(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Les Faux Démétrius. Épisode de l’histoire de Russie, par M. Mérimée » pp. 371-388
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Les Faux Démétrius. Épisode de l’histoire de Russie, par M. Mérimée » pp. 371-388

Les Faux Démétrius. Épisode de l’histoire de Russie, par M. Mérimée

« Je n’aime dans l’histoire que les anecdotes, et, parmi les anecdotes, je préfère celles où j’imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères à une époque donnée. » Depuis le jour où M. Mérimée écrivait cela dans la préface de la Chronique du règne de Charles IX, il a bien étendu et développé son point de vue, et à la fois il est resté fidèle à son premier goût. En entamant l’histoire dans ses parties les plus sévères et dans ses périodes les plus difficiles, et en se proposant de l’embrasser un jour à son instant le plus lumineux dans la personne et dans l’époque de Jules César, M. Mérimée a conservé le goût des épisodes et des sujets distincts, caractéristiques. Dans l’histoire romaine, il a, pour préluder, choisi La Guerre sociale (1844), et il a présenté par ce côté peu expliqué jusqu’ici le duel gigantesque de Marius et de Sylla. Il s’est pris ensuite à Catilina, après Salluste (1844). Dans l’histoire d’Espagne, il s’est attaqué au règne et au caractère de don Pèdre dit le Cruel, et qui serait plus justement nommé le Justicier (1848). Aujourd’hui il entre dans l’histoire de Russie à l’époque la plus anarchique et la plus confuse, et s’applique à résoudre le problème d’un imposteur qui a régné. Par tous ces essais savants, curieux et fortement étudiés, on dirait que M. Mérimée, ayant toujours en vue son grand sujet de César, veut exercer et aguerrir ses troupes dans les montagnes avant de les faire descendre dans la plaine. Aujourd’hui nous prendrons idée de son procédé dans l’histoire du faux Démétrius.

On était à la fin du xvie  siècle ; le tsar et grand-duc de Russie Ivan IV, surnommé le Terrible, était mort en 1584, après un long règne ; malgré son surnom effrayant, il ne paraît pas que les peuples aient gardé de lui un souvenir trop odieux, et ce qui était de sa race leur était cher. Il laissait deux fils ; l’aîné qui lui succéda, Fédor, débile de corps et d’esprit, incapable de régner par lui-même, prit pour Premier ministre ou régent de l’empire un boyard son beau-frère, nommé Boris Godounof, homme ambitieux, habile, et né pour commander. Démétrius, l’autre fils d’Ivan, beaucoup plus jeune que Fédor, et tout enfant à la mort de son père, annonçait, dit-on, des dispositions ardentes et cruelles : mais il vécut peu. Élevé dans la ville d’Ouglitch, qui lui avait été donnée en apanage, près de sa mère et de ses oncles, ayant sa petite cour, ses pages ou menins pour le divertir, et probablement des espions pour l’observer, il fut, un jour, trouvé percé d’un couteau à la gorge dans l’enclos où il jouait, sans qu’on ait pu savoir d’où était venu l’accident et si l’enfant s’était tué par mégarde ou avait été frappé par un assassin. Il n’avait que dix ans. Dans le premier moment, sa mère furieuse accourut et se jeta sur la gouvernante qu’elle voulut tuer ; elle accusa les employés du tsar et les hommes de Boris qui avaient fonction de surveillance dans la maison. Les habitants de la ville ameutés massacrèrent au hasard tous ceux que leur désignait ce délire d’une mère. Ce fut une boucherie. Le régent Boris ordonna une enquête ; il s’ensuivit un jugement et une sentence des plus rigoureuses. La mère de Démétrius, la tsarine douairière, fut reléguée dans un couvent où elle prit le voile ; les oncles de l’enfant furent exilés ; les habitants d’Ouglitch furent, les uns punis de mort, les autres jetés en prison ou relégués en Sibérie. La ville dévastée, de florissante qu’elle était, devint un désert. Le résultat de ce châtiment éclatant fut d’accroître la haine publique qui s’attachait déjà à Boris, et de persuader qu’il n’était pas étranger à la mort de l’enfant à laquelle il avait tant d’intérêt et dont il allait recueillir le fruit.

Le tsar Fédor en tutelle languissait sur le trône. Marié cependant, il eut une fille qui vécut peu. Boris fut accusé d’abord d’avoir substitué une fille à un garçon, puis, quand elle mourut, de l’avoir empoisonnée. L’animosité moscovite tournait tout contre lui. Fédor lui-même mourut en 1598 ; avec lui s’éteignait la race de Rurik et des anciens souverains qui occupaient le trône depuis près de huit siècles. Boris qu’on haïssait était le seul homme indiqué pour gouverner l’État ; il était inévitable. Tous les ordres de l’État le supplièrent donc de régner : le peuple même, effrayé de la menace d’une invasion tartare, surmonta un moment son aversion et fit entendre ses prières. L’explication que M. Mérimée donne du caractère de Boris paraît la plus vraisemblable, et on conçoit que l’historien se soit plu, non pas à le réhabiliter, mais à le dessiner. Ce Boris était de ces hommes d’énergie et d’autorité qui, en voulant régner et se satisfaire, veulent aussi civiliser à tout prix une nation ; c’était une sorte de Pierre le Grand anticipé et incomplet, venu dans des conditions moins favorables. Avant qu’un grand homme paraisse, il y a ainsi plus d’une ébauche de lui, en quelque sorte, qui s’essaye à l’avance et qui manque. Boris poursuivait, à sa manière, cette œuvre civilisatrice précoce commencée déjà par Ivan le Terrible : il se plaisait à attirer les. Allemands dans ses États pour donner réveil à l’industrie ; il envoyait de jeunes gentilshommes étudier en Allemagne, en France, en Angleterre ; il combattait l’ivrognerie, ce vice national, en attribuant au gouvernement le monopole de l’eau-de-vie ; il touchait par des règlements nouveaux à la condition des serfs et à leurs rapports avec les maîtres. Mais, quoi qu’il pût faire, Boris, venu sur la fin d’une dynastie révérée, ayant hérité d’elle avec ruse, et, selon le bruit public, avec crime, ne se releva jamais du vice de son origine, et, pour prix des réformes utiles qu’il tenta, ne recueillit que la haine. C’est du sentiment universel et confus de cette haine, longtemps couvée et échauffée, que naquit un jour et sortit comme de terre le faux Démétrius.

Le faux Démétrius, en effet, ne fut que la personnification de l’esprit populaire qui cherchait son objet, son libérateur, et qui se demandait de toutes parts : « D’où naîtra-t-il ? » Plus d’un vieux Moscovite, en songeant à la vieille race de ses tsars, à ce lugubre massacre d’Ouglitch, à ce dernier prince enfant enlevé par une mort soudaine et restée mystérieuse, devait se redire en idée, comme Abner dans Athalie, mais un peu moins harmonieusement, on peut le croire :

Ce roi fils de David, où le chercherons-nous ?
Le ciel même peut-il réparer les ruines
De cet arbre séché jusque dans ses racines ?
Athalie étouffa l’enfant même au berceau.
Les morts, après huit ans, sortent-ils du tombeau ?
Ah ! si dans sa fureur elle s’était trompée ;
Si du sang de nos rois quelque goutte échappée !…

Partout, chez les boyards, chez les marchands de Moscou, dans les domaines de la petite noblesse, jusque chez les Cosaques zaporogues, il y avait quelque chose de ce regret et de ce désir ; bien des cœurs et des imaginations étaient disposés à accueillir ce roi fils de Rurik s’il reparaissait, lorsque tout à coup, en 1603, et quand Boris régnait depuis cinq années déjà, on apprit que Démétrius n’était point mort et qu’il s’était montré en plus d’un lieu. On sentait tellement le besoin d’un libérateur, qu’il y avait alors des Démétrius comme dans l’air.

M. Mérimée a essayé d’expliquer autrement encore que par ces circonstances générales l’apparition du faux Démétrius, âgé de vingt à vingt-deux ans, et qui prétendait fils d’Ivan le Terrible et le populaire. Pour ne pas confondre ses conjectures avec l’histoire, il a mis dans la Revue des deux mondes (du 15 décembre dernier), sous forme de scènes historiques, tout ce qui se rapporte à la première jeunesse et à l’éducation de ce brillant aventurier tel qu’il le conçoit ; il a expliqué comment l’idée, la tentation put venir peu à peu à un jeune Cosaque de l’Ukraine ressusciter en lui Démétrius, en même temps que la crédulité naissait aux autres en le regardant. Ce mélange d’illusion superstitieuse, de fourberie et d’audace nous est représenté ingénieusement dans une suite de scènes. Je me borne ici à ce qui est de l’histoire.

On ferait une liste curieuse de tous ces faux prétendants dont quelques-uns ont surpris pour un temps la crédulité publique et celle des nations. Hérodote, le premier, nous a donné l’histoire du faux Smerdis, de ce mage qui, à la mort de Cambyse, se fit passer pour Smerdis, fils de Cyrus, et qui régna huit mois. Tacite nous a raconté l’histoire des faux Agrippa, des faux Drusus, des faux Néron ; il y eut de ceux-ci en quantité surtout. Néron, malgré ses cruautés, était populaire, et les bruits sur sa mort s’étaient fort contredits : c’était assez pour ouvrir la voie aux fourbes qui se donnèrent pour lui, et aux dupes qui les crurent. À voir par moments tous ces faux personnages sortir çà et là, on dirait quelque chose comme une épidémie. Chez les modernes, lorsque le vaillant roi de Portugal don Sébastien eut péri en Afrique à la bataille d’Alcazar-Kebir, il y eut aussi des faux Sébastien en quantité, et qui furent accueillis avec faveur : la nationalité portugaise ne pouvait se faire à l’idée d’avoir perdu sans retour son dernier représentant et son défenseur. Précédemment, au xiiie  siècle, plusieurs années après qu’eut disparu Baudouin Ier, empereur de Constantinople et comte de Flandre, fait prisonnier et mis à mort en Bulgarie, il s’éleva en Flandre un faux Baudouin qui, sous son habit d’Arménien, réussit quelque temps auprès des peuples et auprès même de la noblesse. De nos jours, nous avons eu de faux Louis XVII très nombreux, en partie fous, en partie imposteurs. En effet, lorsqu’une haute et jeune destinée a subi de ces catastrophes soudaines et qui sont restées par quelque côté mystérieuses, lorsqu’un prince a disparu de manière à toucher les imaginations et à laisser quelque jour à l’incertitude, bien des têtes travaillent à l’envi sur ce thème émouvant ; les romanesques y rêvent, se bercent et attendent ; les plus faibles et ceux qui sont déjà malades peuvent sérieusement s’éprendre et finir par revêtir avec sincérité un rôle qui les flatte, et où trouve à se loger leur coin d’orgueilleuse manie ; quelques audacieux, en même temps, sont tentés d’y chercher une occasion d’usurper la fortune et de mentir impudemment au monde. Mais, nulle part peut-être, on ne surprend ce procédé d’imposture dans des conditions plus favorables que celles où se produisit en Russie le faux Démétrius : il y avait la distance des lieux, la difficulté des communications, la crédulité superstitieuse des peuples, le prestige du nom, cette alliance et cette connivence secrète établie à l’avance au cœur de tous les mécontents ; ce n’était réellement pas tromper leur religion que de dire : Me voilà ! c’était plutôt y répondre et la servir. On ne devait pas être bien difficile dans le premier moment sur la vérification des preuves ; on voulait avant tout être délivré de Boris, sauf à voir ensuite, et quand on aurait changé de maître, si le Démétrius était de bon aloi.

Démétrius, le jeune homme qui se donna pour tel, parut d’abord en Lituanie vers le temps où, par une coïncidence qui n’est pas entièrement expliquée, les Cosaques zaporogues se soulevaient en son nom. Il trouva créance chez un palatin, Georges Mniszek, qui le reçut en roi, et auprès de sa fille Marine, qui, apparemment séduite par l’appât de régner, répondit à son amour. Des gentilshommes russes exilés, des débiteurs insolvables, « et ces hommes toujours prêts à se jeter dans les révolutions parce qu’ils ont de l’amertume au cœur, selon les paroles du Prophète », s’étaient réunis en Lituanie et lui faisaient une cour que le zèle belliqueux des Polonais allait bientôt changer en une armée. M. Mérimée nous a rendu parfaitement les progrès de Démétrius et fait sentir les causes de son succès dans une sorte de conspiration universelle. Du moment qu’il a passé la frontière en armes, il semble que l’imagination nationale salue en lui le fantôme qu’elle s’est créé, et qu’elle a baptisé du nom de son vengeur. Les soldats de Boris ne marchent contre lui qu’à leur corps défendant. Victorieux à demi une première fois, battu à une seconde rencontre, Démétrius avance toujours ; il gagne des cœurs alors même qu’il ne gagne pas de terrain. Le temps et les délais sont pour lui, au rebours de ce qui a lieu en ces sortes d’entreprises qui, désespérées d’ordinaire, veulent être enlevées dans un premier succès. Boris, dès les premiers jours, a senti le danger qui tient à des causes générales et profondes. À la nouvelle des progrès de Démétrius, il avait dit à ses boyards en les regardant dans le blanc des yeux : « Voilà votre ouvrage ! vous voulez me détrôner. » Pendant cette lutte, et à mesure qu’elle se prolonge, il se sent faiblir graduellement ; et lui, homme si énergique et si dur, le voilà qui succombe, pour ainsi dire, par défaillance. Le hardi prétendant, prenant le ton d’un souverain légitime, lui écrivait ou écrivait au patriarche de Moscou à son adresse : « Pour moi, je veux bien user de clémence à votre égard. Que Boris se hâte de descendre d’un trône usurpé ; qu’il cherche dans la solitude d’un cloître à se réconcilier avec le ciel, j’oublierai ses crimes et je l’assure même de ma toute-puissante protection. » Boris lisait cette lettre avec un transport de rage. Il sentait que les forces de la nation lui manquaient et se retiraient de lui, et, chose singulière ! les forces physiques l’abandonnaient également. Sa fin est toute dramatique, et l’historien en a marqué le caractère en quelques mots qu’il n’avait qu’à pousser un peu pour atteindre, au drame ; mais M. Mérimée, fidèle en cela à l’esprit classique, ne mêle point les genres :

Accablé par ces tristes nouvelles, Boris faisait des efforts surhumains pour cacher son désespoir. Déjà peut-être ne pensait-il plus qu’à mourir en roi. Le 13 avril 1606, il présida le conseil comme à son ordinaire, mais tous les boyards furent frappés de l’altération de ses traits. Son âme toujours énergique ne dominait plus son corps brisé par la fatigue. Tout à coup il chancela et s’évanouit. Au bout d’un instant, il reprit connaissance, mais il se sentait frappé à mort. Revêtu d’une robe de moine, comme un malade désespéré, il reçut les sacrements, et, selon l’usage du temps, prit un nom de religion. Le même jour il expira entre les bras de sa femme et de ses enfants. Il est probable qu’épuisé par le travail et les veilles, il usa le reste de sa vie dans ses efforts pour montrer un front serein à sa cour. Cependant il ne trompa personne. Le peuple crut même qu’il s’était empoisonné : — « Il s’est fait justice, disait-on. Il a prévenu la vengeance du prince dont il a usurpé le trône. Il a vécu en lion, régné eu renard, il meurt comme un chien. » Tel fut le souvenir que laissait à ses contemporains cet homme dont l’administration et le règne contribuèrent puissamment à préparer la grandeur de la Russie. Pas une larme ne coula sur sa tombe ; les services qu’il avait rendus à son pays étaient depuis longtemps oubliés. La calomnie, qui l’avait poursuivi pendant toute sa carrière, n’épargna pas sa mémoire. On le maudit pour son ambition, son despotisme, sa sévérité, pour le crime enfin, peut-être supposé, auquel il dut le trône. Aujourd’hui on peut se demander si son amour de l’ordre, et sa ferme volonté d’introduire d’utiles réformes dans son pays, ne furent pas les motifs réels de la haine que lui vouèrent ses contemporains.

Boris mort, son fils détrôné et Démétrius installé au Kremlin, tout change de face, et l’inconstance du peuple s’en prend à Démétrius des qualités mêmes par lesquelles il diffère de Boris. Trop doux, généreux et clément, il était, à ce qu’il paraît, préoccupé d’imiter notre Henri IV, le glorieux roi du moment ; ce qui devra sembler assez hors de propos en un tel pays et quatre-vingts ans avant Pierre le Grand. Le caractère incomplet de ce jeune homme, qui ne régna que onze mois et qui avait quelques parties royales, est fort bien rendu, ou du moins très vraisemblablement, par l’historien. Après l’assassinat de Démétrius (car il fut assassiné dans une émeute populaire), on en voit naître un nouveau, mais qui n’est plus qu’une copie grossière du premier. Le charme est rompu, et les Démétrius ont fait leur temps. Les Polonais imposent un tsar, fils de leur roi Sigismond ; on dirait que la Pologne, sortie de ses plaines, déborde à ce moment sur la Russie. L’oppression et l’anarchie de l’empire russe se prolongent ainsi misérablement, jusqu’à ce qu’enfin le sentiment national, à bout de souffrances, se suscite un chef véritable, non plus un faux rejeton du passé, mais un fondateur de dynastie nouvelle, de la dynastie sous laquelle la Russie atteindra à toute sa grandeur, Michel Romanof (1613), C’est le terme où M. Mérimée a clos son épisode, qui comprend toute l’histoire d’un interrègne.

Il l’a rendu aussi intéressant que peuvent l’être ces époques difficiles, ces événements mêlés d’obscurité, et il a traité le problème du faux Démétrius avec une sagacité piquante. La manière dont M. Mérimée écrit l’histoire est saine, simple, pleine de concision et de fermeté ; il y porte un esprit et un tour qui n’est qu’à lui entre les historiens modernes, et que j’aurai soin de définir, d’autant plus que cette forme n’a pas encore acquis tout son développement. De nos jours, on a fort abusé des idées et des considérations générales, des influences diverses qu’on a fait jouer à volonté à travers les siècles ; M. Mérimée, qui n’aime que ce qui est sûr, s’en abstient strictement ; il aborde l’histoire par ses monuments les plus authentiques et ses témoignages les plus précis, s’en écarte peu, ne les combine qu’autant qu’il lui semble que les faits s’y prêtent, et s’arrête dès que la donnée positive fait défaut. Quand il est soutenu par des documents, comme cela est arrivé dans l’histoire de don Pèdre, il s’élève à des exposés d’ensemble qui ont un grand mérite, et ce sont certainement de beaux chapitres que ceux où il a retracé l’état général de l’Espagne vers le milieu du xive  siècle. Ce ne sont pas de ces constructions à demi historiques, à demi théoriques, faites à la main ; on n’y marche que sur le sol et sur le roc. Si on prend les deux études qu’il a publiées jusqu’ici sur l’histoire romaine, M. Mérimée a de même été très original dans son Essai sur la guerre sociale ; il a été moins heureux, selon moi, pour son Catilina. Dans le premier sujet, plein d’actions coupées et de guerres, il a trouvé des caractères comme il les aime, il a exhumé et peint quelques-uns des défenseurs énergiques des nationalités italiennes : dans le second sujet, où il fallait entrer dans le Sénat et descendre dans le Forum, il a rencontré, en première ligne, le personnage de Cicéron, et c’est ici que, repoussé par le dégoût des lieux communs, il n’a pas rendu assez de justice à cet homme dont on a dit magnifiquement qu’il était le « seul génie que le peuple romain ait eu d’égal à son empire ». N’oublions pas non plus ce qu’a dit Montesquieu : « Cicéron, selon moi, est un des plus grands esprits qui aient jamais été : l’âme toujours belle, lorsqu’elle n’était pas faible. » C’est cette faiblesse trop souvent visible de l’âme, jointe à la pompe parfois surabondante du discours, qui a donné à M. Mérimée, à l’égard de Cicéron, cet éloignement que l’historien de César est digne de surmonter43.

Cicéron, en un endroit de son traité De l’orateur, a parlé de la manière d’étudier et d’écrire l’histoire. Il nous montre un de ses interlocuteurs, l’avocat orateur Antoine, qui se pique peu de littérature grecque, discourant toutefois à merveille des historiens de cette nation, et les ayant lus plus qu’on ne croirait :

Si je lis quelquefois ces auteurs et d’autres de la même nation, dit Antoine, ce n’est pas en vue d’en tirer quelque profit par rapport à l’éloquence, c’est pour mon agrément quand je suis de loisir. Qu’est-ce à dire ? j’y trouve bien un peu mon profit, je l’avoue : quand je marche au soleil, quoique ce soit pour tout autre chose, il arrive pourtant tout naturellement que mon visage prend le hâle : et c’est ainsi que lorsqu’à Misène (car à Rome je n’en ai guère le temps) je me suis mis à lire avec soin ces livres des historiens, je sens, comme à leur contact, que mon langage prend de la couleur (sentio illorum tactu orationem meam quasi colorari).

Quelle agréable expression, et qui nous rappelle Mme de Sévigné disant, au contraire, que, de ne point se plaire aux lectures solides, cela donne les « pâles couleurs » ! Un jour, Louis XIV, apostrophant le maréchal de Vivonne, lui demandait à quoi servait la lecture : « Sire, répondit Vivonne, la lecture fait à l’esprit ce que vos perdrix font à mes joues. » Vivonne les avait rebondies et vermeilles, et il tenait peut-être une perdrix à ce moment.

Parlant du style de l’histoire, Cicéron, par la bouche d’Antoine, le veut et le recommande sans rien qui rappelle le barreau ou la tribune, coulant et continu, et d’un beau courant de récit. L’historien, selon les anciens, n’est ni un orateur ni un poète ; il n’invoquera point les Muses ; il peut mériter pourtant, comme Hérodote, qu’on donne à ses histoires les noms des Muses. Tite-Live, dans sa belle et large manière qui est la vraie voie romaine en histoire, commence volontiers par invoquer les dieux et les déesses, sentant qu’il y a une sorte de religion dans ce qu’il entreprend. Lucien, qui se moque de ces historiens prétendus poétiques, qui ont, au début, des invocations pleines d’emphase, Lucien, qui veut de la simplicité dans l’histoire, admet pourtant que le style y participe, en certaines occasions, de la poésie : « Il faut alors qu’un petit vent poétique enfle les voiles du navire, et le tienne élevé sur le sommet des flots. » Il ne veut point que la diction s’élève trop, il suffit que la pensée soit un peu plus haut que l’expression, celle-ci à pied et tenant de la main, comme en courant, l’autre qui est montée et qui devance. M. Mérimée, qui a beaucoup étudié et médité les anciens, et qui met dans ses récits historiques plus d’art qu’il n’en montre, semble s’être particulièrement préoccupé de la manière de Xénophon et de César, et, bien qu’il varie sa narration, il la tient toujours la plus voisine qu’il peut de la sobriété et de la simplicité. Ce n’est pas nous qui l’en détournerons : ce caractère simple, ferme et marqué en tout genre, est son cachet et son honneur. Il n’est pas de ces esprits qui cherchent en toute étude autre chose qu’elle-même ; il est droit, il aime le vrai, il l’aime avant tout. Antiquaire, il n’a rien sacrifié de l’exactitude et de la précision de ses notes de voyageur, pour se laisser aller à des descriptions faciles ; romancier, il a scruté et buriné les sentiments du cœur, et les a indifféremment rendus tels qu’il les a observés dans leur crudité ou dans leur délicatesse primitive. Arrivé aujourd’hui à la pleine maturité de la vie, maître en bien des points, sachant à fond et de près les langues, les monuments, l’esprit des races, la société à tous ses degrés et l’homme, il n’a plus, ce me semble, qu’un progrès à faire pour être tout entier lui-même et pour faire jouir le public des derniers fruits consommés de son talent. Ce talent, à l’origine, et dans les directions diverses où il s’est si heureusement porté, a été en inaction contre le faux goût établi, contre le convenu en tout genre, contre la phrase, contre l’idée vague et abstraite, contre les séductions pittoresques ou déclamatoires. En un mot, ce talent, à tous les premiers pas qu’il a faits dans son retour à la réalité et à la nature, s’est méfié et a dû appuyer. Mon seul vœu, c’est qu’en avançant, et sûr désormais de lui et de tous, comme il l’est et le doit être, il se méfie moins, qu’il s’abandonne parfois à l’essor, et qu’il ose tout ce qu’il sent ; voyageur, qu’il laisse étinceler cette larme amoureuse du beau, qui lui échappe en présence du Parthénon ou des marbres ioniens de l’Asie Mineure ; romancier, qu’il continue d’appliquer ses burins sévères et qu’il craigne moins, jusque dans la passion ou dans l’ironie, de laisser percer quelque attendrissement ; historien, qu’il laisse arriver quelque chose aussi de l’éloquence jusque dans la fermeté de ses récits ; que, dans la grande et maîtresse histoire qu’il prépare, il réunisse tous ces dons, et comme toutes ces parties séparées de lui-même, qu’il a perfectionnées avec tant de soin une à une ; qu’il les fonde et les rassemble désormais, et qu’il accomplisse avec toutes les forces qu’il possède, et avec ce feu qui unit le cœur à la volonté, cette belle histoire de Jules César, du plus ami de l’esprit entre les conquérants, du plus aimable entre les grands mortels.

On ne peut quitter M. Mérimée historien sans dire au moins un mot de lui comme romancier et auteur de nouvelles. Dans un temps comme le nôtre, où il y a tant de talents épars, et si peu d’œuvres achevées, M. Mérimée est arrivé plus d’une fois à la perfection. La Prise d’une redoute, Le Vase étrusque, Colomba, sont des chefs-d’œuvre, chacun dans son genre. Dans Le Vase étrusque, l’auteur s’est plu à retrouver des passions fortes et à les dessiner en quelques traits jusque sous notre civilisation élégante ; plus habituellement, il s’est attaché à les découvrir ou à les créer hors du cadre des salons, et, se détournant des caractères effacés qu’on y rencontre, il s’est mis en quête des natures primitives appartenant à un état de société antérieur, et qui sont comme égarées dans le nôtre. Un peu de férocité et de crime ne l’a point dégoûté, et il y a vu un relief de plus. Le procédé qu’il aime n’est nulle part peut-être plus apparent que dans la jolie nouvelle de Carmen, cette bohémienne espagnole qui mène à mal don José, l’honnête Basque, qui en fait un bandit de brave soldat qu’il était, et qui le fait finir par la potence. Cette Carmen n’est autre chose qu’une Manon Lescaut d’un plus haut goût, qui débauche son chevalier Des Grieux, également séduit et faible, bien que d’une tout autre trempe. Il est curieux de lire les deux petits romans en regard l’un de l’autre, quand on s’est une fois bien rendu compte, sous la différence des mœurs et des costumes, de l’identité du sujet. L’histoire de l’abbé Prévost commence déjà elle-même à ne plus être de notre temps ni de notre civilisation ; on passe encore sur le manque de cœur de Manon, mais il est difficile de pardonner l’avilissement du chevalier, et il faut le parfait naturel de l’auteur pour nous amener à l’émotion à travers les scènes dégradantes où il nous conduit. M. Mérimée a pris son parti plus franchement, ou du moins de propos plus délibéré : il donne tout d’abord ses deux personnages pour deux coquins ; il ne s’agit guère ensuite que du degré ; il s’agit surtout de voir comment l’amour naît, se comporte et se brise, ou persiste malgré tout, dans ces natures fortes et dures, dans ces âmes sauvages. Je n’essayerai point de détacher les mots de passion et de réalité admirablement jetés, et qu’il faut voir en place et encadrés comme ils sont. Le pauvre don José, ensorcelé par ce démon de Carmen, passe par des vicissitudes analogues à celles du chevalier Des Grieux ; seulement les méfaits de celui-ci ne sont que peccadilles auprès des atrocités auxquelles l’autre est induit en devenant bandit bohémien. La conclusion diffère en ce que, chez l’abbé Prévost, Manon finit par être touchée du dévouement de son chevalier et par s’élever à sa hauteur, tandis que Carmen, à partir d’un certain moment, sent se briser son féroce amour et n’aime plus. D’ailleurs il y a du rapport jusqu’à la fin, et don José, après avoir tué sa maîtresse, l’ensevelit dans la gorge de la montagne presque aussi pieusement que Des Grieux ensevelit la sienne dans le sable du désert. Une conséquence assez naturelle du surcroît de couleur et d’énergie qu’a employé M. Mérimée dans l’étude si creusée de son brigand et de sa bohémienne, c’est que l’auteur, en homme d’esprit qui sait son monde, a jugé convenable d’encadrer son roman dans une sorte de plaisanterie et d’ironie : il voyageait comme antiquaire, il ne voulait que résoudre un problème d’archéologie et de géographie sur la bataille de Munda livrée par César aux fils de Pompée, lorsqu’il fait la connaissance du bandit qui lui racontera ensuite son histoire : et le roman finit par un petit chapitre où l’antiquaire reparaît encore et où le philologue se joue au sujet de la langue des bohémiens. Cela revient à dire en présence des salons, et avec ce sourire que vous savez ; « Bien entendu ! ne soyez dupes de mon brigand et de ma bohémienne qu’autant que vous le voudrez. » Après s’être si fort avancé en fait de couleur locale primitive, l’auteur, à son tour, ne veut pas qu’on le croie plus dupe qu’il ne faut. Chez l’honnête Prévost, au contraire, tout est naïf, et si coulant, si peu dépaysé, qu’on se demande encore aujourd’hui, à voir l’air de bonhomie du narrateur et son absence de sourire, si l’aventure n’est pas toute réelle et une pure copie de la vérité. M. Mérimée est un artiste consommé : l’abbé Prévost ne l’est pas du tout, même lorsqu’il est un peintre si parfait de la nature.

Prenant le volume des Nouvelles de M. Alfred de Musset, je me suis demandé en quoi ces deux talents si distingués de M. Mérimée et de M. de Musset diffèrent, dans ce genre où ils passent tous deux pour avoir excellé. Je prends pour points de comparaison chez M. de Musset Emmeline, par exemple, ou encore Frédéric et Bernerette, ces esquisses de cœur et de jeunesse, légères et touchantes. Frédéric aime une jeune fille, et elle-même l’agrée et l’accueille du premier jour ; mais ils se prennent, se quittent plus d’une fois, puis se retrouvent encore avant de s’apercevoir qu’ils s’aiment réellement et de passion. En attendant, au milieu de ces incertitudes et de ces caprices, il y a des heures délicieusement saisies et enlevées comme en courant. Pour peindre la douceur de l’habitude, par exemple, M. de Musset dira :

Les amants qui ne se voient qu’à de longs intervalles ne sont jamais sûrs de s’entendre ; ils se préparent à être heureux, ils veulent se convaincre mutuellement qu’ils le sont, et ils cherchent ce qui est introuvable, c’est-à-dire des mots pour exprimer ce qu’ils sentent. Ceux qui vivent ensemble n’ont besoin de rien exprimer ; ils sentent en même temps ; ils échangent des regards, ils se serrent la main en marchant ; ils connaissent seuls une jouissance délicieuse, la douce langueur des lendemains ; ils se reposent des transports de l’amour dans l’abandon de l’amitié. J’ai quelquefois pensé à ces liens charmants en voyait deux cygnes sur une eau limpide se laisser emporter au courant.

Ce sont ces touches fines et poétiques qui font le charme des jolis récits de M. de Musset. Il compose peu ses sujets à l’avance ; il se fie à sa grâce, en les laissant aller devant lui. Dans Emmeline de même : cette vive, espiègle et rieuse personne, et qui pourtant a un cœur, se prend d’un premier amour de jeune fille, qui la rend mélancolique d’abord ; mais, sitôt qu’elle a aimé et qu’elle a épousé l’homme qu’elle aime, la gaieté revient : « Il semblait que la vie d’Emmeline eût été suspendue par son amour ; dès qu’il fut satisfait, elle reprit son cours, comme un ruisseau arrêté un instant. » Ne cherchez point chez M. Mérimée ces passages et ces nuances fugitives qui séduisent dans les nouvelles de M. de Musset. Lui, il ne procède point de la sorte ; il s’interdit ces analyses de cœur faites au nom de celui qui raconte ; il n’a jamais de ces petits couplets rêveurs ou mélancoliques. Quand il a des comparaisons, c’est qu’elles sont indiquées ; elles sont nécessaires. Il va au fait, il met tout en action ; la parole serre de près chaque situation, chaque caractère. Son récit est net, svelte, alerte, coupé au vif. Les dialogues même de ses personnages n’ont pas une parole inutile, et dans l’action il a marqué d’avance les points où chacun d’eux doit passer. M. de Musset ne sait bien d’ordinaire que les commencements et les premiers pas ; il se laisse mener par ses amoureux, eux par lui, et tous ensemble, pour s’en être bien trouvés si souvent, ils se plaisent à compter sur ce que leur diront les buissons du chemin. Lorsque Gilbert s’avise d’aimer Emmeline, il est longtemps avant de s’enhardir jusqu’à s’avouer à lui-même son amour :

Éloigné d’elle, un regard, un sourire, quelque beauté secrète entrevue, que sais-je ? mille souvenirs s’emparaient de lui et le poursuivaient incessamment, comme ces fragments de mélodie dont on ne peut se débarrasser à la suite d’une soirée musicale ; mais, dès qu’il la voyait, il retrouvait le calme…

Dans ces moments, chez M. de Musset, on sent le poète ; il a des ailes ; il chante et fait chanter ses personnages ; il leur prêté de ses propres mélodies. Ne leur demandez point d’ailleurs cette continuité dans les caractères, cette suite dans l’action et dans l’expression qui fait la force intérieure de ceux de M. Mérimée : je crois voir des cœurs légers et qui voltigent, et pourtant qui aiment. L’un a pour muses la fantaisie, la grâce et la passion : l’autre a la passion, l’étude et la réalité.