(1858) Cours familier de littérature. V « XXVIe entretien. Épopée. Homère. — L’Iliade » pp. 65-160
/ 3414
(1858) Cours familier de littérature. V « XXVIe entretien. Épopée. Homère. — L’Iliade » pp. 65-160

XXVIe entretien.
Épopée.
Homère. — L’Iliade

I

Voilà l’homme, maintenant voyons l’œuvre.

 

L’Iliade est un poème tout à la fois religieux, historique, national, dramatique et descriptif. C’est le poème épique par excellence, car il embrasse tout, le ciel, la nature et l’homme. Laissez-moi vous le dérouler page à page, non pas avec la fastidieuse minutie d’un scoliaste grec qui s’extasie sur chaque aventure et sur chaque vers, mais avec la critique libre, impartiale, sincère, d’un Européen, cosmopolite d’esprit, qui n’adore pas servilement toutes les reliques, mais qui sent et qui raisonne à la fois ses impressions.

Bien des choses ont vieilli dans ce poème : le ciel d’abord, qui a été dépeuplé de ses dieux ; les nations ensuite, telles que les Troyens et les Hellènes, petits groupes d’hommes qui n’ont laissé que des cendres sur le cap Sigée et un nom sur les pages impérissables de leur poète ; les mœurs enfin, qui ne ressemblent pas plus aux nôtres aujourd’hui que la barbarie à la civilisation et que Troie ou Argos, bourgades classiques, ne ressemblent à Paris, à Rome, à Constantinople ou à Londres.

Mais deux choses n’ont pas changé : la nature et le cœur humain. Ce sont ces deux choses surtout que nous allons rechercher avec vous dans les poèmes d’Homère. Nous les y retrouverons à chaque pas, et nous les y retrouverons avec d’autant plus de charme que la langue merveilleuse dans laquelle Homère retrace la nature et l’homme avait alors sur sa palette, en apparence indigente et novice d’un peuple naissant, une transparence d’images, une fraîcheur de coloris, une naïveté de tours qui semblent associer dans les vers d’Homère l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse d’un idiome. Nous nous servirons, pour faire comprendre cette perfection des vers homériques, de la traduction d’un de nos savants amis, M. Dugas-Montbel, esprit assez studieux pour interpréter laborieusement le grand poète, assez poétique pour ne pas déflorer la poésie par la science. Nous modifierons nous-même la traduction par quelques coups de pinceau, toutes les fois qu’elle nous paraîtra susceptible de plus de grâce ou de plus de force. Tout notre mérite, s’il y en a, dans ce commentaire, sera de vous présenter ces deux monuments de l’esprit humain en Grèce dans leur vrai jour et de ne pas nous interposer entre Homère et vous. Le vrai commentaire du génie, c’est son ouvrage.

Lisons !

II

Le poète commence son Iliade ou son récit de la chute d’Ilion (Troie) par une invocation à l’inspiration divine que les anciens appelaient la muse. Tout homme qui entreprend une œuvre surhumaine éprouve le besoin d’invoquer en dehors de lui une puissance plus forte que lui. L’acte de génie est en même temps un acte de piété. L’homme s’humilie et se réduit à l’état d’instrument sous la main divine. Cet exorde religieux est toujours le plus beau, car il donne plus d’autorité au poète, ou à l’artiste, ou au législateur, ou au guerrier, ou à l’orateur, sur les autres hommes. Ce n’est plus l’homme qui chante, ou qui parle, ou qui agit en lui ; c’est la Divinité.

Ainsi procède le pieux Homère : « Chante, ô muse, la colère d’Achille, fils de Pélée ; colère fatale qui entraîna tant de désastres pour les Grecs, qui précipita aux enfers les âmes intrépides de tant de héros, et qui fit de leurs cadavres la proie des chiens et des vautours ! »

Puis le poète s’interroge sur les causes qui produisirent ces dissensions fatales entre les guerriers chefs de la confédération hellénique contre Troie. Agamemnon, le généralissime de l’armée grecque, a refusé de rendre à Chrysès, prêtre d’Apollon, sa fille captive. « Non, a-t-il dit au malheureux père, je ne délivrerai point ta fille avant qu’elle ait vieilli dans mon palais d’Argos, loin de sa patrie, occupée à filer le lin et à préparer ma couche ! »

Le prêtre tremblant se retire à ces cruelles paroles, et « marche en silence sur la grève de la mer sonore ; il demande en son cœur vengeance à cet Apollon dont il dessert les autels ».

Apollon l’exauce. Sa descente sur la terre rappelle celle de l’ange exterminateur dans la théogonie chrétienne. « Le cœur chaud de colère, il s’élance des hauteurs de l’Olympe, ses épaules chargées de l’arc et du carquois. Sa course rapide fait résonner derrière lui les dards du dieu courroucé. Il s’approche, sombre, terrible comme la nuit, s’arrête loin des vaisseaux et lance un de ses traits. L’arc d’argent retentit d’un son sinistre, etc. »

Chacun de ces traits porte la mort aux animaux et aux hommes. Apollon, représenté ici comme le dieu de la santé, sème la peste dans le camp. La mort sévit ; les chefs s’assemblent en conseil. Achille demande avec une audace encore contenue d’où peut venir la colère d’Apollon. Un devin, nommé Calchas, lui dit qu’il lui révélera la véritable cause de ces malheurs s’il veut le garantir contre la vengeance d’un homme puissant qui règne sur Argos. Calchas, rassuré par la promesse d’Achille, dénonce Agamemnon, ravisseur de Chryséis. Agamemnon maudit le devin et déclare qu’il rendra Chryséis à son père pour sauver le peuple, si les autres chefs veulent lui donner une autre dépouille équivalente.

Une altercation sanglante s’élève entre Achille et Agamemnon ; les deux chefs se renvoient d’atroces injures. Les mœurs sauvages de ces chefs de montagnards de l’Albanie éclatent dans toute leur rudesse. Achille menace de se retirer dans son pays avec ses barques et ses guerriers, abandonnant les Grecs à leur malheureux sort. — « Eh bien ! fuis, si tu veux ; je te méprise ! Je me ris de ta colère, je défie tes menaces », lui dit Agamemnon. « Je renverrai Chryséis à son père, puisque Apollon me l’enlève ; mais j’irai moi-même dans ta tente et j’enlèverai la belle Briséis, qui t’échut en partage dans les dépouilles, afin que tu apprennes combien mon autorité est au-dessus de la tienne et que nul ne s’égale à moi ! »

III

Achille, saisi d’une douleur poignante, veut tirer son glaive. Minerve le retient par ses cheveux blonds, mais il laisse déborder au moins sa rage en paroles : « Misérable ivrogne ! toi qui as tout à la fois les yeux insolents d’un chien et le cœur d’une biche, je jure, par ce sceptre, par ce sceptre qui ne poussera désormais ni rameau ni feuillage, par ce sceptre qui ne reverdira plus, depuis que, coupé du tronc qui le porta sur les montagnes, il a été dépouillé par le fer de ses feuilles et de son écorce ; — je jure que tu te rongeras le cœur pour avoir outragé en moi le plus intrépide des Grecs ! »

Nestor alors, vieillard à la parole persuasive, orateur éloquent de Pylos, Nestor qui avait régné déjà sur trois générations d’hommes, s’efforce, en les flattant tous deux, de concilier le différend. Son éloquence y échoue. Les injures et les défis redoublent. Achille se retire sous ses tentes. Agamemnon ordonne à ses deux écuyers ou hérauts, Eurybate et Taltibius, d’aller enlever Briséis à Achille. Achille la cède, en prenant les dieux et les hommes à témoin ; puis il s’assied pour pleurer loin de ses compagnons, sur la plage de la mer blanchissante, et regarde les flots azurés.

Thétis, divinité de la mer, dont il est le fils, lui apparaît et lui demande la cause de ses larmes. Elle pleure elle-même à son récit ; elle lui présage une funeste et courte destinée ; elle lui promet néanmoins d’aller sur l’Olympe implorer pour lui le souverain des dieux, Jupiter.

IV

Le poète profite de cette suspension du drame pour peindre, en vers techniques qui ont toute la poésie de la mer et du navire, les manœuvres d’une barque qui jette l’ancre dans une rade.

« Aussitôt que les compagnons d’Ulysse ont franchi l’entrée de la rade de Chrysa, ils carguent et plient les voiles, ils les roulent sous le pont du navire, ils relâchent les câbles pour abattre le mât, et avec les seules rames ils approchent de la plage. Alors ils jettent l’ancre, attachent avec des cordages la poupe à la rive, et se disséminent sur les bords de la mer, etc. »

Le prêtre de Chrysa, à qui Ulysse vient de ramener sa fille Chryséis, invoque Apollon pour Agamemnon. On immole des victimes, on prépare un banquet. Homère, en véritable poète, ne se contente pas de raconter ; il décrit tous ces apprêts et présente à l’imagination tous ces détails pittoresques du sacrifice, du feu, du repas, détails qui sont la vie des tableaux ; puis, quand les matelots se rembarquent avec Ulysse, il peint cette autre scène de mer des mêmes couleurs que la scène du débarquement.

« Quand le soleil a terminé sa course et que les ombres commencent à se répandre sur la terre, les Grecs vont se délasser de leur journée dans leur navire. Le lendemain, dès que l’Aurore aux doigts roses, fille du Matin, a lui dans le firmament, un vent propice et durable souffle sur la mer ; ils redressent le mât, ils déploient les voiles blanchissantes qu’enfle l’haleine des vents ; la vague bleuâtre résonne sur les flancs du navire qui fend en voguant la plaine liquide. »

V

Ici le poète, qui voit, avec autant de raison que de poésie, toutes les actions des hommes gouvernées invisiblement par les puissances supérieures nommées divinités, transporte, sans transition, la scène et la pensée de la terre au ciel. Thétis, agenouillée devant Jupiter, implore le roi des dieux pour son fils Achille. Jupiter, qui craint de mécontenter son épouse, la fière Junon, protectrice des Troyens, promet à Thétis d’écouter ses prières, pourvu que Junon ignore son intercession. Il se contente de lui faire un signe de tête muet, serment des dieux. « Il fronce ses noirs sourcils ; sa chevelure divine ondoie sur sa tête immortelle, et tout le vaste Olympe en est secoué. »

Mais Junon s’aperçoit que son époux a promis quelque chose à Thétis aux pieds d’argent, personnification de la mer aux plaines blanchies d’écume. Jupiter, qui évite l’explication par une indignation feinte, gourmande son épouse Junon et la renvoie s’asseoir en silence. Vulcain, fils de Junon, conseille à sa mère la soumission ; il lui représente le danger d’irriter le maître des dieux, qui, dans un mouvement d’impatience, le précipita lui-même par le pied du ciel dans l’île de Lemnos. Puis, il verse à tous les dieux réconciliés et souriants le nectar, breuvage des immortels. « Un rire inextinguible dérida tous les dieux et toutes les déesses en voyant le ridicule Vulcain, époux de Vénus, s’empresser, en boitant, autour des tables, dans le palais de l’Olympe. Apollon, le dieu de l’intelligence sous toutes ses formes, et les muses, inspirations incarnées, complètent la fête par les chants et par la musique. Jupiter feint de s’endormir sur sa couche, dans les bras de Junon. »

VI

Le second chant s’ouvre par un songe, messager trompeur que Jupiter envoie à Agamemnon. Le songe obéit ; il présage à Agamemnon la chute d’Ilion pour ce jour-là. Agamemnon se confie à ce présage. « Il se lève de sa couche, il revêt une riche et moelleuse tunique, nouvellement tissée, il s’enveloppe d’un ample manteau, il attache à ses pieds de riches sandales, il suspend à ses épaules un glaive étincelant d’argent, il prend dans sa main le sceptre de ses pères et s’avance vers les navires des Grecs. » Il monte dans le vaisseau du vieux Nestor, roi de Pylos.

Il lui raconte le songe de sa nuit. Nestor convoque les confédérés.

Écoutez le poète peignant l’attroupement des rois et de l’armée à la voix de Nestor : « Tous les rois, porteurs de sceptre, se lèvent, obéissent au pasteur des peuples et accourent en foule avec les Grecs. Ainsi d’une roche caverneuse sort en tourbillon la foule innombrable des abeilles ; leurs essaims, toujours plus épais, se groupent sur les fleurs printanières ou voltigent épars dans les airs ; ainsi tous ces peuples sortent, les uns de leurs tentes, les autres de leurs navires, se répandent sur la vaste plage de la mer et se pressent par groupes au lieu assigné pour le conseil. »

Agamemnon leur adresse un discours très éloquent et très pathétique pour relever leur courage par leur nombre et par leur patriotisme. On voit qu’Homère eût été facilement Démosthène, s’il n’avait été Homère.

Agamemnon feint de vouloir lever le siège après neuf années d’efforts inutiles. À l’idée de cet abandon les Grecs frémissent de honte. L’agitation d’une assemblée du peuple est décrite comme par un historien qui aurait assisté cent fois à ces tempêtes d’hommes dans les assemblées politiques. « La multitude est ondoyante comme les flots de la mer Icarienne, que soulèvent en sens contraire les vents d’Eurus et de Notus, échappés du sein des nuages ; tel que, dans sa course, le Zéphire courbe une vaste moisson, fougueux il s’élance et fait ondoyer les épis ; de même se soulève et s’abaisse l’immense réunion ! etc. »

Ulysse, confident habile et discret d’Agamemnon, inspiré à propos par Minerve, sagesse divine, se répand alors de groupe en groupe et révèle à voix basse, aux chefs étonnés, que le discours d’Agamemnon n’est qu’une épreuve qu’il veut faire sur l’esprit public de l’armée. Homère ici se montre aussi expérimenté en effervescence populaire et aussi contempteur de l’anarchie qu’un homme qui aurait traversé les factions de la multitude et de la soldatesque dans les dissensions civiles de sa patrie. Sa personnification de la démagogie des camps dans la personne de Thersite, gourmandé par le sage Ulysse, est une leçon de politique par la poésie.

« Les soldats étaient assis et gardaient leurs rangs ; le seul Thersite, intarissable parleur, prolongeait le tumulte ; son esprit était fertile en impudentes apostrophes ; sans cesse, avec effronterie, et défiant toute honte, il outrageait les chefs afin d’exciter le rire de la multitude. Le plus vil des combattants accourus sur ces bords, il était louche et boiteux ; ses épaules courbées comprimaient sa poitrine ; sur son crâne, aminci en cône au sommet, flottaient quelques rares cheveux. » Les discours aux soldats qu’Homère met dans sa bouche sont d’envieuses ironies contre Achille et contre Agamemnon livré en dérision à la populace. Ulysse le confond en présence de ses partisans et le frappe impunément de son sceptre sur les épaules. Les soldats, indignés de la lâcheté de ce factieux, qui pleure au lieu de combattre, se retournent avec la mobilité populaire contre leur insolent instigateur. Cette scène serait de la haute comédie de Molière, par le mépris, si elle n’était pas de l’épopée par l’énergie de l’éloquence.

Ulysse harangue alors l’assemblée émue par la description pathétique d’un oracle. Nestor le seconde. Agamemnon se reconnaît coupable de la première insulte à Achille ; il le provoque à la réconciliation et ordonne le combat : « Que les courroies qui attachent le large bouclier au cou des guerriers soient humides de sueur, que la main se lasse à lancer le trait, que le coursier attelé au char étincelant ait ses flancs blanchis d’écume, que le lâche soit livré aux chiens et aux vautours ! »

À ces mots, les Grecs jettent une immense clameur. « Ainsi que les vagues, sous un cap élevé, battu de tous côtés par les vents, retentissent contre le roc escarpé qui les brise, etc. » On sacrifie aux dieux. Le sang, le feu, la fumée qui monte de la graisse des victimes, sont décrits avec une puissance de vérité qui, sans tomber dans le dégoût et dans l’horreur, font respirer aux sens l’odeur de l’holocauste. « Les guerriers, semblables à la flamme qui court de vallée en vallée en dévorant une forêt, font étinceler l’éclat de leurs armures sur toute la plage. Les bataillons, comparés aux nombreuses bandes d’oies sauvages, de grues, de cygnes au cou allongé, qui volent en se jouant sur les rives du Caystre (fleuve des environs de Smyrne, où j’ai planté moi-même un jour ma tente), se répandent dans la plaine arrosée où coule le Scamandre, fleuve tari d’Ilion. »

Une revue des chefs, des soldats et des peuples, dénombrés et dénommés par la muse au poète, revue semée d’anecdotes nationales et qui donne à toutes les peuplades de la Grèce leur caractère et leur gloire propre, termine magnifiquement ce chant. C’est la géographie chantée et l’histoire en peinture. Le poème, ici, descend à la précision sans cesser d’être sublime. Homère est historien et géographe, mais c’est encore Homère.

VII

Le troisième chant fait marcher cette armée au milieu de la poussière qu’elle soulève, et que le poète compare aux brouillards élevés sur les montagnes par le vent du midi.

Pâris, le beau ravisseur d’Hélène, sort de la ville et rencontre au premier rang des Grecs Ménélas, dont il a ravi l’épouse. Ménélas le provoque en vain ; Pâris, dont la beauté martiale déguise mal la lâcheté, s’enfuit et se perd dans la foule des Troyens. Son frère Hector, autre fils de Priam, lui reproche durement son crime et sa faiblesse. Pâris s’excuse et demande à combattre en présence des deux armées contre Ménélas. Hector porte cette proposition aux Grecs ; ils y consentent. Les deux armées s’arrêtent immobiles et heureuses de cette trêve.

Le poète, pendant cette suspension d’armes, reporte l’esprit dans la ville de Priam, aux portes Scées. « Là », dit-il dans son inépuisable fertilité d’analogies, charme de l’intelligence, « là, Priam et les vieillards de la ville étaient assis sur la plate-forme au-dessus de la ville. Pleins d’expérience, ils discouraient ensemble, semblables à des cigales qui, sur la cime d’un arbre, font résonner la forêt de leur mélodieuse voix. »

La belle Hélène, sortie de son palais pour contempler le combat, affligée des malheurs qu’elle cause, compatit aux peines de Priam, s’agenouille devant lui et lui nomme un à un les principaux chefs des Grecs, à mesure qu’ils défilent sous ses yeux dans la plaine. Chacun de ces portraits laisse une empreinte vivante dans l’imagination. L’idée de faire décrire au vieux Priam par la coupable et malheureuse Hélène, cause de cette guerre, les guerriers qui vont tout à l’heure immoler ses fils et l’immoler lui-même et brûler son palais, est un trait du pathétique qui fait de cette revue tout un drame. L’invention de l’esprit n’est point féconde, l’invention du cœur donne seule la vie. On sent partout qu’Homère invente comme la nature, c’est-à-dire en sentant ce qu’il pense et en pensant ce qu’il sent. C’est la différence entre le poète purement ingénieux et le poète créateur ; l’un fait admirer son esprit, l’autre communique son âme. Homère est immortel comme il est universel, parce qu’il est l’âme de tous impressionnée et exprimée dans un seul.

VIII

Le portrait qu’Hélène fait de la sagesse d’Ulysse est relevé par le portrait qu’Anténor, autre fils de Priam, fait de son éloquence. « L’éloquence de Ménélas, dit-il, était brève ; il parlait peu, mais fortement ; toujours sobre, il ne divaguait point hors de la question, bien qu’il fût le plus jeune. Quand au contraire le sage Ulysse se levait pour parler, immobile, les yeux baissés, les regards attachés à la terre, il tenait son sceptre sans mouvement dans sa main sans le balancer à droite et à gauche, comme un adolescent novice dans son art ; vous auriez cru voir un homme foudroyé de colère ou bien un faible idiot ; mais, aussitôt que sa voix harmonieuse s’échappait de son sein, ses paroles se précipitaient semblables à d’innombrable flocons de neige dans la saison d’hiver ! »

Les héros viennent inviter le vieux Priam à descendre dans la plaine pour sceller la trêve par ses serments. Son char, guidé par Anténor, l’emporte au milieu des deux armées. Il se retire aussitôt après dans Ilion, pour ne pas assister au combat où son fils Pâris peut perdre la vie sous ses yeux. Le combat s’engage ; Pâris, blessé par Ménélas, va succomber ; Vénus, qui protège ce beau ravisseur, le dérobe sous une nuée miraculeuse au glaive de Ménélas. Hélène, indignée de la fuite de Pâris, rentré dans son palais à peine effleuré d’une légère blessure, refuse de le voir. Mais Vénus (la passion) contraint Hélène à pardonner à son époux et à l’aimer encore pour sa seule beauté. Pâris l’attendrit par de douces paroles. « Jamais, dit-il, tant de désirs n’ont enivré mon âme, même le jour où, porté sur mes vaisseaux agiles, je te ravis de la gracieuse Lacédémone, et que dans l’île de Cranaé l’amour et le sommeil nous réunirent. » Il l’entraîne vers la chambre nuptiale, où ils reposent ensemble sur une couche d’or pendant que Ménélas le cherche encore sur la poussière pour l’immoler.

IX

La scène du quatrième chant est dans l’Olympe. Jupiter, enivré de nectar par Hébé, défie Junon son épouse en lui vantant le succès de la protection de Vénus en faveur de Pâris et des Troyens. Junon, humiliée, défend encore Ilion, capitale de son culte. Jupiter consent à l’intervention de Minerve pour provoquer les Troyens à rompre les premiers la trêve, afin de les prendre en faute et d’avoir le droit de les abandonner. La descente de Minerve sur la terre est peinte d’un coup de pinceau qui fend le ciel de la nuit. « Tel qu’un astre nouveau que Jupiter, fils de Saturne, fait resplendir tout à coup aux yeux des nautoniers ou d’une nombreuse armée, globe éblouissant d’où jaillissent mille lueurs, ainsi Pallas fond d’en haut sur la terre, balançant son vol entre les Troyens et les Grecs. »

Pallas se transfigure ; elle persuade à Pandarus, héros auxiliaire des Troyens, de lancer une flèche contre Ménélas. Pandarus, homme de peu de sens, obéit. Écoutez par quelle étrange et pittoresque diversion d’esprit le poète, descriptif autant qu’épique, reporte l’attention d’un combat à une chasse.

« Soudain, dit-il, Pandarus empoigne son arc poli, fait avec les cornes d’une chèvre sauvage que lui-même avait frappée au poitrail pendant qu’elle s’élançait de la crête d’un rocher. Le guerrier, qui l’épiait caché dans l’ombre, lui traversa le flanc. Elle tomba à la renverse sur le roc ; ses cornes, hautes de seize palmes, s’élevaient au-dessus de son front. Un ouvrier consommé les lima avec soin pour les rendre luisantes, les souda et dora leurs pointes. Pandarus, pour tendre avec plus de force cet arc, l’appuie par un bout en inclinant l’autre sur la terre, etc. »

Quelle imagination résisterait à des tableaux si achevés et si ciselés de vérité ! tableaux jetés en passant dans une comparaison ou dans un détail technique qui éblouit l’œil sans le distraire, comme l’écume marque sur la vague qui emporte le vaisseau le sillage du navire sans arrêter le navigateur ! Suivez encore :

« Pandarus ajuste la flèche avec la corde, il tire à lui à la fois la corde et le cran de la flèche, il fait toucher le fil de boyau à sa poitrine et le fer aigu de la flèche à la corne de l’arc. À peine a-t-il tendu cet arc immense et recourbé, l’arc résonne, la corde vibre ; la flèche acérée siffle et vole ardente à percer le groupe des Grecs. »

Ménélas, à peine atteint à travers son bouclier, voit un filet de sang couler sur ses cuisses. Écoutez par quelle autre comparaison inattendue le poète détend ici lui-même l’anxiété de l’imagination de ses auditeurs, tout en peignant les mœurs de l’Ionie où il est né :

« Ainsi, quand une femme de Carie ou de Méonie a coloré en pourpre les plaques d’ivoire destinées à parer la tête des coursiers, beaucoup de guerriers désirent les posséder ; mais ces ornements précieux, réservés à un roi, seront un jour tout à la fois la parure et l’orgueil de son maître. Ainsi, ô Ménélas ! le sang colora tes cuisses, tes jambes, et ruissela jusque sur tes pieds. »

Agamemnon, son frère, s’apitoie en termes d’une héroïque élégie sur le héros blessé ; la Bible n’a pas d’accents plus naïfs ou plus miséricordieux. Il n’y a pas une noble tendresse du cœur humain qui n’ait sa note sur le clavier d’Homère ; il ne charme pas, il n’émeut pas seulement, il pétrit le cœur humain de vertus naturelles. On ne le lit aux jeunes gens que comme cours de poésie, on devrait le leur lire comme cours de bonté et de morale.

X

L’habile médecin, Machaon, panse la blessure. L’opération est décrite avec le pieux respect qu’inspirait déjà, du temps d’Homère, ces fils d’Esculape, au cœur de femme et à la main divine, qui soulagent les douleurs des hommes.

Tout le reste du chant est employé par Agamemnon à parcourir le camp et à encourager les confédérés par de belles harangues militaires. L’armée se groupe et s’ébranle ; écoutez le tumulte de tant de pas :

« Comme sur la plage sonore les vagues de la mer s’accumulent et se déroulent les unes sur les autres au souffle du vent du midi ; elles commencent à s’élever dans la pleine mer et viennent se briser en mugissant sur le rivage ; là, s’arrondissant autour des écueils, elles se gonflent et rejettent au loin la blanche écume ; de même se succèdent les rangs épais des Grecs marchant au combat. Les Troyens, au contraire, sont comme de nombreuses brebis qui, dans l’étable d’un homme opulent, pendant qu’on trait de leurs mamelles le lait éclatant de blancheur, poussent de longs bêlements en entendant les cris de leurs agneaux séparés des mères, etc. »

Je passe la bataille, semblable à toutes les batailles, mais diversifiée au cinquième chant par des épisodes et des attendrissements de poète qui mêlent à propos les larmes au sang, l’humanité à la fureur, la pitié à la gloire. Les divinités s’y confondent aux hommes, pour prendre la part du ciel et du destin aux événements de la terre. Le chantre s’arrête à chaque instant pour faire respirer le lecteur dans des comparaisons lentement déroulées qui reportent l’âme à des scènes champêtres ou maritimes :

« Diomède s’élance ; tel un lion, hardi de cœur, franchissant les palissades d’une bergerie, fond sur les brebis à la laine épaisse ; s’il est légèrement blessé, mais non terrassé par le berger qui les défend, sa rage et sa vigueur s’accroissent de sa blessure. À cet aspect, le berger, cessant de défendre son troupeau, se cache lui-même dans le bercail, tremblant de rester au grand jour ; les brebis, groupées par la terreur, se pressent les unes contre les autres, tandis que le lion plus ardent bondit dans le vaste enclos, etc. »

XI

Les coursiers, ces combattants auxiliaires de l’homme, jouent dans les batailles un rôle presque égal à celui des héros. Homère les décrit en peintre équestre et les chante en poète convaincu de l’intelligence, du cœur, de l’héroïsme des animaux, avec tous les détails de leur race, de leur éducation, de leur nourriture, de leur attelage aux chars de guerre.

Vénus elle-même, en voulant dérober son favori Énée à la mort, est blessée à la main par Diomède ; elle remonte au ciel et se plaint à Jupiter. Jupiter la réprimande amoureusement de son imprudence. Mars, le dieu de la guerre, va encourager les Troyens dans leurs murs. Le vaillant Hector, fils belliqueux de Priam, ramène les siens au combat. Le choc est terrible : « Comme le vent, dans une aire où l’on bat le froment consacré, lorsque la blonde Cérès sépare au souffle des zéphyrs le grain de son écorce légère, comme on voit alors blanchir tous les lieux voisins, de même les combattants sont couverts d’une blanche poussière ! Elle tourbillonne jusqu’à la voûte solide des cieux, sous les pas des chevaux qui revolent aux combats. »

Les Grecs plient devant Hector.

Junon s’attendrit sur leur sort. Elle fait atteler par Hébé son char de guerre céleste, dont la description technique attesterait seule qu’Homère avait été apprenti chez l’armurier consommé Tychius. Pallas monte avec Junon sur ce char.

« Autant qu’un homme assis sur un roc élevé découvre d’espace dans l’horizon quand il regarde la mer azurée, autant les coursiers divins en franchissent d’un bond ! » Les deux déesses forcent Mars blessé à abandonner les Troyens pour aller se faire panser dans le ciel.

Le combat reprend au sixième chant avec une abondance de détails et une continuité de meurtres qui fatigue déjà le lecteur. Des harangues injurieuses, échangées entre les guerriers des deux camps, en accroissent la monotonie. On sent l’ennui, ce poison presque inévitable des longues épopées. Mais les Grecs contemporains ou survivants d’Homère ne devaient pas le sentir, parce que tous ces héros étaient leurs ancêtres, tous ces dieux leurs dieux. Mais là est le vice des poèmes nationaux ; ils n’ont plus, après un certain temps, le même intérêt pour tous les hommes. Le cœur humain et la nature sont seuls d’un attrait universel et qui se renouvelle avec tous les temps.

XII

Mais cet intérêt renaît à la rentrée d’Hector dans Ilion. Il traverse aux portes Scées, auprès d’un grand hêtre, les vieillards, les femmes, les filles des Troyens, qui l’interrogent sur leurs fils, leurs frères, leurs époux, leurs amis. Il monte au palais de Priam, son père. On voit par la description de ce palais combien les arts de l’architecture et de la décoration étaient antérieurs même aux époques reculées chantées par le premier des épiques.

« Dans ce palais, cinquante appartements contigus étaient revêtus d’un marbre poli et éclatant ; là reposaient les enfants de Priam, près de leurs légitimes épouses. En face et dans l’intérieur des vastes cours s’ouvraient douze autres appartements, aussi contigus, aussi lambrissés de marbre éclatant, destinés aux filles du roi et où reposaient les gendres de Priam auprès de leurs épouses. C’est là qu’Hector rencontre sa mère chérie, qui se rendait vers Laodicée, la plus belle de ses filles. »

Elle lui offre un vin fortifiant pour le raffermir. Hector le refuse pour conserver son sang-froid. Il engage sa mère à aller prier les dieux à la citadelle. Hécube, sa mère, s’y rend avec les femmes pieuses et âgées de la ville. Pendant cette prière, Hector va dans le palais de son frère Pâris, ravisseur efféminé d’Hélène. Cette scène domestique émeut vivement le cœur par le contraste du patriotisme dévoué d’Hector, de la mollesse de Pâris, de la honte d’Hélène, qui admire Hector et qui aime Pâris tout en le méprisant. Ce dialogue prépare admirablement l’esprit à l’entrevue d’Hector et d’Andromaque, son épouse. Voyez et écoutez cette scène conjugale entre Hector, son épouse et son enfant, scène qui a servi et qui servira éternellement de texte à toutes les poésies de l’épopée, du drame, de la peinture et de la sculpture. C’est la nature dans ses plus tendres et dans ses plus généreux instincts, transfigurée par la poésie et divinisée par le devoir !

Hector, rentré tout sanglant dans Ilion, au lieu d’aller d’abord embrasser Andromaque et son fils, commence par accomplir son premier devoir de citoyen envers sa patrie : il va gourmander Pâris et l’appeler au secours de la ville menacée. Ce n’est qu’après ce devoir rempli qu’il cède à l’amour conjugal et à l’amour paternel et qu’il court embrasser Andromaque. Le récit de cette entrevue est simple comme la Bible, et dialogué comme une légende populaire du moyen âge.

« Femmes, dites-moi la vérité », demande-t-il aux suivantes. « Où donc est-elle allée la belle Andromaque hors de son palais ? Est-ce chez une de ses sœurs ? est-ce chez l’épouse d’un de ses frères ? est-ce au temple de Minerve, où les autres femmes fléchissent en ce moment par leurs prières la divinité terrible ?

— Ce n’est point chez une de ses sœurs, ce n’est point chez l’épouse d’un de ses frères, ce n’est point au temple de Minerve, où les autres femmes fléchissent par leurs prières la divinité terrible ; mais elle est montée sur la plate-forme de la haute tour d’Ilion, dès qu’elle a appris la défaite des Troyens et la victoire des Grecs. Elle a couru vers les remparts comme une femme hors de sens, et derrière elle la nourrice portait le petit enfant ! »

Hector, sans en entendre davantage, court aux portes Scées, par où l’on sort dans la plaine où les ennemis sont répandus ; Andromaque, qui l’aperçoit du haut de la tour, descend et se précipite vers son mari. Une seule femme l’accompagne, portant entre ses bras leur enfant encore en bas âge. L’enfant s’appelait pour les Troyens Astyanax, et pour son père Scamandrius. À la vue de son enfant, Hector sourit sans parler, tandis qu’Andromaque s’approche, du héros, et lui prenant la main dans les siennes, lui parle ainsi :

« Infortuné ! ton courage te perdra. Tu n’as point de pitié pour ce tendre enfant ni pour moi, malheureuse, qui serai bientôt veuve, car les Grecs t’immoleront en se réunissant tous contre toi seul ! Il vaudrait mieux pour moi d’être ensevelie dans la terre ! Hélas ! je n’ai plus ni mon père ni ma mère ! Le terrible Achille tua mon père quand il saccagea la ville populeuse des Ciliciens ; mais en le tuant il ne le dépouilla pas de ses vêtements, tant il fut retenu par le respect ; il lui éleva une tombe autour de laquelle les nymphes des montagnes plantèrent des ormeaux. J’avais aussi sept frères dans nos palais, mais tous, en un même jour, descendirent dans la nuit éternelle, égorgés par le féroce Achille pendant qu’ils paissaient leurs nombreux troupeaux de bœufs et de blanches brebis. Ma mère, pour laquelle il reçut une rançon, périt dans les palais de mon père sous une flèche de Diane…… Hector, tu es pour moi mon père, ma mère vénérée, tu es mes frères, tu es mon époux ! Si beau de jeunesse, prends donc pitié de mon désespoir ; reste ici sur la plate-forme de cette tour ; ne laisse pas ton épouse veuve, ton fils orphelin ! Place tes soldats sur la colline des Figuiers ; c’est par là que la ville est accessible !

« — Chère épouse, répond Hector, toutes ces pensées étaient aussi en moi, mais j’aurais trop à rougir devant les Troyens et les femmes troyennes si je me retirais du combat comme un lâche. …… Oui, je le pressens au fond de mon cœur, un jour se lèvera où la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et le peuple courageux de Priam périront ensemble ! Mais ni les malheurs futurs des Troyens, de ma mère Hécube elle-même, ni ceux du roi Priam et de mes frères ne me touchent autant que ton propre sort, quand un Grec féroce t’entraînera tout en pleurs, privée de ta douce liberté ; quand dans Argos tu tisseras la toile sous les ordres d’une femme étrangère, et que, forcée par l’inflexible nécessité, tu iras chercher l’eau des fontaines de Messéide ou d’Hypérée. Alors, en voyant fondre tes larmes, on dira : C’est donc là cette épouse d’Hector, qui fut le plus vaillant des guerriers troyens quand ils combattaient autour d’Ilion ! Ah ! que la terre amoncelée couvre mon corps sans vie avant que j’entende ces paroles et que je te sache enlevée de ce palais ! »

À ces mots le magnanime Hector veut prendre son fils entre ses bras ; mais l’enfant, inquiet à la vue du geste de son père, se rejette en criant dans le sein de sa nourrice. Il est effrayé par l’éclat de l’airain et par la crinière qui flotte hérissée sur la crête du casque. Le père et la mère sourient tous les deux de son épouvante. Le magnanime Hector détache soudain le casque étincelant qui brille sur sa tête et le dépose à terre ; il embrasse son fils chéri, le berce dans ses bras ; puis, adressant à Jupiter et aux autres dieux sa prière :

« Jupiter, s’écrie-t-il, et vous tous, dieux qui ne mourez pas ! faites que cet enfant soit, ainsi que moi, illustre parmi les Troyens ; qu’il ait ma vigueur et mon intrépidité pour régner et commander dans Ilion ; qu’on dise, un jour à venir, de lui : “Il est encore plus brave que son père ! ”

« Il dit, et repose son fils entre les mains de sa chère épouse, qui reçoit l’enfant dans son sein avec un sourire trempé de larmes. Le héros, à cette vue, attendri de pitié, nomme Andromaque par son nom et lui parle en ces mots :

« “Chère Andromaque, ne t’abandonne pas à un désespoir prématuré ! Aucun guerrier ne peut me précipiter dans la tombe avant l’heure marquée, et, du moment où il respire, nul mortel, qu’il soit brave ou timide, ne peut échapper à la destinée ! Mais retourne dans ta maison et reprends-y tes travaux de femme, la trame et le fuseau ! Surveille les ouvrages de tes suivantes ! ”

« En achevant ces paroles, Hector reprend son casque ombragé d’une crinière épaisse. Sa chère épouse reprend le chemin de sa maison, mais en retournant souvent la tête et en versant d’abondantes larmes. Elle y trouve rassemblées dans le palais d’Hector ses nombreuses femmes, et sa présence redouble leurs sanglots ; toutes ces femmes du palais pleurent sur Hector, bien qu’il soit encore vivant. »

À cet admirable tableau de famille du héros sans jactance, qui sacrifie modestement son amour d’époux, sa tendresse de père, sa vie de soldat à sa patrie, Homère oppose à l’instant le contraste scandaleux de la femme adultère et du lâche guerrier qui étale avec ostentation aux yeux le courage qui lui manque au cœur.

« Cependant Pâris ne s’est point arrêté longtemps dans son splendide palais ; revêtu de ses armes éclatantes d’airain poli, il traverse la ville, se confiant dans la légèreté de ses pieds. Tel un coursier, largement nourri dans une étable, brisant ses entraves et galopant par bonds dans la plaine, s’élance vers le fleuve rapide où, superbe, il a l’habitude de se plonger ; il dresse, en la secouant, sa tête, fait ondoyer sur son encolure une crinière touffue, et, fier de sa beauté, ses membres souples le portent sans fatigue vers les prairies connues où paissent les jeunes cavales ! »

Pâris et Hector se rencontrent aux portes Scées et descendent ensemble vers la plaine où ils vont combattre. Leur entretien est plein de déférence dans la bouche de Pâris, plus léger que pervers, plein d’indulgence et de mesure dans la bouche d’Hector, aussi politique que brave, et qui cherche non à humilier, mais à relever le cœur de son frère. Homère, dans cette sagesse précoce et accomplie qu’il attribue au héros d’Ilion, a eu évidemment pour but de montrer qu’Hector était né aussi propre à gouverner un jour sa patrie qu’à combattre pour elle ; à faire ressortir davantage la sauvage et capricieuse férocité d’Achille par opposition à toutes les vertus du fils de Priam ; enfin à redoubler le pathétique de la mort prochaine d’Hector par l’admiration et par le regret de tant de vertus fauchées dans leur fleur.

XIII

Ces scènes, les unes publiques, les autres domestiques, de ce sixième chant ; ces amours voluptueuses dans la chambre d’Hélène ; ces amours chastes dans le palais d’Andromaque ; ces adieux sur la tour de la porte Scées ; ce cœur d’épouse qui fléchit sous ses alarmes ; ce cœur d’époux qui s’affermit tout en s’attendrissant sous le sentiment de son devoir ; cette habileté instinctive de la mère, qui se fait suivre par la nourrice et par l’enfant pour doubler sa puissance d’amante par le prestige de sa maternité ; ce dialogue, dont chaque mot est pris dans les instincts les plus vrais, les plus délicats et les plus saints de la nature ; cette passion légitimée par la chaste union des deux époux ; cette éloquence qui coule sans vaines figures et sans fausse déclamation des deux cœurs ; cet épisode puéril et attendrissant à la fois de l’enfant effrayé du panache et se replongeant dans le sein de la nourrice en se détournant des bras de son père ; ce père qui berce l’enfant de ces mêmes bras forts qui vont tout à l’heure lancer le javelot d’airain contre Achille ; le pressentiment sinistre de cette épouse, qui se rappelle tout à coup et comme involontairement que c’est ce même Achille qui a tué jadis son père et ses sept frères ; enfin jusqu’à ces ormeaux plantés autour de la tombe de ce père d’Andromaque qui s’élancent tout à coup de son souvenir comme des flèches de cyprès dans un ciel serein ; puis les larmes mal contenues qui voilent les yeux ; puis le départ en sanglotant, et ce visage qui se retourne tout en pleurs pour apercevoir une dernière fois celui qui emporte son âme ; puis ce retour dans sa maison vide de son mari, mais pleine de femmes indifférentes, et cette présence d’Andromaque, seule avec l’enfant et la nourrice, excitant, par la compassion qu’elle inspire, sans parler, plus de sanglots que la chute et l’incendie d’Ilion n’en feront bientôt éclater sur la colline des Figuiers, ce sont là autant de coups de pinceau qui égalent le peintre à la nature et qui font du poète plus qu’un homme, un interprète véritablement divin entre la nature humaine et le cœur humain !

Et si on ajoute à cette admiration que cet interprète si intelligent, si fidèle et si éloquent, décrit, parle et chante dans une langue aussi divine et aussi harmonieuse que sa pensée ; si on ajoute que cette langue cadencée et transparente comme les vagues et comme l’éther dont il est entouré dans ses paroles rythmées, l’ordre logique des idées, le nœud puissant et serré du verbe qui relie en faisceau la phrase, la clarté du plein jour sous un soleil d’Orient, la force de l’expression, la délicatesse des nuances, la saillie du marbre, la vivacité des couleurs, la sonorité des armures d’airain dans le combat, des vagues de la mer dans les cavernes du rivage, le sifflement de la tempête dans les vergues et dans les voiles, le susurrement du zéphire dans les brins d’herbe ou dans les feuilles des forêts, enfin jusqu’aux plus imperceptibles palpitations du cœur dans la poitrine des hommes, on reste confondu, en présence d’un tel prodige d’expression, de tout ce que les sens perçoivent, de tout ce que l’âme sent et pense, et l’on se demande par quel étrange phénomène le plus ancien des poètes en est en même temps le plus parfait, par quel contresens apparent le génie poétique de la Grèce sort des ténèbres le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre à la main ; et on ne peut s’empêcher de se récrier sur le blasphème ou sur la cécité de ceux qui préconisent notre vieille jeunesse au détriment de cette jeune antiquité. La théorie superbe du progrès incessant et indéfini de l’humanité dans tous les arts reçoit ici d’un pauvre chanteur aveugle le plus éclatant et le plus éternel démenti. Les âges ont progressé en mécanique peut-être, mais en poésie !… Placez sur un des plateaux de la balance une locomotive de chemin de fer qui emporte les populations entières d’une cité à une autre avec le grondement de la flamme et la rapidité du vent ; placez sur l’autre plateau l’Iliade d’Homère, et demandez-vous à vous-même lequel de ces deux plateaux porte le plus de génie humain dans ces deux chefs-d’œuvre ? Je le sais bien, mais je n’oserais pas le dire, de peur d’offenser l’esprit humain dans l’une ou dans l’autre de ses facultés également divines. Cependant l’un de ces plateaux porte une machine et l’autre porte une âme. Mais la machine aussi contient une âme, me dira-t-on. Oui, mais c’est l’âme appliquée par le calcul à la matière ; l’autre, c’est l’âme appliquée par la poésie au sentiment, à la pensée, à la nature universelle, à la Divinité. Que le mécanicien préfère la machine, je le veux bien ; mais que le philosophe, le poète, le politique, le spiritualiste préfèrent sans comparaison l’Iliade, je suis de la religion du philosophe, du poète, du politique, du spiritualiste. Avec l’Iliade et le temps je ferai cent mille machines ; avec cent mille machines je ne ferai jamais l’Iliade. Honneur et profit au mécanicien, mais culte au poète ! Voilà le mot de la vérité.

Cette admiration de l’antiquité, admiration fondée en moi sur la connaissance précoce de ses chefs-d’œuvre dans toutes les langues et dans tous les arts, m’inspirait, il y a quelques années, au nom d’Homère, les vers suivants :

Homère ! À ce grand nom, du Pinde à l’Hellespont,
Les airs, les cieux, les flots, la terre, tout répond.
Monument d’un autre âge et d’une autre nature,
Homme, l’homme n’a plus le mot qui te mesure !
Son incrédule orgueil s’est lassé d’admirer,
Et, dans son impuissance à te rien comparer,
Il te confond de loin avec ces fables même,
Nuage du passé qui couvrent ton poème.
Cependant tu fus homme : on le sent à tes pleurs ;
Un dieu n’eût pas si bien fait gémir nos douleurs !
Il faut que l’immortel qui touche ainsi notre âme
Ait sucé la pitié dans le lait d’une femme.
Mais dans ces premiers jours, où d’un limon moins vieux
La nature enfantait des monstres ou des dieux,
Le ciel t’avait créé, dans sa magnificence,
Comme un autre Océan, profond, sans rive, immense ;
Sympathique miroir qui, dans son sein flottant,
Sans altérer l’azur de son flot inconstant,
Réfléchit tour à tour les grâces de ses rives,
Les bergers poursuivant les nymphes fugitives,
L’astre qui dort au ciel, le mât brisé qui fuit,
Le vol de la tempête aux ailes de la nuit,
Ou les traits serpentants de la foudre qui gronde,
Rasant sa verte écume et s’éteignant dans l’onde !
Cependant l’univers, de tes traces rempli,
T’accueillit comme un dieu… par l’insulte et l’oubli !
On dit que, sur ces bords où règne ta mémoire,
Une lyre à la main tu mendiais ta gloire !…
Ta gloire ! Ah ! qu’ai-je dit ? Ce céleste flambeau
Ne fut aussi pour toi que l’astre du tombeau !
Tes rivaux, triomphant des malheurs de ta vie,
Plaçant entre elle et toi les ombres de l’envie,
Disputèrent encore à ton dernier regard
L’éclat de ce soleil qui se lève si tard.
La pierre du cercueil ne sut pas t’en défendre ;
Et, de ces vils serpents qui rongèrent ta cendre,
Sont nés, pour dévorer les restes d’un grand nom,
Pour souiller la vertu d’un éternel poison,
Ces insectes impurs, ces ténébreux reptiles,
Héritiers de la honte et du nom des Zoïles,
Qui, pareils à ces vers par la tombe nourris,
S’acharnent sur la gloire et vivent de mépris !
C’est la loi du destin, c’est le sort de tout âge :
Tant qu’il brille ici-bas, tout astre a son nuage.
Le bruit d’un nom fameux, de trop près entendu,
Ressemble aux sons heurtés de l’airain suspendu,
Qui, répandant sa voix dans les airs qu’il éveille,
Ébranle au loin le temple et tourmente l’oreille,
Mais qui, vibrant de loin, et d’échos en échos
Roulant ses sons éteints dans les bois, sur les flots,
Comme un céleste accent dans la vague soupire,
Dans l’oreille attentive avec mollesse expire,
Attendrit la pensée, élève l’âme aux cieux,
De ses accords sacrés charme l’homme pieux,
Et, tandis que le son lentement s’évapore,
Au bruit qu’il n’entend plus le fait rêver encore.
……………………………………………………
……………………………………………………

Nous allons reprendre ce commentaire de l’Iliade. Admirer, c’est monter. L’admiration de l’antiquité, c’est le progrès de l’avenir.

XIV

Nous avons laissé, à la fin du sixième chant, les Troyens réunis aux portes Scées, discourant sur le sort de leur ville pendant qu’Hector et Pâris s’élançaient de nouveau dans la plaine pour combattre les Grecs. Le septième et le huitième chant, bien que chantés avec la même sublimité de vers, n’ajoutent rien à l’intérêt de la situation épique. Ce sont toujours ces défis et ces combats un peu fastidieux pour des lecteurs à trois mille ans de ces événements, mais qui devaient avoir un immense intérêt national pour les différentes peuplades de la Grèce, de l’Ionie et de l’Archipel, constamment citées, décrites, célébrées dans leurs ancêtres par le poète.

Hector défie en combat singulier le plus audacieux des chefs de la Grèce ; Ménélas se présente ; Nestor et Agamemnon ne le jugent pas de force à combattre le héros troyen. On tire au sort, dans un casque, parmi un certain nombre de noms fameux, le nom de celui qui aura la gloire de lutter contre Hector. Le nom d’Ajax, ami d’Achille, sort de l’urne. Ajax et Hector combattent entre les deux camps sans que la victoire se décide pour l’un ou pour l’autre. Jupiter les enveloppe d’une nuée ténébreuse pour suspendre divinement le combat. Les deux héros, lassés, mais non blessés, se séparent en se faisant des présents magnifiques. Ils se rendent généreusement justice l’un à l’autre. Cette générosité, que nous appellerions aujourd’hui chevaleresque, atteste que la chevalerie, cette grâce dans l’héroïsme, était inventée bien avant les mœurs arabes et chrétiennes, et qu’elle était sortie du cœur de l’homme, même dans les temps que nous nommons barbares, comme une beauté innée des sentiments humains, beauté qui n’a pas d’autre date que celle du cœur humain lui-même.

XV

Les Grecs, après ce combat singulier, héroïque, mais sans issue, éprouvent dans une mêlée générale une demi-défaite qui les refoule au bord de la mer, derrière une enceinte de fossés et de palissades qu’ils ont construits pour protéger leurs vaisseaux. Les Troyens campent, vainqueurs, sur le champ de bataille reconquis, derrière le Simoïs. Le huitième chant se termine par une de ces comparaisons larges, splendides, saisissantes, qui jettent sur les tableaux d’Homère un vernis éclatant.

« Ainsi parle Hector, et les Troyens applaudissent à ses paroles par une grande clameur. Aussitôt ils soulagent du joug les chevaux baignés de sueur, et chaque guerrier les attache à son char par des courroies… Les Troyens, fiers de leur victoire, reposent, pendant toute la nuit, sur le champ de bataille, à la lueur des feux qu’ils ont allumés.

« Ainsi, lorsque, dans le firmament, à la lueur de la lune argentée, les radieuses étoiles scintillent, lorsque les vents se taisent dans les airs et que la transparence de la nuit laisse découvrir au loin les collines, les vallées, les hautes cimes des montagnes, le vaste espace des cieux qui s’étend devant nous laisse apercevoir tous les astres, et le cœur du berger est plein de joie… Ainsi brillent çà et là les feux que les Troyens ont allumés devant Ilion et le Xanthe aux flots rapides. Mille foyers resplendissent à travers la plaine ; la vive lueur de chacun de ces feux éclaire cinquante guerriers assis à l’entour, et les chevaux qui broient l’orge blanche et l’avoine attendent auprès des chars que l’Aurore remonte sur le trône des cieux. »

XVI

On parle de nouveauté dans le style ; mais quelle nouveauté de style pourrait surpasser cette vérité pittoresque des feux d’un camp pendant la nuit, comparés aux lueurs de l’armée des astres brillant de tous côtés dans le firmament ? Et qu’on juge d’ailleurs de l’effet de cette comparaison, lorsque ces magnifiques antiquités de la poésie épique étaient les nouveautés d’une littérature dont nous sommes séparés par trois mille ans ! Ô présomptueuse vieillesse de nos jours ! cessez de calomnier cette verte jeunesse de l’esprit humain dans l’antiquité ! Respectez la jeunesse du monde, ou montrez-nous une langue et un vers supérieurs à une pareille langue et à de pareils vers.

XVII

L’éloquence de passion et l’éloquence de raison remplissent tout le chant suivant. Agamemnon, intimidé des périls du lendemain, envoie une députation, avec Phénix et Ulysse pour organes, aux tentes d’Achille. La description de la tente d’Achille, de l’hospitalité, du festin qu’il offre aux envoyés, est de la poésie pastorale, naïve et fruste comme une Bible chantée aux Grecs. Ulysse parle en diplomate consommé ; Phénix, vieillard qui a élevé jadis Achille sur ses genoux, parle en vieillard verbeux et en père tendre.

« Ton père, dit-il à Achille, me reçut tout jeune dans son royaume ; il m’aima comme un père aime son fils unique, l’enfant de sa vieillesse, qu’il obtint au sein de sa félicité. C’est moi, divin Achille, qui t’ai fait ce que tu es ! Je t’aimais de toute la tendresse de mon cœur ; aussi jamais tu ne voulais aller dans les festins avec un autre que moi ; jamais tu ne voulus prendre tes repas dans le palais avant que je t’eusse assis sur mes genoux et que j’eusse coupé tes morceaux et porté la coupe à tes lèvres. Combien de fois, couché sur mon sein, n’as-tu pas taché ma tunique en rejetant le vin de ta bouche dans ces jours de ta délicate enfance ! J’ai beaucoup souffert pour toi, beaucoup supporté, pensant en moi-même que, si les dieux ne m’avaient pas accordé de famille, je t’adopterais pour mon fils, ô illustre Achille ! espérant qu’un jour tu ferais alors tout mon soutien contre les rigueurs de la destinée ! Il ne faut pas avoir un cœur impitoyable : les dieux eux-mêmes se laissent fléchir !… Les Prières sont filles du souverain Jupiter ; humbles et le front plissé, osant à peine lever un timide regard, elles marchent avec anxiété sur les pas de l’injure… Celui qui respecte en elles les filles de Jupiter, lorsqu’elles s’approchent pour implorer, en reçoit une puissante assistance et voit ses propres vœux exaucés par elles ; mais, si quelqu’un les renie et les repousse d’un cœur sans pardon, elles remontent vers le fils de Saturne et le conjurent d’attacher l’injure aux pas de l’homme impitoyable et de les venger elles-mêmes en le frappant ! »

XVIII

On voit comment ces temps, prétendus barbares, connaissaient le pardon des injures et la puissance invisible de la prière ; on voit de plus comment la poésie personnifiait allégoriquement cette divine philosophie du pardon.

Achille reste inflexible ; il ne craint pas même d’avouer un lâche amour de la vie que les modernes éprouvent, mais qu’ils n’avouent pas ; il veut, dit-il, se retirer dans l’heureuse Phthie, royaume de son père, et s’y marier. « Rien n’égale pour moi le prix de la vie. On peut toujours enlever à la guerre des troupeaux de bœufs et de grasses brebis, on peut ravir des trépieds et des coursiers à la crinière d’or, mais rien ne peut retenir l’âme de l’homme ; elle fuit sans retour quand la dernière respiration s’est exhalée de ses lèvres !… »

Ces supplications sur différents tons, et toujours repoussées par Achille, se poursuivent en discours et en répliques de la plus haute éloquence pendant toute la durée de ce chant. Le dixième chant nous décrit l’insomnie inquiète d’Agamemnon dans sa tente pendant la nuit qui précède un combat inégal. « Chaque fois, dit le poète, que ses regards tombent sur la plaine de Troie, il regarde avec effroi les feux innombrables qui brillent autour d’Ilion, il entend le son des flûtes, des chalumeaux et les tumultes des guerriers ! »

Agamemnon se lève et va chercher, dans la nuit, conseil auprès du vieux Nestor. Leur conférence nocturne est peinte en traits aussi pénétrants que naturels. Homère semble avoir assisté à tous les détails de la guerre comme à tous les mouvements du cœur humain. Aucun poète dramatique n’a mieux gravé, mieux varié et mieux conservé tous les caractères. L’histoire n’a pas plus de justesse et plus de physionomie que son pinceau.

« Nestor se lève à la voix d’Agamemnon ; il se revêt de sa tunique, il attache à ses pieds de riches sandales, il agrafe son manteau de pourpre sur lequel se moire un léger duvet, il empoigne une forte lance armée à l’extrémité d’une pointe d’airain et s’avance vers les vaisseaux des Grecs. »

Ulysse, réveillé à son tour par Nestor et par Agamemnon, marche avec eux dans la nuit ténébreuse pour éveiller les autres chefs. « Ils trouvent Diomède couché hors de sa tente, tout armé ; autour de lui dorment ses compagnons, la tête appuyée sur leurs boucliers, leurs lances plantées en terre par la poignée, les pointes d’airain resplendissant au loin à la lueur des feux, semblables à des traits de foudre de Jupiter. Diomède dormait aussi sur la peau d’un bœuf sauvage, et sous sa tête était enroulé un tapis aux couleurs éclatantes ! »

« Notre destinée à tous est sur le tranchant d’un glaive », lui dit Nestor. Tout ce réveil successif et à voix basse des chefs par le roi des rois est la plus solennelle scène nocturne de guerre qui ait jamais été conçue et décrite. On reste confondu d’admiration quand on pense qu’elle est en même temps chantée dans les plus beaux vers imitatifs de la plus belle des langues !

Le conseil de guerre s’assemble. Diomède se dévoue pour faire une sortie et une reconnaissance dans la plaine ; il choisit Ulysse pour son compagnon de guerre. Les détails de l’armement et de la coiffure de combat des deux héros sont aussi techniques que si le poète eût été un armurier ou un corroyeur, et cette toilette ne cesse pas d’être sous sa main aussi poétique qu’un son de la lyre. C’est là le cachet de ce génie, précis comme un ouvrier, élégant comme un artiste. Il décrit toutes les choses matérielles les plus vulgaires par le côté où elles touchent à l’imagination la plus pittoresque ou au sentiment le plus pathétique. La nature entière devient poésie sans cesser d’être la nature. Mais il faudrait tout vous traduire, et l’heure ne me permet que de vous guider à vol d’oiseau sur un poème où tout est merveille.

XIX

De son côté Hector ne dort pas dans son camp ; il envoie un espion, nommé Dolon, observer de près les vaisseaux. Diomède et Ulysse se cachent derrière les cadavres dans la plaine et se laissent dépasser par le Troyen « de toute la longueur du sillon que tracent dans une terre grasse deux mules plus agiles que les bœufs à traîner la pesante charrue ». Dolon, poursuivi par eux, les aperçoit et veut leur échapper. « Mais, tels que deux limiers à la dent cruelle, exercés à la chasse, poursuivent, sans relâche et sans répit, à travers une contrée boisée, soit un lièvre, soit un faon timide qui fuit en bêlant ; tels, etc. »

Dolon, atteint et interrogé, trahit les secrets d’Hector et n’en est pas moins immolé avant qu’il ait pu toucher avec la main le menton de Diomède, geste qui rendait le prisonnier sacré.

Les deux héros pénètrent dans le camp, y font un sanglant carnage, enlèvent les coursiers du roi Rhésus, allié des Troyens. Ils les ramènent au camp, « et, après s’être baignés et parfumés d’une huile onctueuse, ils s’asseyent pour prendre leur repas et puisent dans les jarres pleines un vin délectable ».

La bataille s’engage au lever de l’aurore. Chaque coup de lance dans la mêlée retentit comme un écho dans le vers. Nous ne reviendrons pas sur ces scènes trop prolongées d’Homère. « Tels que des moissonneurs, parcourant des sillons d’orge ou de froment dans les domaines d’un homme opulent, courbent les gerbes en monceaux, tels tombent les Troyens et les Grecs. Tant que dure le matin et que s’élève l’astre sacré du jour, la foule jonche le sol ; mais, à l’heure où le bûcheron apprête son repas dans les clairières de la forêt, quand ses bras se sont fatigués à couper les grands arbres et que le besoin de prendre une salutaire nourriture se fait sentir, alors, etc. »

Remarquez avec quelle complaisance habile et gracieuse à la fois Homère rappelle l’esprit détendu de l’horreur des combats aux plus sereines scènes de la vie rurale !

Agamemnon, héros de ce chant, égale Achille et fait tout succomber ou tout fuir devant lui. Hector même est blessé et rentre au camp.

Ulysse, après de nombreux exploits, est cerné par les Troyens, « comme, sur le sommet d’une montagne, des loups carnassiers, altérés de sang, entourent un cerf blessé par la flèche d’un chasseur ; mais le cerf lui a échappé en courant d’un pas rapide, tant qu’un sang encore tiède coule de sa blessure et que ses genoux peuvent le porter ; enfin, lorsqu’il s’arrête énervé par la douleur aiguë, les loups féroces des montagnes vont le dévorer sous le bois ténébreux ; mais si le hasard conduit en ces lieux un lion redouté, soudain les loups s’enfuient et le lion se rue sur leur proie ! ».

XX

Écoutez maintenant la description du char d’Hector poursuivant les Grecs. « Il dit et presse les coursiers du fouet retentissant ; les coursiers, obéissant à la main qui les flagelle, entraînent sans effort le char au milieu de la mêlée des Troyens et des Grecs. Leurs pieds foulent les cadavres et les boucliers, l’essieu tout entier est souillé de sang ; le sang tache aussi les anneaux d’airain qui tiennent au timon ; les gouttes sanguinolentes que font éclabousser les jantes des roues et les sabots des chevaux rejaillissent et se collent sur ces anneaux. »

Ajax, le rival d’Achille en valeur, aperçoit Hector, en est épouvanté, recule et se perd dans la foule, n’osant se mesurer au fils de Priam. « Tel un lion affamé que les chiens et les bergers repoussent loin de l’étable ; ils veillent toute la nuit de peur que le lion ne se repaisse de la chair de leurs grasses génisses. En vain le lion altéré de sang rôde et se précipite sur l’enceinte ; mille dards acérés sont lancés à la fois contre lui par des mains courageuses ; des torches sont allumées, et l’animal, malgré sa rage impétueuse, s’épouvante de leurs lueurs ; enfin, quand le jour commence à se lever, il s’éloigne triste dans son cœur ; tel Ajax, etc. »

XXI

Achille, cependant, debout sur la poupe d’un de ses vaisseaux, contemple immobile les chances de ces batailles et les périls des Grecs. Il se réjouit avec une indifférence maligne des revers de ses compatriotes. « Je les verrai bientôt venir en suppliants embrasser mes genoux », dit-il à son ami Patrocle.

Il envoie cet ami dans le camp des Grecs pour lui rapporter des nouvelles. Patrocle va pour en apprendre dans la tente de Nestor, où ce vieux guerrier est à table avec le médecin de l’armée, Machaon. « Ils sont servis par la captive Hécamède, à la belle chevelure. D’abord elle place devant eux une table éclatante, polie avec soin, et dont les pieds sont teints de couleur d’azur ; puis elle sert dans un plat d’airain l’oignon qui irrite la soif, le miel fraîchement écoulé de la ruche et les pains pétris de la farine du froment sacré. Sur la table brille la coupe magnifique que le vieux Nestor apporta de Pylos ; elle est enrichie de clous à têtes d’or ; quatre anses arrondies et relevées l’entourent ; sur chacune de ses anses deux colombes d’or semblent se pencher pour becqueter leur nourriture. Hécamède, semblable aux déesses, verse dans cette coupe du vin de Prammée ; elle y délaye du fromage de chèvre qu’elle a réduit en poussière avec une râpe d’airain et elle le saupoudre de la blanche fleur de farine ! »

On voit avec quel don de poésie dans la vérité le chantre des héros et des dieux sait poétiser les plus vulgaires ustensiles du ménage et de la cuisine domestique. On voit aussi, par la description de la coupe aux colombes, de la table aux pieds d’azur, des plats de bronze, que l’ameublement de campagne de ces temps prétendus barbares ne le cédait guère à nos verres de cristal, à nos plats de faïence et à nos tables d’acajou. C’était un autre luxe, mais c’était un luxe où l’art n’était pas moins associé à l’ornementation intérieure qu’il l’est de nos jours. Pour quiconque lit Homère avec attention, il est impossible de ne pas conclure une civilisation morale et industrielle très avancée derrière cette apparente rusticité.

Le discours interminable, mais très riche en détails historiques, de Nestor à Patrocle, délasse les guerriers des fatigues du jour et retrace éloquemment la verbeuse nonchalance de la vieillesse qui aime à se vanter. Ce discours, très habile en même temps, attendrit Patrocle, qui court le rapporter à son ami Achille.

XXII

Cependant Hector et les Troyens donnent l’assaut aux retranchements des Grecs. Cet assaut, où les guerriers de toutes les peuplades de la Grèce et tous ceux de la Troade sont tour à tour le sujet rapide d’un chant du poète, est pour chaque race, pour chaque ville et pour chaque île une inscription populaire qui répartit à chacun sa part de gloire éternelle.

Les Troyens, prêts à franchir le retranchement, s’étonnent de se voir arrêter par deux combattants inébranlables sur la muraille. « Mais tels, disent-ils, que des abeilles ou des guêpes à corsage de diverses couleurs, qui, ayant construit leurs ruches sur les bords d’un chemin rocailleux, n’abandonnent point leurs creuses demeures, et, résistant à leurs ennemis, défendent leur race avec héroïsme, tels ces deux guerriers, quoique seuls, ne veulent pas déserter les portes, etc., etc. »

La victoire est indécise, quand un prodige, où le naturel des animaux est décrit comme par Pline ou par Audubon, attire et suspend l’attention des deux armées. Écoutez, ou plutôt voyez !

« Un aigle intrépide, laissant à sa gauche l’armée des Troyens en s’élevant dans les airs, emporte entre ses ongles un serpent énorme, sanglant, vivant, palpitant encore. Le reptile n’a point cessé de combattre, mais, se repliant en arrière, il mord et déchire le flanc de son ennemi, qui l’étouffe dans ses serres ; l’oiseau, vaincu par la douleur, le rejette loin de lui sur la terre. Le serpent tombe au milieu des combattants, et l’aigle, avec des cris aigus, s’envole dans les airs, emporté par le souffle des vents. »

On raconte avec effroi ce prodige à Hector, littéralement dans les mêmes vers que nous venons de citer. « Que m’importe, dit le héros, le vol capricieux des oiseaux ? Je ne m’en préoccupe pas ; je ne me demande pas si à ma droite ou à ma gauche ils volent du côté de l’aurore et du soleil, ou si à ma gauche ils volent vers le ténébreux Occident. Pour nous, n’obéissons qu’à la volonté souveraine du grand Jupiter. Le plus sûr des augures, c’est de combattre pour sa patrie. » Ces vers d’Homère témoignent assez qu’il y avait dès ces jours antiques une piété raisonnée et sérieuse qui dédaignait les crédulités populaires, et qui croyait à la conscience, seul oracle du patriotisme et du devoir. La raison n’est pas plus nouvelle dans l’humanité que l’humanité n’est nouvelle sur la terre. L’homme a été créé complet.

XXIII

Tout se trouble à la voix d’Hector. « Comme les flocons épais de la neige se pressent de tomber, dans la saison d’hiver, jusqu’à ce qu’elle couvre les flancs élevés des montagnes et leurs crêtes dentelées, et les plaines fertiles, et les riches semences du laboureur, elle s’amoncelle sur les portes et sur les plages de la mer écumeuse, où les vagues tièdes les balayent promptement ; mais tout le reste en est revêtu tant que pèse sur le sol la neige de Jupiter ; ainsi volent et tombent les pierres sans nombre, les unes frappant les Troyens, les autres écrasant les Grecs, etc., etc. » Les succès et les revers se balancent.

Admirez en quels termes le poète distrait du champ de carnage par le charme intime d’une image domestique :

« Telle qu’une femme juste, qui vit de l’œuvre de ses doigts, prenant sa balance, place d’un côté le poids et de l’autre la laine filée, afin de rapporter à ses petits enfants son modique salaire, tel le sort du combat se balance, etc., etc. »

Dans quel poète moderne trouverez-vous une comparaison pareille, tout à la fois si gracieuse, si intime, si tendre, et cependant si hardie et si neuve par le lieu où elle est aventurée par le poète antique ? Plus on est intelligent de ce qui est la moelle de l’homme dans la poésie, plus on s’anéantit devant de pareilles simplicités, qui sont en même temps de pareilles audaces.

Hector saisit une pierre énorme, «  large à la base, conique au sommet ; deux hommes forts, tels qu’ils existent aujourd’hui, ne pourraient l’arracher du sol pour la placer sur un chariot ». (Voyez comme la tradition de la diminution même physique de l’homme est primordiale !) « Hector la balance facilement à lui tout seul ; ainsi le berger porte légèrement et d’une seule main la toison d’un bélier !… »

La porte est enfoncée, les Troyens pénètrent dans l’enceinte fortifiée des Grecs. Hector, à la tête des Troyens, se précipite impétueux sur les Grecs, « semblable à la pierre arrondie, détachée du rocher natal, que le torrent roule sur sa pente, lorsque, grossi par une longue pluie, il a défoncé les appuis de cette énorme pierre ; elle roule en bondissant, et ses bonds font retentir la forêt ; elle court avec impétuosité jusqu’à ce qu’elle arrive à la plaine ; alors elle cesse de rouler, malgré son élan rapide ; tel est Hector, etc. ».

XXIV

Les innombrables épisodes de bataille de ce treizième chant sont écrits à la pointe du fer et en traits de flamme et de sang sur le champ du meurtre. Nous ne les reproduirons pas ; le temps nous emporte. Les vers, les images sont aussi frappants que les coups de lance. « Ajax, fils d’Oïlée, est toujours auprès d’Ajax, fils de Télamon ; il ne le quitte pas d’un moment. Tels, dans un champ à labourer, deux bœufs noirs traînent avec la même ardeur une pesante charrue ; de leurs fronts hérissés de cornes découle une abondante sueur. Séparés seulement par le joug brillant, ils creusent un sillon profond et fendent le sein de la terre ! Malgré sa valeur, Hector est refoulé avec les siens. »

Nestor, cependant, pendant qu’il buvait en paix dans sa tente, entend les clameurs du combat. « Reste ici, dit-il à Machaon blessé, reste ici et continue à boire ce vin coloré, en attendant que la blonde Hécamède ait chauffé le bain pour que tu y laves le sang de tes blessures. Je vais monter sur ce tertre afin de tout voir de loin ! »

Les chefs des Grecs, consternés, accourent en fuyant vers lui et racontent leur désastre. Ici Homère remonte au ciel pour y chercher la cause des événements humains.

Junon, qui tremble pour les Grecs, aperçoit son époux Jupiter sur le sommet du mont Ida, riche en fontaines ; elle veut le séduire et l’endormir pour profiter de son sommeil en faveur des Grecs. Elle emprunte à Vénus ce charme indéfinissable qui fait aimer, charme figuré par la ceinture de Vénus. Junon invoque aussi le Sommeil. Ce dieu monte sur la cime d’un pin du mont Ida pour en descendre sous la forme de murmure et d’ombre sur les yeux de Jupiter.

La ruse de Junon réussit ; Jupiter aperçoit son épouse : il se sent épris d’elle aussi vivement que le jour où ils furent unis par l’Amour à l’insu de Saturne et du père des dieux. Un nuage descend sur le gazon de l’Ida, germant le lotus, le safran, l’hyacinthe.

Le Sommeil ferme les yeux des divins époux ; il profite de cet assoupissement de Jupiter pour aller réveiller les Grecs et les ramener contre les Troyens. Les combats recommencent. Hector est écrasé sous une pierre énorme lancée par Ajax. Ses compagnons l’emportent, respirant à peine, dans Ilion.

Jupiter, en se réveillant, s’indigne contre Junon, la gourmande avec mépris et injure, et lui ordonne de retourner au ciel. « Aussitôt, dit le poète, la belle Junon, docile aux ordres de son époux, vole des sommets de l’Ida jusque dans le vaste Olympe. Ainsi s’élance la pensée de l’homme qui jadis a parcouru de nombreuses contrées ; il se les retrace dans son esprit avec une mémoire intelligente, se disant : J’étais ici, j’étais là, et se représentant une foule de souvenirs. Aussi rapide s’élançait l’impatiente Junon, etc., etc. »

Ne diriez-vous pas une comparaison écrite d’hier par un poète spiritualiste qui fait disparaître devant la pensée l’espace, la distance, le temps ?

XXV

D’interminables et monotones combats remplissent les quinzième et seizième chants. Hector incendie une partie des vaisseaux des Argiens.

Le poète transporte soudain le drame dans la tente d’Achille. « Pourquoi pleures-tu, ô Patrocle, comme une jeune fille, courant après sa mère pour être emmenée, s’attache à sa robe, la retient à son départ et lève vers elle ses yeux en pleurs afin que sa mère la prenne dans ses bras ? »

Patrocle lui raconte les désastres de l’armée et des vaisseaux. Achille, sans vouloir encore se mêler aux Grecs pour prévenir la mort de tant de chefs odieux, permet à Patrocle d’aller, avec les seuls Thessaliens, éteindre l’incendie des vaisseaux. Patrocle, revêtu de l’armure d’Achille, délivre, en effet, les vaisseaux et refoule les Troyens hors de l’enceinte dans la plaine. L’excès des scènes de guerre donne à ce milieu du poème la confusion et la satiété d’une éternelle mêlée. Homère, s’il n’avait pas écrit pour des guerriers, aurait donné plus de charme à l’Iliade en abrégeant ces coups de lance et ces coups de pierre perpétuels, et en reposant l’esprit sur d’autres scènes de la nature. Patrocle succomba sous le fer d’Hector.

L’intelligence et la sensibilité des coursiers d’Achille, animaux belliqueux, assimilés avec raison aux guerriers eux-mêmes par le poète, forment le seul épisode touchant et mélancolique de ces deux chants. Écoutez ces vers comparables à ceux de l’Arabe pleurant son coursier. Admirez combien la conviction de l’âme relative des animaux, conviction si oblitérée en nous aujourd’hui, était puissante et hardie dans le père des poètes !

« Les coursiers d’Achille pleurent loin du champ de bataille depuis qu’ils savent que Patrocle, qui les conduit, est tombé dans la poussière, terrassé par l’homicide Hector. En vain leur conducteur nouveau, Automédon, les presse du fouet rapide, les encourage par de flatteuses paroles ou les intimide par des reproches ; ils ne veulent ni retourner au bord du large Hellespont, ni se rejeter dans la mêlée contre les Grecs. Semblables à une colonne immobile sur le tombeau d’un homme ou d’une femme, ils demeurent sans mouvement, attachés au char magnifique et la tête baissée vers le sol. De leurs yeux des larmes brûlantes coulent à terre, car ils regrettent leur noble maître ; leur crinière d’or toute souillée de poussière flotte des deux côtés du timon sur le joug. Jupiter, en les contemplant, est attendri de pitié ; il secoue la tête et dit dans son cœur :

« Ah ! malheureux coursiers ! pourquoi vous avions-nous donnés à Pelée, ce roi soumis au trépas ? Était-ce donc pour que vous eussiez à supporter les peines des misérables mortels ? Hélas ! de tous les êtres qui respirent et rampent sur la terre, l’homme est sans doute le plus infortuné ! Cependant Hector ne montera pas sur votre char ! Je ne le permettrai jamais, etc. »

La douleur d’Achille, en apprenant la mort de Patrocle, est le triomphe de l’amitié sur l’amour même de la vie. Thétis, sa mère, et les Néréides, divinités subalternes de l’Océan, accourent pour calmer sa douleur et pour encourager sa vengeance. Les dieux lui prêtent une armure divine à la place de ses propres armes, que la mort de Patrocle a livrées à Hector. Il jure à ses soldats qu’il ne célébrera pas les funérailles de Patrocle avant de lui avoir rapporté les armes et la tête d’Hector. « Jusque-là, ô cher cadavre, repose près de ces navires ! Les Troyennes captives au sein arrondi te pleureront tout le jour et toute la nuit. »

XXVI

Ici le poète change de note sur sa lyre et décrit en vers presque burlesques les travaux et les aventures de Vulcain, ce dieu forgeron, époux de Vénus, condamné à faire rire l’Olympe comme un bouffon de cour.

« Il dit : le dieu massif et difforme s’éloigne en boitant de l’enclume ; ses jambes grêles flageolent sous son corps ; ensuite il place ses soufflets loin de la flamme, et dans un coffre d’argent il rassemble tous les outils de son métier. Puis avec une éponge il essuie son front, ses mains, son cou robuste et sa poitrine velue… Il marche avec un disgracieux effort, prend la main de Thétis et lui dit ces mots, etc. »

Thétis lui demande des armes pour Achille ; il lui en fabrique de si belles que leur description, et surtout la description du bouclier d’Achille, sont à elles seules, sous la main d’Homère, un poème de paysage accompli. Combien je regrette que l’étendue trop considérable de ce chef-d’œuvre m’empêche de vous le traduire en le commentant ici ! Les bas-reliefs de ce bouclier sont une civilisation tout entière. Rien n’est comparable à ce tableau en relief dans toutes les œuvres didactiques de l’antiquité et des siècles modernes. Homère n’aurait chanté que ce bouclier qu’il serait le premier des sculpteurs, des peintres, des pasteurs, des armuriers, des politiques, des philosophes et des poètes. C’est le Phidias de la parole, sept siècles avant le Phidias du ciseau.

XXVII

Achille, revêtu de ses armes, reparaît au camp des Grecs. Agamemnon se décide à lui rendre Briséis. « La belle Briséis, semblable à la belle Vénus, aperçoit, en sortant de la tente d’Agamemnon, le corps du bon Patrocle, son protecteur dans le temps qu’elle appartenait à Achille ; elle meurtrit son sein, elle ensanglante son cou délicat, son doux visage ; elle s’écrie en pleurant : Ô Patrocle ! toi l’ami le plus cher d’une malheureuse, je te laissai plein de vie quand je quittai les tentes d’Achille, et maintenant que j’y retourne je te retrouve sans vie, ô pasteur des peuples ! Non, je ne cesserai point de pleurer ta mort, toi qui fus toujours doux envers moi ! » Homère, dans ce passage, pleure comme il chante, aussi incomparable de naturel dans l’élégie que dans la bataille.

Achille devient femme lui-même pour pleurer son compagnon et son ami ; puis il revêt son bouclier, « d’où rejaillit une lueur semblable à la lune. Ainsi sur la haute mer apparaît de loin aux matelots la flamme d’un feu allumé sur les montagnes ». Sa harangue à ses coursiers est une preuve de plus de l’intelligence presque humaine que les hommes primitifs attribuaient à ces nobles animaux.

Le plus apprivoisé de ces coursiers, Xante, répond à son maître par un mouvement de tête qui répand sa crinière, en signe de deuil, sur le collier, sur le joug et jusqu’à terre. Xante prédit à son maître une mort prochaine. « Xante, réplique Achille, pourquoi me prédire la mort ? Cela ne te sied pas, à toi ! Je sais que ma destinée est de périr ici, loin de ma mère et de mon père ! » Il dit, et, poussant un cri terrible, il lance ses généreux coursiers au combat.

XXVIII

Les vingtième et vingt et unième chants ne sont encore qu’une magnifique, mais interminable mêlée d’hommes et de dieux, combattant, avec des succès divers, sous les murs d’Ilion. Le sang coule comme l’eau du Simoïs et du Scamandre. Achille immole des héros sans nombre à sa fureur ; les Troyens sont refoulés près de leurs murailles.

« Le vieux roi Priam, debout sur la plate-forme de la tour sacrée d’Ilion, aperçoit le héros redoutable. Il descend de la tour et ordonne aux gardes de fermer les portes aussitôt que les Troyens fugitifs les auront franchies. »

Au vingt-deuxième chant, Hector seul, resté en dehors des portes près du hêtre, attend Achille pour le combattre. L’infortuné Priam parle en vain à son fils, du haut des murailles, pour le conjurer de s’abriter derrière les remparts. Son discours est une des plus pathétiques élégies qu’un vieillard puisse proférer sur lui-même. « Prends pitié de ton malheureux père, que le puissant Jupiter réservait au terme de ses jours pour le rendre témoin des dernières ruines ! Mes fils égorgés, mes filles captives, mes palais profanés, mes petits-enfants écrasés contre la pierre, et les épouses de mes fils entraînées par les mains féroces des Grecs ! Moi-même, le dernier de toute ma race, demeuré seul sur le seuil de mon palais, les chiens se repaîtront de ma chair palpitante, lorsque, abattu par la lance ou le javelot, j’aurai rendu ma vie sous le fer d’un ennemi. Ces chiens, gardiens fidèles que je nourrissais dans nos cours, autour de nos tables, lécheront mon sang, et, rassasiés de carnage, ils s’étendront pour dormir sous les portiques. Ah ! il n’appartient qu’au guerrier jeune d’être couché sur la poussière, frappé dans le combat par le tranchant du fer. Quoique mort, son corps tout entier laisse admirer sa beauté ; mais lorsque des chiens cruels souillent la barbe blanche, la chevelure et les tristes restes d’un vieillard égorgé, ah ! c’est le comble de l’horreur pour les malheureux mortels ! »

Hécube, épouse de Priam et mère d’Hector, en termes aussi touchants, mais plus féminins, adresse en vain la même prière à son fils.

XXIX

Le poète cependant pénètre, avec la sagacité d’un sondeur expérimenté du cœur humain, dans les derniers replis de l’âme d’Hector, indécis entre l’opprobre de rentrer dans la ville et le danger d’affronter Achille. La nature l’emporte même un moment sur la gloire, et Hector s’enfuit à l’approche du héros des Grecs.

Achille le poursuit sous les murailles, près de la colline et du figuier que secouent les vents ; Hector, ne pouvant atteindre les murs, se résout à combattre. Le combat résume toutes les péripéties, toutes les harangues, tous les coups de lance et de javelot dont Homère a fait tant de fois le tableau dans les vingt chants de ce poème de la guerre. « La pointe aiguë du dard que brandit Achille cherche la poitrine d’Hector derrière son bouclier, comme, au sein d’une nuit ténébreuse, Vesper, la plus étincelante de toutes les étoiles, brille dans les cieux ! »

Hector tombe percé à la gorge ; il lui reste assez de voix pour implorer son vainqueur ; il le supplie seulement de ne pas livrer son cadavre aux chiens dévorants autour des vaisseaux des Grecs.

Achille, implacable, lui répond en forcené de vengeance qu’il voudrait le dévorer lui-même. « Il lui perce les pieds, passe entre la cheville et le talon une forte courroie, l’attache à son char et laisse traîner la tête à terre. Hector est ainsi traîné par Achille dans un nuage de poussière où flotte sa noire chevelure ; sa tête, autrefois si belle, est ensevelie dans la poudre. Hécube, sa mère, à ce spectacle, s’arrachant les cheveux, rejette loin d’elle son voile éclatant ; son père pousse des cris lamentables. »

Ces lamentations du vieux Priam, qui se roule de douleur aux pieds des guerriers, et qui veut sortir pour aller implorer d’Achille le corps de son fils, sont comparables aux plus pathétiques hurlements de la Bible.

« Andromaque, retirée dans son palais, ignorait encore son malheur ; elle préparait le bain de son époux pour la fin du jour. Les gémissements qui retentissent au sommet de la tour arrivent enfin jusqu’à elle. Ses membres défaillent ; la navette glisse de ses mains ; elle appelle ses femmes, elle court au-devant de la fatale nouvelle, semblable à une Ménade. Elle s’arrête sur le mur en regardant de toutes parts ; elle voit Hector traîné autour des murs de la ville. La nuit se répand sur ses yeux ; elle tombe à la renverse et son âme est prête à s’exhaler ; de sa tête se dénouent les riches bandelettes qui retiennent sa chevelure. Ses sœurs et ses belles-sœurs l’entourent ; elle s’écrie au milieu des Troyennes :

« “Hector, que je suis malheureuse ! Nous sommes nés tous les deux sous le même destin, toi au sein d’Ilion dans les palais de Priam, moi à Thèbes, près des forêts de Placus, qui m’éleva quand j’étais enfant, père infortuné d’une fille plus infortunée encore ! Ah ! plût aux dieux qu’il ne m’eût point donné le jour ! Maintenant te voilà dans les demeures de Pluton, profonds abîmes de la terre, pendant que moi, dans un deuil éternel, tu me laisses veuve à notre foyer ! Ce fils encore enfant (Astyanax) auquel, malheureux que nous sommes, nous avons donné la vie, Hector, puisque tu ne vis plus, tu ne seras point son appui et lui ne sera jamais le tien ? Lors même qu’il échapperait à cette désastreuse guerre, toujours les peines et les chagrins s’attacheront à ses pas et les étrangers usurperont son héritage. Le jour qui le fait orphelin laisse un enfant sans protecteur : sans cesse il baisse les yeux et ses joues sont mouillées de ses larmes ; dans sa pauvreté il aborde les anciens amis de son père, arrête celui-ci par son manteau, cet autre par sa tunique ; et si, touché de compassion, l’un d’eux lui tend une coupe, elle humecte à peine le bord de ses lèvres, mais son palais n’en est pas désaltéré. Celui qui a le bonheur de posséder ses parents vivants le repousse de sa table en l’offensant par d’amères paroles. Va-t-en, lui dit-il ; ton père ne nous convie plus à ses festins. Ainsi tout en pleurs reviendra notre pauvre enfant vers ta veuve méprisée, lui Astyanax, qui jadis sur les genoux de son père se nourrissait de moelle succulente et de la chair tendre de nos troupeaux ! Lui qui, lorsque le sommeil s’emparait de lui et qu’il interrompait ses jeux d’enfance, s’endormait sur une couche molle où, sur le sein de sa nourrice, son cœur goûtait une douce joie…… Ils sont encore dans ton palais, ô Hector, tes riches vêtements ourdis par la main des femmes ! Eh bien ! je les jetterai sur la flamme dévorante, puisqu’ils te sont désormais inutiles et que tu ne les porteras plus ! ” »

Ainsi parlait en sanglotant Andromaque, et ses femmes se lamentaient autour d’elle.

On voit, par cette incomparable scène et par cette incomparable élégie, qu’Homère aurait été aussi dramatique qu’il était épique, lui, la source inépuisable de tous les drames que son poème a inspirés à toutes les scènes de l’univers !

XXX

Ainsi finit le véritable intérêt du poème avec le vingt-deuxième chant.

Le vingt-troisième est le chant de la barbarie après celui du pathétique et de la famille. L’amitié cependant y retrouve de divins accents. Patrocle apparaît à son ami Achille et lui demande d’être réuni à lui dans le même tombeau !

Achille célèbre les funérailles de son ami. Il fait brûler avec son corps douze jeunes captifs troyens qu’il a égorgés1. Il refuse à Hector le bûcher pour réserver sa dépouille aux chiens dévorants : sa colère féroce survit à la mort de son adversaire ; mais les chiens, plus pitoyables que les hommes, respectent le corps du héros.

Des jeux, très déplacés selon nous en ce moment dans l’économie du poème, remplissent de courses de chars, de luttes et de pugilats, le reste de ce chant. Cela est beau d’exécution, mais inopportun et fastidieux. Nous ne croirons jamais qu’un génie aussi sensé et aussi expérimenté du cœur humain qu’Homère ait placé lui-même ces jeux prolongés entre le bûcher d’Hector et les larmes d’Andromaque, de Priam et d’Hécube. Nous pensons plutôt qu’aux époques où Pisistrate et Alexandre le Grand recueillirent de la bouche des rapsodes ces chants immortels, épars dans la mémoire des homérides, les éditeurs du poème déplacèrent machinalement ces jeux de la place qu’Homère leur avait assignée dans sa composition, et reléguèrent à la fin ce qui ne pouvait avoir de convenance et de beauté qu’au commencement du poème. Quoi qu’il en soit, c’est un défaut choquant (et c’est le seul) dans la composition de l’Iliade.

XXXI

Le plus sublime pathétique se retrouve bientôt après ces jeux, au vingt-quatrième et dernier chant.

« Achille, après ses funérailles, pleure en pensant à ce cher compagnon perdu de sa vie, Patrocle. Le sommeil, qui triomphe de toutes les peines, ne peut fermer ses paupières. Il s’agite en tous sens sur sa couche en regrettant la force et le généreux courage de son ami ; il songe à tout ce qu’ils ont autrefois accompli ensemble, soit en combattant, soit en traversant les mers impétueuses. À ce souvenir il répand des larmes brûlantes, tantôt couché sur le flanc, tantôt sur le dos, tantôt sur la poitrine. Tout à coup, se levant, il s’en va errer triste sur le rivage de la mer ; l’Aurore l’y retrouve quand elle revient éclairer l’Océan et ses plages. »

Le féroce Achille attache à son char le cadavre d’Hector et le traîne trois fois dans la poussière autour du tombeau de Patrocle. Les dieux indignés se soulèvent à la voix d’Apollon. Jupiter décide qu’Achille recevra enfin la rançon du corps d’Hector par son père, le vieux Priam. Il envoie la messagère céleste, Iris, pour donner ce conseil au héros des Grecs. « Entre les rochers d’Imbros et de Samos, Iris, dit le poète, se précipite dans les noires ondes et la mer gémit sous son immersion. Elle plonge au fond de l’abîme, comme le plomb suspendu à la corne d’un bœuf sauvage s’enfonce sous les vagues et porte l’appât meurtrier aux poissons dévorants. » Cette étrange et pittoresque comparaison révèle des procédés de pêche en usage aux bords de l’Ionie et inconnus aujourd’hui.

Thétis, mère d’Achille, se rend à l’ordre de Jupiter, et va dans la tente d’Achille parler à son fils. Admirez avec quelle connaissance de la nature Homère fait insinuer la pitié par la bouche d’une femme, dont le cœur est pétri de plus de larmes et de plus de tendresse que le nôtre.

« Ô mon fils, dit Thétis après avoir caressé de sa main divine la tête de son fils, jusqu’à quand, triste et chagrin, rongeras-tu ton cœur, oubliant la nourriture et le doux sommeil ? Il est bon cependant de s’unir d’amour à une épouse. Hélas ! tu n’as pas longtemps à vivre ! Rends la liberté au corps inanimé d’Hector, accepte la rançon de son cadavre. »

XXXII

Iris, après avoir fait fléchir Achille par sa mère Thétis, se rend dans Ilion au palais de Priam.

« Les fils de ce roi, assis sur les portiques autour de leur père, trempaient de larmes leurs riches vêtements. Au milieu d’eux, le vieillard est enveloppé d’un manteau qui le couvre tout entier. Un nuage de poussière, ramassé de ses propres mains pendant qu’il se roulait à terre, couvre sa tête et ses épaules. Ses filles et les femmes de ses fils se lamentent dans le palais, au souvenir de ceux si nombreux et si vaillants qui ont perdu la vie sous le fer des Grecs. »

Priam consulte la vieille Hécube, son épouse, sur l’idée qui le possède d’aller racheter le corps de son fils dans le camp d’Achille. Hécube, épouvantée sur le sort du vieillard, l’en dissuade.

« Ah ! plutôt, dit-elle, pleurons à l’écart dans notre palais. Lorsque j’enfantai Hector, la Parque inflexible fila sa destinée pour qu’il fût un jour livré aux chiens dévorants par un féroce ennemi ! Ah ! que ne puis-je l’étreindre et dévorer son cœur pour venger le malheur de mon cher fils ! »

Priam ne cède pas à ces craintes d’Hécube ; il tire de ses coffres les présents magnifiques, tapis, vêtements, talents d’or, trépieds, vases, coupes, dont il compose la rançon du corps de son fils. Puis, importuné par les lâches gémissements des Troyens et de ses fils, il entre en fureur et les chasse du portique avec des reproches injurieux. « Que n’êtes-vous morts tous à la place d’Hector ! »

On attelle les mules au char. Ce départ, qu’on voudrait citer en entier, est une des scènes les plus splendidement décrites et les plus pathétiquement pleurées de l’Iliade. La tragédie antique n’a rien de plus éclatant sur les larmes des rois.

Priam sort de la ville. « Ses amis le suivent des yeux en versant des larmes abondantes, comme s’il allait à la mort. » Les dieux invisibles protègent son voyage.

Mercure, sous le déguisement d’un compagnon d’Achille, raconte à Priam, pendant qu’il fait boire les mules dans le fleuve, la conservation miraculeuse du cadavre de son fils.

Le dieu déguisé monte sur le char, prend les rênes, fouette les mules, endort les avant-postes ; le vieux roi franchit les retranchements, arrive sans avoir été aperçu, pénètre dans la tente d’Achille, embrasse les genoux du meurtrier d’Hector, baise ces mains homicides qui lui ont ravi tant de fils.

Écoutons le poète lui-même à ce déchirant épisode, dénouement de son poème :

« Lorsqu’une grande misère pèse sur un homme qui a commis un meurtre dans sa patrie, il se retire chez un peuple étranger, dans la maison d’un héros opulent, et tous ceux qui l’aperçoivent sont frappés de surprise. De même Achille se confond d’étonnement en voyant devant lui le majestueux Priam ; tous les assistants s’étonnent aussi, et muets se regardent les uns les autres. Priam, dans l’attitude et de la voix d’un suppliant, fait entendre ces mots :

« “Souviens-toi de ton père, Achille égal à un Dieu ; ton père est du même âge que moi ; il touche comme moi le seuil funeste de la vieillesse ; peut-être qu’en ce moment même des voisins nombreux l’assiègent, et il n’a personne pour écarter ces malheurs et ces périls ; mais du moins, sachant que tu vis encore, il se réjouit secrètement dans le fond de son cœur, et tous les jours il se flatte de voir son fils chéri revenir d’Ilion… Et moi, malheureux ! j’avais aussi des fils vaillants dans la vaste ville de Troie ; je crois qu’il ne m’en reste plus un seul ! Ils étaient cinquante quand débarquèrent les enfants de la Grèce ; dix-neuf avaient été enfantés par les mêmes flancs et dans mes palais ; les autres étaient nés de femmes étrangères ; le cruel Mars (la guerre) a tranché la vie du plus grand nombre d’entre eux ; un seul me restait : il défendait notre ville et nous-mêmes ! Mais tu viens de l’immoler pendant qu’il combattait en faveur de sa patrie. C’était Hector ! Pour lui maintenant je viens jusqu’aux vaisseaux des Grecs ; c’est pour le racheter que j’apporte de nombreux présents… Crains les dieux, ô Achille ! Prends compassion de moi en songeant à ton père. Je suis plus à plaindre que lui ; j’ai fait ce que n’a jamais fait aucun mortel : j’ai collé mes lèvres sur la main du meurtrier de mon fils ! ” »

À ces éloquentes et plaintives paroles, Achille s’attendrit au souvenir de son père ; il prend la main du vieillard et l’écarte doucement ; tous deux s’abandonnent à leurs souvenirs. Priam, prosterné aux pieds d’Achille, pleure amèrement sur Hector ; Achille pleure sur son père, mais par moments aussi sur Patrocle ; la tente retentit de leurs sanglots. Mais, quand ce héros égal aux dieux est rassasié de larmes et qu’il a assoupi ses regrets dans son cœur, il se lève de son siége et tend sa main au vieillard ; car il est touché de tendre compassion à la vue de ces cheveux blancs et de cette barbe vénérable.

XXXIII

Achille parle cette fois au père d’Hector en homme pitoyable, sage et résigné au destin qui dispose de tout malgré les mortels. « Mon père aussi n’a qu’un fils, dit-il, un fils qui périra bientôt ! Je n’assisterai point mon père dans sa vieillesse, et maintenant, loin de ma patrie, me voilà sur ce rivage pour ton malheur et pour celui de ta race !… »

Priam veut répliquer ; Achille sent bouillonner en lui sa colère au souvenir de Patrocle, et, se craignant lui-même, il sort de la tente.

Il prend les présents, il fait laver et parfumer le corps d’Hector, il le fait envelopper d’un manteau pour éviter à Priam l’horreur de voir le visage de son fils. Il rentre après ces soins rendus au héros ; il annonce à Priam que son fils, placé sur un char, lui sera rendu le lendemain. Il le console, le fait asseoir à sa table.

Priam, après avoir mangé et bu, contemple Achille, « si grand et si fort semblable à un dieu ».

Achille contemple à son tour et admire « le vieillard au visage majestueux ».

Ils s’entretiennent sans ressentiments mais non sans larmes. Achille fait préparer pour son hôte un lit recouvert de riches tapis et de moelleuses couvertures sous le vestibule de sa tente, de peur que quelques-uns des princes, en entrant pour tenir le conseil la nuit dans sa tente, ne reconnaissent Priam et n’avertissent Agamemnon.

XXXIV

Avant l’aube du jour, le vieillard et son écuyer attellent les mules au char qui porte le cadavre d’Hector, et reviennent, sans avoir été vus par Agamemnon, sous les murs d’Ilion. La piété filiale d’une fille de Priam, Cassandre, veille au sommet d’une tour de la ville. Cassandre reconnaît la première le cortège de son père et de son frère. Elle jette un cri, et ses gémissements remplissent la ville.

« Venez ! voyez-le de vos propres yeux, Troyens, et vous, Troyennes, s’écrie Cassandre, ô vous qui pendant sa vie le receviez avec tant de triomphe à son retour des combats ! Alors il était la joie d’Ilion et de tout son peuple ! »

Hécube et Andromaque, la mère et l’épouse, s’élancent les premières sur le char pour toucher la tête d’Hector !

« Cher époux, dit Andromaque en soutenant cette tête dans ses bras pendant que le char traverse la ville, tu perds la vie à la fleur de tes jours, et tu me laisses veuve dans nos demeures. Ce fils (Astyanax), encore dans sa tendre enfance, ce fils que nous engendrâmes tous les deux, malheureux que nous sommes ! ne parviendra pas, je pense, jusqu’à son adolescence. Ilion, avant ce temps, sera précipitée de son élévation ! car tu n’es plus, toi qui sauvais les chastes épouses des Troyens et leurs tendres enfants ! Bientôt elles seront entraînées captives sur les vaisseaux ennemis, et moi sans doute avec elles !… Tu me suivras, ô mon enfant ! et, ravalé à d’indignes emplois, tu travailleras pour un maître cruel ; ou bien un de ces Grecs, t’arrachant de mes bras, te précipitera du sommet d’une tour, pour venger la mort d’un frère, d’un père ou d’un fils immolé par la main d’Hector ; car un grand nombre de Grecs, sous le poids du bras d’Hector, a mordu la terre, et ton père, ô mon fils ! n’était pas faible dans la chaleur funeste des batailles. Aussi, vois comme tout le peuple le pleure dans Ilion !… Ah ! tu laisses à tes parents un deuil inconsolé, cher Hector ; mais c’est à moi surtout que sont réservées les amères douleurs. Hélas ! de ton lit funèbre tu ne m’as pas tendu ta main, tu ne m’as point dit les dernières paroles, dont je me serais souvenue sans cesse, et les jours et les nuits, en versant des larmes ! »

XXXV

La vieille Hécube parle après l’épouse, et poursuit le panégyrique touchant et glorieux de son fils.

Enfin Hélène elle-même, la cause de tous ces deuils, achève ce panégyrique en paroles entrecoupées de ses gémissements :

« Hector ! de tous mes beaux-frères ô toi le plus aimé de mon cœur, puisqu’il est trop vrai que Pâris est mon époux, et qu’il m’a ravie pour me conduire en Ilion. (Que ne ce suis-je morte avant ce jour !) Voici la vingtième année que j’abordai en ces lieux, que j’ai perdu ma patrie, et jamais je n’entendis de ta bouche une parole outrageante ou même dure ; au contraire, si une de mes sœurs ou ma belle-mère Hécube m’adressait quelques reproches dans nos palais (car Priam, lui, fut comme un père toujours doux envers moi), toi, Hector, en les réprimandant avec bonté, tu les adoucissais par tes douces et indulgentes paroles. Aussi dans mon cœur amer je pleure à la fois sur toi et sur moi, malheureuse, qui désormais n’aurai plus ni ami ni soutien dans la vaste Ilion, où je suis pour tous un objet de mépris et d’horreur ! »

Après ces lamentations si éloquentes et si naïves, le corps du héros est placé sur le bûcher par le vieux Priam. Les flammes du bûcher se confondent avec celles de l’aurore, et une urne d’or reçoit les cendres du dernier défenseur d’Ilion.

XXXVI

Le poème finit là, comme tout finit dans le monde, par des gémissements, par des séparations, par des larmes et sur un tombeau.

Voilà l’Iliade ! Ce n’est que l’épopée de la guerre, le livre du héros ; il ne faut pas y chercher encore le poème épique de la vie domestique, le livre du foyer, l’épopée intime du cœur humain. Le même chantre, Homère, va nous la donner tout à l’heure, cette épopée, dans l’Odyssée, et nous allons la dérouler devant vous avec plus de charme encore que nous n’en avons éprouvé en vous déroulant l’Iliade. (Nous l’avons fait dans le dernier de ces Entretiens, en 1857.)

Et cependant, même dans cette épopée qui est presque exclusivement consacrée au récit des combats et à la glorification des héros, que manque-t-il au tableau presque universel de toute la nature animée ou inanimée ? Homère n’a-t-il pas su, comme un peintre divin, rattacher par des épisodes rapides et par des coups d’œil naturels, tantôt en arrière, tantôt à côté, tantôt en avant de son sujet, le monde moral et le monde physique tout entier à ce petit coin de sable de la plage de Troie où s’agite le sort de la Troade et de la Grèce ? N’est-ce pas en vingt-quatre chants l’univers sous tous ses aspects, reproduit tantôt en larmes, tantôt en sang, mais toujours dans une musique de paroles ravissantes à l’imagination des hommes ? Les Grecs de ce temps, qui avaient gravé ce poème dans leur mémoire, avaient-ils besoin d’autre livre ? N’était-ce pas pour ainsi dire la Bible des guerriers, des pasteurs, des matelots, des philosophes, des théologiens, des historiens, des artistes, des artisans de son temps, des dieux et des hommes ? l’encyclopédie chantée par un poète universel aux hommes de son temps ?

Les paysages terrestres y sont retracés avec autant de transparence, de clarté, de vérité que les sommets neigeux des montagnes, les caps sourcilleux, les falaises boisées, les collines vertes sont retracés en pleine lumière dans le miroir de la mer d’Ionie, reflétant ses bords dans ses flots.

Les paysages maritimes, la vaste étendue des vagues, leur azur ou leur noirceur, selon le ciel et le vent, leurs oscillations, leurs murmures, les voiles qui les sillonnent en traçant un sentier qui se referme sous leur écume pétillante, le mât qui se dresse ou qui s’incline, l’ancre qui mord le fond, la quille qui résonne en touchant la rive, n’y sont-ils pas reproduits en vers aussi limpides et aussi harmonieux que la vague elle-même ?

Voulez-vous connaître l’origine, le costume, le caractère, la géographie, les mœurs des nations qui peuplaient alors les confins de l’Asie et de l’Europe : le poète vous les montre du doigt, vous les décrit et vous les raconte, peuplade par peuplade, et pour ainsi dire homme par homme, dans cette double revue passée sous vos yeux dans la plaine de Troie !

Voulez-vous des combats : cette plaine, ces vaisseaux, ces remparts regorgent de sang et de cadavres diversement tués pendant vingt-quatre chants, qui sont vingt-quatre batailles !

Voulez-vous des passions féroces d’orgueil, d’ambition, d’envie, découvertes comme des nids de serpents enroulés dans le nid venimeux du cœur humain : regardez Achille sous sa tente, se réjouissant en secret des revers et des meurtres de ses coalisés !

Voulez-vous des passions nobles et patriotiques : contemplez Hector !

Voulez-vous des attachements domestiques : écoutez Phénix, le précepteur d’Achille, rappelant envers son élève les soins d’une nourrice ou d’une mère !

Voulez-vous l’amitié : admirez Patrocle !

Voulez-vous l’amour coupable : entendez Hélène !

Voulez-vous l’amour chaste et conjugal : sanglotez aux sanglots d’Andromaque !

Voulez-vous l’amour paternel : assistez à l’adieu d’Hector à son enfant, balancé dans ses bras et épouvanté de son panache !

Voulez-vous l’éloquence verbeuse et la sagesse infaillible du vieillard dans les conseils des peuples : méditez les paroles de Nestor !

Voulez-vous l’excès de l’infortune humaine : suivez le vieux Priam aux genoux du meurtrier de son fils ou ramenant dans la nuit à son épouse, la vieille Hécube, le cadavre inanimé et souillé de poussière de son dernier enfant !

Voilà pour la terre.

Et maintenant voulez-vous le ciel tel que la brillante et voluptueuse imagination des Grecs l’avait peuplé d’allégories personnifiées en divinités élémentaires : suivez le poète sur l’Olympe, sur l’Ida aux riches fontaines ; dans le nuage dont Jupiter s’enveloppe avec Junon ; dans les forges de Vulcain, où tous les arts se résument en un chef-d’œuvre pour former le bouclier d’Achille ! dans les grottes des Néréides ! dans les palais liquides de Thétis ! dans les molles retraites de Vénus ! dans les nuées sanglantes où la Terreur attelle les coursiers de Mars ! vous avez toute la nature, tous les hommes et tous les dieux de l’Olympe, le monde matériel complété par le monde immatériel ; l’univers, enfin, entendu dans la plus large acception du mot ; l’univers, exposé, non raconté, non décrit, non analysé seulement par la froide main de la science, mais l’univers senti, peint et chanté par la voix la plus mélodieuse et dans la plus musicale des langues prosodiées qui enchantèrent jamais l’oreille humaine.

Encore une fois, voilà l’Iliade ! voilà Homère ! On ne s’étonne, en fermant ce poème, que d’une seule chose : c’est que la nature, l’étude, l’art et le génie aient suffi pour produire en un seul homme un pareil homme, et que les Grecs, qui divinisaient tout, n’aient pas fait d’un pareil homme un dieu !

Lamartine.