(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Fervaques et Bachaumont(1) » pp. 219-245
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(1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Fervaques et Bachaumont(1) » pp. 219-245

Fervaques et Bachaumont(1)

I

Rolande [I-V].

Fervaques et Bachaumont ! Deux transparents pseudonymes, derrière lesquels tout le monde à présent sait ce qu’il y a. Fervaques et Bachaumont ! Deux masques de cristal mis par deux jeunes gens d’esprit et de talent, comme s’ils composaient des poisons. Ils n’en composent pas cependant, mais la société dont ils écrivent l’histoire en est un quelquefois, et pour la peindre, il faut la respirer. MΜ. Fervaques et Bachaumont sont les chroniqueurs du high life actuel, une des plus amusantes contradictions de cette piètre société démocratique, qui crève si comiquement des plus aristocratiques prétentions, les messieurs Jourdain sont maintenant à toutes portes ! Ils sont, MΜ. Fervaques et Bachaumont, les derniers venus et les plus jeunes de cette génération qui a descendu le Journalisme de ses grands chevaux et qui l’a déboulonné sans cérémonie, ce vieux boutonné jusqu’au menton, cette vieille valise politique !… Sorti des lourdes mains des Doctrinaires, qui lui avaient donné le ton si longtemps, le Journalisme était devenu si raide, si empesé, si gourmé, si Globe et si Journal des Débats, que la réaction devait avoir lieu et a eu lieu enfin. L’ennui dont Louis XIV mourait tous les jours, malgré madame de Maintenon qu’il avait prise pour le conjurer, engendra les folles gaietés de la Régence. De même, le Journalisme doctrinaire et endoctrinant, qui, à propos de tout, faisait son petit cours à la Guizot ou à là Royer-Collard, a produit cet autre-là, qui ne fait pas le fier, ni de cours, lui, et qui ramasse tout : petits faits, commérages, cancans, anecdotes, le diable et son train ! L’ancien Journalisme, ce vieux myope hautain, au lorgnon d’écaille, ne regardait la société qu’à son étage politique, dont les rideaux, pour lui, restaient le plus souvent baissés. Le nouveau la regarde à tous les étages, depuis la lucarne jusqu’au soupirail, par le trou des serrures et la fente des portes. C’est indiscret, mais c’est amusant. Il a l’œil du chasseur à l’affût, l’oreille du laquais et de l’espion, et la prestesse de plume de Figaro écrivant, un genou en terre, sa chanson sur son autre genou ! Ce sont les fils qui vengent des pères. Le Journalisme des professeurs est le père du Journalisme des reporters, qui nous en a vengés et qui a fini par camper, ma foi ! une crinoline à cet Austère, comme les jésuites d’Espagne en mettent une à leur Christ sur la croix, ainsi que j’ai pu le constater moi-même dans leur église de Saint-Ignace de Loyola.

La crinoline de MΜ. Fervaques et Bachaumont a dix pieds d’envergure et quatorze volants de dentelles… C’est la crinoline de l’Empire, et ils la font bouffer que c’est une bénédiction ! Est-ce bien le mot ? Est-ce une bénédiction ?… C’est brillant, foisonnant, tortillant, provoquant, chargé de mille détails gros comme des têtes d’épingle. Ils ont tout vu, tout entendu, tout senti, ces jeunes gens, et l’illusion ne s’est pas détruite ! Leur manière et leur talent ressemblent à cette « verge couverte d’yeux » à laquelle Amelot de la Houssaye comparait la République de Venise. Ils ont les yeux, beaucoup ; mais ils ont moins la verge. Ils aiment tant cette époque de l’Empire qu’ils retracent, qu’ils n’ont pas le cœur de la frapper…

II

Rolande est, je crois, le premier roman de ces deux plumes qui jusqu’ici n’avaient fait que de la chronique. Elles en avaient fait, l’une dans le Constitutionnel (Bachaumont), l’autre (Fervaques), dans le Gaulois, et toutes les deux elles y avaient marqué leur trace et leur place. Comment ces deux plumes sont-elles entrées l’une dans l’autre et se sont-elles soudées pour une de ces collaborations dont je n’ai jamais compris la mystérieuse difficulté ? Les aigles à deux têtes n’existent qu’en blason, mais j’en cherche vainement en littérature, et MΜ. Fervaques et Bachaumont auraient d’autant plus de peine à en faire un que leurs têtes sont différentes.

Fervaques est un esprit ardent, enthousiaste, remuant, sensitif, d’une vie littéraire dans laquelle palpite l’autre vie, — la vie réelle, — qui en est toujours le fonds et le tréfonds, et sans les passions, les souvenirs, les douleurs de laquelle le talent n’est pas. Bachaumont est un esprit plus froid, plus rassis, plus analytique et plus acéré. Il pince très finement toutes les fibres, souvent imperceptibles, de la société frivole qu’il s’est donné pour mission d’observer. C’est presque un moraliste, — un aimable moraliste de salon, mais qui a de la dent et qui la met où il faut la mettre, quand un ridicule lui tombe dessous. Bachaumont, dont il a pris le nom, n’était guères qu’un anecdotier. Bachaumont II n’est pas qu’un raconteur. C’est un jugeur. C’est un critique d’un sens très droit dans les petites choses du monde, et qui l’aurait également très droit dans les grandes, s’il les abordait. Il n’a pas le brio de Fervaques, qui est un chaud écrivain d’après Balzac ; qui a fait ses études dans Balzac ; qui a bu du Balzac avec ivresse et dont l’haleine sent le Balzac, comme l’haleine de l’homme qui en a bu sent le romanée et le chambertin dont elle reste longtemps parfumée… Balzac n’aurait pas existé, que Bachaumont ne serait pas moins tout ce qu’il est comme écrivain et comme observateur. Fervaques, non ! C’est un balzacien qui tient à Balzac par la manière de peindre, et, par sa nature, à quelques-uns de ses héros. Il est de la bande à Byron, disait-on à Harrow de quelques camarades du grand poète. Fervaques est de nature, d’imagination et d’attitude, de la bande à Balzac, de cette bande élégante et piaffeuse dont était Rusticoli de la Palférine, par exemple. Fervaques, au nom de mousquetaire, mousquetaire en frac puisque les brillantes casaques de velours rouge et noir ne sont plus, est une espèce de la Palférine littéraire. Comment est-il allé à Bachaumont ? Comment Bachaumont est-il venu à lui ? Évidemment par le même milieu social, qu’ils photographient encore plus qu’ils ne peignent en ce moment, mais qu’ils peindront un jour. C’est par ce milieu social que sont venus, des horizons les plus éloignés, deux esprits différents, qui se sont pénétrés pour cette assimilation incompréhensible d’une collaboration qui est un fait commun en littérature, mais auquel répugnera éternellement tout être d’une puissante originalité.

« Dieu est le grand célibataire », a dit Henri Heine. Le grand talent ressemble à Dieu. Il ne se marie pas pour créer.

III

La Rolande que voici, ce roman écrit par des chroniqueurs, est une chronique encore, et non point uniquement par le fait de cette tyrannie de l’habitude ou du métier, qui s’imprègne malgré soi, si vite et si profondément, sur la pensée. Pour ma part, je suis intimement convaincu que MΜ. Fervaques et Bachaumont ont voulu, pour plus d’intérêt aux yeux du public, donner à leur livre une forme romanesque ; mais, pour eux, au fond, la grande affaire était de peindre la société des dernières années de l’Empire.

Elle a eu bien des détracteurs, cette société. Beaucoup de bouches pourries ont braillé hypocritement contre sa corruption. Mais elle a eu peu de peintres de l’art pour l’art, pour la vérité seule de la peinture. Un écrivain de plus d’expérience de la vie, du monde et des lettres, que MΜ. Fervaques et Bachaumont, avait déjà essayé de peindre ressemblante cette société, et aussi sous la forme d’un roman et même de plusieurs. C’était Μ. Arsène Houssaye, l’auteur des Parisiennes et des Grandes Dames, un livre qui eut, l’honneur d’être loué au Constitutionnel par Nestor Roqueplan, le difficile dandy, qui se connaissait également en choses de talent et de monde. Pour peindre les mœurs de l’Empire, Μ. Arsène Houssaye était enfin sorti de ce trumeau-Pompadour que, pour ma part, je lui ai reproché si longtemps. Il avait envoyé promener le berger de Watteau et sa flûte traversière, et il avait extrêmement aiguisé et acéré son talent sur la pierre à rasoir de Voltaire et de Beaumarchais. De toutes les mouches du xviiie  siècle qu’il avait portées, car Μ. Arsène Houssaye mettait des mouches, il n’avait gardé que l’assassine, celle-là qui donnait tant de piquant à la physionomie. Quant aux cantharides que Lord Byron voyait dans la crème fouettée d’un célèbre roman de Lewis, il n’y en a point, quoi qu’on en ait dit, dans les romans de Μ. Houssaye. Un reproche plus juste, c’est trop de poudre de riz en ces romans, comme sur les épaules de l’Empire ; mais la poudre de riz de Μ. Arsène Houssaye était moins bête que celle des épaules, car elle était faite (la sienne) de Balzac, de Rivarol, de Chamfort, de La Rochefoucauld, de Crébillon fils et de Léon Gozlan, combinés et broyés ensemble. C’était étincelant.

En ces romans, où l’aventure vraie se glissait parfois, comme au bal masqué, sous des loups de satin, indiscrète et voilée, Μ. Arsène Houssaye savait très bien… ce qu’il savait : le Jockey-Club, le demi-monde, les salons de la princesse Mathilde, le Café anglais, le champ de courses, la langue verte, la langue rose, toutes les langues de Paris, du Paris-feuilleton ! Mais, il faut bien le dire, l’observation du romancier ressemblait à l’amour de son ami Chamfort. Elle se contentait de l’épiderme. Certainement, Μ. Arsène Houssaye aurait appris une foule de choses à qui n’allait point à Mabille ou chez Μ. le duc de Persigny, mais son coup d’œil et son coup de pinceau n’entraient pas jusqu’à la grande nature humaine, qui est au fond et même le fond de toute société, si civilisée, si corrompue, si chinoise qu’une société puisse être. Μ. Arsène Houssaye ne mettait pas la balle de son observation dans cet as de cœur où il faut la mettre, quand on tire bien ! En d’autres termes, l’auteur des Grandes Dames ne fait pas une fois, dans les livres qui portent ce nom, ce qu’a su faire Stendhal, ce bourgeois enragé de l’être, qui ne connaissait pas le faubourg Saint-Germain et qui a planté si bien une Mathilde de La Môle sur sa base, comme s’il était des salons du faubourg Saint-Germain, et avec le génie qu’on n’a pas au faubourg Saint-Germain. Je n’ai pas vu dans les Grandes Dames, quoique Μ. Houssaye connût celles de l’Empire, une figure de la réalité et de l’idéal tout ensemble de la Mathilde de Rouge et Noir, cette grande demoiselle de la Restauration. Eh bien, ce que je cherche dans Μ. Houssaye et sans le trouver, le trouverai-je dans le roman de MΜ. Fervaques et Bachaumont, qui ont recommencé son œuvre ? Leur Rolande a-t-elle les qualités du type qui exprime la femme d’une époque ? Car toute époque se résume dans une femme qui en exprime les mœurs, qui en est la substance, — la goutte d’élixir rectifié et concentré, — et qui, comme la pierre d’une agrafe, réfléchit cette époque, la ferme et la couronne. Or, si c’était cela, si Rolande exprimait les mœurs générales de son temps, ce serait écrasant pour l’Empire. Ces jeunes gens qui l’aiment auraient été contre lui des enfants terribles ! Leur Rolande, en effet, est pire que toutes les Pompadour et les Dubarry de l’Histoire ! C’est le plus horrible monstre de vanité, d’amour de l’argent, de corruption native et réfléchie, et je ne crois pas que depuis Madame Bovary il se soit produit dans la littérature quelque chose de plus bas, malgré les grands airs qu’ils lui donnent, et de plus exécrablement odieux.

Et que MΜ. Fervaques et Bachaumont prennent bien exactement la mesure de ma critique et de mes paroles ! Si leur Rolande veut exprimer une idée générale de son temps, si c’est là le type du genre de femmes qui furent les femmes de l’Empire, ah ! il faut avoir une cruelle et implacable misanthropie contre l’Empire, et, certes ! MΜ. Fervaques et Bachaumont ne l’ont pas ! il faut conclure comme ils ne voudraient pas assurément conclure. Et, dans ce cas-là, il y aurait encore la question de la ressemblance et de la vérité à débattre… Mais si cette Rolande, qui est la reine de ce roman et qui doit emporter avec elle l’intérêt humain du livre, au lieu d’être un monstre social n’est plus qu’une exception, un fait particulier de tératologie, enfin un monstre individuel, le chêne n’est pas responsable des champignons vénéneux qui croissent sur ses racines et je n’ai plus rien à dire à des romanciers qui ont — selon ma poétique, à moi — le droit de tout peindre, s’ils sont vraiment des peintres puissants… Seulement, il reste ceci entre nous : ont-ils peint leur monstre individuel avec le sentiment qu’ils auraient dû mettre dans leur peinture pour qu’une telle horreur fût sauvée par la beauté de la peinture et par l’impression, tragiquement morale, qu’elle devrait laisser dans les cœurs ?…

IV

Encore une fois, c’est toute la question littéraire, et je ne veux poser que celle-là !…

Rolande de Jarnailles est sortie putréfiée du ventre de sa mère. Elle ne se corrompt pas comme les choses se corrompent, peu à peu et par contacts successifs. Non pas ! Elle est née corrompue comme elle est née blonde. Elle aime, d’instinct, tout ce qui perd les femmes et peut déshonorer les hommes : l’argent d’abord, — et toujours, — et le luxe qu’il donne, et les grossières influences et les ivresses plus grossières encore qu’il apporte à la vanité. Elle a le diable au corps, cette Rolande, mais son diable, à elle, est froid. Elle a dans la poitrine le gésier de l’orgueil, mais pas de cœur ! Elle est comme le démon de sainte Thérèse : la malheureuse, elle n’aime pas ! tout le temps du livre ; car son amour de la fin, sorti des boues remuées de sa nature, — il y a des boues dans cette femme de marbre blanc, — n’a été mis là par les auteurs que comme une ressource de dénouement pour qu’aux dernières pages le lecteur, écœuré de cette femme, ne jetât pas le livre de dégoût ! Vaniteuse qui prend les rages de la vanité pour les fiertés de l’ambition, cette princesse des Ursins manquée, ratée avant d’avoir agi, qui ne voudrait pas du pouvoir, cette mâle chose qui se suffit à elle-même, s’il n’était pas extérieur et voyant comme une de ses toilettes, n’est, en somme, rien de plus qu’une cocotte, soufflée, comme un éléphant de baudruche, jusqu’à des proportions gigantesques, mais qui ne l’empêchent pas d’être une cocotte, cette variété de courtisane moderne, indigne même de ce nom de courtisane déshonoré dans d’autres siècles mais relevé en celui-ci, tant tout est tombé bas, même dans l’infamie ! Donc, cette cocotte à blason, qui se laisse mener, comme toutes ces filles-là, par sa femme de chambre (son habilleuse) et par son coiffeur, prend pour de l’argent comme amant son beau-frère, qu’elle vole à sa sœur, et, maîtresse impure d’un cabotin, devenu communard, finit par se marier à un Prussien, pendant que Paris flambe encore ! Voyons ! croyez-vous qu’il y ait au monde et qu’il puisse y avoir une créature plus ignoble et plus criminelle ?… C’était audacieux de la peindre, mais, puisqu’on en avait l’audacieuse fantaisie, il fallait la peindre avec l’intelligence des grands peintres, qui sauvent tout des sujets les plus dangereux par la passion et par l’accent de leur peinture. Or, c’est là ce qui manque à MΜ. Fervaques et Bachaumont. Ils n’ont pas, en peignant leur monstrueuse Rolande, cet accent profond qui, dans la pensée des lecteurs, sépare le peintre de son modèle ; ils n’ont pas cette manière de poser leur personnage qui n’a pas même besoin de paroles, qui n’est qu’un souffle de la plume, mais un souffle vengeur, en exposant des abominations… Certes ! je ne veux pas de prêchailleries morales, de ces prêchailleries qui plaisent tant aux niais, aux bégueules et aux hypocrites. Je les trouve absolument contraires au but que l’Art doit atteindre dans un roman.

Mais j’exige pourtant que l’on sente à quelque chose dans la peinture qu’une conscience morale s’agite dans le peintre ; qu’il y ait, enfin, dans l’artiste, l’être moral sans lequel même le grand artiste n’existe pas. Eh bien, c’est cet accent profond, toujours très reconnaissable quand il est dans une œuvre, c’est ce je ne sais quoi tout-puissant, qui donne même à l’ignoble, oui ! même à l’ignoble ! le tragique idéal qu’il lui faut, sous peine de n’être plus qu’une réalité dégoûtante… C’est cela, c’est ce difficile cela, que MΜ. Fervaques et Bachaumont n’ont pas su trouver. Ils peignent leur Rolande et ses vices avec un sans-souci de peintres indifférents à tout ce qui n’est pas la couleur et la plastique de leur peinture, et avec une impassibilité plus légère, mais aussi positive que celle de Flaubert, le plus fieffé matérialiste de peinture qu’il y ait dans ce temps de matérialisme en toutes choses… Ils disent le long de leur roman que Rolande a le don de fascination, ce qui est bien facile à dire quoique pas une seule fois on ne comprenne qu’elle l’ait dans le roman où elle se meut, mais ce don de fascination qu’ils lui ont fait, évidemment elle l’a pour eux. Comme le sculpteur qui adorait son propre ouvrage, ils sont fascinés par le leur. Ils sont fascinés, comme la femme et le coiffeur de cette grande et irrésistible drôlesse… Et c’est là le plus grand reproche que je leur ferai, à ces jeunes gens, au début de la vie littéraire dans laquelle ils ont assez de talent pour réussir. Ils ont été faibles avec leur Rolande. Nulle part, dans leur livre, on ne sent passer un frémissement d’indignation ou de colère. Nulle part le glaçon, qui coupe, du mépris. Ils ont trop épousé leur sujet, quand il fallait le dominer. Ils ne sont pas montés plus haut que ce sujet pour le traiter de plus haut ; car c’était un de ces sujets terribles, à fond de corruption, qu’il fallait peindre le pinceau levé comme la cravache du dompteur ou l’épée d’un homme énergique qui mène un peuple corrompu.

V

Cela dit, je me rabattrai sur les détails, qui sont nombreux et vivants. La manière rapide, mouvementée, colorée, très chaude et très connue de Fervaques, y domine. Il aura emporté Bachaumont dans son torrent, Bachaumont, dont la manière agrafante disparaît par trop dans la sienne. Je me prends à la regretter. Les chroniqueurs d’habitude se marquent, en ce fourmillement de faits, par l’absence de jugement supérieur sur les événements et les choses, de repli d’âme, de réflexion sur ces faits qu’on n’a souci que de raconter en les peignant de couleurs vives. Toutes les couleurs y sont, excepté la couleur de l’âme des auteurs. Fervaques, le balzacien, ne s’est donc pas rappelé la manière de son maître, cette pensée du profond Balzac, planant éternellement sur les drames qu’il raconte, en ses romans sublimes ?… Il a mieux aimé le mutisme d’âme et l’écourté de Flaubert ?… Toujours est-il que l’homme que cherchait Pascal dans les livres, n’est pas ici. Il n’y a que des chroniqueurs de talent, des hommes du fait, des Américains en littérature, des arrangeurs de panoramas immenses ouverts partout : en France, en Espagne et en Angleterre ; car cette Rolande, qui ne tient à rien qu’à elle-même et à se montrer, ils la font voyager et ils accrochent à la traîne de sa robe, sans beaucoup de peine d’invention, des descriptions comme celles de quelques quartiers de Londres et d’une course de taureaux en Espagne. De toutes ces scènes, de tous ces tableaux, — qui passent un peu trop comme les paysages vus d’un wagon, — il y en a pourtant quelques-uns qui frappent. L’un des plus réussis, c’est l’orgie des pétroleuses sous la Commune, au palais de la Légion d’Honneur, pendant que leurs hommes sont à la bataille. C’est d’une réalité dont pourront s’inspirer les Walter Scott de l’avenir, qui voudront peindre les horreurs de Paris insurgé, comme Walter Scott a peint les horreurs de Liège révoltée.

J’ai à peu près tout dit sur ce roman de Rolande, qui pourrait être très bon et ne pas me plaire, mais qui ne me plaît pas et qui n’est pas très bon. Il n’y a là ni grande pénétration humaine, ni grande composition littéraire. C’est fiévreux et hâté, peint debout et presque en marchant, mais avec une désinvolture et une verve qui attestent, en définitive, une puissance. Le beau côté de ce livre, c’est la vie qu’on y sent, et il faut saluer la vie, dans ce néant de générations mortes ! Les jeunes auteurs de ce roman, j’espère trop en eux pour ne pas leur dire tout ce que je pense. Rolande n’est pas un tableau, mais c’est une palette. Le livre n’est pas venu, malgré les facultés qu’il prouve.

Mais il annonce qu’il en viendra un !

VI

Les Mémoires d’un décavé [VI-VII].

Qu’est-ce à dire, les Mémoires d’un décavé ?… Sont-ce les mémoires d’un joueur en perte ? Hélas ! tout le monde l’est, à cette heure, en France, et à tous les jeux, — jeux de bataille, jeux politiques, jeux électoraux ! Notre pauvre société n’est plus qu’une décavée, et, par ce côté-là, ce titre de décavé pourrait signifier quelque chose… Mais l’auteur, du moins en talent, n’est pas un décavé. Au contraire ! Il a une mise au jeu superbe, et m’est avis qu’il gagnera la partie !

Il l’a crânement engagée ; car il y a toujours crânerie à publier, dans un pays de routine et d’idées communes, où les rabâcheries ont si souvent force de loi, un livre neuf d’inspiration et d’un accent jusqu’alors inconnu. Les Mémoires d’un décavé ne sont les mémoires de personne en particulier. Ce sont les mémoires de tout un monde, mais de tout un monde réfléchi dans un homme qui nous en renvoie l’image, en la teignant de ses propres sensations. Eh bien, cela est nouveau, osé, dandy, un peu fat même, mais la fatuité n’est pas la sottise ! Et que dis-je ? elle impose même aux sots, et voilà pourquoi on serait tenté de l’aimer ! Fervaques a bravé le mot célèbre de Pascal, qui disait le moi « haïssable ». Cela dépend du « moi » auquel on a affaire, ô vieux dégoûté de Pascal ! Le moi de Fervaques est partout dans son livre, et on ne le hait nulle part, ce moi passionné qui vibre de jeunesse. Stendhal disait du romancier qu’il était un miroir, et que ce n’était pas la faute du miroir s’il réfléchissait la boue du chemin : c’est qu’il y avait de la Loue. Fervaques n’est point un romancier, c’est un historien, et en cette qualité tenu d’être encore plus un miroir que le romancier. Mais, allez ! c’est un miroir ardent, et qui, certes ! n’est pas impassible.

VII

Dans les Mémoires d’un décavé, Fervaques n’est plus de compte à demi avec notre Bachaumont. Il est tout seul. Tout seul dans un genre bien à lui, introduit par lui dans le journalisme contemporain, qui l’a tout de suite accepté. Or, ne crée pas qui veut un genre ! L’ancien journalisme ne pouvait pas produire un écrivain du ton et du fonds de Fervaques. Pour cela, il fallait qu’il abaissât son diapason et qu’il devînt l’audacieux touche-à-tout qu’il est devenu. Fervaques n’écrit pas les mémoires de son temps comme les ont écrits tant de faiseurs de mémoires et de conteurs d’anecdotes, que nous sommes bien heureux d’avoir pour nous faire comprendre la grande histoire, qui n’est pas toujours ce qu’elle paraît être dans les historiens solennels. La grande histoire s’éclaire par en dessous avec ces lampions que l’on appelle les historiettes. Seulement, les historiettes de Fervaques ont un accent que n’ont pas les autres. Elles ne ressemblent pas, par exemple, aux Historiettes de Tallemant des Réaux, cet anecdotier qui regardait dans son temps par le trou de sa lucarne, ni aux Menagiana de ce cuistre littéraire de Ménage. L’élégant Fervaques, avec ses instincts et ses· goûts, serait, j’en suis sûr, bien heureux, parbleu ! de ressembler à Grammont, l’adorable Grammont, raconté par l’étonnant Hamilton, digne par l’esprit d’être son beau-frère. Mais Grammont ne voyait que la cour ; l’univers, pour lui, finissait aux antichambres. Fervaques est d’un temps — et il en enrage ! — où les antichambres sont devenus des salons. Au xviiie  siècle, Duclos, madame du Deffand, Walpole, le prince de Ligne, faisaient les mémoires de leurs personnalités connues bien plus que les mémoires de leur temps. C’était dans l’intérêt de leurs personnalités qu’ils écrivaient. Fervaques, ce nouveau venu, avec son demi-masque, n’est pas connu. Il n’a donné d’otages à rien. Il n’a pas de pignon sur rue, pas-de situation d’amour-propre ou de rang à ménager. Il n’est pas plus une personne réelle que Childe Harold. Mais, comme il y a du Lord Byron dans Childe Harold, il y a dans Fervaques un homme dont je ne dirai pas le nom, puisqu’il le tait, mais qui, grâce au talent qu’il a, sera bientôt une personne que tout le monde pourra nommer de son vrai nom.

En attendant, il peint les mœurs du xixe  siècle. Et quelles mœurs ! Ce n’est pas un Greuze. Il ne peint pas les mœurs vertueuses, qui sont très rares, — des mœurs d’exception. Il ne peint pas, comme Greuze, la bienfaisance, une bourse à la main, dans les greniers. Il peint les petites mœurs des petites dames, les mœurs légères, le monde à la mode et le high life, dans une société qui, toquée de démocratie, veut avoir cependant son high life aussi, comme l’aristocratique Angleterre. Le sentiment aristocratique plane sur notre société démocratisée, comme une auréole sur un tombeau. Et il ne s’y éteindra pas, parce qu’il n’est pas une chose de société, mais de nature humaine… Quand la démocratie aura coupé la dernière tête de noble et de poète, il y aura encore de l’aristocratie dans le monde, et, malgré toutes les égalités proclamées, elle repoussera, — déplacée, oui ! socialement déplacée, mais immortelle ! Fervaques est l’écrivain du sentiment et des choses aristocratiques de ce temps. Il en a la passion et il nous les peint dans des tableautins de quelques lignes, avec un fusain aussi léger, aussi rapidement emporté que les choses mêmes qu’il nous retrace. De toutes les poussières de l’histoire, cette faiseuse de poussières, il recueille celles qui se volatilisent le plus vite et le plus complètement s’évaporent. Peindre la figure d’un monde qui reste là, ce n’est pas une affaire. Mais peindre la figure d’un monde qui passe, — qui demain sera passé, — voilà où gît l’intérêt de ces peintures, qui fixeront les modes, les manies, les engouements, les frivolités, les passions qui s’envolent chaque jour d’un siècle, sous les yeux charmés de l’avenir. Le livre de Fervaques gagnera à vieillir comme le vin. C’est au xxe  siècle que l’on appréciera ces récits vivants, ces memoranda du xixe .

Et on les appréciera d’autant plus, qu’avec les plates mœurs dont la démocratie nous menace il sera peut-être impossible de les recommencer !

VIII

Les Femmes du monde [VIII].

Un mariage dans le monde, d’Octave Feuillet, et Les Femmes du monde, par Bachaumont, parus en même temps, voici deux livres qui s’adossent bien… faits sur le même sujet, quoique différents par la forme. L’un est le roman et l’autre est la chronique. C’est le conte et c’est la vérité. Ou, plutôt, c’est la vérité tous les deux. Car le conte, fût-ce celui de Peau d’Âne, doit avoir, pour intéresser, sous les combinaisons et les arrangements de la fiction, une vérité de nature humaine ou de mœurs. Conte ou chronique, histoire ou roman (et le roman, c’est de l’histoire encore), ont, l’un et l’autre, pour visée d’exprimer la réalité, et ici c’est la réalité contemporaine. Dans les Chroniques de Bachaumont qu’il a intitulées : Les Femmes du monde, ce sont en effet les femmes, si puissantes en France sur l’opinion, et qui, selon ce qu’elles sont, l’élèvent ou l’abaissent, ce sont les femmes qui sont en jeu, ou plutôt en représentation, dans tous les détails de leur vie mondaine ; — et dans le roman d’Octave Feuillet, ce sont les femmes encore, puisque le sujet du livre est un mariage dans le monde. Or, le mariage est le plus grand événement de la vie des femmes. Ces êtres, que nous nommons nos moitiés, n’existent point par elles-mêmes. Elles n’existent pas socialement en dehors du mariage. L’homme, qui a dans sa tête de grandes pensées et dans sa vie de grandes actions, peut rester célibataire, comme Dieu. Mais la femme — la mère des enfants — n’a de destinée et de dignité que dans le mariage, du moins jusqu’à ce moment ; car l’effroyable mouvement qui emporte la société et l’arrache à toutes les lois chrétiennes, un de ces jours emportera aussi le mariage, et tous les bâtards y comptent bien !

Mais laissons cette prophétie. Il ne s’agit que de la valeur de vérité du roman d’Octave Feuillet, quand il nous copie une société qui n’est plus elle-même qu’une nullité sous les formes d’une élégance mesquine, et des habitudes sans originalité et sans grandeur. Eh bien, ce monde dans lequel Feuillet a taillé un roman qui n’a de vrai que son étoffe, voici un livre qui l’affirme à son tour, si quelqu’un pouvait contester, de ce inonde, la pitoyable réalité !

Cet autre, livre, c’est : Les Femmes du monde. L’auteur de celui-ci n’est pas un romancier, comme Octave Feuillet ; c’est tout simplement un chroniqueur. Mais, voyez la rencontre ! il se trouve que le chroniqueur nous amène sous les yeux le même monde que le romancier. Ceux qui ont lu Bachaumont sont accoutumés à respirer cette cassolette de sels anglais ; car c’est un tonique et un pénétrant, que Bachaumont ! Ce n’est pas un chroniqueur mièvre, enivré de la mode et de son jargon. Il porte un étonnant bon sens dans les choses frivoles, cet historiographe de salon qui s’est dévoué à ce labeur, mélancolique pour un homme d’esprit, de nous raconter les minuties vaines d’une société usée, érosée, épuisée. Ce jeune écrivain, qui s’est intitulé Bachaumont et qui vaut dix fois mieux, que le masque qu’il a pris, ne se contente pas, comme l’homme de son masque, de ramasser, sans choix et à la pelle, les cancans et les mots et tous les détritus d’un siècle, et de les jeter dans un tombereau qu’il pousse à la postérité. Notre Bachaumont n’est pas un boueux d’anecdotes. Il trie les siennes et les choisit, et ce n’est pas sa faute, à lui, si elles ne sont pas plus piquantes. Elles le seraient davantage, s’il les inventait ! Il n’a pas que du renseignement. Il a de· la critique. Il n’est pas seulement le Dangeau de la société parisienne. Il n’est pas ce badaud de Dangeau toujours à plat ventre devant Louis XIV. Bachaumont ne tremble pas devant le sien… Il n’en oublie rien ; il en réfléchit tout. C’est son métier d’être un miroir, mais il n’a pas l’impassibilité bête d’un miroir. C’est un miroir, mais un miroir qui a des opinions, et on les voit parfois discrètement réfléchies dans les rayonnements de sa glace ; car la fonction est terriblement délicate de ce chroniqueur, qui ne peut pas vouloir qu’on ferme la porte au nez de sa chronique, et qui soutient, depuis je ne sais combien de temps, cette gageure de tact et de tenue d’être un chroniqueur accepté, un chroniqueur à la journée et à la soirée, marchant sur plus pointu que la pointe des clochers : à travers les prétentions de tous les genres et tous les genres de vanité !

Il continue ce difficile exercice dans son livre des Femmes du Monde, et il s’en tire avec sa souple habileté ; mais, malgré le gant de velours avec lequel il touche les papilles nerveuses des amours-propres ; malgré les clairs-obscurs qu’il jette sur cette vieille société qui, comme les femmes passées, ne peut plus faire d’illusion qu’à contre-jour et dans les pénombres, on voit bien ce qu’elle est devenue, on sent bien que ce qui était « le monde » autrefois est fini. Le pêle-mêle de la démocratie, la légalité tombant de la loi dans les mœurs, n’ont pas encore fait la société qui doit remplacer la société ancienne pulvérisée et dont il ne reste plus que des atomes dispersés ! Le volume des Femmes du monde de Bachaumont s’ouvre par les Femmes du faubourg Saint-Germain, les têtes de colonnes de la société française, qui n’est pas plus maintenant, en dehors de la topographie, la société française, au faubourg Saint-Germain, qu’à la Chaussée d’Antin et au faubourg Saint-Honoré. Le faubourg Saint-Germain est partout et nulle part, comme l’Ulnare de feu d’Arlincourt. Savez-vous à quoi se réduisent les traditions de ce faubourg Saint-Germain, qui, en ton, en esprit, en conversation, en dominance de tous les genres, était autrefois le premier des mondes ? Bachaumont va vous le dire. Elles consistent à adopter le plus tard possible les modes nouvelles, — à aller en toilettes habillées aux messes de mariage, — et à se présenter cavalièrement seules en soirée, sans les maris qui sont au cercle ! Ne voilà-t-il pas de grandes traditions ? Ne voilà-t-il pas un beau côté de mœurs ? Lisez dans Bachaumont les chapitres intitulés : Les Dernières Grandes Dames, Les Femmes à l’Assemblée nationale, devant l’autel, en carême, en religion, et vous serez édifié suffisamment sur les chinoiseries, à la portée de tout le monde, qui ont remplacé la vie, la passion, la conviction, l’esprit, les fiertés de la race, dans ce monde qui n’est plus qu’un monde de fantômes, jouant à la vie ! Les manières mêmes, par lesquelles ce monde régnait encore plus que par la pensée, en a-t-il conservé la supériorité tranchée, incontestable, personnelle, qui lui appartenait comme son écusson ? Demandez-vous où est allé ce qu’on appelait l’air grand seigneur, remplacé si médiocrement par l’air comme il faut, qui est l’air de tout le monde à une certaine hauteur de société. L’égalité, l’exécrable égalité, la pierre ponce de l’existence moderne, a passé sur tout, a tout limé, tout rogné, tout rongé et tout diminué… et c’est au moral aussi bien qu’au physique qu’il n’y a plus de talons rouges !

Et cela n’est pas d’hier. Déjà, en 1832, un romancier, oublié maintenant et qui valait mieux que beaucoup de ceux dont on parle, Horace de Vielcastel, impatienté de voir le faubourg Saint-Germain, dont il était, donner sa démission de l’action politique et se refuser à devenir le parti tory de la France, après en avoir été le parti jacobite, voulut nous en faire une forte peinture dans des romans qui portèrent hardiment ce nom. Mais il ne trouva ni en lui, ni hors de lui, de couleur pour peindre ces ombres pâles. Ce qu’il peignit, ce ne fut pas plus la caractéristique du faubourg Saint-Germain que de toute autre société qui a la prétention de savoir vivre, parce qu’elle vit dans une atmosphère de fortune et de luxe. À cette époque, déjà, l’effacement, le brouillé du pastel, se faisait complet. À présent, le nihilisme est absolu. En ces romans de Μ. de Vielcastel, qui avaient la prétention d’être des livres de caste et des satires de cette caste, ce qui devait affiler le trait et exaspérer la couleur, on parlait identiquement la même langue mondaine que le roman de Feuillet, et on y rencontrait les mêmes inanités que dans la chronique de Bachaumont. Ce n’est pas avec cela qu’on peut reconstituer la société disparue ! Un ou deux hommes de génie ont pu seuls, dans le néant de société moderne des temps, nous y faire croire, au faubourg Saint-Germain, en nous ressuscitant des types de ce monde merveilleux, l’enchantement de nos ancêtres. Madame de Cadignan (dans Les Secrets de la princesse de Cadignan), mademoiselle de La Môle (dans Le Rouge et Noir), sont de ces types inouïs et sans modèle, inventés par des hommes qui n’étaient pas du monde que ces types expriment avec un si vivant relief. Mais ces hommes avaient du génie, et pour faire ce qu’ils ont fait, il ne fallait pas moins que cela.

Quand on n’en a pas, on met le rien sur le rien, et c’est la société actuelle !