(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier (Suite et fin.) »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier (Suite et fin.) »

Théophile Gautier (Suite et fin.)

Poésies. — Voyages. — Salons. — Critique dramatique. — Romans : le Capitaine Fracasse.

I.

La critique d’art, la manière dont il l’a exercée et comprise, constitue l’une des innovations et l’un des talents spéciaux de Théophile Gautier. Depuis que Diderot et Grimm ont inauguré en France la critique des Salons, ce sont presque toujours des littérateurs qui ont rendu compte des expositions de statues ou de tableaux, et presque toujours ils Pont fait plus ou moins au point de vue de la littérature. C’était le cas surtout pour les critiques d’art qui écrivaient sous la Restauration. M. Delécluze seul avait manié le pinceau ; mais son instruction, très-réelle et estimable quand elle se tenait dans le domaine historique, ne servit guère à lui affiner le goût. Les autres auteurs remarqués pour leurs jugements ou leurs comptes rendus de Salons, M. Guizot, M. Thiers, Stendhal, — Jal, expression de l’opinion moyenne, — avaient pu se rencontrer souvent et causer avec des artistes, mais ils ne l’étaient pas eux-mêmes. Ce ne fut guère qu’après 1830 que la critique d’art acquit, avec un développement croissant, un plus haut degré de précision et de compétence en chaque branche spéciale. Les juges, à force d’examiner et de voir de près, achevèrent de se former. Et ceux qui y apportaient une philosophie élevée de l’art comme Vitet, et ceux qui y introduisaient une psychologie ingénieuse comme Peisse, ne cessaient de voir et de comparer. Charles Lenormant mériterait d’être cité aussi à côté d’eux, s’il avait eu autant de goût que d’avidité de savoir et de zèle. L’étroite union qui existait dans le groupe romantique entre les poètes et les peintres tourna vite au profit de la critique qui dès lors se fit de plus en plus en parfaite connaissance des procédés de l’atelier. Chez Gustave Planche, la morgue habituelle compromettait trop souvent le bon sens ; chez d’autres moins hautains, l’étude constante venait à l’appui de la finesse des aperçus et donnait toute valeur à la sagacité des analyses : les Paul Mantz, les Chennevières se sont formés de la sorte. Une publication à la fois spéciale et répandue, l’Artiste, sous la direction d’Arsène Houssaye, conviait les jeunes plumes et préparait le goût de plus d’un expert. La Gazette des

Beaux-Arts ouvrit son cadre aux gens du métier. Mais je ne puis nommer tous ceux qui ont marqué depuis quinze ans et plus dans cette voie, et je n’ai point qualité pour les ranger : deux, entre autres, ont été signalés hors ligne, et ici même56, pour leur science intelligente et leur universalité : Charles Blanc et Théophile Gautier. Celui-ci y joint et y apporte en sus un talent pratique, un art de description qui n’est qu’à lui.

La description de Théophile Gautier, en présence des tableaux qu’il nous fait voir et qu’il nous dispense presque d’aller reconnaître, a cela de particulier qu’elle est exclusivement pittoresque et nullement littéraire, et qu’elle ne se complique pas, tant qu’elle dure, de remarques critiques et de jugements. Les critiques même, s’il en vient après quelqu’une, sont des plus légères. Est-ce à dire que Théophile Gautier, en nous montrant les tableaux, ne les différencie pas à nos yeux et ne nous avertisse pas du degré d’estime qu’il y attache ? Loin de là, nul, en nous faisant pénétrer dans le talent de chaque peintre, dans la nature et dans l’intention de chaque œuvre, ne nous met plus à même de les qualifier.

Dans les nombreux Salons qu’il a faits et qu’il est loin d’avoir tous recueillis en volumes, je prendrai presque au hasard quelques exemples pour bien définir sa manière et expliquer son procédé.

A-t-il à parler d’Ingres, de Delacroix, voyez comme il sait, dans le choix même des termes employés à décrire et à caractériser leurs œuvres, impliquer l’éloge et le limiter à ce qui est dû. Dans Ingres, c’est l’idéal et le style, c’est la beauté absolue et en quelque sorte abstraite ; — chez Delacroix, c’est la couleur non moins absolue, le mouvement et la passion, qu’il s’attache à démontrer en chaque toile par une reproduction des plus fidèles. Chaque peinture, chaque fresque, on croit la voir à la manière dont il la décrit, et on la voit non-seulement dans son sujet et sa disposition, mais dans son effet et son ton ou sa ligne. Le système de Gautier, en décrivant, est un système de transposition, une réduction exacte, équivalente, plutôt qu’une traduction. De même qu’on réduit une symphonie au piano, il réduit un tableau à l’article. Et tout ainsi que pour la symphonie transposée et réduite, ce sont toujours des sons qu’on entend, de même dans ses articles ce n’est pas de l’encre qu’il emploie, ce sont des couleurs et des lignes ; il a une palette, il a des crayons. Les gammes de nuances « qui se font valoir les unes les autres » sont indiquées et observées quand il expose les tableaux de Delacroix ; et dans les apothéoses d’Ingres qu’il nous rend, la simplicité hardie, le tranché nu et sculptural, les poses héroïques, les contrastes d’or et d’azur, sont mis en relief et accusés de façon à venir vous heurter et vous remplir le regard. Ce sont là de ces comptes rendus qui parlent et qui vivent. En fait d’art, montrer plutôt encore que juger est peut-être, de toutes les formes de critique, la plus utile. Il n’est rien de tel, pour faire l’éducation du public, que de lui apprendre avant tout à voir et à regarder. Gautier a appliqué ici aux tableaux peints le même procédé qu’il a suivi à l’égard des tableaux naturels et des climats : la soumission absolue à l’objet. Il rend cet objet sans réagir et le réfléchit sans lui résister. Il a en cela une vue plus sérieuse et plus lointaine qu’on ne le supposerait. Les tableaux, hélas ! tous sans distinction, les plus belles toiles comme les plus médiocres, doivent disparaître dans un temps donné ; la gravure perpétuera la composition et les traits, non les couleurs. Imaginez ce que ce serait si un Pausanias, un Pline,, avaient fait autrefois pour les tableaux des anciens exactement ce que Théophile Gautier fait aujourd’hui pour les nôtres : les érudits seraient dispensés de tant conjecturer sur ce qu’ils ne savent pas bien. On ne connaît plus les tableaux grecs ; il faut les deviner. Au lieu d’appliquer le Quintilien à la peinture, que n’y a-t-on appliqué à temps le Théophile Gautier, sauf à laisser les Quintilien d’alors crier à la confusion des genres, à la corruption du goût et à la décadence ?

Et puis il faut tout dire : comme lui-même, si humble et si soumis descripteur qu’il soit, il n’est, après tout, dans cette tâche dont il s’acquitte si en conscience, qu’un peintre et un poète dévoyé, il est juste qu’il se ménage de temps à autre de petites satisfactions et jouissances, c’est-à-dire des morceaux d’exécution. Il profitera donc des tableaux qu’il décrit comme d’un prétexte. « Il faut bien, dit-il, se donner quelques dédommagements et des consolations ; il faut aussi montrer son petit talent, essayer dans son art quelque chose de ce que l’artiste dont on parle a fait dans le sien. » Et c’est ainsi que, terminant le premier article sur Eugène Delacroix lors de l’Exposition universelle de 1855, il disait :

« … Outre leur mérite intrinsèque, les Femmes d’Alger marquent un événement d’importance dans la vie de M. Delacroix, son voyage en Afrique, qui nous a valu tant de toiles charmantes et d’une fidélité si locale. — Oui, ce sont bien là les intérieurs garnis, à hauteur d’homme, de carreaux de faïence formant des mosaïques comme dans les salles de l’Alhambra, les fines nattes de jonc, les tapis de Kabylie, les piles de coussins et les belles femmes aux sourcils rejoints par le furmeh, aux paupières bleuies de kh’ol, aux joues blanches avivées d’une couche de fard, qui, nonchalamment accoudées, fument le narguilhé ou prennent le café que leur offre, dans une petite tasse à soucoupe de filigrane, une négresse au large rire blanc. »

C’est sur cet admirable petit tableau que finissait le premier article57. Lui aussi if est peintre, et il le sait. Il a toute raison de dire avec un juste sentiment de sa valeur : « Nous faisons notre art à travers notre métier. »

Un autre petit finale d’article des plus achevés en son genre, qui me revient en mémoire, est dans le compte rendu des peintres anglais, à propos d’un tableau de Hook qui a pour sujet Venise telle qu’on la rêve. Ici le poète prend la parole et semble prier pour un moment le peintre de lui céder la place ; car, pour ces poètes déclassés, la critique est comme une lucarne qu’on leur ouvre, et il leur est difficile, quand la chose les intéresse un peu vivement, de ne pas passer la tête à la fenêtre pour dire : Me voici ! et pour venir chanter à leur tour leur petit couplet et leur chanson. A propos donc de ce tableau anglais, Venise telle qu’on la rêve, Théophile Gautier ne peut s’empêcher d’intervenir et de dire :

« Pour notre part, nous l’avons fait souvent, le rêve de M. Hook. — Plus d’une fois elle a passé devant les yeux de notre âme, cette barque qui porte un négrillon à la poupe et de beaux jeunes gens vêtus des sveltes costumes dont Yittore Carpaccio habille ses Magnifiques ; plus d’une fois aussi nous avons vu en songe se pencher du haut des terrasses blanches ces belles filles aux tresses d’or crespelées, aux robes de brocart d’argent, aux colliers et aux bracelets de perles, qui jettent un baiser avec une fleur au galant haussé sur la pointe du pied !   

« C’est ainsi en effet qu’on la rêve, la Vénus de l’Adriatique, séchant sur sa rive de marbre son corps rose et blanc, humide encore des caresses de la nuit ; — et M. Hook, de ce sentiment d’une poésie presque banale, a fait un tableau délicieux. »

Jusqu’ici tout est bien ; mais écoutez la fin, qui est d’une mélancolique poésie :

« Cependant l’enduit rouge des palais s’écaille comme le fard aux joues d’une courtisane ; la vase et les herbes marines envahissent les canaux déserts ; des linges sèchent aux fenêtres bouchées de planches, et le crabe monte sur les marches où Violante et la reine Cornaro58 posaient leur pantoufle d’or. »

Et le feuilleton du Moniteur finit là-dessus. Cela s’appelle de nos jours de la critique. C’est de la poésie toute pure, du lacryma-christi qu’on vous verse à chaque coin de rue, sur un comptoir d’argent. Et plaignez-vous !

II.

Théophile Gautier s’est fait de la peinture une idée particulière qui n’est pas celle de tous, et qu’on ne saurait omettre en parlant de lui sous peine de tout confondre. Il ne ferait pas de cas d’un peintre qui se contenterait de prendre, fût-ce le plus dextrement du monde, la ressemblance exacte des choses, et de la jeter sur la toile, telle quelle, avec une couleur congrue et suffisante : il veut que l’artiste ait en lui un monde en petit ou en grand, une sorte de glace magique où tout se réfléchisse, se transforme et ressorte ensuite, quand on l’y considère, avec une harmonie nouvelle qui constitue proprement la création et l’originalité. Il ne s’agit pas, pour le véritable artiste, de tout copier, de tout reproduire et de se livrer en peignant à cet infini de détails qui est le triomphe du daguerréotype. « Ce n’est pas la nature qu’il faut rendre, mais l’apparence et la physionomie de la nature. Tout l’art est là. »

Dans l’appréciation des tableaux, il a toujours maintenu l’importance ou mieux la prédominance absolue du point de vue pittoresque. Il l’a dit, une fois entre autres, en termes excellents, à propos de Meissonier :

« … Tout prend une valeur sous son pinceau et s’anime de cette mystérieuse vie de l’art, qui ressort d’une contre-basse, d’une bouteille, d’une chaise, aussi bien que d’un visage humain. Quoiqu’il puisse sembler ne pas avoir de compositions dans le sens vulgaire du mot, comme, au point, de vue pittoresque, il arrange ses tableaux ! Comme il sait choisir le pupitre, le tabouret, le papier de musique, le livre, la table, le chevalet ou le carton, selon la figure qu’il représente ! Quelle harmonie entre les accessoires et le personnage, et quelle pénétrante impression de la scène ou de l’époque, obtenue sans effort ! »

Il le redit, non moins excellemment, dans un article sur Ary Scheffer, en faisant remarquer que cet esprit si distingué et si élevé n’a pas assez compris que la pensée pittoresque n’avait rien de commun avec la pensée poétique : « Un effet d’ombre ou de clair, une ligne d’un tour rare, une attitude nouvelle, un type frappant par sa beauté ou sa bizarrerie, un contraste heureux de couleur, voilà des pensées comme en trouvent dans le spectacle des choses les peintres de tempérament, les peintres nés. » Aussi, tout en rendant justice aux sentiments et aux intentions épurées de ce « poète de la peinture » comme il l’appelle, il ne l’a loué en toute sincérité et franchise que pour certains portraits où le sens moral n’a fait qu’aiguiser l’observation et donner plus de vie à la vérité.

Théophile Gautier, dans sa critique des peintres, n’apporte donc aucun des préjugés de l’homme de lettres, pas plus qu’il ne partage aucune des illusions de la foule. D’ailleurs, on n’est pas plus ouvert que lui à tous les genres, ni plus sensible à toutes les natures de talents. Il s’ingénie à trouver pour chacun les formes de définition les plus agréables comme les plus vraies, en tirant la description le plus qu’il peut du côté de l’éloge. Là où d’autres seraient rudes et blessants d’expression, même sans le vouloir, il a des délicatesses qui tiennent à une qualité morale ; il a des égards de confrère. Il se met à la place des autres. Ainsi sur le peintre belge M. Leys, à qui il était si aisé, pour sa manière archaïque, de dénier l’originalité en le déclarant un disciple pur et simple d’Albert Durer, Théophile Gautier s’y prend avec plus de ménagement ; il a toute une théorie pour le cas particulier, et il entre dans les explications les plus appropriées comme les plus favorables :

« S’il est permis, dit-il, de ressembler à quelqu’un, c’est sans doute à son père, et M. Leys est dans ce cas : chez lui il n’y a pas imitation, mais similitude de tempérament et de race ; c’est un peintre du xvie  siècle venu deux cents ans plus tard, voilà tout… M. Levs n’est pas un imitateur, mais un semblable. »

De même sur tous, dès qu’il y a jour. Théophile Gautier évite en jugeant tout ce qui est morgue et ce qui pourrait blesser. Il n’est pas de ceux (comme il y en a) qui vous marchent sur le pied sans s’en apercevoir ou en disant : Tant pis ! Quand il fait une critique, il se représente ce qu’il dirait à l’auteur en personne, « Pourquoi, remarque-t-il, écrire le matin sur un honnête homme ce que l’on ne dirait pas, lui présent, le soir à dîner ? De ce qu’on est lu par cinquante mille personnes, ce n’est pas une raison pour être impoli et blessant. » Il est vrai que cela gêne un peu. Mais, le dirai-je ? si le critique perd par là en fermeté et autorité, le talent de l’écrivain gagne à ces précautions tout humaines, et l’on en est récompensé en finesses heureuses.

Jamais, — et ici mon observation s’étend à toute la critique de Théophile Gautier, — jamais un sentiment mauvais, soit de hauteur, soit de jalousie mesquine, n’est entré dans l’âme de ce critique sagace autant que bienveillant. Avec des antipathies profondes de genres, il a toujours adouci l’expression de son peu de goût à l’égard des œuvres et des personnes. Et quand il s’est agi d’apprécier, dans des genres voisins du sien, ceux qu’on pouvait lui opposer et qu’on lui préférait, jamais un mouvement de retour sur lui-même ne lui a fait atténuer la louange. Qu’on lise plutôt ce qu’il a écrit de charmant, d’aimable et d’expansif au sujet d’Un Caprice d’Alfred de Musset, lorsqu’on représenta pour la première fois à Paris ce petit acte si délicat (novembre 1847).

Les jugements ou définitions pittoresques que Gautier a donnés de tant de peintres d’hier, hommes de mérite dans les seconds, et de Léopold Robert, et du loyal Schnetz, « qui est un Léopold Robert historique, visant moins haut et plus sain », et de tous les jeunes modernes que nous savons, de ceux du jour si vivants et si présents, Gérome, Hébert, Fromentin…, tous ces jugements-portraits sont aussi vrais que distingués de couleur et de ton.

Dans des articles déjà assez anciens sur Diaz, je crois avoir remarqué une des formes habituelles de son ingénieux et bienveillant procédé. Il aurait pu le critiquer, il ne le fait pas ; mais, en décrivant comme amoureusement ses tableaux, il énerve à dessein son expression, il la subtilise et l’effrange pour ainsi dire, il la rend plus diaphane ou plus miroitante que de raison ; il donne à son propre style quelques-uns de ces agréables défauts du peintre, s’inquiétant peu, pourvu qu’il les exprime, qu’on l’accuse ensuite de les partager :

« M. Diaz, dit-il, vit dans un petit monde enchanté où les couleurs s’irisent, où les rayons lumineux traversent des feuillages de soie, où les objets sont baignés d’une atmosphère d’or ; le ciel ressemble à l’or bleu du col des paons, les gazons se mordorent, la terre scintille comme un écrin, les étoffes miroitent ou s’effrangent en fanfreluches étincelantes, etc., etc. »

Il vous montre, en un mot, Diaz tel qu’il était en cette première manière ; à force d’être exact, il le contrefait et le grime : voyez, jugez ensuite ! il ne vous a pas trompés. Mais n’allez pas croire, cependant, d’après la caresse de sa description, qu’il ait lui-même été tout à fait dupe. Il vous a fait passer sous les yeux une image fidèle, une merveille de réduction toute brillantée, et il vous laisse à vous, l’homme sévère, l’arbitre inexorable du goût, l’honneur facile de prononcer, si vous y tenez, le jugement qu’il a amené, pour ainsi dire, sur vos lèvres.

Lisez-le bien dans cette suite de descriptions auxquelles on impute une teinte d’indulgence trop uniforme : le degré de blâme ou d’approbation résulte, pour les lecteurs attentifs, du degré d’attention et de développement qu’il y met, et aussi de la qualité de couleur qu’il y apporte. Cela dit, il est évident qu’il est un critique unique et sans pareil en son genre, le critique patient, imitatif et à toute épreuve, nullement irritable et sans colère. En ce qui est d’un jugement direct, il ne fait pas comme nous en certains moments où les nerfs nous prennent et sont les plus forts : il n’éclate jamais.

III.

Les peintres anglais, lors de l’Exposition universelle de 1855, ont été un des thèmes favoris autour desquels sa plume s’est le plus jouée. En général, littérature ou peinture, Théophile Gautier est un Français légèrement révolté, un réfractaire. Certes, il aime d’un sincère amour et Rabelais et Ronsard, — le Ronsard lyrique, — et quelques poètes de Louis XIII, Saint-Amant, son homonyme Théophile, etc. — La Bruyère seul (cela est à noter) obtient grâce et lui plaît de prédilection entre tous les auteurs dits du grand siècle. — Mais, pour la plupart du temps, ses vrais goûts sont ailleurs : Shakespeare, Gœthe, Heine, peuplent son ciel et sont ses dieux ; il sent plus volontiers le chef-d’œuvre étranger que le chef-d’œuvre national. Cette manière de sentir se répète en peinture. Il y a une sorte de gris (c’est son mot) dans l’art français, qu’il peut estimer, mais qui ne l’enflamme guère. Il lui faut plus de soleil ou de neige, la clarté tropicale ou boréale. Les extrêmes lui vont mieux que le tempéré. Ce que nous appelons netteté, limpidité, ne le séduit pas prodigieusement. Je ne suis pas très-sûr que des peintres comme Horace Vernet, des écrivains comme Voltaire (horresco referens) lui fassent l’effet d’être des peintres ou des écrivains. Le ragoût le tente. Il aime enfin tout ce qui a saveur et couleur. Cette disposition l’a conduit à un sentiment très-vif de l’art anglais, à le prendre depuis Reynolds jusqu’à Landseer. La peinture anglaise, à l’état d’école libre et individuelle, produisit sur lui dès l’abord une très-grande impression, et il a été des premiers en 1855 à lui rendre justice, tout en luttant de lustre et d’éclat avec elle, dans une série d’articles de son meilleur et de son plus neuf vocabulaire. Il est allé renouveler et rafraîchir cette impression à sa source, et il l’a exprimée de plus belle dans toutes ses finesses et tous ses chatoiements, lors de l’Exposition de Londres, en 1862.

J’ai prononcé le mot de vocabulaire : Théophile Gautier a le sien qui est inépuisable et qui fait l’étonnement des connaisseurs par la précision et la distinction des nuances. Il est aisé d’y relever quelques excès et de l’abus. La langue ne gardera ou n’adoptera pas tous les termes d’art qu’il y a versés journellement ; mais il suffit pour son honneur qu’il en ait introduit un bon nombre et qu’il ait rendu impossibles après lui les descriptions vagues et ternes dont on se contentait auparavant. Une beauté incomparable, merveilleuse, ineffable, extraordinaire, incroyable, toutes ces qualifications indécises et commodes, si chères au grand siècle, à Mlle de Scudéry et à son admirateur, M. Cousin, qui n’est qu’éloquent et nullement peintre, ne sont plus de mise aujourd’hui. Le mot indicible n’est plus français, depuis que ce nouveau maître en fait de vocabulaire a su tout dire. Un jour, les théâtres chômaient ; le courant dramatique était à sec ; il n’y avait pas à l’horizon, aussi loin que la longue-vue pouvait porter, la plus petite voile de vaudeville, pas un trois-mâts de mélodrame qui se laissât apercevoir ; Théophile Gautier s’en revenait de Neuilly par le bois de Boulogne, pensif, méditant son sujet de feuilleton, et tout résigné déjà à n’en pas faire : il entre au Jardin d’acclimatation, il visite l’Aquarium… son sujet est trouvé, et à peine arrivé au Moniteur, debout, sur le coin d’un bureau selon son habitude, il écrit de sa plus jolie écriture et au courant de la plume, sans rature aucune, ce feuilleton de l’Aquarium (9 décembre 1861) où tous les mystères sous-marins sont racontés, — un petit chef-d’œuvre de diction scientifique et descriptive. Car vous noterez encore que ce qui paraît un tour de force n’en est pas un pour lui : on croirait que ce style savant et dont chaque mot a sa valeur de ton est des plus travaillés, il est improvisé et facile ; il coule de source.

Je sais tout ce qu’on peut dire, tout ce que peut-être j’ai dit moi-même, sur cette peinture écrite. Il y a du trop ; il y a des jours où la couleur est disproportionnée aux choses et où elle déborde. Le bon Homère sommeille quelquefois. Il peut arriver en certains cas que l’habitude de peindre donne le change non-seulement à la critique, mais encore au sujet. C’est ainsi qu’un jour, étant allé à Fontainebleau pour assister aux funérailles du peintre Decamps, Théophile Gautier, peintre lui-même, s’oublia un peu ; il fut comme saisi du paysage, et le deuil fit place insensiblement sous sa plume à une charmante matinée de soleil dans la forêt. D’artiste à artiste, cette oraison funèbre, après tout, en vaut une autre. La fête de la nature autour d’une tombe qui s’ouvre a aussi sa philosophie vraie : c’est celle du poète qui sait qu’il chante sous la feuillée comme l’oiseau et qu’il n’a à lui que quelques printemps.

IV.

Je m’attarde, je m’attarde, et le Capitaine Fracasse m’appelle.

Et je n’ai pas parlé des ballets-pantomimes de Théophile Gautier, à commencer par Giselle : singulier début au théâtre pour un homme de style qu’un genre muet, une composition où l’on danse et où l’on ne dit mot.

Giselle, qu’il fit pour Carlotta Grisi (1841), et qui a été le plus grand succès de ballet en notre temps, était tiré d’un livre de Henri Heine, l’un des trois ou quatre poètes qui dardèrent le plus en plein sur lui leur rayon. Heine lui plaît surtout par sa fantaisie dégagée de tout lieu commun. Le compte rendu de Giselle par Gautier est sous la forme d’une lettre adressée à Heine.

Je n’ai point parlé non plus de cette joute de la Croix de Berny, de ce roman de société où il fut un des quatre tenants avec Mme de Girardin, Méry et Jules Sandeau, chacun faisant son personnage et reprenant le roman à l’endroit juste où l’autre l’avait poussé. C’était une gageure, et chacun la tint à ravir. Théophile Gautier envoya sa dernière lettre du camp de Aïn-El-Arba, en Afrique, où il était alors (1845).

Je n’ai point parlé de cette quantité de jolies nouvelles attirantes dans leur étrangeté : La Morte amoureuse, qui vient bien après Une Larme du diable ; Une Nuit de Cléopâtre, Le Roi Candaule, qui me font l’effet d’être du pur Gérome en littérature ; — de Jean et Jeannette, récit léger d’un genre tout différent, une manière d’agréable pastel du xviiie  siècle, une sorte de duel serré avec Marivaux et la reprise en roman des Jeux de l’Amour et du Hasard.

Théophile Gautier, comme romancier, a jugé bon plus d’une fois de profiter de son talent de voyageur et de rendre avec une entière vérité plastique différents pays et différentes époques de sa connaissance ou de son rêve. Il aime à donner à ses récits, pour fond et pour premier plan, un lieu, une contrée précise qui elle-même fait une bonne partie de l’intérêt. Ainsi, dans Militona, il nous a montré de nouveau l’Espagne ; dans Arria Marcella, il a figuré et ressuscité l’antique Pompéi ; ainsi dans la Momie, l’Égypte. Il n’a pas vu de ses yeux l’Égypte, mais il l’a si bien étudiée dans les monuments, dans les dessins, qu’il l’a imaginée comme elle était et comme elle devait être. Ce roman tout rétrospectif n’offre rien qui fasse froncer le sourcil aux vrais savants et aux initiés. M. de Rougé a paru content.

En 1848, la situation de Théophile Gautier, cet artiste et ce feuilletoniste de luxe, avait nécessairement reçu un coup violent. Il ne s’en est jamais plaint. Il ne prit part à la révolution de Février que par des pertes. Il fut exempt de toute sottise affichée alors sur les murailles. On demandait à Sieyès ce qu’il avait fait pendant la Terreur ; il répondit : « J’ai vécu. » Si l’on demande à Théophile Gautier ce qu’il a fait en 1848, il répond : « Je ne me suis porté nulle part. » C’était alors une singularité, même chez les gens de lettres. Lui, dans son feuilleton de théâtre, se déconcertant le moins possible, il parla d’art et d’idéal le lendemain comme la veille, après comme avant. Il choisit précisément ce temps d’orage, qui lui laissait plus d’un loisir forcé, pour graver par contraste ses Émaux et Camées (1852), une poésie toute d’art et de délicate transfiguration. Il compléta et rangea son écrin. De toutes ses manières, de toutes ses notes poétiques, les Émaux et Camées sont la dernière, la plus marquée, et je ne serais pas étonné si l’on me disait que c’est celle qui lui tient le plus à cœur et qui lui est la plus chère.

C’est aussi de tous ses volumes de vers celui qui a le plus réussi, et peut-être, à y bien regarder, est-ce le recueil qui depuis les grands succès des Musset, des Hugo, des Lamartine, a eu le plus de débit ; il y en a eu jusqu’à quatre éditions. Toutes les pièces, moins une, y sont en vers de huit syllabes et divisés en couplets de quatre vers. On a cru remarquer que cette forme a prévalu depuis et a fait école : l’alexandrin est fort négligé des débutants. Dans ce recueil la sensibilité se dérobe volontiers sous l’image ou sous l’ironie : ce n’est pas à dire qu’elle soit absente. Les Vieux de la Vieille, par exemple, souvenir de la rentrée des Cendres de Napoléon, sont une des pièces où le calme du dilettante s’est le plus démenti et où le sourire est le plus près des pleurs. Un jour que Mlle J… du Théâtre Français récitait la pièce dans une soirée, l’auteur présent, celui-ci surpris lui-même et gagné au sentiment que sa poésie recélait se mit tout d’un coup à éclater en sanglots. Bravo ! ô stoïcien de l’art, qui affectez parfois plus d’impassibilité que vous n’en avez ; ne vous repentez pas d’avoir obéi un moment à la nature et d’avoir trahi cette source du cœur qui est en vous ! Cet air de parfaite insensibilité (vous le savez mieux que moi) ne provient souvent que d’une pudeur extrême de la sensibilité la plus tendre, qui rougirait de se laisser soupçonner aux yeux du monde et des indifférents.

V.

Le Capitaine Fracasse est un roman rétrospectif, comme Théophile Gautier en a déjà fait plusieurs. Jeune, il a aimé à la passion l’époque de Louis XIII ; il l’a fort étudiée, et son volume des Grotesques (1844) renferme une suite de portraits originaux et singuliers de ce temps-là. Ces portraits, notamment ceux de Théophile, de Saint-Amant, de Cyrano, de Scarron, fort piquants de parti pris et d’exécution, peuvent offrir quelques inexactitudes en ce qui est de l’érudition et de la biographie. Je crois me souvenir d’en avoir relevé quelques-unes autrefois. Théophile Gautier n’a pas, — n’avait pas alors toute la patience et tous les instruments pour être un historien littéraire. Il prend aujourd’hui sa revanche comme peintre. En exécutant enfin ce Capitaine Fracasse dont il avait, il y a quelque vingt-cinq ans, donné le simple titre à son libraire, il a tenu encore une gageure des plus difficiles, laquelle consistait à composer un roman presque pastiche qui parût suffisamment de la date ancienne où la scène se passe, et qui eût en même temps ce je ne sais quoi de frais et de neuf, indispensable signature de toute œuvre moderne. Il a refait à un certain point de vue le Roman comique de Scarron, mais après lui avoir fait prendre un bain de jeunesse et d’art dans la fontaine de Castalie, comme dirait le Pédant de son livre, cet excellent Blazius. Ses personnages principaux sont des comédiens de campagne, une troupe ambulante, les prédécesseurs immédiats de la jeunesse de Molière. Par un effet de ce grand goût qu’il a pour l’art et un certain art de convention, il a mieux aimé étudier la vie dans la comédie que de retrouver la comédie dans la vie. Cela lui imposait tout un langage et un style continu, une sorte de gamme et d’échelle harmonique où, la clé une fois donnée, rien ne fît fausse note et ne détonnât. Il s’en est acquitté à merveille. La première partie du roman surtout est en ce genre un chef-d’œuvre ; c’est le classique du romantique.

Une troupe de comédiens honnêtes gens, c’est-à-dire qui prennent leur profession et leur métier au sérieux, errant la nuit par un désert de Gascogne, aperçoivent une clarté qui les dirige jusqu’à un château habité par le jeune baron de Sigognac. Mais quel château ! le vrai château de la misère. On n’a jamais exprimé avec un plus saisissant relief la poésie de la ruine et du délabrement. Sigognac n’a pour toute bienvenue à offrir à la troupe comique que le gîte et le foyer : eux, en retour, ils lui apportent le souper et la victuaille ; leur chariot, à ce moment, est des mieux fournis. Une sorte de fraternité s’établit à l’instant entre les hôtes ; les beaux yeux d’Isabelle, l’ingénue de la troupe (et véritablement honnête en effet), n’y nuisent pas. Au moment de se quitter, le baron se décide tout à coup à les suivre, à profiter de leur offre et de leur chariot pour aller jusqu’à Paris. Ce sont les détails de toutes ces journées de marche qu’il faut lire : la première station à l’auberge très-suspecte du Soleil bleu, le guet-apens du brigand Agostin et cette attaque à main armée qui tourne en bonne humeur ; la rencontre du marquis de Bruyères, jeune gentilhomme aussi bien en point et aussi florissant que Sigognac est pauvre ; l’invitation et la réception des comédiens à ce brillant et confortable château de Bruyères, où ils donnent une représentation applaudie ; le congé et le départ bien rémunérés ; l’enlèvement volontaire de la soubrette à l’une des pattes d’oie du chemin ; puis la disette qui revient, la route qui s’allonge, la neige qui tombe, les rafales qui forcent le chariot de s’arrêter ; le pauvre Matamore, le plus maigre de la troupe, qui n’y peut tenir et qui succombe d’inanition et de froid ; la recherche qu’on fait de lui par ces steppes de neige, quand on s’est aperçu de sa disparition, son enterrement lugubre : — et cela s’appelle Effet de neige. L’auteur n’a pas craint de marquer par là que c’est le paysage qui domine, que c’est le pittoresque des choses qui l’emporte sur les actions des personnages. Et pourtant il n’y a pas de sa part d’insensibilité : l’humanité se retrouve dans ces pages, une humanité qui compatit aux bêtes comme aux gens, un sentiment vrai d’égalité humaine. Ce sentiment se prononce surtout lorsque Sigognac, honteux d’être à charge à ses tristes compagnons sans leur rendre aucun service, et les voyant en peine et tout désemparés depuis la perte du pauvre Matamore, s’offre à le remplacer lui-même, à mettre de côté sa véritable épée, et, sous le nom grotesque de Capitaine Fracasse, qui sera désormais le sien, à faire son rôle sur les tréteaux, en attendant fortune meilleure : un regard d’Isabelle l’en récompense. Sigognac, en se faisant comédien, déroge, il ne se dégrade pas : il s’honore plutôt aux yeux du lecteur comme aux siens. La représentation dans la grange, chez Bellombre, un ancien camarade qu’ils ont retrouvé près de Poitiers, devenu riche par héritage et propriétaire, est un nouveau tableau. On va en effet dans ce roman de tableau en tableau. Il n’est pas une page qui n’en présente un tout fait ou à faire. Ici, ces cavaliers qui attendent à l’embranchement du chemin pour l’enlèvement de la soubrette avec des mules à grelots et empanachées, c’est un Wouwermans tournant un peu à l’espagnol ; — cette représentation dans une grange chez Bellombre, c’est un Knaus, transporté d’Alsace en Poitou ; — cet effet de neige, c’est un souvenir russe, un paysage, si vous le voulez, de Swertchkow. Tout est ainsi, et je me figure le roman comme un canevas et un prétexte à tableaux. C’est un roman-album à l’usage des artistes, des amateurs d’estampes, des collecteurs d’Abraham Bosse ou de Callot. Je laisse la série des aventures ; elles se multiplient surtout et se compliquent après l’arrivée à Paris. L’auteur n’a pas craint, puisqu’il avait affaire à des comédiens, de leur appliquer dans la vie les aventures mêmes des tragi-comédies qu’ils représentent ; il n’a pas manqué d’employer la reconnaissance finale et subite, ordinaire à ces fabuleux dénoûments, en faisant d’Isabelle la fille d’un prince. Encore une fois, l’action n’est que secondaire ; c’est le détail tout spirituel et pittoresque qui est tout. Il paraît assez clairement que le romancier n’est pas pressé, qu’il ne tend pas au but. qu’il tourne le dos à cette forme de récit courante et naturelle qui n’intéresse que par le fond et qui se fait oublier. Ne lui reprochez pas ce qui est son intention et son dessein même. Qu’y faire ? l’immédiat, en quoi que ce soit, ne lui fait pas l’effet de l’art. Manon Lescaut lui paraît trop simple, j’en suis sûr, et, telle qu’elle est, ne le tente pas. Il la préférerait de beaucoup avec un loup de velours sur le front et chaussée d’un brodequin. Il aime mieux voir la nature à travers un léger travestissement. Il semble avoir pris partout pour devise ce mot de Jean et Jeannette ; « Le masque nous a rendus vrais. »

Mais ce qu’il faut dire pour juger ce roman à son vrai point de vue, c’est que c’est le chef-d’œuvre de la littérature Louis XIII qui sort de terre, après plus de deux siècles, avec tout un vernis de nouveauté. C’est la plus grande impertinence qu’on se soit permise en faveur des genres foudroyés par Boileau. Elle est un peu longue, dira-t-on, cette impertinence ; mais la longueur même fait partie de la revanche, et le descriptif, en reparaissant, se devait à lui-même une réhabilitation complète et sur toutes les coutures. Quand on écrira désormais l’histoire littéraire de l’époque de Louis XIII, on ne pourra le faire sans y joindre cette œuvre posthume, ce ricochet qui fait bouquet. Théophile Gautier s’est incrusté par là dans la littérature du passé. Il s’est imposé aux Géruzez futurs. Dans cette espèce d’Élysée bizarre et bachique qu’on se figure aisément pour ces libres et un peu folâtres esprits d’avant Louis XIV, il me semble d’ici les voir, à cette heure de réveil, à cette nouvelle d’un regain si inattendu : l’Ombre du joyeux Saint-Amant a tressailli ; le poète Théophile se tient pour consolé et vengé dorénavant de ses disgrâces ; Scarron a bondi d’aise sur son escabeau, et Cyrano enfin, retroussant sa moustache, passe et repasse en idée, plus fier que jamais, sur ce Pont-Neuf populeux où une double haie de bourgeois et de marauds ébahis l’admire.