(1890) L’avenir de la science « XVII » p. 357
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(1890) L’avenir de la science « XVII » p. 357

XVII

Plut à Dieu que j’eusse fait comprendre à quelques belles âmes qu’il y a dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins qu’elles atteignent une religion tout aussi suave, tout aussi riche en délices que les cultes les plus vénérables. J’ai goûté dans mon enfance et dans ma première jeunesse les plus pures joies du croyant, et, je le dis du fond de mon âme, ces joies n’étaient rien comparées à celles que j’ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai. Je souhaite à tous mes frères restés dans l’orthodoxie une paix comparable à celle où je vis depuis que ma lutte a pris fin et que la tempête apaisée m’a laissé au milieu de ce grand océan pacifique, mer sans vagues et sans rivages, où l’on n’a d’autre étoile que la raison, ni d’autre boussole que son cœur.

Un scrupule cependant s’élève parfois en mon âme, et la pensée que j’ai cherché à exprimer dans ces pages serait incomplète si je n’en présentais ici la solution. Aussi bien, c’est la grande objection que l’on répète sans cesse contre le rationalisme ; j’éprouve le besoin de dire mon sentiment sur ce point.

La science et l’humanisme, peut-on me dire, vous offrent un aliment religieux suffisant. Mais cette religion peut-elle être celle de tous ? L’homme du peuple, courbé sous le poids d’un travail de toutes les heures, l’intelligence bornée, fermée à jamais aux secrets de la vie supérieure, peut-il espérer d’avoir part à ce culte des parfaits ? Que si votre religion est pour un petit nombre, que si elle exclut les pauvres et les humbles, elle n’est pas la vraie ; bien plus, elle est barbare et immorale, puisqu’elle bannit du royaume du ciel ceux qui sont déjà déshérités des joies de la terre.

Ces objections sont d’autant plus sérieuses que je reconnais tout le premier que la science, pour arriver à ce degré où elle offre à l’âme un aliment religieux et moral, doit s’élever au-dessus du niveau vulgaire, que l’éducation scientifique ordinaire est ici complètement insuffisante, qu’il faut, pour réaliser cet idéal, une vie entière consacrée à l’étude, un ascétisme scientifique de tous les instants et le plus complet renoncement aux plaisirs, aux affaires et aux intérêts de ce monde, que non seulement l’homme ignorant est radicalement incapable de comprendre le premier mot de ce système de vie, mais que même l’immense majorité de ceux qu’on regarde comme instruits et cultivés est dans l’incapacité absolue d’y atteindre.

Oui, je l’avoue, la religion rationnelle et pure n’est accessible qu’au petit nombre. Le nombre des philosophes a été comme imperceptible dans l’humanité. La plus modeste des religions a eu mille fois plus de sectateurs et a plus influé sur les destinées du genre humain que toutes les écoles réunies. La philosophie à notre manière suppose une longue culture et des habitudes d’esprit dont très peu sont capables. Je ne sais si hors de Paris il est possible en France de se mettre bien délicatement à ce point de vue, et je craindrais de trop dire en avançant qu’il y actuellement au monde deux ou trois milliers de personnes capables d’adorer de cette manière. Mais les humbles ne sont pas pour cela exclus de l’idéal. Leurs formules, quoique inférieures, suffisent pour leur faire mener une noble vie, et le peuple surtout a dans ses grands instincts et sa puissante spontanéité une ample compensation de ce qui lui est refusé en fait de science et de réflexion. Celui qui peut comprendre la prédication d’un Jocelyn de village et ces paraboles,

Où le maître, abaissé jusqu’au sens des humains,
Faisait toucher le ciel aux plus petites mains.

est-il donc déshérité de la vie céleste ? Tout homme, par le seul fait de sa participation à la nature humaine, a son droit à l’idéal ; mais ce serait aller contre l’évidence que de prétendre que tous sont également aptes à en goûter les délices. Tout en disant avec M. Michelet : « Oh ! qui me soulagera de la dure inégalité ! », tout en reconnaissant qu’en fait d’intelligence l’inégalité est plus pénible au privilégié qu’à l’inférieur, il faut avouer que cette inégalité est dans la nature et que la formule théologique conserve ici sa parfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut, mais tous ne sont pas appelés à la même perfection. Marie a la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, si l’humanité était aussi cultivée que nous, elle aurait la même religion que nous.

Si donc vous reprochez au philosophe l’excellence exceptionnelle de sa religion, reprochez aussi à celui qui cherche dans la vie ascétique une plus haute perfection d’être appelé à un état exceptionnel ; reprochez à celui qui cultive son esprit de sortir de la ligne vulgaire de l’humanité. Il faut le reconnaître, quelque douloureux que soit cet aveu, la perfection, dans l’état actuel de la société, n’est possible qu’à très peu d’hommes. Faut-il en conclure que la perfection est mauvaise et injurieuse à l’humanité ? Non, certes ; il faut seulement regretter qu’elle soit assujettie à des conditions si étroites. C’est un intolérable orgueil de la part du philosophe de croire qu’il a le monopole de la vie supérieure ; ce serait chez lui un égoïsme tout à fait coupable de se réjouir de son isolement et de prolonger à dessein l’abrutissement de ses semblables pour ne point avoir d’égaux. Mais on ne peut lui faire un crime de s’élever au-dessus de la dépression commune et de s’écrier avec saint Paul : « Cupio omnesfieri qualis et ego sum. » Ne dites donc plus : « L’infériorité de la philosophie est d’être accessible à un petit nombre », car c’est au contraire son titre de gloire. La seule conclusion pratique à tirer de cette triste vérité, c’est qu’il faut travailler à avancer l’heureux jour où tous les hommes auront place au soleil de l’intelligence et seront appelés à la vraie lumière des enfants de Dieu.

Ce serait un bien doux mais bien chimérique optimisme d’espérer que ce jour est près de nous. Mais c’est le propre de la foi d’espérer contre l’espérance, et il n’est rien après tout que le passé ne nous autorise à attendre de l’avenir de l’humanité. Combien en effet les conditions de la culture intellectuelle étaient, dans l’antiquité grecque, différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui ! Aujourd’hui la science et la philosophie sont une profession. « On ne passe point dans le monde, dit Pascal, pour se connaître en vers, si l’on n’a mis l’enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l’on n’a mis celle de mathématicien. » Dans les beaux siècles de l’antiquité, on était philosophe ou poète, comme on est honnête homme dans toutes les positions de la vie. Nul intérêt pratique, nulle institution officielle n’étaient nécessaires pour exciter le zèle de la recherche ou la production poétique. La curiosité spontanée, l’instinct des belles choses y suffisaient. Ammonius Saccas, le fondateur de la plus haute et de la plus savante école philosophique de l’antiquité, était un portefaix. Imaginez donc un fort de la halle créant chez nous un ordre de spéculation analogue à la philosophie de Schelling ou de Hegel ! Quand je pense à ce noble peuple d’Athènes, où tous sentaient et vivaient de la vie de la nation, à ce peuple qui applaudissait aux pièces de Sophocle, à ce peuple qui critiquait Isocrate, où les femmes disaient : « C’est là ce Démosthène ! », où une marchande d’herbes reconnaissait Théophraste pour étranger, où tous avaient fait leur éducation au même gymnase et dans les mêmes chants, où tous savaient et comprenaient Homère de la même manière, je ne puis m’empêcher de concevoir quelque humeur contre notre société si profondément divisée en hommes cultivés et en barbares. Là, tous avaient part aux mêmes souvenirs, tous se glorifiaient des mêmes trophées 158 tous avaient contemplé la même Minerve et le même Jupiter. Que sont, pour notre peuple, Racine, Bossuet, Buffon, Fléchier ? Que lui disent les héros de Louis XIV, Condé, Turenne ? Que lui disent Nordlingen et Fontenoi 159 ? Le peuple est chez nous déshérité de la vie intellectuelle ; il n’y a pas pour lui de littérature. Immense malheur pour le peuple, malheur plus grand encore pour la littérature. Il n’y avait qu’un seul goût à Athènes, le goût du peuple, le bon goût. Il y a chez nous le goût du peuple et le goût des hommes d’esprit, le genre distingué et le petit genre. Pour apprécier notre littérature, il faut être lettré, critique, bel esprit. Le vulgaire admire de confiance et n’ose hasarder de lui-même un jugement sur ces œuvres qui le dépassent. L’Allemagne ne connaît pas le goût provincial, parce qu’elle n’a pas le goût de la capitale ; l’antiquité ne connaissait pas le genre niais et popula-cier, parce qu’elle n’avait pas de littérature aristocratique.

Je ne conçois pas qu’une âme élevée puisse rester indifférente à un tel spectacle et ne souffre pas en voyant la plus grande partie de l’humanité exclue du bien qu’elle possède et qui ne demanderait qu’à se partager. Il y a des gens qui ne conçoivent pas le bonheur sans faveur exceptionnelle et qui n’apprécieraient plus la fortune, l’éducation, l’esprit, si tout le monde en avait. Ceux-là n’aiment pas la perfection en elle-même, mais la supériorité relative ; ce sont des orgueilleux et des égoïstes. Pour moi, je ne comprends le parfait bonheur que quand tous seront parfaits. Je n’imagine pas comment l’opulent peut jouir de plein cœur de son opulence, tandis qu’il est obligé de se voiler la face devant la misère d’une portion de ses semblables. Ma plus vive peine est de songer que tous ne peuvent partager mon bonheur. Il n’y aura d’égalité que quand tous seront parfaits. Quelle douleur pour le savant et le penseur de se voir par leur excellence même isolés de l’humanité, ayant leur monde à part, leur croyance à part ! Et vous vous étonnez qu’avec cela ils soient parfois tristes et solitaires ! Mais ils posséderaient l’infini, la vérité absolue, qu’ils devraient souffrir de les posséder seuls et regretter les rêves vulgaires qu’ils savouraient au moins en commun avec tous. Il y a des âmes qui ne peuvent souffrir cet isolement et qui aiment mieux se rattacher à des fables que de faire bande à part dans l’humanité. Je les aime… Toutefois le savant ne peut prendre ce parti, quand il le voudrait, car ce qui lui a été démontré faux est pour lui désormais inacceptable. C’est sans doute un lamentable spectacle que celui des souffrances physiques du pauvre. J’avoue pourtant qu’elles me touchent infiniment moins que de voir l’immense majorité de l’humanité condamnée à l’ilotisme intellectuel, de voir des hommes semblables à moi, ayant peut-être des facultés intellectuelles et morales supérieures aux miennes, réduits à l’abrutissement, infortunés traversant la vie, naissant, vivant et mourant sans avoir un seul instant levé les yeux du servile instrument qui leur donne du pain, sans avoir un seul moment respiré Dieu.

Un des lieux communs le plus souvent répétés par les esprits vulgaires est celui-ci : « Initier les classes déshéritées de la fortune à une culture intellectuelle réservée d’ordinaire aux classes supérieures de la société, c’est leur ouvrir une source de peines et de souffrances. Leur instruction ne servira qu’à leur faire sentir la disproportion sociale et à leur rendre leur condition intolérable. » C’est là, dis-je, une considération toute bourgeoise, n’envisageant la culture intellectuelle que comme un complément de la fortune et non comme un bien moral. Oui, je l’avoue, les simples sont les plus heureux ; est-ce une raison pour ne pas s’élever ? Oui, ces pauvres gens seront plus malheureux, quand leurs yeux seront ouverts. Mais il ne s’agit pas d’être heureux, il s’agit d’être parfait. Ils ont droit comme les autres à la noble souffrance. Songez donc qu’il s’agit de la vraie religion, de la seule chose sérieuse et sainte.

Je comprends la plus radicale divergence sur les meilleurs moyens pour opérer le plus grand bien de l’humanité ; mais je ne comprends pas que des âmes honnêtes diffèrent sur le but et substituent des fins égoïstes à la grande fin divine : perfection et vie pour tous. Sur cette première question, il n’y a que deux classes d’hommes : les hommes honnêtes, qui se subordonnent à la grande fin sociale, et les hommes immoraux, qui veulent jouir et se soucient peu que ce soit aux dépens des autres. S’il était vrai que l’humanité fût constituée de telle sorte qu’il n’y eût rien à faire pour le bien général, s’il était vrai que la politique consistât à étouffer les cris des malheureux et à se croiser les bras sur des maux irrémédiables, rien ne pourrait décider les belles âmes à supporter la vie. Si le monde était fait comme cela, il faudrait maudire Dieu et puis se suicider.

Il ne suffit pas, pour le progrès de l’esprit humain, que quelques penseurs isolés arrivent à des points de vue fort avancés et que quelques têtes s’élèvent comme des folles avoines au-dessus du niveau commun. Que sert telle magnifique découverte, si tout au plus une centaine de personnes en profitent ? En quoi l’humanité est-elle plus avancée, si sept ou huit personnes ont aperçu la haute raison des choses ? Un résultat n’est acquis que quand il est entré dans la grande circulation. Or les résultats de la haute science ne sont pas de ceux qu’il suffit d’énoncer. Il faut y élever les esprits. Kant et Hegel auraient beau avoir raison, leur science dans l’état actuel demeurerait incommunicable. Serait-ce leur faute ? Non ; ce serait la faute des barbares qui ne les peuvent comprendre, ou plutôt la faute de la société, qui suppose fatalement des barbares. Une civilisation n’est réellement forte que quand elle a une base étendue. L’antiquité eut des penseurs presque aussi avancés que les nôtres ; et pourtant la civilisation antique périt par sa paucité, sous la multitude des barbares. Elle ne portait pas sur assez d’hommes ; elle a disparu, non faute d’intensité, mais faute d’extension. Il devient tout à fait urgent, ce me semble, d’élargir le tourbillon de l’humanité : autrement des individus pourraient atteindre le ciel quand la masse se traînerait encore sur terre. Ce progrès-là ne serait pas de bon aloi et demeurerait comme non accompli.

Si la culture intellectuelle n’était qu’une jouissance, il ne faudrait pas trouver mauvais que plusieurs n’y eussent point de part, car l’homme n’a pas de droit à la jouissance. Mais du moment où elle est une religion, et la religion la plus parfaite, il devient barbare d’en priver une seule âme. Autrefois, au temps du christianisme, cela n’était pas si révoltant : au contraire, le sort du malheureux et du simple était en un sens digne d’envie, puisqu’ils étaient plus près du royaume de Dieu. Mais on a détruit le charme, il n’y a plus de retour possible. De là une affreuse, une horrible situation ; des hommes condamnés à souffrir sans une pensée morale, sans une idée élevée, sans un sen-timent noble, retenus par la force seule comme des brutes en cage. Oh ! cela est intolérable !

Que faire ? Lâcher les brutes sur les hommes ? Oh ! non, non ; car il faut sauver l’humanité et la civilisation à tout prix. Garder sévèrement les brutes et les assommer quand elles se ruent ? Cela est horrible à dire. Non ! il faut en faire des hommes, il faut leur donner part aux délices de l’idéal, il faut les élever, les ennoblir, les rendre dignes de la liberté. Jusque-là, prêcher la liberté sera prêcher la destruction, à peu près comme si, par respect pour le droit des ours et des lions, on allait ouvrir les barreaux d’une ménagerie. Jusque-là, les déchirements sont nécessaires, et, bien que condamnables dans l’appréciation analytique des faits, ils sont légitimes en somme. L’avenir les absoudra, en les blâmant, comme nous absolvons la grande Révolution, tout en déplorant ses actes coupables et en stigmatisant ceux qui les ont provoqués.

Mon Dieu ! c’est perdre son temps que de se tourmenter sur ces problèmes. Ils sont spéculativement insolubles : ils seront résolus par la brutalité. C’est raisonner sur le cratère d’un volcan, ou au pied d’une digue, quand le flot monte. Bien des fois l’humanité dans sa marche s’est ainsi trouvée arrêtée comme une armée devant un précipice infranchissable. Les habiles alors perdent la tête, la prudence humaine est aux abois. Les sages voudraient qu’on reculât et qu’on tournât le précipice. Mais le flot de derrière pousse toujours ; les premiers rangs tombent dans le gouffre, et, quand leurs cadavres ont comblé l’abîme, les derniers venus passent de plain-pied par dessus. Dieu soit béni ! l’abîme est franchi ! On plante une croix à l’endroit, et les bons cœurs viennent y pleurer.

Ou bien c’est comme une armée qui doit traverser un fleuve large et profond. Les sages veulent construire un pont ou des bateaux : les impatients lancent à la hâte les escadrons à la nage ; les trois quarts y périssent ; mais enfin le fleuve est passé. L’humanité ayant à sa disposition des forces infinies ne s’en montre pas économe.

Ces terribles problèmes sont insolubles à la pensée. Il n’y a qu’à croiser les bras avec désespoir. L’humanité sautera l’obstacle et fera tout pour le mieux. Absolution pour les vivants et eau bénite pour les morts !

Ah ! qu’il est heureux que la passion se charge de ces cruelles exécutions ! Les belles âmes seraient trop timides et iraient trop mollement ! Quand il s’agit de fonder l’avenir en frappant le passé, il faut de ces redoutables sapeurs, qui ne se laissent pas amollir aux pleurs de femmes et ne ménagent pas les coups de hache. Les révolutions seules savent détruire les institutions depuis longtemps condamnées. En temps de calme, on ne peut se résoudre à frapper, lors même que ce qu’on frappe n’a plus de raison d’être. Ceux qui croient que la rénovation qui avait été nécessitée par tout le travail intellectuel du XVIIIe siècle eût pu se faire pacifiquement se trompent. On eût cherché à pactiser, on se fût arrêté à mille considérations personnelles, qui en temps de calme sont fort prisées ; on n’eût osé détruire franchement ni les privilèges ni les ordres religieux, ni tant d’autres abus. La tempête s’en charge. Le pouvoir temporel des papes est assurément périmé. Eh bien ! tout le monde en serait persuadé qu’on ne se déciderait point encore à balayer cette ruine. Il faudrait attendre pour cela le prochain tremblement de terre. Rien ne se fait par le calme : on n’ose qu’en révolution. On doit toujours essayer de mener l’humanité par les voies pacifiques et de faire glisser les révolutions sur les pentes douces du temps ; mais, si l’on est tant soit peu critique, on est obligé de se dire en même temps que cela est impossible, que la chose ne se fera pas ainsi. Mais enfin elle se fera de manière ou d’autre. C’est peine perdue de calculer et de ménager savamment les moyens ; car la brutalité s’en mêlera, et on ne calcule pas avec la brutalité. Il y a là une antinomie et un équilibre instable comme dans tant d’autres questions relatives à l’humanité, quand on les envisage exclusivement dans le présent. Il y a des hommes nécessairement détestés et maudits de leur siècle ; l’avenir les explique et arrive à dire froidement : il a fallu qu’il y eût aussi de ces gens-là 160. Du reste cette réhabilitation d’outre-tombe n’est pas pour eux de vigoureuse justice ; car, comme ils sont presque toujours immoraux, ils ont trouvé leur récompense dans la satisfaction de leurs brutales passions. Je conçois idéalement un révolutionnaire vertueux, qui agirait révolutionnairement par le sentiment du devoir et en vue du bien calculé de l’humanité, de telle sorte que les circonstances seules seraient coupables de ses violences. Mais je mets en fait qu’il n’y en a pas encore eu un seul de la sorte, et peut-être même ce caractère est-il en dehors des conditions de l’humanité. Car de tels actes ne vont pas sans que la passion s’en mêle, et réciproquement de telles passions ne vont pas sans éveiller quelque vue désintéressée. Le caractère des révolutionnaires est très complexe, et les explications trop simples qu’on en donne sont arguées de fausseté par leur simplicité même.

Théophylacte raconte que Philippicus, général de Maurice, étant sur le point de donner une bataille, se mit à pleurer en songeant au grand nombre d’hommes qui allaient être tués. Montesquieu appelle cela de la bigoterie. Mais ce ne fut peut-être en effet que du bon cœur. Il est bien de pleurer sur ces redoutables nécessités, pourvu que les pleurs n’empêchent pas de marcher en avant. Dure alternative des belles âmes ! S’allier aux méchants, se faire maudire par ceux qu’on aime ou sacrifier l’avenir !

Malheur à qui fait les révolutions ; heureux qui en hérite ! Heureux surtout ceux qui, nés dans un âge meilleur, n’auront plus besoin, pour faire triompher la raison, des moyens les plus irrationnels et les plus absurdes ! Le point de vue moral est trop étroit pour expliquer l’histoire. Il faut s’élever à l’humanité ou, pour mieux dire, il faut dépasser l’humanité et s’élever à l’être suprême, où tout est raison et où tout se concilie. Là est la lumière blanche, qui plus bas est réfractée en mille nuances séparées par d’indiscernables limites.

M. Pierre Leroux a raison. Nous avons détruit le paradis et l’enfer. Avons-nous bien fait, avons-nous mal fait, je ne sais. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la chose est faite. On ne replante pas un paradis, on ne rallume pas un enfer. Il ne faut pas rester en chemin. Il faut faire descendre le paradis ici-bas pour tous. Or le paradis sera ici-bas quand tous auront part à la lumière, à la perfection, à la beauté et, par là, au bonheur. Quand le prêtre, au milieu d’une assemblée de croyants, prêchait la résignation et la soumission, parce qu’il ne s’agissait après tout que de souffrir quelques jours, après quoi viendrait l’éternité, où toutes ces souffrances seraient comptées pour des mérites, à la bonne heure. Mais nous avons détruit l’influence du prêtre, et il ne dépend pas de nous de la rétablir. Nous n’en voulons plus pour nous ; il serait par trop étrange que nous en voulussions pour les autres. Supposé que nous eussions encore quelque influence sur le peuple, supposé que notre recommandation fût de quelque prix à ses yeux et n’excitât pas plutôt ses défiances, imaginez de quel air, nous, incrédules, nous irions prêcher le christianisme, dont nous reconnaissons n’avoir plus besoin, à des gens qui en ont besoin pour notre repos. De quel nom appeler un tel rôle ? Et quand il ne serait pas immoral, ne serait-il pas, de tous les rôles, le plus gauche, le plus ridicule, le plus impossible ? Car, depuis le commencement du monde, où a-t-on vu un seul exemple de ce miracle : l’incrédulité menteuse et hypocrite faisant des croyants. La conviction seule opère la conviction. J’ai lu, je ne sais où, une histoire de bonzes qui garantissaient en bonne forme à une vieille femme le paradis dans l’autre monde, si elle voulait leur donner sa fortune en celui-ci. Mais le sceptique qui prêche le paradis et l’enfer, auxquels il ne croit pas, au peuple qui n’y croit pas davantage, ne joue-t-il pas un rôle mille fois plus équivoque. « Amis, laissez-moi la jouissance de ce monde-ci, et je vous promets la jouissance de l’autre. » Voilà certes une bonne scène de comédie. Le peuple, qui a un instinct très délicat du comique, en rira.

Dieu me garde de dire que la croyance à l’immortalité ne soit pas en un sens nécessaire et sacrée. Mais je maintiens que quand un sceptique prêche au pauvre ce dogme consolateur sans y croire, afin de le faire tenir tranquille, cela doit s’appeler une escroquerie ; c’est payer en billets qu’on sait faux, c’est détourner le simple par une chimère de la poursuite du réel. On ne peut nier que la trop grande préoccupation de la vie future ne soit à quelques égards nuisible au bien-être de l’humanité. Quand on pense que toute chose se retrouvera là-haut rétablie, ce n’est plus tant la peine de poursuivre l’ordre et l’équité ici-bas. Notre principe, à nous, c’est qu’il faut régler la vie présente comme si la vie future n’existait pas, qu’il n’est jamais permis pour justifier un état ou un acte social de s’en référer à l’au-delà. En appeler incessamment à la vie future, c’est endormir l’esprit de réforme, c’est ralentir le zèle pour l’organisation rationnelle de l’humanité. Tout le travail de réforme sociale accompli par la bourgeoisie française depuis le XVIIIe siècle repose sur ce principe implicitement reconnu, qu’il faut organiser la vie présente sans égard pour la vie future. C’est le plus sûr moyen de ne duper personne.

Au moins, dira-t-on, laissez faire le prêtre, qui croit, lui, et qui, par conséquent, peut opérer la conviction  À la bonne heure ; mais ne comptez pas trop sur cet apostolat improvisé au moment de la peur : le peuple sentira que vous êtes bien aises qu’on lui prêche ainsi, et puis il vous verra incrédules. Stipendiez des missionnaires pour prêcher des missions dans tous les villages ; votre incrédulité sera une prédication plus éloquente que la leur  Eh bien ! nous allons nous convertir ! Pour faire croire le peuple, il faut que nous croyions ; nous allons croire  De tous les partis, c’est ici le plus impossible ; les religions ne ressuscitent pas ; ne se convertît pas qui veut. Vous croirez au moment de la peur, vous chercherez à croire. Oh ! les étranges chrétiens que les chrétiens de la peur ! Au premier beau soleil, vous redeviendrez incrédules. Vous avez pu chasser Voltaire de votre bibliothèque, vous ne le chasserez pas de votre souvenir ; car Voltaire, c’est vous-même.

Il faut donc renoncer à contenir le peuple avec les vieilles idées. Reste la force ; faites bonne garde  Oh ! ne vous y fiez pas ; les ilotes en minorité sont encore les plus forts. Il suffira d’une maladresse, d’un faux pas, pour qu’ils vous poussent, vous renversent et vous écrasent. Êtes-vous bien sûrs de ne pas faire un faux pas en vingt ans ? Songez qu’ils sont là, derrière vous, attendant le moment. Et puis, cela est immoral et intolérable, quand on y songe. Le bonheur que je goûte n’est qu’à la condition de la dépression d’une partie de mes semblables. Si un moment les dogues qui font la garde à la porte de l’ergastulum se relâchaient de leur violence, malheur ! ce serait fini. Je n’ai jamais compris la sécurité dans un pays toujours menacé par l’invasion des eaux, ni le bonheur moral dans une société qui suppose l’avilissement d’une partie de la race humaine.

Remarquez, je vous prie, la fatalité qui a conduit les choses à ce point et qui a rivé chacun des anneaux de la chaîne, et ne croyez pas avoir tout dit quand vous avez déclamé contre tel ou tel. C’est fatalement que l’humanité cultivée a brisé le joug des anciennes croyances ; elle a été amenée à les trouver inacceptables ; est-ce sa faute ? Peut-on croire ce que l’on veut ? Il n’y a rien de plus fatal que la raison. C’est fatalement, et sans que les philosophes l’aient cherché, que le peuple est devenu à son tour incrédule. À qui la faute encore, puisqu’il n’a pas dépendu des premiers incrédules de rester croyants et qu’ils eussent été hypocrites en simulant des croyances qu’ils n’avaient pas, ce qui d’ailleurs eût été peu efficace ; car le mensonge ne peut rien dans l’histoire de l’humanité. C’est fatalement, enfin, que le peuple incrédule s’est élevé contre ses maîtres en incrédulité et leur a dit : « Donnez-moi une part ici-bas, puisque vous m’enlevez la part du ciel. » Tout est donc nécessaire dans ce développement de l’esprit moderne ; toute la marche de l’Europe depuis quatre siècles se résume en cette conclusion pratique : élever et ennoblir le peuple, donner part à tous aux délices de l’esprit. Qu’on tourne le problème sous toutes ses faces, on en reviendra là. À mes yeux, c’est la question capitale du XIXe siècle : toutes les autres réformes sont secondaires et prématurées ; car elles supposent celle-là. Maintenir une portion de l’humanité dans la brutalité est immoral et dangereux ; lui rendre la chaîne des anciennes croyances religieuses, qui la moralisaient suffisamment, est impossible. Il reste donc un seul parti, c’est d’élargir la grande famille, de donner place à tous au banquet de la lumière. Rome n’échappa aux guerres sociales qu’en ouvrant ses rangs aux alliés, après les avoir vaincus. Grâce à Dieu, nous aussi nous avons vaincu. Hâtons-nous donc d’ouvrir nos rangs.

La société n’est pas, à mes yeux, un simple lien de convention, une institution extérieure et de police. La société a charge d’âme, elle a des devoirs envers l’individu ; elle ne lui doit pas la vie, mais la possibilité de la vie, c’est-à-dire le premier fond qui, fécondé par le travail de chacun, doit devenir l’aliment de sa physique, intellectuelle et morale. La société n’est pas la réunion atomistique et fortuite des individus, comme est, par exemple, le lien qui réunit les passagers à bord d’un même vaisseau. Elle est primitive 161. Si l’individu était antérieur à la société, il faudrait son acceptation pour qu’il fût considéré comme membre de la société et assujetti à ses lois, et on concevrait, à la rigueur, qu’il peut refuser de participer à ses charges et à ses avantages. Mais du moment que l’homme naît dans la société, comme il naît dans la raison, il n’est pas plus libre de récuser les lois de la société que de récuser les lois de la raison. L’homme ne naît pas libre, sauf ensuite à embrasser la servitude volontaire. Il naît partie de la société, il naît sous la loi. Il n’est pas plus recevable à se plaindre d’être soumis à une loi qu’il n’a pas acceptée qu’il n’est recevable à se plaindre d’être né homme. Les vieilles sociétés avaient leurs livres sacrés, leurs épopées, leurs rites nationaux, leurs traditions, qui étaient comme le dépôt de l’éducation et de la culture nationale. Chaque individu, venant au monde, trouvait, outre la famille, qui ne suffit pas pour faire l’homme, la nation, dépositaire d’une autre vie plus élevée. Le christianisme, qui a détruit la conception antique de la nation et de la patrie, s’est substitué chez les peuples modernes à cette grande culture nationale, et longtemps il y a suffi. Ainsi, toujours l’homme a trouvé ouverte devant lui une grande école de vie supérieure. L’homme, comme la plante, est sauvage de sa nature : on n’est pas homme pour avoir la figure humaine ou pour raisonner sur quelques sujets grossiers à la façon des autres. On n’est homme qu’à la condition de la culture intellectuelle et morale.

Je crois, comme les catholiques, que notre société profane et irréligieuse, uniquement attentive à l’ordre et à la discipline, se souciant peu de l’immortalité et de l’abrutissement des masses, pourvu qu’elles continuent à tourner la meule en silence, repose sur une impossibilité. L’État doit au peuple la religion, c’est-à-dire la culture intellectuelle et morale, il lui doit l’école, encore plus que le temple. L’individu n’est complètement responsable de ses actes que s’il a reçu sa part à l’éducation qui fait homme. De quoi punissez-vous ce misérable, qui, resté fermé depuis son enfance aux idées morales, ayant à peine le discernement du bien et du mal, poussé d’ailleurs par de grossiers appétits qui sont toute sa loi, et peut-être aussi par de pressants besoins, a forfait contre la société ? Vous le punissez d’être brute ; mais est-ce sa faute, grand Dieu ! si nul ne l’a reçu à son enfance pour le faire naître à la vie morale ? Est-ce sa faute, si son éducation n’a été que l’exemple du vice ? Et, pour remédier à ces crimes que vous n’avez pas su empêcher, vous n’avez que le bagne et l’échafaud. Le vrai coupable en tout cela, c’est la société qui n’a pas élevé et ennobli ce misérable. Quel étrange hasard, je vous prie, que presque tous les criminels naissent dans la même classe ! La nature, dirai-je avec Pascal, n’est pas si uniforme. N’est-il pas évident que, si les dix-neuf vingtièmes des crimes punis par la société sont commis par des gens privés de toute éducation et pressés par la misère, la cause en est dans ce manque d’éducation et dans cette misère ? Dieu me garde de songer jamais à excuser le crime ou à désarmer la société contre ses ennemis ! Mais le crime n’est crime que quand il est commis avec une parfaite conscience. Croyez-vous que ce misérable n’eût pas été, comme vous, honnête et bon, s’il avait été comme vous cultivé par une longue éducation et amélioré par les salutaires influences de la famille ? Il faut partir de ce principe que l’homme ne naît pas actuellement bon, mais avec la puissance de devenir bon, pas plus qu’il ne naît savant, mais avec la puissance de devenir savant, qu’il ne s’agit que de développer les germes de vertu qui sont en lui, que l’homme ne se porte pas au mal par son propre choix, mais par besoin, par de fatales circonstances, et surtout faute de culture morale. Certes, dans l’état présent, où la société ne peut exercer sur tous ses membres une action civilisatrice, il importe de maintenir le châtiment pour effrayer ceux que l’éducation n’a pu détourner du crime. Mais tel n’est pas l’état normal de l’humanité ; car, je le répète, on ne punit pas un homme d’être sauvage, bien que, si l’on a des sauvages à gouverner, on puisse, pour les maintenir, recourir à la sanction pénale. Alors ce n’est pas un châtiment moral, c’est un exemple, rien de plus.

Je reconnais volontiers que, pour qu’un homme arrive aux dernières limites de la misère, là où la moralité expire devant le besoin, il faut qu’à cette époque ou à une autre de sa vie il y ait eu de sa faute (j’excepte bien entendu les infirmes et les femmes), qu’avec de la moralité et de l’intelligence on peut toujours trouver une issue et des ressources. Mais cette moralité et cette intelligence, est-ce la faute des misérables, s’ils ne l’ont pas, puisque ces facultés ont besoin d’être cultivées et que nul n’a pris soin de les développer en eux ?

Tout le mal qui est dans l’humanité vient à mes yeux du manque de culture, et la société n’est pas recevable à s’en plaindre, puisqu’elle en est, jusqu’à un certain point, responsable. En appelant démocratie et aristocratie les deux partis qui se disputent le monde, on peut dire que l’un et l’autre sont, dans l’état actuel de l’humanité, également impossibles. Car, les masses étant aveugles et inintelligentes, n’en appeler qu’à elles, c’est en appeler de la civilisation à la barbarie. D’autre part, l’aristocratie constitue un odieux monopole, si elle ne se propose pas pour but la tutelle des masses, c’est-à-dire leur exaltation progressive.

J’ai été spectateur de ces fatales journées dont il faudra dire :

Excidat illa dies aevo, nec postera credant
Saecula, nos etiam taceamus, et oblita multa
Nocte tegi nostrae patiamur crimina gentis.

Dieu sait si un moment j’ai souhaité le triomphe des barbares. Et pourtant je souffrais quand j’entendais des hommes honnêtes déverser le rire, le mépris ou la colère sur ces lamentables folies ; je m’irritais quand j’entendais applaudir à de sanglantes vengeances ou regretter qu’on n’en eût pas fait assez. Car, enfin, ces insensés savaient-ils ce qu’ils faisaient, et était-ce leur faute si la société les avait laissés dans cet état d’imbécillité où ils devaient, au premier jour d’épreuve, devenir le jouet des insensés et des pervers ?

Plus que personne, je gémis des folies populaires et je veux qu’on les réprime. Mais ces folies n’excitent en moi qu’un regret, c’est qu’une moitié de l’humanité soit ainsi abandonnée à sa bestialité native, et je ne comprends pas comment toute âme honnête et clairvoyante n’en tire pas immédiatement cette conséquence : de ces bêtes, faisons des hommes. Ceux qui rient cruellement de ces folies m’irritent ; car ces folies sont, en partie, leur ouvrage.

On disait naguère, à propos de cette lamentable Italie : « Voyez, je vous prie, si ce peuple est digne de sa liberté ; voyez comme il en use et comme il sait la défendre »  Ah ! sans doute ; mais à qui la faute ? À ceux qu’on a condamnés à la nullité et qui, vieillards, se réveillent enfants ; ou à ceux qui les ont tenus dans la dépression et qui viennent après cela reprocher à un grand pays l’immoralité qu’ils ont faite 162 ? Cette indignation restera une des plus vigoureuses de ma jeunesse. Un tuteur a rendu son pupille idiot pour conserver la gestion de ses biens. Un hasard remet un instant au pupille l’usage de sa fortune, et, bien entendu, il fait des folies ; d’où le tuteur tire un bon argument pour qu’on lui rende le soin de son pupille !

Il ne s’agit donc plus de dire : « À la porte, les barbares ! » mais : « Plus de barbares ! » Tandis qu’il y en aura, on pourra craindre une invasion. S’il y avait en face l’une de l’autre deux races d’hommes, l’une civilisée, l’autre incivilisable, la seule politique devrait être d’anéantir la race incivilisable ou de l’assujettir rigoureusement à l’autre. S’il était vrai, comme le pense Aristote 163 que, de même que l’âme est destinée à commander et le corps à obéir, de même il y a, dans la société, des hommes qui ont leur raison en eux-mêmes, et d’autres qui, ayant leur raison hors d’eux-mêmes, ne sont bons qu’à exécuter pour eux la volonté des autres, ceux-ci seraient naturellement esclaves ; il serait juste et utile d’obéir, leur révolte serait un malheur et un crime aussi grand que si le corps se révoltait contre l’âme. À ce point de vue, les conquêtes de la démocratie seraient les conquêtes de l’esprit du mal, le triomphe de la chair sur l’esprit. Mais c’est ce point de vue même qui est décevant : un progrès irrécusable a banni cette aristocratique théorie et posé l’inviolabilité du droit des faibles de corps et d’esprit vis-à-vis des forts. Tous les hommes portent en eux les mêmes principes de moralité. Il est impossible d’aimer le peuple tel qu’il est, et il n’y a que des méchants qui veuillent le conserver tel, pour le faire jouer à leur guise. Mais qu’ils y prennent garde ; un jour la bête pourra bien se jeter sur eux. Je suis intimement convaincu pour ma part que, si l’on ne se hâte d’élever le peuple, nous sommes à la veille d’une affreuse barbarie. Car, si le peuple triomphe tel qu’il est, ce sera pis que les Francs et les Vandales. Il détruira lui-même l’instrument qui aurait pu servir à l’élever ; il faudra attendre que la civilisation sorte de nouveau spontanément du fond de sa nature. Il faudra traverser un autre Moyen Âge, pour renouer le fil brisé de la tradition savante.

La morale, comme la politique, se résume donc en ce grand mot : élever le peuple. La morale aurait dû le prescrire, en tout temps ; la politique le prescrit plus impérieusement que jamais, depuis que le peuple a été admis à la participation aux droits politiques. Le suffrage universel ne sera légitime que quand tous auront cette part d’intelligence sans laquelle on ne mérite pas le titre d’homme, et si, avant ce temps, il doit être conservé, c’est uniquement comme pouvant servir puissamment à l’avancer. La stupidité n’a pas le droit de gouverner le monde. Comment, je vous prie, confier les destinées de l’humanité à des malheureux, ouverts par leur ignorance à toutes les captations du charlatanisme, ayant à peine le droit de compter pour des personnes morales ? État déplorable que celui où, pour obtenir les suffrages d’une multitude omnipotente, il ne s’agit pas d’être vrai, savant, habile, vertueux, mais d’avoir un nom ou d’être un audacieux charlatan !

Je suppose un savant et laborieux chercheur qui ait trouvé, sinon la solution définitive, du moins la solution la plus avancée du grand problème social. Il est incontestable que cette solution serait si compliquée qu’il y aurait au plus vingt personnes au monde capables de la comprendre. Souhaitons-lui de la patience, s’il est obligé d’attendre, pour faire prévaloir sa découverte, l’adhésion du suffrage universel. Un empirique qui crie bien haut qu’il a trouvé la solution, qu’elle est claire comme le jour, qu’il faut avoir la mauvaise foi de gens intéressés pour s’y refuser, qui répète tous les jours dans les colonnes d’un journal de banales déclamations — celui-là, incontestablement, fera plus vite fortune que celui qui attend le succès de la science et de la raison.

Qu’il soit donc bien reconnu que ceux qui se refusent à éclairer le peuple sont des gens qui veulent l’exploiter et qui ont besoin de son aveuglement pour réussir. Honte à ceux qui, en parlant d’appel au peuple, savent bien qu’ils ne font appel qu’à l’imbécillité ! Honte à ceux qui fondent leurs espérances sur la stupidité, qui se réjouissent de la multitude des sots comme de la multitude de leurs partisans et croient triompher quand, grâce à une ignorance qu’ils ont faite et qu’ils entretiennent, ils peuvent dire : « Vous voyez bien que le peuple ne veut pas de vos idées modernes. » S’il n’y avait plus d’imbéciles à jouer, le métier des sycophantes et des flatteurs du peuple tomberait bien vite. Les moyens immoraux de gouvernement, police machiavélique, restrictions à certaines libertés naturelles, etc., ont été jusqu’ici nécessaires et légitimes. Ils cesseront de l’être quand l’État sera composé d’hommes intelligents et cultivés. La question de la réforme gouvernementale n’est donc plus politique ; elle est morale et religieuse ; le ministère de l’Instruction publique est le plus sérieux, ou, pour mieux dire, le seul sérieux des ministères. Que l’on parcoure toutes les antinomies nécessaires de la politique actuelle, on reconnaîtra, ce me semble, que la réhabilitation intellectuelle du peuple est le remède à toutes et que les institutions les plus libérales seront les plus dangereuses tant que durera ce qu’on a si bien appelé l’esclavage de l’ignorance. Jusque-là le gouvernement a priori sera le plus détestable des gouvernements.

Au premier réveil du libéralisme moderne, on put croire un instant que l’absolutisme ne reposait que sur la force des gouvernements. Mais il nous a été révélé qu’il repose bien plus encore sur la sottise et l’ignorance des gouvernés, puisque nous avons vu les peuples délivrés regretter leurs chaînes et les redemander. Détruire une tyrannie n’est pas grand-chose, cela s’est vu mille fois dans l’histoire. Mais s’en pas-ser… Aux yeux de quelques-uns, cela est la plus belle apologie des gouvernants ; à mes yeux, c’est leur plus grand crime. Leur crime est de s’être rendus nécessaires et d’avoir maintenu des hommes dans un tel avilissement qu’ils appellent d’eux-mêmes les fers et la honte. M. de Falloux s’étonne que le Tiers état de 89 ait songé à venger des pères qui ne s’étaient pas trouvés offensés. Cela est vrai ; et ce qu’il y a de plus révoltant, ce qui appelait surtout la vengeance, c’est que ces pères, en effet, ne se soient pas trouvés offensés.

Le plus grand bien de l’humanité devant être le but de tout gouvernement, il s’ensuit que l’opinion de la majorité n’a réellement droit de s’imposer que quand cette majorité représente la raison et l’opinion la plus éclairée. Quoi ! pour complaire à des masses ignorantes, vous irez porter un préjudice, peut-être irréparable, à l’humanité ? Jamais je ne reconnaîtrai la souveraineté de la déraison. Le seul souverain de droit divin, c’est la raison ; la majorité n’a de pouvoir qu’en tant qu’elle est censée représenter la raison. Dans l’état normal des choses, la majorité sera en effet le critérium le plus direct pour reconnaître le parti qui a raison. S’il y avait un meilleur moyen pour reconnaître le vrai, il faudrait y recourir et ne pas tenir compte de la majorité.

À entendre certains politiques, qui se disent libéraux, le gouvernement n’a autre chose à faire qu’à obéir à l’opinion, sans se permettre jamais de diriger le mouvement. C’est une intolérable tyrannie, disent-ils, que le pouvoir central impose aux provinces des institutions, des hommes, des écoles peu en harmonie avec les préjugés de ces provinces. Ils trouvent mauvais que les administrateurs et les instituteurs des provinces viennent puiser à Paris une éducation qui les rendra supérieurs à leurs administrés. C’est là un étrange scrupule ! Paris, ayant une supériorité d’initiative et représentant un état plus avancé de civilisation, a bien réellement droit de s’imposer et d’entraîner vers le parfait les masses plus lourdes. Honte à ceux qui n’ont d’autre appui que l’ignorance et la sottise, et s’efforcent de les maintenir comme leurs meilleurs auxiliaires ! La question de l’éducation de l’humanité et du progrès de la civilisation prime toutes les autres. On ne fait pas tort à un enfant en sollicitant sa nonchalance native, pour le plus grand bien de sa culture intellectuelle et morale. Longtemps encore l’humanité aura besoin qu’on lui fasse du bien malgré elle. Gouverner pour le progrès, c’est gouverner de droit divin.

Le suffrage universel suppose deux choses : 1° que tous sont compétents pour juger les questions gouvernementales ; 2° qu’il n’y a pas, à l’époque où il est établi, de dogme absolu ; que l’humanité, à ce moment, est sans foi et dans cet état que M. Jouffroy a appelé le scepticisme de fait. Ces époques sont des époques de libéralisme et de tolérance. L’un ne possédant pas plus que l’autre la vérité, ce qu’il y a de plus simple, c’est de se compter ; le nombre fait la raison, du moins une raison extérieure et pratique, qui peut très bien ne pas convertir la minorité, mais qui s’impose à elle. Au fond, cela est peu logique. Car, le nombre n’étant pas un indice de vérité intrinsèque, la minorité pourrait dire : « Vous vous imposez à nous, non pas parce que vous avez raison, mais parce que vous êtes plus nombreux ; ce serait juste, si le nombre représentait la force ; car alors, au lieu de se battre, il serait plus raisonnable de se compter pour s’épargner un mal inutile. Mais, bien que moins nombreux que vous, nous avons de meilleurs bras et nous sommes plus braves ; battons-nous. Nous n’avons pas plus raison les uns que les autres ; vous êtes plus nombreux, nous sommes plus forts, essayons. » C’est qu’un tel milieu n’est pas normal pour l’humanité ; c’est que la raison seule, c’est-à-dire le dogme établi, donne le droit de s’imposer, c’est que le nombre est en effet un caractère tout aussi superficiel que la force ; c’est que rien ne peut s’établir que sur la base de la raison.

Je le dis avec timidité et avec la certitude que ceux qui liront ces pages ne me prendront pas pour un séditieux, je le dis comme critique pur, en me posant devant les révolutions du présent comme nous sommes devant les révolutions de Rome, par exemple, comme on sera dans cinq cents ans vis-à-vis des nôtres : l’insurrection triomphante est parfois un meilleur critérium du parti qui a raison que la majorité numérique. Car la majorité est souvent formée ou du moins appuyée de gens fort nuls, inertes, soucieux de leur seul repos, qui ne méritent pas d’être comptés dans l’humanité ; au lieu qu’une opinion capable de soulever les masses, et surtout de les faire triompher, témoigne par là de sa force. Le scrutin de la bataille en vaut bien un autre ; car, à celui-là, on ne compte que les forces vives, ou plutôt on soupèse l’énergie que l’opinion prête à ses partisans : excellent critérium ! On ne se bat pas pour la mort ; ce qui passionne le plus est le plus vivant et le plus vrai. Ceux qui aiment l’absolu et les solutions claires en appellent volontiers au nombre ; car rien de plus clair que le nombre : il n’y a qu’à compter. Mais ce serait trop commode. L’humanité n’y va pas d’une façon aussi simple. On aura beau faire, on ne trouvera d’autre base absolue que la raison, et, avant que l’humanité soit arrivée à un âge définitivement scientifique, on n’aura d’autre critérium de la raison que le fait définitif. Le fait ne constitue pas la raison, mais l’indique. La meilleure preuve que l’insurrection de juin était illégitime, c’est qu’elle n’a pas réussi.

Il y a là une antinomie nécessaire, insoluble, et qui durera jusqu’à ce qu’une grande forme dogmatique ait de nouveau englobé l’humanité. Aux époques de scepticisme, quand les vœux aspirent à une nouvelle forme qui n’est pas encore éclose, personne n’ayant le mot de la situation, ne possédant la vraie religion, il serait abominable que tel ou tel, de son autorité individuelle, vint imposer sa croyance aux autres. On ne déclare toutes les religions également bonnes que quand aucune n’est suffisante. S’il y avait une religion qui fût réellement vivante, qui correspondît aux besoins de l’époque, soyez sûr qu’elle saurait se faire sa place et que la nation ne marchanderait pas avec elle. L’indifférence est en politique ce que le scepti-cisme est en philosophie, une halte entre deux dogmatismes, l’un mort, l’autre en germe. Pendant cet interrègne, libre à chacun de s’attacher à toute doctrine, d’être suivant son goût pythagoricien ou platonicien, stoïque ou péripatétique. Toutes les formes sont également inoffensives, et la seule tâche du pouvoir est de maintenir entre elles la police, pour les empêcher de se dévorer. Il n’en est pas ainsi dans les États dogmatiques, où il y a une raison vivante et actuelle, une doctrine hors de laquelle il n’y a point de salut. Forte de toute la vie de la nation, elle en est le premier besoin et le premier droit. Elle est en un sens supérieure à la loi politique, puisque celle-ci a en elle sa raison et sa sanction. Le gouvernement est alors absolu et se fait au nom de la doctrine acceptée de tous. Tout fléchit devant elle, et le pouvoir spirituel, qui la représente, est autant au-dessus du pouvoir temporel que les besoins supérieurs de l’homme sont au-dessus des intérêts matériels ou, comme on disait autrefois, que l’esprit est au-dessus de la chair. Et ce règne absolu n’est pas la tyrannie. La tyrannie ne commence que le jour où la chaîne est sentie, où l’ancien dogme a vieilli et emploie les mêmes coups d’autorité pour se maintenir. On est parfois injuste pour les persécutions de l’Église au Moyen Âge. Elle devait être alors intolérante ; car du moment qu’une société entière accepte un dogme et proclame que ce dogme est la vérité absolue, et cela sans opposition, on est charitable en persécutant. C’est défendre la société. Les guerres des Albigeois, les persécutions contre les Vaudois, les cathares, les bogomiles, les pauvres de Lyon, ne me choquent pas plus que les croisades : c’étaient là réellement des errants, sortant de la grande forme de l’humanité, et quant aux hommes vraiment avancés du Moyen Âge, comme Scot Érigène, Arnauld de Bresce, Abélard, Frédéric II, ils subissaient la juste peine d’être en avant de leur siècle. Ce qui fait que ces actes de l’Inquisition du Moyen Âge nous indignent, c’est que nous les jugeons au point de vue de notre âge sceptique ; il est trop clair, en effet, que de nos jours, où il n’y a plus de dogme, de tels faits seraient exécrables. Massacrer les autres pour son opinion est horrible. Mais pour le dogme de l’humanité ?… la question est tout autre. Qu’un homme soit violent, cruel même, pour défendre sa croyance désintéressée, c’est fâcheux, mais toujours excusable. La persécution ne devient odieuse que quand elle est exercée par des intéressés, qui sacrifient à leur bien-être la pensée des autres.

C’est pour cela qu’il faut juger tout autrement les persécutions de l’Église au Moyen Âge et dans les temps modernes. Car, dans les temps modernes, elle a cessé d’être ce qu’elle était au Moyen Âge ; ce n’est plus qu’une vieille domination, usée, gênante, illégitime ; tout ce qu’elle fait pour se maintenir est odieux, car elle n’a plus de raison d’être. La mort de Jean Hus m’indigne déjà, car Jean Hus représentait l’avenir ; la mort de Vanini et de Giordano Bruno me révolte, car l’esprit moderne était déjà définitivement émancipé. Et quant aux absurdes persécutions religieuses de Louis XIV, il n’y avait qu’une femme étroite et dure, des jésuites et Bossuet qui fussent capables de les conseiller à un roi fatigué. Quand l’Église était la domination légitime, elle avait beaucoup moins à persécuter que depuis qu’elle eut cessé de l’être. La grande et odieuse persécution, l’Inquisition, n’est devenue quelque chose de monstrueux qu’au XVIe siècle, c’est-à-dire quand l’Église est définitivement battue par la Réforme. Louis XIV n’a pas eu, que je me rappelle, un seul acte de sévérité à faire pour maintenir sa souveraineté absolue, et cela devait être ; cette souveraineté était légitime, acceptée ; nul homme ne fut plus absolu et moins tyran. La Restauration, au contraire, fut toujours en batailles et en tiraillements pour un pouvoir assurément beaucoup moindre ; et de sa part la moindre violence révoltait, car elle s’imposait. La mesure des violences qu’un pouvoir est obligé de déployer pour se maintenir, et surtout l’indignation qu’excitent ses violences, est la mesure de son illégitimité. Nous sommes légitimistes à notre manière. Le gouvernement légitime est celui qui se fonde sur la raison du temps ; le gouvernement illégitime est celui qui emploie la force ou la corruption pour se maintenir malgré les faits.

C’est pour n’avoir pas compris la différence de ces deux âges de l’humanité que l’on fait tant de sophismes sur les rapports de l’Église et de l’État. Dans le premier âge, celui où il y a une religion vraie, qui est la forme de la société, l’État et la religion sont une même chose, et, bien loin que l’État salarie la religion, la religion se soutient par elle-même, et c’est plutôt l’État qui, à certains jours, fait appel à l’Église. Elle est même supérieure à l’État, puisque l’État y puise son principe. Mais aux époques où l’État n’ayant aucune croyance dit à tout le monde : « Je n’entends rien en théologie, croyez ce qu’il vous plaira », il ne doit salarier (alors seulement naît ce mot ignoble) aucun culte, ou, ce qui revient à peu près au même, il doit les salarier tous. Ce qu’il donne aux religions n’est qu’une aumône ; elles doivent rougir en le recevant, et je comprends bien l’indignation des ultramontains ardents, quand ils voient Dieu figurer sur le budget de l’État comme un fonctionnaire public. À ces époques, il n’y a plus que des opinions. Or pourquoi l’État salarierait-il une opinion ! Je conçois l’État reconnaissant un seul culte ; je le conçois ne reconnaissant aucun culte ; mais je ne le conçois pas reconnaissant tous les cultes 164. La théorie libérale de l’indifférentisme est superficielle. Il faut de la doctrine à l’humanité. Si le catholicisme est le vrai, les prétentions les plus extrêmes des ultramontains sont légitimes, l’Inquisition est une institution bienfaisante. En effet, comme de ce point de vue la saine croyance est le plus grand bien auquel tout le reste doit être sacrifié, le souverain fait acte de père en séparant le bon grain de l’ivraie et brûlant celle-ci. Rien ne tient devant la seule chose nécessaire : sauver les âmes. Le compelle intrare est légitime par ses résultats. Si, en sacrifiant mille âmes gangrenées, on peut espérer en sauver une, l’orthodoxie les trouvera suffisamment compensées 165. J’en suis bien fâché, mais rien ne dispense de la question dogmatique. Nos délicats, qui maintiennent toujours cette question en dehors, s’interdisent en toute chose les solutions logiques.

Il est d’un petit esprit de supposer un ordre absolument légal, contre lequel il n’y a pas d’objection et qui s’impose absolument. L’état d’une société n’est jamais tout à fait légal, ni tout à fait illégal. Tout état social est forcément illégal, en tant qu’imparfait, et tend toujours à plus de légalité, c’est-à-dire à plus de perfection. Il n’est pas moins superficiel de supposer que le gouvernement n’est que l’expression de la volonté du plus grand nombre, en sorte que le suffrage universel serait de droit naturel et que, ce suffrage étant acquis, il n’y aurait qu’à laisser la volonté du peuple s’exprimer. Cela serait trop simple. Il n’y a que des pédants de collège, des esprits clairs et superficiels qui aient pu se laisser prendre à l’apparente évidence de la théorie représentative. La masse n’a droit de gouverner que si l’on suppose qu’elle sait mieux que personne ce qui est le meilleur. Le gouvernement représente la raison, Dieu, si l’on veut, l’humanité dans le sens élevé (c’est-à-dire les hautes tendances de la nature humaine), mais non un chiffre. Le principe représentatif a été bon à soutenir contre les vieux despotismes personnels où le souverain croyait commander de son droit propre, ce qui est bien plus absurde encore. Mais, de fait, le suffrage universel n’est légitime que s’il peut hâter l’amélioration sociale. Un despote qui réaliserait cette amélioration contre la volonté du plus grand nombre serait parfaitement dans son droit. Vienne le Napoléon qu’il nous faut, le grand organisateur politique, et il pourra se passer de la bénédiction papale et de la sanction populaire.

L’idéal d’un gouvernement serait un gouvernement scientifique, où des hommes compétents et spéciaux traiteraient les questions gouvernementales comme des questions scientifiques et en chercheraient rationnellement la solution. Jusqu’ici c’est la naissance, l’intrigue ou le privilège du premier occupant qui ont généralement conféré les grades aux gouvernants ; le premier intrigant qui réussit à s’installer devant une table verte est qualifié homme d’État. Je ne sais si un jour, sous une forme ou sous une autre, il ne se produira pas quelque chose d’analogue à l’institution des lettrés chinois et si le gouvernement ne deviendra pas le partage naturel des hommes compétents, d’une sorte d’académie des sciences morales et politiques. La politique est une science comme une autre et exige apparemment autant d’études et de connaissances qu’une autre. Dans les sociétés primitives, le collège des prêtres gouvernait au nom des dieux ; dans les sociétés de l’avenir, les savants gouverneront au nom de la recherche rationnelle du meilleur. Dieu merci ! Cette académie aurait de nos jours une rude tâche, s’il lui fallait démontrer à la présomption ignorante et contrôleuse la légitimité de sa conduite ! Cette manie qu’ont les sots de vouloir qu’on leur donne la raison de ce qu’ils ne peuvent comprendre et de se fâcher quand ils ne comprennent pas est un des plus grands obstacles au progrès. Les sages de l’avenir la mépriseront.

Mais comment, direz-vous, imposer à la majorité ce qui est le meilleur, si elle s’y refuse ? Ah ! là est le grand art. Les sages anciens avaient pour cela des moyens fort commodes, des oracles, des augures, des Égéries, etc. D’autres ont eu des armées. Tous ces moyens sont devenus impossibles. La religion de l’avenir tranchera la difficulté de sa lourde épée. Apprenons au moins à n’être pas si sévères contre ceux qui ont employé un peu de duperie et ce qu’on est convenu d’appeler corruption, si réellement (condition essentielle) ils n’ont eu pour but que le plus grand bien de l’humanité. S’ils n’ont eu en vue, au contraire, que des considérations égoïstes, ce sont des tyrans et des infâmes.

C’est rendre un mauvais service à un pupille que de lui remettre trop tôt la disposition de ses biens. Mais c’est un crime de le tenir dans l’idiotisme pour le garder indéfiniment en tutelle. Mieux vaut encore une émancipation prématurée ; car, après quelques folies, elle peut contribuer à ramener la sagesse.

Jusqu’à ce que le peuple soit initié à la vie intellectuelle, l’intrigue et le mensonge sont évidemment mis aux enchères. Il s’agit de capter le vieillard aveugle, et pour cela de mentir, de flatter. Les tableaux si vivants d’Aristophane n’ont rien d’exagéré. Le suffrage du peuple non éclairé ne peut amener que la démagogie ou l’aristocratie nobiliaire, jamais le gouvernement de la raison. Les philosophes, qui sont les souverains de droit divin, agacent le peuple et ont sur lui peu d’influence. Voyez à Athènes le sort de tous les sages [(en grec)], Miltiade, Thémistocle, Socrate, Phocion. Ils n’ont pas d’éclat extérieur, ils ne flattent pas, ils sont sérieux et sévères, ils ne rient pas, ils parlent un langage difficile et que la multitude n’entend pas, celui de la raison. Comment voulez-vous que de telles gens, s’ils se mêlent de parler à la multitude, n’encourent pas sa disgrâce. Ceux-là seuls parlent au peuple un langage intelligible qui s’adressent à ses passions ou qui s’intitulent ducs ou comtes. Ces deux langues-là sont faciles à comprendre.

Ainsi s’explique la mauvaise humeur que le peuple a montrée de tout temps contre les philosophes, surtout quand ils ont eu la maladresse de se mêler des affaires publiques. Placé entre le charlatan et le médecin sérieux, le peuple va toujours au charlatan. Le peuple veut qu’on ne lui dise que des choses claires, faciles à comprendre, et le malheur est qu’en rien la vérité n’est à la surface. Le peuple aime qu’on plaisante. Les vues les plus superficielles et les plus rebattues présentées sur un ton de grossière plaisanterie, qui fait grincer les dents à tout esprit délicat, font battre des mains aux ignorants. Les véritables intérêts du peuple ne sont presque jamais dans ce qui en a l’apparence. Les sages qui vont à la réalité ont l’air d’être ses ennemis ; et les charlatans qui s’en tiennent aux lieux communs sont de droit ses amis. Et puis il y a dans les sages je ne sais quoi d’orgueilleux, quelque soin qu’ils mettent à se faire humbles et condescen-dants. Ce n’est pas leur faute ; l’orgueil (et ce mot ici n’a rien de condamnable) est dans ce qu’ils sont. Le grand seigneur est orgueilleux aussi ; mais son orgueil choque moins le peuple. Celui-ci se console de n’avoir pas l’or et les cordons du grand seigneur ; mais il ne pardonne pas au penseur de lui être supérieur en intelligence, et il se croit au moins aussi compétent que lui en politique. Le peuple est bien plus indulgent pour les grands que pour les gens de classe moyenne qui sont instruits et éclairés. Ceux-ci lui paraissent sur le même niveau que lui, et il voit leur supériorité de mauvais œil. Le roi, la famille royale sont dieux pour lui, et il a la bonhomie de les aimer. Mais pour des bourgeois simples, que leurs talents ont portés au pouvoir, il faut que ce soient des voleurs, des intrigants. Les grands sont placés trop haut pour qu’il leur porte envie : la jalousie n’a lieu qu’entre égaux. Un gouvernement d’hommes sans nom est fatalement condamné à être soupçonné, calomnié. « Comment cet homme qui est mon égal a-t-il fait pour parvenir ? Il faut nécessairement que ce soit un malhonnête homme, autrement il me serait supérieur, ce qui ne peut pas être. Il a touché de près les deniers de l’État ; il doit y avoir pris quelque chose ; car si j’y étais, moi, je sais bien que j’en serais tenté. » Ainsi parle la vulgaire envie. Ces soupçons n’atteignent jamais ceux qu’on regarde comme d’une autre espèce et avec lesquels on a définitivement renoncé à se comparer. Me trouvant un jour avec des paysans, je remarquai qu’ils étaient très préoccupés de la légère indemnité accordée aux représentants ; ils marchandaient, chicanaient, trouvaient mauvais qu’ils la touchassent pendant leurs congés, alors, disaient-ils, qu’ils ne travaillent pas ; et ces bonnes gens ne faisaient pas une observation sur les millions de la liste civile.

Certes, si tous étaient comme nous, non seulement le gouvernement serait plus facile, mais il serait à peine besoin d’un gouvernement. Les restrictions gouvernementales sont en raison inverse de la perfection des individus. Or tous seraient comme nous, si tous avaient notre culture, si tous possédaient comme nous l’idée complète de l’humanité. Pourquoi toute liberté est-elle accompagnée d’un danger parallèle et a-t-elle besoin d’un correctif ? C’est que la liberté est pour les sages comme pour les fous. Mais quand tous seront sages, ou quand la raison publique sera assez forte pour faire justice des insensés, nulle restriction ne sera nécessaire.

Fichte a osé concevoir un état social si parfait que la pensée même du mal fût bannie de l’esprit de l’homme. Je crois comme lui que le mal moral n’aura signalé qu’un âge de l’humanité, l’âge où l’homme était délaissé par la société et ne recevait pas d’elle l’héritage religieux auquel il a droit. « Il y a des hommes, dit M. Guizot, qui ont pleine confiance dans la nature humaine. Selon eux, laissée à elle-même, elle va au bien. Tous les maux de la société viennent des gouvernements, qui corrompent l’homme en le violentant ou en le trompant. » Je suis de ceux qui ont cette confiance. Mais je crois que le mal ne vient pas de ce que les gouvernements violentent et trompent, mais de ce qu’ils n’élèvent pas. Moi qui suis cultivé, je ne trouve pas de mal en moi, et spontanément, en toute chose, je me porte à ce qui me semble le plus beau. Si tous étaient aussi cultivés que moi, tous seraient comme moi dans l’heureuse impossibilité de mal faire. Alors il serait vrai de dire : vous êtes des dieux et les fils du Très-Haut. La morale a été conçue jusqu’ici d’une manière fort étroite, comme une obéissance à une loi, comme une lutte intérieure entre des lois opposées 166. Pour moi, je déclare que, quand je fais bien, je n’obéis à personne, je ne livre aucune bataille et ne remporte aucune victoire, que je fais un acte aussi indépendant et aussi spontané que celui de l’artiste qui tire du fond de son âme la beauté pour la réaliser au dehors, que je n’ai qu’à suivre avec ravissement et parfait acquiescement l’inspiration morale qui sort du fond de mon cœur. L’homme élevé n’a qu’à suivre la délicieuse pente de son impulsion intime ; il pourrait adopter la devise de saint Augustin et de l’abbaye de Thélème : « Fais ce que tu voudras » ; car il ne peut vouloir que de belles choses. L’homme vertueux est un artiste qui réalise le beau dans une vie humaine comme le statuaire le réalise sur le marbre, comme le musicien par des sons. Y a-t-il obéissance et lutte dans l’acte du statuaire et du musicien ?

C’est là de l’orgueil, direz-vous. Il faut s’entendre. Si l’on entend par humilité le peu de cas que l’homme ferait de sa nature, la petite estime dans laquelle il tiendrait sa condition, je refuse complètement à un tel sentiment le titre de vertu, et je reproche au christianisme d’avoir parfois pris la chose de cette manière. La base de notre morale, c’est l’excellence, l’autonomie parfaite de la nature humaine ; le fond de tout notre système philosophique et littéraire, c’est l’absolution de tout ce qui est humain.

Ennoblissement et émancipation de tous les hommes par l’action civilisatrice de la société, tel est donc le devoir le plus pressant du gouvernement dans la situation présente. Tout ce que l’on fait sans cela est inutile ou prématuré. On parle sans cesse de liberté, de droit de réunion, de droit d’association. Rien de mieux, si les intelligences étaient dans l’état normal ; mais jusque-là rien de plus frivole. Des imbéciles ou des ignorants auront beau se réunir, il ne sortira rien de bon de leur réunion. Les sectaires et les hommes de parti s’imaginent que la compression seule empêche leurs idées de parvenir et s’irritent contre cette compression. Ils se trompent. Ce n’est pas le mauvais vouloir des gouvernements qui étouffe leurs idées ; c’est que leurs idées ne sont pas mûres ; de même que ce n’est pas la force des gouvernements absolus, mais la dépression des sujets qui maintient les peuples dans l’assujettissement. Pensez-vous donc que, s’ils étaient mûrs pour la liberté, ils ne se la feraient pas à l’heure même ? Notre libéralisme français, croyant tout expliquer par le despotisme, préoccupé exclusivement de liberté, considérant le gouvernement et les sujets comme des ennemis naturels, est en vérité bien superficiel. Persuadons-nous bien qu’il ne s’agit pas de liberté, mais de faire, de créer, de travailler. Le vrai trouve toujours assez de liberté pour se faire jour, et la liberté ne peut être que préjudiciable, quand ce sont des insensés qui la réclament. Elle n’aboutit qu’à favoriser l’anarchie et n’est d’aucun usage pour le progrès réel de l’humanité. Qu’un commissaire de police s’introduise dans une salle où quelques têtes faibles et vides échauffent réciproquement leurs passions instinctives, nous jetons les hauts cris : la liberté est violée. Croyez-vous donc que ce seront ces pauvres gens qui résoudront le problème ? Nous usons la force pour conserver à tous le droit de radoter à leur aise ; ne vaudrait-il pas mieux chercher à parler raison et enseigner à tous à parler et à comprendre ce langage ? Fermez les clubs, ouvrez des écoles, et vous servirez vraiment la cause populaire.

La liberté de tout dire suppose que ceux à qui l’on s’adresse ont l’intelligence et le discernement nécessaires pour faire la critique de ce qu’on leur dit, l’accepter s’il est bon, le rejeter s’il est mauvais. S’il y avait une classe légalement définissable de gens qui ne pussent faire ce discernement, il faudrait surveiller ce qu’on leur dit ; car la liberté n’est tolérable qu’avec le grand correctif du bon sens public, qui fait justice des erreurs. C’est pour cela que la liberté de l’enseignement est une absurdité, au point de vue de l’enfant. Car l’enfant, acceptant ce qu’on lui dit sans pouvoir en faire la critique, prenant son maître non comme un homme qui dit son avis à ses semblables, afin que ceux-ci l’examinent, mais comme une autorité, il est évident qu’une surveillance doit être exercée sur ce qu’on lui enseigne et qu’une autre liberté doit être substituée à la sienne pour opérer le discernement. Comme il est impossible de tracer des catégories entre les adultes, la liberté devient, en ce qui les concerne, le seul parti possible. Mais il est certain qu’avant l’éducation du peuple toutes les libertés sont dangereuses et exigent des restrictions. En effet, dans les questions relatives à la liberté d’exprimer sa pensée, il ne faut pas seulement considérer le droit qu’a celui qui parle, droit qui est naturel et n’est limité que par le droit d’autrui, mais encore la position de celui qui écoute, lequel, n’ayant pas toujours le discernement nécessaire, est comme placé sous la tutelle de l’État. C’est au point de vue de celui qui écoute et non au point de vue de celui qui parle que les restrictions sont permises et légitimes. La liberté de tout dire ne pourra avoir lieu que lorsque tous auront le discernement nécessaire et que la meilleure punition des fous sera le mépris du public.

Que ne puis-je faire comprendre comme je le sens que toute notre agitation politique et libérale est vaine et creuse, qu’elle serait bonne dans un État où les esprits seraient généralement cultivés et où beaucoup d’idées scientifiques se produiraient (car la science ne saurait exister sans liberté) ; mais que, dans une société composée en grande majorité d’ignorants ouverts à toutes les séductions et où la force intellectuelle est évidemment en décadence, se borner à défendre ces formes vides, c’est négliger l’essentiel pour s’attacher à des textes de lois à peu près insignifiants, puisque l’autorité peut toujours les tourner et les interpréter à son gré.

M. Jouffroy a dit cela d’une façon merveilleuse dans cet admirable discours sur le scepticisme actuel, que je devrais transcrire ici tout entier, si je voulais exprimer sur ce sujet ma pensée complète : « Chacune de nos libertés nous a paru tour à tour le bien après lequel nous soupirions, et son absence la cause de tous nos maux. Et cependant nous les avons conquises, ces libertés, et nous n’en sommes pas plus avancés, et le lendemain de chaque révolution nous nous hâtons de rédiger le vague programme de la suivante. C’est que nous nous méprenons ; c’est que chacune de ces libertés que nous avons tant désirées, c’est que la liberté elle-même n’est pas et ne saurait être le but où une société comme la nôtre aspire… Prenez l’une après l’autre toutes nos libertés, et voyez si elles sont autre chose que des garanties et des moyens : garanties contre ce qui pourrait empêcher la révolution morale, qui seule peut nous guérir, moyens de hâter cette révolution…, etc. »

Ce n’est pas beaucoup dire que d’avancer que les libertés publiques sont maintenant mieux garanties qu’à l’époque où apparut le christianisme : et pourtant je mets en fait qu’une grande idée trouverait de nos jours pour se répandre plus d’obstacles que n’en rencontra le christianisme naissant. Si Jésus paraissait de nos jours, on le traduirait en police correctionnelle ; ce qui est pis que d’être crucifié. Imaginez une mort vulgaire pour couronner la vie de Jésus, quelle différence ! On se figure trop facilement que la liberté est favorable au développement d’idées vraiment originales. Comme on a remarqué que, dans le passé, tout système nouveau est né et a grandi hors la loi, jusqu’au jour où il est devenu loi à son tour, on a pu penser qu’en reconnaissant et légalisant le droit des idées nouvelles à se produire, les choses en iraient beaucoup mieux. Or c’est le contraire qui est arrivé. Jamais on n’a pensé avec moins d’originalité que depuis qu’on a été libre de le faire. L’idée vraie et originale ne demande pas la permission de se produire et se soucie peu que son droit soit ou non reconnu ; elle trouve toujours assez de liberté, car elle se fait toute la liberté dont elle a besoin. Le christianisme n’a pas eu besoin de la liberté de la presse ni de la liberté de réunion pour conquérir le monde. Une liberté reconnue légalement doit être réglée. Or, une liberté réglée constitue en effet une chaîne plus étroite que l’absence de la loi. En Judée, sous Ponce-Pilate, le droit de réunion n’était pas reconnu, et de fait on n’en était que plus libre de se réunir : car, par là même que le droit n’était pas reconnu, il n’était pas limité. Mieux vaut, je le répète, pour l’originalité, l’arbitraire et les inconvénients qu’il entraîne que l’inextricable toile d’araignée où nous enserrent des milliers d’articles de lois, arsenal qui fournit des armes à toute fin. Notre libéralisme formaliste ne profite réellement qu’aux agitateurs et à la petite originalité, si fatale en ce qu’elle déprécie la grande, mais sert très peu le progrès véritable de l’esprit humain. Nous usons nos forces à défendre nos libertés, sans songer que ces libertés ne sont qu’un moyen, qu’elles n’ont de prix qu’en tant qu’elles peuvent faciliter l’avènement des idées vraies. Nous tenons par-dessus tout à être libres de produire, et de fait nous ne produisons pas.

Nous avons horreur de la chaîne extérieure, je ne sais quelle fanfaronnade de libéralisme, et nous ne comprenons pas la grande hardiesse de la pensée. L’ombre de l’Inquisition effraie jusqu’à nos catholiques, et à l’intérieur nous sommes timides et sans élan, nous nous subjuguons avec une déplorable résignation à l’opinion, à l’habitude, nous y sacrifions notre originalité ; tout ce qui sort de la banalité habituée est déclaré absurde. Sans doute l’Allemagne, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, avait moins de liberté extérieure que nous n’en avons. Eh bien ! je mets en fait que tous les libres penseurs de notre République n’ont pas le quart de la hardiesse et de la liberté qui respirent dans les écrits de Lessing, de Herder, de Gœthe, de Kant. De fait on a pensé plus librement il y a un demi-siècle à la cour de Weimar, sous un gouvernement absolu, que dans notre pays qui a livré tant de combats pour la liberté. Gœthe, l’ami d’un grand-duc, aurait pu se voir en France poursuivi devant les tribunaux ; le traducteur de Feuerbach n’a pas trouvé d’éditeur qui osât publier son livre. C’est là un peu notre manière ; nous sommes une nation extérieure et superficielle, plus jalouse des formes que des réalités. Les grandes et larges idées sur Dieu ont été et sont, en Allemagne, la doctrine de tout esprit cultivé philosophiquement ; en France, nul n’a encore osé les avouer, et celui qui oserait le faire trouverait plus d’obstacles qu’il n’en eût trouvé à Tubingue ou à Iéna sous des gouvernements absolus. D’où viendrait l’obstacle ? De la timidité intellectuelle qui nous ferme à toute idée et trace autour de nous l’étroit horizon du fini. Je le répète, la France n’a compris que la liberté extérieure, mais nullement la liberté de la pensée. L’Espagne, au fond tout aussi libre et aussi philosophique qu’aucune autre nation, n’a pas éprouvé le besoin d’une émancipation extérieure, et croyez-vous que, si elle l’eût sérieusement voulue, elle ne l’eût pas conquise ? La liberté y est toute au-dedans ; elle a aimé à penser librement dans les cachots et sur le bûcher. Ces mystiques, sainte Thérèse d’Avila, Grenade, ces infatigables théologiens, Soto, Bañez, Suarez, étaient au fond d’aussi hardis spéculateurs que Descartes ou Diderot.

Occupons-nous donc de penser un peu plus librement et savamment, et un peu moins d’être libres d’exprimer notre pensée. L’homme qui a raison est toujours assez libre. Ah ! n’est-il pas bien probable que ceux qui crient à la liberté violée ne sont pas tant des gens qui, possédés par le vrai, souffrent de ne pouvoir le divulguer, que des gens qui, n’ayant aucune idée, exploitent à leur profit cette liberté qui ne devrait servir que pour le progrès rationnel de l’esprit humain ? Les novateurs qui ont eu raison aux yeux de l’avenir ont pu être persécutés ; mais la persécution n’a pas retardé d’une année peut-être le triomphe de leurs idées et leur a plus servi par ailleurs que n’eût fait un avènement immédiat.

Sans doute nous devons soigneusement maintenir les libertés que nous avons conquises avec tant d’efforts ; mais ce qui importe bien plus encore, c’est de nous convaincre que ce n’est là qu’une première condition avantageuse, si l’on a des idées, funeste, si l’on n’en a pas. Car à quoi sert d’être libre de se réunir, si l’on n’a pas de bonnes choses à se communiquer ? À quoi sert d’être libre de parler et d’écrire si l’on n’a rien de vrai et de neuf à dire ? À chacun son rôle : persécutés et persécuteurs poussent également à l’éternelle roue ; et après tout les persécutés doivent beaucoup de reconnaissance aux persécuteurs, car, sans eux, ils ne seraient pas parfaitement beaux !

La persécution a le grand avantage d’écarter la petite originalité qui cherche son profit dans une mesquine opposition. Quand on joue sa tête pour sa pensée, il n’y a que les possédés de Dieu, les hommes entraînés par une conviction puissante et le besoin invincible de parler qui se mettent en avant. Nos demi-libertés garanties font la partie trop belle à l’intrigue : car on ne risque pas beaucoup, et les tracasseries auxquelles on peut s’exposer ne sont après tout qu’un fonds bien placé pour l’avenir. C’est trop commode. Autrefois, sur dix novateurs, neuf étaient violemment étouffés, aussi le dixième était bien vraiment et franchement original. La serpe qui émonde les rameaux faibles ne fait que donner aux autres plus de force. Aujourd’hui, plus de serpe ; mais aussi plus de sève. En somme, tout cela est assez indifférent, et l’humanité fera son chemin sans les libéraux et malgré les rétrogrades, L’esprit n’est jamais plus hardi et plus fier que quand il sent un peu la main qui pèse sur lui. Laissez-lui carte blanche, il court à l’aventure et est si content de sa liberté qu’il ne songe qu’à la défendre, sans penser à en profiter.

L’histoire de l’esprit humain nous montre toutes les idées naissant hors la loi et grandissant subrepticement. Qu’on remonte à l’origine de toutes les réformes, elles sembleront régulièrement inexécutables. Plaçons-nous par exemple en 1520, demandons-nous comment l’idée nouvelle fera pour percer cette mer de glace. C’est impossible, la chaîne est trop forte : le pape, l’empereur, les rois, les ordres religieux, les universités ; et pour soulever tout cela, un pauvre moine. C’est impossible ! c’est impossible ! Plaçons-nous encore à l’origine du rationalisme moderne. Le siècle est enlacé par les jésuites, l’Oratoire, les rois, les prêtres. Les jésuites ont fait de l’éducation une machine à rétrécir les têtes et aplatir les esprits, selon l’expression de M. Michelet. Et, vis-à-vis de tout cela, quelques obscurs savants, pauvres, sans appui dans les masses, Galilée, Descartes. Que prétendent-ils faire ? Comment soulever un tel poids d’autorité ? Cent cinquante ans après, c’était fait.

Ainsi toutes les réformes eussent été empêchées si la loi eût été observée à la rigueur ; mais la loi n’est jamais assez prévoyante, et l’esprit est si subtil qu’il lui suffit de la moindre issue. Il importe donc assez peu que la loi laisse ou refuse la liberté aux idées nouvelles ; car elles vont leur chemin sans cela, elles se font sans la loi et malgré la loi, et elles gagnent infiniment plus à se faire ainsi que si elles avaient grandi en toute légalité. Quand un fleuve débordé s’avance, on peut élever les digues pour arrêter sa marche, mais le flot monte toujours ; on travaille, on s’empresse, des ouvriers actifs réparent toutes les fissures, mais le flot monte toujours jusqu’à ce que le torrent surmonte l’obstacle, ou bien que, tournant la digue, il revienne par une autre voie inonder les champs qu’on voulait lui défendre.