(1913) La Fontaine « IV. Les contes »
/ 3414
(1913) La Fontaine « IV. Les contes »

IV.
Les contes

Et maintenant, nous ne parlerons plus absolument que du génie littéraire de La Fontaine, et j’ai peur que le sujet que nous allons traiter soit moins intéressant, parce qu’il est clair que nous n’aurons pas à discuter, à critiquer beaucoup, à faire beaucoup de réserves, et, par conséquent, il est possible qu’il y ait moins d’intérêt dans nos causeries. Il est certain que la dispute est d’un grand secours.

Sans elle, on dormirait toujours.

Mais l’admiration est un sentiment, d’abord, qui s’épuise vite, a dit Voltaire, et qui, ensuite, peut devenir un peu monotone. J’en risque l’affaire, et je vous parlerai désormais du génie de conteur de La Fontaine, ou plutôt de son talent de conteur  de son joli talent dramatique, de son charmant talent de touriste et enfin de son génie comme fabuliste.

Aujourd’hui, c’est du conteur que je veux parler.

Le conte est un des genres littéraires les plus anciens que l’on sache ; il date de la plus haute antiquité. Nous avons, chez les Grecs, les Fables Milésiennes, qui sont restées comme une espèce de réservoir commun où ont puisé successivement presque tous les conteurs ; nous avons l’Ane d’or d’Apulée, l’Ane de Lucien, etc. Au moyen âge, nous avons l’énorme trésor des fableaux, ou fabliaux, qui sont, comme vous le savez, plus que les contes anciens, des narrations, de petits récits, toujours, ou presque toujours, satiriques, et qui vont comme donner le ton à tous les contes qui suivront. Nous avons, au seizième siècle, des conteurs que La Fontaine a connus, qu’il a très bien connus probablement presque tous, lesquels continuent la tradition du moyen âge, non seulement la continuent en la conservant, puisque le plus souvent ce sont des fableaux qu’ils remettent au style du jour et à la mode du temps, soit qu’ils les aient lus, ce qui n’est pas probable, soit qu’ils les aient tenus de la tradition orale toujours vivante, toujours solide et toujours féconde. C’est ainsi que nous arrivons à La Fontaine, qui s’est inspiré, pour ses contes, et de l’antiquité, et des fableaux, et des conteurs du seizième siècle français, et enfin des conteurs italiens comme Machiavel, l’Arioste et Boccace.

Pourquoi je commence l’étude du génie littéraire de La Fontaine par une étude de La Fontaine conteur ? C’est d’abord parce que je réserve ses fables pour la fin, mais une raison un peu plus sérieuse, un peu plus didactique, du domaine du professeur, c’est que La Fontaine a commencé par des contes. Il a commencé par conter, cela a été évidemment sa première vocation. Vous me direz : « Non, puisqu’il a commencé par traduire l’Eunuque. » C’est vrai. Mais l’Eunuque est évidemment un exercice littéraire, ce n’est pas autre chose ; c’est le poète qui s’essaie, qui fait des gammes avant de se mettre décidément au travail. La traduction de l’Eunuque ne doit pas compter dans une étude générale du talent de La Fontaine. En dehors de cette traduction, ses premières œuvres sont l’Adonis, imité de l’Adone du cavalier Marin, et puis Clymène, qui est de l’invention même de La Fontaine et qui déjà le caractérise singulièrement. Car, qu’est-ce que c’est ? C’est intitulé « comédie », mais ce n’est pas du tout une comédie ; au fond, c’est un conte, un conte fantaisiste, comme nous dirions de nos jours, c’est un conte moitié réel (pour ne pas dire réaliste) et moitié mythologique. C’est un conte de pure fantaisie libre et aventureuse, et inventé par La Fontaine, puis mis en dialogue. Or, vous savez, par avance, que les Contes de La Fontaine, qu’ils soient des contes proprement dits, ou qu’ils soient des fables, seront toujours, ou presque toujours, des contes dialogués. En s’exerçant avec Clymène, La Fontaine n’a pas fait autre chose qu’expérimenter son talent et s’essayer dans l’ordre d’art qu’il devait plus tard adopter et ne jamais quitter.

Adonis n’a pas pour nous d’intérêt très considérable, il n’a qu’un intérêt de recherche, d’érudition. Pour Clymène, c’est autre chose. Clymène est ce que je vous disais, un conte fantaisiste en dialogue, où paraissent des personnages réels ou supposés, comme Clymène elle-même, et Acanthe qui est l’amoureux, qui est le poète amoureux, qui, évidemment, représente La Fontaine. Et, d’autre part, paraissent les personnages des dieux de l’ancienne mythologie, à savoir Apollon et les muses. Apollon s’ennuie, les dieux mêmes s’ennuient, comme dira dans Psyché La Fontaine, les dieux mêmes s’ennuient parce que la littérature (au moment où La Fontaine place son récit) a toujours les mêmes caractères, parce que l’on n’invente plus rien, parce que l’on se traîne sur les anciens errements, parce qu’enfin, comme dit Apollon, « il nous faut du nouveau, n’en fût-il point au monde ».

Dans cette agréable pensée, il prie ses divines sœurs, les Muses, de se mettre au travail, d’inventer quelque chose, d’essayer quelque chose qui ne soit ni du Marot, quoiqu’il soit bien agréable, ni du Voiture, quoiqu’il soit bien spirituel, ni du Malherbe, quoiqu’il soit bien brillant. Les Muses, en effet, s’essayent, et alors elles font des poèmes, des fantaisies mythologiques, qui, tout naturellement, se tournent moitié en satire, moitié en petits poèmes critiques, d’une originalité composite tout à fait piquante qui répond précisément à la question et au désir du dieu : il nous faut du nouveau. La Fontaine semble dire : « Je crois qu’en voilà ». Je vous dirai même qu’il y a, non pas de la gêne mais un peu d’effort, que l’on sent, à faire, en effet, quelque chose de tout à fait en dehors de ce que l’on fait à cette époque. Car dans cette Clymène si adorée de M. Lafenestre, je ne vois rien qui soit véritablement pareil à tout ce que l’on a fait de 1620 à 1650. C’est une conversation très agréablement sinueuse et qu’il serait difficile de résumer…

Je vais vous signaler des vers charmants comme celui-ci :

Ce qu’on n’a point au cœur l’a-t-on dans son esprit ?

Car ainsi procède La Fontaine. Il a toujours, (même dans ses fables), une telle préoccupation, je ne dirai pas critique, mais de théorie littéraire, que ses idées littéraires, que ses doctrines littéraires le suivent partout. Il a dit lui-même comment il comprend l’art et comment il voudrait qu’on le pratiquât autour de lui.

Eh bien ! cet éveil, ce coup de cloche qu’il donne ici pour la première fois, il le donnera souvent : « Mettez de la sensibilité dans votre esprit. Vous avez, depuis Malherbe jusqu’à moi, un peu trop exclusivement de l’esprit, du brillant, de l’imagination curieuse, et quelquefois tout à fait brillante ; de la sensibilité, ce n’est pas, en général  et il a parfaitement raison — ce n’est pas, en général, ce que vous mettez dans vos ouvrages. Il en faut mettre. » Voilà un premier avertissement qu’il se donne à lui-même et qu’il donne aux poètes de son temps.

A côté de cela, il y a, dans Clymène, des vers élégiaques qui sont tout à fait heureux et que je ne veux pas vous priver de connaître ou de reconnaître. Par exemple, ceci nous donne une petite vision du premier état d’âme de La Fontaine amoureux, et en tout cas cela me paraît tout à fait digne de vous être soumis.

Acanthe dit à Clymène :

Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux.

Elle répond :

Toujours ce mot ! toujours !

Acanthe

Vous est-il odieux ?
Que de belles voudraient n’en entendre point d’autre !
Il charme également votre sexe et le nôtre :
Seule vous le fuyez, mais ne s’est-il point vu
Quelque temps où peut-être il vous a moins déplu ?

Et alors, confession de Clymène, confession très discrète, mais très élégante aussi de ton.

Elle dit :

L’amour, je le confesse, a traversé ma vie :
C’est ce qui malgré moi, me rend son ennemie.
Après un tel aveu, je ne vous dirai pas
Que votre passion est pour moi sans appas,
Et que d’aucun plaisir je ne me sens touchée,
Lorsqu’à tant de respect je la vois attachée.
Aussi peu vous dirai-je, Acanthe, écoutez bien,
Que par vos qualités vous ne méritez rien ;
Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoi plaire :
Que sert-il d’affecter le titre de sévère ?
Je ne me vante pas d’être sage à ce point
Qu’un mérite amoureux ne m’embarrasse point.
Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’en plaindre.
Ce n’est pas le haïr, Acanthe, c’est le craindre.
Des plus sauvages cœurs il flatte le désir.
Vous ne l’ôterez point sans m’ôter du plaisir ;
Nous y perdons tous deux : quand je vous le conseille.
Je me fais violence et prête encore l’oreille.
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux.

La scène continue, avec moins de beauté littéraire.

Je veux vous citer encore quelque chose d’assez curieux que je vous ai signalé, ce me semble, et qui me paraît devoir du moins appeler votre attention. Ce sont des stances. Nous voilà dans ce qu’on peut appeler le La Fontaine, non seulement élégiaque, mais lyrique. Il est lyrique dans la petite élégie qu’il fait prononcer par Polymnie.

Polymnie, sur le conseil d’Apollon, improvise quelques stances dont la conclusion est tout à fait analogue au fameux sonnet de Ronsard que vous connaissez tous :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu ; dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers et vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

et qui se termine ainsi :

N’attendez pas demain,
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

Vous allez voir que La Fontaine, soit souvenir (je n’en répondrais pas), soit coïncidence, et il est tout naturel que les poètes de cette valeur se rencontrent dans un sentiment pareil, vous allez voir que La Fontaine va exprimer tout à l’heure les mêmes pensées.

Qu’une belle est heureuse, et que de doux moments,
Quand elle en sait user, accompagnent sa vie !
D’un côté le miroir, de l’autre les amants.
Tout la loue. Est-il rien de si digne d’envie ?

La louange est beaucoup, l’amour est plus encor :
Quels plaisirs de compter les cœurs dont on dispose !
L’un meurt, l’autre soupire et l’autre en son transport
Languit et se consume ; est-il plus douce chose ?

Clymène, usez-en bien : vous n’aurez pas toujours
Ce qui vous rend si fière et si fort redoutée.
Caron vous passera sans passer les amours ;
Devant ce temps-là même ils vous auront quittée.

Vous vivrez plus longtemps encor que vos attraits ;
Je ne vous réponds pas alors d’être fidèle :
Mes désirs languiront aussi bien que vos traits ;
L’amant se sent déchoir aussi bien que la belle.

Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ?
Gardez-vous bien surtout de remettre à l’automne :
L’hiver vient aussitôt ; rien n’arrête le temps ;
Clymène, hâtez-vous, car il n’attend personne.

Ce sont les plus beaux vers du monde, qui échappaient déjà à la nonchalance de La Fontaine. Clymène était déjà une des plus jolies juvénilités poétiques qui puissent être.

Nous arrivons à Psyché. Psyché, je vous en préviens, est d’un temps beaucoup plus rapproché de nous et d’un âge de La Fontaine beaucoup plus avancé. Elle est même un peu postérieure à la publication du premier recueil des Contes. Je devrais donc parler des Contes avant Psyché ; mais comme les Contes ont comme poursuivi La Fontaine jusqu’à la fin de sa vie, je les garde pour plus tard.

Psyché est un conte mythologique imité d’Apulée. Ce sujet tient, en réalité, en trois mots. Psyché est une jeune princesse (c’est tout à fait comme un conte de fées), Psyché est une jeune princesse, belle comme le jour. Elle a deux sœurs qui sont un peu moins belles qu’elle et qui sont jalouses de leur sœur Psyché. Elles ont lieu, à un certain moment, de se féliciter, de se réjouir dans leur passion envieuse, car un oracle terrible intervient qui déclare que Psyché aura, par la loi du Destin, loi qui ne peut être évitée, aura pour époux un monstre, un monstre épouvantable et terrible. De plus, l’oracle se transforme en prescription et il prescrit d’exposer Psyché dans un lieu désert et sauvage et de l’y laisser seule en proie au monstre qui doit venir. Psyché est laissée seule. Tout ce que vous pouvez imaginer de désespoir et de larmes… Psyché, laissée seule en ce lieu sauvage, se voit soudain transportée en un palais et elle entre dans un état très bizarre : elle y devient l’épouse d’un être que, à sa voix, à ses discours, à l’entendre, à le toucher, elle trouve charmant, mais qu’elle ne voit jamais. Il ne vient auprès d’elle que dans une obscurité absolue, que dans les ténèbres les plus profondes, et il ne dissimule pas qu’il ne doit pas être vu, qu’il arriverait malheur s’il était vu d’elle.

La curiosité fait son effet bien naturel ! Psyché, armée d’un poignard pour tuer le monstre, s’il y a lieu et, de l’autre main, tenant une lampe, s’approche du lieu où elle sait que son époux obscur repose. En le voyant, elle tremble d’admiration et non pas de terreur. Une goutte d’huile tombe sur lui, il se réveille et il est forcé d’accomplir les ordres du destin : Psyché est renvoyée, chassée et repoussée au fond du désert, et les dieux lui infligent une série d’épreuves qui, je vous le dis tout de suite, ne sont pas bien amusantes dans Apulée, et le sont à peine davantage dans La Fontaine. C’est une série d’épreuve étranges, presque saugrenues, bizarres…. La dernière consiste en ceci : Vénus, que Psyché a été supplier, Vénus lui dit : « Les choses pourront s’arranger, on pourra vous pardonner et les destins pourront être fléchis. Comment ? Je vais vous imposer une épreuve qui est une commission à faire auprès de Proserpine. Prenez cette boîte, c’est une boîte de fard, je vous le dis très simplement, c’est une boîte de fard, portez-la à Proserpine à travers une nouvelle série d’épreuves, moins graves que les précédentes et par lesquelles vous témoignerez de votre sûreté de coup d’œil et de votre prudence accoutumée. Seulement n’ouvrez pas la boîte ! »

Vous vous doutez de ce qui arrive. Psyché n’a pas été assagie par sa première et très cruelle mésaventure ; elle ouvre la boîte et elle s’endort. Elle est endormie par la vapeur qui s’échappe de la boîte qu’elle a ouverte. Au milieu de son sommeil, qui est traversé de rêves bizarres et terribles, les dieux finissent par s’apitoyer. Vénus supplie Jupiter, qui seul peut, dans une certaine mesure, fléchir l’arrêt des Destins, et Psyché devient déesse.

Voilà cette histoire. Je vous dirai tout de suite qu’Apulée l’a racontée, d’une façon intéressante, naturellement, mais d’une façon en quelque sorte austère, sévère, presque glaciale, solennelle. Il y a quelque chose — peut-être l’a-t-il fait exprès — quelque chose d’hiératique dans le conte de Psyché par Apulée.

Cette histoire peut, d’après les idées modernes, peut, me semble-t-il, se raconter de trois manières différentes : d’abord, elle peut se raconter comme Apulée l’a racontée, et à peu près aussi La Fontaine (mais vous verrez qu’il y a une réserve à faire), se raconter comme un conte des Mille et une Nuits, en décrivant tout ce qui est arrivé à Psyché parce qu’elle a été curieuse, ce qui lui a valu des mésaventures qui ont été très dures.

Elle peut être racontée, cette histoire, comme un conte psychologique, comme un conte philosophique qui serait un conte psychologique ; ce serait alors une analyse, non pas didactique, bien entendu, mais une analyse présentée sous forme de récit, de la curiosité humaine qui ne se satisfait jamais de ce qu’elle a, de ce qu’elle possède et qui veut toujours chercher, au-delà des apparences, le dessous, au-delà du masque le visage, au-delà de tout ce qui est mystérieux l’essence du mystère, ne se contentant point de ce monde des apparences que l’esprit supérieur a voulu qui fût le nôtre. Ceci serait un conte philosophique très intéressant, qui pourrait être plus ou moins sentimental, ou plus ou moins moral, ou plus ou moins amer, et qui, en tout cas, se terminerait comme moralité, par les vers de Musset, par les vers de Rodolphe dans l’Idylle, de Musset :

Quand la réalité ne serait qu’une image
Et le contour léger des choses d’ici-bas,
Me préserve le ciel d’en savoir davantage !
Le masque est si charmant, que j’ai peur du visage,
Et même, en carnaval, je n’y toucherais pas.

Telle serait la moralité de Psyché contée comme récit psychologique.

Il y aurait — et ce serait peut-être, entre les mains d’un homme qui ne serait que… Gœthe par exemple, un grand poème — il y aurait autre chose encore : il y aurait Psyché racontée comme un conte, non plus psychologique, mais métaphysique, mais symbolique. Le sens de Psyché serait celui-ci : Psyché ne s’est pas contentée de l’amour, tel qu’elle l’avait ; Psyché a voulu savoir le fond des choses de l’amour, elle a voulu savoir le fond des choses du sentiment, c’est-à-dire qu’elle a analysé ses sentiments. Or, nous savons très bien qu’à vouloir analyser ses sentiments, on les dissout, on les ruine et on les dessèche. Le sentiment s’évanouit quand on veut l’analyser… Ce n’est pas du tout ce que je pense, au moins. Je crois que le sentiment s’évanouit quand on l’analyse, lorsqu’il est faible, et je crois que le sentiment se fortifie et s’agrandit quand on l’analyse, lorsqu’il est fort. Ce que je disait tout à l’heure n’est donc pas du tout mon avis, mais je le comprends très bien parce que cela est une vérité aussi, parce que cela a lieu très souvent ; je comprends très bien que l’on soutienne comme une moitié de la vérité que les sentiments se dissolvent et se dessèchent à les analyser. Et alors vous auriez précisément ce que je viens de vous indiquer, un conte symbolique où Psyché serait présentée comme l’être humain qui cherche sans cesse à anatomiser ses passions et ses sentiments, et qui, à ce jeu terrible, finit par les mortifier, comme on disait si bien au dix-huitième siècle, et par les ruiner.

Voilà les différentes façons dont on peut traiter Psyché, et j’entends par là que ce vieux mythe populaire de Psyché contient tout cela, comme les mythes populaires contiennent des sens très grands et très profonds, en quelque sorte d’une façon inconsciente. C’est aller trouver, comme dans le premier, et surtout dans le second Faust, c’est aller trouver le sens profond des inventions populaires, des pensées que le peuple a déposées dans ses récits, qui est le propre des hommes de génie.

Apulée nous a raconté l’histoire de Psyché comme un conte de fées que raconterait un vieux sachem un peu austère et même un peu morose. La Fontaine, pas du tout. Il a conté à la seconde des manières que j’indiquais plus haut, un peu, pas tout le temps, mais il a conté certainement à la seconde des manières que j’ai indiquées ; dans une certaine mesure il a introduit l’élément du conte psychologique. Il a analysé, lui, le sentiment de curiosité et montré à quel point il est vrai, à quel point il est faux, et à quel point il est vain.

C’est ainsi que lorsque Psyché supplie l’Amour, le dieu Amour, de se révéler à elle, l’Amour lui fait une réponse très spirituelle dans la forme, assez profonde, au moins assez pénétrante dans le fond, et qui est celle-ci (c’est une très jolie raillerie philosophique ; n’était le style, qui ne rappelle pas celui de l’homme que je vais nommer, on dirait quelque chose comme un de ces contes dont Renan nous régalait vers la fin de sa vie) :

« — Apprenez-moi, du moins, dit Psyché au dieu, les raisons qui vous rendent si opiniâtre.

— Je ne vous les dirai pas toutes, reprit l’époux ; mais, afin de vous contenter en quelque façon, examinez la chose en vous-même. Vous serez contrainte de m’avouer qu’il est à propos pour l’un et pour l’autre, de demeurer en l’état où nous nous trouvons : premièrement, tenez-vous certaine que du moment que vous n’aurez plus rien à souhaiter, vous vous ennuierez… »

Voilà la psychologie. Il ne faut pas épuiser le plaisir et en chercher les sources et les racines, parce qu’on atteint l’ennui, ou plutôt parce qu’on le fait naître.

« … Et comment ne vous ennuieriez-vous pas ? Les dieux s’ennuient bien ! Ils sont contraints de se faire, de temps en temps, des sujets de désir et d’inquiétude : tant il est vrai que l’entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main !… »

Comme c’est vrai, et comme on voit bien La Fontaine enseignant que de toute chose il ne faut prendre que la fleur et, de toute fleur, que le parfum.

L’amour ne pouvait parler autrement.

« … Pour ce qui me touche, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine ; d’autant plus que votre imagination ne se forge guère de monstres, j’entends d’images de ma personne, qui ne soient très agréables. Et, pour vous dire une raison plus particulière, vous ne doutez pas qu’il n’y ait quelque chose en moi de surnaturel. Nécessairement je suis dieu, ou je suis démon, ou bien enchanteur. Si vous trouvez que je sois démon, vous me haïrez ; et si je suis dieu, vous cesserez de m’aimer, ou, du moins, vous ne m’aimerez plus avec tant d’ardeur ; car il s’en faut bien qu’on aime les dieux aussi violemment que les hommes… »

C’est infiniment charmant, et, comme vous le voyez, infiniment gracieux, comme étant superficiel en apparence, et très profond quand on y réfléchit. On ne peut pas aimer les dieux comme on aime les hommes ; parce qu’on ne peut pas aimer la perfection comme on aime un être imparfait ; la perfection nous attire ; mais quand nous la touchons elle nous intimide. On n’appelle « Dieu » l’homme qu’on aime que parce qu’on sait bien qu’il ne l’est pas… Vérifiez.

« … Quant au troisième, à savoir si je suis enchanteur, il y a des enchanteurs agréables : je puis être de ceux-là ; et possible suis-je tous les trois ensemble, dieu, démon et enchanteur. Ainsi le meilleur pour vous est l’incertitude, et qu’après la possession vous ayez toujours de quoi désirer.

C’est un secret dont on ne s’était pas encore avisé. Demeurons-en là, si vous m’en croyez. Je sais ce que c’est l’amour, et le dois savoir… »

Le geste est un peu « galant », un peu coquet, trop spirituel, peut-être, mais bien joli.

Ainsi est allé devant lui La Fontaine, suivant sa fantaisie et ne suivant qu’elle en tout.

Toutes les choses  je viens de faire la comparaison  toutes les choses qui ravissent dans Psyché ne sont pas d’Apulée, elles sont de l’invention de La Fontaine. Par exemple, l’épisode du vieillard, du vieillard sage. Il est bien certain qu’Apulée ne s’en était pas douté le moins du monde. J’ai fait allusion au vieillard sage lorsque je vous ai parlé de l’amour de La Fontaine pour la solitude. Voici le passage, le voici tout entier :

Psyché, à travers les épreuves dont je vous ai parlé, traversant les déserts, traversant les contrées sauvages, finit, ce qui est tout à fait naturel, par rencontrer un ermite  pas tout à fait, puisque c’est un bon vieillard qui vit dans une sorte de cottage avec sa fille  qui lui raconte son histoire. Il a été un très grand seigneur, un grand ministre, le ministre d’un grand souverain. Seulement, dans la possession du pouvoir, il a trouvé pour tous charmes d’effroyables soucis, d’éternelles alarmes, comme dit Corneille. Il a épuisé tous les dégoûts, lui, et du reste sa fille, et ils se sont parfaitement entendus pour ne plus rien vouloir savoir des grandeurs de ce monde. C’est l’histoire de la fable de La Fontaine intitulée le Berger et le Roi.

Le vieillard finit par l’exagération du bonheur dont il jouit dans la solitude et par louanger la solitude elle-même.

« Mais, mon père, reprit Psyché, est-ce un si grand bien que cette solitude dont vous parlez ? Est-il possible que vous ne vous y soyez point ennuyé, vous, ni votre fille ? A quoi vous êtes-vous occupés pendant dix années ?

— A nous préparer pour une autre vie, lui répondit le vieillard. Nous avons fait des réflexions sur les fautes et sur les erreurs à quoi sont sujets les hommes. Nous avons employé le temps à l’étude.

— Vous ne me persuaderez point, repartit Psyché, qu’une grandeur légitime et des plaisirs innocents ne soient préférables au train de vie que vous menez.

— La véritable grandeur, à l’égard des philosophes, lui répliqua le vieillard, est de régner sur soi-même ; et le véritable plaisir, de jouir de soi. Cela se trouve en la solitude et ne se trouve guère autre part. Je ne vous dis pas que toutes personnes s’en accommodent ; c’est un bien pour moi, ce serait un mal pour vous. Une personne que le Ciel a composée avec tant de soin et avec tant d’art, doit faire honneur à son ouvrier et régner ailleurs que dans le désert.

— Hélas ! mon père, vous me parlez de régner, et je suis esclave… »

Ce petit épisode a tout à fait l’odeur, le parfum de la philosophie du dix-septième siècle, et tout y vient exclusivement de La Fontaine.

Je vous ai dit que la série des épreuves auxquelles est soumise Psyché n’est pas beaucoup plus intéressante dans La Fontaine que dans Apulée. Il y a une bizarrerie qui est assez amusante, je crois, à connaître. La Fontaine a une singulière idée : c’est de remplacer la fumée qui sort de la boîte de Vénus et qui endort Psyché, par une vapeur qui la transforme… en négresse, et il nous assure qu’après cette métamorphose fâcheuse, elle est peut-être plus jolie qu’auparavant. « C’est d’une imagination un peu burlesque, direz-vous, cela sent son Scarron ! » Ce n’est pas sûr ! Il y a eu, vers 1640 environ, il y a eu une négresse très jolie qui a fait l’admiration de tout Paris et qui a été chantée par plusieurs poètes. Il est très possible que ce soit un souvenir que La Fontaine ait gardé dans la mémoire et dont il ait fait ce petit épisode où, du reste, je le reconnais, il n’y a pas d’imagination bien extraordinaire.

Ce qu’il y a encore, dans Psyché, ce sont des vers absolument délicieux que l’on n’a peut-être pas assez remarqués, que l’on n’a pas assez cités, en tout cas, qui vous sont probablement, pour la plupart d’entre vous, assez inconnus, obscurs au moins dans vos souvenirs. Il y a un couplet qui est un peu connu parce qu’il a été cité dans quelques manuels de littérature, c’est une description, un portrait de Vénus :

C’est pourquoi nous dirons en langage rimé
Que l’empire flottant en demeura charmé.
Cent Tritons, la suivant jusqu’au port de Cythère,
Parleurs divers emplois s’efforcent de lui plaire.
L’un nage à l’entour d’elle, et l’autre au fond des eaux
Lui cherche du corail et des trésors nouveaux ;
L’un lui tient un miroir fait de cristal de roche ;
Aux rayons du soleil l’autre en défend l’approche ;
Palémon, qui la guide, évite les rochers ;
Glauque de son cornet fait retentir les mers ;
Téthys lui fait ouïr un concert de Sirènes,
Tous les Vents attentifs retiennent leurs haleines.
Le seul Zéphyre est libre, et d’un souffle amoureux
Il caresse Vénus, se joue à ses cheveux ;
Contre ses vêtements parfois il se courrouce.
L’onde, pour la toucher, à longs flots s’entre-pousse ;
Et d’une égale ardeur chaque flot à son tour
S’en vient baiser les pieds de la mère d’Amour.

Je tiens absolument à ce que vous connaissiez les autres vers ou que vous vous en rappeliez le souvenir, les voici. Ce sont des stances élégiaques à forme lyrique. La Fontaine n’est pas assez connu comme poète élégiaque lyrique. Quand on parle de La Fontaine élégiaque, on extrait des morceaux d’élégie de ses fables, quelquefois même de ses contes. On a raison ; mais il faut tenir compte des poèmes proprement élégiaques, délibérément élégiaques, qu’il a rimés.

Psyché écrit (comme un personnage de l’Astrée), écrit, au milieu de ses épreuves, les vers suivants sur les rochers d’un désert affreux qu’elle est forcée de traverser :

Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices !
Qu’il est dur d’éprouver, après tant de délices,
Les cruautés du Sort !…
Fallait-il être heureuse avant qu’être coupable ?
Et si de me haïr, Amour, tu fus capable,
Pourquoi m’aimer d’abord ?
Que ne punissais-tu mon crime par avance ?
Il est bien temps d’ôter à mes yeux ta présence,
Quand tu luis dans mon cœur !
Encor si j’ignorais la moitié de tes charmes !
Mais je les ai tous vus : j’ai vu toutes les armes
Qui te rendent vainqueur.
J’ai vu la beauté même et les grâces dormantes ;
Un doux ressouvenir de cent choses charmantes
Me suit dans les déserts.
L’image de ces biens rend mes maux cent fois pires ;
Ma mémoire me dit : « Quoi, Psyché, tu respires,
Après ce que tu perds ? »
Cependant il faut vivre : Amour m’a fait défense
D’attenter sur des jours qu’il tient en sa puissance,
Tout malheureux qu’ils sont.
Le cruel veut, hélas ! que mes mains soient captives ;
Je n’ose me soustraire aux peines excessives
Que mes remords me font.
………………………………..

C’est tout à fait remarquable. Ce n’est pas absolument de la très grande poésie, mais La Fontaine y touche et y touche de très près.

Je ne vous parlerai pas longuement du cadre dans lequel La Fontaine a enveloppé Psyché. Je vous en dirai seulement deux mots. Il a enveloppé son récit dans le tableau de la société des quatre amis. Les quatre amis sont : Ariste, Gélaste, Acante et Polyphile. Je n’entrerai pas dans les discussions sur l’identification à faire de ces quatre noms. Je ne vous dirai que ce qui, pour moi, est l’essentiel et le vraisemblable. Polyphile est certainement La Fontaine ; Ariste, à mon avis, est certainement Boileau. Sur les deux autres, on peut discuter, et il y aurait toute une leçon à faire sur les identifications d’Acante et de Gélaste. Je vous dirai simplement mon sentiment : Acante, c’est bien Racine, un peu, même beaucoup « stylisé », comme nous disons de nos jours, arrangé, composé et recomposé par La Fontaine ; ce n’est pas le Racine véritable, mais il y a le fond de Racine. Quant à Gélaste, on ne sait pas qui c’est. Ce ne peut pas être Molière. Il joue un personnage de bouffon dans ce poème, et Molière n’a jamais eu, aux yeux de n’importe lequel de ses trois amis, le caractère d’un bouffon. Donc on peut supposer Chapelle peut-être, ou plutôt on doit, et c’est ma conclusion très arrêtée, renoncer à donner aucun nom réel.

L’auteur a fait intervenir, entre les quatre amis, dans Psyché, des discussions littéraires et poétiques, discussions, par exemple, sur la tragédie, sur la différence entre la tragédie et la comédie ; des discussions et des souvenirs de l’Astrée, un grand éloge encore de l’Astrée, etc.

La fin de ce poème est absolument délicieuse. Vous savez comment les quatre amis sont entrés dans le poème de Psyché. La Fontaine suppose qu’ils ont été à Versailles, pour se promener d’abord et pour écouter le roman de Psyché que La Fontaine veut leur lire. Or, les quatre amis se disposent, après avoir admiré les constructions, nouvelles alors, du palais de Versailles, se décident à revenir à Paris, après des réflexions sur les principaux endroits de l’ouvrage, de Psyché elle-même :

« Ne voyez-vous pas, dit Ariste, qui est le raisonneur de l’affaire, que ce qui vous a donné le plus de plaisir, ce sont les endroits où Polyphile a tâché d’exciter en vous la compassion.

— Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante ; mais je vous prie de considérer ce gris de lin, cette couleur d’aurore, cet orangé et surtout ce pourpre qui environne le roi des astres.

En effet, il y avait très longtemps que le soir ne s’était trouvé si beau. Le Soleil avait pris son char le plus éclatant, et ses habits les plus magnifiques.

Il semblait qu’il se fût paré
Pour plaire aux filles de Nérée :
Dans un nuage bigarré,
Il se coucha cette soirée.
L’air était peint de cent couleurs :
Jamais parterre plein de fleurs
N’eut tant de sortes de muances.
Aucune vapeur ne gâtait,
Par ses malignes influences,
Le plaisir qu’Acante goûtait.

On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés du jour, puis la lune étant en son plein, nos voyageurs et le cocher qui les conduisait la voulurent bien pour leur guide. »

Ainsi se termine cette histoire de curiosité et d’amour, cette jolie histoire mythologique, par Acante, c’est-à-dire par Racine (et peut-être par La Fontaine) en extase devant un beau coucher de soleil ; puis revenant de Versailles à Paris par des paysages délicieux, sous la douce clarté de la lune.

Voilà comment les poètes terminent leurs romans.

J’arrive aux Contes proprement dits. Les contes proprement dits, c’est-à-dire des récits galants, tels qu’ils sont dans Boccace, Machiavel, Arioste, etc., comment La Fontaine les a-t-il pris ? Pour lui, le conte est un récit : 1° ayant le ton d’une causerie ; 2° toujours gai, toujours joyeux — presque toujours, je fais cette petite réserve   3° et enfin satirique.

1° Ayant le caractère d’une causerie. La Fontaine y a tenu infiniment. Très souvent, et le plus souvent, il interrompt son récit, même commencé, il interrompt son conte par des réflexions personnelles. Ceci est pour lui, je crois, l’âme même d’un conte. Voyez, par exemple, dans Joconde. Le récit est commencé, le conte est commencé depuis deux pages…

Le gentilhomme part, et va quérir Joconde
(C’est le nom que ce frère avait).
A la campagne il vivait,
Loin du commerce et du monde…
Marié depuis peu ; content, je n’en sais rien.
Sa femme avait de la jeunesse,
De la beauté, de la délicatesse.
Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en trouvât bien.
Son frère arrive…

Voilà le ton, presque toujours, dans les Contes. Le récit est interrompu par une réflexion ou plaisante, ou badine, ou satirique du poète, ceci très fréquemment.

Je vous ai donné précisément cet exemple, parce que, là, les propos du narrateur interrompent le récit. Mais, le plus souvent, je le reconnais, ce n’est pas ainsi. Ce n’est pas dans le récit que sont ces réflexions, c’est presque toujours au commencement du récit. Voyez, par exemple, ce commencement de conte :

Beaucoup de gens ont une ferme foi
Pour les brevets, oraisons et paroles.
Je me ris d’eux ; et je tiens, quant à moi,
Que tous tels sorts sont recettes frivoles ;
Frivoles sont ; c’est sans difficulté.
Bien est-il vrai qu’auprès d’une beauté
Paroles ont des vertus non pareilles ;
Paroles font en amour des merveilles :
Tout coeur se laisse à ce charme amollir…

Une petite dissertation qui est initiale, qui commence le récit, plus frappante encore, plus nette, si vous voulez, au commencement, encore, de cet autre conte :

Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon
D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur de miracles :
En gens coquets il change les Catons,
Par lui les sots deviennent des oracles,
Par lui les loups deviennent des moutons.
Il fait si bien que l’on n’est plus le même,
Témoin Hercule et témoin Polyphème,
Mangeurs de gens… L’un, sur un roc assis,
Chantait au vent ses amoureux soucis,
Et, pour charmer sa nymphe joliette,
Taillait sa barbe, et se mirait dans l’eau ;
L’autre changea sa massue en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirais cent…

C’est par cela que La Fontaine entre dans le récit. Ce n’est pas continuel, il ne faudrait pas que ce le fût, ce serait monotone, mais c’est très fréquent dans La Fontaine.

Un récit, donc, qui est interrompu très volontairement et d’une façon qui le fait ressembler à la causerie. Vous savez de qui La Fontaine a imité cela. Il l’a imité de l’Arioste, qui commence presque tous ses chants par une sorte de préface, par une sorte de prologue où c’est l’auteur qui parle et qui se livre à sa fantaisie. Vous savez que cela a été imité ensuite dans un poème dont je ne veux pas dire le nom et que, par conséquent, vous reconnaîtrez tout de suite, dans un long poème de Voltaire. Tous les commencements des chants de ce poème sont des prologues, et quelquefois assez jolis, assez gracieux, prologues où Voltaire parle en son nom.

2° Et j’ai dit, secondement, un conte toujours gai. Les contes des Italiens n’étaient pas toujours si gais ; ils avaient parfois quelque chose de cruel et de dur. Cela ne pouvait convenir au caractère ni au génie de La Fontaine, et ici nous avons son avis a lui-même, il n’a pas caché son opinion : il n’a pas voulu que ses contes fussent jamais tristes, et vous savez qu’on lui a même reproché de les avoir faits un peu trop joyeux.

« Que si l’auteur (préface de la deuxième partie des Contes), que si l’auteur a changé quelques incidents et même quelques catastrophes (c’est-à-dire quelques fins de récit), ce qui préparait ces catastrophes, et la nécessité de les rendre heureuses l’y ont contraint. Il a cru, dans ces sortes de contes, que chacun devait être content à la fin ; cela plaît toujours au lecteur, à moins qu’on n’ait rendu les personnes trop odieuses. Mais il n’en faut pas venir là si l’on ne veut ni faire rire et pleurer dans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace ; sur toutes choses, il ne veut pas que nos compositions ressemblent aux crotesques et que nous fassions un ouvrage moitié femme, moitié poisson. Ce sont les raisons générales. On peut encore en alléguer de particulières et défendre… »

Ce n’est donc pas son avis que le conte soit sentimental jusqu’au point d’en être triste et mélancolique. Le sien ne l’est jamais ; quelque-fois sentimental, mais jamais triste.

3° Enfin, ce qu’il n’était pas, ou peu, et indirectement chez ses prédécesseurs, le conte de La Fontaine est satirique, et il doit avoir un caractère satirique. Presque tous les contes de La Fontaine sont dirigés contre quelqu’un. Ceux qui sont bafoués, dans les contes de la Fontaine, ce sont : les jaloux (oh ! avant tout, les jaloux proprement dits, les jaloux autoritaires, les Bartholo), et puis les brutaux, les parents cruels, et, plus encore, les vieillards amoureux. C’est une des sagesses de nos pères que dans leurs récits ou dans leurs drames les vieillards amoureux soient toujours ridicules et indignes de pitié. Corneille seul, qui avait ses raisons, a un peu adouci cette rigueur. Voilà le petit groupe social auquel La Fontaine songe presque toujours. Vous me direz que, ces contes, il ne les invente pas ; mais choisir c’est inventer. Il avait la masse énorme des contes que lui avaient laissée les conteurs précédents. Dans cette masse énorme, il avait à choisir. Or, ceux qu’il a choisis ont le caractère que je viens de vous dire et, donc, on peut dire qu’il a dirigé le travail de ses contes dans le sens que je viens de vous indiquer.

Il y a un petit rapprochement qui vous montrera tout de suite à quel point ce que je dis est probable, sinon absolument certain. Il y a telle fin de conte qui est exactement semblable à une fin de fable. La fin d’une des fables de La Fontaine est celle-ci : « Belle leçon pour les gens chiches. » Un conte, le Calendrier des vieillards, se termine ainsi :

Belle leçon pour gens à cheveux gris !

Vous voyez que le conte est, pour La Fontaine, un… je ne peux pas dire cependant un récit à moralité, mais enfin un récit qui a un but, et qui est encore, dans une certaine mesure, redresseur et correcteur de vices.

Comment a-t-il manié le conte ? D’une façon dont il faut bien pourtant indiquer les principaux traits. Le conte, non seulement chez les anciens, mais chez tous les conteurs, est presque dur de ton. Dans Boccace ou Machiavel il est plus souple, je le reconnais, mais enfin dans Boccace ou Machiavel, comparés à La Fontaine, le conte est quelque chose de rigide, d’assez raide et de concis. La Fontaine, soit parce qu’il a voulu renouveler le genre, soit parce qu’il a obéi à son caractère, a fait le conte extrêmement souple, extrêmement ductile. Il l’a manié comme une matière qu’il voulait plastique dans ses mains. En vérité ses Contes (vous n’êtes pas forcés de le savoir, mais moi je suis forcé de le dire), les Contes, comparés aux Fables, sont un peu lents, un peu longs, d’une trame un peu lâche. Et encore le récit s’étend par ces réflexions dont je vous parlais tout à l’heure. Où il y a de la vivacité, c’est dans les saillies qui échappent à l’auteur, soit au commencement, soit à la fin, soit, comme je vous l’ai indiqué, même au milieu du récit.

Il est bon que je vous signale que, quelquefois, malgré tout ce que je viens de dire, le conte de La Fontaine est une nouvelle sentimentale, une nouvelle comme on en fait encore, comme on en fit beaucoup au dix-huitième siècle, et qui, seulement, est en vers. Par exemple le Faucon est un récit tout à fait gracieux et charmant. J’ai le temps de vous le dire. La fable est ceci :

Un jeune seigneur tout à fait charmant est amoureux d’une très belle femme, mais qui est, elle, la sagesse même, qui lui résiste. Il fait cent folies pour elle et finit par tomber dans une affreuse misère. Il se réfugie à la campagne, où il vit très chichement, en chassant, des produits de sa chasse, avec un faucon qu’il a dressé à la chasse. Un jour cette dame, qui a sa maison de campagne dans un lieu assez rapproché, voit son fils, son petit enfant, languir, devenir malade, très souffrant, et avoir de ces caprices de malade, de ces volontés pathologiques que vous savez. Ce petit enfant veut manger le faucon de ce jeune seigneur, c’est cela qu’il veut, qu’il désire avec fureur, et il mourra s’il ne mange pas ce faucon. La pauvre mère se rend chez le jeune homme. Elle est reçue par lui, comme vous pensez, avec attendrissement, et il la prie à dîner. Mais quoi, il n’a rien à lui donner à manger ! Alors il fait tuer et il fait accommoder son faucon. Après avoir dîné, la dame lui demande son oiseau et il lui dit :

— Madame, je viens précisément de vous le donner.
……………………………………………………………..
Hélas ! reprit l’amant infortuné,
L’oiseau n’est plus ; vous en avez dîné.
— L’oiseau n’est plus ! dit la veuve confuse.
— Non, reprit-il ; plût au Ciel vous avoir
Servi mon cœur, et qu’il eût pris la place
De ce faucon ! Mais le sort me fait voir
Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir
De mériter de vous aucune grâce.
En mon pailler rien ne m’était resté ;
Depuis deux jours la bête a tout mangé.

[C’est-à-dire la bête sauvage, les renards, les loups…]

J’ai vu l’oiseau ; je l’ai tué sans peine :
Rien coûte-t-il quand on reçoit sa reine ?

L’aventure se termine par le mariage de la dame avec le généreux amant.

Je vous citerai encore, dans le même genre, mais seulement au point de vue d’une sentimentalité, d’une sensibilité qui paraît un peu nouvelle, et véritablement nouvelle à cette époque, la Courtisane amoureuse.

La Courtisane amoureuse est fort intéressante. On croit qu’elle a été inventée par La Fontaine. Le récit en soi est un peu banal. Surtout il l’est devenu depuis que nous avons eu beaucoup d’histoires de ce genre. C’est une courtisane très impérieuse, très hautaine, et qui n’a que du mépris pour les hommes, pour tous les jeunes gens. Elle devient, comme il arrive quelquefois, elle devient à son tour sujette de l’amour, esclave de l’amour, et elle s’éprend d’un jeune cavalier qui, de son côté, comme vous pouvez vous y attendre, la dédaigne. Un soir, après un grand souper, elle s’arrange de manière à rester furtivement chez lui, et elle se présente à lui. Elle est durement rudoyée par le galant homme qui veut lui donner une leçon. Elle lui parle ; elle s’exprime ainsi :

Je ne sais pas ce que vous allez dire
De voir Constance oser venir ici
Vous déclarer sa passion extrême.
Je ne saurais y penser sans rougir ;
Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.

Voilà un accent tout nouveau. Voilà une idée qui n’est pas ordinaire, qui n’est pas très fréquente, je crois avant La Fontaine, qui est touchante, il faut le reconnaître, quelque austérité que l’on puisse affecter. La forme est exquise, et c’est (malheureusement que je le reconnais) toute une littérature qui sortira de ce vers-là : la littérature de la réhabilitation de la courtisane. Nous verrons cela à la fin du dix-huitième siècle, nous le verrons au dix-neuvième, et vous en connaissez les différentes péripéties et les différents aspects.

Ce vers charmant :

On n’en est plus dès le moment qu’on aime,

a pour dernier descendant et pour dernier aboutissant le vers, déplorable, hélas ! de Victor Hugo :

Et l’amour m’a refait une virginité.

Or ceci demanderait toute une dissertation. La différence qu’il y a entre les classiques et les romantiques, ce ne sont pas les mots, qui sont souvent les mêmes, ce ne sont pas les sentiments, qui sont souvent identiques, c’est la mesure. C’est que le classique, parce qu’il aime la vérité, a un sentiment juste de la mesure, et il la donne. Ici, il la donne très bien. C’est la vérité sentimentale prise en elle-même et non pas sous forme exagérée jusqu’à une manière de burlesque, comme dans le vers de Victor Hugo.

Je ne voudrais pas que vous crussiez pour un instant que je suis antiromantique. Je ne le suis point. Surtout je ne veux pas l’être en ce moment-ci, non, je ne le voudrais pas, parce qu’il ne faut jamais être avec la majorité ; mais je ne suis pas fâché, en passant, de vous indiquer, par un exemple curieux, une des différences capitales, une différence essentielle qu’il y a entre ces deux écoles, non seulement dans la manière de penser, mais aussi dans la manière de sentir.

Je vous indiquerai aussi l’Oraison de saint Julien, qui est absolument délicieuse comme récit. Brunetière, qui était un austère, certes ! admirait la Fiancée du roi de Garbe comme modèle de récit, et il admirait aussi l’Oraison de saint Julien. Vous l’avouerai-je — à mon âge on fait ses confessions — que nous l’avons lue ensemble tous les deux avec des transports d’admiration, ou tout au moins des actes de faiblesse, des complaisances à son endroit ?

La Fontaine a fait quelque mal, je crois, avec ses Contes. Il ne s’en est pas douté, mais, en tout cas, il a eu une succession beaucoup plus condamnable que lui à travers le dix-huitième siècle et une partie du dix-neuvième. En vérité, on dirait que la postérité a voulu lui faire amende honorable le jour où Musset s’est avisé de faire, lui aussi, des contes dans la manière de La Fontaine, pour montrer à quel point il admirait cette manière, et le charme de cette manière, et aussi un peu pour la corriger, pour la redresser, car, dans ses deux contes, Musset a été très loin des excès, des véritables culpabilités de La Fontaine.

Simone et Sylvia sont des contes charmants où Musset imite la manière de La Fontaine, et de la façon suivante, qui est bien la manière de Musset. Il écrit à sa marraine, c’est-à-dire celle qu’il appelait ainsi parce qu’elle lui avait donné un sobriquet, à Mme Jaubert :

Il est donc vrai, vous vous plaignez aussi,
Vous dont l’œil noir, gai comme un jour de fête,
Du monde entier pourrait chasser l’ennui !
Combien donc pesait le souci
Qui vous a fait baisser la tête ?
C’est, j’imagine, un aussi lourd fardeau
Que le roitelet de la fable ;
Ce grand chagrin qui vous accable
Me fait souvenir du roseau.
Je suis bien loin d’être le chêne,
Mais, dites-moi, vous qu’en un autre temps…
J’aurais nommée Iris, ou Philis ou Climène,
Vous qui, dans ce siècle bourgeois,
Osez encor me permettre parfois
De vous appeler ma marraine,
Est-ce bien vous qui m’écrivez ainsi,
Et songiez-vous qu’il faut qu’on vous réponde ?

Et après avoir parlé quelque temps de lui, de sa paresse, de ses soucis, de ses souvenirs et de ses oublis…

Mais revenons à vous, ma charmante marraine.
Vous croyez donc vous ennuyer ?
Et l’hiver qui s’en vient, rallumant le foyer,
A fait rêver la châtelaine.
Un roman, dites-vous, pourrait vous égayer,
Triste chose à vous envoyer !
Que ne demandez-vous un conte à La Fontaine ?
C’est avec celui-là qu’il est bon de veiller,
Ouvrez-le sur votre oreiller,
Vous verrez se lever l’aurore.
…………………………………
Car, n’en déplaise à l’Italie,
La Fontaine, sachez-le bien,
En prenant tout, n’imita rien.

Et il se décide à traduire en vers lui aussi, lui à son tour, un conte de Boccace ; il le fait en hésitant…

Sera-ce trop que d’enhardir ma muse
Jusqu’à tenter de traduire à mon tour.
Dans ce livre amoureux une histoire d’amour ?
Mais tout est bon qui vous amuse.
Je n’oserais, si ce n’était pour vous ;
Car c’est beaucoup que d’essayer ce style
Tant oublié, qui fut jadis si doux
Et qu’aujourd’hui l’on croit facile.

Et remarquez que non seulement dans Silvia, qui est le conte dont je viens de vous lire quelque chose, mais dans son autre conte aussi, dans Simone, Musset procède exactement comme La Fontaine : Il veut que son conte soit une conversation, une causerie. Non seulement dans Silvia, où lavant-propos s’imposait puisque c’est un conte qu’il fait pour une de ses amies, mais dans Simone, qui n’est dédiée à personne et où Musset s’adresse au public, il met, de même, un avant-récit.

J’aimais les romans à vingt ans.
Aujourd’hui je n’ai plus le temps ;
Le bien perdu rend l’homme avare ;
J’y veux voir moins loin, mais plus clair.
Je me console de Werther
Avec la reine de Navarre.
……………………………………

Et il est même un peu long, l’avant-récit.

Tel est l’hommage que Musset, avec justice, a rendu à La Fontaine conteur.

Il me resterait à vous parler des contes qui sont dans le recueil des Fables ; car les meilleurs contes, les plus succincts, les plus concis et en même temps les plus charmants des contes de La Fontaine, sont dans le recueil des Fables. Permettez que la leçon d’aujourd’hui déborde un peu sur là leçon prochaine, et je vous parlerai de ces fables qui sont des contes, et qui sont les contes les meilleurs.