Chapitre deuxième
Le développement de la volonté
I. La volonté primordiale, point de départ du développement volontaire.
II. Diverses classes d’impulsions. Appétits, instincts, volitions.
III. Diverses théories de l’acte volontaire.
IV. Les moments de la volition.
V. La volition comme synthèse déterminée par des lois.
I
La volonté primordiale, point de départ du développement volontaire
Dans la physiologie, la théorie de l’évolution explique par le développement d’un organe rudimentaire et primitif la formation d’un organe postérieur et plus complet : de même, dans la psychologie, tous les actes réfléchis ou instinctifs, avec leur variété actuelle, doivent être les dérivés d’une seule impulsion essentielle et primitive. Transportez cette impulsion dans toutes les cellules élémentaires d’un organisme, elle sera le fond psychique de ce qui se passe chez les petits êtres vivants dont l’organisme total est composé. D’autre part, les réactions extérieures de ces cellules tombent, comme il est inévitable, sous les lois du mécanisme. Par cette combinaison d’impulsions psychiques simples à l’intérieur, de rapports mécaniques à l’extérieur, vous pourrez expliquer les phénomènes plus complexes et les adaptations de la volonté aux circonstances variées.
Selon les partisans de Spencer, la volonté et ses diverses formes ne seraient que des effets mécaniques produits par le « passage nécessaire de l’homogène à l’hétérogène ». Mais ce passage, fut-il nécessaire, n’explique pas pourquoi un mécanisme, en devenant plus hétérogène, se trouve contribuer à la conservation de la vie : nécessité et hétérogénéité ne sont pas utilité. Selon Spencer, il est vrai, l’évolution mécanique ne va pas seulement de l’homogène à l’hétérogène, mais de l’indéfini au défini, de l’incohérent au cohérent ; or le défini, par les relations de plus en plus nombreuses qu’il suppose, semble se rapprocher de l’adapté et de l’utile. En même temps que le passage de l’homogène à l’hétérogène produit une différenciation progressive dans tout agrégat de matière en voie ascensionnelle, le passage de l’indéfini au défini produit une concentration progressive. Ce nouveau principe suffit-il à expliquer tout ? — Oui, a-t-on dit, parce qu’on en peut conclure que chaque être « tend à se faire le centre du monde » et poursuit ainsi sa propre utilité154. Mais, selon nous, une telle conclusion dépasse les prémisses du simple mécanisme et suppose un point de départ psychique. Un amas de terre qui se tasse et se concentre ne tend pas pour cela à se faire le centre du monde ; quand même il manifesterait des relations de plus en plus définies entre ses parties, par la séparation des diverses espèces de minéraux qu’il contient et par une disposition de plus en plus complexe de ces minéraux, ce mode de concentration serait toujours bien différent de l’utilité. Chaque être, dit encore M. Espinas, « tourne à son profit, dans la mesure de ses forces, les conditions du milieu »
. — Sans doute, mais c’est cette idée même de profit qui dépasse le mécanisme. M. Espinas, d’ailleurs, finit par reconnaître que l’évolution, ici, suppose un finalisme immanent ; mais, avec Spencer, il considère ce finalisme comme une simple « expression » du mécanisme, et il le rattache, en dernière analyse, à la loi de « la persistance de la force ». Nous croyons, au contraire, que c’est le mécanisme qui est une « expression » du finalisme immanent de la volonté, et que la persistance de la force se rattache à la persistance de la volonté primordiale.
Le déterminisme mécanique est sans doute manifeste dans les mouvements appétitifs simples, qui peuvent être prévus avec autant de certitude que la trajectoire d’un projectile155. Mais la certitude de ces résultats mécaniques n’empêche point les mouvements d’être en eux-mêmes sensitifs et appétitifs : la ligne du mouvement le plus facile y est toujours, psychologiquement, la ligne de la moindre peine. Dans une foule rassemblée sur une place, si quelque danger vient à se produire sur un point, les mouvements de recul pourront être prévus et affecter une forme mécanique. Le tacticien, à la bataille, sait aussi la résultante que suivra l’armée ennemie s’il la bat sur tels et tels points : c’est un problème de mécanique, mais c’est aussi, en même temps, un problème de psychologie et un calcul de volontés. Le principe dont on part dans ce calcul, c’est que les êtres vivants ne veulent pas être tués et qu’ils feront pour cela les mouvements nécessaires.
M. Ribot a dit avec raison que les réflexes purement mécaniques expriment moins l’activité individuelle que celle de la race. L’arrangement inné des cellules, qui présente aux mouvements utiles les lignes de moindre résistance toutes tracées, est évidemment un héritage de l’espèce et un produit de la sélection naturelle. Mais ce fait même prouve que le réflexe n’est pas le vrai point de départ de l’évolution, comme semble pourtant l’admettre M. Ribot. Le processus appétitif, à l’opposé du réflexe, est une réaction individuelle : toute cellule qui est gênée fait effort pour se délivrer de cette gêne ; tout état d’aise ou de plaisir l’excite au contraire à demeurer dans le même état. Voilà le vrai début de la volonté, qui, pour être encore extrêmement simple et infailliblement déterminée, n’en est pas moins déjà une impulsion se sentant elle-même, non un mouvement de rouage inerte.
L’élément primordial du développement volontaire, sans lequel la sélection naturelle n’aurait pas où s’exercer, est donc l’appétition spontanée par laquelle, étant donné un plaisir, l’être réagit pour le retenir, étant donnée une douleur, l’être réagit pour l’écarter, sans avoir besoin ni de concevoir plusieurs partis possibles, ni d’opposer la représentation à la peine présente ou au plaisir présent. Je jouis et je veux jouir, je souffre et je ne veux pas souffrir. La volonté, ici, n’est pas encore tirée en divers sens, ni divisée d’avec soi ; sa marche est simple et rectiligne.
C’est pourquoi l’idée de la fin n’est pas nécessaire à la volonté primordiale. La finalité de l’entendement est un rapport conçu, représenté, entre une fin et un moyen ; mais, à l’origine, la volonté n’a pas besoin de l’entendement. Elle n’est accompagnée que du discernement immédiat de l’état actuel. Quand un être vivant, sous l’influence de la douleur, fait des mouvements en tous sens et réagit énergiquement, il lui est inutile de concevoir la suppression future de la douleur ; il n’a besoin que de sentir la douleur actuelle, obstacle à son bien-être également senti ; la douleur entraîne le besoin de changement, donc de mouvement ; ce besoin est la volonté de changer, et le mouvement du corps en tous sens est la manifestation de cette volonté. Il n’y a point encore là de fin proprement dite, sinon pour un spectateur du dehors, qui traduit le phénomène dans le langage de l’entendement. La fin que veut tout d’abord l’être vivant lui est immédiatement présente, ne fait qu’un avec lui, est l’être même ; dès lors, comment serait-ce une « fin », au sens intellectuel du mot ? Ce que nous possédons, ce que nous avons ou, pour mieux dire, ce que nous sommes n’est pas primitivement un but. Il ne devient▶ tel que quand il y a quelque obstacle qui tend à le détruire, c’est-à-dire à nous détruire nous-mêmes et à changer le plaisir en douleur. C’est alors que nous réagissons contre le milieu hostile et que nous ◀devenons▶ nous-mêmes pour nous-mêmes une fin. Mais, à l’origine, il n’y a que la persévérance dans l’être et le bien-être, racine commune de toute causalité et de toute finalité. L’entendement, qui intervient ensuite pour ajuster les moyens à la fin, n’est lui-même qu’un moyen et, pour ainsi dire, un anneau de la chaîne ; aussi n’a-t-on pas le droit de l’ériger en spontanéité primitive. Il ne peut même se développer que selon les lois du mécanisme, dont il enveloppe la conception idéale, sous la forme du souvenir et de la prévision. Il n’explique donc point pourquoi il y a action et évolution, plutôt que repos et indifférence. En un mot, l’objet conçu par l’entendement ne peut être pris par lui pour fin que s’il est conçu comme un bien, que s’il est primitivement discerné comme bon, senti bon, c’est-à-dire s’il plaît, et si, à ce titre, il est immédiatement voulu d’une volonté spontanée, antérieure à toute réflexion de l’entendement. Par rapport à cette volonté primordiale, mécanisme et finalité intellectuelle sont deux relations ultérieures et dérivées, comme l’impulsion et l’attraction ; et l’une implique l’autre, l’une est l’autre prise à rebours. La série mécanique des effets est intellectuellement une série de moyens ; la série des moyens est physiquement une série d’effets ; mais le passage réel d’un terme à l’autre, le changement externe et interne présuppose un être qui veut maintenir ou accroître un certain bien déjà senti comme présent et présentement voulu. C’est donc à la notion d’une volonté inséparable de la sensibilité, quoique distincte, qu’aboutit nécessairement l’analyse psychologique. La volonté continue du bien-être, reliant les séries d’effets, les change en séries de moyens, leur prête ainsi une continuité interne, une unité de but, une unité de conscience.
En résumé, c’est la coïncidence primitive de la causalité et de la finalité qui caractérise la volonté, identique à la vie même. De plus, comme on vient de le voir, la volonté unilinéaire, c’est-à-dire sans plusieurs lignes possibles, précède nécessairement la volonté bilinéaire, qui suppose conflit de désirs et détermination finale sous un désir dominant, avec l’idée du contraire. Il faut d’abord ne vouloir qu’une chose pour pouvoir ensuite en vouloir deux, c’est-à-dire en désirer deux et se décider entre elles. Le choix réfléchi présuppose un choix immédiat, qui n’est pas pour cela contraint du dehors, mais spontané. La spontanéité primitive est une ; la volonté raisonnable est un fractionnement apparent produit par la réflexion de l’intelligence, qui, elle, a l’idée de plusieurs lignes de conduite. Enfin il n’y a que cette idée des contraires qui puisse nous rendre relativement libres en nous montrant le possible à côté de l’actuel.
II
Diverses classes d’impulsions. — Appétits, instincts, volitions.
La volonté, considérée en elle-même et isolément, serait trop subjective pour admettre des classifications distinctes. Dans son fond, elle est d’une nature toujours identique à soi-même, sinon d’une intensité toujours égale, puisqu’elle est la tendance de l’être au plus grand bien-être, à la conservation et à l’expansion de la vie. Le vouloir fondamental exprime ce que l’être est en lui-même, son action propre ; chaque sensation particulière exprime l’action du milieu sur lui ; chaque impulsion particulière exprime sa réaction sur le milieu. Pour distinguer et classer ces diverses réactions, il faut évidemment se référer à ce qu’il y a d’objectif et de représentatif, c’est-à-dire aux sensations, perceptions et idées, ces faits de discernement ou d’intelligence.
Les impulsions purement sensitives constituent l’appétit proprement dit. Elles supposent une sensation produite par le contact d’un objet, une émotion de plaisir ou de peine plus ou moins rudimentaire, enfin une appétition ou aversion immédiate qui est la réponse de la volonté. C’est là ce processus appétitif que nous considérons comme fondamental en psychologie.
Quand la fonction indivisiblement cérébrale et mentale, — sensation, émotion, appétition, — s’est accomplie un certain nombre de fois, la résistance diminue par l’adaptation et l’orientation nouvelles des molécules cérébrales ; le courant nerveux acquiert alors une rapidité plus grande, séjourne moins longtemps au centre et passe tout de suite du segment récepteur de l’arc nerveux au segment instituteur. Le plaisir et la douleur, par cela même, sont ramenés à une intensité extrêmement faible ; l’appétition, d’autre part, prend la forme instantanée et à peine consciente. L’attention n’est plus nécessaire. Il ne reste qu’une conscience spontanée qui passe comme un éclair et ne produit pas de changement appréciable dans la cœnesthésie. Nous avons donc, du côté mental, une représentation qui paraît immédiatement suivie de mouvement, sans intercalation d’un plaisir distinct ni d’un acte de volonté distinct : la représentation semble elle-même, indivisiblement, impulsion en tel sens déterminé, avec mouvement en ce sens. C’est le réflexe psychique. Un pas de plus et l’élément psychique disparaît, ou du moins ◀devient▶ indistinct, ou encore se déplace et passe à des centres autres que les centres cérébraux. On a alors le réflexe mécanique proprement dit. Il ne faut pas confondre le réflexe psychique, qui suppose une sensation et émotion plus ou moins conscientes, avec les réflexes purement mécaniques, où il n’y a plus aucune sensation appréciable. Les réflexes mécaniques paraissent s’accomplir dans l’être vivant en dehors de la conscience centrale. Il est probable, cependant, puisqu’ils sont des mouvements de l’organisme, qu’ils sont représentés d’une manière quelconque dans la cœnesthésie ; mais cette représentation n’y est pas distincte : c’est seulement la résultante des mouvements organiques qui s’exprime dans la conscience, non les mouvements composants.
Aux impulsions provoquées par la sensation immédiate de l’objet succèdent celles que provoque la perception, avec tous les souvenirs associés qu’elle enveloppe. Si on voit une foule courir dans une direction, on est poussé à tourner la tête du même côté et à suivre les autres : c’est là une impulsion produite par une perception.
Ce genre d’impulsions est le principe de tous les instincts, qui en sont des complications et des combinaisons héréditaires. L’animal n’a qu’à percevoir un objet, par exemple sa proie, pour que l’instinct développe sa série d’effets. Selon nous, l’instinct est une combinaison de processus appétitifs et de réflexes mécaniques. À l’origine, la perception remplaçant la sensation provoquait le même appétit déterminé que la sensation même, en vertu de cette loi que le souvenir est une sensation renaissante inséparable d’impulsions renaissantes. A la longue, les actes destinés à satisfaire l’appétit sont ◀devenus▶ plus complexes, et en même temps habituels. Il n’est donc plus resté de volontaire chez l’individu que le premier branle de l’appétit : tout le reste se déroule machinalement, en vertu des associations acquises et enregistrées dans les organes.
En même temps que l’origine appétitive des instincts, qui vient d’être mise en lumière, il faut reconnaître leur origine mécanique. La réaction psychique et la réaction mécanique ne faisaient qu’un dans les êtres à constitution très simple, puisque le processus primordial de l’appétit coïncide toujours avec le mouvement selon la ligne de moindre résistance. Dès que l’organisme s’est compliqué, il y a eu entre les cellules de nouvelles actions et réactions mécaniques, accompagnées de sensations et d’appétitions obscures dans chaque cellule. Les éléments de l’animal se sont donc arrangés dans la position la plus commode mécaniquement et psychiquement, comme des pierres qui, en se tassant, prendraient le meilleur équilibre, mais avec un sentiment quelconque de cet équilibre. Puis le sentiment même a disparu ou s’est déplacé. Enfin l’hérédité et les variations heureuses des germes ou embryons ont donné lieu aux instincts proprement dits, qui sont de véritables idées-forces innées, servies par un mécanisme de réflexes héréditaires. Mais ce mécanisme a toujours un ressort psychique. Aujourd’hui encore, l’animal n’agit par instinct que sous l’influence d’un appétit éveillé par la perception et qui donne le branle aux réflexes mécaniques : c’est la fin, la soif, le besoin sexuel, maternel, etc.
Quand un animal, appartenant à un groupe donné, présente un instinct d’une complication exceptionnelle, on retrouve un instinct analogue, mais plus rudimentaire, chez la plupart des animaux du même groupe. Par exemple,, dit M. Perrier, tous les rongeurs voisins du castor se creusent une habitation ; la courtilière fouit comme la taupe, elle est voisine du grillon, qui se borne à creuser un terrier ; certaines larves de fourmi-lions sont simplement fouisseuses, tandis que d’autres se creusent savamment un entonnoir ; tous les coucous, tous les molothrus ne sont pas pareils. De plus, on peut former une gradation ascendante qui va des instincts les plus simples aux plus compliqués dans une même espèce, par exemple celle des hyménoptères déprédateurs, dont les instincts sont st merveilleux et d’une explication si embarrassante. L’eumène pomiforme et l’odynère approvisionnent leur nid d’un certain nombre de chenilles : cinq pour les œufs mâles, dix pour les œufs femelles. Ils se bornent à paralyser incomplètement les chenilles, en les frappant de leur aiguillon, à une place encore indéterminée. Les ammophiles se contentent de n’importe quelle chenille ; l’ammophile hérissée paralyse sa proie en la frappant d’un coup d’aiguillon à la face ventrale de chaque anneau ; beaucoup d’autres espèces du même genre ne frappent qu’un coup d’aiguillon dans l’un des deux anneaux qui ne portent pas de pattes, etc.156 L’échelle des instincts de plus en plus complexes représente les divers degrés par lesquels un instinct a passé avant d’arriver à sa forme supérieure. Ces degrés sont, selon nous, les intermédiaires entre l’appétit primordial et la combinaison finale de nombreux réflexes inscrits dans l’organisme. C’est donc une présomption en faveur de révolution des instincts.
On connaît l’objection tirée des neutres, qui déploient des facultés que les insectes femelles, par exemple la reine des abeilles, ne semblent point avoir. Mais les neutres sont de simples femelles arrêtées dans leur développement sexuel ; la reine n’est qu’une femelle mieux nourrie et entièrement développée. Dans les premières sociétés d’hyménoptères, toutes les femelles devaient être à la fois pondeuses, nourrices et ouvrières ; les reines ont construit jadis des cellules comme les autres, et elles renferment en germe tous les talents qu’elles transmettent à leurs larves157.
Un élément important a été rétabli dans la question des instincts par M. Perrier : la considération de la différence des températures aux diverses périodes géologiques. Avant le refroidissement de la température, qui a abrégé leur existence, les insectes voyaient leurs larves grandir et les nourrissaient directement ; ils surveillaient leur éducation ; ils assistaient aux effets de leurs propres actions. Si l’ammophile apportait une chenille à ses larves et que la chenille, piquée une fois trop faiblement ou à un mauvais endroit, ne fût pas paralysée, il fallait la piquer de nouveau et trouver le bon endroit. Si elle était piquée jusqu’à la mort, la nourriture pourrie ne convenait plus aux larves. Peu à peu, une association s’est faite entre telles parties du corps de la chenille et les piqûres. La répétition de cette opération chirurgicale pendant des siècles a fini par la fixer dans les organes, si bien que la seule perception des faces ventrales de la chenille entraîne la détente et le coup d’aiguillon. Les insectes d’aujourd’hui n’ont plus besoin de voir leurs larves éclore et grandir ; ils continuent à faire tout ce qu’ils avaient jadis appris, ou tout ce qui, par hasard, ayant mieux réussi, avait entraîné la sélection des plus aptes. Enfin, une seule proie ayant suffi à nourrir les larves des hyménoptères pendant toute la durée de leur développement, on peut dire, avec M. E. Perrier, que cette proie « est, pour l’insecte adulte ; le monde entier ». La larve, devenant insecte parfait, a beau se métamorphoser, elle conserve l’image de cette proie dont elle a vécu pendant son état larvaire ; elle la reconnaît, elle a une préférence pour elle, qui va même jusqu’à un « exclusivisme absolu ». L’insecte la choisit donc et la porte là où sont ces œufs que, pendant la période secondaire, il voyait se changer en larves à nourrir.
Les habitudes doivent être de moins en moins faciles à transmettre par hérédité à mesure qu’il s’agit d’organismes plus complexes, plus définis, plus fixes dans leurs conditions de genèse. Les effets d’inhibition ◀deviennent▶ alors de plus en plus nombreux : c’est pourquoi l’instinct est moins visible chez l’homme, tandis que les réflexes, au contraire, y atteignent l’organisation la plus compliquée.
Au lieu d’agir sous l’influence de sensations et de perceptions, nous pouvons agir sous l’influence de jugements et de raisonnements, aboutissant à des idées. Ces idées sont alors les raisons conscientes de nos actes, leurs motifs. Les liaisons rationnelles par excellence sont celles de principe à conséquence, de cause à effet, de moyen à fin. La volonté raisonnable est celle qui, outre qu’elle conserve sciemment sa conséquence logique avec soi selon le principe d’identité, conçoit une série de causes et d’effets comme étant en même temps une série de moyens pour atteindre une certaine fin.
La causalité de l’être vivant devenant ainsi consciente de son unité avec la finalité même, c’est la volonté réfléchie.
III
Diverses théories de l’acte volontaire
On peut diviser en deux grandes classes les théories sur la nature de l’acte volontaire. Les unes l’expliquent par l’action de l’intelligence sur les appétitions, qui résultent elles-mêmes du rapport des circonstances extérieures à notre caractère. Les autres l’expliquent par un pouvoir spécial différent de l’intelligence et des appétitions, différent même du caractère, capable, en un mot, de changer la direction finale qui résulterait naturellement des trois facteurs suivants : caractère, état et direction des inclinations, état et direction de l’intelligence.
La première théorie, à son tour, qui explique la volition par l’action de l’intelligence sur les inclinations, peut se subdiviser selon qu’on considère dans l’intelligence même : 1° l’action de l’image sensitive ; 2° l’action des idées et jugements. Examinons successivement ces diverses théories de l’acte volontaire.
Pour qu’un acte soit voulu, d’une volition véritable, suffit-il, comme Spencer et Münsterberg le croient, que cet acte soit simplement précédé de l’image du mouvement à accomplir et du souvenir des sensations musculaires ou autres qui l’accompagnent ? « La différence entre un mouvement volontaire et un mouvement involontaire de la jambe, dit Spencer, c’est que, tandis que le mouvement involontaire se produit sans conscience antécédente du mouvement à faire, le mouvement volontaire ne se produit qu’après qu’il a été représenté dans la conscience. »
Selon nous, cette première caractéristique est insuffisante ; si je suis sur un précipice, je puis me représenter d’avance ma chute, ce qui ne la rend pas volontaire. Il faut donc tout au moins que la représentation du mouvement dans la conscience soit la condition déterminante du mouvement même. Et ce second point n’est pas encore assez. La représentation qui entraîne ainsi un mouvement peut l’entraîner malgré le désir du moi. Chez l’hypnotisé, c’est précisément la représentation suggérée par l’hypnotiseur qui, à elle seule, suffit pour nécessiter le mouvement ; ni la représentation, ni le mouvement ne sont pour cela œuvre de volition vraiment personnelle. N’oublions pas que toute représentation d’un mouvement, si elle n’est refrénée, entraîne la complète exécution de ce mouvement, grâce aux lois de contagion et de propagation nerveuse. L’image d’une chose redoutée et non voulue peut donc se réaliser malgré nous.
On se rapproche davantage du véritable domaine de l’acte volontaire quand on le fait consister, non plus dans la tendance d’une image à se réaliser elle-même, mais dans la détermination par des jugements et par des idées proprement dites. Ces jugements et idées portent sur les rapports des choses (similitude, différence, causalité, etc.), non plus sur leurs simples qualités sensitives, et il en résulte des actions d’ordre supérieur. Pourquoi un animal agit-il semblablement dans des cas semblables ? C’est uniquement parce qu’ils sont semblables, sans qu’il en fasse la remarque. Dès lors, il n’y a pas volition proprement dite, mais simple impulsion. Nous, au contraire, nous agissons semblablement parce que les deux cas sont jugés semblables : ainsi, nous prenons de la quinine dans des accès de fièvre jugés similaires ; c’est donc l’idée de la similitude et non le fait même de la similitude qui provoque l’acte. C’est là, comme nous l’avons fait voir plus haut158, un des exemples de l’idée-force. On a appliqué avec raison ce principe à l’hypnotisme. La somnambule, a-t-on remarqué, exécute un acte uniquement parce qu’elle en a l’image dans l’esprit c’est pourquoi son acte est machinal et automatique ; nous, nous exécutons le même acte parce que, outre l’image, nous jugeons l’acte utile ou nécessaire. Le sujet hypnotisé « copie automatiquement le mouvement de mon bras, et moi je copie volontairement un dessin : c’est que le sujet fait l’acte uniquement parce qu’il pense à l’image de cet acte et sans juger qu’il fait un acte semblable au mien ; moi, je copie en pensant à la ressemblance, et à cause d’elle159. »
Le sujet prononce telles paroles parce qu’elles traversent son esprit, sans songer à autre chose ; nous, nous parlons ainsi parce que nous jugeons que cela est vrai.
Mais cette analyse, selon nous, est encore insuffisante. La volition n’est pas la détermination par un jugement quelconque : elle est la détermination par un jugement qui prononce que la réalisation de telle fin dépend de notre causalité propre. Elle n’est pas simplement la tendance d’une idée quelconque à sa propre réalisation, mais la tendance de l’idée d’activité personnelle à sa propre réalisation. La volonté ne se représente telle fin comme pouvant être atteinte que par le moyen de sa détermination même. De là la conception d’une dépendance de la fin relativement à ce moyen primordial qui est notre idée même de la fin et notre désir de l’atteindre. Considérée par un autre côté, cette conception ◀devient▶ celle de l’indépendance du vouloir relativement à la fin et à ses moyens. Donc, en somme, il y a dans l’acte volontaire un jugement de causalité, mais différent des autres, et un jugement de finalité, mais également original. Au point de vue de la série des causes et effets, nous avons conscience d’être, par notre idée, par notre désir, par l’effort qui en résulte, la première condition d’une série aboutissant à réaliser tel effet ; au point de vue de la série des moyens et des fins, nous avons conscience d’avoir en nous-mêmes une idée et un désir constituant la fin dernière de l’action. En effet, même lorsque cette action est désintéressée, nous avons en nous l’idée et le désir du bonheur d’autrui ; et c’est, en définitive, pour satisfaire en nous cette idée et ce désir que nous cherchons le bonheur d’autrui. Nous nous voyons donc nous-mêmes condition première relativement à l’effet et relativement au moyen employé. Ainsi s’accomplit une sorte de cercle, tant au point de vue de la causalité qu’au point de vue de la finalité.
On peut, d’après ce qui précède, apprécier le vrai et le faux dans la classique opposition du désir et de la volition. — Nous sentons le désir se produire en nous, dit-on, et s’imposer à nous ; nous ne nous sentons pas le produire ; au contraire, quand nous voulons, nous sentons que c’est nous-mêmes qui produisons la volition, que c’est nous qui la faisons arriver à l’existence160. — Sans doute, mais c’est que le désir naît, d’une part, de profondeurs étrangères à notre pensée et à notre conscience claire, d’autre part, d’idées objectives qui s’imposent à nous par les lois de l’association ; quand nous voulons, au contraire, c’est l’idée même de notre moi et de notre indépendance subjective qui ◀devient▶ le motif directeur de l’acte : la conscience du moi se voit donc produire elle-même la volition, au moins dans ce qu’elle a de raisonné et d’intelligent. Mais il n’en résulte pas que cette production soit, comme on le prétend, indéterminée et ambiguë. Il n’est pas étonnant que, dans la volition, l’idée se voie agissante, puisque la volition est en effet déterminée par l’idée même de notre moi se posant en face de tout le reste. De là l’attribution du vouloir au moi, tandis que nous attribuons le désir proprement dit à des causes qui ne sont plus le moi conscient et réfléchi.
— Nous ne sentons pas naître le désir, ajoute-t-on, nous le sentons seulement grandir en nous, au point même qu’il obscurcit parfois l’intelligence et nous enlève tout pouvoir d’agir. — C’est, répondrons-nous, que le désir proprement dit n’est pas l’action même de l’intelligence, qui le trouve déjà formé et croissant sans elle ; au contraire, la réaction de l’intelligence sur le désir a nécessairement conscience de soi et se voit elle-même à l’œuvre. Cette réaction n’en est pas moins un désir supérieur et intellectuel, s’opposant aux désirs sensibles et d’autant plus déterminé qu’il est plus intelligent, car l’intelligence est la détermination même.
— Le désir, dit-on encore, n’a pas de bornes : il peut s’étendre même à l’impossible, tandis que la volition s’étend seulement au possible. — Mais c’est là une distinction d’objet, non de nature, qui revient à dire : tantôt nous désirons avoir telle ou telle chose (ce qui permet de tout désirer) ; tantôt nous désirons faire telle ou telle chose (ce qui réduit alors le désir à ce que nous considérons comme réalisable par notre action). La volition est le désir déterminant d’une action comme possible par nous et seulement par nous.
— « La force du désir, dit-on enfin, est en raison inverse du sentiment que nous avons de notre intelligence et de notre action propre ; au contraire, la force de la volition est en raison directe de ce même sentiment. »
— Oui, parce que la force de la volition n’est autre chose que le sentiment même de notre intelligence et de la puissance d’action qui appartient à l’idée de notre moi indépendant. Il n’est donc pas étonnant que le désir sensitif, produit par tout ce qui n’est pas la réflexion même du moi, soit dans un rapport inverse avec le désir intellectuel, produit par cette réflexion du moi ressaisissant sa puissance intelligente en face des impulsions d’ordre inférieur. Désirer sous l’idée de sa propre liberté, avec la notion, de deux partis que l’on compare, ce n’est plus être poussé comme a tergo : c’est s’entraîner soi-même à l’action, quoique selon les lois déterminées de l’intelligence.
On comprend de même qu’un désir excessif enlève à l’homme la conscience de sa propre personnalité par la fascination de l’objet. C’est qu’alors nous subissons une sorte de poussée venant de notre organisme, du cours spontané de nos idées, de nos émotions, de nos appétitions. La volition, au contraire, est le désir de faire triompher l’idée même que nous avons de notre puissance indépendante et de notre pouvoir personnel. Il n’est donc pas étonnant que la volition énergique produise une conscience énergique de la personnalité, puisque c’est l’idée de la personnalité qui agit alors, et que vouloir, c’est désirer le triomphe même de l’idée du moi intelligent sur les passions aveugles. De là l’action contraire du désir et de la volition. Un désir trop violent abolit la volition, une volition énergique maîtrise le désir ; traduisez : le désir intelligent, qui se développe sous l’idée du moi, s’oppose aux désirs plus ou moins aveugles nés de l’action du non-moi, des objets extérieurs, de l’organisme, etc.
S’il ne faut pas opposer entièrement le désir et la volition, il ne faut pas davantage les confondre. La volition n’est pas simplement, selon la définition de Herbart, « le désir arrivé à prévoir sa propre satisfaction future »
, car on peut désirer et prévoir que le désir sera satisfait sans vouloir cette satisfaction et sans y consentir. Il faut, pour qu’il y ait volition, que le désir d’un objet soit d’abord prévalent, puis qu’il ◀devienne▶ le désir prévalent de faire ce qui est nécessaire pour atteindre l’objet. Il y a ainsi, dans la volition, non seulement désir dominant de la fin, mais désir dominant des moyens. On peut même dire que c’est l’extension du désir de la fin aux moyens qui caractérise surtout la volition. Il en résulte que le désir de la fin aboutit au désir des moyens, qui le remplace en partie, et que la volonté se trouve ainsi partagée entre plusieurs objets.
En résumé, on pourrait définir la volition : le désir déterminant d’une fin et de ses moyens, conçus comme dépendants d’un premier moyen qui est ce désir même et d’une dernière fin qui est la satisfaction de ce désir. Il n’y a volition proprement dite, nous venons de le montrer, que dans les circonstances suivantes : 1° quand le désir est décisif ; 2° quand il porte à la fois sur la fin et les moyens ; 3° quand il se conçoit et se désire lui-même comme premier moyen et dernière fin ; 4° quand il a, pour toutes ces raisons, conscience de son indépendance par rapport aux objets dont la réalisation dépend de lui-même, et qu’il se développe ainsi sous l’idée du moi comme relativement libre, ou même, par illusion d’optique, absolument libre. La volonté implique la conscience de la causalité appartenant au sujet en tant que condition d’existence pour quelque objet.
Il ne sert à rien de répondre que ce n’est pas notre idée comme telle ni notre désir comme tel qui déterminent l’objet, mais bien le mouvement cérébral corrélatif de l’idée et du désir. Puisque l’idée et le désir existent et se voient exister, c’est qu’ils font partie, tels qu’ils sont, de l’ensemble concret des conditions de la réalité présente et des conditions de la réalité future. En tout cas, la conscience qui voit l’idée de l’objet désiré amener, par la tendance qu’elle enveloppe, l’existence de l’objet même, ne se demande point si cette idée se résout ou ne se résout pas en mouvements : il y a là une question métaphysique en dehors de la psychologie, et que la conscience pratique ne se pose pas. Quel que soit le mode de force ou d’efficacité des idées, qu’elles agissent par les seuls mouvements physiques ou aussi par les désirs psychiques dont ces mouvements sont inséparables, toujours est-il que le cerveau qui conçoit l’idée d’une chose arrive à faire exister cette chose même et qu’il a conscience de son rôle décisif dans la série des conditions. Il est donc inévitable, tant qu’il se considère par rapport à ce qu’il conditionne, qu’il s’attribue une activité causale, laquelle, étant consciente de soi et ne s’exerçant que par cette conscience même, mérite bien de s’appeler, au sens le plus complet du mot, volonté.
IV
Les moments de la volition
La volition, nous l’avons vu, renferme nécessairement la pensée, puisqu’elle implique la conception d’un enchaînement de causes et d’effets, de moyens et de fins. Si on considère surtout la part de la pensée dans la volition, on peut distinguer trois moments : réflexion, délibération, jugement de choix. Le premier moment, celui de la réflexion, peut être extrêmement court, si bien que la décision volontaire semble alors spontanée ; il est cependant de l’essence de la volition proprement dite d’être consciente d’elle-même et d’avoir pour condition préalable une intervention de l’intelligence, si rapide soit-elle. La décision dite spontanée est une décision instantanément réfléchie.
Il en est de même pour la délibération, qui constitue le second moment de la détermination volontaire. Délibérer, c’est concevoir une alternative et juger la valeur des termes. Cette conception et ce jugement comparatif peuvent être immédiats, presque implicites ; la volition, pour être alors soudaine, n’en est pas moins raisonnée et délibérée. Lorsque nous ne concevons pas même l’acte contraire comme possible en soi et pour un autre que nous, sinon pour nous, lorsqu’il n’y a pas même de comparaison intuitive ou implicite, c’est alors une sorte de détermination réflexe, plutôt qu’une détermination réfléchie et volontaire, en « connaissance de cause. »
La délibération peut être réduite au minimum pour deux raisons opposées : l’une, parce que tel mobile est trop tort pour laisser à la volonté la possession de soi ; l’autre, parce que la volonté se possédant elle-même est trop énergique et trop portée dans une direction pour accorder une attention quelconque au parti contraire. L’homme fou de colère frappe sans hésiter ; l’homme généreux accomplit une belle action sans hésiter. Dans l’un des cas, la force qui entraîne est en grande partie étrangère au moi intelligent ; dans l’autre, elle est le moi lui-même avec sa puissance acquise sur soi.
Il n’est pas vrai, comme le soutiennent certains fatalistes, que le motif qui l’emporte à la fin ait été, dès le commencement de la délibération, le plus fort, d’une force encore cachée ; qu’il ait gouverné la délibération et l’action finale comme le ressort invisible d’une montre gouverne le mouvement visible de l’aiguille. Le motif qui prévaut doit sa victoire non seulement à sa force initiale comparée à la force initiale des autres motifs, mais encore à la force acquise pendant la délibération et par la délibération même, conséquemment à la conscience qu’il a eue de soi et de ses rapports avec les autres motifs. De plus, ces rapports ne sont pas seulement des rapports de quantité, mais encore de qualité. Enfin, cette qualité n’est pas purement sensitive et hédonique, mais encore intellectuelle, esthétique, morale et sociale. La conscience réfléchie de tous ces rapports modifie l’intensité et la qualité primitives des motifs ; elle n’est pas une vaine lumière sans effet : l’action finale est, en partie, la résultante de ce processus qui constitue la délibération, et il est des cas où c’est cet examen réfléchi des motifs qui joue le plus grand rôle, le rôle décisif. Les idées ne sont donc pas inertes ; elles sont des facteurs essentiels de la décision finale.
La décision, troisième et dernier moment de l’acte volontaire, est un jugement accompagné d’émotion et d’appétition qui acquiert assez d’intensité et de durée pour occuper la conscience d’une manière presque exclusive, conséquemment pour entraîner à sa suite les mouvements corrélatifs. Je veux marcher signifie : je me représente le mouvement de translation avec mon pouvoir de le produire ; je juge ce mouvement utile comme moyen de telle fin ; je le désire avec une force et une durée assez exclusives des appétitions et représentations contraires pour que le mouvement commencé dans mon cerveau se propage à mes jambes.
Le point important est de savoir de quelle manière le jugement détermine ainsi le désir et, par le désir, faction. On a supposé là un mode de détermination tout à fait particulier, consistant à être mû par des idées pures sans images et par des rapports tout abstraits. A coup sûr, la détermination par le jugement n’est pas automatique, en ce sens qu’elle n’est plus aveugle ; mais elle n’en constitue pas moins un déterminisme à la fois intellectuel, sensitif et appétitif. Les jugements qui déterminent la volonté ne sont jamais entièrement abstraits, car ils sont toujours relatifs à quelque action, que nous affirmons être agréable ou pénible, utile ou nuisible, bonne ou mauvaise ; tout jugement, pratique est la représentation anticipée d’un acte et de son rapport avec notre sensibilité, avec notre intelligence, avec notre volonté. Or, la représentation d’un acte, par exemple d’un serment à prêter, est toujours une image, accompagnée de quelque émotion. Quant aux rapports impliqués dans le jugement, s’ils n’enveloppent pas toujours des images objectives comme les autres, ils enveloppent du moins la représentation de certains modes subjectifs de sentir et de réagir, de certaines attitudes passives ou actives. Le rapport de différence, par exemple, si abstrait semble-t-il, se révèle par un sentiment de choc interne, de résistance que nous éprouvons en passant d’une représentation à l’autre ; celui de ressemblance enveloppe un sentiment de continuité, de facilité, de non-résistance161. Il y a donc dans tout jugement un élément sensitif. En même temps il y a un élément actif et moteur. Affirmer, nous l’avons vu, c’est commencer à agir sous une idée, par exemple celle d’un serpent qui va nous mordre, à laquelle se joint une seconde idée, celle d’existence réelle indépendamment de nous : le serpent est bien là au dehors. Il en résulte que tout jugement est accompagné de mouvements, les uns dans le sens de l’objet, les autres à l’opposé : juger que l’orange est savoureuse, c’est esquisser par la pensée les mouvements nécessaires pour savourer l’orange, et c’est se souvenir de la sensation agréable qui en résulte : c’est commencer à disposer ses organes dans un sens favorable à l’objet. Juger que l’aloès est amer, c’est ébaucher intérieurement les mouvements d’aversion et de dégoût162. En y regardant de près, on trouverait des commencements de propension et d’aversion sous tous les jugements. Dans les propositions abstraites et, en apparence, indifférentes, il existe toujours au moins une propension de nature intellectuelle, ou une aversion également intellectuelle, résultant de ce que ces propositions sont en harmonie ou en désaccord avec la direction générale de notre intelligence, avec toutes nos habitudes intellectuelles. Si, au lieu de convenir que deux et deux font quatre, vous prétendez qu’ils font cinq, j’éprouve une sorte de choc et de contrariété intellectuelle, comme si, au moment où mes jambes avancent dans une direction, vous me tiriez brusquement en arrière. Une absurdité excite l’aversion intellectuelle par la perturbation qu’elle apporte aux idées et aux mouvements cérébraux dirigés dans leur sens normal. De là vient qu’on donne ou refuse son assentiment à une proposition. Juger, c’est donc en définitive commencer à vouloir et à exécuter des mouvements comme si telles représentations et tels rapports de représentations étaient en accord ou en désaccord avec le monde où nous agissons163. Il y a ainsi un côté pratique jusque dans les plus idéales spéculations, en ce sens que nous les acceptons ou ne les acceptons pas dans le monde par nous conçu. La loi qui lie indissolublement à la sensation le mouvement persiste jusque dans nos méditations les plus philosophiques ; seulement le drame ◀devient▶ intérieur et cérébral : au lieu de mouvoir nos jambes, nous accomplissons des promenades à travers les idées ; nous nous attachons aux unes et nous détournons des autres.
S’il en est ainsi, tout jugement qui lie des représentations et, simultanément, des impulsions se réalise : 1° par les mêmes moyens que les représentations et impulsions ; 2° conformément à la manière dont sont unies et les représentations et les impulsions corrélatives, dans leur rapport avec l’ensemble de toutes nos autres impulsions. L’enfant qui refuse de prendre une seconde fois la rose dont il a été piqué agit d’abord, — selon la loi que nous avons posée plus haut, — par la simple similitude de fait, qui existe entre les deux sensations, similitude qui produit un courant nerveux dans le même sens. Puis, prenant mieux conscience de ce qui se passe en lui, il agit sous l’idée de cette similitude, en jugeant que la même épine produit la même piqûre. Enfin, lorsqu’il sait parler, il substitue la parole intérieure à l’action en disant : l’épine fait mal. Cette proposition signifie : j’ai la représentation d’une multiplicité indéfinie d’épines et la représentation de leur similitude, grâce à la similitude des sensations qu’elles causent ; en même temps j’esquisse, en pensée et en parole, le mouvement de réaction à l’opposé de l’objet, sous le souvenir de la sensation pénible associée à l’image de l’épine. Ce jugement en apparence tout contemplatif est donc encore le résidu et le début interne des mouvements de réaction causés primitivement par la sensation même de la piqûre. C’est un geste intérieur. Dire : deux et deux font quatre, c’est, en abrégé et par parole, prendre deux objets, puis deux, et les réunir en une même représentation qui résume et synthétise les mouvements successifs de la main ou de l’œil. D’où l’on peut conclure, en premier lieu, que, s’il est question de choses pratiques et non pas seulement théoriques, nous avons des représentations et réactions liées par un déterminisme analogue à celui qui liait les sensations primitives et les réactions primitives, avec une différence de complexité ; et en second lieu que, s’il est question de jugements théoriques, la réaction existe encore, mais sous la forme de cette parole intérieure qui est une esquisse de mouvements et d’actes.
De ce que tout jugement enveloppe ainsi du vouloir et de l’agir, a-t-on le droit de conclure qu’il soit, au moins en partie, l’œuvre du libre arbitre ? Cette conclusion, chère à M. Renouvier, dépasse les prémisses, car il reste toujours à savoir si notre vouloir même, qui contribue à nos jugements, est libre, ou s’il résulte de l’ensemble de nos inclinations actuelles et de notre caractère. Prétendre que nous jugeons librement parce que nous ne sommes pas passifs dans nos jugements, c’est supposer que l’activité entraine l’indétermination, ce qui constitue une pétition de principe.
— Mais comment pouvez-vous entendre, demande M. Renouvier, que le jugement détermine la volonté, puisque la volonté intervient dans la formation du jugement même et contribue ainsi à rendre tel ou tel motif plus ou moins fort ? — Si vous désignez, répondrons-nous, par volonté la réaction de notre moi, lequel est conscient du pouvoir même qu’il a de réagir par ses idées sur ses passions, il est vrai alors de dire que la volonté intervient dans la formation des motifs, mais elle intervient selon des lois, qui sont les lois mêmes de la pensée et du désir. Il y a action et réaction mutuelle des idées et appétitions, c’est-à-dire des effets accumulés dans la conscience par les objets extérieurs (facteurs objectifs) et des impulsions provenant de nous-mêmes (facteurs subjectifs). La série de jugements appelée délibération est un processus où tous ces facteurs interviennent constamment ; c’est la volonté en ◀devenir, mais se développant toujours d’une manière déterminée. La continuelle réaction des facteurs personnels dans le jugement et dans la délibération ne suppose donc en rien l’indéterminisme.
Après avoir répondu à ceux qui dotent le jugement d’une efficacité spécifique et même supérieure à tout déterminisme, nous devons répondre à ceux qui, par un excès contraire, lui refusent toute efficacité. La volition se résume et se traduit à elle-même par le jugement final : je veux. M. Ribot a raison de soutenir que ce jugement, comme tel, n’a pas d’efficacité sur la volition même, qu’il « constate la direction prise par la volonté et ne la détermine pas. »
Mais, d’abord, il n’en résulte point que ce jugement demeure inutile. Vouloir avec conscience et en se disant à soi-même : « Je veux tel ou tel acte », c’est avoir une idée qui, par association, peut en éveiller une multitude d’autres. Agir avec les yeux de l’intelligence ouverts, c’est être au centre d’une multitude de relations intellectuelles qui disparaîtraient si on agissait les yeux fermés. De plus, la conscience de la volition présente, en la fixant dans la mémoire, lui assure une influence sur les volitions à venir.
Enfin, si le jugement : je veux est une formule et non un facteur de la résolution actuelle, il n’en résulte point que les jugements en général et les idées ne soient pas des facteurs de la résolution future. Par exemple, le jugement : je puis vouloir a une bien autre efficace que le jugement : je veux. En disant : je puis vouloir, j’ai présente à l’esprit l’idée de mon moi comme pouvant intervenir dans le problème intérieur, comme pouvant, par exemple, maîtriser un mouvement de haine. « Je puis vouloir ne pas haïr celui qui m’a fait du mal. » Voilà un jugement qui, dès qu’il se produit, a un effet sur ma haine : il la modère du coup, en retient et en retarde les conséquences ; il peut même les empêcher, grâce aux idées raisonnables auxquelles il ouvre la porte. « Je puis vouloir cette chose ou son contraire », ce jugement est l’affranchissement qui commence par rapport aux impulsions passionnelles et aveugles ; il transporte la volonté sur un sommet d’où elle a deux versants en vue. La force initiale des motifs et mobiles est donc à la fin modifiée par l’idée du pouvoir même de la volonté.
V
La volonté comme synthèse déterminée selon des lois
Le résultat général de notre étude, c’est qu’aucun motif ou mobile ne contient l’explication adéquate de la volition subséquente ; l’ensemble même des motifs et mobiles, tels qu’ils apparaissent à la conscience réfléchie, ne contient pas encore cette explication complète de nos volitions. A l’ensemble des motifs et mobiles conscients, il faut ajouter les impulsions subconscientes, l’état actuel de la cœnesthésie, les dispositions cérébrales et nerveuses qui ouvrent à la volonté telle voie plutôt que telle autre, qui tantôt lui opposent une résistance sourde, tantôt lui apportent un secours. Enfin et surtout il faut considérer le caractère. Nos actes sont le produit non d’une détermination partielle, mais d’une détermination totale. C’est moi tout entier qui conditionne mon acte. Quand donc je dis : « j’ai agi par tel motif », je désigne la partie la plus saillante et la plus consciente de la causation, mais il ne faut pas croire qu’un motif détaché, à lui seul, conditionne l’acte. Au reste, il n’y a pas de motif détaché : toute raison d’agir, dans les circonstances graves, intéresse la personnalité entière, qui tout entière détermine l’action. En outre, comme on en a fait souvent la remarque, les explications de nos actes que nous donnons après coup ne sont jamais complètes, ni de tout point exactes. Ce sont des formules imparfaites, souvent mensongères, car nous avons l’art de nous mentir à nous-mêmes. Nous sommes des raisonneurs à outrance, et nous avons l’habitude de « maximiser » tous nos actes : c’est-à-dire que nous découvrons toujours quelque maxime générale dont nous présentons notre acte comme conséquence. Même nos fautes, nous les élevons à la dignité de théorie, plutôt que de les expliquer par l’impulsion égoïste de nos passions. Non seulement, avant d’agir, nous trouvons de bonnes ou mauvaises raisons pour faire ce qui nous plaît, mais, alors même que nous avons agi sans connaître les vraies causes de nos actes, nous leur imaginons encore telles et telles raisons. Grâce à notre faculté spontanée de motivation, toutes nos impulsions tendent à s’intellectualiser, à se formuler elles-mêmes en jugements, comme la chaleur qui finit par se projeter en lumière. Un être intelligent est habitué à ne rien faire sans raison : il y va de sa dignité d’être raisonnable ; il cherche donc instinctivement des motifs à ses actes, et il en trouve toujours. Tout acte est associé dans notre esprit à une foule d’idées qui sont comme les principes dont il est la conséquence ; or, la conséquence suggère nécessairement le souvenir de ses principes habituels. Quand ces principes surgissent dans la pensée, nous les reconnaissons, ils nous sont familiers ; par une illusion facile, nous croyons que ces principes ont dû plus ou moins obscurément inspirer l’acte, alors même qu’en réalité la suggestion serait venue du dehors. Souvent une idée traverse la tête sans apporter ses raisons avec elle. Surpris, on les recherche ; parfois on tombe juste, quand elles sont suffisamment conscientes pour qu’on les puisse retrouver ; sinon, de bonne foi, on les invente. Au milieu de mon travail, tout à coup je me dis : — Si j’allais faire un tour de jardin ? — Ce désir subit me surprend, car je ne suis point habitué à m’interrompre. C’est peut-être qu’il fait chaud aujourd’hui, ou que je ne suis pas encore sorti, ou que j’ai vu hier des roses en bouton et que j’ai le désir de les voir épanouies. Dans la collection je prends la raison la plus vraisemblable et, si l’on est surpris de me rencontrer, je réponds avec la plus grande sincérité : « On étouffait dans la maison ; j’ai voulu voir mes roses. » Encore bien moins l’hypnotisée sait-elle d’où lui vient l’idée d’aller trouver son docteur tel jour à telle heure précise ; cependant, en vertu d’une suggestion à longue échéance, elle y va et elle découvre à cette démarche les raisons les plus plausibles : — Il y a longtemps que je ne vous ai vu ; j’ai voulu vous demander de vos nouvelles, vous donner des miennes, vous consulter. — La suggestion hynoptique ne peut exciter à un acte sans susciter la tendance à expliquer cet acte par des raisons ; l’initiative du sujet trouve ensuite telles raisons déterminées. Il croit alors avoir agi spontanément, en vertu de ces raisons mêmes. Au reste, qu’est-ce que la spontanéité ? Quand elle n’est pas simplement le déterminisme intellectuel, elle est ou un déterminisme passionnel, ou un déterminisme physiologique. Nous donnons le nom de spontanéité à ce que nous sentons surgir des profondeurs de notre organisme pour arriver ensuite à une conscience plus ou moins claire de soi. Et nous appelons la spontanéité liberté quand elle est un développement de raisons conscientes dirigé par l’idée même de notre liberté.
La volition, en définitive, est la synthèse de tous les éléments psychiques et physiques, conscients, subconscients et inconscients : qui donc pourrait en faire une complète analyse, une de ces analyses que les Anglais appellent « exhaustives » ? D’une part, la matière étant sans doute divisée à l’infini, notre organisme doit envelopper une infinité d’éléments. D’autre part, la conscience enveloppe une infinité de petites perceptions et impulsions dont elle est la fusion originale. Quel calcul infinitésimal pourra mettre en équation tous ces éléments ? Si on y parvenait et qu’on trouvât un reste absolument inexplicable, alors et alors seulement ou pourrait imaginer un libre arbitre, qui ne serait d’ailleurs qu’un mot de plus pour couvrir notre ignorance : libre arbitre = x.
La volition, disons-nous, est une synthèse. Comment s’en représenter la nature. Faut-il prendre modèle sur la composition mécanique des forces ? Au point de vue physiologique, on peut accorder que la lutte des motifs et la résolution ne sont autre chose qu’une lutte de mouvements intérieurs dans le cerveau, aboutissant à un mouvement de translation visible. Ainsi l’arc est tendu par la main, et la flèche paraît immobile ; puis, lorsque disparaît la force qui s’oppose à la détente de l’arc, la tension emmagasinée dans l’arc fait partir la flèche. Quelque contraste qu’il y ait pour les yeux entre le départ soudain et l’immobilité apparente de l’instant précédent, l’un n’est, cependant que la continuation de l’autre. Il vient un moment où telle force l’emporte, c’est-à-dire où tels mouvements antérieurs invisibles aboutissent à telle résultante visible. « Mais n’arrive-t-il pas, dit-on, que la volonté rende pratiquement prépondérant un motif qui, théoriquement, n’était pas la résultante des forces qui sollicitaient l’âme164. »
Dans ce cas, le calcul théorique était incomplet : il portait seulement sur la valeur intrinsèque des forces sollicitant le cerveau et ne tenait pas compte de la réaction des forces inhérentes au cerveau même : c’est la résultante de ces deux facteurs qui seule est pratique, et en même temps seule exacte théoriquement. Il y aurait équation parfaite entre la théorie et la pratique si on calculait toutes les forces, même dans les cas où, selon MM. William James et Delbœuf, la volonté semble « suivre la ligne de la plus grande résistance », par exemple de la plus grande douleur : la bombe de canon qui s’enfonce dans une muraille, au lieu de se détourner, suit une ligne résistante, mais c’est que la puissance emmagasinée dans la bombe lui impose cette ligne. C’est encore là tout considéré, la ligne de la moindre résistance, puisqu’il faudrait, pour vaincre la force de projection imprimée par la poudre, une force de résistance plus grande que n’en oppose la muraille. Il en est de même chez le martyr qui va au supplice ; la ligne qui paraît de la plus grande résistance, si on la considère en elle-même, — c’est-à-dire la ligne aboutissant à la mort, — est toujours la ligne de la moindre résistance si on la considère par rapport au cerveau du martyr, à ses idées et à ses mobiles, soit visibles, soit invisibles, à son tempérament et à son caractère.
Toutefois, ne l’oublions pas, la notion mécanique des forces et de leur composition, avec le parallélogramme où elle s’exprime, est toute symbolique, malgré son utilité pratique et la part de vérité qu’elle renferme. On y suppose, en effet, des forces indépendantes, dont chacune agit comme si les autres n’existaient pas. Dans la balance, par exemple, nous avons des plateaux inertes, avec des poids inertes différents des plateaux, qu’on enlève ou remet ad libitum. Chacun des poids que nous ajoutons ne modifie en rien les autres et n’en change point la qualité : c’est simplement une quantité de plus à introduire dans le total. Or, si on entend par motifs toutes les dispositions à agir, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles tirent leur origine, rien n’est plus absurde que de séparer ainsi la volonté des motifs, comme s’ils étaient « hors d’elle », disait Leibnitz, semblables aux poids séparés de la balance. Ce qui ressemble de loin aux poids, ce sont les influences extérieures et adventives, sensations, paroles, conseils, ordres, suggestions de toutes sortes, qui encore n’agissent qu’en se combinant avec nos dispositions propres ; mais il y a des motifs internes, les plus décisifs en définitive, les seuls vrais motifs d’une détermination volontaire en tant que telle. Il est donc clair que toute comparaison avec la balance est un schème grossier de la volonté. Les comparaisons tirées de la chimie sont supérieures : si vous combinez l’oxygène et l’hydrogène pour former de l’eau, vous ne reconnaissez plus dans le résultat ni l’oxygène ni l’hydrogène ; toutes les propriétés ont changé, au moins en apparence165. L’affinité chimique fournit donc une comparaison supérieure à celle de la balance : elle permet de mettre en relief le caractère individuel de la réaction sous tel motif ou mobile. Jetez de l’iodure de potassium dans une solution saturnienne, vous aurez un précipité jaune ; jetez-le dans une solution mercurielle, vous aurez un précipité rouge. Malgré cela, l’affinité chimique est encore un emblème grossier. Les meilleures comparaisons seraient celles qu’on tirerait des phénomènes vitaux, de l’assimilation et de la désassimilation, par exemple ; mais les phénomènes de la vie sont, eux aussi, un mécanisme d’une extraordinaire complexité, qui recouvre un fond psychique et ne l’éclaire pour nous qu’imparfaitement.
Les phénomènes de conscience étant au sommet de l’échelle dans l’évolution, tout ce qui les précède les annonce, les conditionne, mais ne leur enlève pas leur suprême originalité. Ce qu’on peut dire, c’est que, comme la vie a son déterminisme, si compliqué qu’il soit, de même la volonté a le sien, plus compliqué encore. Il n’est donc pas étonnant que, dans une volition, on ne reconnaisse pas toujours complètement ni les motifs, ni les mobiles, ni même le caractère de l’individu, car il y a là une synthèse mentale bien plus délicate que les synthèses chimiques ou vitales. On a dit avec raison que la vie psychique est caractérisée par la continuité de ses états successifs, qui ne sont point extérieurs l’un à l’autre de la même manière que les parties séparées de l’espace ; mais ce qui résulte de cette continuité, c’est précisément le déterminisme. Un « progrès » n’est pas « une chose » assurément, et n’en a pas l’immobilité ; mais un progrès est une évolution et une évolution n’exclut en rien, elle appelle au contraire une détermination par des raisons.
Concluons que, si la notion de mécanisme est inadéquate à l’objet de la psychologie, il n’en est pas de même pour la notion de déterminisme. Il faut seulement concevoir un déterminisme beaucoup plus complexe et, en même temps, plus flexible que celui auquel s’en sont tenus les philosophes, principalement l’école de l’association, qui divise l’esprit en idées ou en états séparés, pour les combiner ensuite comme les pierres d’une mosaïque. Il faut en outre tenir compte, comme nous allons le voir, de la réaction exercée sur le déterminisme par la notion de la liberté sous ses diverses formes et chercher ainsi dans le déterminisme bien compris, non au dehors, la seule liberté possible et désirable.