’honneur et la vertu officielle. N’est-il pas l’honneur et la vertu enregistrée. N’est-il pas le symbole et le manuel du parfait vertueux. N’est-il pas le fondement même de l’institution de la famille.
Non, il est le premier coin enfoncé dans la souche, le symbole et le manuel et le premier instrument du raidissement, de l’amortissement, du dessèchement de la famille et de la race.
Et la sécheresse du cœur et la sécheresse de la race, qui sont les deux grandes et affreuses inventions modernes, les deux grandes formes modernes de l’anéantissement même du monde, c’est-à-dire et la sécheresse spirituelle et la sécheresse temporelle et charnelle procèdent de ce même point d’origine, de ce même point de dessiccation et de durcissement et de raidissement qu’a été pour le monde moderne la dessiccation et le raidissement du présent.
Tout est venu de là. Tout a procédé de là. Car le civique et l’économique et le moral ne sont les agrandissements, les grossissements du psychologique et du métaphysique, ils n’en sont les projections sur un plan plus gros, et plus grossier, que parce qu’ils en procèdent.
Tout vient de là. Tout procède de ce point de présent. Les économiques, les civiques, les morales, les métaphysiques sont commandées par la manière dont elles traitent ce point du présent. Aussitôt à partir de là elles sont commandées. Et elles-mêmes elles sont déterminées. Elles pourront plus ou moins prospérer, elles pourront plus ou moins fleurir chacune dans leur sens. Mais leur sens même est déterminé et ainsi elles-mêmes elles sont déterminées à partir de ce point d’origine.
Dis-moi comment tu traites le présent et je te dirai quelle philosophie tu es.
Elles pourront ensuite plus ou moins réussir, chacune dans son sens. Mais à partir de là elles sont discriminées.
Aussitôt après on ne peut rien reprendre. Si vous liez le présent, tout est lié. Si vous gardez le présent libre, seulement alors les autres libertés pourront être ménagées.
Ou aménagées.
Si vous stérilisez le présent, tout est stérile, tout est vide. Si vous gardez le présent fécond, seulement alors les autres fécondités pourront être ménagées. Ou aménagées.
De là partent toutes les routes et celui qui est entré dans une route ne peut plus en sortir. Il peut aller plus ou moins loin dans sa route, mais il ne peut pas changer de route. Mutare viam. Il est engagé. Il peut aboutir plus ou moins dans sa route. Mais c’est dans cette route-là qu’il faut qu’il aboutisse.
Si vous vénalisez le présent. Si vous raidissez ce souple point de présent de manière à en faire un point raide, un élément raide, un élément homogène à un point du raide argent, et par conséquent comparable, et par conséquent échangeable, tout est vénal et le monde aussitôt, le monde entier tombe dans le commerce.
De ce point du présent, de ce point de raidissement et d’amortissement, de ce point d’avarice et de vénalité est venue toute avarice et toute vénalité. Car l’avarice et la vénalité sont conjointes. Elles sont liées. On a une tendance à croire que l’avarice est une constriction et la vénalité une dissolution. C’est une apparence. Et une fausse apparence. Et une apparence frauduleuse. Rien n’est dur (sinon raide) et sec de cœur (et sec de race) comme les vénaux et comme les dissolus. Et l’avare, qu’est-ce qu’il amasserait, s’il n’avait pas vendu quelque chose, (outre son âme), s’il ne vendait pas toujours quelque chose. C’est-à-dire, qu’est-ce qu’il entasserait, qu’est-ce qu’il amasserait, s’il n’était pas incessamment vénal.
Autrement d’où lui viendrait l’argent. Pour être avare. Pour entasser.
S’il n’était pas toujours marchand de quelque chose.
Et encore on voit par là que l’avarice et la vénalité du monde moderne d’une part et que d’autre part son matérialisme et son mécanisme et son déterminisme et son intellectualisme sont eux-mêmes liés. Ce sont des manifestations différentes mais ce ne sont point des manifestations étrangères. Et ce sont à peine des manifestations séparées. Elles procèdent toutes les unes et toutes les autres, elles procèdent toutes de ce même point de raidissement qu’est le raidissement du présent. Les unes en procèdent dans l’ordre du cœur, les autres dans l’ordre de la pensée. Mais qu’est-ce qu’une pensée qui n’aurait pas de cœur. Et qu’est-ce qu’un cœur qui ne serait point éclairé au soleil de la pensée.
L’avarice est un raidissement du cœur qui procède de ce raidissement du présent. La vénalité, qui paraît un relâchement et une dissolution, et qui est en effet un relâchement des mœurs et une dissolution de la règle ou si l’on veut un relâchement de la règle et une dissolution des mœurs vient en réalité, elle aussi, d’un certain raidissement préliminaire, d’un certain raidissement élémentaire. Elle ne peut jouer, elle ne peut se produire que parce que des éléments qui étaient souples, libres, vivants, féconds, non interchangeables, non homogènes, non échangeables, non achetables et vendables, non comptables et calculables, non vénaux, sont ◀devenus▶, ont été faits raides, serviles, inertes, morts, stériles, et par suite interchangeables, homogènes, comparables, échangeables, achetables et vendables, comptables et calculables, vénaux.
Quand les points de valeur sont ◀devenus▶ raides, c’est alors que peut commencer cette liquéfaction de la vénalité.
Ainsi la liquéfaction du cadavre ne peut commencer que parce que les cellules vivantes, (les points de vie) ont été liées dans la raideur de la mort.
Tant que les cellules sont souples, tant qu’elles sont libres, vivantes, fécondes, non interchangeables et non vénales, tant qu’elles baignent dans un liquide de vie elles ne sont pas prêtes pour le raidissement et ensuite pour la liquéfaction de la mort. C’est seulement quand elles sont ◀devenues▶ raides, inertes, mortes, infécondes et pour ainsi dire interchangeables et pour ainsi dire vénales qu’en même temps elles sont ◀devenues▶ prêtes pour la liquéfaction de la mort.
Tant que les éléments sont souples et présents ils ne sont pas prêts pour la liquéfaction de la mort. Il faut qu’ils aient été préalablement rendus inertes et raides. Il faut que préalablement ils aient été rendus organiquement passés.
Il faut que le raidissement de la mort ait précédé la liquéfaction de la mort et ainsi la liquéfaction est un phénomène de la raideur.
Pareillement il faut qu’un certain raidissement ait précédé la liquéfaction de la vénalité et la vénalité est un phénomène de la raideur.
Il faut qu’un certain raidissement ait précédé le relâchement de la règle et la dissolution des mœurs.
Et le relâchement de la règle et la dissolution des mœurs est un phénomène du raidissement.
Et la liquéfaction du monde moderne est un phénomène du raidissement.
Ce relâchement, cette dissolution, cette liquéfaction provient en effet de ce que certains éléments souples et ainsi non monnayables, non comptables, non calculables, non mesurables, sont ◀devenus▶ des éléments raides, habitués, comptables, mesurables, calculables : monnayables.
Tout ce qui est de l’achat et de la vente, tout ce qui est de l’échange commercial, tout ce qui est vénal est de l’évaluation. Tout ce qui est de l’évaluation, commerciale et autre, est de la mesure. Tout ce qui est de la mesure est rigide et raide.
Le mètre est essentiellement et par définition une raideur.
Quand certains points de grandeur et de valeur, quand certains points de dignité, (sociale, morale, économique, civique, psychologique, métaphysique), quand certains points de présence, de souples sont ◀devenus▶ raides, de présents sont ◀devenus▶ passés, quand ils sont ◀devenus▶ morts, quand ils sont ◀devenus▶ points et objets de mesure, l’avarice et la vénalité peuvent conjointement commencer. Elles ont enfin et ensemble leur matière et leur instrument. Ce point de mesure est leur point d’appui et leur point de départ.
L’une peut thésauriser et l’autre peut dilapider, c’est tout un.
L’une peut amasser et l’autre dissoudre. C’est toujours la même opération.
L’une peut entasser et l’autre dissocier. C’est toujours le même négoce.
L’une peut empiler et l’autre divulguer. C’est toujours une opération de mesure.
L’une peut régler et l’autre dérégler, l’une peut astreindre et l’autre en apparence délier. C’est toujours la même opération de raidissement.
C’est toujours une négociation, j’entends une mise en négoce, une mise dans le commerce. Toute la question est là. Qu’est-ce qui est négociable. Qu’est-ce qui n’est pas négociable. Toute la question est de savoir ce qui dans un certain monde est négociable et ce qui n’est pas négociable. Un monde donné, (le monde antique, le monde chrétien, le monde païen), (le monde moderne), chaque monde, le monde sera jugé sur ce qu’il aura considéré comme négociable ou non négociable.
Tout l’avilissement du monde moderne, c’est-à-dire toute la mise à bas prix du monde moderne, tout l’abaissement du prix vient de ce que le monde moderne a considéré comme négociables des valeurs que le monde antique et le monde chrétien considéraient comme non négociables.
C’est cette universelle négociation qui a fait cet universel avilissement.
Mais cette universelle négociation elle-même vient du premier point d’un universel raidissement.
Le présent en son essence même n’était pas négociable. Mais si on ne le négociait pas on ne pouvait pas négocier tout le reste. Il était le point initial d’empêchement, le point d’origine d’empêchement. Alors, pour le négocier, on l’a mis au passé. Et aussitôt après on pouvait négocier tout le reste.
Et on ne s’en est pas privé.
Il n’y avait que lui qui empêchait.
Pour négocier il faut compter. Pour compter il faut une unité. C’est-à-dire il faut une grandeur fixe et qui ne varie pas. C’est-à-dire il faut un point de raideur.
Essentiellement le présent ne pouvait pas être ce point de raideur. Il ne pouvait pas être ce point de grandeur fixe et qui ne varie pas. Il n’était pas négociable.
Et n’étant pas négociable il empêchait toute négociation, car il était au point d’origine de toute négociation. Il était la première porte qu’il fallait passer.
C’est pour cela qu’on l’a fait passé. Instantanément après toute négociation ◀devenait▶ ouverte.
Ce n’est point au hasard que le monde moderne d’une part est le monde de l’avarice et de la vénalité et que d’autre part il est le monde du mécanisme, de l’intellectualisme, du déterminisme et du matérialisme et de l’associationnisme. Ces deux groupes eux-mêmes sont liés. L’un et l’autre ils procèdent, dans le cœur et dans la tête, de ce même point de raidissement du présent.
La tête n’est point si étrangère au cœur et ce sont encore les intellectuels qui manquant de cœur avaient inventé que la tête fût étrangère au cœur. C’est ce que j’avais dit sous une autre forme dans ma précédente Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne. Il y a un pathétique de la pensée et il y a une lumière et une clarté du cœur. Il y a même un pathétique de la raison. Il y a un climat pathétique de la pensée et il y a un climat de la connaissance du cœur.
L’avarice et la vénalité est un intellectualisme et un matérialisme et un mécanisme et un déterminisme et un associationnisme du cœur. L’intellectualisme et le matérialisme et le mécanisme et le déterminisme et l’associationnisme est une avarice et une vénalité de la pensée. Ces deux groupes d’attributs du monde moderne, (et il n’échappera pas que je prends attribut ici un peu en un sens spinoziste), non seulement sont liés mais procèdent l’un et l’autre de ce même point de raidissement du présent. Dans ce germe du présent, dans ce point de germe tenait à la fois la liberté du cœur et la liberté de la pensée, la fécondité du cœur et la fécondité de la pensée. Un même mouvement de même origine puis parallèle, (au sens précisément où les attributs spinozistes sont de même origine puis ensuite comme indéfiniment parallèles), un même double mouvement, parti du même point d’origine, ensuite comme parallèle, s’est effectué dans ces deux groupes conjoints, dans le groupe du cœur et dans le groupe de la tête. L’avarice et la vénalité sont allées lier jusque dans le présent les libertés élémentaires, les fécondités élémentaires du cœur. L’intellectualisme, le matérialisme, le déterminisme, le mécanisme, l’associationnisme sont allés lier jusque dans le présent les libertés élémentaires, les fécondités élémentaires de la pensée. Dans un même raidissement initial et pour ainsi dire ponctuel chacun des deux groupes a bien su choisir le raidissement qui lui revenait et dont il avait besoin. Le présent était si bien la clef de toute position et le centre du combat et le point de décision de toute la bataille que la seule ligature du présent, que le seul raidissement du présent a instantanément permis la ligature et le raidissement de tout le reste. De ce même et seul point de ligature, de ce même et seul point de raidissement chacun des deux groupes a pour ainsi dire extrait toute la ligature, tout le raidissement qui lui revenait.
Ainsi allait le monde, (j’entends le monde moderne), les uns par calcul, les autres, sans doute plus nombreux, par inadvertance. Car c’est une question de savoir si l’homme est plus mauvais, ou s’il n’est pas plutôt plus faible et plus sot. Et en tout cas plus paresseux et plus négligent. Et on croyait considérer le présent. Et on considérait le plus récent passé. Et on croyait considérer le présent et on considérait l’enregistrement du présent. L’histoire du présent. La mémoire du présent. L’habitude du présent. Un commencement de passé. Un point de commencement de passé. Un point de commencement d’histoire. Un point de commencement de mémoire. Un point de commencement d’habitude. On croyait considérer l’événement que l’on écrivait et on considérait un autre, un même, un faussement même événement que l’on avait écrit.
Et ça pouvait durer longtemps. Et ça pouvait durer toujours. L’inlassable réalité avait beau fournir inépuisablement du présent. L’inlassable enregistrement, l’inlassable histoire, l’inlassable mémoire, l’inlassable habitude en faisait inépuisablement du passé.
C’est ici que l’on voit bien, et encore en un autre sens, que l’habitude est littéralement une seconde nature. Elle a même force et pour ainsi dire même commandement que la nature. À mesure que la réalité, que la nature fait sourdre du présent, l’histoire, la mémoire, l’habitude en faisait inépuisablement du passé.
Comme un beau fleuve que l’on a capté pour alimenter un canal et que l’on force à passer par-dessus un déversoir. Il a suffi de tracer le canal et d’établir le déversoir une fois pour toutes. À partir de ce moment tout ce que la source produit c’est pour le canal et c’est pour passer par-dessus ce déversoir. On sait bien que ce n’est pas le canal qui produit, et que le déversoir ne fait qu’enregistrer. On le sait, mais on n’y pense plus. On a l’habitude. On ne voit plus que ce canal qui est plein, et ce déversoir qui déverse. Et parce qu’il déverse on croit obscurément, on croit communément qu’il produit.
Tous les filets d’eau de source, tous les filets d’eau qui sortaient librement de la source sont ◀devenus▶, ne sont plus que ces immenses et régulières et horizontales et calculables lames d’eau qui passent inépuisablement par-dessus le déversoir. Et on ne pense plus à la source ni aux filets d’eau de la source. On ne voit plus que ces lames d’eau et cette immense nappe et cet immense déversoir.
C’est le déversoir qui a l’air de produire. Et plus la source produit, plus le déversoir a l’air de produire. Plus la source produit pour le fleuve, plus c’est le canal qui est plein.
Ainsi une fois un certain mécanisme de pensée établi, une fois un certain canal tracé et un certain barrage établi tout ce que le présent produit, tout ce que la source du présent fait sourdre est instantanément capté. Et plus le présent produit, plus c’est ce canal et ce réservoir de la mémoire, de l’histoire, de l’habitude qui est plein. Plus le présent produit, plus il en passe par-dessus cet immense déversoir et plus ce déversoir lui-même paraît immense.
Il suffit qu’un certain mécanisme soit établi une fois. Et alors il est établi une fois pour toutes. C’est toujours le même mécanisme de déversement. C’est une canalisation. C’est une mise dans le réservoir. C’est le grand mécanisme initial et central du monde moderne. Le monde moderne opère un immense, un total déversement du présent. Une canalisation instantanée. Une mise instantanée dans l’histoire, dans la mémoire, dans l’habitude. Ou plutôt une mise instantanément anticipée.
Il suffit qu’un certain mécanisme soit monté. Par-dessus cette immense barre de raidissement, par-dessus cette immense barre de déversoir le monde moderne opère un immense, un total déversement du présent.
Un déversement instantané.
Ou plutôt instantanément anticipé.
Et il n’y a plus que ces belles lames d’eau calculables, ces nappes immobiles, ces aspects horizontaux, ces cadres, ces règlements, ces égalités quadrangulaires.
(Plus de ce fatras, de ce tracas et de la pauvre inquiétude de la source).
(Plus de cette pauvre incertitude).
(Et surtout plus de cette incertaine pauvreté).
Qu’importe alors que le présent en produise tant et plus ; qu’importe que le présent soit inépuisable. Une fois un certain mécanisme monté plus il en donne, plus on lui en prend, plus il en donne, plus on lui en enregistre, plus il en donne, plus on lui en déverse. Plus il en donne, plus on lui en capte. On le vainc par lui-même, et par sa fécondité. Il peut s’épuiser à présent. Ou il peut être inépuisable. S’il n’est pas fécond, il meurt, par son infécondité. S’il est fécond, on le vainc par sa fécondité même, et il meurt. On la lui capte, on la lui retourne contre lui. Les mortes eaux seront toujours à la mesure des eaux vives. Et le cercueil sera toujours taillé sur le cadavre, (sur l’être qu’il s’agissait de mettre dedans).
Telle est l’initiale, telle est la capitale importance des mécanismes. Un levier de quatre-vingts centimètres peut aiguiller un train pour des milliers de kilomètres. Un commutateur peut verser des nappes de lumière ou des nappes d’ombre.
Ainsi un certain commutateur du monde moderne opérait incessamment et instantanément une universelle commutation. Des nappes du présent il faisait instantanément des nappes de passé. De nappes de liberté il faisait instantanément des nappes de servitude. De nappes de fécondité il faisait instantanément des nappes d’infécondité et de mort.
Ou encore c’est comme un immense et universel parasitisme. (Et ici nous retrouvons ce que nous avons indiqué tant de fois, que le monde moderne est, aussi, essentiellement parasite. Il ne tire sa force, ou son apparence de force, que des régimes qu’il combat, des mondes qu’il a entrepris de désintégrer).
Plus l’être se nourrit, plus le parasite engraisse. Plus l’être se nourrit, plus le parasite profite. Plus l’être se nourrit, plus il est nourrissant.
Pour le parasite.
Ainsi plus le présent en apporte, plus l’enregistrement lui en prend. Il est comme un paysan qui ne produirait plus que pour la taille, un certain mécanisme parasitaire, un certain mécanisme de la taille une fois monté.
Ainsi un certain mécanisme parasitaire une fois monté, tout ce qui vient du présent ne profite plus qu’à l’enregistrement de la mémoire, tout ce qui vient de la réalité ne profite plus qu’à l’enregistrement de l’histoire, tout ce qui vient de la nature ne profite plus qu’aux enregistrements de l’habitude.
Il n’est pas étonnant après cela que l’habitude soit une seconde nature et qu’elle paraisse avoir la même force et qu’elle ait le même commandement que la nature. C’est le contraire qui serait étonnant. Un mécanisme de détournement, un mécanisme de déversement, un mécanisme parasitaire a été une fois monté. Tout ce que la nature apporte profite à l’habitude.
La nature est un grand être sans défense. Notamment contre ce mécanisme. On peut même dire en ce sens que la nature est un grand être innocent.
Il a suffi qu’un mécanisme de déversement ait été une fois monté. Et les urnes de la réalité ne coulent plus que pour les carafes de l’intellectualisme.
Comment s’étonner que la force de l’habitude soit égale à la force de la nature : c’est la même, détournée, déversée. Comment s’étonner que le commandement de l’habitude soit égal au commandement de la nature : c’est le même, détourné, déversé.
Un commutateur a fait ce miracle : que ce fussent les forces mêmes et le commandement de la vie qui fussent muées, qui ◀devinssent▶ les forces (pour ainsi dire) et le commandement de la mort.
Et c’est ainsi que l’habitude et la mort paraissent avoir des forces et un commandement.
Et que le moins paraît avoir du plus, et que le négatif paraît avoir du positif ; et que le nul paraît avoir de la valeur.
Il a fallu qu’un certain mécanisme de commutation, il a suffi qu’un certain mécanisme de changement de signe fût monté.
Mais il a suffi aussi, par là même il a suffi qu’un certain mécanisme fût démonté pour que tout cet immense appareil s’écroulât. Il n’y fallait qu’un homme avec un tournevis. Mais il fallait savoir quelle vis il y avait à dévisser.
Un seul homme l’a vu. Un seul homme l’a su.
Sous prétexte que la date du présent sera, ◀deviendra▶ dans un certain futur une date du passé, sous prétexte que la date d’aujourd’hui sera demain la date d’hier on croyait que le présent lui-même, que l’être du présent était ce qui dans un certain futur sera un certain passé. Et que cette notion épuisait le présent, l’être même du présent, qu’elle nous en donnait une connaissance intégrale et absolue. Et que par conséquent, (puisque c’était le même être), que ce n’était pas la peine de se donner tant de mal pour connaître le présent, puisqu’on allait le connaître si facilement dans un instant, tout de suite, aussitôt qu’il serait passé.
Tout est là. Là, dans ce report, et dans cette paresse, est le secret de tout. On se rendait bien compte, vaguement, obscurément, que le présent est difficile à connaître. Alors on se disait : C’est pas la peine de se donner tant de mal. (On se dit toujours que ce n’est pas la peine de se donner tant de mal). Tout à l’heure il va être passé. Alors on le saisira avec toutes les tenailles que l’histoire nous a données pour l’appréhension et pour la connaissance du passé.
Tout est là. Dans ce glissement. Dans ce glissement que l’on recommençait toujours. Dans ce perpétuel glissement.
Les sciences de l’histoire ont fait de tels progrès depuis cent ans et peut-être depuis toujours qu’elles sont ◀devenues▶ comme une immense usine. À triturer le passé. Et c’est même, sauf le respect que je vous dois, une usine de conserves. Elles ont des méthodes, elles ont des chaudières, elles ont des tubulures, elles ont des magasins. Enfin tout ce qu’il faut.
Et c’est même proprement une usine frigorifique.
Car elles ne conservent que par le froid.
(Aussitôt que la chaleur reviendrait, la vie serait capable de revenir).
Moyennant quoi elles apportent des sécurités, des certitudes, des tranquillités comme on n’en vend pas dans les maisons d’en face.
(Les maisons d’en face ce n’est plus que nous : (la foi), la théologie, la philosophie, la métaphysique, la morale, la civique, l’économique, la poétique, les arts plastiques et les arts musiciens ; la réalité, quoi).
Puisque cette réalité est si difficile à connaître, pensait-on plus ou moins obscurément, puisqu’elle nous fait tant d’embêtements, attendons (et si peu). Dans un instant elle va être enregistrée. Et alors nous l’aurons toute classée dans les magasins de l’histoire.
Elle sera même mieux. Elle sera plus propre. Il n’y aura plus cette gangue.
Aujourd’hui, pensait-on, est un mauvais garçon ; et un garçon mal élevé. Et puis on ne sait pas bien qui il est. Il nous ferait des ennuis. Attendons seulement un jour. Dès demain il sera hier. Et nous le retrouverons dans le compartiment des hiers à la Bibliothèque Nationale.
C’était si tentant. On n’avait qu’à attendre un petit peu. Et on trouvait l’ouvrage toute faite. Aujourd’hui, aujourd’hui nous faisait des misères. Mais demain, hier ne nous en ferait plus.
Ainsi on croyait considérer le présent. Et on ne considérait jamais que son ombre portée. On croyait parler du présent. Et on ne parlait jamais que de son ombre portée.
Un homme vint. Et instantanément il vit où était ce plateau de Pratzen. Instantanément il vit où était la clef de cette énorme position, la position de cette longue bataille.
Instantanément il vit que cette immense bataille était montée autour d’un seul mécanisme et qu’il suffisait de démonter un certain mécanisme pour délier cette immense bataille.
Il comprit qu’il fallait s’installer instantanément au cœur même et dans le secret du présent ; que là était le secret et la clef. Et qu’ensuite il ne fallait à aucun prix s’en laisser déloger. Qu’il ne fallait rien accorder. Qu’il ne fallait se laisser aller à aucune paresse. Qu’il ne fallait pas se laisser aller à ce léger glissement qui n’a l’air de rien et qui entraîne tout.
L’histoire dira un jour que la manœuvre bergsonienne a été exactement la manœuvre napoléonienne. S’intercaler au cœur de l’ennemi, et ensuite le battre en détail dans toutes les directions où il pourrait se présenter.
Occuper instantanément un certain centre du combat, un certain secret, une certaine clef, un certain point de secret de la position ; et ensuite ne s’en laisser déloger, ne s’en laisser glisser sous aucun prétexte.
Un homme vit que le présent n’était point l’extrême rebord du passé du côté de la récence, mais l’extrême rebord du futur du côté de la présence. Un homme vit qu’aujourd’hui n’est pas le lendemain d’hier, mais qu’il est au contraire la veille de demain. Un homme vit qu’aujourd’hui n’est pas le premier jour de l’enterrement, mais au contraire le dernier jour d’une activité non encore morte.
Et que le présent n’est pas seulement le successeur d’hier mais qu’il en est l’héritier. Et qu’aujourd’hui est l’héritier d’hier et non pas seulement le chronologique successeur.
Il montra qu’il ne fallait pas croire que la date d’aujourd’hui fût tout aujourd’hui, et que la date du présent fût tout l’être du présent.
Et qu’on eût épuisé aujourd’hui quand on en avait donné la date, (surtout la date dans le passé, la date à la date de demain). Et qu’on eût épuisé le présent quand on en avait épuisé la date (surtout la date dans le passé, la date à la date de demain).
Et que le calendrier n’épuisait pas l’année dont il portait la date. Et que le calendrier même de cette année, on n’en avait pas tout dit quand on avait dit que l’année prochaine il serait le calendrier de l’année dernière.
Et qu’il fallait saisir le présent dans le présent même, et ne pas attendre un petit peu, parce que c’est justement ce petit peu qui fait qu’on n’a plus le présent.
Qu’il y a dans le présent un certain être propre. Et qu’attendre pour le mieux connaître, et pour le connaître tranquillement, c’est déjà lui faire subir la seule altération qui compte.
C’est l’altérer dans son être même, dans ce en quoi il est justement le présent. Et en quoi il ne ressemble à rien d’autre. Et notamment aux encastrements du passé, fût-ce le plus récent.
Et qu’il ne fallait pas se dire : Attendons un peu. Parce que c’est justement ce peu qui était de trop.
Et que la plante dans l’herbier n’était plus la plante. Et que la bête dans le bocal n’était plus la bête.
Et qu’il ne s’agissait pas d’être tranquille pour connaître la réalité, mais d’être connaissant.
Et que l’avarice et la vénalité, l’intellectualisme et l’épargne, le matérialisme, le mécanisme, le déterminisme, l’associationnisme, c’est bon pour le calendrier, mais que ce n’est peut-être pas bon pour l’année dont ce calendrier porte la date.
Pour l’année qui est dessous.
Que le présent est le présent, et non pas seulement et même en un certain sens non pas du tout ce qui tout à l’heure sera passé. Qu’aujourd’hui est aujourd’hui, un certain être propre, et non pas seulement, et même en un certain sens non pas du tout ce qui demain sera hier.
Que le présent est le présent. Qu’il n’est pas un futur antérieur, un moyen terme entre le futur et le passé, entre l’ultérieur et l’antérieur.
Que le présent n’est pas une médiane géométrique, une bissectrice géométrique, mécanique, physique entre le futur et le passé, mais qu’il est le présent.
Qu’il n’est pas non plus une combinaison de deux ingrédients qui seraient le futur et le passé. Qu’il n’est point un mélange qui aurait un peu de chaque, un peu du futur, un peu du passé. Mais qu’il est le présent.
Qu’il n’est pas un futur déjà un peu passé. Ni un passé déjà ou encore un peu futur. Qu’il est le présent, un temps très propre, un être très particulier, nullement un mélange ni une combinaison.
Nullement un futur barbouillé de passé. Nullement un passé vaguement essuyé de futur. Nullement une cote mal taillée, une combinaison, un arrangement entre la totale indécision du futur et le total ensevelissement du passé. Mais un certain passage propre.
Et qu’il n’est ni d’une part un programme, ni d’autre part un inventaire. Ni un bissecteur entre l’un et l’autre, ni un mélange ni une combinaison de l’un et de l’autre.
Et que de se dire du présent : Attendons un petit peu pour le connaître, c’est vouloir connaître le même par l’autre.
Et que de vouloir connaître le présent par ce qu’il sera quand il sera passé, c’est se dessaisir de l’être même qu’il s’agit de connaître, c’est le livrer d’avance aux lamentateurs et aux croquemorts.
Quand donc on donne aux gamins des écoles primaires des livrets de caisse d’épargne on a bien raison. Car on leur donne le bréviaire même du monde moderne, un brevet de la tranquillité du monde moderne. C’est-à-dire un brevet d’avarice et de vénalité dans l’ordre du cœur. Et dans l’ordre de l’esprit, qui n’en est pas si loin, un brevet de matérialisme et d’intellectualisme, un brevet de déterminisme et d’associationnisme et de mécanisme.
Et dans les deux ordres ensemble un brevet de raidissement et d’argent.
Et on a bien raison de le présenter avec tant de cérémonie et comme un symbole et comme un couronnement et comme un coffret d’être et comme un coffret de la loi. De même que les Évangiles sont un ramassement total de la pensée chrétienne, de même le livret de caisse d’épargne est le livre et le total ramassement de la pensée moderne. Lui seul est assez fort pour tenir le coup aux Évangiles, parce qu’il est le livre de l’argent, qui est l’antéchrist.
Combien les désordres, combien les débauches paraissent innocentes et vaines en comparaison de cette fausse vertu, et de cette fausse règle, et de cette fausse loi. Il y a toujours dans les désordres avoués on ne sait quelle faiblesse qui ne tient pas le coup, qui n’affronte même pas. Elle a autre chose à faire et il lui suffit qu’elle s’amuse dans ses vagues guinguettes. Il lui suffit qu’elle s’amuse dans son coin. On ne court aucun risque qu’elle veuille se substituer à la loi. Elle sait très bien à quoi elle est bonne. Mais l’avarice et la vénalité moderne, sous le nom d’épargne, et le raidissement et le durcissement moderne, sous le nom d’intellectualisme et de déterminisme et de matérialisme et d’associationnisme et de mécanisme sont autrement dangereux. Car ils sont frauduleusement raides. Et ils sont frauduleusement durs. Et parce que les lois sont généralement dures, on croit que ce qui est dur est forcément une loi. Ainsi tout le raidissement du monde moderne est pour ainsi dire autorisé à se présenter comme une loi. Et il ne s’en fait pas faute. Lui aussi il est une astreinte. Lui aussi il est une sévérité. Lui aussi il est une difficulté. Lui aussi il est une restreinte. Par conséquent il est peut-être une loi.
Rien n’est dangereux comme ce raidissement, rien n’est dangereux comme cette raideur. Les désordres, les débauches, les troubles, les faiblesses n’ont jamais été des candidats sérieux à la régulation. Ils ne peuvent introduire que des irrégularités. Ce qui est dangereux, ce qui est frauduleux, c’est cette fausse régulation, cette fausse régularité, cette fausse règle.
Car elle aussi elle oblige. Elle peut donc être candidate à établir une morale avec obligation et sanction. Elle aussi elle a comme un mérite et une dignité. Elle paraît être de l’ordre de la loi. Elle est donc autorisée, elle est comme qualifiée pour essayer de se substituer à la loi. Elle n’y manque pas. Elle se présente avec tout l’appareil.
Ceux qui sont loin de l’ordre ou évidemment contraires à l’ordre ne peuvent nuire à l’ordre au-delà d’un certain point. Mais celui qui est en imitation et en contrefaçon de l’ordre peut espérer de se substituer à l’ordre. (C’est en ce sens qu’il a toujours été dit que l’antéchrist se présenterait comme un faux christ).
Le livret décaissé d’épargne, dans son appareil d’astreinte et de sévérité, dans sa raideur, dans son administration et sa bureaucratie, dans sa contrainte et dans son appareil de restreinte, dans son sérieux, dans son apparence de sacrifice même, dans son cadre préfectoral, dans son appareil de civisme et de gouvernement, avec son autorité sournoise et froide, (paternelle d’ailleurs), dans sa rigidité grave et quadrangulaire était seul assez fort pour tenir le coup aux Évangiles.
Et c’est ainsi que tout un peuple non seulement effectue l’anéantissement de sa race, mais trouve encore que c’est très bien, parce que ça se passe dans un cadre raide.
Dans une morale raide.
J’avais dit dans ma première Note qu’une morale souple est infiniment plus sévère, et plus astreignante, et plus exacte qu’une morale raide. Il faut ajouter que les morales ou que les immorales raides, quand elles s’y mettent, sont infiniment plus dangereuses que les immorales souples. Car, étant raides, on les prend pour des lois.
Et ainsi tout un peuple prépare tellement sa tranquillité de demain qu’il anéantit son être même, et, dès le présent, l’enterre dans un irréfragable passé.
Tout un peuple prépare tellement la tranquillité de son futur qu’il anéantit son être de demain pour avoir dès aujourd’hui cette paix qui ne peut être que la paix d’hier.
Quand il défait cette immense bataille, quand il délie cet immense appareil, quand il démonte cet immense mécanisme d’inhumation et de mort, quand il nous arrache aux asservissements du passé, aux infécondités d’un temps mort, quand il nous replace exactement dans le présent, quand il nous remet juste en ce point, ni un peu avant, ni un peu après, quand il se réintercale ainsi au cœur et au secret du débat, quand il nous réinstalle dans cette situation, dans cette position du présent M. Bergson en cela même et déjà par cela seul nous réintroduit dans une situation et dans une position chrétienne, dans la seule situation et dans la seule position chrétienne, il nous fait littéralement retrouver le point de chrétienté, le point de vue, le point de vie et le point d’être de chrétienté. Car il nous remet dans le précaire, et dans le transitoire, et dans ce dévêtu qui fait proprement la condition de l’homme.
Nos jeunes piliers d’apologétique, nos soutiens de l’Église, nos catéchumènes catéchisants, nos pâles intellectuels des Sorbonnes catholiques consentiraient à la rigueur que M. Bergson eût été utile autrefois, dans le temps, du temps de Spencer, d’une utilité préalable, préliminaire, préparatoire, et surtout d’une utilité négative. Ils consentent encore qu’il eût servi à déblayer d’une part l’avarice et la vénalité, d’autre part le matérialisme et l’intellectualisme, le déterminisme et l’associationnisme, le raidissement et le mécanisme du monde moderne. Opérations purement négatives, et qui n’avaient pour but, et qui évidemment n’avaient pour objet, et qui évidemment ne devaient avoir pour effet que de faire le champ libre à nos jeunes héros.
Je ne veux point entrer incidemment dans un aussi grave débat. Je suis peu versé dans les guerres civiles. J’ai combattu toute ma vie aux frontières. Aux frontières intellectuelles et aux frontières spirituelles. Et aussi aux frontières économiques et civiques, aux frontières de la pauvreté, touchantes aux royaumes de l’argent. Ce n’est pas de ma faute si je n’ai pas combattu encore à d’autres frontières. Je suis fort peu entendu aux grandes guerres qui se livrent dans les bureaux. Je ne suis rien rue Saint-Dominique, et je ne suis rien rue de Vaugirard. J’ai fait la guerre de forteresse et j’ai fait la guerre en rase campagne. J’avoue même que j’ai un certain mépris des bureaux. Je sais que ce sont les soldats qui se battent et les bureaux qui les regardent. Je sais que ce sont toujours les soldats qui gagnent et les bureaux qui perdent. Je suis un vieux soldat de deuxième classe. Tous les grades que l’on m’a donnés en plus me dénaturent.
Je voudrais écrire un cahier que j’intitulerais : M. Bergson et les catholiques. Ce serait un cahier très court. Mais dur et souple, plein et muet ; un de ces cahiers qu’on imprime en italiques de 10. Malheureusement je me rends bien compte que je ne pourrais écrire utilement ce cahier, sous un tel titre, en une pareille matière, et dire ce que j’ai à dire, et surtout dire ce qu’il faudrait dire, sans entrer dans le domaine des Confessions, et peut-être dans le domaine de la confession. Et il est peut-être bien tôt pour entrer dans le domaine des Confessions, et la confession ne regarde peut-être pas le public.
En attendant que je parle, moi vieux routier, méprisable vétéran de toutes ces guerres, écoulons donc nos jeunes officiers d’État-Major. Leurs plans sont certainement magnifiques, car ils ont des galons tout neufs.
— C’est bien simple, disent-ils, (ou pensent-ils). Nous concédons que Bergson a déblayé le monde moderne. Nous déblayons Bergson. Il ne reste plus que nous.
On leur demande quelque détail. D’abord n’est-ce point une ingratitude.
— Nous serons ingrats, disent-ils. Dieu est ingrat.
(Textuel. Un de ces jeunes garçons m’a fait la leçon il y a déjà six ou sept ans sur ce point que Dieu est ingrat et qu’il brise les instruments dont il s’est une fois servi. Et comme Dieu et eux c’est un peu la même chose).
On leur demande quelques précisions.
— Oui, disent-ils, Bergson a déblayé l’intellectualisme et le matérialisme, le mécanisme et l’associationnisme, le déterminisme et en somme l’athéisme. Il a d’ailleurs eu tort de déblayer l’intellectualisme. Nous nous déblayons Bergson. Il ne reste que nous.
Richelieu, Mazarin n’étaient que des petits politiques à côté de nos jeunes gens. Et si on les écoute la rue de Vaugirard est capable de ◀devenir▶ si puissante qu’elle s’annexera jusqu’à la rue Servandoni. Je voudrais élever un mot, pourtant, et même deux mois, sans entrer dans le secret et dans le domaine de la confession, en demeurant dans ce qui est notoire, publiable, public.
Mon premier mot sera de réponse à ce qu’ils disent et mon deuxième mot sera le mot de ma propre position.
Et pour parler avec eux le langage de l’école mon premier mot sera sur le négatif de la révolution bergsonienne et mon deuxième mot sur le positif.
Ce qu’ils concèdent c’est que la pensée bergsonienne. c’est que la révolution bergsonienne a servi négativement, qu’elle a servi à déblayer un certain espace qui est pour eux l’emplacement de celle bataille.
Ils concèdent que la pensée bergsonienne, que la révolution bergsonienne a servi à nier. Ce qu’il fallait nier.
Bergson, disent-ils, (mais moins bien), a servi à déplacer le moderne. Nous déplaçons Bergson. Il ne reste que nous.
Bergson a éliminé le moderne. Nous éliminons Bergson. Il ne reste que nous.
Nous, c’est-à-dire la scholastique.
Leur histoire est bien simple. Il y avait une fois, disent-ils, le monde moderne. Bergson est venu et a déblayé le monde moderne. Nous venons et nous déblayons Bergson. Il ne reste que nous.
Il n’y a plus de monde moderne, puisque Bergson l’a déblayé. Et il n’y a plus de Bergson, puisque nous l’avons déblayé.
Qu’ils nous permettent de le leur dire, cet admirable mécanisme est un mécanisme de laboratoire, ce n’est nullement un mécanisme du monde. C’est un mécanisme de vitrine pour mettre à l’exposition universelle, ce n’est nullement un mécanisme de travail et d’atelier. Ce tour de passe-passe n’est qu’un tour de passe-passe. Ce raisonnement n’est qu’un raisonnement et tout cela est enfantin et n’est qu’un agréable enfantillage.
Cette conception à obturateur et à changement total et à changement acquis et à changement brusque est une conception de cinématographe et une conception de kaléidoscope. Les spectacles du monde ne se règlent point aussi facilement. La matière est plus lourde, les forces plus renaissantes, les temps moins découpés.
Qu’ils nous permettent de le leur dire, ils ne sont pas assez bergsoniens et leur conception n’est pas assez une conception bergsonienne. Car il y a aussi des conceptions bergsoniennes et le bergsonisme ne consiste pas à s’interdire les opérations de la pensée. Il consiste à les modeler constamment sur la réalité dont il s’agit à chaque fois.
Leur conception n’est pas assez une conception bergsonienne. Ils ont de tout cela, assez sincèrement peut-être, une conception statique, une conception d’histoire et de géographie statique. Ils se représentent, assez sincèrement je crois, le lieu du combat pour la domination du monde comme un lieu purement spatial et non réagissant. Dans ce lieu spatial il y a des blocs spatiaux, purement inertes, qui sont ou qui ne sont pas posés, que l’on apporte, que l’on emporte, qui se déplacent, qui tiennent une certaine place et n’en tiennent pas d’autre. Alors dans ce lieu vide il y avait le bloc du monde moderne. Et d’un. Bergson est venu. Il a déplacé le bloc du monde moderne, c’est-à-dire : Il a emporté le bloc du monde moderne et il a apporté le bloc bergsonien. Nous autres, pensent-ils, nous déplaçons le bloc bergsonien, c’est-à-dire : Nous emportons le bloc bergsonien et nous apportons le bloc scholastique.
Alors premièrement il n’y a plus le bloc du monde moderne, puisque Bergson l’a emporté ; et deuxièmement il n’y a plus le bloc bergsonien, puisque nous l’avons emporté ; et troisièmement il n’y a plus que notre bloc, il n’y a plus que le bloc scholastique.
Qu’ils nous permettent de le leur dire, c’est une conception de joueurs de dominos. Le monde moderne a mis le double six. Bergson a mis le six et blanc. Et eux ils mettent le double blanc. Et encore c’est une conception de joueurs de dominos dans un jeu de dominos où on retirerait les anciens à mesure que l’on mettrait les nouveaux. De sorte qu’il n’y aurait jamais qu’un seul domino sur la table.
Qu’ils nous permettent de le leur dire. C’est une conception purement enfantine. Et purement scolaire. Ce sont des châteaux de cartes. Et des constructions en cubes comme on en vend chez les libraires et marchands de papiers. En cubes tout faits. C’est du tout fait. C’est une conception elle-même matérialiste et intellectualiste et associationniste et mécaniste et volumineuse. C’est aussi une conception déterministe. C’est dire que c’est une conception moderne qu’ils appliquent à ce double déplacement, et plutôt à l’idée qu’ils ont de ce double déplacement, de cette double élimination : déplacement du monde moderne par Bergson, déplacement de Bergson par eux ; élimination du monde moderne par Bergson, élimination de Bergson par eux. Ils ne voient pas en bergsoniens, c’est entendu, mais ils ne voient pas non plus en chrétiens : ils voient en modernes. Ils ne pensent pas en bergsoniens, mais ils ne pensent pas non plus en chrétiens : ils pensent en modernes.
Ils se représentent en modernes le triple jeu du moderne et du bergsonien et du chrétien. Ils se représentent en modernes leur déplacement du moderne et leur déplacement du bergsonien. Et ils se représentent en modernes leur installation du bergsonien et ensuite leur installation du chrétien.
C’est que leur chrétien n’est pas un chrétien mais un moderne. Et leur pensée n’est pas une pensée chrétienne, mais une pensée moderne. Et leur scolastique est une théologie chrétienne immobilisée dans les cadres d’une réticulation aristotélicienne et par conséquent moderne.
(Aristote étant peut-être le seul ancien qui ait été un moderne, j’entends un moderne comme nous en voyons, et comme il ne devait plus en naître après lui qu’au dix-neuvième siècle après Jésus-Christ).
(Le seul ancien qui ait été dévêtu de la sagesse et surtout de l’intelligence antique et qui ait revêtu, (mais complètement du premier coup), l’intelligence moderne).
(Aussi c’est celui-là qu’ils sont allés chercher).
Quand ils disent et volontiers j’ajouterai quand ils croient que le inonde moderne a été déplacé une fois pour toutes, c’est comme si je disais que je vais balayer le devant de ma porte une fois pour toutes, ou que je vais me nourrir une fois pour toutes, ou que je vais écrire ce cahier une fois pour toutes, ou que je vais aller à la messe une fois pour toutes, ou que je vais me rendre au tribunal de la pénitence une fois pour toutes. Ils confondent constamment. Ils prennent constamment ce qui est de la nourriture et de la vie pour de ce qui est de l’enregistrement et de l’histoire. Ils sont profondément, essentiellement modernes.
Ils ne sont pas chrétiens, je veux dire ils ne le sont pas dans la moelle. Ils perdent constamment de vue cette précarité qui est pour le chrétien la condition la plus profonde de l’homme ; ils perdent de vue cette profonde misère ; et qu’il faut toujours recommencer.
Ils sont dans la tranquillité, dans le contentement : dans le moderne.
Eux aussi ils sont dans l’épargne : au cœur du moderne. Ils mettent à la caisse d’épargne des systèmes comme d’autres y mettent des économies, d’autres économies. Et ils croient qu’on est tranquille. Et qu’il n’y a plus qu’à attendre et à toucher les rentes.
Ce qu’ils nomment chrétien est un système du chrétien pensé en moderne, un système emprunté du chrétien et reporté, recalqué, immobilisé dans la réticulation du monde moderne.
Ils prennent toujours l’histoire pour l’événement, la carte pour le terrain, la géographie pour la terre.
Qu’ils nous permettent de le leur dire : tout cela n’est pas si simple, ni si vide, ni si mort. Tout cela est là. Les immenses espaces du champ de la bataille pour la domination du monde ne sont pas vides et ces immenses mondes ne sont pas des systèmes et des blocs. Ce sont d’immenses poussées et contre poussées, d’effrayantes pesées et contre pesées. Ce sont d’immenses forces antagonistes qui pressent et qui poussent et qui pèsent. Un ressort comprimé n’est pas un ressort expiré. Un ressort maintenu n’est pas un ressort aboli. Et même un ressort accroché n’est pas un ressort enfin révolu.
Cet immenses masses et ces immenses forces et ces immenses mondes sont là. Ces pressées, ces poussées, ces pesées sont toujours présentes, comprimées seulement, maintenues seulement, accrochées seulement. Toujours montées, toujours prêtes à repartir et à occuper le champ du combat.
Toujours prêtes à repartir à la conquête et à la domination du monde.
C’est un débat et une bataille éternelle. Et une précarité éternelle. Rien d’acquis n’est acquis pour éternellement. Et c’est la condition même de l’homme. Et la condition la plus profonde du chrétien.
L’idée d’une acquisition éternelle, l’idée d’une acquisition définitive et qui ne sera plus contestée est tout ce qu’il y a de plus contraire à la pensée chrétienne. L’idée d’une domination éternelle et définitive et qui ne sera plus querellée est tout ce qu’il y a de plus contraire à la destination de l’homme, dans le système de la pensée chrétienne.
Ces immenses mondes sont présents Et eux on ne les enterre pas.
Il faut se garder de confondre, toujours, et ici plus qu’ailleurs, ici plus que jamais, le droit et le fait, et, comme on dit, la théorie et la pratique. Je demande pardon de répéter ces simplicités. Mais les simplicités sont ce que l’on perd le plus facilement de vue.
Il est parfaitement vrai qu’il y a en philosophie des systèmes que l’on a rendus insoutenables : ils seront donc soutenus, et même ils seront les plus soutenus.
Croyez-moi : ils seront soutenus plus que les autres.
On les a rendus insoutenables pour la raison, mais on ne les a pas rendus insoutenables pour le pouvoir.
On les a rendus insoutenables pour le véritable philosophe. Ils seront soutenus par l’école, par l’État, (que l’on n’a pas encore séparés), par la Sorbonne, par les bureaux, par les puissances, par le gouvernement, par tout le temporel. Et peut-être par les professeurs de philosophie.
On les a rendues insoutenables pour Platon et pour Épictète : elles seront soutenues par César.
Par les partis politiques. Par les partis populaires. Par les masses parlementaires.
C’est une erreur, et c’est encore plus, c’est une folie, et c’est encore plus, c’est une sottise de croire qu’il suffit qu’une idée ait été rendue indéfendable, une fois pour toutes, pour qu’on n’en entende plus parler. C’est alors au contraire qu’on commence à en parler ; et qu’elle commence à ◀devenir▶ prospère.
On a rendu cette idée indéfendable : elle sera donc défendue.
On a rendu cette position intenable : elle sera tenue.
Les catholiques ont donc tort de croire et ils ont tort de compter qu’il a suffi que M. Bergson ait rendu inhabitables une fois pour toutes et insoutenables et indéfendables et intenables le matérialisme et l’intellectualisme et le déterminisme et l’associationnisme et le mécanisme. Il les a rendus inhabitables pour nous. Mais qu’est-ce que c’est, nous. Il les a rendus inhabitables pour le philosophe. Mais qu’est-ce que c’est, le philosophe. Il ne les a pas rendus inhabitables pour le monde. Il ne les a pas rendus inhabitables pour ceux qui veulent les habiter quand même.
Il a pu rendre inhabitable le système de la pensée du monde moderne. Mais qu’est-ce que ça lui fait, au monde moderne, puisque précisément il méprise la pensée. Il n’en est pas moins toujours là. Il n’en est pas moins toujours présent. Et il exerce toujours cette affreuse poussée.
Il ne s’agit pas de convaincre, il s’agit de vaincre et même il s’agit de n’être pas vaincu ou plutôt il s’agit de n’être pas écrasé.
Et non pas seulement de n’être pas vaincu une fois pour toutes, mais de n’être pas vaincu toujours.
Et non pas seulement de n’être pas écrasé une fois pour toutes, mais de n’être pas écrasé toujours.
C’est dire que cette distinction préliminaire du négatif et du positif est intellectuelle elle-même, en pareille matière, et peut-être en toute matière, et qu’elle est vaine, et qu’elle est arbitraire, et qu’elle est inopérante. Elle peut valoir pour la commodité du langage. Elle ne vaut pas pour le philosophe.
Nous n’avons qu’une terre à partager. Nous n’avons qu’une terre à contester. Nous n’avons qu’une terre à quereller. Nous n’avons qu’un temporel et nous n’avons qu’un temps. Nous n’avons qu’une guerre et nous ne pouvons livrer tous et toujours que la même. En un mot nous sommes serrés. Et les intellectuels et les théoriciens de tous les systèmes, et notamment les catholiques, parlent toujours comme si nous étions desserrés. Et comme si toutes les places étaient toujours libres. C’est le contraire. Il y a bien peu de places de libres. Et il n’y en a peut-être pas.
Tout ce qui est gagné par l’un est perdu par l’autre. Et non seulement cela mais c’est irréversible et l’on peut presque dire que tout ce qui est perdu par l’un est aussitôt et automatiquement gagné par l’autre.
Dans un système clos et dans un système de compression mutuelle il n’y a pas de positif absolu et il n’y a pas de négatif absolu. Le négatif est le négatif du positif est le positif est le négatif du négatif.
Il ne s’agit pas de murailles chancelantes que l’on redresserait une fois pour toutes et que l’on remettrait en place et au besoin que l’on rebâtirait. Il s’agit de murailles chancelantes que l’on soutient avec la main, et que l’on ne peut soutenir qu’avec la main, (telle est la règle du jeu). Parce que, dans le temps que je soutiens cette muraille avec ma main, ni la muraille ni ma main ne bougent, ni ma muraille ni ma main ne montent ni ne descendent, ni cette muraille ni ma main ne gagnent ni ne perdent, on ne peut pas dire que c’est une position, de soutenir une muraille avec une main.
Et surtout on ne peut pas dire que c’est une situation acquise, et qu’il n’y a plus rien à faire. Et que c’est entendu. Non seulement il y a toujours à faire. Mais on fait toujours. Quand de la main, ou de l’épaule, je soutiens une muraille chancelante, pendant tout ce temps ma main, mon épaule travaille. Et la muraille aussi travaille. Par son poids.
Rien n’est aussi faux, rien n’est aussi intellectuel, rien n’est aussi arbitraire que cette idée moderne, et en dedans cette idée de nos certains catholiques que quand on soutient de la main une muraille chancelante on crée un état de fait, une situation statique et stable dont ensuite il n’y a pas à s’occuper. Un état enregistrable et enregistré. Ce que je dis, c’est qu’il faut toujours s’en occuper. Il faut toujours s’occuper de la muraille. Et il faut toujours s’occuper de la main. Si on ne s’en occupe plus, la muraille (re)tombe.
Le matérialisme est en effet ◀devenu▶ insoutenable. Mais le matérialiste se soutient très bien. Il est au pouvoir.
Le matérialisme est ◀devenu▶ indéfendable. Mais le matérialiste se défend très bien. Et même il attaque. Et même il possède. Et même il occupe. Car il est au pouvoir.
Le matérialisme est ◀devenu▶ intenable. Mais le matérialiste se tient très bien. Et même il nous tient. Car il est au pouvoir.
Cette immense pesée, cette immense poussée, cette immense pression et oppression du monde moderne est sur nous. Si la main qui soutient un monde se fatigue ou si elle se relâche, si elle ◀devient▶ inattentive ou fautive, nous retombons sous cette oppression intellectuelle d’il y a vingt-cinq ou trente ans.
C’est le moment que nos certains catholiques prennent pour faire de la politique.
Je ne veux point entrer incidemment dans ce grand débat de M. Bergson et des catholiques. Il y faudrait joindre le débat de M. Bergson et des radicaux et le débat de M. Bergson et de l’Action française. Tout ce que je puis dire aujourd’hui c’est que l’attitude de nos certains catholiques envers M. Bergson est une attitude essentiellement politique et que ce jeu de passe-passe dont nous avons indiqué le schème est une merveilleuse invention de la politique.
Or on sait ce que c’est qu’une merveilleuse invention de la politique.
Quand une main soutient une muraille chancelante, il ne suffit pas de faire une inscription, d’inscrire une histoire où on met que la main soutient la muraille. (Et que par conséquent il n’y a plus à y penser). On n’est pas soutenu comme on est bâti. Et surtout on n’est pas soutenu comme on est inscrit. Pour parler le langage de la comptabilité, ce n’est point une affaire passée par l’histoire. C’est une affaire qui est constamment dans le présent, qui à chaque instant est dans l’instant. En réalité à chaque instant la main soutient. Et en réalité à chaque instant la muraille tombe. Toute faiblesse de la main est acquise à la chute.
(Et ici encore il apparaît que nous ne pouvons avancer d’un pas sans nous être munis, sans être revêtus du langage bergsonien, sans être appareillés dans l’appareil bergsonien, sans être armés de l’instrument bergsonien).
Pareillement dans ces immenses et constantes et mutuelles poussées qui se partagent le monde, dans ces universelles et infatigables pesées tout le monde à chaque instant pousse, tout le monde à chaque instant pèse. C’est la condition même du monde et de l’homme. Toute faiblesse d’une poussée est acquise à la contre-poussée. Toute inattention d’une pesée est acquise à la contre-pesée.
Il ne suffit donc pas de dire qu’historiquement une poussée a été refoulée, qu’une pesée a été contre pesée et d’inscrire qu’elle a été contre pesée. Il faut que la contre-pesée soit constante, parce que la pesée est constante.
Quand on cesse de refouler la poussée revient. Quand on cesse de contrepeser la pesée revient.
Nulle serrurerie, nulle mécanique ne peut intervenir ici.
Nos certains catholiques se sont dit : Bergson a déblayé le matérialisme. Nous déblayons Bergson. Il n’y a plus que nous.
Eh bien non. Bergson a déblayé le matérialisme en droit, en théorie ; en justice intellectuelle et mentale. En vérité. En réalité. Il ne l’a pas déblayé en politique et il ne l’a pas déblayé du pouvoir.
Il ne l’a pas déblayé du gouvernement.
Et il n’a pas déblayé le monde moderne du monde et notamment du monde moderne.
Il a seulement, à l’effroyable pesée du monde moderne il a seulement opposé une contre pesée. Cette contre pesée pouvait être victorieuse. À une condition : c’est que nulle force spirituelle ne se dérobât et ne dérobât sa part de cette contre pesée.
Je l’ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne. Ce monde moderne a fait à l’humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l’histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n’y a pas de précédents. Pour la première fois dans l’histoire du inonde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Et pour être juste il faut même dire : Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure.
Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières).
Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu.
Il a ramassé en lui tout ce qu’il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c’est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.
Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.
L’instrument est ◀devenu▶ la matière et l’objet et le monde.
C’est un cataclysme aussi nouveau, c’est un événement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle, (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si Le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.
De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité.
Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers, (et peut-être et souvent le même), de cette universelle interchangeabilité.
Le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable.
Il ne s’est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et turpitude.
Je parlerai un langage grossier. Je dirai : pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est le maître du curé comme il est le maître du philosophe. Il est le maître du pasteur comme il est le maître du rabbin. Et il est le maître du poète comme il est le maître du statuaire et du peintre.
Le monde moderne a créé une situation nouvelle nova ab integro. L’argent est le maître de l’homme d’État comme il est le maître de l’homme d’affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l’État comme il est le maître de l’école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé.
Et il est le maître de la justice plus profondément qu’il n’était le maître de l’iniquité. Et il est le maître de la vertu plus profondément qu’il n’était le maître du vice.
Il est le maître de la morale plus profondément qu’il n’était le maître des immoralités.
Cette universelle vénalité du monde moderne ne vient pas de mollesse mais au contraire elle vient d’une raideur qui est la raideur de l’argent. De même que nous avons déclassé le raide du dur, de même il faut déclasser le souple du mou. De même que les morales souples sont plus exactes et plus sévères et plus astreignantes que les morales raides, de même les immoralités raides sont plus dangereuses, et plus frauduleuses, et plus véreuses que les immoralités molles.
Dans ces conditions, je le déclare hautement, dans cet universel désastre et dans ce déséquilibre unique, dans cette immense détresse et dans ce monstrueux dérèglement, dans ce détraquement qui ne s’était encore jamais vu dans l’histoire du monde je considère comme traîtresse et attentatoire, je considère comme criminelle et gesticulatoire toute politique qui tend à diviser l’esprit de lui-même et à le retourner contre lui-même, toute politique qui tend à diviser les forces spirituelles.
Parce que ce ne seront pas d’autres forces spirituelles qui gagneront. Ce sera toujours l’argent.
Tout ce que l’on prendra à l’esprit, tout ce que l’on retirera à un esprit, ce n’est pas un autre esprit, c’est l’argent qui le gagnera.
Et on accroîtra d’autant cette effrayante pesée du monde moderne, ce désastre et ce déséquilibre, cette immense détresse et ce dérèglement ; et cet universel détraquement.
Tout ce que l’on prendra à une force spirituelle, quelle qu’elle soit, tout ce que l’on enlèvera, tout ce que l’on retirera d’une force spirituelle, ce n’est pas une autre force spirituelle, c’est l’argent qui le gagnera.
Je l’ai dit vingt fois : la lutte (et une lutte mortelle), le débat, la lutte n’est pas entre le monde chrétien et le monde antique. (Et dans le monde antique je mets naturellement tous les mondes des philosophes). La lutte est entre le monde moderne, d’une part, et d’autre part tous les autres mondes ensemble. Et notamment entre le monde moderne, d’une part, et d’autre part le monde antique et le monde chrétien ensemble.
La querelle du monde antique, (où je mets les mondes des philosophes), est la même que la querelle du monde chrétien. La contestation est la même. Leurs sorts sont liés. Leurs fortunes sont conjointes. Le besoin d’éviction, et de destruction, et d’oppression est le même. C’est La spiritualité qui est poursuivie dans les uns et dans l’autre. Et c’est l’argent qui poursuit dans les uns et dans l’autre et qui veut évincer.
La lutte n’est pas entre tel ou tel autre monde et le monde moderne. La lutte est entre tous les autres mondes ensemble et le monde moderne.
Tous les autres mondes (que le monde moderne) ont été des mondes de quelque spiritualité. Le monde moderne seul, étant le monde de l’argent, est le monde d’une totale et absolue matérialité.
Ainsi le monde moderne ne s’oppose pas seulement à tel ou tel autre monde. Il s’oppose, il se contrarie à tous les autres mondes ensemble et d’un même mouvement.
La philosophie est la servante de la théologie, c’est entendu. (Marie est bien la servante du Seigneur). Mais que la servante ne querelle point la maîtresse et que la maîtresse n’objurgue point la servante. Un étranger viendrait, qui les mettrait rapidement d’accord.
Quand le créancier viendra (le créancier, le créancier universel, c’est l’argent), et quand il aura fait vendre la maison, où la servante retrouvera-t-elle son humble cuisine, et où la maîtresse retrouvera-t-elle son salon et sa salle à manger.
Où la servante retrouvera-t-elle son office et où la maîtresse retrouvera-t-elle son oratoire et le berceau de ses enfants.
Que donc la fidèle servante ne s’élève point contre sa maîtresse et que la fidèle maîtresse ne s’abaisse point contre sa servante. Un homme viendrait, dur comme on n’en a jamais vu, qui les réduirait toutes deux dans une commune bassesse et dans une commune servitude.
Et que la fidèle servante ne se propose point de remporter quelque victoire sur sa maîtresse et que la fidèle maîtresse ne se propose point de remporter quelque victoire sur sa servante. Un homme, un vainqueur viendra, dur et vainqueur comme on n’en a jamais vu, et qui les réduira toutes deux en un même et commun désastre.
Que la servante ne querelle point la maîtresse et que la maîtresse ne conteste point la servante. Un homme viendra, qui mettra une paix plus dure que le désastre même.
Quand l’homme sera venu, quand le maître sera là ; quand l’étranger aura fait vendre la maison ; quand l’huissier aura posé les affiches ; quand la table et le lit auront été dispersés au feu des enchères ; quand la tombe et le berceau auront été divulgués ; quand il n’y aura plus que le créancier ; quand il n’y aura plus que le maître ; quand il n’y aura plus que l’argent : où sera la servante ; et où sera la maîtresse.
La défiance dont on poursuit la philosophie est la même que la défiance dont on poursuit la théologie ; et réciproquement, et je dirai mutuellement. La haine dont on poursuit la philosophie est la même que la haine dont on poursuit la théologie. Et réciproquement et mutuellement. C’est toujours la métaphysique et la pensée que l’on poursuit et le spirituel et la liberté et la fécondité.
Quand les meubles seront mis à l’encan, n’est-ce point la même honte qui accablera la servante, et qui accablera la maîtresse.
Ne sera-ce pas le même désastre, et la même mort, et le même désespoir.
La lutte, (et une lutte inexpiable, une lutte mortelle), est entre l’argent et tout ce qui a quelque spiritualité, quoi que ce soit. La servante sera chassée ensemble que la maîtresse, de la même chasse et du même mouvement. La philosophie sera chassée ensemble que la théologie, du même pourchas et du même mouvement. C’est partout la même honte, et le même mépris, et la même dérision. Car nous avons un maître comme on n’en avait jamais vu.
C’est partout la pensée qui est visée, la métaphysique, la liberté, la fécondité. C’est l’âme même que l’on veut atteindre et réduire une fois pour toutes.
C’est le spirituel sous toutes ses formes et dans tous les êtres que l’on veut réduire.
Dans ces conditions je considère comme insidieuse et criminelle, comme frauduleuse et dangereuse, comme pernicieuse et traîtresse tout politique qui tend à défaire du spirituel. Car ce que l’on gagne sur n’importe quel spirituel, c’est toujours l’argent, et c’est toujours le monde moderne qui le gagne. Ce que l’on prend sur m’importe quel spirituel, c’est toujours l’argent, et c’est toujours le monde moderne qui le prend.
Ce n’est point ici un combat de fantaisie et ce n’est point un combat de théorie. Et ce n’est pas non plus un combat où on aura bien le temps. Il n’y a qu’un temps, et il n’y a qu’un champ du combat. Il faut gagner ou perdre aujourd’hui et ici. C’est une bataille temporelle et c’est une bataille matérielle. Car elle est livrée pour le temporel et le matériel. Et elle est livrée d’un côté par le temporel et le matériel. Le temporel et le matériel y sont et le terrain, et l’objet, et l’une des deux parties. Quand l’éternel livre une bataille au temporel, il faut que ce soit une bataille temporelle. Quand le spirituel livre une bataille au matériel, il faut bien que ce soit une bataille matérielle. C’est donc ici une bataille serrée. Pas un point de temps, pas un point de place n’est perdu. Ce qui est gagné à l’un est perdu à l’autre. Et réciproquement et mutuellement. C’est pour ça qu’il n’y a pas à parler de positif et de négatif. Tout se retourne sur tout et contre tout. Tout compte. Tout négatif, qui nie un positif, qui travaille contre un positif, travaille instantanément pour un positif contraire, il affirme instantanément un positif contraire, il est lui-même instantanément un positif contraire.
Il ne peut y avoir de positif et de négatif, (et encore, mais là n’est pas notre question), que dans un système où il y a des vides. Dans un système plein tout négatif est en réalité un positif contraire.
Et par conséquent dans un système plein il n’y a jamais de négatif acquis. Tout négatif est en réalité un contre positif, un positif contraire, qui bat dans ce plein, comme les autres, et qui va et vient à son tour perpétuellement.
Ce n’est point une bataille théorique, où il y a du temps, où il y a de la place. C’est une bataille réelle. Toutes les pressions et tous les refoulements, toutes les poussées et toutes les pesées y sont en perpétuel contact et en perpétuelle pesée. C’est un champ clos de toutes parts. Et même intérieurement clos. Un espace clos, un temps clos. C’est un combat terrestre et terrien. C’est même un combat terreux.
Dans ces immenses pesées tout avance ou recule. Toujours. L’idée qu’un argument aurait fixé une avance ou un reculement n’est pas seulement une idée saugrenue. C’est une idée, c’est une combinaison d’un machiavélisme enfantin.
Aussitôt que la main ne soutient plus, la muraille tombe. Aussitôt qu’une pesée ne pèse plus, la contre-pesée avance.
La lutte n’est point entre le héros et le juste, elle n’est point entre le sage et le saint. Elle est entre l’argent, seul d’une part, et d’autre part ensemble le héros et le juste et le sage et le saint. Elle est entre l’argent et toutes les spiritualités.
Dans ces conditions d’étroitesse et de plein, dans ces conditions d’une lutte où pas un atome de matière n’est libre, où pas un point de force ne se perd, qu’on ne s’y méprenne pas, et tout autre calcul serait illusoire : tout ce qui sera perdu par la pensée bergsonienne sera instantanément et à mesure (re)gagné par le matérialisme et le déterminisme et l’intellectualisme et l’associationnisme.
Tout ce qui sera perdu par la philosophie sera non point gagné par la théologie mais regagné par l’argent.
Tout ce qui sera perdu par le sage sera non point gagné par le martyr et le saint, mais regagné par l’argent.
Tout ce qui sera perdu par le philosophe sera non point gagné par le juste, mais regagné par l’argent.
Dans une lutte aussi pleinement exacte, aussi exactement pleine, nul flottement, nul vide, nul creux. Et aussi nulles malices. Des forces antagonistes qui battent leur plein et qui donnent leur plein et qui n’en cherchent pas si long. Une grande brutalité et une grande simplicité. Des masses contre des masses. Des pouvoirs contre des pouvoirs. Des puissances contre des puissances. De l’artillerie lourde. Et des lignes de front qui pèsent sur des lignes de front. Et des lignes de feu qui déciment des lignes de feu.
Toute crête est occupée à mesure qu’abandonnée. Toute terre est prise à peine laissée. Toute position est gagnée ensemble que perdue. Nulle place, nul temps pour les finasseries de nos petits combinateurs.
Que nos jouvenceaux ne se montent point l’imaginative. Bergson, et nul autre, nous a libérés de cette métaphysique du monde moderne qui entendait se présenter comme une physique. Tout ce qui sera perdu par Bergson sera repris, et instantanément, par cette métaphysique du monde moderne, par cette fausse et frauduleuse et faussement physique qui se présente avec les innocences et les limitations et censément les relativités d’une physique et qui est en réalité la métaphysique même du matérialisme et du déterminisme, du mécanisme et de l’associationnisme et de l’intellectualisme.
Dans ces immenses pesées nulle place pour des balances diplomatiques. Nulle place pour des balances de pharmacien. C’est la pesée même qui donne son poids et qui sort son plein et qui sort son effet. Et on voit bien quel est son poids, parce qu’on voit bien quel est son effet. Et on n’a pas besoin de la mettre sur une balance, on n’a pas besoin de la transporter avec des précautions et des cérémonies sur le plateau d’une balance pour savoir qu’elle est là et pour savoir quel est son poids. On la sent, on la subit, et par là on sait qu’elle pèse.
Que nos jeunesses ne s’excitent point. Tout ce qui sera perdu par Bergson sera non pas gagné par saint Thomas mais regagné par Spencer.
Et eux ils resteront ce qu’ils ont été tant de fois dans l’histoire du monde, ils resteront des spectateurs et des regardeurs et les dindons de la farce et si je puis dire des tiers exclus.
Et par les soins de nos docteurs il y aura encore de bons jours pour le gouvernement radical en France et pour la domination radicale en matière intellectuelle et en matière gouvernementale.
Il y aura encore de beaux jours pour le matérialisme et le mécanisme, pour le déterminisme et l’intellectualisme, pour l’associationnisme et pour Spencer.
Je n’ai rien de particulier contre Spencer. C’était un fort honnête homme. Je n’ai rien non plus contre saint Thomas. Mais enfin il faut bien mettre sur nos directives, sur nos coordonnées, les noms qu’il faut.
Tout ce qui sera ôté à Bergson ira à Spencer et non pas à saint Thomas.
Et une fois de plus saint Thomas n’aura rien. Et il n’aura personne. Et il sera comme il était et ce qu’il était il y a vingt-cinq ou trente ans, avant l’apparition de Bergson : un grand saint dans le passé, un grand docteur dans le passé, un grand théologien dans le passé. Respecté, révéré, vénéré. Sans prise dans le présent, sans entrée, sans cette morsure qui est un phénomène si singulier, sans ce mordant qui seul compte et que nous avons commencé d’étudier en nous servant précisément de l’appareil, de l’instrument bergsonien.
(Un grand docteur considéré, célébré, consacré ; dénombré. Enterré).
Essayé et comme épuisé.
— C’est entendu, me dit-on, mais il fallait bien mettre Bergson à l’index. C’était le seul moyen d’empêcher de le lire dans les séminaires. On s’était mis à le lire dans les séminaires. Il tournait la tête à tous ces jeunes gens. Ils lisaient Bergson au lieu de lire les Pères. Ils lisaient Bergson au lieu de repasser leur théologie. Et puis vous savez bien ce que c’est que l’index. C’est seulement… Enfin ce n’est qu’une liste qui, une liste que, une liste qu’on est bien forcé… Et puis on obtient des permissions comme on veut. Et puis enfin ce n’est qu’une liste qu’il faut bien que… L’index, enfin, c’est une indication.
— Pardon, pardon, vous tombez mal : justement je ne sais pas bien ce que ce c’est que l’index. Et je vous confirme que je ne veux pas entrer incidemment dans ce grand débat de Bergson et des catholiques. J’ai idée qu’on ne peut entrer dans ce débat sans pénétrer aussitôt dans la confession et le secret du cœur. J’y pénétrerai peut-être, mais j’y pénétrerai exprès. Je ne veux rien dire aujourd’hui que de public et d’ouvert et pour ainsi dire de paroissial. Aujourd’hui et ici je pense plus au prône qu’au tribunal de la pénitence. Mettons que nous soyons dans les publications de mariages. Dans les bans.
Premièrement j’avoue qu’il est vrai que je ne sais pas bien ce que c’est que l’index. Et même je ne le sais pour ainsi dire pas du tout. Et la raison en est bien simple. Au fond je ne sais que ce qu’il y avait dans mon catéchisme ; quand j’étais petit. Dans mon catéchisme il y avait le bon Dieu, la création, l’histoire sainte ; la sainte Vierge, les anges, les saints ; le calendrier, les grandes fêtes ; la prière et les sacrements ; les vertus ; le symbole des apôtres ; les fins dernières de l’homme (qui dans ce temps-là me paraissaient rudement loin), (et je n’y croyais pour ainsi dire que pour mémoire), (on avait bien le temps d’en parler) ; et les sept péchés capitaux. Il n’y avait pas l’index. Il y avait tout, les murailles de Jéricho, la baleine de Jonas, Josué, Judith, Jésus-Christ, Daniel dans la fosse aux lions. (Et depuis ce temps-là toutes les fois que je vois un Daniel, et que je pense à un Daniel, mon cher Delafarge, et toi, jeune Daniel André, je vois toujours cette image de mon histoire sainte où il y avait un Daniel dans une fosse avec des grilles. Le roi venait voir par-dessus la grille. Et il était rudement épaté, le roi. Quant à Daniel, il posait négligemment sur la croupe de ces lions un pied familier que je n’oserais pas poser, moi, sur la croupe d’un modeste terre-neuve). (Et je sais bien pourquoi). Il y avait le Saint-Esprit qui était une colombe et qu’il ne fallait pas confondre avec la colombe de l’arche. Il y avait le bon Dieu, ou Dieu le Père, qui était un triangle. Il n’y avait pas l’index. Notre catéchisme était fait pour des petits gars et non pas pour nous autres grands hommes.
Je me représentais les vertus comme trois belles enfants de Marie et les sept péchés capitaux comme des vieux espèces d’affreux bonhommes qui faisaient la lippe, des espèces de notaires. Mais je ne me représentais pas du tout l’index, parce qu’il n’y était pas
Et aujourd’hui encore je ne me le représente pas du tout, parce qu’il n’y était pas.
Je savais très bien la différence qu’il y a entre le péché véniel et le péché mortel. Mais je n’avais aucune idée de l’index, parce qu’il n’y était pas.
Il y avait Adam et Ève, mais il n’y avait pas l’index.
— Mais si on vous en parlait, aujourd’hui, peut-être pourriez-vous vous en faire une idée.
— Je suis bien peu intelligent.
— Si tout de même on vous en parlait…
— Vous seriez bien gentils de me parler d’autre chose.
— Vous pourriez peut-être vous le représenter.
— Un se représente jusqu’à douze ans, vous savez. Passé douze ans on ne se représente plus rien. Passé douze ans, on n’est plus poète.
Tout ce que je ne me représentais pas le matin de ma première communion, je ne me le représenterai jamais.
— On pourrait peut-être essayer de vous expliquer…
— Méfiez-vous de moi. Je suis vieux. J’ai la tête dure. Je suis un Beauceron.
— On pourrait peut-être essayer de vous faire connaître…
— Ne vous y fiez pas. J’ai passé l’âge où on fait des connaissances.
— On pourrait peut-être essayer de vous apprendre…
— Tout ce que je ne savais pas le matin de ma première communion, je ne le saurai jamais.
— On pourrait peut-être essayer de vous faire comprendre…
— Vous savez, je ne tiens pas beaucoup à comprendre, moi. Je ne suis pas un intellectuel. J’aime mieux obéir que de comprendre. C’est moins fatigant. Et puis c’est plus dans ma nature.
— On pourrait peut-être essayer… de vous faire entendre…
— J’aime mieux l’obéissance. C’est une maison très bien tenue.
— On pourrait peut-être… essayer…
— J’aime bien être obéissant. Ça fait une belle journée bien pleine.
— Enfin, cet index, c’est comme des poteaux indicateurs.
— Chartres, 41 kilomètres.
— Sur une route, il faut bien qu’il y ait des poteaux indicateurs.
— Vous me prenez par mon faible. Rien n’est beau comme une belle route plate de Beauce.
— Vous voyez bien.
— Oui, si vous me parlez de route, je commence à me rendre.
— Il était temps.
— Pourvu que ça soye une belle route bien droite et bien plate, et les arbres bien alignés.
— Nous vous l’accordons.
— Et les poteaux télégraphiques bien alignés.
— C’est entendu.
— Et les fils télégraphiques parfaitement parallèles.
— Nous y voilà,
— Parfaitement balancés.
— Cela aussi.
— Je ne parle pas des caniveaux, des bas-côtés, des fossés. Tout cela comme à la parade.
— Carré comme un billard.
— Et les bornes kilométriques.
— Vous y venez.
— Et les bornes hectométriques.
— C’est tout ce que je voulais dire.
— Ces belles bornes mathématiques, la perfection même. Les grosses bornes kilométriques et les petites bornes hectométriques. Voilà une route bien jalonnée. Les grosses bornes kilométriques sont comme des grosses bonnes femmes que l’on a rangées sur le côté de la route. Les petites bornes, les bornes hectométriques sont comme leurs petites filles qu’elles auraient perdues tout le long du chemin. On pense à l’histoire du Petit Poucet, (encore une histoire que j’avais apprise avant de passer mes onze ou douze ans).
— On dirait que c’est l’Ogre qui a passé par là, ou le Petit Poucet, et qu’ils ont semé ces gros cailloux blancs pour retrouver leur chemin.
— Vous devez confondre. L’ogre, qui était un géant, aurait pu semer des cailloux énormes, mais il n’en semait pas, parce qu’il connaissait bien les chemins. Et le petit poucet, qui ne connaissait pas les chemins, et qui jetait des cailloux blancs pour marquer les chemins, et pour reconnaître par où il aurait passé, était un nain, et ne pouvait naturellement jeter que de petits cailloux. Votre hypothèse est irrecevable, car elle repose sur une confusion.
— Je vous remercie.
— Peut-être même sur une contradiction.
— Je vous rends grâces.
— D’ailleurs le texte de l’histoire du petit poucet n’est pas encore bien établi. Les manuscrits présentent beaucoup de variantes.
— Grands dieux.
— Des leçons fort différentes.
— Misère de nous.
— Et on n’en a point encore publié de véritable édition critique.
— Qu’allons-nous ◀devenir.
— Il paraît toutefois acquis que le petit poucet marchait à travers bois et qu’il ne suivait point une route.
— Alors…
— Alors ce n’est certainement pas lui qui a semé les bornes kilométriques. Et il est bien invraisemblable qu’il les eût semées aussi exactement.
— J’allais le dire. Ces grandes routes nationales sont d’immenses rubans, des colliers déroulés, des chapelets dénoués. Et échelonnés. Des colliers linéaires, des chapelets itinéraires. Les bornes kilométriques sont les grosses perles, les bornes hectométriques sont les petites perles. Les bornes kilométriques sont les gros grains du chapelet, les bornes hectométriques sont les petits grains. Et ça fait des dizaines et des dizaines, un immense rosaire.
— Ce sont nos pierres milliaires, mon enfant. Les routes romaines étaient ainsi jalonnées de bornes et elles étaient comme les dieux termes de la route.
— Ces belles grandes blanches bornes métriques, mon père, neuves et éclatantes de blancheur, ou ayant graduellement reçu l’injure des ans, c’est toute la mathématique et la perfection et l’exactitude. C’est l’étendue et le nombre. C’est le compte et c’est la mesure. C’est ensemble toute l’arithmétique et ensemble toute la géométrie.
Géométriques dans leur forme (taillée), dans leur alignement, et parce qu’elles mesurent et jalonnent une ligne. Arithmétiques parce qu’elles-mêmes elles sont des unités discrètes et qui se comptent.
C’est tout le problème de l’esprit humain qui s’étend tout au long de cette route, mon père. Car c’est tout le problème du continu et du discontinu. De l’espace et du point. De la géométrie et de l’arithmétique. (Et de leur mystérieuse concordance). (Et de leur mystérieuse répondance). Du mesuré et du compté. Ces bornes ponctuent cette route, mon père, et voilà un grand mystère de la raison.
Le continu, le discontinu. Le vieux mystère où l’homme est toujours ramené. Ces bornes discontinues ponctuent cette ligne, cette route continue. Tout est là. Ou encore nous dirons que ces bornes sont des atomes. Et alors nous entrerons dans le mystère physique. Et depuis vingt mille ans la pensée de l’homme n’a pas bougé de là. Et c’est encore le mystère de l’arpenteur. Dix jalons qu’il a dans la main peuvent mesurer une route infinie. Il suffit qu’ils soient alignés, et plantés à leur place, et qu’ils recommencent tout le temps. Ces jalons aussi ponctuent. Ces jalons aussi marquent et se comptent. Car je n’ai pas besoin de vous le dire, avant d’être la matière ou plutôt l’instrument d’une métaphore aujourd’hui bien vidée, les jalons étaient primitivement des instruments d’arpenteur. Et quand on disait : poser des jalons, ça voulait dire poser des jalons.
Ce sont des espèces de petites fiches en métal, pointues d’un bout, un anneau de l’autre. On les plante par la pointe dans le sol. On peut les enfiler par l’anneau. C’est extrêmement commode.
Quand on les aligne et qu’on mesure et qu’on les plante par la pointe dans le sol, c’est ce qu’on appelle jalonner. Quand on a fini de jalonner, (tout le monde finit sa journée), on n’a plus qu’à les enfiler par l’anneau avec une ficelle, ou avec la chaîne même de l’arpenteur, et on les emporte à la maison. On emporte ainsi à la maison le problème du continu et du discontinu.
On l’emporte, mais on ne le résout pas.
Pour mesurer un hectomètre par exemple il faut onze jalons : deux gros jalons aux deux bouts pour l’hectomètre et neuf petits jalons au milieu pour les décamètres.
Et encore c’est le mystère de l’unité de compte et de l’unité de mesure.
Et encore c’est le problème du mètre et du métré.
Et encore c’est le problème du mètre et des décimètres et des centimètres et des millimètres. Quand le gamin dit : J’ai emporté mon centimètres, pour dire : J’ai emporté mon double décimètre divisé en centimètres et en millimètres, il ramasse en une formule saisissante un bien antique problème.
Et encore c’est le problème de la double unité : l’Unité métaphysique et dialectique et la simple unité arithmétique. L’unité qui fait nombre simplement, qui se répète, (pour faire (le) nombre), qui se compte, et l’autre unité, la grande Unité qui est. Et qui ne peut pas se répéter, parce qu’elle est éminente et seule. Et une, précisément.
On dit que la géométrie est sortie de l’arpentage. Elle n’est pas la seule, car l’arithmétique aussi en est sortie. De l’arpentage. Et comme c’était le même territoire, la même terre que dans l’arpentage on avait comptée et mesurée, de là est venue cette mystérieuse (fausse) coïncidence du continu et du discontinu, cette mystérieuse fausse répondance et correspondance de l’arithmétique et de la géométrie.
Quand le caporal nous disait : le numéro 1, combien qu’il y a de pas entre le rebord du pavé de la pompe et le coin de la salle des rapports, il soulevait un bien grave problème. C’est ce qu’on appelait l’étalonnage du pas et l’évaluation des distances. Pourquoi étalonnage. C’est comme on dit étalonner un mètre sur le mètre étalon qui est conservé aux Archives, (mais pas aux Archives de M. Langlois). Et vous, mon père, (je ne suis pas votre caporal), mais combien y a-t-il de bornes kilométriques entre deux bornes hectométriques ?
— Vous voudriez bien me faire dire qu’il y en a dix, parce qu’un kilomètre vaut dix hectomètres. Mais je suis aussi malin que vous, et je sais bien qu’il y en a neuf, parce qu’il ne faut pas compter non plus celle qui est à l’autre bout.
— Eh bien vous vous trompez, mon père, il n’y en a pas du tout, parce que ce sont les bornes hectométriques qui sont entre les bornes kilométriques et non pas les bornes kilométriques qui sont entre les bornes hectométriques. Et l’on voit bien, mon père, que de votre temps les curés, les pasteurs, les rabbins et les maîtres d’école n’avaient point mis, ai vous permettez, sac au dos ; car c’est là une plaisanterie stupide qu’on a faite dans toutes les casernes de France à tous les bleus de toutes les classes. Et rassurez-vous, mon père, c’est une plaisanterie que l’on a faite à Polytechnique au grand Poincaré et ce plus grand géomètre de tout un siècle et peut-être de plusieurs y est allé comme un enfant.
Et c’est encore le problème du plein et du vide ou du plein et du creux et le monde n’a rien gagné là-dessus depuis Empédocle et depuis Pythagore. Et depuis Thalès et depuis Zénon. J’entends l’Éléatique.
Cette question du continu et du discontinu est si grave, mon père, que j’avais un camarade, et même un ami, un esprit grave et métaphysicien, qui disait : c’est à se demander s’il n’y a pas deux mondes l’un dans l’autre, deux créations superposées ou plutôt coïncidentes, l’un la création continue et l’autre la création discontinue, et deux Dieux, (disait-il), un Dieu de la création continue et un Dieu de la création discontinue.
Voilà tout ce qu’il y a, mon père, sur une route.
Sur une de ces routes où nous avons si souvent chanté qu’il n’y a qu’un Dieu, mais qu’il y a deux Testaments.
Voilà le problème qui se pose tout au long d’une route. Ce n’est pas innocent, une route.
— Alors, mon enfant, vous convenez que ces bornes, ces poteaux indicateurs c’est indispensable sur une route.
— Permettez, permettez, mon père. Nous allions justement être d’accord. Faites-moi dire que c’est beau un poteau indicateur. Faites-moi dire que c’est utile. Ne me faites point dire que c’est indispensable. (Je ne parle que de ceux des routes).
Faites-moi donc plutôt dire que c’est très beau, un poteau indicateur, et que c’est très beau, une borne kilométrique. Et qu’une route est un certain appareil où il faut, pour la beauté, pour l’ordre, pour l’appareil, qu’il y ait des poteaux indicateurs et des bornes kilométriques. Que ça en fait partie. Intégrale. Intégrante. Que c’est dans l’être même de la route. Qu’une route qui n’aurait pas des poteaux indicateurs et des bornes kilométriques ne serait pas articulée. Qu’elle ne serait pas quadrée. Enfin qu’elle ne serait pas une route. Dites-moi tout cela, mon père.
Dites-moi qu’une route est un certain développement, une certaine extensité. Parlez-moi le langage de la philosophie. Parlez-moi, même, le langage de l’école. Je ne le redoute pas. Dites-moi qu’une route est un certain ensemble et que cet ensemble serait dépareillé, que cet ensemble manquerait de son caractère le plus propre s’il n’y avait les poteaux indicateurs et les bornes kilométriques.
Dites-moi, mon père, faites-moi dire que c’est très beau un poteau indicateur, et que c’est dans l’ensemble, et que c’est dans le caractère. Faites-moi même dire que c’est indispensable. Dans ce sens-là. Ce sera plus sûr que de me faire dire que c’est indispensable dans le sens de l’utilité.
Dites-moi, mon père, faites-moi dire qu’un poteau indicateur et qu’une borne kilométrique c’est l’articulation même d’une route et que c’en est l’organisation interne et même que c’en est l’essence. Vous voyez que je le parle, le langage de l’école. Parlons même celui des autres écoles. Faites-moi dire que c’en est le style ; et la classe. Et comme la raison d’être. Et parlons un langage leibnitzien. Faites-moi dire que c’en est la raison suffisante. Et qu’une route n’est rien si elle n’est pas une direction et une distance. Faites-moi dire, je serai si heureux de le dire, qu’un homme qui se représenterait une route sans poteau indicateur et sans bornes kilométriques serait un homme qui n’aurait aucune idée de rien. Qui ne serait ni peintre ni poète. Ni philosophe et métaphysicien. Moins que rien.
Et qu’un routier n’est rien, s’il n’est pas un mobile ; une masse et une vitesse.
Et que l’idée même de concevoir une route sans son échine et sans sa directive et sans son axe, une route qui ne serait point articulée sur ses poteaux indicateurs et ses bornes kilométriques est une idée d’un homme qui ne saurait pas, d’un homme qui n’aurait ni tête ni cœur ; ni raison ni usage. Ni sagesse. D’un homme mal élevé.
D’un homme qui ne saurait pas de quoi on parle.
(Il y a aussi les tas de pierres et de sable parfaitement abrasés en troncs de pyramides quadrangulaires, sur les bas-côtés. Plus précisément en troncs de pyramides rectangulaires. Ces tas de pierres et de sables sont incontestablement métriques. Mais il n’y en a pas partout. Ce sont des bornes intermittentes. Chose curieuse, il n’y en a que dans les cantons où il faut refaire la route. Refaire, je veux dire la recharger).
Ainsi vous m’avez fait dire, monseigneur, et j’aurais peut-être bien dit sans vous que c’est nécessaire, des poteaux indicateurs et des bornes kilométriques, que c’est nécessaire sur une route ou plutôt dans une route, au cœur d’une route, dans l’axe d’une route.
Vous m’avez fait dire que c’est nécessaire. Mais de là à me faire dire que c’est utile, il y a un abîme.
— Comment, mon enfant, ces indications métriques ne seraient-elles pas utiles.
— Et si vous me le faites dire, monseigneur, ce sera bien par obéissance. Et de là à me le faire croire il y a un deuxième abîme. Et je vois bien qu’il y faudra une deuxième obéissance.
— Comment, mon enfant, ces indications métriques ne seraient-elles pas indispensables.
— Dans l’ordre de l’utilité, monseigneur. On voit bien que vous n’êtes jamais allé sur une route. Je me charge, étant à Dourdan, je me charge de m’en passer.
Je me charge, étant à Dourdan, et même étant à Orsay, et même étant a Lozère, et même étant à Bourg-la-Reine, et même étant à Paris, rue de la Sorbonne, je me charge d’aller à Chartres sans consulter les poteaux indicateurs et sans regarder les bornes kilométriques.
— Parbleu, vous connaissez le chemin.
— On le connaît toujours. Je veux dire : Il y a toujours quelqu’un qui le connaît pour vous. Je me charge d’y aller la première fois. Tant qu’il y aura des paysans dans les champs et des commères sur leur pas de porte qui vous regardent passer en ayant l’air de parler d’autre chose, et qui vous examinent sans vous regarder, tant qu’il y aura dans les villages le maréchal-ferrant qui ferre un cheval sur le trottoir, je me charge, avec de la politesse, d’aller partout.
— C’est loin.
— On y arrive.
— Pardon, monsieur, c’est bien la route de Chartres.
— Oui, monsieur, seulement, après Saint-Cyr vous aurez soin de ne pas tourner à droite.
(Il se trompe. On pourrait tourner à droite tant que l’on voudrait. Dans une immense zone toutes les routes mènent à Chartres).
— Pardon, monsieur, il y a encore combien pour arriver à Chartres ?
— Vous avez encore six bonnes lieues.
Ils comptent en lieues. La lieue a quelque chose de plus souple que le kilomètre. Quelque chose de plus allant, de plus paysan, de plus terreux. Et puis c’est le langage même que nous avons entendu pendant notre enfance. Elle était l’unité itinéraire de notre enfance. Elle était l’unité itinéraire de l’ancienne France. Elle aussi elle n’est pas raide comme le kilomètre. On n’a pas tout dit aujourd’hui quand on a dit qu’une lieue vaut quatre kilomètres. Une lieue est peut-être égale à quatre kilomètres. Mais elle vaut infiniment plus. Car elle vaut un monde de mémoire. Une antiquité sans limites. Un pays profond et souple.
La lieue aussi est de la morale profonde et de la morale souple.
Ces braves gens donnent des indications un peu souples, c’est entendu, et quelquefois agréablement fantaisistes. Mais croyez-vous que les métriques raides ne donnent pas elles aussi des indications désagréablement fantaisistes. Croyez-vous qu’il n’y ait pas de flottement dans les raideurs. On compte les fois où les trois catégories d’indications que l’on trouve sur les routes sont d’accord entre elles. Ou plutôt on ne les compte pas. On n’en trouve jamais. Mais vous ne connaissez peut-être pas, mon père, les trois catégories de renseignements que l’on trouve sur une route.
— Je suis seulement étonné, mon enfant, de vous entendre parler de catégories.
— Mon père, nous connaissons très bien les catégories des autres. Nous connaissons très bien les catégories de la raideur. Et la raideur ne connaît pas les exactitudes et les astreintes de la souplesse.
— Il faut croire, mon enfant, que non seulement nous ne connaissons pas les exactitudes et les astreintes de la souplesse mais que dans la raideur même nous sommes plus ignorants que vous. Car j’avoue que je ne connais pas les trois catégories d’indications de la raideur que l’on trouve sur une route. Je n’en connais que deux, les poteaux indicateurs et les bornes kilométriques.
— Il y en a trois, mon père. Car il y a aussi les plaques bleues que l’on trouve à l’entrée et à la sortie des villages, des hameaux, des agglomérations et même des agglomérations urbaines.
— L’entrée et la sortie, c’est la même chose. On a le droit d’entrer dans un village et d’en sortir par l’un ou l’autre bout. Les routes se prennent à volonté dans l’un ou l’autre sens.
— Vous voulez dire qu’elles sont réversibles. Je vous assure pourtant que ce n’est pas la même chose d’aller à Chartres que d’en revenir. Et que les villages ne sont pas les mêmes quand on y entre par un bout ou par l’autre. Et que les routes ne sont pas les mêmes, quand on les prend dans un sens ou dans l’autre. Mais ceci nous entraînerait peut-être un peu loin. Nous en étions à ces belles plaques bleues que l’on trouve à l’entrée et à la sortie des bourgs, encastrées dans les murs des maisons, dans le mur du dernier jardin. Ces plaques ne sont certainement pas des plaques d’identité, car on n’a jamais pu les trouver d’accord ni avec les poteaux indicateurs ni avec les bornes kilométriques, qui elles-mêmes… Et c’était seulement pour vous dire, mon père, qu’il y a souvent bien du flottement dans les raideurs. Nous avons là trois catégories de classement raide, de classement métrique sur la même route. Et si on les croyait elles nous feraient croire que la même route n’est pas la même route, et qu’elles en sont deux autres. Et elles, (ces catégories), nous feraient tomber dans le même et le même, et dans le même et l’autre, comme les anciens.
Croyez-moi, mon père, (et ici sa voix prit un éloignement grave et mélancolique), (il marqua malgré lui une distance et une profondeur), (il marqua comme un temps), je l’ai faite, moi, la route de Chartres. Permettez-moi de vous le dire, ce qui fait aller à Chartres, ce n’est pas les bornes kilométriques et ce n’est pas les poteaux indicateurs.
— Alors qu’est-ce que c’est, mon enfant.
— Mon père, c’est la vieille croix de bois qui se dresse à l’angle des routes, rongée de mousse, rongée de vétusté. Tantôt elle porte le Christ ; et alors elle forme ce que nous nommons un crucifix, un Christ fixé sur une croix. Et tantôt elle ne le porte même pas, tellement c’est simple. Tantôt une inscription, souvent effacée Et tantôt pas même d’inscription, tellement c’est simple.
Et puis on n’a pas besoin d’une inscription pour savoir ce que c’est.
Quand toutefois on en peut déchiffrer une, on n’y trouve aucune indication métrique. Il semble que cette croix ignore qu’on l’ait dressée à l’angle de telle ou telle route, plutôt que de telle ou telle autre. Elle est là, quelque part sur terre. Elle a l’air de savoir que c’est toujours la même terre.
Et les quelques mots qu’elle porte, généralement du latin, évoquent un bien autre voyage. Le prêtre sentit le coup et marqua le coup. Il resta longtemps silencieux, comme si lui aussi suivait des pensées mélancoliques et graves. Et déjà lointaines. Puis il sourit, car il aimait ce grand fils demi rebelle entièrement docile et d’une fidélité sans nombre et d’une solidité à toute épreuve.
— Alors, dit-il, alors, consulter les poteaux aux coins des carrefours ?
— Nous y sommes enfin, monseigneur, et nous touchons nous-mêmes à notre point d’arrivée, à notre point d’aboutissement. Nous allons enfin voir au juste ce que c’est qu’un catholique.
Il me regarda surpris.
— Mais ceci demande, (continuai-je), une certaine… une certaine délicatesse.
(Il fit signe qu’il s’en doutait un peu).
— D’autant, continuai-je, que nous entrons ici dans un domaine bien étranger.
— …
— Non, non, ce n’est pas le domaine de la catholicité qui est bien étranger. Nous entrons ici, continuai-je imperturbable, dans un domaine inconnu, dans un domaine étranger qui est le domaine de la joie. Cent fois moins connu, cent fois plus étranger, cent fois moins nous que les royaumes de la douleur. Cent fois plus profond je crois et cent fois plus fécond. Heureux ceux qui un jour en auront quelque idée. Quand donc on marche sur une route, c’est une joie, phénomène mystérieux et profond, que de lire les plaques des poteaux indicateurs. On sait très bien où l’on va. On sait très bien où l’on passe. On sait très bien où l’on est Ubi, quo, unde, qua. On s’approche tout de même du bord de la route et on regarde le poteau indicateur. Ça fait du bien. C’est une joie de la route. Allez expliquer ça.
Eh bien le catholique, c’est un homme qui sait très bien qu’il est dans la bonne roule spirituelle et qui éprouve tout de même le besoin de consulter les poteaux indicateurs.
Ou plutôt qui éprouve une joie, et une joie profonde, à consulter les poteaux indicateurs.
Quand on a ses principaux amis, monseigneur, comme je les ai, chez les protestants et chez les juifs, on s’aperçoit bientôt, on sait qu’ils ne peuvent pas se représenter ce que c’est qu’un catholique. Et les protestants sont encore plus éloignés, plus incapables de se le représenter que les juifs. Ils croient qu’ils le connaissent, qu’ils le comprennent, qu’ils s’y opposent, qu’ils le combattent. En réalité non seulement ils ne le connaissent pas, mais ils ne le comprennent pas, ils ne le voient pas, ils ne se le représentent pas. Cette sorte propre de gratuité qu’il y a dans le catholique. Et nous touchons ici par exemple à un des points de discrimination, à un des points qui marquent, à un des points où les protestants ne se représentent pas ce que c’est qu’un catholique. Les protestants sont des gens qui font eux-mêmes leurs poteaux indicateurs. Et ils ont chacun leurs poteaux indicateurs. Et non seulement ils les font mais ils les justifient tout le temps.
Le catholique au contraire, (me fais-je bien comprendre ; les catholiques seuls me comprendront), le catholique est un garçon qui arrive sur la route et qui trouve très bon pour lui le poteau indicateur qu’il y a pour tout le monde. Et non seulement cela, mais ces poteaux indicateurs qui sont pour tout le monde, il ne les consulte même pas pour savoir sa route. Il la connaît bien sa route, il la sait, il la voit, il fait comme tout le monde, il suit comme tout le monde. On voit bien la route. Il consulte les poteaux indicateurs pour éprouver une certaine joie qui est une joie rituelle de la route, pour accomplir un certain rite qui est un rite de la route.
Une joie rituelle propre non interchangeable, inconnue de quiconque n’est pas catholique, une joie de rite et de communauté, une joie de paroisse.
Et qu’un non catholique ne peut pas se représenter, ne peut pas même penser.
Une joie rituelle propre incommunicable aux autres.
Une joie d’inutilité, de gratuité, de superfluité.
La seule joie.
Et les autres ne sont que des négoces.
Là est la profonde, (la seule, l’irrévocable) incommunication entre le catholique et tous les autres ensemble (peut-être moins le Juif, toutefois). Le catholique suit le monde. Pendant ce temps-là les protestants dressent chacun ses poteaux indicateurs.
Le catholique se sert de ceux qu’il y a. Il sait qu’il y a des ingénieurs, des cantonniers, des conducteurs des ponts et chaussées. Conducteurs, quel mot admirable. On ne sait pas si ils conduisent la route ou si ils conduisent simplement leurs subordonnés.
Le catholique ne consulte les poteaux indicateurs que pour les consulter. Les protestants………………