(1772) Éloge de Racine pp. -
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(1772) Éloge de Racine pp. -

Éloge de Racine

Quand Sophocle produisait sur la scène ces chefs-d’oeuvre qui ont survécu aux empires et résisté aux siècles, la Grèce entière assemblée dans Athènes applaudissait à sa gloire ; la voix d’un héraut le proclamait vainqueur dans un immense amphithéâtre qui retentissait d’acclamations ; sa tête était couronnée de lauriers à la vue de cette innombrable multitude ; son nom et son triomphe, déposés dans les annales, se perpétuaient avec les destinées de l’état, et les Phidias et les Praxitèles reproduisaient ses traits sur l’airain et le marbre, de la même main dont ils élevaient les statues des dieux.

Quand cette même Athènes voulait témoigner sa reconnaissance à l’orateur qui avait servi l’état et charmé ses concitoyens, elle décernait à Démosthène une couronne d’or ; et, si quelque rival ou quelque ennemi, usant du privilége de la liberté, réclamait contre cet honneur, les nations accouraient de toutes les contrées de la Grèce pour assister à ce combat des talens contre l’envie, et proclamer la victoire d’un grand homme.

Sans doute dans l’ancienne Grèce la gloire avait plus d’appareil, et les talens plus d’éclat ; le citoyen qui ne voyait au dessus de lui que les lois, et qui pouvait porter son suffrage à la place publique, était libre de n’accorder d’hommages qu’au mérite qui les arrache, et alors l’admiration était toujours près de l’enthousiasme. Dans nos gouvernemens modernes, il est de l’ordre politique que le pouvoir suprême, qui maintient tout, soit la première des grandeurs, que l’ambition des hommes de talent soit d’attirer les regards des hommes d’état, que la gloire du génie soit d’être distingué par le souverain, et d’obtenir des récompenses de celui qui seul les distribue à tous les genres de mérite, et qui a le plus d’intérêt à les encourager. Cette espèce d’illustration est aussi d’un prix réel quand elle est avouée par les suffrages publics ; et la considération sociale qu’elle répand sur les écrivains et les artistes émane de la même source que les honneurs accordés aux services rendus à l’état dans les places et les professions les plus éminentes. Racine, Boileau, Molière, pouvaient se glorifier, avec raison, d’être protégés par Louis XIV, quand un mot de sa bouche était le prix le plus flatteur pour les Condé, les Luxembourg et les Villars.

L’académie française, qui honore les talens littéraires en les recevant dans son sein, a trouvé un moyen heureux et noble d’honorer aussi les talens d’un autre ordre, en leur décernant des éloges publics au nom de la postérité. Elle a chargé l’éloquence de s’en rendre l’organe, et nul genre de mérite supérieur n’a été exclus de ce tribut national. L’homme de lettres, placé entre un héros et un monarque, a reçu de la patrie les mêmes témoignages de reconnaissance ; des plumes éloquentes en ont augmenté l’éclat et garanti la durée, et cet honneur n’a rien encore qui doive alarmer l’envie ; il n’existe que pour les morts.

Les compagnies littéraires des provinces ont imité celle de la capitale, et lui ont enlevé plus d’un éloge, que sans doute elle n’aurait pas oublié. Tel est celui du grand Racine, de l’écrivain le plus parfait qu’aient produit tous les siècles dans le plus difficile et le plus beau de tous les arts. ô Racine ! Il y a long-temps que ton éloge était dans mon coeur. C’est une admiration vraie et sentie qui m’amène après tant d’autres, non pas aux pieds de ta statue (car tu n’en as pas encore), mais sur ta tombe où j’ose apporter à tes cendres des hommages qu’une autre main peut-être devrait te présenter. Je ne me flatte pas d’avoir embrassé toute l’étendue de tes talens : l’homme de génie n’est bien jugé que par ses égaux. Ce serait à l’auteur de zaïre à louer l’auteur de Phèdre  : mais on pardonne à l’élève qui étudie les tableaux de Raphaël, de croire en sentir le mérite, et de céder à l’impression que font sur lui les chefs-d’oeuvre qu’il ne saurait égaler.

L’éloge d’un grand homme est presque toujours un combat contre les préjugés ; mais si jamais cette vérité fut incontestable, c’est surtout à l’égard de Racine. Il ne fut pas apprécié par son siècle, et il n’y a pas longtemps qu’il l’est par le nôtre. Il eut beaucoup d’ennemis pendant sa vie ; il en a encore après sa mort.

J’en développerai les raisons et les preuves : je les trouverai dans l’amour-propre et les intérêts de la médiocrité ; dans cet esprit des sectes littéraires, qui, comme toutes les autres, ont leur politique et leur secret ; enfin dans le petit nombre des hommes doués de ce sens exquis qu’on appelle le goût. Quand il s’agit d’être juste envers le génie, je ne le serai pas à demi : je ne craindrai pas de heurter des erreurs qui ont acquis du crédit à force d’avoir été répétées. C’est bien assez que la vérité soit tardive ; il ne faut pas du moins qu’elle soit timide.

La première de ces erreurs et la plus spécieuse, sur laquelle s’appuient d’abord ceux qui veulent déprécier Racine, c’est qu’il a été créé par Corneille.

Pour mieux dissiper cet injuste préjugé, remontons à l’origine de la tragédie, et voyons ce qu’elle était avant Racine, et ce qu’elle a été dans ses mains.

Ce serait sans doute un homme très extraordinaire, un génie de la plus éminente supériorité, que celui qui aurait conçu tout l’art de la tragédie telle qu’elle parut dans les beaux jours d’Athènes, et qui en aurait tracé à la fois le premier plan et le premier modèle. Mais de si beaux efforts ne sont point donnés à l’humanité ; elle n’a pas des conceptions si vastes. Chacun des arts de l’esprit a été imaginé par degrés, et développé successivement.

Un homme a ajouté aux travaux d’un homme ; un siècle a ajouté aux lumières d’un siècle ; et c’est ainsi qu’en joignant et perpétuant leurs efforts, les générations qui se reproduisent sans cesse ont balancé la faiblesse de notre nature, et que l’homme, qui n’a qu’un moment d’existence, a jeté dans l’étendue des âges la chaîne de ses connaissances et de ses travaux, qui doit atteindre aux bornes de la durée.

L’invention du dialogue a sans doute été le premier pas de l’art dramatique. Celui qui imagina d’y joindre une action fit un second pas bien important. Cette action se modifia par degrés, devint plus ou moins attachante, plus ou moins vraisemblable. La musique et la danse vinrent embellir cette imitation. On connut l’illusion et la pompe théâtrales. Le premier qui, de la combinaison de tous ces arts réunis, fit sortir de grands effets et des beautés pathétiques, mérita d’être appelé le père de la tragédie. Ce nom était dû à Eschyle ; mais Eschyle apprit à Euripide et à Sophocle à le surpasser, et l’art fut porté à sa perfection dans la Grèce.

Cette perfection était pourtant relative, et en quelque sorte nationale. En effet, s’il y a dans les ouvrages des anciens dramatiques des beautés de tous les temps et de tous les lieux, il n’en est pas moins vrai qu’une bonne tragédie grecque, fidèlement transportée sur notre théâtre, ne serait pas une bonne tragédie française. Nous avons à fournir une tâche plus longue et plus pénible. Melpomène, chez les grecs, paraissait sur la scène, entourée des attributs de Terpsichore et de Polymnie ; chez nous, elle est seule, et sans autre secours que son art, sans autres appuis que la terreur et la pitié. Les chants et la grande poésie des choeurs relevaient l’extrême simplicité des sujets grecs, et ne laissaient apercevoir aucun vide dans la représentation : ici, pour remplir la carrière de cinq actes, il nous faut mettre en oeuvre les ressorts d’une intrigue toujours attachante, et les mouvemens d’une éloquence toujours passionnée. L’harmonie des vers grecs enchantait les oreilles avides et sensibles d’un peuple poëte ; ici, le mérite de la diction, si important à la lecture, si décisif pour la réputation, ne peut sur la scène ni excuser les fautes, ni remplir les vides, ni suppléer à l’intérêt devant une assemblée d’hommes où il y a peu de juges du style. Enfin, chez les athéniens, les spectacles donnés par les magistrats en certains temps de l’année, étaient des fêtes pompeuses et magnifiques où se signalait la brillante rivalité de tous les arts, et où les sens, séduits de toutes les manières, rendaient l’esprit des juges moins sévère et moins difficile ; ici, la satiété, qui naît d’une jouissance de tous les jours, doit ajouter beaucoup à la sévérité du spectateur, lui donner un besoin plus impérieux d’émotions fortes et nouvelles ; et de toutes ces considérations, on peut conclure que l’art des Corneille et des Racine devait être plus étendu, plus varié et plus difficile que l’art des Euripide et des Sophocle.

Ces derniers avaient encore un avantage que n’ont pas eu parmi nous leurs imitateurs et leurs rivaux. Ils offraient à leurs concitoyens les grands événemens de leur histoire, les triomphes de leurs héros, les malheurs de leurs ennemis, les crimes de leurs dieux. Ils réveillaient des idées imposantes, ou des souvenirs chers et flatteurs, et parlaient à la fois à l’homme et au citoyen.

La tragédie, soumise comme tout le reste au caractère patriotique, fut donc chez les grecs leur histoire en action. Corneille, dominé par son génie, et n’empruntant aux anciens que les préceptes de l’art sans prendre leur manière pour modèle, fit de la tragédie une école d’héroïsme et de vertu. Racine, plus profond dans la connaissance de l’art, s’ouvrit une route nouvelle, et la tragédie fut alors l’histoire des passions et le tableau du coeur humain.

Je suis loin de vouloir affaiblir ce juste sentiment de reconnaissance et d’admiration qui consacre parmi nous le nom de Corneille. Si j’étais assez malheureux pour pouvoir jamais être le détracteur d’un grand homme, oserais-je louer Racine ?

Corneille, s’élevant tout à coup au dessus des déclamateurs barbares qui n’avaient encore pris aux grecs que la règle des trois unités, jeta le premier de longs sillons de lumière dans la nuit qui couvrait la France. Le premier il mit de la noblesse dans notre versification ; il éleva notre langue à la hauteur de ses idées, il l’enrichit des tournures mâles et vigoureuses qui n’étaient que l’expression de sa propre force. Le premier il connut le langage de la vraie grandeur, l’art de lier les scènes, l’art de l’exposition et du dialogue. Il purgea le théâtre des jeux de mots et des pointes ridicules, qui sont l’éloquence des temps de barbarie. C’est à lui que l’on dut la première tragédie intéressante qui commença la gloire du théâtre français, et prépara sa supériorité.

Il eut dans Cinna le mérite, unique jusqu’alors, de remplir l’étendue du drame avec une action majestueuse et simple. Il puisa dans son génie les beautés tragiques des Horaces , les détails imposans de Pompée et de Sertorius , le cinquième acte de Rodogune , l’un des plus grands tableaux qu’on ait jamais montrés sur la scène. Il traça des caractères énergiques, tels que don Diègue et le vieil Horace, émilie et Cornélie ; des caractères nobles et vertueux, tels que les deux frères dans Rodogune , Sévère et Pauline dans Polyeucte . Tous ces différens mérites étoient inconnus avant lui, et il y a joint des traits d’une éloquence frappante, et ces mots sublimes qui, s’échappant d’une ame fortement émue, ébranlent fortement la nôtre, lui donnent une plus grande idée d’elle-même, et y laissent un profond souvenir de l’homme rare à qui elle a dû cette puissante émotion.

Voilà ce qu’avait fait Corneille. Mais combien il restait encore à faire ! Combien l’art de la tragédie, qui doit être le résultat de tant de mérites différens, était loin de les réunir !

Combien y avait-il encore, je ne dis pas à perfectionner, mais à créer ! Car l’assemblage de tant de beautés vraiment tragiques qui étincelèrent dans le premier chef-d’oeuvre de Racine, dans Andromaque , n’est-il pas une véritable création ! ô Racine ! Un homme tel que toi ne pouvait être formé que par la nature ; ton excellente organisation fut entièrement son ouvrage, et portait un caractère original, indépendant de toute imitation. C’est de la nature que tu reçus cette sensibilité prompte qui réfléchit tous les objets qui l’ont frappée, ce tact délicat, ces vues justes et fines, ce discernement si sûr, ce sentiment des convenances, ce goût enfin cultivé par les leçons de port-royal, nourri par le commerce assidu des anciens, fortifié par les conseils de Boileau ; ce goût, qualité rare et précieuse, qui peut-être est au génie ce que la raison est à l’instinct, s’il est vrai que l’instinct soit le mobile de nos actions, et que la raison en soit le guide ; ce goût qui attache aux productions vraiment belles le sceau d’une admiration éclairée et durable ; qui sépare, par un intervalle immense, les Virgile, les Cicéron, les Horace, des Lucain, des Stace et des Sénèque ; qui seul enfin élève les ouvrages de l’homme à ce degré de perfection qui semblait au dessus de sa foiblesse.

Peu content de ce qu’il avait produit jusqu’alors (car le talent sait juger ce qu’il a fait, parce qu’il sent ce qu’il peut faire), ne trouvant pas dans ses premiers ouvrages l’aliment que cherchait son ame, Racine s’interrogea dans le silence de la réflexion. Il vit que des conversations politiques n’étaient pas la tragédie. Averti par son propre coeur, il vit qu’il fallait la puiser dans le coeur humain, et dès ce moment il sentit que la tragédie lui appartenait. Il conçut que le plus grand besoin qu’apportent les spectateurs au théâtre, le plus grand plaisir qu’ils puissent y goûter, est de se trouver dans ce qu’ils voient ; que si l’homme aime à être élevé, il aime encore mieux être attendri, peut-être parce qu’il est plus sûr de sa faiblesse que de sa vertu ; que le sentiment de l’admiration s’émousse et s’affaiblit aisément ; que les larmes douces qu’elle fait répandre quelquefois sont en un moment séchées, au lieu que la pitié pénètre plus avant dans le coeur, y porte une émotion qui croît sans cesse et que l’on aime à nourrir, fait couler des larmes délicieuses que l’on ne se lasse point de répandre, et dont l’auteur tragique peut sans cesse rouvrir la source, quand une fois il l’a trouvée. Ces idées furent des traits de lumière pour cette ame si sensible et si féconde, qui, en descendant en elle-même, y trouvait les mouvemens de toutes nos passions, les secrets de tous nos penchans. Combien un seul principe lumineux embrassé par le génie avance en peu de temps sa marche vers la perfection !

Le cid avait été la première époque de la gloire du théâtre français, et cette époque était brillante. Andromaque fut la seconde, et n’eut pas moins d’éclat : ce fut une espèce de révolution. On s’aperçut que c’était là des beautés absolument neuves ; mais Corneille et Racine n’en avoient pas encore appris assez à la nation pour qu’elle pût saisir tout ce qu’un pareil ouvrage avait d’étonnant. Racine était dès lors trop au dessus de son siècle et de ses juges. Il faut plus d’une génération pour que les connaissances, s’étendant de proche en proche répandent un grand jour sur les monumens du génie. Il est bien plus prompt à créer que nous ne le sommes à le connaître.

Instruits par cent ans d’expérience et de réflexions, nous sentons aujourd’hui quel homme ce serait que Racine, quand même il n’aurait fait qu’ Andromaque . Cette marche si claire et si distincte dans une intrigue qui semblait double, cet art d’entrelacer et de conduire ensemble les deux branches principales de l’action, de manière qu’elles semblent n’en faire qu’une ; cette science profonde, ce mérite de la difficulté vaincue, où se trouvaient-ils avant Racine ?

Héraclius et Rodogune sont les pièces de Corneille où devait surtout se déployer le talent de l’intrigue. Avouons que ce ne sont pas là des modèles ; avouons que Racine a donné ce modèle qui n’existait pas avant lui ; que dans Andromaque les grands crimes sont produits par les grandes passions, les intérêts clairement développés, habilement opposés l’un à l’autre sans se nuire et sans se confondre, expliqués par les personnages et jamais par le poëte ; que les moyens que l’auteur emploie ne sont jamais ni trop vils ni trop odieux ; que les ressorts sont toujours naturels sans être prévus, les événemens toujours fondés sur les caractères ; et convenons que Racine est le premier qui ait su assembler avec tant d’art les ressorts d’une intrigue tragique.

Et cette autre partie du drame non moins importante ; cet art des moeurs et des convenances, qui enseigne à faire parler chaque personnage selon son caractère et sa situation, et à mettre dans ses discours cette vérité soutenue qui fonde l’illusion du spectateur, qui l’avait appris à Racine ? Est-ce Corneille, qui pèche à tout moment contre cet art, même dans ses scènes les plus heureuses ; qui fait raisonner l’amour avec une subtilité sophistique, et déclamer la douleur avec emphase, qui mêle sans cesse la familiarité populaire au ton de l’héroïsme ? Non sans doute, ce n’était pas dans les ouvrages de Corneille que Racine avait étudié les convenances. Un esprit juste, et une imagination souple et flexible, naturellement disposée à repousser tout ce qui était faux et affecté, à se mettre à la place de chaque personnage, voilà ce qui lui apprit à prêter à Andromaque, à Hermione, à Pyrrhus, à Oreste un langage si vrai, si caractérisé, qui semble toujours appartenir à leurs passions, et jamais à l’esprit du poëte. Alors pour la première fois on entendit une tragédie où chacun des acteurs était continuellement ce qu’il devait être, et disait toujours ce qu’il devait dire. Quelle modestie noble et douce dans le caractère d’Andromaque ! Quelle tendresse de mère !

Quelle douleur à la fois majestueuse et ingénue, et digne de la veuve d’Hector ! Comme ses regrets sont touchans et ne sont jamais fastueux ! Comme dans ses reproches à Pyrrhus elle garde cette modération et cette retenue qui sied si bien au sexe et au malheur ? Que tout ce role est plein de nuance délicate que personne n’avait connues jusqu’alors, plein d’un pathétique pénétrant dont il n’y avait aucun exemple ! Qui est-ce qui n’est pas délicieusement ému de ces vers si simples qui descendent si avant dans le coeur, et qu’il est impossible de ne pas retenir dès qu’on les a entendus ?

" je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui… etc. " quelle magie ! Quelle perfection !

Si nous passons aux autres personnages, quelle bouillante activité dans le fils d’Achille !

Quelle alternative de soumission et de menaces ! Quelle franchise jeune et confiante ! Quel oubli de tous les intérêts et de tous les dangers !

Oreste pouvait-il être mieux peint ? Il semble être poursuivi par une fatalité terrible : il paraît pressentir les crimes auxquels il est réservé : sa passion sombre et forcenée ne voit et n’imagine rien qui ne soit funeste : il est tourmenté par son amour comme par une implacable Euménide.

Mais Hermione ! Ah ! C’est ici la plus étonnante création de Racine. C’est ici le triomphe d’un art sublime et nouveau. Parlez, vous qui refusez à l’auteur d’ Andromaque le titre de créateur ; dites, où est le modèle d’Hermione ? Qu’y a-t-il dans Corneille ou dans aucun des auteurs anciens et modernes qui ressemble même de loin à cet admirable rôle ?

Où avoit-on vu avant Racine ce développement vaste et profond des replis du coeur humain, ce flux et reflux si continuel et si orageux de toutes les passions qui peuvent bouleverser une ame, ces mouvemens rapides qui se croisent comme des éclairs, ce passage subit des imprécations de la haine à toutes les tendresses de l’amour, des effusions de la joie aux transports de la fureur, de l’indifférence et du mépris affectés au désespoir qui se répand en plaintes et en reproches ; cette rage tantôt sourde et concentrée, et méditant tout bas toutes les horreurs des vengeances, tantôt forcenée et jetant des éclats terribles ?

Et ce fameux qui te l’a dit ? Quelle création que ce mot, le plus beau peut-être que la passion ait jamais prononcé ! Seroit-il permis de le comparer au qu’il mourût ? celui-ci est une saillie impétueuse d’une ame vivement frappée ; l’autre, faisant partie de la catastrophe, commençant la punition d’Oreste et achevant le caractère d’Hermione, est nécessairement le résultat d’une connaissance approfondie des révolutions du coeur humain.

Racine avait-il pris tant de beautés si étonnantes et d’un si grand effet ? Où existait ce genre de tragique ? Les anciens avaient connu les grands tableaux, les situations, le naturel du dialogue. L’ Andromaque d’Euripide a des morceaux d’une simplicité touchante. Sophocle a déployé dans Philoctète l’éloquence du malheur et de la vengeance. Mais les combats du coeur et les orages des passions, où Racine les avait-il trouvés ? Dans la nature et dans lui-même.

Ne nous obstinons point à nous faire illusion ; n’attribuons point tous les mérites à la fois au grand Corneille, qui a sans doute assez des siens. Ne cherchons point dans Corneille le germe de Racine : il n’y est point. Je m’attends à tout ce qu’on pourra dire. Je sais qu’on dira que l’éloge de Racine ne devait point être la satire de Corneille. Non sans doute ; mais la justice, la vérité est-elle une satire ?

Mais pour faire sentir tout ce que Racine n’a dû qu’à lui-même, et tout ce que nous ne devons qu’à Racine, ne suis-je pas forcé de rappeler tout ce qui a manqué à Corneille ?

Oui, je suis obligé de le dire, Corneille n’a presque jamais été le peintre des passions : il était né avec beaucoup plus de force dans l’esprit que de sensibilité dans l’ame. C’est cette dernière qualité qui paraît prédominante dans Racine, et qui caractérise son talent.

C’est chez lui que l’on trouve ce jugement sûr d’une ame éclairée par le sentiment. C’est lui qui sut marquer par des nuances sensibles cette différence de langage qui tient à la différence des sexes : il n’ôte jamais aux femmes cette décence, cette modestie, cette délicatesse, cette douceur touchante, qui distinguent et embellissent l’expression de tous leurs sentimens, qui donnent tant d’intérêt à leurs plaintes, tant de grace à leurs douleurs, tant de pouvoir à leurs reproches, et qui ne doivent jamais les abandonner, même dans les momens où elles semblent le plus s’oublier. Chez lui, le courage d’une femme n’est jamais fastueux, sa colère n’est jamais indécemment emportée, sa grandeur n’est jamais trop mâle. Voyez Monime : combien elle garde de mesure avec Mithridate, lors même qu’elle refuse absolument de s’unir à lui, et qu’elle s’expose à la vengeance d’un homme qui n’a jamais su pardonner ! Voyez Iphigénie éclatant en reproches contre une rivale qu’elle croit préférée : comme elle est loin de profiter de tous les avantages qu’elle a d’ailleurs sur éryphile ! Comme elle se garde même de l’avilir en l’accusant ! Et combien cette générosité, qui n’échappe pas au spectateur, la rend plus attendrissante !

Corneille paraît avoir ignoré ces nuances. Il a peu connu les femmes et la passion qu’elles connaissent le mieux, l’amour. Son caractère ne l’y portait pas. le cid, la seule de ses pièces où l’amour produise quelque effet, bien plus par la situation que par les détails, le cid, qui fut le premier fondement de sa réputation, il l’avait pris aux espagnols.

Racine n’avait pris Andromaque à personne ; et quand il étala sur la scène des peintures si savantes et si expressives de cette inépuisable passion de l’amour, il ouvrit une source nouvelle et abondante pour la tragédie française. Cet art que Corneille avait établi sur l’étonnement et l’admiration, et sur une nature souvent idéale, il le fonda sur une nature vraie et sur la connaissance du coeur humain. Il fut créateur à son tour, comme Corneille l’avait été ; avec cette différence, que l’édifice qu’avait élevé l’un frappait les yeux par des beautés irrégulières et une pompe informe, au lieu que l’autre attachait les regards par ces belles proportions et ces formes gracieuses que le goût fait joindre à la majesté du génie.

Nous voici parvenus à la dernière espèce de création qui caractérise le talent original de Racine, et dont Andromaque fut encore l’époque ; à celle qui lui est peut-être encore plus particulière que toutes les autres, celle au moins que ne lui disputent point ses plus aveugles détracteurs et les plus ardens enthousiastes de son rival. Il créa l’art du style tragique. Il en fut parmi nous le premier modèle, et le porta au dernier degré de perfection. Il ouvrit la carrière, et posa la limite. C’est un genre de gloire bien rare.

Corneille ne paraît pas avoir eu une juste idée de tout le travail que demandent les vers. On voit que ses plus beaux ne lui ont pas coûté beaucoup de peine ; mais on voit aussi qu’il n’en a pris aucune pour embellir par la tournure ce qui ne peut pas briller par la pensée. Il a de grands traits ; mais il ne connaît pas les nuances, et c’est par les nuances qu’on excelle dans tous les arts d’imitation.

Racine eut le premier la science du mot propre, sans lequel il n’y a point d’écrivain. Son expression est toujours si heureuse et si naturelle, qu’il ne paraît pas qu’on ait pu en trouver une autre, et chaque mot de la phrase est placé de manière qu’il ne paraît pas qu’on ait pu le placer autrement.

Le tissu de sa diction est tel, qu’on n’y peut rien déplacer, rien ajouter, rien retrancher.

C’est un tout qui semble éternel. Ses inexactitudes mêmes, et il en a bien peu, sont presque toujours, lorsqu’on les considère de près, des sacrifices faits par le bon goût.

Rien ne serait si difficile que de refaire un vers de Racine.

Nul n’a enrichi notre langue d’un plus grand nombre de tournures ; nul n’est hardi avec plus de bonheur et de prudence, ni métaphorique avec plus de grace et de justesse. Nul n’a manié avec plus d’empire un idiome souvent rebelle, ni avec plus de dextérité un instrument toujours difficile. Nul n’a mieux connu la mollesse du style, qui dérobe au lecteur la fatigue du travail et les ressorts de la composition. Nul n’a mieux entendu la période poétique, la variété des césures, les ressources du rhythme, l’enchaînement et la filiation des idées. Enfin, si l’on considère que sa perfection peut être opposée à la perfection de Virgile, et si l’on se souvient qu’il parlait une langue moins flexible, moins poétique et moins harmonieuse, on croira volontiers que Racine est celui de tous les hommes à qui la nature avait donné le plus grand talent pour les vers.

Soyons donc justes, et rendons gloire à la vérité et au génie. Andromaque est le premier chef-d’oeuvre qui ait paru sur la scène française. On avait vu de belles scènes : on vit enfin une belle tragédie. Eh ! Quel homme prodigieux que celui qui, à vingt-sept ans, a pu fixer une époque si glorieuse pour la France et pour lui !

Que le génie est brillant dans sa naissance !

Quel éclat jettent ses premiers rayons ! C’est l’astre du jour, qui, partant des bornes de l’horizon, inonde d’un jet de lumière toute l’étendue des cieux. Quel oeil n’en est pas ébloui, et ne s’abaisse pas comme accablé de la clarté qui l’assaillit ? Quel homme, témoin de ce grand réveil de la nature, n’est pas saisi de respect et d’enthousiasme ? Tel est le premier effet du génie. Mais cette impression si vive et si prompte s’affaiblit par degrés.

L’homme, revenu de son premier étonnement, relève la vue et ose fixer d’un regard attentif ce que d’abord il n’avait admiré qu’en se prosternant.

Bientôt il s’accoutume et se familiarise avec l’objet de son respect. Il en vient jusqu’à y chercher des défauts, jusqu’à en supposer même. Il semble qu’il ait à se venger d’une surprise faite à son jugement, ou d’une injure faite à son amour-propre ; et le génie a tout le temps d’expier par de longs outrages ce moment de gloire et de triomphe que ne peut lui refuser l’humanité qu’il subjugue en se montrant.

Ainsi fut traité l’auteur d’ Andromaque . On l’opposa d’abord à Corneille ; et c’était beaucoup, si l’on songe à cette admiration si juste et si profonde qu’avait dû inspirer l’auteur du cid, des Horaces et de Cinna , demeuré jusqu’alors sans rival, maître de la carrière, et entouré de ses trophées.

Sans doute même les ennemis de ce grand homme virent avec plaisir s’élever un jeune poëte qui allait partager la France et la renommée. Mais aussi combien une supériorité si décidée et si éclatante dut jeter d’effroi parmi tous les aspirans à la palme tragique ! Combien un succès si rare à cet âge dut exciter de jalousie et humilier tout ce qui prétendait à la gloire ! à ce parti si nombreux des écrivains médiocres, qui, sans s’aimer d’ailleurs et sans être d’accord sur le reste, se réunissent toujours comme par instinct contre le talent qui les menace, se joignait cette espèce d’enthousiastes qui avaient déclaré qu’on n’égalerait pas Corneille, et qui étaient bien résolus à ne pas souffrir que Racine osât les démentir.

Ajoutez à tous ces intérêts qui lui étaient contraires, cette disposition secrète qui, même au fond, n’est pas tout-à-fait injuste, et qui nous porte à proportionner la sévérité de notre jugement au mérite de l’homme qu’il faut juger. Voilà quels étaient les obstacles qui attendaient Racine après Andromaque  ; et quand Britannicus parut, l’envie était sous les armes.

L’envie, cette passion si odieuse qu’on ne la plaint pas toute malheureuse qu’elle est, ne se déchaîne nulle part avec plus de fureur que dans la lice du théâtre. C’est là qu’elle rencontre le talent dans tout l’éclat de sa gloire, et c’est là surtout qu’elle aime à le combattre. C’est là qu’elle l’attaque avec d’autant plus d’avantage, qu’elle peut cacher la main qui porte les coups. Confondue dans une foule tumultueuse, elle est dispensée de rougir : elle a d’ailleurs si peu de chose à faire ; l’illusion théâtrale est si frêle et si facile à troubler ; les jugemens des hommes rassemblés sont dépendans de tant de circonstances, et tiennent quelquefois à des ressorts si faibles ; l’impression exagérée d’un défaut se répand si aisément sur les beautés qui le suivent, que toutes les fois qu’il y a eu un parti contre un ouvrage de théâtre, le succès en a été troublé ou retardé. Les exemples ne me manqueraient pas sans doute. Mais quand je n’aurais à citer que Britannicus , n’en serait-ce pas assez ?

Un des caractères du vrai talent, et surtout du talent dramatique, est de passer d’un genre à un autre sans s’y trouver étranger, et d’être toujours le même sans se ressembler jamais.

Britannicus offrait un ordre de beautés qui n’était pas dans Andromaque . Boileau, et ce petit nombre d’hommes de goût qui juge et se tait, quand la multitude crie et se trompe, aperçurent un progrès dans ce nouvel ouvrage. En effet, dans Andromaque , quelque admirable qu’elle soit, il y avait encore quelques traces de jeunesse. Mais ici tout portait l’empreinte de la maturité, tout était mâle, tout était fini : c’était une conception forte et profonde, une exécution sûre et sans aucune tache. Les ennemis de Racine, pour se consoler du succès d’ Andromaque , avaient dit que l’auteur savait en effet traiter l’amour, mais que c’était là tout son talent ; que d’ailleurs il ne saurait jamais dessiner des caractères fiers et vigoureux, tels que ceux de Corneille, ni traiter comme lui la politique des cours. Car telle est la marche constante des préjugés : on se venge du talent qu’a signalé un écrivain, en lui refusant celui qu’il n’a pas encore essayé.

Burrhus, Agrippine, Narcisse, et surtout Néron, étaient une terrible réponse à ces préventions injustes : mais cette réponse ne fut pas d’abord entendue. Britannicus , qui réunissait l’art de Tacite et celui de Virgile, était fait pour trop peu de spectateurs. Quel homme que Burrhus qui ne prononce pas une seule sentence sur la vertu, mais qui lui prête un langage assez touchant, pour en faire sentir tous les charmes même à Néron ! Et ce Néron !

Quelle effrayante vérité dans la peinture de ce monstre naissant ! Il n’y a pas un trait, pas un coup de pinceau, qui ne soit d’un maître.

C’est une des productions les plus frappantes du génie de Racine, et une de celles qui prouvent que ce grand homme pouvait tout faire.

Esprits éclairés, connaisseurs sensibles, pardonnez, si je m’étends, un peu trop peut-être, sur ces beautés que vous connaissez aussi bien que moi. Je n’ai sans doute rien à vous apprendre ; mais mon admiration m’entraîne, et vous l’excuserez sans peine, parce qu’elle est égale à la vôtre. Mais comment des beautés si vraies furent-elles d’abord si peu senties ?

Indépendamment des inimitiés personnelles qui avaient pu nuire à l’auteur, ne pourrait-on pas trouver dans la nature même de l’ouvrage les raisons de ce succès tardif que le temps seul a pu établir ? Cette recherche n’est point étrangère à la gloire de Racine, ni aux objets qui doivent nous occuper dans son éloge.

Il y a dans les ouvrages de l’esprit deux sortes de beautés. Les unes, tenant de plus près à la nature, et réveillant en nous ces premiers sentimens qu’elle nous a donnés, ont un effet aussi infaillible qu’universel, parce qu’il dépend ou de cette pitié naturelle placée dans le coeur humain pour l’adoucir et le rendre meilleur, ou bien de ce sentiment de grandeur, qui l’élève à ses propres yeux, et le soumet par l’admiration au pouvoir de la vertu. Telles sont les plus heureuses productions de l’art, celles qui par la force du sujet réussiraient même dans la main d’un homme médiocre ; et quand l’exécution en est digne, ce sont les chefs-d’oeuvre de l’esprit humain. Telle est cette première espèce de beautés dont tous les ouvrages de l’art ne sont pas également susceptibles. Les autres sont moins aimables, d’un effet moins sûr et moins étendu, beaucoup plus dépendantes du mérite de l’exécution, des combinaisons de l’art, et de la sagacité des juges : tels sont les ouvrages dont l’objet est plus éloigné de la classe la plus nombreuse des spectateurs, dont le but est plus détourné et plus réfléchi, dont l’intérêt nous est moins cher et nous attache sans nous transporter, dont la morale, développant de grandes et utiles vérités, et supposant des vues profondes, parle moins à la multitude, mais frappe les yeux des connaisseurs et les esprits distingués. Cette seconde espèce de beautés demande plus de temps pour être aperçue et sentie, et diffère surtout de la première, en ce que celle-ci est embrassée par le sentiment, au lieu que l’autre est admirée par la réflexion.

Britannicus était de ce dernier genre. Le crime et la vertu, représentés, l’un par Narcisse, l’autre par Burrhus, et se disputant l’ame de Néron, formaient un tableau sublime, mais qui devait d’abord échapper aux regards de la foule. Ce n’est qu’avec le temps qu’on a compris tout ce qu’il y avait d’admirable dans cette grande leçon dramatique donnée à tous les souverains. Les ames douces et tendres (et c’est le plus grand nombre, car la faiblesse est l’attribut le plus général de l’humanité) préféreront les peintures de l’amour. Les esprits sages, les ames élevées aiment mieux le quatrième acte de Britannicus que des tragédies passionnées, parce qu’elles préfèrent ce qui élève et agrandit l’homme à ce qui le charme et l’amollit.

Mais si Britannicus était du nombre de ces ouvrages dont les beautés sévères ne sont appréciées qu’avec le temps, Bérénice , qui le suivit, se recommandait d’elle-même par celui de tous les mérites dramatiques qui est le plus difficilement contesté, dont le triomphe est le plus prompt et le plus sûr, le don de faire verser des larmes. Où sont ceux qui répètent, sans connaissance et sans réflexion, que le ton de Racine est toujours le même ; que tous ses sujets ont les mêmes couleurs et les mêmes traits ? Qu’ils nous disent ce qu’il y a de ressemblance entre Britannicus et Bérénice  ! Quelle distance de l’entretien de Néron avec Narcisse, aux adieux de Bérénice et de son amant !

Et qui pourra décider dans laquelle de ces deux compositions si différentes Racine est le plus admirable ? Comment peut-on sans injustice méconnaître dans Andromaque , dans Britannicus , dans Bérénice , la variété de vues, de tons et de caractères ?

Dira-t-on que l’amour règne dans Bérénice comme il règne dans Andromaque  ? Ah ! C’est ici qu’il faut reconnaître le grand art où excellait l’auteur, de saisir toutes les nuances qui rendent la passion si différente d’elle-même. Hermione et Bérénice aiment toutes deux, toutes deux sont abandonnées. Mais que l’amour de Bérénice est loin de l’amour d’Hermione ! Racine avait déployé dans celle-ci tout ce que la passion a de plus violent, de plus funeste, de plus terrible : il développe dans l’autre tout ce que cette même passion a de plus tendre, de plus délicat, de plus pénétrant.

Dans Hermione il fait frémir, dans Bérénice il fait pleurer. Est-ce là se ressembler ? Oui sans doute, Racine a dans toutes ses tragédies un trait de ressemblance, une manière qui le caractérise ; et cette manière, c’est la perfection.

Je ne considère pas ici la prodigieuse difficulté de tirer cinq actes d’un sujet qui n’offrait qu’une scène ; de faire une tragédie de ce qui paraissait devoir n’être qu’une élégie. Mais comment parler de Bérénice , sans admirer encore cette éloquence si touchante et si inépuisable, cette diction si flexible et si mélodieuse, qui exerce tant d’empire sur les coeurs et sur les sens ? Combien la cour de Louis XIV, cette cour polie, brillante et voluptueuse, devait goûter ce langage enchanteur qu’on n’avait point encore entendu ! Beautés à jamais célèbres, dont les noms sont placés dans notre mémoire à côté des héros de ce siècle fameux, combien vous deviez aimer Racine ! Combien vous deviez chérir l’écrivain qui paraissait avoir étudié son art dans votre coeur, qui semblait être dans le secret de vos faiblesses, qui vous entretenait de vos penchans, de vos douleurs, de vos plaisirs, en vers aussi doux que la voix de la beauté quand elle prononce l’aveu de la tendresse ! âmes sensibles et presque toujours malheureuses, qui avez un besoin continuel d’émotion et d’attendrissement, c’est Racine qui est votre poëte, et qui le sera toujours : c’est lui qui reproduit en vous toutes les impressions dont vous aimez à vous nourrir ; c’est lui dont l’imagination répond toujours à la vôtre, qui peut en suivre l’activité et les mouvemens, en remplir l’avidité insatiable ; c’est avec lui que vous aimerez à pleurer ; c’est à vous qu’il a confié le dépôt de sa gloire ; et vous la défendrez sans doute, pour prix des larmes qu’il vous fait répandre.

Loin de moi cet odieux dessein d’établir le triomphe d’un grand homme sur l’abaissement de son rival, ni de faire souvenir qu’il existe une autre Bérénice que celle de l’inimitable Racine. Que ne puis-je le faire oublier ?

Mettre ici les deux rivaux en concurrence, ce serait faire injure à tous les deux. Oublions que Corneille ait pu méconnaître à ce point le caractère de son talent. Pourquoi faut-il que le génie transmette ses fautes aux générations futures ? Que ces fautes soient, si l’on veut, pendant qu’il existe parmi nous, l’aliment de la jalousie et le tribut de l’humanité ; mais que la mort en le frappant emporte avec lui tout ce qui doit mourir ; qu’elle ne lui laisse que ce qui doit vivre, et que, sortant de ses cendres, il paraisse devant la postérité, comme Hercule, s’élevant de son bûcher, parut dans l’Olympe, ayant dépouillé tout ce qu’il avait de mortel.

Racine avait lutté dans Bérénice contre un sujet qu’il n’avait pas choisi, et il était sorti triomphant de cette épreuve si dangereuse pour le talent qui veut toujours être libre dans sa marche, et se tracer à lui-même la route qu’il doit tenir. Bajazet fut un ouvrage de son choix. Les moeurs, nouvelles pour nous, d’une nation avec qui nous avions eu long-temps aussi peu de commerce que si la nature l’eût placée à l’extrémité du globe ; la politique sanglante du sérail, la servile existence d’un peuple innombrable enfermé dans cette prison du despotisme ; les passions des sultanes qui s’expliquent le poignard à la main, et qui sont toujours près du crime et du meurtre, parce qu’elles sont toujours près du danger ; le caractère et les intérêts des visirs qui se hâtent d’être les instrumens d’une révolution, de peur d’en être les victimes ; l’inconstance ordinaire des orientaux, et cette servitude menaçante qui rampe aux pieds d’un despote, et s’élève tout à coup des marches du trône pour le frapper et le renverser : voilà le tableau absolument neuf qui s’offrait au pinceau de Racine, à ce même pinceau qui avait si supérieurement crayonné la cour de Néron ; qui dans Monime et dans Iphigénie traça depuis avec tant de vérité la modestie, la retenue, le respect filial que l’éducation inspirait aux filles grecques ; qui dans Athalie nous montra les effets de la théocratie sur ce peuple fanatique, toujours conduit par des prodiges, ou égaré par des superstitions. C’est là sans doute posséder la science des couleurs locales, et l’art de marquer tous les sujets d’une teinte particulière qui avertit toujours le spectateur du lieu où le transporte l’illusion dramatique.

Qu’y a-t-il par exemple, dans le rôle d’Acomat, que ce visir n’ait pu dire dans le sérail ?

Que l’empreinte de ce rôle est mâle et vigoureuse ! Qu’on y reconnaît le vieux guerrier, qui voudrait, s’il était possible, n’employer que les armes pour la révolution qu’il médite, mais qui, réduit à descendre jusqu’à l’intrigue, se sert habilement des passions mêmes qu’il méprise ! Qu’il était beau d’oser introduire un pareil personnage, parlant de l’amour avec le plus grand dédain, à côté de cette Roxane qui en a toutes les fureurs !

Acomat ne peut-il pas être opposé aux plus grands caractères de Corneille ? Quel style !

Que d’énergie sans morgue et sans raideur !

Que d’élévation sans emphase ! Que de vraie politique sans affectation de politique ! Et dans Mithridate, quel art d’ennoblir les faiblesses d’une grande ame, et de répandre de l’intérêt sur un vieillard malheureux, occupé de vengeance et de haine, allant malgré lui chercher des consolations dans l’amour qui met le comble à tous ses maux !

Osons cependant l’avouer (car la vérité, qui est toujours sacrée, doit l’être surtout dans l’éloge d’un grand homme ; elle tient de si près à sa gloire, qu’on ne peut altérer l’une sans blesser l’autre), avouons-le ; soit que le succès des ouvrages de théâtre dépende essentiellement du choix des sujets ; soit que le premier élan du génie soit quelquefois si rapide et si élevé, que lui-même ait ensuite beaucoup de peine, de la hauteur où il est parvenu d’abord, à prendre encore un vol plus haut et plus hardi ; quoi qu’il en soit, depuis Andromaque , Racine, offrant dans chacun de ses drames une création nouvelle et de nouvelles beautés, n’avait encore rien produit qui fût dans son ensemble supérieur à cet heureux coup d’essai. Il était dans cet âge où l’homme joint au feu de la jeunesse, qui n’est pas encore amorti, toute la force de la maturité, les avantages de la réflexion, et les richesses de l’expérience. Un ami sévère à contenter, des ennemis à confondre, des envieux à punir, étaient autant d’aiguillons qui animaient son courage et ses travaux. Le moment des grands efforts était venu, et l’on vit éclore successivement deux chefs-d’oeuvre, qui, en élevant Racine au dessus de lui-même, devaient achever sa gloire, la défaite de l’envie, et le triomphe de la scène française.

L’un était Iphigénie , le modèle de l’action dramatique la plus belle dans sa contexture et dans toutes ses parties ; l’autre était Phèdre , le plus éloquent morceau de passion que les modernes puissent opposer à la Didon de l’inimitable Virgile.

Comment louer de pareils ouvrages, sans redire faiblement ce qui a été si bien senti par tous les esprits éclairés ? Quel tribut stérile, quel faible retour que les louanges pour toutes ces impressions si vives, si variées, ces frémissemens, ces transports qu’excitent en nous ces chefs-d’oeuvre ! Pour en voir tous les effets, c’est au théâtre qu’il faut se transporter ; c’est là qu’il faut voir les tendres pleurs d’Iphigénie, les larmes jalouses d’éryphile, et les combats d’Agamemnon ; c’est là qu’il faut entendre les cris si douloureux et si déchirans des entrailles maternelles de Clytemnestre ; c’est là qu’il faut contempler d’un côté le roi des rois ; de l’autre Achille, ces deux grandeurs en présence, prêtes à se heurter, le fer prêt à étinceler dans les mains du guerrier, et la majesté royale sur le front du souverain : et quand vous aurez vu la foule immobile et en silence, attentive à ce grand spectacle, suspendue à tous les ressorts que l’art fait mouvoir sur la scène ; quand vous aurez entendu de ce silence universel sortir tout à coup les sanglots de l’attendrissement, ou les cris de la terreur ; alors, si vous vous méfiez des surprises faites à vos sens et à votre ame par le prestige de l’optique théâtrale, revenez à vous-même dans la solitude du cabinet ; interrogez votre raison et votre goût, demandez-leur s’ils peuvent appeler des impressions que vous avez éprouvées, si la réflexion condamne ce qui a ému votre imagination, si retournant au même spectacle vous y porteriez des objections et des scrupules ; et vous verrez que tout ce que vous avez senti n’était pas de ces illusions passagères qu’un talent médiocre peut produire avec une situation heureuse et la pantomime des acteurs, mais un effet nécessaire et infaillible, fondé sur une étude réfléchie de la nature et du coeur humain ; effet qui doit être à jamais le même, et qui loin de s’affaiblir augmentera dans vous à mesure que vous le considérerez de plus près. Vous vous écrierez alors dans votre juste admiration : quel art que celui qui me domine si impérieusement, que je ne puis y résister sans démentir mon propre coeur ; qui force ma raison même d’approuver des fictions qui m’arrachent à elle ; qui avec des douleurs feintes, exprimées dans un langage harmonieux et cadencé, m’émeut autant que les gémissemens d’un malheur réel ; qui fait couler, pour des infortunes imaginaires, ces larmes que la nature m’avait données pour des infortunes véritables, et me procure une si douce épreuve de cette sensibilité dont l’exercice est souvent si amer et si cruel !

Mais plus cet art a d’éclat et de supériorité, plus il doit avoir de jaloux et de détracteurs.

L’envie ne hait que ce qui est aimable.

Furieuse, surtout lorsqu’elle est impuissante, elle avait vu le grand succès de Bérénice sans pouvoir le troubler que par des sarcasmes méprisés et des satires inutiles.

Celui d’ Iphigénie avait mis le comble à ses douleurs. Tant de fois vaincue, elle rassembla toutes ses forces pour écraser la tragédie de Phèdre .

On aurait honte de rappeler ici les ressorts odieux que l’on fit jouer, les manoeuvres abjectes que l’on employa. L’histoire des bassesses est dégoûtante, elle répugne à la main qui trace l’histoire du génie. Et ne suffit-il pas qu’on se souvienne que pendant un moment Pradon parut triompher de Racine ?

Ce moment fut court ; mais qu’il dut être cruel pour le grand homme que l’on outrageait !

Et qu’il était honteux pour la nation que l’on rendait complice de cet outrage ! Que la haine était habile d’appeler la médiocrité pour l’opposer au talent ! Qu’elle savait bien que de tous les affronts le plus sensible pour un homme supérieur est de le faire rougir d’un indigne rival ! Triomphez, barbares, vous avez vaincu. Il est vrai que vous n’avez pas pu aveugler long-temps les hommes sur leurs plaisirs ; les deux Phèdres n’ont pu long-temps être en concurrence : toutes deux sont bientôt à leur place. Mais la blessure que vous avez faite au coeur de l’écrivain sensible n’en est pas moins douloureuse ; la trace en est profonde et sanglante. Triomphez, vous dis-je, hommes lâches et cruels ; votre victoire est plus grande que vous ne l’avez cru ; vous ne voulez peut-être qu’humilier le talent, et vous l’avez découragé, vous l’avez abattu.

Il sort vainqueur de la lice, mais il n’y rentrera plus ; il vous cède, vous n’entendrez plus sa voix. Sa voix qui enchantait la France, ne blessera plus vos oreilles par de nouveaux accens ; et peut-être allez-vous lui pardonner sa gloire, quand il cessera de l’augmenter.

Sa gloire ! Est-il bien possible qu’il l’oublie ?

Quoi ! Ce sentiment si cher et si noble peut-il s’éteindre dans son ame ? Cet esprit agissant et créateur peut-il se commander le repos ? Hélas ! Il est trop vrai, et cet exemple ne le prouve que trop. Oui, sans doute, dût cet aveu donner à la médiocrité jalouse des espérances consolantes, oui, le génie peut quelquefois s’arrêter au milieu de sa course. Il est des momens où l’ame la plus courageuse peut être fatiguée d’un combat qui ne laisse aucun espoir de paix que dans la poussière du tombeau : quoique sûre de ses forces, elle peut être lasse de les exercer : elle s’indigne de l’injustice ; elle est révoltée des injures atroces de la calomnie, des menaces de la persécution, et de l’insolence de la haine.

Alors, sans doute, elle peut se retourner vers le repos qui lui tend les bras : elle peut se laisser séduire par le bonheur qu’il promet… ne t’y livre pas, ô grand homme ! N’en crois pas un dépit qui te trompe et ne te venge pas.

Ne laisse pas le champ libre à tes ennemis.

Ne vois-tu pas qu’ils sont tourmentés du sentiment de ta force et de celui de leur faiblesse ? Qu’ils s’obstinent en vain à nier le talent qui les accable et les désespère, comme les stoïciens niaient la douleur qui leur donnait des convulsions ? Ne vois-tu pas que les serpens que l’envie jette sur son passage, expirent à chaque pas que tu fais, tandis que ceux qu’elle porte dans son sein la rongent éternellement ? Avance sans rien craindre ; et si ta route est semée d’obstacles, songe qu’il n’en est point d’autre pour toi.

Songe que la prédilection marquée de la nature pour les hommes qu’elle a créés supérieurs aux autres, ne va pas jusqu’à leur prodiguer ses plus beaux dons sans les leur faire acheter.

Accepte ses présens et ton fardeau, et garde que la postérité ne te reproche d’être resté au dessous de tes destinées.

Mais serait-ce donc à Racine qu’il faut adresser des reproches ? N’est-ce pas plutôt à ses implacables ennemis ? Ne doit-on pas le plaindre, plutôt que de le condamner ? Que dis-je !

C’est nous surtout qu’il faut plaindre. Il avait assez fait pour sa gloire, mais que ne pouvait-il pas faire encore pour nos plaisirs ?

Neuf ans lui avaient suffi pour produire tant de chefs-d’oeuvre. Il en passa douze dans l’inaction. Quelle perte pour les lettres, pour le théâtre, pour la nation, pour les ames sensibles ! Voilà ce qu’a fait l’envie ; et on l’encourage !

Qui retirera le grand Racine de l’oisiveté où il s’endort ? Qui lui fera reprendre la plume, comme Achille reprit autrefois ses armes ?

Sont-ce les conseils et les exhortations de Despréaux ? Sera-ce l’impérieux besoin d’une imagination active, qui se consume elle-même, et qui cherche à se répandre au dehors, ou ce retour secret, cette invincible pente qui ramène toujours vers la gloire ceux qui l’ont une fois connue ? Non, c’est pour complaire à celle qui a fondé Saint-Cyr, que Racine va couronner ses travaux par l’ouvrage le plus parfait dont se glorifie l’esprit humain, et dont s’honore la langue française.

On voit bien que je veux parler d’ Athalie  : car je ne dis rien d’ Esther , dont le sujet trompa Racine et fit illusion à la cour, mais que la postérité, en admirant les détails du style, a retranchée du nombre des tragédies. ô fragilité des jugemens ! ô néant de la gloire et de la renommée ! Esther enchante la cour de Louis XIV, cette cour si éclairée et si judicieuse : et Athalie  !… et Athalie  !… hé quoi ! L’éloge du talent n’est-il donc jamais que le récit des injustices ? Nous nous plaignions tout à l’heure du sort de Phèdre  ; faut-il encore déplorer une injure plus cruelle et plus durable ? Hélas !

Il ne la vit pas réparée : il vit le plus beau de ses ouvrages en butte au mépris et au ridicule, et il n’a pas vu l’admiration que ce même ouvrage inspire aujourd’hui ; et quand il s’est endormi dans le silence de la tombe, alors s’est élevée l’inutile voix de la vérité qu’il n’entend plus.

Il y a quarante ans que le successeur et le véritable rival de Racine a nommé Athalie le chef-d’oeuvre de la scène. Qu’ajouter à cet éloge généralement adopté ? Qui est-ce qui ne rend pas justice à ce grand effort de l’art dramatique ? Qui peut méconnaître cette création majestueuse, cette simplicité touchante et sublime, cette diction céleste qui semble inspirée par la divinité ? C’est là qu’à l’exemple de Sophocle qui se montra dans les choeurs l’égal de Pindare, Racine passe avec tant de facilité et de bonheur à un genre de composition qui dans notre langue surtout est infiniment éloigné du style de la scène ; c’est dans les choeurs d’ Athalie , ainsi que dans ceux d’ Esther , qu’il donne à notre idiome poétique plus de pompe, d’harmonie, d’onction, de douceur et de variété qu’il n’en eut jamais, et que, fait pour être en tout un modèle, il nous laisse les monumens les plus beaux de la vraie poésie lyrique.

Ainsi cet excellent esprit semblait né pour tout ce qu’il voulait faire. Sa comédie des plaideurs obtint le suffrage de Molière, et en était digne. Ses épigrammes (car il en fit, quoiqu’il fût honnête et vertueux, et l’on peut se moquer des sots quand ils sont méchans, précisément parce que l’on n’est ni l’un ni l’autre), ses épigrammes, pleines de sel et de finesse, sont encore remarquables par l’élégance et la pureté de style dans un genre où l’on a cru souvent pouvoir s’en dispenser.

Ses lettres contre port-royal peuvent être mises à côté des meilleures provinciales. Nous avons perdu ce qu’il avait écrit sur l’histoire, mais il a prouvé dans un discours académique qu’il aurait pu exceller dans la prose.

Tant de talens, en blessant les yeux de l’envie, attirèrent ceux d’un roi qui ne la croyait pas.

Racine reçut de Louis XIV et de son digne ministre Colbert des récompenses et des honneurs. Il dut à la libéralité de ce monarque une aisance qu’il est plus beau peut-être de ne devoir qu’à son travail, mais qu’il est doux d’obtenir de la renommée, de ses talens et de la bienveillance d’un grand prince.

Historiographe de France et gentilhomme ordinaire, ces deux charges qui l’approchaient du roi lui valurent des distinctions personnelles, plus flatteuses que les présens et les titres.

L’entretien de Louis XIV n’était pas pour un sujet la moindre des récompenses ; et tant d’avantages devaient consoler Racine, si quelque chose peut consoler un écrivain du malheur de voir ses plus beaux ouvrages méconnus.

Il éprouva de bien des manières le danger d’être sensible. Il n’avait pu résister à l’impression que faisait sur lui l’injustice de ses détracteurs, et il condamna son génie au silence : il n’avait pu résister à la pitié que lui inspirait la misère des peuples, et quand il en eut tracé le tableau qui affligea Louis XIV, il ne résista pas non plus au chagrin de la disgrace. On croit qu’elle hâta la fin de ses jours. Ainsi le talent et la vertu troublèrent sa vie et en avancèrent les derniers momens. Tel est souvent l’effet de l’un et de l’autre ; et cependant qui pourrait se résoudre à ne pas aimer le talent et la vertu !

On l’accuse de faiblesse, pour s’être montré sensible aux critiques injustes et au mécontentement de son maître. Mais quant au premier reproche, on ne songe pas assez combien il est dur, après les sacrifices que la culture des lettres exige de l’homme né pour elles, et qui les préfère à tout, de ne pas trouver dans toutes les ames la récompense qu’il trouve dans la sienne. Quant au second reproche, que l’on se souvienne que Louis XIV, qui mettait tant de grace dans ses actions et dans ses paroles, avait le précieux talent de se faire aimer de ceux qu’il obligeait ; que l’on songe qu’il est bien naturel de chérir son bienfaiteur, quoique ce bienfaiteur soit un roi, et l’on sentira que la douleur de lui avoir déplu était d’autant plus louable dans un sujet, que c’était le monarque qui avait tort.

L’ame de Racine était douce et tendre comme ses écrits, ouverte et noble comme sa physionomie.

On lui a reproché cette vivacité dans la dispute qui tient à une humeur franche et à une conception prompte, et cette sévérité de jugement qui est la suite d’un goût exquis.

Courtisan délicat sans être vil, il était mieux à la cour que Boileau, parce qu’il avait de la flexibilité et des graces que Boileau n’avait pas. Bon père et bon mari, le commerce et les caresses des grands ne le dégoûtèrent jamais des douceurs de la société domestique toujours chères à une ame bien née. Il s’occupait de l’éducation de ses enfans en homme qui connaît ses devoirs et qui les aime ; et avec quel plaisir on voit dans ses lettres l’auteur de Phèdre et d’ Athalie descendre aux derniers détails de la sollicitude paternelle !

Incapable de jalousie (et de qui aurait-il été jaloux ?), on ne peut lui reprocher aucun mot satirique contre le mérite reconnu, éloge que l’on voudrait pouvoir faire de Despréaux.

Il jeta quelquefois du ridicule sur les écrivains qu’on lui opposait ; mais s’il les combattait avec des plaisanteries, il leur laissait les cabales et les intrigues. Il rendait justice au mérite de Corneille sans lui porter envie ;

Corneille ne rendait pas justice au sien.

Corneille était-il jaloux ?

On les a tant de fois comparés, et ce parallèle est si fécond, que peut-être l’attend-on du panégyriste de Racine. Mais si je n’avais pas mis le lecteur à portée de le faire lui-même, j’aurais bien mal réussi. Ce parallèle doit être le résultat des idées que j’ai développées.

Corneille dut avoir pour lui la voix de son siècle dont il était le créateur ; Racine doit avoir celle de la postérité dont il est à jamais le modèle. Les ouvrages de l’un ont dû perdre beaucoup avec le temps, sans que sa gloire personnelle doive en souffrir ; le mérite des ouvrages du second doit croître et s’agrandir dans les siècles avec sa renommée et nos lumières. Peut-être les uns et les autres ne doivent point être mis dans la balance : un mélange de beautés et de défauts ne peut entrer en comparaison avec des productions achevées qui réunissent tous les genres de beautés dans le plus éminent degré, sans autres défauts que ces taches légères qui avertissent que l’auteur était homme. Quant au mérite personnel, la différence des époques peut le rapprocher malgré la différence des ouvrages ; et si l’imagination veut s’amuser à chercher des titres de préférence pour l’un ou pour l’autre, que l’on examine lequel vaut le mieux d’avoir été le premier génie qui ait brillé après la longue nuit des siècles barbares, ou d’avoir été le plus beau génie du siècle le plus éclairé de tous les siècles.

Le dirai-je ? Corneille me paraît ressembler à ces titans audacieux qui tombent sous les montagnes qu’ils ont entassées. Racine me paraît le véritable Prométhée qui a ravi le feu des cieux.

Mais pourquoi des esprits si distingués, les Sévigné, les Deshoulières, les Saint-évremond, les Nevers, répétaient-ils sans cesse qu’il fallait bien se garder de rien comparer à Corneille ? C’est qu’on ne veut point revenir sur ses pas ; qu’on tient à ses erreurs par amour-propre ; qu’après avoir décidé qu’un auteur a seul atteint les bornes de son art, il en coûte d’avouer qu’un autre les a reculées bien plus loin ; que c’est bien assez d’avoir un grand homme à admirer, et qu’il paraît un peu pénible d’en admirer encore un autre sur lequel on n’a pas compté ; qu’en général dans tous les arts on adopte d’abord un maître, à qui l’on veut bien prodiguer toutes les louanges, pourvu qu’on soit dispensé d’en accorder aucune à tous les autres : c’est qu’il est beaucoup de juges de certains traits de force et de grandeur, et qu’il en est peu de la perfection ; que les beautés étincellent davantage dans une multitude de défauts, sont plus vivement senties et plus aisément pardonnées ; au lieu que la perfection continue, procurant un plaisir égal, paraît naturelle et simple, charme sans étonner, et a pour ennemis secrets ceux qui, pouvant l’apprécier mieux que les autres, ont plus d’intérêt à la rabaisser.

Pourquoi enfin aujourd’hui existe-t-il une secte de littérateurs qui font profession de regarder Racine comme un écrivain élégant, mais non pas comme un homme de génie ? C’est qu’ils sont à peu près sûrs de ne pas écrire comme lui, parce que l’examen du style peut être porté à un certain degré d’évidence ; au lieu qu’ils n’ont pas renoncé au génie que chacun définit à sa manière, et auquel tout le monde a des prétentions. Pourquoi ces mêmes hommes affectent-ils pour Corneille un enthousiasme qu’ils ne sentent pas ? Pourquoi les entend-on crier au blasphème dès qu’on relève ses défauts ? Ce n’est pas que sa gloire leur soit infiniment chère, mais ses défauts leur sont précieux. Ses défauts les rapprochent de lui : par où se rapprocher de Racine ?

Quand on a lu une belle page de Corneille, la page suivante peut consoler : comment se consoler de Racine ?

Comment pardonner cette désespérante perfection ?

Et qu’on doit avoir d’ennemis quand il est si difficile d’avoir des rivaux ! ô mes concitoyens ! Ne vous opposez point à votre gloire, en vous opposant à celle de Racine.

L’éloge de ce grand homme doit vous être cher, et peut-être n’est-il pas inutile. Les barbares approchent, l’invasion vous menace ; songez que les déclamateurs en vers et en prose ont succédé jadis chez les latins aux poëtes et aux orateurs. Retardez du moins parmi vous, s’il est possible, cette inévitable révolution. Joignez-vous aux disciples du bon siècle pour arrêter le torrent : encouragez l’étude des anciens, qui seule peut conserver parmi vous le feu sacré prêt à s’éteindre. N’en croyez pas surtout ces esprits impérieux et exaltés qui trouvent la littérature du dernier siècle timide et pusillanime ; qui, sous prétexte de nous délivrer de ces utiles entraves qui ne donnent que plus de ressort aux talens et plus de mérite aux beaux arts, ne songent qu’à se délivrer eux-mêmes des règles du bon sens qui les importunent. Ne les croyez pas ceux qui veulent être poëtes sans faire de vers, et grands hommes sans savoir écrire : ne voyez-vous pas que leur esprit n’est qu’impuissance, et qu’ils voudraient mettre les systèmes à la place des talens ? Ne les croyez pas ceux qui vantent sans cesse la nature brute ; ils portent envie à la nature perfectionnée : ceux qui regrettent les beautés du chaos ; vous avez sous vos yeux les beautés de la création : ceux qui préfèrent un mot sublime de Shakspeare aux vers de Phèdre et de Mérope  ; Shakspeare est le poëte du peuple, Phèdre et Mérope sont les délices des hommes instruits : ne les croyez pas ceux qui relèvent avec enthousiasme le mérite médiocre de faire verser quelques larmes dans un roman ; il est un peu plus beau d’en faire couler à la première scène d’ Iphigénie  : ceux qui justifient l’invraisemblable, l’outré, le gigantesque, sous prétexte qu’ils ont produit quelquefois un effet passager, et qu’ils peuvent étonner un moment. Malheur à qui ne cherche qu’à étonner, car on n’étonne pas deux fois. ô mes concitoyens ! Je vous en conjure encore, méfiez-vous de ces législateurs enthousiastes : opposez-leur toujours les anciens et Racine : opposez-leur ce grand axiome de son digne ami, ce principe qui paraît si simple et qui est si fécond, rien n’est beau que le vrai. Et si vous voulez avoir sans cesse sous les yeux des exemples de ce beau et de ce vrai, relisez sans cesse Racine.

Hélas ! La colonne de ce siècle, celle sur laquelle il s’appuyait en regardant avec assurance le siècle précédent, ne peut pas toujours résister aux années ; celui qui pendant quarante ans rendit à Racine une si éclatante justice, parce qu’il était le seul qui pût ne le pas craindre, ce grand tragique qui à ce titre sera seul mis dans la balance avec Racine, et que tant de titres de gloire, que lui seul a réunis, mettront d’ailleurs hors de toute comparaison ; cet homme à qui l’on refusa si long-temps sa place, parce qu’il mettait les autres à la leur, et qui n’a dû qu’à ses longues années cet avantage que n’eut pas Racine, de se voir enfin à son rang ;

Voltaire préside encore au goût et aux beaux arts. Qui en sera l’arbitre et la lumière après lui ? Vous avez élevé un trophée à sa gloire : faites plus, élevez à ses côtés le trophée de Racine. Réunissez dans les mêmes honneurs ces deux hommes trop grands pour que la nature ait pu les réunir dans un même siècle ; et mettez sur leurs statues cette inscription qui les caractérise et qui sera la leçon de tous les âges, le beau et le vrai.